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Qu’est-ce que l’événement ?

vendredi 7 novembre 2014, par Robert Paris

« Le temps est comme un fleuve que formeraient les événements. »

Extrait des Pensées pour moi-même... de Marc-Aurèle

« Tous les événements ne tiennent qu’à un cheveu. »

Extrait des Maximes et pensées de Napoléon Bonaparte

« Les hommes ont été, sont et seront menés par les événements. »

Extrait de lettre de Voltaire au Duc de Choiseul du 13 Juillet 1761

« Nous ne savons plus appréhender certains événements car nous avons été parfaitement conditionnés à percevoir les choses uniquement d’une certaine manière. »

Extrait de La Révolution des Fourmis de Bernard Werber

Qu’est-ce que l’événement ?

L’importance de la notion d’événement, tant en philosophie qu’en histoire et en sciences, provient du fait que les auteurs ont généralement opposé diamétralement (c’est-à dire non dialectiquement) l’événement au récit rationnel, à la logique des liens des faits entre eux. Ainsi, l’Histoire a connu des événements, comme l’assassinat (ou la mort naturelle) des rois et des empereurs, qui cassaient le développement des situations et semblaient s’opposer au développement logique que connaissait l’état des choses précédent.

Nous allons exposer ici un point de vue tout à fait différent, suivant lequel il n’y a pas véritablement de continuité de l’Histoire, tout étant fait d’événements, de petite ou de grande ampleur, mais cependant cette série de discontinuités obéit à des lois et non au pur hasard….

L’événement est l’un des faits qui se produisent au sein d’un développement mais qui marque une rupture brutale au sein de celui-ci et en casse la régularité, l’apparente linéarité. Il est remarquable, ne se produit qu’une fois et représente à la fois une discontinuité et une singularité.

L’événement n’est pas seulement un fait historique (chute de l’Empire romain, assassinat de Jules César, révolte de Spartacus) mais aussi physique (rupture d’un matériau, fission d’un noyau atomique, gain ou perte d’un électron par un atome, émission ou absorption d’un photon par une particule, transition de changement d’état de la matière, formation de pluie dans un nuage, démarrage des réactions thermonucléaires dans une étoile en formation).

La physique quantique a particulièrement souligné la notion d’événement dans la transformation de la matière. Le physicien Erwin Schrödinger expose ainsi dans « Physique quantique et représentation du monde » : « Les particules ne sont pas des objets identifiables. (...) Elles pourraient être considérées comme des événements de nature explosive. »

Dans « La Nature et les Grecs », le physicien Erwin Schrödinger expose comment la physique quantique rejoint la notion d’événement, de discontinu et de discret :

« En partant de nos expériences à grande échelle, en partant de notre conception de la géométrie et de notre conception de la mécanique – en particulier de la mécanique des corps célestes -, les physiciens en étaient arrivés à formuler très nettement l’exigence à laquelle doit répondre une description vraiment claire et complète de tout événement physique : elle doit nous informer de façon précise de ce qui se passe en chaque point de l’espace à chaque moment du temps (…) Nous appelons cette exigence « le postulat de la continuité de la description ». C’est ce postulat de la continuité qui apparaît ne pas pouvoir être satisfait ! Il y a pour ainsi dire des lacunes (des trous) dans notre représentation. (…) Si j’observe une particule ici et maintenant, et si j’observe une particule un instant plus tard et à un endroit qui est très proche de l’endroit précédent, non seulement je ne peut être assuré qu’il s’agit de « la même » particule, mais un tel énoncé n’a aucune signification. (...) Nous supposons – en nous conformant à une habitude de pensée qui s’applique aux objets palpables – que nous aurions pu maintenir notre particule sous une « observation continue » et affirmer ainsi son identité. C’est une habitude de pensée que nous devons rejeter. Nous ne pouvons pas admettre la possibilité d’une observation continue. Les observations doivent être considérés comme des événements discrets, disjoints les uns des autres. Entre elles, il y a des lacunes que nous ne pouvons combler. Il y a des cas où nous bouleverserions tout si nous admettions la possibilité d’une observation continue. C’est pourquoi j’ai dit qu’il vaut mieux ne pas regarder une particule comme une entité permanente, mais plutôt comme un événement instantané. Parfois ces événements forment des chaînes qui donnent l’illusion d’être des objets permanents, mas cela n’arrive que dans des circonstances particulières et pendant une période temps extrêmement courte dans chaque cas particulier. (…) L’idéal naïf du physicien classique ne peut être réalisé : (…) il nécessite de concevoir une information à propos de chaque point de l’espace à chaque moment du temps. L’effondrement de cet idéal comporte une conséquence très immédiate. Car, à l’époque où cet idéal de la continuité de la description n’était pas mis en doute, les physiciens avaient l’habitude de formuler le principe de causalité à l’usage de leur science sous une forme extrêmement claire et précise. (…) Cette forme du principe de causalité inclut le principe de l’ « action proche » (ou de l’absence d’action à distance) (…) ou encore, en termes plus simples, quoique moins précis, ce qui arrive quelque part à un moment donné dépend seulement, et cela de façon non ambiguë, de ce qui s’est passé dans le voisinage immédiat « juste un instant plus tôt ». La physique classique reposait entièrement sur ce principe. (…) Évidemment, si l’idéal d’une représentation continue, « sans lacunes », s’écroule cette formulation précise du principe de causalité s’écroule également. (…) Quelque pénible que puisse être la perte de cet idéal, en le perdant nous avons probablement perdu quelque chose qu’il valait vraiment la peine de perdre. Il nous paraissait simple parce que l’idée de continu nous paraît simple. Nous avons un peu perdu de vue les difficultés qu’elle implique. (…) L’idée d’un « domaine continu », si familière aux mathématiques d’aujourd’hui, est tout à fait exorbitante, elle représente une extrapolation considérable de ce qui nous est réellement accessible. Prétendre que l’on puisse réellement indiquer les valeurs exactes de n’importe quelle grandeur physique – température, densité, potentiel, valeur d’un champ, ou n’importe quelle autre – pour tous les points d’un domaine continu, c’est là une extrapolation hardie. Nous ne faisons jamais rien d’autre que déterminer approximativement la valeur de la grandeur considérée pour un nombre très limité de points et ensuite « faire passer une courbe continue par ces points. » Ce procédé nous suffit parfaitement dans la plupart des problèmes pratiques, mais du point de vue épistémologique, du point de vue de la théorie de la connaissance, il s’agit là de tout autre chose que d’une description continue soi-disant exacte. (…) Notre désir d’obtenir des descriptions continues fut renforcé par le fait que les mathématiciens prétendent être capables de donner des descriptions continues simples de certaines de leurs constructions mentales simples. (…) Les faits observés (au sujet des particules et de la lumière, des différentes espèces de rayonnement et de leurs interactions mutuelles) paraissent n’être guère compatibles avec l’idéal classique d’une description continue dans l’espace et dans le temps. Permettez-moi de m’expliquer à l’égard du physicien en évoquant un exemple : dans sa fameuse théorie des raies spectrales, qu’il proposa en 1913, Bohr fut amené à supposer que l’atome passe brusquement d’un état à l’autre, et que au cours d’une telle transition, il émet un train d’ondes lumineuses de plusieurs pieds de long, contenant des centaines de milliers d’ondes et exigeant pour sa formation un temps considérable. On ne peut donner aucune information sur l’atome au cours de cette transition. Les faits observés ne peuvent donc pas être mis en accord avec une description continue dans l’espace et le temps ; cela parait impossible, du moins dans la plupart des cas. (…) La méthode qui a été adoptée à l’heure actuelle peut vous paraître surprenante. Elle revient à ceci. : nous donnons effectivement une description complète, continue dans l’espace et dans le temps, sans omissions ni lacunes, conformément à l’idéal classique – c’est la description de « quelque chose ». Mais nous ne prétendons pas que ce « quelque chose » s’identifie aux faits observés ; et nous prétendons encore moins que nous décrivons ainsi ce que la nature (C’est-à-dire la matière, le rayonnement, etc.) est réellement. En fait nous utilisons cette description (la description dite ondulatoir) que Max Planck résumait ainsi : "La manifestation des phénomènes énergétiques, s’effectuant par sauts ou paliers, est essentiellement discontinue". »

John Archibald Wheeler écrit ainsi à ce propos :

« Il n’y a pas de continu. La logique mathématique moderne nie l’existence du continu conventionnel des nombres. La physique ne fait rien d’autre que de confirmer cela. Aucune voie naturelle n’est offerte pour procéder autrement que de tout fonder sur des phénomènes quantiques élémentaire (…) Difficulté numéro un : Si le monde est basé sur le discret, pourquoi faut-il que sa description de chaque jour s’appuie sur le continu ? (…) Il n’existe pas et il ne peut exister quelque chose de pareil au temps continu, il faut nous attendre à un principe plus profond le remplaçant. Des événements, oui ; une continuité d’événements, non. »

Lire encore sur l’événement en physique

On trouve aussi les événements dans le domaine biologique. Ce sont ce que De Duve appelle « les singularités du vivant » : « Singularités, terme par lequel j’entends des événements ou des propriétés de caractère unique, singulier. L’histoire de la vie est jalonnée de telles singularités. ». Ces singularités sont l’innovation biochimique (apparition de l’ARN, des protéines, de l’énergie ATP des enzymes, de l’ADN, de la cellule, du noyau, des êtres pluricellulaires, etc…), l’innovation physiologique (la colonne vertébrale, l’œuf, la carapace, l’aile, l’œil, le cerveau, etc…), l’innovation fonctionnelle (la respiration, la sexualité, etc…). Elles sont sans cesse présentes dans le domaine du vivant (naissance, mort, apparition ou disparition d’une espèce, changement d’une lignée cellulaire, apparition de nouveauté au sein du capital génétique, etc…). L’histoire du vivant est jalonnée d’événements : apparition de la vie, des êtres unicellulaires puis pluricellulaires, de la cellule puis de la cellule à noyau, puis des autres fonctionnalités au sein de la cellule…

Dans son ouvrage « Singularités », De Duve imagine les singularités-événements du vivant :

1- formation des premières molécules (éventuellement dans l’espace) : chimie abiotique produisant des acides aminés, les pyrophosphates et thioesters

2- production de l’ATP et autres molécules porteuses de l’énergie des interactions du vivant

3- formation des bases U, A, G et C, les mononucléotides NMP et leurs dérivés pyrophosphatés les NTP, qui sont les briques du futur ARN (mais aussi de l’ADN qui n’apparaît que beaucoup plus tard semble-t-il) et appariement des bases. Apparition d’un protométabolisme.

4- apparition de l’ARN (acide ribonucléique) que De Duve appelle « événement charnière » car l’ARN est à l’origine des protéines et des métabolismes. Mais cela ne signifie pas une seule naissance car d’emblée apparaissent de multiples ARN.

5- réplication et transformation de l’ARN par lui-même. Formation des ARN auto-catalytique (l’ARNr ribosomial est la première molécule catalytique, avant les enzymes), ARN messager (ARNm) et de l’ARN de transfert (ARNt). Invention de la variation en même temps que la réplication. L’ARN est à la fois porteur de la mémoire génétique, dépositaire réplicable et agent de cette réplication (ce qui ne sera plus vrai avec l’apparition de l’ADN avec lequel la transcription sera complètement dissociée de la réplication). Début du mécanisme de sélection. Allongement des brins d’ARN. Développement des enzymes et du métabolisme.

6- production des protéines par l’interaction entre diverses sortes de molécules ARN (ARNm, ARNt et ARNr), traduction du langage nucléique en langage protéique, que De Duve nomme la « vraie révolution », « l’événement clef par lequel l’information est entrée dans la vie émergente ».

7- formation de la membrane cellulaire par des protéines membranaires

8- naissance de la cellule vivante (son apparition est particulièrement difficile à situer dans le temps) avec apparition de la croissance et de la multiplication par division.

9- apparition du code génétique : langage de transcription (général au vivant utilisant l’ADN) entre les bases de l’ARN (les NTP) couplées par trois (formant un codon) et les acides aminés (un acide correspondant de façon unique à un codon). Formation de la base thymine T par méthilisation de l’uracile U.

10- apparition de l’ADN (acide désoxyribonucléique), la fameuse double hélice et du double processus de réplication (un brin répliqué d’un seul coup et l’autre par segments reconstitués ensuite) puis revérification par des enzymes correcteurs. L’ordre de l’ADN est issu du désordre et des interactions des ARN qui ne disparaissent pas ensuite mais sont intégrés au processus… Les microARN (non codants) servent à réguler l’expression des gènes.

11- naissance de l’être procaryote (cellule sans noyau) puis eucaryote (cellule à noyau par l’intégration par symbiose à un procaryote d’autre procaryotes constituant mitochondries et chloroplastes). Naissent les familles de procaryotes, les bacteria et les archaea, puis les eucarya (ou eucaryotes, parmi lesquels apparaîtront notamment les animaux, les plantes et les éponges).

12- apparition des êtres pluricellulaires.

La spéciation est un événement. Le géologue et évolutionniste Stephen Jay Gould dans « Le pouce du panda » explique ainsi :

« Toutes les grandes théories de la spéciation s’accordent à reconnaître que la divergence s’effectue rapidement au sein de populations très réduites. (...) Le processus (de spéciation) peut prendre des centaines voir des milliers d’années. (...) Mais mille ans, ce n’est qu’un infime pourcentage de la durée moyenne d’existence des espèces invertébrées. (...) Eldredge et moi faisons référence à ce mécanisme sous le nom de système des équilibres ponctués. (...) Si le gradualisme est plus un produit de la pensée occidentale qu’un phénomène de nature, il nous faut alors étudier d’autres philosophies du changement pour élargir le champ de nos préjugés. Les fameuses lois de la dialectique reformulées par Engels à partir de la philosophie de Hegel, font explicitement référence à cette notion de ponctuation. Elles parlent par exemple de ‘’ la transformation de la quantité en qualité ‘’ La formule laisse entendre que le changement se produit par grands sauts suivant une lente accumulation de tensions auquel un système résiste jusqu’au moment où il atteint le point de rupture. (...) Le modèle ponctué peut refléter les rythmes du changement biologique (...) ne serait-ce qu’à cause du nombre et de l’importance des résistances au changement dans les systèmes complexes à l’état stable. (...) « L’histoire de n’importe quelle région de la terre est comme la vie d’un soldat. Elle consiste en de longues périodes d’ennui entrecoupées de courtes périodes d’effroi. »

Mais ce n’est pas seulement l’histoire de la vie qui est pleine d’événements. C’est aussi l’histoire des espèces, l’histoire d’une espèce et même l’histoire d’un individu, d’une cellule vivante, etc…
Ladislas Robert dans "Le temps en biologie", dans l’ouvrage collectif "Le temps et sa flèche", rappelait : « Aucun phénomène biologique ne se déroule selon une cinétique continue et linéaire. »

La notion d’événement est employée également pour signaler le caractère violent de la rupture de l’apparente continuité qui précédait :

« Nous avons étudié certains exemples qui semblent d’énormes sauts dans l’évolution biologique (...). Il se produit bien des révolutions. » affirme le physicien Murray Gell-Man dans « Le quark et le jaguar ».

Dans tous les domaines où une singularité peut émerger, on peut parler d’évènement.

Ainsi, l’apparition de l’homme est un tel événement :
« Parmi les événements les plus dramatiques de l’évolution, certains en effet sont liés à des changements qui avancent la maturité sexuelle à un stade plus précoce du développement. Des traits qui jusque là caractérisaient l’embryon deviennent alors ceux de l’adulte. C’est très vraisemblablement un tel mécanisme qui a donné naissance aux vertébrés à partir de quelque invertébré marin. C’est ce même processus qui semble avoir joué un rôle majeur dans la voie qui a mené à l’homme. L’embryon humain se développe selon un schéma de retardement conservant chez l’adulte une série de traits qui, chez les autres primates et les ancêtres de l’homme, caractérisent le petit. » écrit le biologiste François Jacob, dans « Le jeu des possibles »

Un autre exemple d’événement qui a pu contribuer à la naissance de l’homme est la fusion de deux chromosomes chez un ancêtre singe. Voilà le genre de phénomène que l’on peut tout à fait qualifier d’événement. C’est une singularité qui est entièrement nouvelle et qui va marquer durablement puisqu’après elle, la vie en conserve la marque, les êtres suivants continuant à avoir cette fusion de deux chromosomes. Elle a un caractère historique.

Un événement est un fait qui se caractérise par une transition, voire une rupture dans le cours des choses, et par son caractère relativement soudain ou fugace, même s’il peut avoir des répercussions par la suite. L’événement n’est pas ponctuel mais représente un temps extrêmement court relativement à l’échelle du monde qui l’entoure.

Il y a une grande différence à envisager le monde comme des événements à différentes échelles et interactifs ou le considérer comme un continuum.

Certains chercheurs, auteurs et penseurs choisissent une position intermédiaire et admettent des continuités interrompues par des discontinuités. Mais les singularités posent problèmes lorsqu’elles sont considérées comme des exceptions. On ne comprend pas comment un monde fondé sur le continu produirait de telles discontinuités. D’autre part, il a été prouvé par la physique quantique qu’au niveau fondamental on n’a pas la possibilité de diviser à l’infini. Dès qu’on passe un seuil, on saute à une autre échelle de la réalité.
Cela signifie que la discontinuité n’est pas accidentelle mais fondamentale.

L’évènement est un changement brutal mais il est d’abord et avant tout la production de nouveauté structurelle. Comment de la nouveauté structurelle pourrait-elle être produite spontanément par un système évoluant continument avec des objets continus et sans la "main de dieu" ?

Pendant longtemps la notion de singularité était synonyme de religion et celle de continuité synonyme de causalité. On n’envisageait pas de discontinuité sans une rupture de causalité.

Les découvertes de la physique relativiste, quantique et chaotique ont bien changé tout cela.

La notion de linéarité du temps n’est plus. La discontinuité n’est pas synonyme d’indéterminisme. Il existe des lois non-linéaires et discontinues et elles peuvent produire des discontinuités sans faire appel à dieu...

Le fait que la matière soit historique, comme nous le montrons ici dans divers textes, signifie que la notion d’événement doit être réhabilitée en sciences de la vie comme en sciences de la matière et comme elle est reconnue en Histoire et en sociologie.

Une fois encore, il n’y a pas plusieurs mondes : un monde où il aurait des contingences et événements et un autre où les lois seraient linéaires et continues. C’est le même monde qui a produit la matière, la vie, l’homme et la société....

L’événement est un acte est pas de courte durée mais agit sur la durée. Ce n’est possible que parce qu’en termes temporels aussi, il y a sensibilité aux conditions initiales. Les intervalles de temps sont hiérarchisés et interactifs. le temps court est capable d’agir sur le temps long... Le chaos déterministe a contraint à renoncer à la linéarité du temps.

La dynamique non-linéaire permet des bifurcations qui sont des événements dans la suite des états. Voir les études sur la rupture de symétrie, la transition de phase et les phénomènes critiques.
L’émergence de structure, comme la notion de stabilité structurelle d’une structure fondée sur la base d’un désordre agité, ont changé notre vision sur ces questions.

La notion de saut est également particulièrement nécessaire pour appréhender une réalité de ce type dans laquelle on passe brutalement d’une structure à une autre qualitativement différente.
Pour finir, l’état de passage, la transition doit être étudié avec la notion de crise. cela signifie que l’état de transition est intermédiaire entre les deux états. il est contradictoire au sens dialectique.
L’irréversibilité est elle aussi entrée dans la notion d’événement. Dès qu’un événement a eu lieu, rien n’est plus comme avant. L’avant devient très difficile à appréhender.

Comment est née une structure, voilà une question qui dépasse, je pense, chacun d’entre nous.

Il y a à cela de multiples raisons.

La première est que la naissance d’une structure nouvelle du type l’atome ou la vie ou encore une ville ou une civilisation est une discontinuité.

La seconde est qu’une fois que cette structure est née, les conditions de son apparition son éteintes.

La troisième est que la structure joue un rôle qui n’est pas identique aux causes de son apparition.

La quatrième est que nous avons tendance à faire comme si l’apparition de cette structure était une fatalité, ce qui n’est jamais le cas.

La dernière est que l’émergence n’est pas une notion évidente. Nous avons longtemps admis la causalité continue comme mode d’évolution des choses.

La discontinuité n’est donc pas seulement interruption brutale d’un mouvement mais aussi changement d’échelle et donc saut structurel. Elle n’est pas une rupture de continuité mais une rupture de niveau de discontinuité.
Un noyau atomique se décompose, brusquement et de manière imprédictible, en noyaux plus légers et émet du rayonnement radioactif. Un atome (ou une particule) émet un photon, de manière aussi brutale qu’inattendue. Une cellule vivante se divise tout à coup (méiose), de façon imprédictible. Une synapse neuronale se décharge violemment. Avec l’instabilité de ses couches de neige, une avalanche se déclenche de façon violente et inattendue. Le climat nous réserve des chocs du même type : cyclones et tempêtes. Périodes de glaciation et de réchauffement s’enchaînent, brutalement, sans nous permettre de les prédire. Elles sont aussi inattendues que radicales dans leur temps d’action et dans l’ampleur de leur transformation. A notre échelle aussi, la météo nous réserve ses surprises, aussi brutales que violentes, déchaînant ici une tempête inattendue ou précipitant brutalement là des tonnes d’eau ou de glace sur l’observateur étonné. Une vague de froid se propage au cœur de l’été. Au beau milieu de la chaleur du désert, un orage inonde l’oued et noie ses occupants. Dans un liquide où un sel est dissous, le sel cristallise. L’instant est à chaque fois inattendu. L’événement est brutal. Nul ne peut le prédire exactement, ni le moment de son déclenchement, ni son ampleur. L’intervalle entre deux chocs change sans cesse et on ne peut mettre en évidence qu’une probabilité moyenne. Présenter le phénomène comme le produit d’une action régulière, d’une évolution progressive, ne peut donner l’idée du processus qui, lui, est discontinu. Le changement est qualitatif. Il n’y a même pas passage du continu au discontinu, contrairement à ce que les mesures quantitatives laissent parfois croire, mais des sauts de petite ampleur suivis d’un saut de plus grande ampleur. Ces « effets de pointe » se rencontrent dans tous les domaines : de la lutte sociale aux cours de la bourse, des bifurcations du vivant aux modifications des états de la matière. Une quantité de petites discontinuités en tous sens deviennent brutalement cohérentes, entrent en résonance, et produisent une discontinuité à grande échelle. La résonance, qui fonde un très grand nombre de phénomènes d’interaction, est reliée aux corrélations, inattendues, des rythmes des phénomènes d’avantage qu’à leurs attributs physiques. C’est ainsi que sont reliés le photon lumineux et la matière (atome ou particule), la matière et le vide, le corps et le cerveau, les réseaux neuronaux et les événements mentaux. Les systèmes et les lois concernés par la résonance ont une particularité soulignée par le grand physicien Poincaré : la possibilité de sauter, brutalement et de manière inattendue, d’une structure à une autre, complètement nouvelle.

Un événement en physique des particules peut être la création d’une particule, la désintégration d’une particule, l’apparition ou la disparition d’un photon, le choc entre deux ou plusieurs particules…
En physique ondulatoire , un événement peut être le début d’un paquet ou train d’ondes, un autre événement la fin de ce train d’onde (exemple d’une explosion d’une supernovae en astrophysique, effet Doppler, la réflexion d’un signal lumineux sur un miroir mobile ou non…)

Encore sur la notion d’événement en physique

L’événement selon Whitehead

« Pour nous mettre en état d’assimiler et de critiquer tout changement de nos conceptions scientifiques ultimes, il nous faut commencer par le commencement […]. Considérez ces trois énoncés : a) ‘hier un homme a été écrasé sur le quai de Chelsea’ ; b) ‘l’Obélisque de Cléopâtre est sur le quai de Charing Cross’ ; et c) ‘Il y a des lignes sombres dans le spectre solaire’. Le premier énoncé relatif à l’accident survenu à l’homme touche à ce que nous pouvons appeler une occurrence, une chose qui arrive ou un événement. J’utiliserai le terme événement qui est le plus court. Afin de préciser un événement observé, le lieu, le temps et le caractère de l’événement sont nécessaires. En précisant le lieu et le temps, en réalité nous établissons la relation de l’événement donné à la structure générale d’autres événements observés. Par exemple l’homme a été écrasé entre votre thé et votre dîner à la hauteur d’une barge passant sur la rivière face au trafic du Strand. Ce que je veux souligner est ceci : nous connaissons la nature comme un complexe d’événements qui passent […]. Examinons maintenant les deux autres énoncés à la lumière de ce principe général sur ce que signifie la nature. Prenez le second énoncé, ‘L’obélisque de Cléopâtre est sur le quai de Charing Cross’. A première vue il nous serait difficile d’appeler cela un événement. Il semble que manque l’élément temporel ou transitoire. Mais est-ce le cas ? Si un ange avait fait cette remarque il y a quelques centaines de millions d’années, la terre n’existait pas, il y a vingt millions d’années il n’y avait point la Tamise, il y a quatre vingt ans il n’y avait pas de quai sur la Tamise […]. Et maintenant ce qui est ici, aucun de nous ne s’attend à ce que ce soit éternel. L’élément statique intemporel dans la relation à l’obélisque de Cléopâtre avec le quai est une pure illusion engendrée par le fait que, pour les besoins des rapports quotidiens, le faire ressortir est inutile » (CN, 162-163)

Notre perception la plus immédiate est celle d’un passage ou d’une activité qui vont au-delà de ce que nous percevons actuellement. C’est comme si la perception n’était possible que parce qu’elle tendait à quelque chose d’autre, de plus vaste, de plus large, un arrière plan. Il y a toujours un horizon qui dépasse l’objet d’une attention : « il y a cette partie qu’est la vie de la nature entière à l’intérieur d’une pièce, et il y a cette partie qu’est la vie à l’intérieur d’une table dans la pièce. La jonction du monde intérieur à la pièce avec le monde extérieur au-delà n’est jamais nette. Un flot de sons et de facteurs plus subtils dévoilés à la conscience sensible pénètre du dehors » (CN, 70). Ce passage, situé au-delà de notre perception actuelle, Whitehead l’appelle le « passage de la nature ». Nous n’en avons jamais une perception directe et complète mais nous en faisons l’expérience dans la perception de « parties », de « tronçons » ou d’ « unités ». Nous ne savons pas ce qu’est le « passage de la nature » - nous ne pouvons d’ailleurs nous représenter un passage en tant que tel - mais nous l’éprouvons à travers des expériences locales, des perceptions déterminées.

C’est l’unité « de ce facteur, retenant en soit le passage de la nature, qui est l’élément concret originairement distinguée dans la nature » (CN, 90). Ce sont ces « facteurs originaires » que Whitehead appelle « événements ». Ils ne sont « originaires » que du point de vue de la perception. Dans des termes bergsoniens, on dira qu’ils sont les « données immédiates de la conscience » à la condition de ramener la conscience à sa forme la plus minimale, une « conscience sensible » [sense-awareness]. Tout ce qui dans notre expérience peut être décrit comme « passage », « mouvement », « devenir » ou encore « persistance », renvoie à la notion d’événement. Whitehead n’hésite d’ailleurs pas à relier cette notion de « passage » à la pensée de Bergson : « Je crois être en cette doctrine en plein accord avec Bergson, bien qu’il utilise le mot temps pour le fait fondamental que j’appelle passage de la nature » (CN, 73).

La notion d’événement acquiert dès lors une extension inédite puisqu’elle tend à s’identifier au passage et à la durée : une pierre, les pyramides, une rivière sont des événements, c’est-à-dire des condensations et des déterminations du passage de la nature. Nous ne percevons pas des choses et puis des durées, nous percevons d’abord des orientations et des persistances auxquelles nous attribuons par la suite des qualités identifiables isolément. C’est pourquoi il faut résister à la tentation de définir l’événement à partir de telles indications : « un événement isolé n’est pas un événement, parce que chaque événement est un facteur d’un tout plus large et signifie ce tout […] L’isolation d’une entité dans la pensée, quand nous la concevons comme un pur ceci, n’a nulle contrepartie dans une isolation correspondante dans la nature. Une telle isolation fait seulement partie de la procédure intellectuelle de la connaissance » (CN, 141). C’est par abstraction [sense-recognition] que nous arrivons à différencier dans ces passages des éléments qui « ne passent pas » et que Whitehead appelle objets.

Le terme « événement » occupe dans les œuvres « pre-spéculatives » (PNK, CN) la même place que l’entité actuelle dans Procès et Réalité. Ce sont des « facteurs originaires ». Nombreux sont les lecteurs de Whitehead qui, prenant cette proximité pour une continuité, ont tenté d’identifier les « entités actuelles » et les « événements », n’y voyant qu’un changement lexical. Whitehead aurait fini par préférer la notion d’entité actuelle, plus technique, à celle d’événement trop chargée historiquement. Il n’en est rien. Quel est l’objet du Concept de nature ? Il s’agit de « nous limiter à la nature elle-même et de ne pas voyager au-delà des entités qui sont dévoilées dans la conscience sensible [sense-awareness] » (CN, 52). Son objet, c’est la nature perçue et les événements sont des déterminations de la perception. Whitehead est très clair sur l’ambition de ces œuvres pré-spéculatives : « Ne sommes-nous pas en fait à la recherche de la solution d’un problème métaphysique ? Je ne le crois pas. Nous cherchons seulement à montrer quel type de relations unissent les entités qu’en fait nous percevons comme étant dans la nature. Nous ne sommes pas requis de nous prononcer sur la relation psychologique des sujets aux objets ou sur le statut de chacun d’eux dans le royaume du réel » (CN, 67).

Si les événements sont originaires, c’est parce qu’ils sont posés à un certain niveau d’expérience, à une certaine échelle, celle de la perception. Ce problème avec Procès et Réalité change. Whitehead s’introduit dans ce « royaume du réel » qui insistait dans les pages du Concept de nature mais sur lequel il ne pouvait statuer car il aurait pris le risque de répéter une des erreurs majeure de la philosophie : donner aux problèmes métaphysiques les qualités de la perception. La rupture avec l’idée que l’analyse de la perception serait le premier moment légitime de toute construction philosophique devient radicale. C’est à l’intérieur de ce nouvel espace de mise en problème que les entités actuelles sont alors « originaires ».

Toutes les qualités que nous attribuons à ces « facteurs originaires » s’opposent lorsque nous les posons soit à l’intérieur du champ de la perception soit à l’intérieur de l’existence. On peut dégager trois grandes inversions produites par ce changement de plan : 1. Les événements sont des durées et des passages, ils ont une continuité, alors que les entités actuelles sont sans changement, elles « se bornent à devenir ». Elles sont essentiellement discontinues ; 2. Les événements ont une extension, ils sont composés de parties et sont eux-mêmes des parties d’événements plus larges (la table dans la pièce et la pièce dans le bâtiment), alors que les entités actuelles sont des préhensions sans parties. Elles intègrent la totalité de l’univers mais ne peuvent être subdivisées en parties autonomes qui auraient par ailleurs leur propre existence ; 3. Les événements ont une identité variable, relative aux changements survenant dans leurs parties ou dans l’environnement plus large dans lequel ils sont engagés. Les entités actuelles sont sans changement, leur identité est fixée une fois pour toutes au terme de leur devenir. Didier Debaise

Le Centre d’Etude en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées (www.cerphi.net) nous propose l’analyse suivante de ce court mais très éclairant extrait : Thucydide ouvre ainsi son « Histoire de la guerre du Péloponnèse » : « Thucydide d’Athènes a raconté comment se déroula la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens. Il s’était mis au travail dès les premiers symptômes de cette guerre, car il avait prévu qu’elle prendrait de grandes proportions et une portée dépassant celle des précédentes. (…) Ce fut bien la plus grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna pour ainsi dire la majeure partie de l’humanité. » Tout est dit. Et il n’est pas anodin que, engagé dans le premier conflit mondial, Albert Thibaudet ait fait « campagne avec Thucydide ».

1/ Thucydide s’est mis à l’œuvre dès le début de la guerre : c’est la guerre qui fait événement, mais la guerre serait tombée dans l’oubli sans la chronique de Thucydide. La notion d’événement est donc duale : s’il provient de l’action (accident de l’histoire) il doit être rapporté, faire mémoire, pour devenir « historique » (c’est-à-dire mémorable pour les hommes). Un événement peut-être méconnu, mais en aucun cas inconnu. 2/ Il n’y a pas d’événement en général, ni d’événement tout seul : il n’y a d’événement que par le croisement entre un fait et un observateur qui lui prête une signification ou qui répond à l’appel de l’événement. Ainsi, il y a déjà eu des guerres entre Sparte et Athènes, mais celle-ci se détache des autres guerres – de même que la guerre se détache du cours ordinaire des choses. 3/ Etant mémorable, l’événement fait date. Il inaugure une série temporelle, il ouvre une époque, il se fait destin. Irréversible, l’événement porte à son point culminant le caractère transitoire du temporel. L’événement, s’il est fugace, n’est pas transitoire : c’est comme une rupture qui ouvre un nouvel âge, qui inaugure une nouvelle durée. 4/ L’événement ouvre une époque en ébranlant le passé - d’où son caractère de catastrophe, de crise qu’il faudra commenter (et accessoirement surmonter). Ce qu’est un événement, ce dont l’histoire conserve l’écho et reflète les occurrences, ce sont donc des crises, des ruptures de continuité, des remises en cause du sens au moment où il se produit. L’événement est, fondamentalement, altérité. 5/ Thucydide, enfin, qui est à la fois l’acteur, le témoin et le chroniqueur de la guerre entre Sparte et Athènes, se sent convoqué par l’importance de l’événement lui-même, mais qui ne concerne absolument pas les seuls Athéniens ou Spartiates, ni même le peuple grec, mais qui se propage progressivement aux Barbares et de là pour ainsi dire à presque tout le genre humain : l’événement est singulier mais a une vocation universalisante. Ses effets dépassent de beaucoup le cadre initial de sa production – de son « avènement ».
Repérer l’événement nécessite donc d’évacuer immédiatement l’anecdote (le quelconque remarqué) comme l’actualité (le quelconque hic et nunc). Le « fait divers » n’est pas un événement. En soi, un discours de Sarkozy non plus… Il s’agit plus fondamentalement de se demander « ce qu’on appelle événement » au sens propre, c’est-à-dire à quelles conditions se produit un changement remarquable, dont la singularité atteste qu’il est irréductible à la série causale - ou au contexte - des événements précédents.
Les différentes approches historiques de « l’événement »
La recherche historique a contribué à défricher utilement les contours de la problématique.
L’histoire « positiviste », exclusive jusqu’à la fin du XIXe siècle, a fait de l’événement un jalon, au moins symbolique, dans le récit du passé. Pendant longtemps, les naissances, les mariages et les morts illustres - mais aussi les règnes, les batailles, les journées mémorables et autres « jours qui ont ébranlé le monde » - ont dominé la mémoire historique. Chronos s’imposait naturellement en majesté.
Cette histoire « événementielle », qui a fait un retour en force académique à partir des années 1980, conserve des vertus indéniables. Par sa recherche du fait historique concret, « objectif » parce qu’avéré, elle rejette toute généralisation, toute explication théorique et donc tout jugement de valeur. A l’image de la vie humaine (naissance, mariage, mort…), elle est un récit, celui du temps qui s’écoule, dont l’issue est certes connue, mais qui laisse place à l’imprévu. L’événement n’est pas seulement une « butte témoin » de la profondeur historique : il est un révélateur et un catalyseur des forces qui font l’histoire.
Mais, reflet de notre volonté normative, cartésienne et quelque peu « ethno-centrée », elle a tendu à scander les périodes historiques autour de ruptures nettes, et donc artificielles : le transfert de l’Empire de Rome à Constantinople marquant la fin de l’Antiquité et les débuts du Moyen Age, l’expédition américaine de Christophe Colomb inaugurant l’époque moderne, la Révolution de 1789 ouvrant l’époque dite « contemporaine »… C’est, sans jeu de mot, « l’âge d’or » des « 40 rois qui ont fait la France » et de l’espèce de continuum historique qui aurait relié Vercingétorix à Gambetta…
Cette vision purement narrative est sévèrement remise en cause au sortir du XIXe siècle par une série d’historiens, parmi lesquels Paul Lacombe (« De l’histoire considérée comme une science », Paris, 1894), François Simiand (« Méthode historique et science sociale », Revue de Synthèse historique, 1903) et Henri Berr (« L’Histoire traditionnelle et la Synthèse historique », Paris, 1921). Ces nouveaux historiens contribuent à trois avancées majeures dans notre approche de l’événement : 1/ Pour eux, le fait n’est pas un atome irréductible de réalité, mais un objet construit dont il importe de connaître les règles de production. Ils ouvrent ainsi la voie à la critique des sources qui va permettre une révision permanente de notre rapport au passé, et partant de là aux faits en eux-mêmes. 2/ Autre avancée : l’unique, l’individuel, l’exceptionnel ne détient pas en soi un privilège de réalité. Au contraire, seul le fait qui se répète, qui peut être mis en série et comparé peut faire l’objet d’une analyse scientifique. Même si ce n’est pas le but de cette première « histoire sérielle », c’est la porte ouverte à une vision « cyclique » de l’histoire dont vont notamment s’emparer Spengler et Toynbee. 3/ Enfin, ces historiens dénoncent l’emprise de la chronologie dans la mesure où elle conduit à juxtaposer sans les expliquer, sans les hiérarchiser vraiment, les éléments d’un récit déroulé de façon linéaire, causale, « biblique » - bref, sans épaisseur ni rythme propre. D’où le rejet de l’histoire événementielle, c’est-à-dire fondamentalement de l’histoire politique (Simiand dénonçant dès son article de 1903 « l’idole politique » aux côtés des idoles individuelle et chronologique), qui ouvre la voie à une « nouvelle histoire » incarnée par l’Ecole des Annales.
Les Annales, donc, du nom de la célèbre revue fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch, vont contribuer à renouveler en profondeur notre vision de l’histoire, notre rapport au temps, et donc à l’événement.
Fondée sur le rejet parfois agressif de l’histoire politique, et promouvant une approche de nature interdisciplinaire, cette école va mettre en valeur les autres événements qui sont autant de clés de compréhension du passé, en s’attachant à l’événementiel social, l’événementiel économique et l’événementiel culturel. C’est une histoire à la fois « totale » (la totalité des faits constitutifs d’une civilisation doivent être abordés) et anthropologique : elle stipule que « le pouvoir n’est jamais tout à fait là où il s’annonce » (c’est-à-dire exclusivement dans la sphère politique) et s’intéresse aux groupes et rapports sociaux, aux structures économiques, aux gestes et aux mentalités. L’analyse de l’événement (sa structure, ses mécanismes, ce qu’il intègre de signification sociale et symbolique) n’aurait d’intérêt qu’en permettant d’approcher le fonctionnement d’une société au travers des représentations partielles et déformées qu’elle produit d’elle-même.
Par croisement de l’histoire avec les autres sciences sociales (la sociologie, l’ethnographie, l’anthropologie en particulier), qui privilégient généralement le quotidien et la répétition rituelle plutôt que les fêlures ou les ruptures, l’événement se définit ainsi, aussi, par les séries au sein desquelles il s’inscrit. Le constat de l’irruption spectaculaire de l’événement ne suffit pas : il faut en construire le sens, lui apporter une « valeur ajoutée » d’intelligibilité.

La philosophie de Hegel, visant à donner une notion historique du développement, réintègre l’événement dans le développement rationnel alors que nombre de philosophies l’en excluaient :

« Pour comprendre les institutions, il faut les montrer au cours de leur apparition, c’est-à-dire d’exposer le côté historique de leur apparition, les circonstances, les cas, les besoins, les événements qui ont suscité leur établissement. »
Pourquoi faire appel à la dialectique de Hegel pour discuter la notion d’événement ?

Parce que le développement apparemment régulier semble s’opposer à l’événement qui apparaît comme complètement aléatoire alors que les deux se composent et s’entremêlent de manière dialectique.

On le voit, par exemple, dans la question du temps.

Pour marquer un instant, il faut un événement physique.

L’instant s’oppose dialectiquement à la durée mais l’instant est lié à la notion d’événement, phénomène ponctuel et qui manifeste déjà l’irréversibilité (on se place avant ou après un événement), pas la durée. L’instant a une position particulière dans la chronologie tandis qu’une durée peut se placer n’importe où par rapport à un écoulement chronologique. On peut subdiviser la durée mais on ne peut pas subdiviser l’instant. On peut multiplier la durée mais on ne peut pas multiplier l’instant. Etc, etc…

Durée et instant sont contraires au sens où ils se détruisent et se construisent sans cesse mutuellement. L’événement de l’instant détruit le phénomène de la durée autant que la période de durée du phénomène est négation de l’événement qui lui donne naissance.
On pourrait penser que l’on va pouvoir cependant unifier ces deux notions de manière simple. Il n’en est rien. Une des idées pour y parvenir consisterait à considérer la durée tout simplement comme une somme d’instants. Mais, si on considère que l’instant vaut un temps nul, une somme de temps nuls serait encore d’une durée nulle. Et, si on considère que l’instant n’est pas un temps nul mais minimal, alors il est lui-même durée et on ne peut pas définir la durée par la durée courte de l’instant… On considérerait alors cependant que tout n’est que durée. Mais justement, la durée nécessite un point de départ et un point d’arrivée et ils semblent confondus (ou ne sont pas distinguables dans l’instant. La durée est décrite par un nombre alors que, s’il s’agissait d’une durée, on serait incapables de dire si ce qui devrait mesurer sa durée c’est zéro ou un nombre trop petit pour être mesuré.
Fondamentalement, on ne peut pas se dire que la durée est la somme des instants car l’instant est relié à l’événement ou à sa perception or les événements physiques ne peuvent pas se dérouler comme un continuum et la perception non plus n’est pas capable d’agir en continu. Il faut une relaxation aussi bien à l’œil, au nerf ou à la molécule…
L’instant est le temps fugitif qui meurt dès qu’il est né, comme l’événement qui le marque. L’instant prouve sans cesse que le temps est là pour mourir.
On pourrait croire que le temps n’est pas marqué par un seul événement puisqu’il suffit que deux événements soient simultanés. Erreur ! La relativité montre que ce n’est pas possible et que la simultanéité peut être une illusion.

Friedrich Engels, dépassant ainsi Hegel, concluait dans son « Ludwig Feuerbach » :

Grâce à ces trois grandes découvertes et aux autres progrès formidables de la science de la nature, nous sommes aujourd’hui en mesure de montrer dans leurs grandes lignes non seulement l’enchaînement entre les phénomènes de la nature dans les différents domaines pris à part, mais encore la connexion des différents domaines entre eux, et de présenter ainsi un tableau d’ensemble de l’enchaînement de la nature sous une forme à peu près systématique, au moyen des faits fournis par la science empirique de la nature elle-même. C’était autrefois la tâche de ce que l’on appelait la philosophie de la nature de fournir ce tableau d’ensemble. Elle ne pouvait le faire qu’en remplaçant les rapports réels encore inconnus par des rapports imaginaires, fantastiques, en complétant les faits manquants par des idées, et en ne comblant que dans l’imagination les lacunes existant dans la réalité. En procédant ainsi, elle a eu maintes idées géniales, pressenti maintes découvertes ultérieures, mais elle a également, comme il ne pouvait en être autrement, donné le jour à pas mal de bêtises. Aujourd’hui, où il suffit d’interpréter les résultats de l’étude de la nature dialectiquement, c’est-à-dire dans le sens de l’enchaînement qui lui est propre, pour arriver à un « système de la nature » satisfaisant pour notre époque, où le caractère dialectique de cet enchaînement s’impose, qu’ils le veuillent ou non, même aux cerveaux de savants formés à l’école métaphysique, aujourd’hui, la philosophie de la nature est définitivement mise à l’écart. Toute tentative pour la ressusciter ne serait pas seulement superflue, elle serait une régression.

Mais ce qui est vrai de la nature, reconnue également de ce fait comme un processus de développement historique, l’est aussi de l’histoire de la société dans toutes ses branches et de l’ensemble de toutes les sciences qui traitent des choses humaines (et divines). Ici également, la philosophie de l’histoire, du droit, de la religion, etc., consistait à substituer à l’enchaînement réel, et qu’il fallait prouver, entre ces événements, celui qu’inventait le cerveau du philosophe, à concevoir l’histoire, dans son ensemble comme dans ses différentes parties, comme la réalisation progressive d’idées, et naturellement toujours des seules idées favorites du philosophe lui-même. De la sorte, l’histoire s’efforçait inconsciemment, mais nécessairement à atteindre un certain but idéal fixé a priori qui était, par exemple chez Hegel, la réalisation de son Idée absolue, et la marche irrévocable vers cette Idée absolue constituait l’enchaînement interne des événements historiques. A l’enchaînement réel, encore inconnu, on substituait ainsi une nouvelle Providence mystérieuse, - inconsciente ou prenant peu à peu conscience d’elle-même. Il s’agissait par conséquent ici, tout comme dans le domaine de la nature, d’éliminer ces enchaînements fabriqués, artificiels, en dégageant les enchaînements réels ; ce qui revient, en fin de compte à découvrir les lois générales du mouvement qui, dans l’histoire de la société humaine, s’imposent comme lois dominantes.

Or l’histoire du développement de la société se révèle, sur un point, essentiellement différente de celle de la nature. Dans la nature, - dans la mesure où nous laissons de côté la réaction exercée sur elle par les hommes, - ce sont uniquement des facteurs inconscients et aveugles qui agissent les uns sur les autres et c’est dans leur jeu changeant que se manifeste la loi générale. De tout ce qui se produit, - des innombrables hasards apparents, visibles à la surface, comme des résultats finaux qui confirment l’existence d’une loi au sein de ces hasards, - rien ne se produit en tant que but conscient, voulu. Par contre, dans l’histoire de la société, ceux qui agissent sont exclusivement des hommes doués de conscience, agissant avec réflexion ou avec passion et poursuivant des buts déterminés ; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue. Mais cette différence, quelle que soit son importance pour l’investigation historique, surtout d’époques et d’événements pris isolément, ne peut rien changer au fait que le cours de l’histoire est sous l’empire de lois générales internes. Car, ici aussi, malgré les buts consciemment poursuivis par tous les individus, c’est le hasard qui, d’une façon générale, règne en apparence à la surface. Ce n’est que rarement que se réalise le dessein formé ; dans la majorité des cas, les nombreux buts poursuivis s’entrecroisent et se contredisent, ou bien ils sont eux-mêmes a priori irréalisables, ou bien encore les moyens pour les réaliser sont insuffisants. C’est ainsi que les conflits des innombrables volontés et actions individuelles créent, dans le domaine historique, une situation tout à fait analogue à celle qui règne dans la nature inconsciente. Les buts des actions sont voulus, mais les résultats que donnent réellement ces actions ne le sont pas, ou s’ils semblent, au début, correspondre malgré tout au but poursuivi, ils ont finalement des conséquences autres que celles qui ont été voules. Ainsi les événements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard. Mais partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l’empire de lois internes cachées, et il ne s’agit que de les découvrir.

Les hommes font leur histoire, quelque tournure qu’elle prenne, en poursuivant chacun leurs fins propres, consciemment voulues, et c’est précisément la résultante de ces nombreuses volontés agissant dans des directions différentes et de leurs répercussions variées sur le monde extérieur qui constitue l’histoire. Ce qui importe donc également ici, c’est ce que veulent les nombreux individus. La volonté est déterminée par la passion ou la réflexion. Mais les leviers qui déterminent directement à leur tour la passion ou la réflexion sont de nature très diverse. Ce peuvent être, soit des objets extérieurs, soit des motivations d’ordre spirituel : ambition, « passion de la vérité et de la justice », haine personnelle ou encore toutes sortes de lubies purement individuelles. Mais, d’une part, nous avons vu que les nombreuses volontés individuelles qui agissent dans l’histoire ont, pour la plupart, des résultats tout à fait différents de ceux qu’elles s’étaient proposés - et souvent directement contraires, - et que par conséquent leurs mobiles aussi n’ont qu’une importance secondaire pour le résultat final. D’autre part, on peut encore se demander quelles sont à leur tour les forces motrices cachées derrière ces motivations, et quelles sont les causes historiques qui prennent dans les cerveaux des hommes qui agissent, la forme de ces mobiles.

Cette question, l’ancien matérialisme ne se l’est jamais posée. C’est pourquoi sa conception de l’histoire, dans la mesure où somme toute il en a une, est essentiellement pragmatique ; elle juge tout d’après les mobiles de l’action, partage les hommes exerçant une action historique en âmes nobles et non nobles, et constate ensuite régulièrement que les nobles sont les dupes et les non nobles les vainqueurs, d’où il résulte pour l’ancien matérialisme qu’il n’y a rien à tirer de bien édifiant de l’étude de l’histoire, et pour nous que, dans le domaine historique, l’ancien matérialisme est infidèle à lui-même parce qu’il prend pour causes dernières les forces motrices idéales qui y agissent, au lieu d’examiner ce qu’il y a derrière elles, et quelles sont les forces motrices de ces forces motrices. L’inconséquence ne consiste pas à reconnaître des forces motrices spirituelles, mais à ne pas remonter plus haut jusqu’à leurs causes déterminantes. La philosophie de l’histoire, par contre, telle qu’elle est représentée surtout par Hegel, reconnaît que les mobiles apparents, et ceux aussi qui déterminent véritablement les actions des hommes dans l’histoire, ne sont pas du tout les causes dernières des événements historiques, et que, derrière ces mobiles, il y a d’autres puissances déterminantes qu’il s’agit précisément de rechercher ; mais elle ne les cherche pas dans l’histoire elle-même, elle les importe plutôt de l’extérieur, de l’idéologie philosophique, dans l’histoire. Au lieu d’expliquer l’histoire de l’ancienne Grèce à partir de son propre enchaînement interne, Hegel [4], par exemple, affirme simplement qu’elle n’est rien d’autre que l’élaboration des « formes de la belle individualité », la réalisation de l’ « œuvre d’art » comme telle. Il dit, à cette occasion, beaucoup de choses belles et profondes sur les Grecs, mais cela n’empêche que nous ne pouvons plus nous contenter aujourd’hui d’une telle explication, qui n’est qu’une formule et rien de plus.

S’il s’agit, par conséquent, de rechercher les forces motrices qui, - consciemment ou inconsciemment et, il faut le dire, très souvent inconsciemment, - se situent derrière les mobiles des actions historiques des hommes et qui constituent en fait les forces motrices dernières de l’histoire, il ne peut pas tant s’agir des motifs des individus, si éminents, soient-ils, que de ceux qui mettent en mouvement de grandes masses, des peuples entiers, et dans chaque peuple, à leur tour, des classes entières, et encore des raisons qui les poussent non à une effervescence passagère et à un feu de paille rapidement éteint, mais à une action durable, aboutissant à une grande transformation historique. élucider les causes motrices qui, d’une façon claire ou confuse, directement ou sous une forme idéologique et même divinisée, se reflètent ici dans l’esprit des masses en action et de leurs chefs - ceux que l’on appelle les grands hommes - sous forme de mobiles conscients, - telle est la seule voie qui puisse nous mettre sur la trace des lois qui dominent l’histoire dans son ensemble, aux différentes époques et dans les différents pays.

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