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Paul Langevin, la relativité et les quanta

mardi 14 juillet 2015, par Robert Paris

Michel Paty

Paul Langevin, la relativité et les quanta

Formation et profil scientifique : entre l’expérience et la théorie. Les nouveaux phénomènes sur la constitution des corps et le « fondement électromagnétique de la matière » La théorie de la relativité restreinte interprétée comme dynamique électromagnétique. Les phénomènes quantiques. L’interprétation de la mécanique quantique.

Mémoire de Langevin. “Résumer l’œuvre de Langevin, écrivait Louis de Broglie en 1947,c’est reprendre toute l’histoire de la physique depuis cinquante ans”

Aussi bien telle n’est pas l’intention de cet article. Mais cette remarque de son célèbre élève est propre à rappeler d’emblée la dimension de ce physicien considérable, qui était l’une des meilleures et des plus sûres têtes pensantes de son époque, et d’ailleurs pas seulement en physique. Mais c’est à la physique que nous nous limiterons ici, et même à l’évocation d’un aspect relativement circonscrit de son histoire : comment, et en quoi, ce physicien clairvoyant et profond que fut Paul Langevin s’est-il trouvé amené à prendre sa part des renouvellements radicaux qui ont transformé la physique au début du XXème siècle, à savoir la relativité et les quanta. Il nous faut commencer par rappeler quelques éléments de sa biographie, et surtout de sa formation

FORMATION ET PROFIL SCIENTIFIQUE:ENTRE L’EXPERIENCE ET LA THEORIE

Issu d’une famille de condition modeste originaire de Falaise en Normandie, Paul Langevin naquit le 28 janvier 1872 à Paris, au lendemain de la Commune. Admis (premier) à l’Ecole de Physique et Chimie de la Ville de Paris (qui venait d’être fondée depuis peu) dès l’âge de 16 ans, il en sortit (premier) en 1891 : il y fut l’élève de Pierre Curie (1859-1906). Puis il suivit les cours de la Faculté des Sciences, o ù il reçut les enseignements de « physique mathématique » d’Henri Poincaré (1850-1912), notamment sur la théorie électromagnétique, la thermodynamique et la théorie cinétique. Sa licence obtenue, il se présenta au concours de l’Ecole Normale Supérieure, où il fut admis (premier encore) en 1894.

Il s’y initia à la physique de laboratoire avec Jean Perrin (1870-1942) et prépara l’agrégation, qu’il obtint en 1897. A 25 ans, grâce à l’aide d’une bourse de la Ville de Paris, il alla compléter sa formation à la recherche au Laboratoire Cavendish de Cambridge, en Angleterre, alors dirigé par Joseph-J. Thomson (1856-1940), qui venait de démontrer l’existence physique des électrons. Il mit en évidence les rayons X secondaires émis par des corps soumis à un rayonnement X primaire et étudia leurs propriétés. De retour à Paris, préparateur à la Faculté des sciences, il poursuivit ses travaux sur l’ionisation des gaz (en particulier sur les lois de la diffusion et de la mobilité des ions), sujet sur lequel il soutint sa thèse de doctorat,en 1902.

D’abord chargé d’un cours au Collège de France en 1902, il fut ensuite suppléant d’Eleuthère Mascart (1837-1908) puis son successeur, en 1909, comme Professeur au Collège de France dans la chaire de Physique générale et expérimentale.

Il enseigna également à l’Ecole de Physique et Chimie et, plus tard,à l’Ecole Normale de jeunes filles de Sèvres. Par sa propre formation, il était aussi bien versé dans la physique expérimentale que porté vers les recherches théoriques, ce qui donnait à son « style »de physicien un tour peu répandu en France à l’époque, sachant combiner le « sens physique » et l’intuition des phénomènes avec le recours au formalisme mathématique le plus élaboré. Cette qualité lui permit d’apprécier les renouvellements de la physique à la mesure de leurs exigences intellectuelles, et de figurer ainsi parmi les pionniers de la théorie de la relativité et de la physique atomique et quantique. Il contribua, par ses enseignements, à la formation de jeunes chercheurs en physique expérimentale aussi bien que théorique, et assura le lien entre les physiciens et les mathématiciens, ouvrant en France la voie de la « physique théorique », encore presque inexistante, entre une « physique expérimentale » et une « physique mathématique », fort développées chacune de son coté, mais séparées. Le profil scientifique et la situation de Langevin dans son époque sont assez bien résumés dans cette phrase de Louis de Broglie (1892-1987) : “Après de remarquables recherches de laboratoire o ù il se montra aussi bon expérimentateur pour l’observation des faits qu’excellent théoricien pour leur interprétation, il allait devenir pour de nombreuses années le grand maître de la physique théorique en France”. Et Marcel Brillouin (1854-1948), qui fut son professeur, écrivit de Langevin, en 1919 : “De cette génération, c’est lui qui a l’instruction profonde, la lecture rapide, le solide bon sens mitigé d’enthousiasme. C’est lui qui fournit à ses contemporains toutes les notions précises et profondes, filtrées pour ainsi dire, qu’ils utilisent pour leurs travaux”. Ajoutons que sa stature de physicien fut reconnue internationalement : il suffit de mentionner son rôle au Conseil de Physique Solvay, dont il fut membre du secrétariat scientifique et dont la présidence lui fut confiée en 1928, pour succéder à Hendryk A. Lorentz (1853-1928). Ou encore, ces mots d’Albert Einstein (1879-1955), quand ce dernier s’efforça de trouver aux Etats- Unis un refuge pour Langevin persécuté par l’occupant nazi : “Le professeur Langevin est sans aucun doute l’un des plus grands physiciens français vivants.”

Nous nous restreindrons, dans ce qui suit, à l’évocation de sa pensée dans les deux domaines de la physique nouvelle, celui de la relativité et celui des quanta. Ses recherches propres les plus importantes concernent surtout, pour ainsi dire, le seuil de cette physique : de l’étude des gaz ionisés, qu’il prolongea vers celle des ions atmosphériques (où il obtint des résultats importants sur les effets dus aux « gros ions »), son champ s’élargit à la “physique des électrons” dans toute son extension, qui comprend aussi bien le rayonnement (berceau de la théorie des quanta) que l’électrodynamique des corps en mouvements (origine de la théorie de la relativité).

Langevin développa, en particulier, sa théorie, encore classique, du dia- et du para-magnétisme, phénomènes pour lesquels il mettait en œuvre conjointement l’électrodynamique pour le mouvement des électrons et l’orientation de leurs moments magnétiques, et la théorie cinétique, pour les mouvements thermiques aléatoires qui concurrencent, à température donnée, les orientations suscitées par un champ magnétique. Langevin reprenait, avec des électrons (bien avant la connaissance de la structure de l’atome de Bohr), la suggestion faite par André Marie Ampère (1775-1836) d’expliquer le ferromagnétisme par des courants particulaires en orbites fermées ; cette idée, reprise par Wilhelm Weber (1804-1891) pour le diamagnétisme, avait été rejetée par Woldemar Voigt (1850-1919) et J.J. Thomson. Il expliquait le diamagnétisme (aimantation en sens inverse du champ magnétique, indépendamment de la température) par des effets accumulés d’induction dans les circuits élémentaires intramoléculaires, et le paramagnétisme (magnétisme faible variant en raison inverse de la température absolue) par l’orientation d’aimants élémentaires, plus ou moins contrariée par l’agitation moléculaire, fonction de la température.

LES NOUVEAUX PHENOMENES SUR LA CONSTITUTION DES CORPS ET LE « FONDEMENT ELECTROMAGNETIQUE DE LA MATIERE »

Les historiens de la physique qui mentionnent ( à juste titre) la quasi absence de physique théorique en France au tournant du siècle en infèrent (avec moins de raisons) que les physiciens français seraient passé à côté des grandes transformations qui commencèrent à la fin du XIXème siècle. S’ils accordent parfois que Langevin est une exception, ils le voient isolé. Mais on peut constater, pourtant, l’existence de toute une activité autour des données nouvelles de la physique. Aucun de ces auteurs ne mentionne, par exemple, la série des ouvrages édités alors par la Société Française de Physique et ses réunions consacrées aux nouveaux aperçus et, en particulier, le plus remarquable d’entre eux pour notre sujet, « édité » par Langevin et Henri Abraham (1868-1943) en 1905 (l’« année charnière »), sous le titre Les quantités élémentaires d’électricité : ions, électrons, corpuscules, en deux volumes. On y trouve pratiquement tous les articles qui comptent sur la constitution de la matière et les rayonnements, émanant de chercheurs de divers pays, traduits en français (y compris celui de Lorentz, de 1904, sur les transformations « relativistes » de coordonnées, et même des rédactions inédites, par exemple de Lorentz encore, faisant lui- même le lien entre ses différentes contributions échelonnées depuis 1886). Pour ce qui est de Langevin, son exposé de 1904 sur “La physique de l’électron” reprenait tous ces éléments théoriques et ces phénomènes divers, en essayant d’y déceler les indices d’une unité sous-jacente, et d’en tirer des enseignements sur l’orientation que devrait prendre désormais la physique. La synthèse était, certes, prématurée ( à peu près au même moment, Einstein traitait, de son coté, séparément, trois des problèmes les plus importants que Langevin réunissait : ceux du rayonnement avec les quanta d’énergie, la théorie moléculaire, l’électrodynamique des corps en mouvement). Il s’agit d’ailleurs d’un trait du “style scientifique” propre de Langevin, et même de sa philosophie, que Louis de Broglie décrivait ainsi : “Aimant les idées générales, il envisageait volontiers les aspects philosophiques des progrès de la physique et, venu à une époque où les perspectives de la science se modifiaient sans cesse, il se plaisait à contempler dans son ensemble le panorama toujours changeant de nos connaissances et à en dégager les grandes lignes.” La leçon générale et la synthèse de ces développements, Langevin la voyait dans la fin de la physique mécaniste et son remplacement par une physique fondée sur la notion d’« éther électromagnétique ». Ce fut, en particulier sa voie propre vers ce qui allait être la physique relativiste, orientée vers l’établissement d’une nouvelle dynamique, « électromagnétique », qui ne devrait rien aux concepts mécaniques. L’inertie elle-même était, à ses yeux, d’origine électromagnétique, conformément au calcul de la masse de l’électron, variable avec l’énergie : c’était sur cette base même que le programme de « réduction électromagnétique » avait été formulé, et développé entre autres par Lorentz. En la calculant théoriquement, Langevin trouva des résultats fondamentaux de l’électrodynamique, notamment sur l’« onde d’accélération ». Il trouva aussi la relation donnant l’inertie de l’énergie (E=mc2), qu’il exposa dans son cours du Collège de France de la fin 1905, et qu’il fut surpris de retrouver, selon le témoignage d’Edmond Bauer (1880 -1963), dans l’article d’Einstein que Bauer lui signala quelques mois plus tard. Langevin fut immédiatement conquis par la théorie de la relativité restreinte d’Einstein, qu’il adopta et enseigna.

LA THEORIE DE LA RELATIVITE RESTREINTE INTERPRETEE COMME DYNAMIQUE ELECTROMAGNETIQUE

La théorie d’Einstein lui apportait, entre autres, ce qui manquait jusqu’alors à sa théorie et à son modèle de l’électron déformable : le principe de relativité, et les concepts reconstruits physiquement de l’espace et du temps qui remplaçaient ceux, absolus, de l’ancienne mécanique. Il voyait dans la théorie d’Einstein la reformulation qu’il attendait. Il en tira lui- même plusieurs résultats originaux à titre de conséquences, certains liés à sa propre manière de comprendre la théorie comme une « dynamique » (telle reprise de sa démonstration de l’inertie de l’énergie), d’autres dus à son sens physique propre comme « pensée des phénomènes » (voisin d’ailleurs de celui d’Einstein), telle son analyse des distances et des durées physiques dans des systèmes en mouvement relatif, en exprimant jusqu’à ses dernières conséquences la représentation de l’espace-temps de Minkowski et ses relations à la causalité. L’expérience du « boulet de Jules-Verne-Langevin », en particulier, qu’il imagina à l’occasion d’un congrès de philosophie à Bologne, décrit minute parminute, pour ainsi dire, les évéments de la vie de deux jumeaux en fonction des temps donnés par leurs horloges respectives, lorsque l’un d’eux voyage dans l’espace cosmique, l’autre étant resté à Terre. Le « réalisme » de la description, on ne peut plus précise (et parfaitement exacte du point de vue physique), révéla au monde à la fois le caractère naturel du temps selon la relativité et la rupture qu’il représentait avec les habitudes ancestrales de pensée. Langevin eut aussi l’idée de rapporter à l’inertie de l’énergie (par le défaut de masse) la loi de Prout sur les combinaisons des éléments chimiques et d’imaginer (avant la connaissance du noyau atomique) tous les atomes comme formés à partir de l’hydrogène. Plus tard, dans les années 30, il fut l’un des premiers à calculer l’énergie libérée par le Soleil et les étoiles, en y supposant la condensation d’atomes d’hydrogène en atomes plus lourds, le défaut de masse d’inertie donnant lieu à la libération d’énergie. Cependant, jusqu’à la relativité générale, Langevin interprèterait la relativité restreinte d’Einstein suivant sa propre conception « dynamique », ce qui ne l’empêcha pas de s’en faire l’ardent propagandiste. Il persista jusqu’en 1912 à parler d’“éther électromagnétique”, pour désigner le champ électromagnétique, sans paraître souscrire à la conclusion exprimé e par Einstein en 1905, que la théorie rendait l’éther inutile. Question de mot, l’éther de Langevin étant, aussi bien que l’espace vide des champs d’Einstein, dénué de propriétés mécaniques ? Pas seulement, car, sous-jacente à l’idée d’éther, se tenait celle de propriétés dynamiques, supportées par un espace physique. Selon les conceptions d’Einstein, au contraire, la théorie restreinte (aux mouvements d’inertie) était une cinématique, qui imposait ses conditions à la forme des dynamiques mais ne disait rien sur ces dernières. Son espace de la relativité restreinte était défini physiquement (par son lien au temps sous la houlette du principe de relativité, et avec une vitesse de la lumière conçue comme constante de structure du continuum spatio-temporel), mais sans avoir aucune propriété physique. Pour Langevin, en quelque sorte, la propriété physique de l’espace-temps était d’être le lieu et le support des champs électromagnétiques, source de toute propriété physique, et en particulier du principe de relativité. Hermann Minkowski (1864-1909), qui développa la représentation mathématique de l’espace-temps relativiste, le concevait lui aussi comme fondé sur une dynamique électromagnétique. D’une certaine façon, la conception de Langevin de la relativité restreinte constitue une sorte d’intermédiaire entre celle d’Einstein et celle de Poincaré. L’approche de Poincaré, bien connue de Langevin, équivalente quant aux formules avec celle d’Einstein, mais non quant à la structure, posait une dynamique électromagnétique, où le principe de relativité découlait des lois de transformation. Langevin considérait lui aussi la théorie comme une dynamique électromagnétique, mais avec un point de vue renversé par rapport à celui de Poincaré, et en conformité avec celui d’Einstein en ce sens que le principe de relativité était posé en premier, avec ses implications sur la redéfinition de l’espace et du temps. Avec la théorie de la relativité générale, l’espace-temps devint, pour Einstein, dynamique, mais par les champs de gravitation. Langevin accompagna l’élaboration de la théorie dès les premières idées d’Einstein, et la signala comme datant de 1912, c’est-à-dire du moment où Einstein, qui y avait pensé dès 1907, commença d’ en formuler le problème (la covariance généralisée) mathématiquement, avec la perspective d’obtenir une théorie dynamique de la gravitation. Il adopta dès lors complètement son point de vue, y compris sur la relativité restreinte, reconnaissant la logique de sa généralisation telle qu’Einstein la concevait. Langevin se fit le propagandiste de la théorie dès ses prémisses, et salua ses accomplissements, du moins dès après la première guerre mondiale (Einstein étant parvenu à la forme finale de sa théorie à la fin de 1915). Avec les résultats obtenus par les expéditions britanniques dirigées par Arthur Eddington (1882-1944) sur la courbure des rayons lumineux passant au voisinage de la masse du Soleil, observée à la faveur de l’éclipse solaire de 1919, commença le grand débat public de la relativité dans lequel Langevin s’engagea sans réserve. C’est que ses enjeux dépassaient, pour lui, le seul plan scientifique, et il associa constamment les exposés sur les concepts et la théorie physique aux discussions philosophiques, qui lui paraissaient essentielles dans la perspective d’une victoire permanente des lumières de la raison sur les vieux réflexes de la pensée asservies aux pesanteurs et à l’obscurité.

LES PHENOMENES QUANTIQUES

En discutant en 1911, devant la Société Française de Philosophie, à la suite de l’exposé de Langevin sur les nouveaux concepts relativistes de l’espace, du temps et de la causalité, Jean Perrin et lui-même indiquaient, parmi les conséquences de la relativité restreinte sur les propriétés de la lumière, que la lumière doit être inerte et pesante, et Langevin laissait entendre que cela supposait de formuler une théorie encore à venir, qui concilierait ces propriétés et celles de l’électromagnétisme. C’était ce qu’Einstein affirmait depuis 1909, très peu suivi encore sur ce terrain par les autres physiciens. Langevin était déjà très au fait des résultats de la physique des quanta, autour de laquelle s’était d’ailleurs tenue la première Conférence Solvay à Bruxelles en 1911 et sur lesquels Edmond Bauer, qui était son élève et celui de Jean Perrin, préparait une thèse, soutenue en 1912, sur le rayonnement. Langevin présenta à la Conférence Solvay un rapport sur « La théorie cinétique du magnétisme et les magnétons » dans lequel, après avoir exposé la théorie (classique) cinétique du para- et du ferro- magnétisme, développée par lui-même et par Pierre Weiss (1865-1940), il indiquait la possibilité de mettre en relation l’hypothèse du magnéton de Weiss et le « principe de Sommerfeld », sur la quantification de la circulation d’un électron autour d’un atome, présentée par Arnold Sommerfeld (1868-1951) à cette même Conférence Solvay, et concluait à leur concordance. Langevin participa activement, avec Walther Nernst (1864-1941), Heike Kamerlingh Onnes (1853-1926), Hendryk Lorentz, Albert Einstein, Henri Poincaré et d’autres, aux discussions de la Conférence sur la nature de l’hypothèse quantique et l’irréductibilité du quantum d’action. C’est après la Conférence que Poincaré, qui abordait pour la première fois le problème des quanta, établit l’impossibilité de les expliquer dans le cadre de la théorie classique, confirmant le résultat annoncé auparavant par Einstein et par Paul Ehrenfest (1880-1933). Langevin consacra son cours du Collège de France de 1912- 1913 à la question du rayonnement. Il fit, le 27 novembre 1913, un exposé à la Société Française de Physique sur « La physique du discontinu », dans lequel il prenait toute la mesure des nouvelles conceptions quantiques. Il présentait tout d’abord l’électrodynamique classique (dans la ligne de Lorentz) et la mécanique statistique, et traitait ensuite des questions de la quantification, avec le rayonnement du corps noir et les résultats de Planck et ceux d’Einstein. Comme Poincaré, il exprimait le caractère radical des conceptions quantiques dans l’impossibilité de représenter les phénomènes quantiques à l’aide du calcul différentiel et intégral qui avait manifesté, au long du XIXème siècle, son hégémonie en physique théorique. Il voyait le problème principal dans la connexion à établir entre l’élémentaire granulaire et “les agrégats” à notre niveau, c’est-à-dire entre le quantique et le classique. Pour lui, il n’y avait pas de doute : “Un monde nouveau nous est révélé dont les lois dominent toute la physique”. Il reconnaissait d’ailleurs aussitôt l’importance, pour ce domaine, des “raisonnements statistiques” et du “calcul des probabilités qui est le seul lien possible entre le monde des atomes et nous, entre les lois élémentaires et nos observations”, et soulignait la fécondité, du point de vue de la connaissance des effets physiques, des calculs de fluctuations. L’introduction de ces derniers était, en fait, due à Einstein qui avait, dès 1903, réinterprété physiquement la probabilité dans la loi de Boltzmann. Langevin, dans son souci de l’unité des phénomènes physiques, rattachait ce trait des phénomènes quantiques à l’ensemble des phénomènes atomiques, de la physique statistique aux lois de transformations radioactives, avec cette différence que les probabilités dans le domaine quantique ne sont pas continues, nécessitant l’introduction de la constante de Planck qui venait s’ajouter aux autres constantes fondamentales de la physique. Il concluait à la nécessité d“introduire un élément nouveau de discontinuité dans les raisonnements statistiques”. Paul Ehrenfest avait montré, dès 1911, le caractère non classique de la statistique utilisée dans les calculs quantiques du rayonnement du corps noir. Lorsque la mécanique quantique serait établie, à la fin des années 1920, Langevin verrait, comme étant au centre des problèmes d’interprétation de la nouvelle théorie, la propriété d’indiscernabilité des « particules » quantiques, diagnostiquée par Satyendrah N. Bose (1894-1974) et Einstein, Enrico Fermi(1901-1954) et Paul Dirac (1902-1984), en continuité de pensée avec son diagnostic pénétrant que nous venons de rappeler. Langevin continua par la suite régulièrement d’enseigner la physique quantique dans ses cours, y préparant les physiciens comme Edmond Bauer, Léon Brillouin (1889-1968), Louis de Broglie, et des mathématiciens comme Emile Borel (1871-1956), Jacques Hadamard (1865-1963) et d’autres. Il dirigea les thèses d’Edmond Bauer (Recherches sur le rayonnement, soutenue en 1912), de Léon Brillouin (La théorie du solide et les quanta, retardée par la guerre, soutenue seulement en 1920), qui passèrent tous deux un certain temps au laboratoire de Sommerfeld à Munich.

L’INTERPRETATION DE LA MECANIQUE QUANTIQUE

Langevin s’était tenu très près des développements de la physique quantique. Il contribua par la suite assez peu à la théorie elle-même, mais l’enseigna dans ses cours, et participa à l’établissement des programmes du Conseil Solvay, qui consacra à la constitution de la matière et à la physique quantique toutes les sessions de 1911 à 1948. Il eut, par rapport à ces développements, un rôle d’éveilleur et d’intermédiaire. Il dirigeait la thèse de Louis de Broglie, dans laquelle celui-ci proposait l’extension à tous les éléments de matière la dualité onde-corpuscule de la lumière, et comprit vite (non sans une première hésitation) la portée de ce résultat, qu’il s’empressa de communiquer à Einstein. Ce dernier en saisit tout de suite l’importance, écrivant à Langevin que de Broglie avait “soulevé un coin du grand voile”, et faisant connaître son travail au monde scientifique, en particulier à Erwin Schrödinger (1887-1961), qui élabora aussitôt sa mécanique ondulatoire. Dans le débat sur l’interprétation de la nouvelle théorie qui vit le jour à partir de 1927, on le voit occuper ce que nous pourrions appeler une position de conciliation. Il trouvait dans les conceptions quantiques une autre réfutation du mécanisme, parachevant celle qu’il avait décelée à partir de l’électromagnétisme et de la théorie de la relativité, concernant cette fois le déterminisme mécaniste. Il voyait dans la dualité ondulatoire-corpusculaire davantage la manifestation d’une relation « dialectique », dans le sens hégélien d’un dépassement de deux notions insuffisantes, qu’une complémentarité comme l’entendait Niels Bohr (1883-1962) (dans un sens observationaliste où l’idée de réalité perd son sens au profit de celle d’observation). Il pensait que les nouvelles conceptions physiques restaureraient un nouveau déterminisme, probabiliste, dans une sorte de synthèse du sujet et de l’objet, “plus humaine” que les séparations mécanistes. Tout en étant assez proche des physiciens de Copenhague (notamment par l’intermédiaire de son gendre Jacques Solomon (1908-1942), qui fréquenta l’Institut dirigé par Bohr, et qui partageait les idées de Léon Rosenfeld (1904-1974), disciple de ce dernier), il était spontanément réaliste. Ses analyses des conceptions quantiques, fondées sur la nécessité d’abandonner le déterminisme laplacien, se proposent en définitive en termes d’objets d’un monde quantique ayant des propriétés, mais ces propriétés étaient non-classiques et obligeaient à renouveler nos concepts pour les décrire. L’indiscernabilité des « particules » quantiques identiques, qui se traduit par l’utilisation de probabilités ou de statistiques non classiques, lui paraissait être (à juste titre) l’aspect le plus central par lequel ces « objets » devaient être caractérisés. On ne doit plus les concevoir comme des corpuscules au sens ordinaire, estimait-il, en proposant de rejeter, en particulier, la notion d’« individu », que la pensée humaine a formée à partir de son expérience à son niveau, macroscopique, mais à quoi rien n’oblige a priori dans le monde microscopique. Il demeurait, toutefois, dans sa conception, une ambiguïté sur la notion d’« individu », liée d’ailleurs à l’identification, commune à l’époque, entre probabilités et statistiques. Ce que la mécanique quantique met en cause, c’est l’idée d’entités physiques discernables d’autres qui sont en tout semblables, et spatialement localisables : pour le reste, des entités quantiques indiscernables et non localisables peuvent être singularisées en étant comptées (comme on le sait depuis deux décennies). Il reste que la conception de Langevin permettait d’admettre qu’un système quantique soit pleinement représenté par une fonction d’état pourvue d’un sens directement physique, dépassant ainsi les limitations d’un débat épistémologique marqué par le contexte de l’époque.

MEMOIRE DE LANGEVIN

A la mort de Paul Langevin, survenue le 21 décembre 1946, Einstein, qui avait entrenu avec lui une relation de vive amité depuis leur rencontre au premier Conseil Solvay de 1911, adressa de Princeton une lettre à la revue La Pensée, que Langevin avait fondée avec Georges Cogniot en 1939. Il y écrivait combien la nouvelle de la mort de Langevin l’avait bouleversé “plus que la plupart des événements arrivés pendant ces décevantes et tragiques années”. Peu d’hommes dans une génération, poursuivait-il, réunissent une intuition claire et profonde des choses, la conscience intense des exigences humanistes et la capacité d’agir avec énergie. “Quand un homme comme celui-là nous quitte, il y a un vide qui semble insupportable pour ceux qui restent”. C’était, de la part d’Einstein, l’expression d’une émotion profonde. Langevin et lui se sentaient en accord sur la quasi totalité de tout ce qui leur importait, sur la pensée, sur les sciences, sur le rôle de la raison, sur les questions politiques et sur leur responsabilité de savants comme de simples citoyens. Einstein soulignait l’intelligence toujours en éveil et la clarté de Langevin dans sa pensée scientifique, et sa “grande sûreté intuitive” qui lui faisait percevoir “le point essentiel”, dans ses réalisations et découvertes sur le magnétisme et la théorie des ions, mais aussi pour ce qui allait être la théorie de la relativité restreinte (“Il me parait certain, écrit-il, que Langevin [l]’aurait développé[e] si cela n’avait pas été fait ailleurs”, car il en avait clairement reconnu les éléments fondamentaux), et pour la physique quantique (“il a évalué à son entière importance la portée des idées de [Louis] de Broglie sur lesquelles Schrödinger fonda les méthodes de la mécanique ondulatoire, et cela avant que les idées de de Broglie se soient condensées en une théorie constituante”). “Ces qualités-là”, poursuit Einstein dans son hommage posthume, “[marquaient] ses cours, qui influencèrent d’une façon décisive plus d’une génération de physiciens théori[ciens] français”. Ces paroles d’Einstein, dictées par une profonde affection et proximité intellectuelle, constituent la meilleure des conclusions. Nous ne pouvions pas aborder ici tous les thèmes de l’activité (et de la pensée) de Langevin, notamment sur l’éducation et sur la politique, qui furent à partir des années 20 si prenants qu’ils l’empêchèrent de se consacrer davantage à ses recherches, de telle sorte, écrit Einstein, que “le fruit de ses travaux apparaissait plus dans les publications d’autres savants que dans les siennes”. Mais ce qui importe, c’est l’unité de l’homme, de sa pensée et de son action (deux mots que Langevin aimait lier) et la signification de ses choix guidés par le sentiment de l’urgence : le savant, le penseur, ne sont pas déshumanisés, et la pensée, y compris scientifique, ne se laisse pas compartimenter et séparer du reste de l’être. Il apparait, rétrospectivement, que ces engagements de Langevin (comme, d’ailleurs, ceux d’Einstein) furent essentiels, dans le contexte de leur époque singulière, et qu’ils contribuent aujourd’hui encore à nous donner une juste mesure des dimensions de « la science ».

Michel Paty

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