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Victor Hugo et la Révolution

samedi 23 juillet 2016, par Robert Paris

"En France, il y a toujours une révolution possible à l’état de calorique latent."

« Choses vues », Victor Hugo

" Vers la fin avril, tout s’était aggravé. La fermentation devenait du bouillonnement. Depuis 1830, il y avait eu ça et là de petites émeutes partielles, vite réprimées, mais renaissante, signes d’une vaste conflagration sous-jacente. (….) Voilà les termes posés : action ou réaction, révolution ou contre-révolution. "

Victor Hugo, dans " Les misérables " (Chapitre « Faits dont l’histoire sort et que l’Histoire ignore »)

Victor Hugo sur la Commune de Paris de 1871 : " Le cadavre est à terre, mais l’idée est debout. "

A CEUX QU’ON FOULE AUX PIEDS

Oh ! je suis avec vous ! j’ai cette sombre joie.

Ceux qu’on accable, ceux qu’on frappe et qu’on foudroie

M’attirent ; je me sens leur frère

Victor Hugo et la Révolution

Extraits de "Choses vues" de Victor Hugo :

AVANT LA RÉVOLUTION DE 1848

"Méditations philosophiques d’un arrière-petit-fils de Gringoire sur les pavés de Paris"

"Depuis juillet, Paris a sur toute les capitales le haut du pavé.

Il ne faut pas que le roi batte le pavé de Paris.

Dans le ciel politique, quand la foudre est faite de coups d’Etat, la pluie est faite de pavés.

A coups d’Etat qui éclatent, pavés qui pleuvent.

Depuis juillet, le trône est sur le pavé.

Quand le roi fait des sottises, le pavé monte et le réverbère descend.

Le plus excellent symbole du peuple, c’est le pavé. On marche dessus jusqu’à ce qu’il vous tombe sur la tête.

Les dragons ont beau avoir des crânes de fer quand les greniers de Paris se vident sur les régiments.

La rue de Paris joue toujours un grand rôle en révolution.

Le mot terrible de la révolution de 1789, c’était "la lanterne" ; le mot terrible de la révolution de 1830, c’était le pavé.

Tous deux venaient de la rue.

Ces coups d’Etats qui font descendre la lanterne et monter le pavé."

En France, il y a toujours une révolution possible à l’état de calorique latent.

Les révolutions, comme les volcans, ont leurs journée de flamme et leurs journées de fumée. Nous sommes maintenant dans la fumée.

COMPTE-RENDUS DE VICTOR HUGO SUR LA RÉVOLUTION DE 1848 :

"17 février 1848

"Voici la situation politique telle que la fait la question du banquet (sui sera donné, à ce qu’il paraît, le 22). Il y a un lion, d’autres disent un tigre, dans une cage fermée avec deux clefs. le gouvernement a une de ces deux clefs ; l’opposition a l’autre. Gouvernement et opposition se disent réciproquement : "si tuouvres avec ta clef, j’ouvrirai avec la mienne."

Qui sera dévoré ?

Tous les deux. "

19 février 1848 Mr Thiers est fort contrarié d’être obligé de se mêler de ce banquet, d’y aller peut-être. C’est l’opposition qui l’a poussé là. Mr Duvergier de Hauranne a dit : « Tant pis ! Nous l’avons jeté à l’eau. Il faut qu’il nage ! »

La semaine qui précéda la révolution, Jérôme Napoléon fit une visite aux Tuileries. Il témoigna au roi quelque inquiétude de l’agitation des esprits. Le roi sourit, et lui dit : « Mon prince, je ne crains rien. »

Et il ajouta après un silence : « Je suis nécessaire. » (…)

23 février 1848

Je suis allé à la Chambre des députés. Au moment où mon cabriolet prenait la rue de Lille, une colonne épaisse et interminable d’hommes en vestes, en blouses et en casquettes, marchant bras dessus, bras dessous, trois par trois, débouchait de la rue Bellechasse et se dirigeait vers la Chambre. Je voyais l’autre extrémité de la rue barrée par une rangée profonde d’infanterie de ligne, l’arme au bras. J’ai dépassé les gens en blouse qui étaient mêlés de femmes et qui criaient : « Vive la ligne ! A bas Guizot ! » Ils se sont arrêtés à une portée de fusil environ de l’infanterie. Les soldats ont ouvert leurs rangs pour me laisser passer. Les soldats causaient et riaient. Un, très jeune, haussait les épaules.

Je ne suis pas allé plus loin que la salle des Pas-Perdus. Elle était pleine de groupes affairés et inquiets. Mr Thiers, Mr de Rémusat, Mr Vivien, Mr Merruau (du Constitutionnel) dans un coin ; Mr Emile de Girardin, Mr d’Althon-Shée et Mr de Boissy, Mr Franck-Carré, Mr d’Houdetot et Lagrenée. On a causé. (…) Le cabinet se dit : « Ce n’est qu’une émeute, et il s’en applaudit presque. Il s’en croit raffermi ; il tombait hier, le voilà debout aujourd’hui. Et d’abord qui est-ce qui sait que c’est la fin d’une émeute ? C’est vrai, les émeutes raffermissent les cabinets, mais les révolutions renversent les dynasties. Et quel jeu imprudent ! Risquer la dynastie pour sauver le ministère ! Comment sortir de là ? La situation tendue serre le nœud, et il est impossible de le dénouer aujourd’hui. L’amarre peut casser et alors tout s’en ira à la dérive. La gauche a manœuvré imprudemment et le cabinet follement. Mais quelle folie à ce cabinet de mêler une question de police à une question de liberté et d’opposer l’esprit de chicane à l’esprit de révolution ! Il me fait l’effet d’envoyer des huissiers et du papier timbré à un lion. Les arguties de Mr Hébert en présence de l’émeute ! La belle affaire ! Malheureusement il est trop tard pour décomposer les éléments de la crise. Le sang va couler. »

(…) Le peuple avait fait trois barricades avec des chaises. Le poste du grand carré des Champs-Elysées est venu pour détruire les barricades. Le peuple a refoulé les soldats à coups de pierres dans le corps de garde. Le général Prévot a envoyé une escouade de garde municipale pour dégager le poste. L’escouade a été entourée et obligée de se réfugier dans le poste avec les soldats. La foule a bloqué le corps de garde, a arraché le drapeau, l’a déchiré et l’a jeté au peuple. Il a fallu un bataillon pour délivrer le poste. (…)

Vers le pont du Carrousel, j’ai rencontré Mr Jules Sandeau. Il m’a demandé : « Que pensez-vous de ceci ?

 Que l’émeute sera vaincue mais que la révolution triomphera. » (…)

Jusqu’à ce moment, le pouvoir avait fait mine de se passer cette fois de la garde nationale. Ce serait peut-être prudent. Ce matin, le poste de garde nationale de service à la Chambre des députés a refusé de marcher.

24 février 1848

Au jour, je vois, de mon balcon, arriver en tumulte devant la mairie une colonne de peuple mêlé de garde nationale. Une trentaine de gardes municipaux gardaient la mairie. On leur demande à grands cris leurs armes. Refus énergique des gardes municipaux, clameurs menaçantes de la foule. Deux officiers de la garde nationale interviennent : « A quoi bon répandre encore le sang ? Toute résistance serait inutile. » Les gardes municipaux déposent leurs fusils et leurs munitions et se retirent sans être inquiétés. (…) La garde nationale prend décidément parti cette fois contre le gouvernement et crie : « Vive la réforme ! » L’armée, effrayée de ce qu’elle-même avait fait la veille, semble vouloir se refuser désormais à cette lutte fratricide. (…) Partout, on travaille activement aux barricades, déjà formidables. C’est plus qu’une émeute, cette fois c’est une insurrection. Je rentre. Un soldat de la ligne, en faction à l’entrée de la Place royale, cause amicalement avec la vedette d’une barricade construite à vingt pas de lui.

(…) La place de la Bastille était occupée, à ses deux extrémités, par la troupe, qui s’y tenait l’arme au bras, immobile. (…) Au même moment, des ouvriers accostaient amicalement les soldats, leur disant : « Vos armes ! Livrez vos armes ! » Sur l’ordre énergique du capitaine, les soldats résistaient. Soudain un coup de fusil part, d’autres suivent. La terrible panique de la veille au boulevard des Capucines va se renouveler peut-être. Mr Moreau et son escorte sont bousculés, renversés. Le feu des deux parts se prolonge plus d’une minute et fait cinq ou six morts ou blessés.

Heureusement, on était, cette fois, en plein jour. A la vue du sang qui coule, un brusque revirement s’est produit dans la troupe, et après un instant de surprise et d’épouvante, les soldats, d’un élan irrésistible, ont levé la crosse en l’air en criant : « Vive la garde nationale ! » Le général, impuissant à maîtriser ses hommes, s’est replié par les quais sur Vincennes. Le peuple reste maître de la Bastille et du faubourg. (…)

L’insurrection fait des progrès d’heure en heure. Elle exigerait maintenant le remplacement du maréchal Bugeaud et la dissolution de la Chambre. Les élèves de l’Ecole vont plus loin et parlent de l’abdication du roi. (…) Nous trouvons la rue Saint-Antoine toute hérissée de barricades. Nous nous faisons connaître au passage et les insurgés nous aident à franchir les tas de pavés. (…)

Mr de Rambuteau nous conte sa mésaventure :

« J’étais dans mon cabinet avec deux ou trois conseillers municipaux. Grand bruit dans le corridor. La porte s’ouvre avec fracas. Entre un grand gaillard, capitaine de la garde nationale, à la tête d’une troupe fort échauffée. – Monsieur m’a dit l’homme, il faut vous en aller d’ici. – Pardon, Monsieur ; ici, à l’Hôtel de Ville, je suis chez moi et j’y reste. – Hier, vous étiez peut-être chez vous à l’Hôtel de Ville ; aujourd’hui le peuple y est chez lui. – Eh ! Mais… - Allez à la fenêtre et regardez sur la place. – La place était envahie par une foule bruyante et grouillante où se confondaient les hommes du peuple, les gardes nationaux et les soldats. Et les fusils des soldats étaient aux mains des hommes du peuple. Je me suis retourné vers les envahisseurs et je leur ai dit :

 Vous avez raison, Messieurs, vous êtes les maîtres. (…)

 Puisque vous allez à la Chambre, s’il y a encore une Chambre, vous direz au ministre de l’Intérieur, s’il y a un ministère, qu’il n’y a plus, à l’Hôtel de Ville, ni préfet, ni préfecture.

Nous avons dû traverser à grand-peine l’océan humain qui couvrait, avec un bruit de tempête, la place de l’Hôtel de Ville. Au quai de la Mégisserie se dressait une formidable barricade ; grâce à l’écharpe du maire, on nous a laissés la franchir. Au-delà, les quais étaient à peu près déserts. Nous avons gagné la Chambre des députés par la rive gauche.

Le Palais-Bourbon était encombré d’une cohue bourdonnante de députés, de pairs et de hauts fonctionnaires. D’un groupe assez nombreux est sortie la voix aigrelette de Mr Thiers : « Ah ! Voilà Victor Hugo ! » Et Mr Thiers est venu à nous, demandant des nouvelles du faubourg Saint-Antoine. Nous y avons ajouté celles de l’Hôtel de Ville ; il a secoué lugubrement la tête. « Et par ici ? dis-je. D’abord êtes-vous toujours ministre ? – Moi ! Ah ! je suis bien dépassé, moi ! Bien dépassé ! On en est à Odilon Barrot, président du conseil et ministre de l’Intérieur. – Et le maréchal Bugeaud ? – Remplacé aussi par le maréchal Gérard. Mais ce n’est rien. La Chambre est dissoute ; le roi a abdiqué ; il est sur le chemin de Saint-Cloud, Mme la duchesse d’Orléans est régente. Ah ! le flot monte, monte, monte ! » (…)

Mr Odilon Barrot, la face rouge, les lèvres serrées, les mains derrière le dos, s’accotait à la cheminée. Il dit en nous voyant : « Vous êtes au courant, n’est-ce pas ? Le roi abdique, la duchesse d’Orléans est régente… » « Si le peuple consent. », dit un homme en blouse qui passait. (…)

A la place de la Bastille s’agitait une foule ardente, où les ouvriers dominaient. Beaucoup armés de fusils pris aux casernes ou livrés par les soldats. Cris et chant des Girondins, « Mourir pour la patrie ! » Groupes nombreux qui discutent et disputent avec passion. On se retourne, on nous regarde, on nous interroge : « Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? Qu’est-ce qui se passe ? » Et l’on nous suit. J’entends murmurer mon nom avec des sentiments divers : « Victor Hugo ! C’est Victor Hugo ! » Quelques-uns me saluent. Quand nous arrivons à la colonne de Juillet, une affluence considérable nous entoure. Je monte, pour me faire entendre, sur le soubassement de la colonne. (…) Quand j’annonçai la Régence de la duchesse d’Orléans, ce furent de violentes dénégations : « Non ! Non ! Pas de Régence ! A bas les Bourbons ! Ni roi ni reine ! Pas de maîtres ! » Je répétai : « Pas de maîtres ! Je n’en veux pas plus que vous, j’ai défendu toute ma vie la liberté ! » (…) Un homme en blouse cria : « Silence au pair de France ! A bas le pair de France ! » Et il m’ajusta de son fusil. (…)

Pendant que ces choses se passaient place de la Bastille, voici ce qui se passait au Palais-Bourbon :

Il y a en ce moment un homme dont le nom est dans toutes les bouches et la pensée dans toutes les âmes ; c’est Lamartine. Son éloquence et vivante « Histoire des Girondins » vient pour la première fois d’enseigner la Révolution à la France. Il n’était jusqu’ici qu’illustre, il est devenu populaire, et l’on peut dire qu’il tient dans sa main Paris. Dans le désarroi universel, son influence pouvait être décisive. (…) Lamartine dit : « Je combattrai la Régence. » (…) Tout était dit. Les noms d’un gouvernement provisoire étaient jetés au peuple. Et, par des cris oui ou non, le peuple élut ainsi successivement : Lamartine, Dupont de l’Eure, Arago et Ledru-Rollin, à l’unanimité, Crémieux, Garnier-Pagès et Marie à la majorité.

Les nouveaux gouvernants se mirent aussitôt en route pour l’Hôtel de Ville. A la Chambre des députés, dans les discours des orateurs, pas une fois le mot « république » n’avait été prononcé. Mais maintenant, au dehors, dans la rue, ce mot, ce cri, les élus du peuple le trouvèrent partout, il volait sur toutes les bouches, il emplissait l’air de Paris.

Les quelques hommes qui, dans ces jours suprêmes et extrêmes, tenaient dans leur main le sort de la France, étaient eux-mêmes, à la fois, outils et hochets dans la main de la foule, qui n’est pas le peuple, et du hasard, qui n’est pas la providence. Sous la pression de la multitude, dans l’éblouissement et la terreur de leur triomphe qui les débordait, ils décrétèrent la République, sans savoir qu’ils faisaient une si grande chose.

(…) Mr de Lamartine traça cette phrase sous la dictée des cris terribles qui rugissaient au dehors : « Le gouvernement provisoire déclare que le gouvernement républicain, et que la nation sera immédiatement appelée à ratifier la résolution du gouvernement provisoire et du peuple de Paris. »

Quand ces six lignes furent écrites, Lamartine signa et passa la plume à Ledru-Rollin. Mr Ledru-Rollin lut à haute voix la phrase.

 Voilà deux fois le mot « provisoire », dit-il.

 C’est vrai, dirent les autres.

 Il faut l’effacer au moins une fois, ajouta Mr Ledru-Rollin.

Mr de Lamartine comprit la portée de cette observation grammaticale qui était tout simplement une révolution par escamotage. (…)

Après Ledru-Rollin, et au-dessous, Garnier-Pagès signa avec la même assurance et le même paraphe. Puis Crémieux, puis Marie, enfin Dupont de l’Eure, dont la main tremblait de vieillesse et d’épouvante.

Ces six hommes signèrent seuls. Le gouvernement provisoire en ce moment-là ne se composait que de ces six députés. (…) Il a été fait, à Paris dans la nuit du 24 février, 1574 barricades. (…) En ce moment, un omnibus passe. Les assaillants arrêtent l’omnibus et font descendre les gens qui étaient dedans. Les insurgés détellent les chevaux, tournent l’arrière de l’omnibus vers le magasin Lepage, saisissent la voiture par le timon, et quarante hommes à la fois, poussent l’omnibus d’un seul effort contre la devanture. On entend un craquement formidable. Volets et rideau de fer se défoncent, et l’omnibus entre dans la boutique. Un moment après, les deux cent fusils de Lepage étaient aux mains des insurgés. Puis ils couchèrent l’omnibus en travers dans la rue et en firent une barricade.

25 février

(…) Je crus pouvoir quitter la place Royale et me diriger vers le centre avec mon fils Victor. Le bouillonnement d’un peuple (du peuple de Paris !) le lendemain d’une révolution, c’était là un spectacle qui m’attirait invinciblement. (…) La place de l’Hôtel de Ville était, comme la veille, couverte de foule, et cette foule, autour de l’Hôtel de Ville, était si serrée qu’elle s’immobilisait elle-même. (…) J’étais dans une salle spacieuse faisant l’angle d’un des pavillons de l’Hôtel de Ville et des deux côtés éclairée par des hautes fenêtres. J’aurais souhaité trouver Lamartine seul, mais il y avait là avec lui, dispersés dans la pièce et causant avec des amis ou écrivant, trois ou quatre de ses collègues du gouvernement provisoire, Arago, Marie, Armand Marrast… Lamartine se leva, à mon entrée. (…) Nous fûmes interrompus par le bruit d’une fusillade prolongée qui éclata tout à coup sur la place. Une balle vint briser un carreau au-dessus de nos têtes. (…) Ah ! mon ami, reprit Lamartine, que ce pouvoir révolutionnaire est dur à porter ! »

26 février

(…) Quel changement à vue ! Comme les événements vous ont, en un clin d’œil, déshabillé les acteurs et emporté les coulisses ! Jamais le bon Dieu n’avait été si grand machiniste depuis soixante ans !

« La chose est farce ; on rit dès le premier chapitre,

Paillasse dictateur fait ministre son pitre. »

(…) Cette nuit quatre hommes ont traversé le faubourg Saint-Antoine portant un drapeau noir avec cette inscription : « Guerre aux riches ». Ils ont été arrêtés par une patrouille de la garde mobile.

Mars 1848

Cependant toutes sortes de passions fermentaient, les anciennes rancunes, les vieilles haines, qui jadis se dressaient contre le gouvernement, et qui maintenant, le gouvernement terrassé, montaient vers la société.

Dans les premiers jours de mars, une nouvelle et étrange classe d’hommes, classe exaltée et fanatique, irritée quelquefois à tort, quelquefois justement indignée, les condamnés politiques, s’assemblait dans la salle Valentino. Sobrier avait provoqué la réunion ; Huber, Barbès, Blanqui l’avaient organisée.

Cette assemblée ne fut qu’un long tumulte. Elle commença comme un orage et finit comme un combat. Sobrier y parla avec sa passion ardente ; Blanqui avec sa colère froide. D’autres encore. Mille violences, contre le roi tombé, contre le gouvernement provisoire, contre Guizot, contre Lamartine, contre tous et contre tout.

Les condamnés politiques étaient les vrais auteurs de la révolution de février. Ils avaient préparé l’explosion, ils avaient fait l’idée. Or, faire l’idée, c’est faire la chose. Et on les oubliait ! eux, les vrais, les purs, les seuls républicains ! eux, les vainqueurs, on les traitait en vaincus ! évidemment le gouvernement provisoire trahissait !

Huber, qui était sorti des cachots du Mont Saint-Michel perclus de tous ses membres, se fit porter sur le théâtre dressé au fond de la salle. Il était assis sur un fauteuil, pâle et furieux, suppléant aux gestes par le regard. Il cria : « Citoyens, savez-vous ce que j’ai vu ? Je suis allé à l’Hôtel de Ville. On a refusé devant moi la porte à nos frères des barricades, à nos frères des cabanons, à nos frères de 1830 et de 1848 ! On chasse les pieds nus et l’on admet les bottes vernies ! Ce sont les gens bien mis, les gens en habit, les riches, qui sont les maîtres ! De toutes parts on allonge des griffes vers les places, mais ce sont des griffes en gants jaunes ! Ceux qui sont en haut veulent rester en haut. Est-ce que ceux qui sont en bas ne vont pas monter à la fin ? La vieille société se défend ; faisons-lui brèche et ouvrons l’assaut ! Et commençons par jeter bas ce méchant mur de plâtre qu’on appelle le gouvernement provisoire !

Cette imprécation acheva l’exaspération. Toutes les têtes prirent feu. Une immense clameur remplit la salle : « Aux armes ! A l’Hôtel de Ville ! A bas le gouvernement provisoire ! » Beaucoup crièrent : « A bas les riches ! »

« Non ! Non ! » dirent les autres, républicains austères qui ne voulaient pas transformer l’idée de février et dépasser les proportions d’une révolution politique. Un conflit éclata. La scission se fit sur le champ, tout de suite, violemment, à coups de poing, entre ceux qui se contentaient de Robespierre et ceux qui allaient jusqu’à Babeuf. L’amphithéâtre de la salle, qui sert d’orchestre, quand on y danse, servit de champ de bataille.

(…)

Mars 1848

L’Etat penche. Le trésor vide. La banqueroute approche. L’argent a disparu. Faillite sur faillite. (…) Nous sommes sur le radeau de la Méduse. Et la nuit tombe.

Quoi ! Depuis vingt ans chacun de nous apporte sa pierre à l’édifice de l’avenir, et c’est avec cette pierre qu’on veut nous lapider aujourd’hui !

Les hommes de février semblent s’entendre pour ébranler à qui mieux mieux l’ordre de choses qu’ils ont fondé (…) Je ne comprend pas qu’on ait peur du peuple souverain ; le peuple, c’est nous ; c’est avoir peur de soi-même.

Quant à moi, depuis trois semaines, je le vois tous les jours de mon balcon, dans cette vieille place Royale (…) Je le vois et je vous jure que je n’ai pas peur de lui.

Dans ce moment de panique, je n’ai peur que de ceux qui ont peur.

L’Etat chancelle, le pays est ébranlé (…) tout vacille et penche à la fois. Vous affirmez que vous sauverez tout.

(…)

Samedi 6 mai 1848

La fin de la séance (de l’Assemblée) se passa en motions à propos des événements de Rouen - le procureur Sénard avait le 27 avril fait tirer sur les ouvriers : 34 morts, 76 blessés, 42 arrestation, aucune victime dans les forces de l’ordre – qu’on ne qualifiait que « boucherie, tuerie, massacre, Saint-Barthélemy des ouvriers.

(…)

15 mai

L’invasion du 15 mai fut un étrange spectacle.

Qu’on se figure la halle mêlée au sénat. Des flots d’hommes déguenillés descendant ou plutôt ruisselant le long des piliers des tribunes basses et même des tribunes hautes jusque dans la salle, des milliers de drapeaux agités de toutes parts (…) partout des têtes, des épaules, es faces hurlantes, des bras tendus, des poings fermés ; personne ne parlant, tout le monde criant, les représentants immobiles ; cela dura trois heures.

(…)

19 mai

Lamartine, en dînant hier avec Alphonse Karr, lui dit : « Je vais donner ma démission ; car si je ne m’en vais pas dans trois jours, ils me chasseront dans quatre. »

(…)

La proclamation de l’abolition de l’esclavage se fit à la Guadeloupe avec solennité. Le capitaine de vaisseau Layrle, gouverneur de la colonie, lut le décret de l’Assemblée du haut d’une estrade élevée au milieu de la place publique et entourée d’une foule immense. C’était par le plus beau soleil du monde. Au moment où le gouverneur proclamait l’égalité de la race blanche, de la race mulâtre et de la race noire, il n’y avait sur l’estrade que trois hommes, représentant pour ainsi dire trois races : un blanc, le gouverneur ; un mulâtre qui lui tenait le parasol ; et un nègre qui lui portait son chapeau.

(…)

De février à mai, dans ces quatre mois d’anarchie où l’on sentait de toutes parts l’écroulement, la situation du monde civilisé fut inouïe. L’Europe avait peur d’un peuple : la France ; ce peuple avait peur d’un parti, la République ; et ce parti avait peur d’un homme, Blanqui.

Victor Hugo après la répression sanglante de la révolution ouvrière de juin 1848 :

"La Révolution, c’est la France sublimée. Il s’est trouvé, un jour, que la France a été dans la fournaise ; les fournaises à de certaines martyres guerrières font pousser des ailes, et de ces flammes cette géante est sortie archange. Aujourd’hui pour toute la terre de France s’appelle Révolution ; et désormais ce mot, Révolution, sera le nom de la civilisation jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le mot Harmonie. Je le répète, ne cherchez pas ailleurs le point d’origine et le lieu de naissance de la littérature du dix-neuvième siècle. Oui, tous tant que nous sommes, grands et petits, puissants et méconnus, illustres et obscurs, dans toutes nos oeuvres, bonnes ou mauvaises, quelles qu’elles soient, poèmes, drames, romans, histoire, philosophie, à la tribune des assemblées comme devant les foules du théâtre, comme dans le recueillement des solitudes, oui, pour tout, oui, toujours, oui, pour combattre les violences et les impostures, oui, pour réhabiliter les lapidés et les accablés, oui, pour conclure logiquement et marcher droit, oui, pour consoler, oui, pour secourir, pour relever, pour encourager, pour enseigner, oui, pour panser en attendant qu’on guérisse, oui, pour transformer la charité en fraternité, l’aumône en assistance, la fainéantise en travail, l’oisiveté en utilité, la centralisation en famille, l’iniquité en justice, le bourgeois en citoyen, la populace en peuple, la canaille en nation, les nations en humanité, la guerre en amour, le préjugé en examen, les frontières en soudures, les limites en ouvertures, les ornières en rails, les sacristies en temples, l’instinct du mal en volonté du bien, la vie en droit, les rois en hommes, oui, pour ôter des religions l’enfer et des sociétés le bagne, oui, pour être frères du misérable, du serf, du fellah, du prolétaire, du déshérité, de l’exploité, du trahi, du vaincu, du vendu, de l’enchaîné, du sacrifié, de la prostituée, du forçat, de l’ignorant, du sauvage, de l’esclave, du nègre, du condamné et du damné, oui, nous sommes tes fils, Révolution !"

Alors que les révolutionnaires de la Commune de Paris battus, arrêtés et assassinés et le peuple de Paris qui venait de tenter de prendre le pouvoir étaient pourchassés en France et honnis par toute la bourgeoisie européenne, Victor Hugo, réfugié en Belgique un pays qui refusait le droit d’asile aux réfugiés de la Commune, écrivait :

"Quant à moi, je déclare ceci : cet asile que le gouvernement belge refuse aux vaincus de Paris, je l’offre ! Où ? En Belgique ! Je fais à la Belgique cet honneur. J’offre l’asile : qu’un vaincu de la commune de Paris frappe à ma porte ; j’ouvre ; il est dans ma maison ; il est inviolable... Si l’on vient chez moi prendre un fugitif de la Commune, on me prendra."

Hugo rapporte la répression, féroce, de la bourgeoisie contre la Commune, dans "L’année terrible" :

"Sur une barricade, au milieu des pavés
Souillés d’un sang coupable et d’un sang pur lavés, L’enfant de douze ans est pris avec des hommes (...)"

Victor Hugo écrit :

"Qui arrête la révolution à mi-côte ? La bourgeoisie. Pourquoi ? Parce que la bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. (...) Il y en a qui disent qu’il faut me tirer un coup de fusil comme un chien. Pauvre bourgeoisie. Uniquement parce qu’elle a peur pour sa pièce de cent sous. (...) Ouvriers de Paris, vous faites votre devoir et c’est bien. Vous donnez là un bel exemple. La civilisation vous remercie. "

ou encore ...

"Les révolutions sont de magnifiques improvisatrices, un peu échevelées quelques fois."

"Il y a au fond du socialisme une partie des réalités douloureuses de notre temps et de tous les temps."

"Je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère."’

"Le droit de Paris de se déclarer commune est incontestable."

Le 31 mai 1871, il écrit : "La réaction commet à Paris tous les crimes. Nous sommes en pleine Terreur Blanche."

Le 5 juin 1871 : "Les nouvelles continuent d’être hideuses. Terreur de plus en plus blanche"

« Les Misérables », même si peu de commentateurs l’ont remarqué, est le grand roman du peuple révolutionnaire de Paris. Les héros en sont Gavroche, Enjolras, Courfeyras, Bahorel ou Marius. Le véritable fond de scène des Misérables, ce sont toutes les émeutes et révolutions à Paris entre 1830 et 1848. Et même les révolutions de 1789 à 1795 en passant par 1793.

« Les Misérables » (chapitre « Lézardes sous la fondation ») :
« Il y a dans les révolutions des nageurs à contre-courant : ce sont les vieux partis. (…) Toute révolution, étant un accomplissement normal, contient en elle sa légitimité, que de faux révolutionnaires déshonorent quelquefois, mais qui persiste, même souillée, qui survit, même ensanglantée. Les révolutions sortent, non d’un accident, mais de la nécessité. Une révolution est un retour du factice au réel. Elle est parce qu’il faut qu’elle soit. »

« Les Misérables » (chapitre « Louis-Philippe ») :
« Les révolutions ont le bras terrible et la main heureuse : elles frappent ferme et choisissent bien. Même incomplètes, même abâtardies, même mâtinées et réduites à l’état de révolution cadette, comme la révolution de 1830, il leur reste presque toujours assez de lucidité providentielle pour qu’elles ne puissent mal tomber. Leur éclipse n’est jamais une abdication. Pourtant, ne nous vantons pas trop haut ; les révolutions, elles aussi, se trompent, et de graves méprises se sont vues. »

« Les Misérables » (chapitre « Argot qui pleure et argot qui rit ») :
« La souffrance engendre la colère ; et tandis que les classes prospères s’aveuglent, ou s’endorment, ce qui est toujours fermer les yeux, la haine des classes malheureuses allume sa torche à quelque esprit chagrin ou mal fait qui rêve dans un coin et elle se met à examiner la société. L’examen de la haine, chose terrible. De là, si le malheur des temps le veut, ces effrayantes commotions qu’on nommait jadis des jacqueries, près desquelles les agitations purement politiques sont des jeux d’enfants qui ne sont plus la lutte de l’opprimé contre l’oppresseur (…) Tout s’écroule alors. Les jacqueries sont des tremblements de peuple. »

« Les Misérables » (chapitre « Le 5 juin 1832 ») :
« De quoi se compose l’émeute ? De rien et de tout. D’une électricité dégagée peu à peu, d’une flamme subitement jaillie, d’une force qui erre, d’un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui pensent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte. (…) Tels sont les éléments de l’émeute. Ce qu’il y a de plus grand et ce qu’il ya de plus intime. (…) Les émeutes éclairèrent en rouge, mais splendidement, toutes les saillies les plus originales du caractère parisien, la générosité, le dévouement, la gaieté orageuse, les étudiants prouvant que la bravoure fait partie de l’intelligence, la garde nationale inébranlable, des bivouacs de boutiquiers, des forteresses de gamins, le mépris de la mort chez les passants. (…) Il y a l’émeute et il y a l’insurrection ; ce sont deux colères ; l’une a tort, l’autre a le droit. (…) Tueurs de la Saint-Barthélemy, égorgeurs de Septembre. Massacreurs d’Avignon, assassins de Coligny, voilà l’émeute. La Vendée est une grande émeute catholique. (…) Du reste, insurrection, émeute, en quoi la première diffère de la seconde, le bourgeois, proprement dit, connaît peu ces nuances. Pour lui, tout est sédition, rébellion pure et simple, révolte du dogue contre le maître, essai de morsure qu’il faut punir de la chaîne et de la niche, aboiement jappement ; jusqu’au jour où la tête du chien, grossie tout à coup, s’ébauche vaguement dans l’ombre en face de lion. (…) Est-ce une émeute ? Est-ce une insurrection. C’est une insurrection ? »

« Les Misérables » (chapitre « Les bouillonnements d’autrefois ») :
« Rien n’est plus extraordinaire que le premier fourmillement d’une émeute. Tout éclate partout à la fois. Etait-ce prévu ? Etait-ce préparé ? Non. (…) Rive droite, rive gauche, sur les quais, sur les boulevards, dans le quartier latin, dans le quartier des halles, des hommes haletants ouvriers, étudiants, sectionnaires, lisaient des proclamations, criaient : aux armes, brisaient les réverbères, dételaient les voitures, dépavaient les rues, enfonçaient les portes des maisons, déracinaient les arbres, fouillaient les caves, roulaient des tonneaux, entassaient pavés, moellons, meubles, planches, faisaient des barricades. (…) En moins d’une heure, vingt-sept barricades sortirent de terre dans le seul quartier des halles. (…) L’insurrection, brusquement, avait bâti les barricades d’une main et de l’autre saisi presque tous les postes de la garnison. (…) L’insurrection s’était fait du centre de Paris une sorte de citadelle inextricable, tortueuse, colossale. (…) C’est le caractère propre des émeutes de Paris. »

« Les Misérables » (chapitre « Les excès de zèle de Gavroche ») :
« Pourvu que j’arrive à temps à la barricade ! (…) Gavroche se remit à chanter sa chanson :

Mais il reste encore des bastilles

Et je vais mettre le holà

Dans l’ordre public que voilà

Où vont les belles filles

Lon la

Quelqu’un veut-il jouer aux quilles ?

Tout l’ancien monde s’écroula

Quand la grosse boule roula

Où vont les belles filles

Lon la

Vieux bon peuple, à coups de béquilles

Cassons ce Louvre où s’étala

La monarchie en falbala

Où vont les belles filles

Lon la

Nous en avons forcé les grilles ;

Le roi Charles dix ce jour-là

Tenait mal et se décolla

Où vont les belles filles

Lon la »

« Les Misérables » (chapitre « La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg Saint-Antoine ») :

« Les deux plus mémorables barricades (…) sortirent de terre dan (…) l’insurrection de juin 1848 (qui fut) la plus grande guerre des rues qu’ait vue l’histoire. (…) L’une encombrait l’entrée du faubourg Saint-Antoine ; l’autre défendait l’approche du faubourg du Temple ; ceux devant qui se sont dressés, sous l’éclatant ciel bleu de juin, ces deux effrayants chefs-d’œuvre de la guerre civile, ne les oublieront jamais. La barricade Saint-Antoine était monstrueuse (…) Dix-neuf barricades s’étageaient dans la profondeur des rues derrière cette barricade mère. (…) C’était la collaboration du pavé, du moellon, de la poutre, de la barre de fer, du chiffon, du carreau défoncé, de la chaise dépaillée, du trognon de chou, de la loque, de la guenille, et de la malédiction. (…) En somme terrible. C’était l’acropole des va-nus-pieds. (…) Un vaste drapeau rouge y claquait dans le vent ; on y entendait les cris du commandement, les chansons d’attaque, des roulements de tambours, des sanglots de femmes, et l’éclat de rire ténébreux des meurt-de-faim. Elle était démesurée et vivante. L’esprit de révolution couvrait de son nuage ce sommet où grondait cette voix du peuple (…) Comme nous l’avons dit elle attaquait au nom de la révolution. (…) Dans le chaos de sentiments et de passions qui défendent une barricade, il y a de tout ; il y a de la bravoure, de la jeunesse, du point d’honneur, de l’enthousiasme, de l’idéal, de la conviction, de l’acharnement de joueur, et, surtout, des intermittences d’espoir. »

« Les Misérables » (chapitre « Gavroche dehors ») :

« L’oeil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, Gavroche chanta :
Je ne suis pas notaire,
C’est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C’est la faute à Rousseau.
(…) Une balle mieux ajustée et plus traître que les autres finit par atteindre l’enfant feu follet. (…)
Je suis tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à …. »

« Les Misérables » (chapitre « Les morts ont raison et les vivants n’ont pas tort ») :

« L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. (…) Cette réserve faite, et faite en toute sérénité, il nous est impossible de ne pas admirer, qu’ils réussissent ou non, les glorieux combattants de l’avenir, les confesseurs de l’utopie. Même quand ils avortent, ils sont vénérables. (…) On est injuste pour ces grands essayeurs de l’avenir quand ils avortent. On accuse les révolutionnaires de semer l’effroi. Toute barricade semble attentat. On incrimine leurs théories, on suspecte leur but, on redoute leur arrière-pensée, on dénonce leur conscience. »

« Les Misérables » (chapitre « Les héros ») :

« Cette barricade, construite comme elle l’était et admirablement contrebutée, était vraiment une de ces situations où une poignée d’hommes tient en échec une légion. (…) Les assauts se succédèrent. L’horreur alla grandissant. Alors éclata, sur ce tas de pavés, dans cette rue de la Chanvrerie, une lutte digne d’une muraille de Troie. Ces hommes hâves, déguenillés, épuisés, qui n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures, qui n’avaient pas dormi, qui n’avaient plus que quelques coups à tirer, qui tâtaient leurs poches vides de cartouches, presque tous blessés, la tête ou le bras bandé d’un linge rouillé et noirâtre, ayant dans leurs habits des trous d’où le sang coulait, à peine armés de mauvais fusils et de vieux sabres ébréchés, devinrent des Titans. La barricade fut dix fois abordée, assaillie, escaladée, et jamais prise. (…) C’était l’héroïsme monstre. »

Dans « Les Misérables » :

« L’histoire passe l’égout. Les Saint-Barthélemy y filtrent goutte à goutte entre les pavés. Les grands assassinats publics, les boucheries politiques et religieuses, traversent ce souterrain de la civilisation et y poussent leurs cadavres. (…) On respire dans les égouts la fétidité énorme des catastrophes sociales. (…) Il coule là une eau terrible où se sont lavées des mains sanglantes. »

Écrit en 1857-1858 :

Non, ce n’est pas la fin. Non, non, tout n’est pas dit.

Morne anxiété qui germe et qui grandit !

Tourment de la pensée après l’œuvre achevée !

Stupeur de l’aigle esprit en voyant sa couvée !

Scrupules du songeur sur ce qu’il a songé.

Se venger, c’est la loi du passé submergé.

C’est la vieille coutume et c’est la vieille table ;

Tout n’est pas dit après le verdict lamentable

Prononcé-paries cris, les pleurs, les désespoirs.

Vous êtes des bourreaux vous-mêmes, masques noirs !

Et le bourreau n’a pas le dernier la parole.

L’avenir triomphant veut une autre auréole

Que l’âpre flamboiement des expiations.

Dieu, vous m’envoyez les pâles visions ;

Dieu, comment choisir dans toutes ces nuées ?

La vierge est implacable ; et les prostituées

Sont féroces ; le mal, le bien sont toujours prêts,

Hélas, à se servir des mêmes couperets !

Les révolutions, ces grandes affranchies !

Sont farouches ; étant filles des monarchies.

Donc, quand le genre humain voulut, enfin lassé,

Entrer dans l’avenir et sortir. du passé,

Il n’aperçut pas d’autre ouverture que celle

Qui s’offrait, sous ce fer où l’éclair étincelle,

Entre ces deux poteaux, chambranles effrayants !

Oui, c’est la seule issue, hommes, ô tristes pas fuyants ;

Sortez par ce sépulcre. O mystère insondable !

Hélas ! c’est du passé la porte formidable !

Entrez dans l’avenir par ce pas sépulcral.

C’est à travers le mal qu’il faut sortir du mal.

Le genre humain, pour fuir de la sanglante ornière,

Marche sur une tête humaine, la dernière ;

C’est avec de l’enfer qu’il commence les cieux ;

Car l’homme en écrasant le monstre est monstrueux.

Eruption des droits de l’homme ! Sombres laves !

Sortie épouvantable et fauve des esclaves !

O toi que rien ne trouble et ne fait dévier !

Lugubre enfantement du Vingt-et-un janvier !

Tout un monde surgit, tout un monde s’écroule !

Fiacre horrible qui passe au milieu de la foule !

Sacerdoce et pouvoir sont là ; que disent-ils ?

Morne chuchotement de ces deux noirs profils !

Pendant qu’autour d’eux gronde, éclate et se proclame

La révolte du peuple et l’émeute de l’âme,

Pendant que, sur la terre et dans le firmament,

On entend le funèbre et double craquement

De l’ancien paradis et de l’ancien royaume,

Le roi spectre tout bas parle au prêtre fantôme.

Qu’est-ce qu’il avait fait, ce roi, ce condamné,

Ce patient pensif et pâle ? il était né.

Est-ce une injuste mort ? qui donc l’oserait dire ?

C’est la punition ; c’est aussi le martyre.

Responsabilité sombre de l’innocent !

O révolutions ! l’idéal est en sang ;

Le grandiose est fauve et l’horrible est sublime ;

Et comment expliquer ces aspects de l’abîme ?

Oh ! quels chocs de faisceaux, de tribuns, de pavois !

Je vois luire les fronts, j’entends parler les voix ;

La lumière est accrue et l’ombre est agrandie ;

Toute cette héroïque et fière tragédie

Passe devant mes yeux comme par tourbillons.

La Marseillaise dit : Formez vos bataillons !

Là-bas, dans un rayon de gouffre et de colère,

Le vieux bonnet damné du forçat séculaire

Luit au bout d’une pique, étrange labarum.

Ce n’est pas un sénat, ce n’est pas un forum,

C’est un tas de titans qui vient tout reconstruire.

Tous ces colosses noirs se mettent à bruire.

Nuit, tempête ; océan épouvantable et beau !

Chaque vague qui fuit s’appelle Mirabeau,

Robespierre, Brissot, Guadet, Buzot, Barnave,

Pétion... ― Hébert salit l’écume de sa bave.

― Et, submergé, saignant, arraché, mort, épars,

Le vieux dogme, partout, noyé de toutes parts,

Tombe, et tout le passé s’en va dans la même onde.

Danton parle ; il est plein de la rumeur d’un monde ;

C’est une idée et c’est un homme ; il resplendit ;

Il ébranle les cœurs et les murs ; ce qu’il dit

Est semblable au passage orageux d’un quadrige ;

Un torrent de parole énorme qu’il dirige,

Un verbe surhumain, superbe, engloutissant,

S’écroule de sa bouche en tempête, et descend

Et coule et se répand sur la foule profonde.

Il bâtit ? non, il brise ; il détruit ? non, il fonde.

Pendant qu’il jette au vent de l’avenir ses cris

Mêlés à la clameur des vieux trônes proscrits,

Le peuple voit passer une roue inouïe

De tonnerre et d’éclairs dont l’ombre est éblouie ;

Il parle ; il est l’élu, l’archange, l’envoyé !

Et l’interrompra-t-on ? qui l’ose est foudroyé !

Qui pourrait lui barrer la route ? qui ? personne.

Tout ploie en l’écoutant, tout vibre, tout frissonne,

Tant ces discours tombés d’en haut sont accablants,

Tant l’âme est forte, et tant, pour les hommes tremblants,

Ces roulements du char de l’esprit sont terribles !

Auprès des flamboyants se dressent les horribles ;

Justiciers, punisseurs, vengeurs, démons du bien.

― Grâce ! encore un moment ! grâce ! Ils répondent : Rien !

Entendez-vous Marat qui hurle dans sa cave !

Sa morsure au tyran s’en va baiser l’esclave.

Il souffle la fureur, les griefs acharnés ;

La vengeance, la mort, la vie, aux déchaînés ;

A plat ventre, grinçant des dents, livide, oblique,

If travaille à l’immense évasion publique ;

Il perce l’épais mur du bagne, et, dans son trou,

Du grand cachot de l’ombre il tire le verrou ;

Il saisit l’ancien monde, il en montre la plaie ;

Il le traîne de rue en rue, il est la claie ;

Il est en même temps la huée ; il écrit,

Le vent d’orage emporte et sème son esprit,

Une feuille de fange et d’aurore inondée,

Espèce de guenille horrible de l’idée ;

Il dénonce, il délivre ; il console, il maudit ;

De la liberté sainte il est l’âpre bandit ;

Il agite l’antique et monstrueuse chaîne,

Hideux, faisant sonner le fer contre sa haine ;

On voit autour de lui des ossements humains.

Charlotte, ayant le cœur des stoïques romains,

Seule osera tenter cet antre inabordable.

Il est le misérable, il est le formidable ;

Il est l’auguste infâme ; il est le nain géant ;

Il égorge, massacre ; extermine, en créant ;

Un pauvre en deuil l’émeut, un roi saignant le charme ;

Sa fureur aime ; il verse, une effroyable larme ;

Fauve, il pleure avec rage au secours des souffrants !

Il crie au mourant : Tue ! Il crie au volé : Prends !

Il crie à l’Opprimé : Foule aux pieds ! broie ! accable !

Doux pour une détresse et pour l’autre implacable,

Il fait à cette foule ; à cette nation,

A ce peuple, un salut d’extermination.

Dur, mais grand ; front livide entre les fronts célèbres !

Ténébreux, il attaque et détruit lés ténèbres.

Cette chauve-souris fait la guerre au corbeau.

Prêtre imposteur du vrai, difforme amant du beau,

Il combat l’ombre avec toutes, les armes noires,

Pierres, boue et crachats, affronts, cris dérisoires,

Hymnes à l’échafaud, poignard, rire infernal,

Il puise à pleines mains dans l’affreux arsenal ;

Cet homme peut toucher à tout, hors à la foudre.

La meule doit broyer si le moulin veut moudre ;

Sur les versants divers des abîmes penchants ;

Ceux qui paraissent bons, ceux qui semblent méchants,

Ébauchent en commun la même délivrance ;

Ils font le jour, ils font le peuple, ils font la France.

Qu’appelez-vous Bourbon, majesté, roi, dauphin ?

Toute chose dont sort l’indigence, la faim,

L’ignorance, le mal, la guerre, l’homme brute,

C’est fini, cela doit s’en aller dans la chute.

C’est une tête ? Eh bien, le panier la reçoit.

Ils marchent, détruisant l’obstacle, quel qu’il soit ;

Et c’est leur dogme à tous : ― tuer quiconque tue.

Ruine où l’ordre éclôt, vit et se constitue !

C’est par excès d’amour qu’ils abhorrent ; bonté

Devient haine ; ils n’ont plus de cœur que d’un côté

A force de songer au sort des misérables,

Et par miséricorde ils sont inexorables.
Pour eux, Louis dix sept, c’est déjà tout un roi ;
Qu’importe sa pâleur, sa fièvre, son effroi ?
Ils écoutent le triste avenir qui sanglote.
L’enfant a dans leurs mains la lourdeur d’un despote ;
Ils l’écrasent ― meurs donc ! ― sous le trône natal.
Ainsi tous les débris du vieux monde fatal,
Évêques mis aux fers, rois traînés à la barre,
Disparaissent, broyés sous leur pitié barbare.
Tigres compatissants ! formidables agneaux !
Le sang que Danton verse éclabousse Vergniaux ;
Sous la Montagne ainsi qu’aux pieds de la Gironde
La même terre tremble et le même flot gronde.
Oui, le droit se dressa sur les codes bâtards,
Oui, l’on sentit, ainsi qu’à tous les avatars,
Le tressaillement sourd du flanc des destinées
Quand, montant lentement son escalier d’années,
Le dix-huitième siècle atteignit quatrevingt.
Encor treize, le nombre étrange, et le jour vint !
Alors, comme il arrive à chaque phénomène,
A chaque changement d’âme de l’âme humaine,
Comme lorsque Jésus mourut au Golgotha,
L’éternel sablier des siècles s’arrêta,
Laissant l’heure incomplète et discontinuée ;
L’œil profond des penseurs plongea dans la nuée,
Et l’on vit une main qui retournait le temps.
On comprit qu’on touchait aux solennels instants,
Que tout recommençait, qu’on entrait dans la phase,
Que le sommet allait descendre sous la base,
Que le nadir allait devenir le zénith,
Que le peuple montait sur le roi qui finit.

Un blême crépuscule apparut sur Sodome,
Promesse menaçante ; et le peuple, pauvre homme,
Mendiant dont le vent tordait le vil manteau,
Forçat dans sa galère ou juif dans son ghetto,
Se leva, suspendit sa plainte monotone,
Et rit, et s’écria : ― Voici la grande automne !
La saison vient. C’est mûr. Un signe est dans les cieux.

La Révolution, pressoir prodigieux,
Commença le travail de la sainte récolte,
Et, des cœurs comprimés exprimant la révolte,
Broyant les rois caducs debout depuis Clovis,
Fit son œuvre suprême et triste, et, sous sa vis,
Toute l’Europe fut comme une vigne sombre.
Alors, dans le champ vague et livide de l’ombre ;
Se répandit, fumant, on ne sait quel flot noir,
O terreur ! et l’on vit ; sous l’effrayant pressoir,
Naître de la lumière à travers d’affreux voiles,
Et jaillir et couler du sang et des étoiles ;
On vit le vieux sapin des trônes ruisseler,
Tandis qu’on entendait l’ancien monde râler,
Et, le front radieux, la main rouge et fangeuse,
Chanter la Liberté, la grande vendangeuse.

Jours du peuple cyclope et de l’esprit titan !
Vie et trépas tournant le même cabestan !
Temps splendide et fatal qui mêle en sa fournaise
Au cri d’un Josaphat l’hymne d’une Genèse !

Quiconque t’osera regarder fixement,
Convention, cratère, Etna, gouffre fumant,
Quiconque plongera la fourche dans ta braise,
Quiconque sondera ce puits, : Quatrevingt-treize,
Sentira se cabrer et s’enfuir son esprit.
Quand Moïse vit Dieu, le vertige le prit ;
Et moi, devant l’histoire aux horizons sans nombre,
Je tremble, et j’ai le même éblouissement sombre.
Car c’est voir Dieu que voir les grandes lois du sort.

Non ! le glaive, la mort répondant à la mort,
Non, ce n’est pas la fin. Jette plus bas la sonde,
Mon esprit. Ce serait l’étonnement du monde
Et la déception des hommes qu’un progrès
Ne vînt pas sans laisser aux justes des ’regrets,
Que l’ombre attristât l’aube à se lever si lente,
Et que, pour ré toucher avec sa main sanglante
Le temps de lui céder la place et le chemin,
Toujours l’affreux hier ensanglantât demain !
Non, ce n’est pas la fin. Non, il n’est pas possible,
Dieu, que toute ta loi soit de changer de cible,
Et de faire passer le meurtre et le forfait
Des mains des rois aux mains du peuple stupéfait.
Le peuple ne veut pas de ce morne héritage.

Que serait donc l’effort de l’homme si le sage
N’avait à constater qu’un résultat si vain,
Le choc du droit humain contre le droit divin !
Et s’il n’apercevait que cette lueur trouble
Quand il écoute au fond de l’ombre la voix double,
Le passé, l’avenir, la matière, l’esprit,
La voix du peuple Enfer, la voix du peuple Christ !

C’est vrai, l’histoire est sombre. Ô rois ! hommes tragiques !
Démences du pouvoir sans limites ! logiques
De l’épée et du sceptre, exterminant, broyant,
Allant à travers tout à leur but effrayant !
Oh ! la toute-puissance a Caïn pour ancêtre.
Rien qu’à voir par éclairs les siècles apparaître,
Quels rêves inouïs ! que d’étranges lueurs :
Voici les idiots à côté des tueurs.
Zam, s’éveillant trop tard, met l’aurore à l’amende ;
Claude égorge sa femme et puis la redemande ;
Bajazet veut lier les vents à des poteaux ;
Xercès fouette la mer, Phur crache sur l’Athos.
O deuil ! le pharaon suivi du Barmécide ;
Ici le parricide et là l’infanticide ;
Pères dénaturés, fils en rébellion.
Octave usurpe, opprime, égorge, et dans Lyon
Soixante nations lui bâtissent un temple ;
La Flandre est un bûcher que Philippe contemple ;
Léon dix en riant étrangle un cardinal ;
Maxence après Galère apparaît infernal ;
Voilà Sanche, abruti d’ivresses funéraires ;
Celui-ci, Mahomet, tua ses dix-neuf frères ;
Après avoir frappé son père ; Manfredi
S’assied dessus jusqu’à ce qu’il soit refroidi ;
Les Transtamares font revivre les Orestes ;
Achab fait ramasser sous sa table ses restes
Par des hommes sans mains, sans pieds, sans dents, sans yeux ;
Caïus triomphe avec du sang jusqu’aux essieux ;
Richard d’York étouffe Édouard cinq ; Ramire
Le Mauvais est mauvais, mais Jean le Bon est pire ;
Sélim, tout effaré de débauche et d’encens ;
Court dans Stamboul, perçant de flèches les passants ;
Andronic détruit Brousse et dépeuple Nicée ;
Christiern fait tous les jours arroser d’eau glacée
Des captifs enchaînés nus dans les souterrains ;
Galéas Visconti, les bras liés aux reins,
Râle, étreint par les nœuds de la corde que Sforce
Passé dans les œillets de sa veste de force ;
Cosme, à l’heure où midi change en brasier le ciel,
Fait lécher par un bouc son père enduit de miel ;
Soliman met Tauris en feu pour se distraire ;
Alonze, furieux qu’on allaite son frère,
Coupe le bout des seins d’Urraque avec ses dents ;
Vlad regarde mourir ses neveux prétendants
Et rit de voir le pal leur sortir par la bouche ;
Borgia communie ; Abbas, maçon farouche,
Fait avec de la pierre et des hommes vivants
D’épouvantables tours qui hurlent dans les vents ;
Là, le sceptre vandale, ici la loi burgonde ;
Cléopâtre renaît pire dans Frédégonde ;
Ivan est sur Moscou, Carlos est sur Madrid :
Sous cet autre, Louis dit le Grand, on ouvrit
Les mères pour tuer leurs enfants dans leurs ventres.
Mais où sont donc les loups ! Oh ! les antres ! les antres !
La jungle-où les, boas’ glissent, fangeux et froids !
Est-ce du sang qui coule aux veines de ces rois ?
Ont-ils des cœurs aussi ? Sont-ils ce que nous sommes ?
Cieux profonds ! oh ! plutôt que l’aspect de ces hommes,
La rencontre du tigre, et, plutôt,que leur voix,
Le sourd rugissement du lion dans les bois !

Eh bien, vengeance donc ! mort ! malheur ! représailles !
La torche aux Rhamséions, aux Schœnbruns ; aux Versailles !
Qu’Ossa soit à son tour broyé par Pélion !
Au bourreau les bourreaux ! Justice ! talion !
Talion ! talion !
― Silence aux cris sauvages !
Non ! assez de malheur, de meurtre et de ravages !
Assez d’égorgements ! assez de deuil ! assez
De fantômes sans tête et d’affreux trépassés !
Assez de visions funèbres dans la brume !
Assez de doigts hideux, montrant le sang qui fume,
Noirs, et comptant les trous des linceuls dans la. nuit !
Pas de suppliciés dont le cri nous poursuit !
Pas de spectres jetant leur ombre sur nos têtes !
Nous sommes ruisselants de toutes les tempêtes ;
Il n’est plus qu’un devoir et qu’une vérité,
C’est, après tant d’angoisse et de calamité,
Homme, d’ouvrir son cœur, oiseau, d’ouvrir son aile
Vers ce ciel que remplit la grande âme éternelle !
Le peuple, que les rois broyaient sous leurs talons,
Est la pierre promise au temple, et nous voulons
Que la pierre, bâtisse,et non qu’elle lapide !
Pas de sang ! pas de mort ! C’est un reflux stupide
Que la férocité sur la férocité.
Un pilier d’échafaud soutient mal la cité.
Tu veux faire mourir ! Moi je veux faire naître !
Je mure le sépulcre et j’ouvre la fenêtre.
Dieu n’a pas fait le sang, à l’amour réservé,
Pour qu’on le donne à boire aux fentes du pavé.
S’agit-il de tuer ? O peuple il s’agit d’être.
Quoi ! tu veux te venger, passant ? de qui ? du maître ?
Si tu ne vaux pas mieux, que viens-tu faire ici ?

Tout mystère où l’on jette un meurtre est obscurci ;
L’énigme, ensanglantée est plus âpre à résoudre ;
L’ombre, s’ouvre terrible après le coup de foudre ;
Tuer n’est pas créer, et l’on se tromperait
Si l’on croyait que tout finit au couperet ;
C’est là qu’inattendue, impénétrable, immense,
Pleine d’éclairs subits, la question commence ;
C’est du bien et du mal ; mais le mal est plus grand.
Satan rit à travers l’échafaud transparent.
Le bourreau, quel qu’il soit, a le pied dans l’abîme ;
Quoi qu’elle fasse, hélas ! la hache fait un crime ;
Une lugubre nuit fume sur ce tranchant ;
Quand il vient de tuer, comme, en s’en approchant,
On frémit de le voir tout ruisselant, et comme
On sent qu’il a frappé dans l’ombre plus qu’un homme,
Sitôt qu’a disparu le coupable immolé,
Hors du panier tragique où la tête a roulé,
Le principe innocent, divin, inviolable,
Avec son regard d’astre à l’aurore semblable,
Se dresse, spectre auguste, un cercle rouge au cou.

L’homme est impitoyable, hélas, sans savoir où.
Comment ne voit-il pas qu’il vit dans un problème,
Que’ l’homme est solidaire’ avec ses monstres même,
Et qu’il ne peut tuer autre chose qu’Abel !
Lorsqu’une tête tombe, on sent trembler le ciel.
Décapitez Néron, cette hyène insensée,
La vie universelle est dans Néron blessée ;
Faites monter Tibère à l’échafaud demain,
Tibère saignera le sang du genre humain.
Nous sommes tous mêlés à ce que fait la Grève ;
Quand un homme, en public, nous voyant comme un rêve,
Meurt, implorant en vain nos lâches abandons,
Ce meurtre est notre meurtre et nous en répondons ;
C’est avec un morceau de notre insouciance,
C’est avec un haillon de notre conscience,
Avec notre âme à tous, que l’exécuteur las
Essuie en s’en allant son hideux coutelas.

L’homme peut oublier ; les choses importunes
S’effacent dans l’éclat ondoyant des fortunes ;
Le passé, l’avenir, se voilent par moments ;
Les festins, les flambeaux, les feux, les diamants,
L’illumination triomphale des fêtes,
Peuvent éclipser l’ombre énorme des prophètes
Autour des grands bassins, au bord des claires eaux ;
Les enfants radieux peuvent aux cris d’oiseaux
Mêler le bruit confus de leurs lèvres fleuries,
Et, dans le Luxembourg’ ou dans les Tuileries,
Devant les vieux héros de marbre aux poings crispés,
Danser, rire et chanter : les lauriers sont coupés !
La Courtille au front bas peut noyer dans les verres
Le souvenir des jours illustres et sévères ;
La valse peut ravir, éblouir, enivrer
Des femmes de satin, heureuses de livrer
Le plus de nudité possible aux yeux de flamme ;
L’hymen peut murmurer son chaste épithalame ;
Le bal masqué, lascif, paré, bruyant, charmant,
Peut allumer sa torche et bondir follement,
Goule au linceul joyeux, larve en fleurs, spectre rose ;
Mais, quel que soit le temps, quelle que soit la cause,
C’est toujours une nuit funeste au peuple entier
Que celle où, conduisant un prêtre, un guichetier
Fouille au trousseau de clefs qui pend à sa ceinture
Pour aller, sur le lit de fièvre et de torture,
Réveiller avant l’heure un pauvre homme endormi,
Tandis que, sur la Grève, entrevus à demi,
Sous les coups de marteau qui font fuir la chouette,
D’effrayants madriers dressent leur silhouette,
Rougis par la lanterne horrible du bourreau !

Le vieux glaive du juge a la nuit pour fourreau.
Le tribunal ne peut de ce fourreau livide
Tirer que la douleur, l’anxiété, le vide,
Le néant, le remords, l’ignorance et l’effroi,
Qu’il frappe au nom du peuple ou venge au nom du roi.

Justice ! dites-vous. ― Qu’appelez-vous justice ?
Qu’on s’entr’aide, qu’on soit des frères, qu’on vêtisse
Ceux qui sont nus, qu’on donne à tous le pain sacré,
Qu’on brise l’affreux bagne où le pauvre est muré,
Mais qu’on ne touche point à la balance sombre !
Le sépulcre où, pensif, l’homme naufrage et sombre,
Au delà d’aujourd’hui, de demain, des saisons,
Des jours, du flamboiement de nos vains horizons,
Et des chimères, proie et fruit de notre étude,
A son ciel plein d’aurore et fait de certitude ;
La justice en est l’astre immuable et lointain.
Notre justice à nous, comme notre destin,
Est tâtonnement, trouble, erreur, nuage, doute ;
Martyr, je m’applaudis ; juge, je me redoute ;
L’infaillible, est-ce moi, dis ? est-ce toi ? réponds.
Vous criez : ― Nos douleurs sont notre droit. Frappons.
Nous sommes trop souffrants, trop saignants, trop funèbres,
Pour ne ’pas condamner quelqu’un dans nos ténèbres. ―
Puisque vous ne voyez rien de clair dans le sort,
Ne vous hâtez pas trop d’en conclure la mort,
Fût-ce la mort d’un roi, d’un maître et d’un despote :
Dans la brume insondable où tout saigne et sanglote,
Ne vous hâtez pas trop de prendre vos malheurs,
Vos jours sans, feu, vos jours sans pain, vos cris, vos pleurs,
Et ce deuil qui sur vous et votre race tombe
Pour les faire servir à construire une tombe.
Quel pas aurez-vous fait pour avoir ajouté
A votre obscur destin, ombre et fatalité,
Cette autre obscurité que vous nommez justice ?
Faire de l’échafaud, menaçante bâtisse,
Un autel à bénir le progrès nouveau-né,
O vivants, c’est démence ; et qu’aurez-vous gagné.
Quand, d’un culte de mort lamentables ministres,
Vous aurez marié ces infirmes sinistres,
La justice boiteuse et l’aveugle anankè ?

Le glaive toujours cherche un but toujours manqué ;
La palme, cette flamme aux fleurs étincelantes.
Faite d’azur, frémit devant des. mains sanglantes,
Et recule et s’enfuit, sensitive des cieux !
La colère assouvie a le front soucieux.
Quant à moi, tu le sais, nuit calme où je respire,
J’aurais là, sous mes pieds, mon ennemi, le pire,
Caïn juge, Judas pontife, Satan roi,
Que j’ouvrirais, ma porte et dirais : Sauve-toi !

En avant ! du progrès reculons les frontières.
Non, l’élargissement des mornes cimetières,
O jeunes nations, n’est pas ce qu’il nous faut.
En avant !

Qu’est-ce donc qu’il nous veut, l’échafaud,
Cette charpente spectre accoutumée aux foules,
Cet îlot noir qu’assiège et que bat de ses houles,
La multitude, aux flots inquiets et mouvants,
Ce-sépulcre qui vient attaquer, les vivants,
Et qui, sur les palais ainsi que sur les bouges,
Surgit, levant un glaive au bout de ses bras rouges ?
Mystère qui, se livre aux carrefours, morceau
De la tombe qui vient tremper dans le ruisseau,
Bravant le jour, le bruit, les cris, bière effrontée
Qui, féroce, cynique et lâche, semble athée. !
O spectacle exécré dans les plus repoussants,
Une mort qui se fait coudoyer aux passants,
Qui permet qu’un crieur hors de l’ombre la tire !
Une mort qui n’a pas l’épouvante du rire,
Dévoilant l’escalier qui dans la nuit descend,
Disant : voyez ! marchant dans la rue, et laissant
La boue éclabousser son linceul semé d’astres ;
Qui, sur un tréteau, montre entre deux vils pilastres
Son horreur, son front noir, son œil de basilic ;
Qui consent à venir travailler en public,
Et qui, prostituée, accepte sur les places,
La familiarité des fauves populaces !

Quant à flatter la foule et les passants, non pas.

Ah ! le peuple est en haut, mais la foule est en bas.
La foule, c’est l’ébauche à côté du décombre ;
C’est le chiffre, ce grain de poussière du nombre ;
C’est le vague profil des ombres dans la nuit ;
La foule passe, crie, appelle, pleure, fuit
Versons sur ses douleurs la pitié fraternelle.
Mais quand elle se lève, ayant la force en elle,
On doit à la grandeur de la foule, au péril,
Au saint triomphe, au droit, un langage viril ;
Puisqu’elle est la maîtresse, il sied qu’on lui rappelle
Les lois d’en haut que l’âme au fond des cieux épelle,
Les principes sacrés, absolus, rayonnants ;
On ne baise ses pieds que nus, froids et saignants.
Ce n’est point pour ramper qu’on rêve aux solitudes.
Le songeur et la foule ont des rencontres rudes
C’était avec un front où la colère bout
Qu’Ezéchiel criait aux ossements : Debout !
Moïse était sévère en rapportant les tables ;
Dante grondait L’esprit des penseurs redoutables,
Grave, orageux, pareil au mystérieux vent
Soufflant du ciel profond dans le désert mouvant
Où Thèbes s’engloutit comme un vaisseau qui sombre,
Ce fauve esprit, chargé des balaiements de l’ombre,
A, certes, autre chose à faire que d’aller
Caresser, dans la nuit trop lente à s’étoiler,
Ce grand monstre de pierre accroupi qui médite,
Ayant en lui l’énigme adorable ou maudite ;
L’ouragan n’est pas tendre aux colosses émus ;
Ce n’est pas d’encensoirs que le sphinx est camus.
La vérité, voilà le grand encens austère
Qu’on doit à cette masse où palpite un mystère,
Et qui porte en son sein qu’un ventre appesantit
Le droit juste mêlé de l’injuste appétit.
Voici le peuple avec son épouse, l’idée,
Voici la populace avec son accordée,
La guillotine ; eh ! bien je choisis l’idéal
Qui supprime Tyburn abolit White Hall ;
Et quand la mort, ouvrant son désastreux registre,
Me dit : ― Que jettes-tu dans ce panier sinistre ?
Ou la tête du peuple, ou la tête du roi ? ―
Je dis : ― Ni celle-ci, ni celle-là. ― Ma loi,
C’est la vie ; et ma joie, ô Dieu, c’est l’aube pure.
Je ne suis pas de ceux qui font la pourriture ;
Je ne suis pas de ceux qui donnent à manger
Au sépulcre, où l’on voit ramper et s’allonger
L’affreux sarcopte éclos du miasme délétère ;
Je ne suis pas de ceux vers qui les vers de terre,
Béants, tournent leur tête aveugle dans la nuit.

Tout supplice est un fait contre la loi, traduit,
Pour l’éducation des foules indécises,
Devant l’esprit humain, suprême cour d’assises.
Saint prétoire, infaillible et grave tribunal
Où Beccaria juge aidé de Juvénal.
Le penseur n’absout point les grands forfaits lyriques
Que l’histoire engloutit sous ses panégyriques ;
Il excuse parfois, il n’approuve jamais.
Il veut de l’aube, et non du sang, sur les sommets.
Peuple ou roi, quel que soit le tuteur, il le blâme.
Pour lui l’assassinat, même illustre, est infâme ;
Tout temple est sombre avec une morgue au milieu.
Quand le sang coule, il dit : malheur ! admirant peu
Le resplendissement magnifique du glaive ;
Il n’a pas, quand le cri des victimes s’élève,
Pour éblouissement la grandeur du bourreau ;
Pour lui, Saint-Just poussant Danton au tombereau,
Louis quatorze affreux, penché sur les Cévennes,
Implacable, saignant la France aux quatre veines,
Titus livrant Sion massacrée aux vautours,
Quoi qu’on puisse alléguer et dire, c’est toujours
Le même crime errant dans la même nuit noire ;
Si grand que soit l’éclat, quelle que soit la gloire,
C’est toujours à ses yeux le meurtre, et, plein d’ennui,
Partout, il le condamne ; et tout ce qu’il sait, lui,
C’est qu’on ne lui fait pas accepter des décombres,
Des désastres, des morts, des écrasements sombres,
Même en posant dessus. la patte d’un lion.

Non, jamais de vengeance et pas de talion.
Quoi ! le cipaye irait jetant au feu des femmes
Et tordant des enfants, tout vivants dans les flammes ;
Quoi ! l’irlandais bigot, à travers le brouillard,
Surgirait, la massue au poing ; quoi, le lollard
Joindrait le fer qui frappe à la main qui mendie ;
Quoi ! le hubin boirait du sang ; quoi ! l’incendie
Eclairerait le rire horrible du truand ;
Le camisard aurait dans sa poche en tuant
Sa bible toute grasse à force d’être lue ; ―
Et l’âme incorruptible, et la bouche absolue,
La bouche du poète et l’âme du penseur
Se tairaient ! et le jour accepterait pour sœur,
Sous prétexte qu’ensemble autrefois nous souffrîmes,
L’aveugle obscurité, toute pleine de crimes !
Non, parle, et parle haut, vérité ! vérité !
La misère n’a pas le droit de cruauté ;
Les échafauds s’en vont et leur ombre s’efface ;
L’impassible équité ne veut pas qu’on en fasse,
Pas même avec le bois douloureux des grabats ;
Non ! nous n’admettons point, dans le deuil d’ici-bas,
Qu’on puisse être bourreau parce qu’on fut.victime.
Le meurtre fils des pleurs n’est pas plus légitime ;
Quand le faible dévient à son tour le plus fort,
La conscience donne à la rancune tort
Et force les instincts de vengeance à se taire,
Et l’on n’est point absous par ce juge pour faire
Du mal avec le mal que d’autres vous ont fait.

Cette livre de chair dont Shylock triomphait,
Malheur à qui la veut dans sa sauvage envie !
L’homme est le travailleur du printemps, de la vie,
De la graine semée et du sillon creusé,
Et non le créancier livide du passé.
Hélas ! des oppresseurs naissent les terroristes ;
Il n’est pas bon d’avoir, ô vieilles races tristes,
Pour père le haillon et pour mère la nuit ;
L’ignorance appartient au mal qui la séduit,
La misère au front morne élève mal les âmes.
La multitude peut jeter d’augustes flammes.
Mais qu’un vent souffle, on voit descendre tout à coup
Du haut de l’honneur vierge au plus bas de l’égout
La foule, cette grande et fatale orpheline ;
Et cette Jeanne d’Arc se change en Messaline.
Ah ! quand Gracchus se dresse aux rostres foudroyants,
Quand Cinégyre mord les navires fuyants,
Quand avec les Trois-cents, hommes faits ou pupilles,
Léonidas s’en va tomber-aux Thermopyles,
Quand Botzaris surgit, quand Schwitz confédéré
Brise l’Autriche avec son dur bâton ferré,
Quand l’altier Winkelried, ouvrant ses bras épiques ;
Meurt dans l’embrassement formidable des piques,
Quand Washington combat, quand Bolivar paraît,
Quand Pélage rugit au fond de sa forêt,
Quand la Convention impassible tient tête
A trente rois, mêlés dans la même tempête ;
Quand, liguée et terrible et rapportant la nuit,
Toute l’Europe accourt, gronde et s’évanouit,
Comme aux pieds de la digue une vague écumeuse,
Devant les grenadiers pensifs de Sambre-et-Meuse
C’est le peuple ; salut, ô peuple souverain !
Mais quand le lazzarone ou le transteverin.
De quelque Sixte-Quint baise à genoux la crosse,
Quand la cohue inepte, insensée et féroce,
Etouffe sous ses flots, d’un vent sauvage émus,
L’honneur dans Coligny, la raison dans Ramus,
Quand un poing monstrueux, de l’ombre où l’horreur flotte,
Sort, tenant aux cheveux la tête de Charlotte
Pâle du coup de hache et rouge du soufflet,
C’est la foule ; et ceci me heurte et me déplaît ;
C’est l’élément aveugle et confus ; c’est le nombre ;
C’est la sombre faiblesse et c’est la force sombre.
Certes, nous vénérons Sparte, Athènes, Paris,
Et tous les grands forums d’où partent les grands cris ;
Mais nous plaçons plus haut la conscience auguste.
Tout un peuple égaré ne pèse pas un juste ;
Tout un océan fou bat en vain un grand cœur.
Le nombre, masse obscure et facile au vainqueur,
Souvent rit des martyrs et trahit les apôtres ;
Et le droit n’est pas là ; nous ne voulons, nous autres
Ayant Danton pour père et Hampden pour aïeul,
Pas plus du tyran Tous que du despote Un Seul.

Le droit est au-dessus de Tous ; nul vent contraire
Ne le renverse ; et Tous ne peuvent rien distraire
Ni rien aliéner de l’avenir commun.
Le peuple souverain de lui-même, et chacun
Son propre roi ; c’est là le droit. Rien ne l’entame.
Quoi ! l’homme que voilà qui passe, aurait mon âme !
Honte ! il pourrait demain, par un vote hébété,
Prendre, prostituer, vendre ma liberté !
Jamais. La foule un jour peut couvrir le principe ;
Mais le flot redescend, l’écume se dissipe,
La vague en s’en allant laisse le droit à nu.
Qui donc s’est figuré que le premier venu
Avait droit sur mon droit ! qu’il fallait que je prisse
Sa bassesse pour joug, pour règle son caprice !
Que j’entrasse au cachot s’il entre au cabanon !
Que je fusse forcé de me faire chaînon
Parce qu’il plaît à tous de se changer en chaîne !
Que le pli du roseau devînt la loi du chêne !

Ah ! le premier venu, le passant, parlons-en.
Il contient un héros doublé d’un [...]
Les révolutions, durables, quoi qu’il fasse,
Ont pour cet inconnu qui jette à leur surface
Tantôt de l’infamie et tantôt de l’honneur,
Le dédain qu’a le mur pour le badigeonneur.
Voyez-le,.ce bourgeois de Paris ou d’Athènes
Ou de Rome, pareil à l’eau qui des fontaines
Tombe au pavés, s’en va dans le ruisseau fatal,
Et devient boue après avoir été cristal.
Cet homme étonne, après tant de jours beaux et rudes,
Par son indifférence. au fond des turpitudes,
Ceux mêmes qu’ont d’abord éblouis ses vertus ;
Il est Falstaff après avoir été Brutus ;
Il entre dans l’orgie en sortant de la gloire ;
Allez lui demander s’il sait sa propre histoire,
Ce qu’était Washington ou ce qu’a fait Bara,
Son cœur mort ne bat plus aux noms qu’il adora.
Naguère il restaurait les vieux cultes, les bustes
De ses héros tombés, de ses aïeux robustes,
Phocion expiré, Lycurgue enseveli,
Riego mort, et voyez maintenant quel oubli !
Triste corbeau honteux d’avoir été le cygne,
Il est si bien esclave à présent qu’il s’indigne
De ses hauts faits passés perdus dans la vapeur ;
Il y― 18 à son audace ancienne, il en a peur.
Il fut grand, et s’en lave ; il fut saint, et l’ignore.
Il ne s’aperçoit pas même qu’il déshonore
Par l’œuvre d’aujourd’hui son ouvrage d’hier
Il devient lâche et vil, lui qu’on a vu si fier ;
Et, sans que rien en lui se révolte et proteste,
Barbouille un cabaret sordide avec le reste
De la chaux dont il vient de blanchir un tombeau.
Mais quoi ! reproche-t-on son plumage au corbeau,
A l’air qui fuit, lé vent, à la mer qui s’écroule
L’onde, et ses millions de têtes à la foule ?.
Que sert de chicaner ses erreurs, son chemin,
Ses retours en arrière, à ce nuage humain,
A ce grand tourbillon des vivants, incapable,
Hélas ! d’être innocent comme d’être coupable ?
A quoi bon ? quoique vague, obscur, sans point d’appui,
Il est utile ; et tout en flottant devant lui,
Il a pour fonction, à Paris comme à Londre,
De faire le progrès, et d’autres d’en répondre ;
La République anglaise expire, se dissout,
Tombe, et laisse Milton derrière elle debout ;
La foule a disparu, mais le penseur demeure ;
C’est assez pour que tout germe et que rien ne meure.
Dans les chutes du droit rien n’est désespéré.
Qu’importe le méchant heureux, fier, vénéré ?
Tu fais des lâchetés, ciel profond ; tu succombes,
Rome ; la liberté va vivre aux catacombes ;
Les dieux sont au vainqueur. Caton reste aux vaincus.
Kosciusko surgit des os de Galgacus
On interrompt Jean Huss ; soit ; Luther continue.
La lumière est toujours par quelque bras tenue ;
On mourra, s’il le faut, pour prouver qu’on a foi ;
Et volontairement, simplement, sans effroi,
Des justes sortiront de la foule asservie,
Iront droit au sépulcre et quitteront la vie,
Ayant plus de dégoût des hommes que des vers.
Oh ! ces grands Régulus, de tant d’oubli couverts,
Arria, Porcia, ces héros qui sont femmes,
Tous ces courages purs, toutes ces fermes âmes,
Curtius, Adam Lux, Thraséas calme et fort,
Ce puissant Condorcet, ce stoïque Chamfort,
Comme ils ont chastement’ quitté la terre indigne !
Ainsi fuit la colombe, ainsi plane le cygne,
Ainsi l’aigle s’en va du marais des serpents.
Léguant l’exemple à tous, aux méchants, aux rampants,
A l’égoïsme, au crime, aux lâches cœurs pleins d’ombre,
Ils se sont endormis dans le grand sommeil sombre ;
Ils ont fermé les yeux ne voulant plus rien voir ;
Ces martyrs généreux ont sacré le devoir,
Puis se sont étendus sur la’ funèbre couche ;
Leur mort à la vertu donne un baiser farouche.

Ô caresse sublime et sainte du tombeau
Au grand, au pur, au bon, à l’idéal, au beau !
En présence de ceux qui disent : Rien n’est juste !
Devant tout ce qui trouble, et nuit, devant Locuste,
Devant Pallas, devant Carrier, devant Sanchez,
Devant les appétits sur, le néant penchés,
Les sophistes niant, les cœurs faux, les fronts vides,
Quelle affirmation que ces grands suicides !
Ah ! quand tout paraît mort dans le monde vivant,
Quand on ne sait s’il faut avancer plus avant,
Quand pas un cri du fond des masses ne s’élance,
Quand l’univers n’est plus qu’un vaste et lourd silence,
Quand rien ne semble plus témoigner ni vouloir,
Celui qui, des cercueils suivant le sentier noir,
Ira chercher ces morts dans leur asile austère,
Et qui se collera, l’oreille, contre terre,
Entendra leur tombeau dire à. voix haute : Oui.

Quoi ! le deuil triomphant, le meurtre épanoui,
Sont les conditions de nos progrès ! Mystère !
Quel est donc ce travail étrange de la terre ?
Quelle est donc cette loi du développement
De l’homme par l’enfer, la peine et le tourment ?
Pour quelque but final dont notre humble prunelle
N’aperçoit même pas ―la lueur éternelle,
L’être des profondeurs a-t-il donc décrété
Dans les azurs sans fond de la sublimité,
Que l’homme ne doit point faire un pas qui n’enseigne
De quel pied il chancelle et de quel flanc il saigne,
Que la douleur est l’or dont se paie ici-bas,
Le bonheur acheté par tant d’âpres combats ;
Que toute Rome doit commencer par un antre ;
Que tout enfantement doit déchirer le ventre ;
Qu’en ce monde l’idée aussi bien que la chair
Doit saigner, et, touchée en naissant par le fer,
Doit avoir, pour le deuil comme pour l’espérance,
Son mystérieux sceau de vie et de souffrance
Dans cette cicatrice auguste, le nombril ;
Que l’œuf de l’avenir, pour éclore en avril,
Doit être déposé dans une chose morte ;
Qu’il faut que le bien naisse et que l’épi mûr sorte
De cette plaie en fleur qu’on nomme le sillon ;
Que le cri jaillit mieux en mordant le bâillon ;
Que l’homme doit atteindre à des Edens suprêmes
Dont la porte déjà, dans l’ombre des problèmes,
Apparaît radieuse à ses yeux enflammés,
Mais que les deux battants en resteront fermés,
Malgré le saint, le christ, le prophète et l’apôtre,
Si Satan n’ouvre l’un, si Caïn n’ouvre l’autre ?
O contradictions terribles ! d’un côté
On voit la loi de paix, de vie et de bonté
Par-dessus l’infini dans les prodiges luire ;
Et de l’autre on écoute une voix triste dire :
― Penseurs, réformateurs, porte-flambeaux, esprits,
Lutteurs, vous atteindrez l’idéal ! à quel prix ?
Au prix du sang, des fers, du deuil, des hécatombes.
La route du progrès, c’est le chemin des tombes. ―
Voyez : le genre humain, à cette heure, opprimé
Par les forces sans yeux dont ce globe est formé,
Doit vaincre la matière, et, c’est là le problème,
L’enchaîner, pour se mettre en liberté lui-même.
L’homme prend la nature énorme corps à corps ;.
Mais comme elle résiste ! elle abat les plus forts.
Derrière l’inconnu la nuit se barricade ;
Le monde entier n’est plus qu’une vaste embuscade ;
Tout est piège. ; le sphinx, avant d’être dompté ;.
Empreint son ongle au flanc de l’homme épouvanté ;
Par moments, il sourit et fait des offres traîtres ;
Les savants, les songeurs, ceux qui sont les seuls prêtres,
Cèdent à ces appels funèbres et moqueurs ;
L’énigme invite, embrasse et brise ses vainqueurs ;
Les éléments, du moins ce qu’ainsi l’erreur nomme,
Ont des attractions redoutables sur l’homme ;
La terre au flanc profond tente Empédocle, et l’eau
Tente Jason, Diaz, Gama, Marco Polo,
Et Colomb que. dirige au fond des flots sonores
Le doigt du cavalier sinistre des Açores ;
Le feu tente Fulton, l’air tente Montgolfier.
L’homme fait pour tout vaincre ose tout défier.
Maintenant regardez les cadavres. La somme
De tous les combattants que le progrès consomme,
Étonne le sépulcre et fait rêver la mort.
Combien d’infortunés noyés dans leur effort
Pour atteindre à des bords nouveaux et fécondables !
Les découvertes sont des filles formidables
Qui dans leur lit tragique étouffent leurs amants.
O loi ! tous les tombeaux contiennent des aimants ;
Les grands cœurs ont l’amour lugubre du martyre,
Et le rayonnement du précipice attire.

Ceux-ci sacrifiant, ceux-là sacrifiés.
Cette croissance humaine où vous vous confiez
Sur nos difformités se développe et monte.
Destin terrifiant ! tout sert, même la honte ;
La prostitution a sa fécondité ;
Le crime a son emploi dans la fatalité ;
Étant corruption, un germe y peut éclore.
Ceci qu’on aime naît de ceci qu’on déplore.
Ce qu’on voit clairement, c’est qu’on souffre. Pourquoi ?
On entre dans le mieux avec des cris d’effroi ;
On sort presque à regret du pire où l’on séjourne.
Le genre humain gravit un escalier qui tourne
Et plonge dans la nuit pour rentrer dans le jour ;
On perd le bien de vue et le mal tour à tour ;
Le meurtre est bon ; la mort sauve ; la loi morale
Se courbe et disparaît dans l’obscure spirale.
A de certains moments, à Tyr comme à Sion,
Ce qu’on prend pour le crime est la punition ;
Punition utile et féconde, où surnage
On ne sait quelle vie éclose du carnage.
Les dalles de l’histoire, avec leurs affreux tas
De trahisons, de vols, d’ordures, d’attentats,
Avec leur effroyable encombrement de boue
Où de tous les Césars on voit passer la roue,
Avec leurs Tigellins, avec leurs Borgias,
Ne seraient que l’étable infâme d’Augias,
La latrine et l’égout du sort, sans le lavage
De sang que par instants on fait sur ce pavage.
C’est dans le sang que Rome et Venise ont fleuri.
Du sang ! et l’on entend dans les siècles ce cri :
― Une aile sort du ver et l’un engendre l’autre.
L’âge qui plane est fils du siècle qui se vautre.
Le monde reverdit dans le deuil, dans l’horreur ;
Champ sombre dont Nemrod est le dur laboureur !

Toute fleur est d’abord fumier, et la nature
Commence par manger sa propre pourriture ;
La raison n’a raison qu’après avoir-eu tort ;
Pour avancer d’un pas le genre humain se tord ;
Chaque évolution qu’il fait dans la tourmente
Semble une apocalypse où quelqu’un se lamente.
Ouvrage lumineux, ténébreux ouvrier.

Sitôt que le char marche il se met à crier.

L’esclavage est un pas sur l’anthropophagie ;
La guillotine, affreuse et de meurtres rougie,
Est un pas sur le croc, le pal et le bûcher ;
La guerre est un berger tout autant qu’un boucher ;
Cyrus crie : en avant ! tous les grands chefs d’armées,
Trouant le genre humain de routes enflammées ;
Ont une tache d’aube au front, noirs éclaireurs ;
Ils refoulent la nuit, les brouillards, les erreurs,
L’ombre, et le conquérant est le missionnaire
Terrible du rayon que contient le tonnerre.
Sésostris vivifie en tuant, Gengiskan
Est la lave féconde et sombre du volcan,
Alexandre ensemence, Attila fertilise.
Ce monde, que l’effort douloureux civilise,
Cette création où l’aube pleure et luit,
Où rien n’éclôt qu’après avoir été détruit,
Où les accouplements résultent des divorces,
Où Dieu semble englouti sous le chaos des forces,
Où le bourgeon jaillit du nœud qui l’étouffait,
C’est du mal qui travaille et du bien qui se fait.
Mais quelle ombre ! quels flots de fumée et d’écume !
Quelles illusions d’optique en cette brume !
Est-ce un libérateur, ce tigre qui bondit ?
Ce chef, est-ce un héros ou bien. est-ce un bandit ?
Devinez. Qui le sait ? dans ces profondeurs faites
De crime et de vertu, de meurtres et de fêtes,
Trompé par. ce qu’on voit et par ce qu’on entend,
Comment. retrouver l’astre en :tant d’horreur flottant ?

De là vient qu’autrefois tout semblait vain et trouble ;
Tout semblait de la nuit qui monte et qui redouble ;
Le vaste écroulement des faits tumultueux,
Les combats, les assauts traîtres et tortueux,
Les Carthages, les Tyrs, les Byzances, les Romes,
Les catastrophes, chute épouvantable d’hommes,
Avaient l’air d’un tourment stérile ; et, se suivant
Comme la grêle suit les colères du vent,
Et comme la.chaleur succède à la froidure,
Semblaient ne dégager qu’une loi Rien ne dure.
Les nations, courbant la tête, n’avaient plus
D’autre philosophie en ces flux et reflux
Que la rapidité des chars passant sur elles ;
Nul ne voyait le but de ces vaines querelles ;
Et Flaccus s’écriait : ― Puisque tout fuit, aimons,
Vivons, et regardons tomber l’ombre des monts ;
Riez, chantez, cueillez des grappes dans les treilles
Pour les pendre, ô Lydé, derrière vos oreilles ;
Ce peu de chose est tout. Par Bacchus, sur le poids
Des héros, des’ grandeurs, de la gloire et des rois,
Je questionnerai Caron, le passeur d’ombres ! ―

Depuis on a compris. Les foules et les nombres
Ont perdu leur aspect de chaos par degrés,
Laissant vaguement voir quelques points éclairés.
Quoi ! la guerre, le choc alternatif et rude
Des batailles tombant sur l’âpre multitude,
Sur le bloc-triste et brut des fauves nations,
Quoi ! ces frémissements et ces commotions
Que donne au droit qui naît, au peuple qui se lève,
La rencontre sonore et féroce du glaive,
Ce vaste tourbillon d’étincelles qui sort
Des combats, des héros s’entreheurtant, du sort,
Ce tumulte insensé des camps et des tueries,
Quoi ! le piétinement de ces cavaleries,
Les escadrons couvrant d’éclairs les régiments,
Quoi ! ces coups de canon battant ces murs fumants,
Ces coups d’épieux, ces coups d’estocs, ces coups de piques,
Le retentissement des cuirasses épiques,
Ces victoires broyant les hommes, cet enfer,
Quoi ! les sabres sonnant sur les casques de fer,
L’épouvante, les cris des mourants qu’on égorge...
― C’est le bruit des marteaux du progrès dans la forge.
― Hélas !
En même temps, l’infini, qui connaît
L’endroit où chaque cause aboutit, et qui n’est
Qu’une incommensurable et haute conscience ;
Faite d’immensité, de paix, de patience,
Laisse, sachant le but, choisissant le moyen,
Souvent, hélas ! le mal se faire avec du bien ;
Telle est la profondeur de l’ordre ; obscur, suprême,
Tranquille, et s’affirmant par ses démentis même.
C’est ainsi qu’un bandit de Marc Aurèle est né ;
C’est ainsi que, hideux, devant l’homme étonné,
Le ciel y consentant, avec le Christ auguste,
Avec la loi d’un saint, avec la mort d’un juste,
Avec ces mots si doux : ― Nourris quiconque a faim.
― Aime autrui comme toi. ― Ne fais pas au prochain
Ce que tu ne veux pas qu’à toi-même on te fasse.
Avec cette morale où tout est vie et grâce,
Avec ses dogmes pris au plus serein des cieux,
Loyola construisit son piège monstrueux ;
Sombre araignée à qui Dieu,. pour tisser sa toile,
Donnait des fils d’aurore et des rayons d’étoile.

Et même, en regardant plus haut, quel est celui
Qui s’écrira : ― Je suis l’astre, et j’ai toujours lui ;
Je n’ai jamais failli, jamais péché ; j’ignore
Les coups du tentateur à ma vitre sonore ;
Je suis sans faute. ― Est-il un juste audacieux
Qui s’ose affirmer pur devant l’azur des cieux ?
L’homme a beau faire, il faut qu’il cède à sa nature ;
Une femme l’émeut, dénouant sa ceinture,
Il boit, il mange, il dort, il a froid, il a chaud ;
Parfois la plus grande âme et le cœur le plus haut
Succombe aux appétits d’en bas ; et l’esprit quête
Les satisfactions immondes de la bête,
Regarde à la fenêtre obscène, et va, les soirs,
Rôder de honte en honte au seuil des bouges noirs.
Tout homme est le sujet de la chair misérable ;
Le corps est condamné, le sang est incurable ;.
Pas un sage n’a pu se dire, en vérité,
Guéri de la matière et de l’humanité.

Mal, bien, tel est le triste et difforme mélangea
Le bien est un linceul en même temps qu’un lange ;
Si le mal est sépulcre, il est aussi berceau ;
Ils naissent l’un de l’autre, et la vie est leur sceau.
Les philosophes pleins de crainte ou d’espérance,
Songent et n’ont entre eux pas d’autre différence,
En révélant l’Eden, et même en le prouvant,
Que le voir en arrière ou le voir en avant.
Les sages du passé disent : ― l’homme recule ;
II sort de la lumière et plonge au crépuscule,
L’homme est parti de tout pour naufrager dans rien.
Ils disent : bien et mal. Nous disons : mal et bien.
Mal et bien, est-ce là le mot ? le chiffre unique ?
Le dogme ? est-ce d’Isis la dernière tunique ?
Mal et bien, est-ce là toute la loi ? ― La loi !
Qui la connaît ? Quelqu’un parmi nous, hors de soi
Comme en soi, sous l’amas de faits, d’époques, d’âges,
A-t-il percé ce gouffre et fait ces grands sondages ?
Quelqu’un démêle-t-il le germe originel ?
Quelqu’un voit-il le point extrême du tunnel ?
Quelqu’un voit-il la base et voit-il la toiture ?
Avons-nous seulement pénétré la nature ?
Qu’est-ce que la lumière et qu’est-ce que l’aimant ?
Qu’est le cerveau ? de quoi se fait le mouvement ?
D’où vient que la chaleur manque aux rayons de lune ?
Qu’est-ce que c’est qu’une âme ? un astre en est-il une ?
Le parfum est-il l’âme errante du pistil ?
Une fleur souffre-t-elle ? un rocher pense-t-il ?
Qu’est-ce que l’Onde ? Etnas, Cotopaxis, Vésuves,
D’où vient le flamboiement de vos énormes cuves ?
Où donc est la poulie et la corde et le seau
Qui pendent dans ton puits, ô noir Chimborazo ?
Vivants ! distinguons-nous une chose d’un être ?
Qu’est-ce que mourir ? dis, mortel ! qu’est-ce que naître ?
Vous demandez d’un fait : est-ce toute la loi ?
Voyons, qui que tu sois, toi qui parles, dis-moi,
Qu’es-tu ? Tu veux sonder l’abîme ? es-tu de force
A scruter le travail des sèves sous l’écorce ;
A guetter, dans la nuit des filons souterrains,
L’hymen de l’eau terrestre avec les flots marins
Et la formation des métaux ; à poursuivre
Dans leurs antres le plomb, le mercure et. le cuivre,
Si bien que tu pourrais dire : Voici comment
L’or se fait dans la terre et l’aube au firmament !
Le peux-tu ? parle. Non. Eh bien, sois économe
D’axiomes sur-Dieu, de sentences sur l’homme,
Et ne prononce pas d’arrêts dans l’infini.
Et qui donc ici-bas, qui, maudit ou béni,
Peut de quoi que ce soit, force, âme, esprit, matière,
Dire : ― Ce que j’ai là, c’est la loi tout entière ;
Ceci, c’est Dieu, complet, avec tous ses rayons ;
Mettez-le-moi bien vite en vos collections,
Et tirez le verrou de peur qu’il ne s’échappe.
Savant dans son usine ou prêtre sous sa chape,
Qui donc nous montrera le sort des deux côtés ?
Qui se promènera dans les éternités,
Comme dans les jardins de Versailles Lenôtre ?
Qui donc mesurera l’ombre d’un bout à l’autre,
Et la vie et la tombe, espaces inouïs
Où le monceau des jours meurt sous l’amas des nuits,
Où de vagues éclairs dans les ténèbres glissent ;
Où les extrémités des lois s’évanouissent !

Que cette obscure loi du progrès dans le deuil,
Du succès dans la chute et du port dans l’écueil,
Soit vraie ou fausse, absurde et folle, ou démontrée ;
Que, dragon, de l’Eden elle garde l’entrée,
Ou ne soit qu’un mirage informe, le certain
C’est que, devant l’énigme et devant le destin,
Les plus fermes parfois s’étonnent et fléchissent.
A peine dans la nuit quelques cimes blanchissent,
Que la brume a déjà repris d’autres sommets ;
De grands monts, qui semblaient lumineux à jamais,
Qu’on croyait délivrés de l’abîme, s’y dressent,
Mais noirs, et, lentement effacés, disparaissent.
Toutes les vérités se montrent un moment,
Puis se voilent, le verbe avorte en bégaiement ;
Le jour, si c’est du jour que cette clarté sombre,
N’a l’air de se lever que pour regarder l’ombre ;
On ne voit plus le phare ; on ne sait que penser ;
Vient-on de reculer, ou vient-on d’avancer ?
Oh ! dans l’ascension humaine, que la marche
Est lente, et comme on sent la pesanteur de l’arche !
Comme ceux qui de tous portent les intérêts
Ont l’épaule meurtrie aux angles du progrès !
Comme tout se défait et retombe à mesure !
Pas de principe acquis ; pas de conquête sûre ;
A l’instant où l’on croit l’édifice achevé,
Il s’écroule, écrasant celui qui l’a rêvé ;
Le plus grand siècle peut avoir son heure immonde ;
Parfois sur tous les points du globe un fléau gronde,
Et l’homme semble pris d’un accès de fureur.
L’Européen, ce frère aîné, joute d’horreur
Avec le caraibe, avec le malabare ;
L’Anglais civilisé passe l’Indou barbare ;
O pugilat hideux de Londre et de Delhy !
Le but humain s’éclipse en un infâme oubli,
Il est nuit du Danube au Nil, du Gange à l’Ebre.
L’antique continent est sanglant et funèbre,
L’ancien monde est hagard ; mais dans l’autre, ô clarté,
Du moins je vois venir à moi la Liberté.
Qu’est-ce que tu me veux, ô marchande d’esclaves ?
Quoi ! de ses fers brisés, l’homme fait des entraves !
La tache qui flétrit Stamboul à son déclin
Souille l’aube du monde auguste de Franklin !
Sur la terre de Penn les chiens chassent aux hommes,
Néron et Borgia, ces spectres des deux Romes,
Entendent sur leur tombe un bruit toujours grossi
De fers et de carcans ; et Washington aussi.
Ah ! l’esclavage au front abject, aux yeux obliques,
Deuil pour les royautés, est honte aux républiques.
Derrière un nègre aux fers il ne reste plus rien.
Quand un est. paria, qui donc est citoyen ?
Le droit, le plus sacré de tous les noms qu’on nomme,
Est entier ; il suffit qu’il soit absent d’un homme
Et qu’un seul n’en ait pas pour que nul n’en ait plus.
O genre humain, malgré tant d’âges révolus,
Ta vieille loi de haine est toujours la plus forte,
L’Évangile est toujours la grande clarté morte.
La fraternité râle et l’amour est proscrit,
Et tu n’as pas encor décloué Jésus-Christ.

N’importe. Allons au but, continuons. Les choses,
Quand l’homme tient la clef, ne sont pas longtemps closes.
Peut-être qu’elle-même, ouvrant ses pâles yeux,
La nuit, lasse du mal, ne demande pas mieux.
Que de trouver celui qui saura. la convaincre.
Le devoir de l’obstacle est de se laisser vaincre.
L’obscurité nous craint et recule en grondant.
Regardons les penseurs de l’âge précédent,
Ces héros, ces géants, qu’une même âme anime,
Détachés par la mort de leur travail sublime,
Passer, les pieds poudreux et le front étoilé ;
Saluons la sueur du relai dételé ;
Et marchons. Nous aussi, nous avons notre étape.
Le pied de l’avenir sur notre pavé frappe ;
En route ! Poursuivons le chemin commencé ;
Augmentons l’épaisseur de l’ombre du passé ;
Laissons derrière nous, et le plus loin possible,
Toute l’antique horreur, de moins en moins visible.
Déjà le précurseur dans ces brumes brilla ;
Platon vint jusqu’ici, Luther a monté là ;
Voyez, de grands rayons marquent de grands passages ;
L’ombre est pleine partout du flamboiement des sages ;
Voici l’endroit profond où Pascal s’est penché,
Criant : gouffre ! Jean-Jacque où je marche a marché ;
C’est là que, s’envolant lui-même aux cieux, Voltaire,
Se sentant devenir sublime, a perdu terre,
Disant : Je vois ! ainsi qu’un prophète ébloui.
Luttons, comme eux ; luttons, le front épanoui ;
Marchons ! un pas qu’on fait, c’est un champ qu’on révèle ;
Déchiffrons dans les temps nouveaux la loi nouvelle ;
Le cœur n’est jamais sourd, l’esprit n’est jamais las,
Et la route est ouverte au fiers apostolats.

Qu’est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises ?
C’est Charles premier, roi. Les communes anglaises
Ont fait ce monument de justice. Et quel est
Cet homme à l’œil sévère, au rude gantelet,
Qui s’avance pensif vers la bière hagarde,
Soulève le couvercle effrayant, et regarde ?
C’est Cromwell. Il fut grand ; tout devant lui trembla.

Soit ; nous ne voulons plus de ces spectacles-là.
C’est grand dans le passé ; c’est mauvais dans notre âge.
Quoiqu’un reste de nuit nous souille et nous outrage,
Désormais, ô vivants, nous avons fait ce pas,
Il faut aux nations un sauveur qui n’ait pas
De curiosité pour les têtes coupées ;
Nous rejetons la hache au tas noir des épées ;
Nous l’abhorrons ; il faut aux hommes maintenant
Un libérateur pur, apaisé, rayonnant,
Qui ne soit pas vampire en même temps qu’archange,
Et qui n’ait pas au front, en tirant de la fange
Les peuples de misère et d’opprobre couverts,
La sinistre lueur des cercueils entr’ouverts.

Non ! Jamais d’échafauds ! C’est par d’autres répliques
Que doivent s’affirmer les saintes républiques.
Ce siècle, le plus grand des siècles, l’a compris.
Le jour où Février se leva sur Paris,
Il fit deux parts de l’œuvre immense de nos pères,
Et, grave, agenouillé devant les grands mystères,
Ne gardant que le droit, rendit à Dieu la mort.
Notre doigt n’est pas fait pour presser le ressort
De ce fer monstrueux qui tombe et se relève ;
La liberté n’est pas un outil de la Grève ;
Elle s’emmanche mal au couperet hideux ;
Carrier, Le Bas, Hébert, sont des Philippes deux ;
Fouquier-Tinville touche au duc d’Albe, Barrière
Vaut de Maistre, et Chaumette a Bâville pour frère ;
Marat, Couthon, Saint-Just, d’où la vengeance sort,
Servent la vie avec les choses de la mort ;
Ce qu’ils font est fatal ; c’est toujours la vieille œuvre,
Et l’on y sent le froid de l’antique couleuvre.
Non, le bien ne doit point avoir de repentirs.
Au nom de tous les morts et de tous les martyrs,
Non, jamais de vengeance ! et la vie est sacrée.
L’aigle des temps nouveaux, planant dans l’empyrée,
Laisse le sang rouiller le bec du vieux vautour.
Le peuple doit grandir, étant maître à son tour,
Et c’est par la douceur que la grandeur se prouve.
Vie et Paix ! Nos enfants ne tettent plus la louve ;
Notre avenir n’est plus dans un antre, allaité
Par l’affreux ventre noir de la fatalité.

Ce patient traîné dans un tombeau qui roule,
Ces prunelles de tigre éclatant dans la foule,
Ce prêtre, ce bourreau, tout ce groupe fatal,
Ce tréteau, pilori s’il n’est pas piédestal,
Ce panier, cette fosse infâme qui se creuse,
Cette hache, c’était de l’ombre malheureuse ;
Cela cachait le ciel, le vrai, l’astre éclipsé ;
C’était du crépuscule et c’était du passé ;
Le peuple sent en lui sa nouvelle âme éclore,
Et ne veut rien de l’ombre et veut tout de l’aurore.
Avançons. Le progrès, c’est un besoin d’azur.
Certes, Danton fut grand ; Robespierre était pur ;
Jadis, broyant, malgré les cris et les menaces,
Les mâchoires de l’hydre entre ses poings tenaces,
Gladiateur géant du cirque des fléaux,
Mordu par toute l’ombre et par tout le chaos,
Ce grand Quatrevingt-treize a fait ce qu’il dut faire ;
Mais nous qui respirons l’idéale atmosphère,
Nous sommes d’autres cœurs ; les temps fatals sont clos ;
Notre siècle, au-dessus du vieux niveau des flots,
Au-dessus de la haine, au-dessus de la crainte,
Fait sa tâche ; il construit la grande Babel sainte ;
Dieu laisse, cette fois l’homme bâtir sa tour.
La république doit s’affirmer par l’amour,
Par l’entrelacement des mains et des pensées,
Par tous les lys s’ouvrant à toutes les rosées,
Par le beau, par le bon, par le vrai, par le grand,
Par le progrès debout-vivant, marchant, flagrant,
Par la matière à l’homme enfin libre asservie,
Par le sourire auguste et calme de la vie,
Par la fraternité sur tous les seuils riant,
Et par une blancheur immense à l’orient :
Après le dix août superbe, où dans la brume
Sous le dernier éclair le dernier trône fume,
Après Louis, martyr de son hérédité,
Roi que brisa la France en mal de liberté,
Après cette naissance, après cette agonie,
Toute l’œuvre tragique et farouche est finie.
L’ère d’apaisement suit l’ère de terreur.
Le droit n’a pas besoin de se mettre en fureur,
Et d’arriver les mains pleines de violences,
Et de jeter un glaive au plateau des balances.
Il paraît, on tressaille ; il marche ; on dit : C’est Dieu.

Mort à la mort ! Au feu la loi sanglante ! au feu
Le vieux koran de fer, l’affreux code implacable
Qui tord l’irrémissible avec l’irrévocable,
Qui frappe, qui se venge, et qui se trompe ! A bas,
Croix qui saisis Jésus et lâches Barrabas !
A bas, potence,. avec toutes tes branches noires !
Fourche que Vouglans mêle à ses réquisitoires,
Solive épouvantable où Tristan s’accouda,
Machine de Tyburn et de la Cébeda,
Démolis-toi toi-même, et croule, mutilée,
Avec le saint-office et la chambre étoilée,
Et tourne contre toi la mort que tu contiens !
Charpente que l’enfer fait lécher : à ses chiens,
Va pourrir dans la terre éternelle et divine
Qui ne te connaît point,’ toi l’arbre sans racine,
Qui t’exclut de la sève et qui ne donne pas
La vie au, bois féroce où germe le trépas !
Fuis, dissous-toi ; perds-toi dans la grande nature !
Engins qu’a maniés le meurtre et la torture,
O monstrueux outils de la tombe, assassins,
Rappelez-vous les bons, les innocents, les saints,
Et, demandez-vous-en compte les uns aux autres !
Tous les crimes du faible ont pour source les vôtres.

Poutre, ébrèche la hache et brise le couteau !
Hache, deviens cognée et frappe le poteau !
Frappe ! Exterminez-vous, ô ténébreux complices !
Et tombe pêle-mêle, ô forêt des supplices,
Roue, échelle, garrot, gibet, et glaive, et faulx,
Sous le bras du progrès, bûcheron d’échafauds !

Non, non quoi que ce soit qui ressemble à la haine.
N’est pas le dénouement, et l’aurore est certaine ;
C’est au bonheur que doit, quoi qu’on fasse, aboutir
L’effort humain, ce sombre et souriant martyr ;
La vie aux yeux sereins sort toujours de la tombe ;
Tout déluge a pour fin le vol d’une colombe
Jamais l’espoir sacré n’a dit : Je me trompais.
Oh ! ne vous lassez point, penseurs ; versez la paix,
Versez la foi, versez l’idée et la prière,
Et sur ces flots de nuit des torrents de lumière !
Gloire à Dieu ! nul progrès ne se fait à demi...
Le malheur du méchant, le deuil de l’ennemi,
Non, ce n’est pas le but, sous ce ciel qui déborde
De bonté, de pardon, d’extase et, de concorde.
Vivants, toutes les fois que ce globe de fer,
Ébauche un peu d’éden, ruine un peu d’enfer,
Et qu’un écueil s’écroule ; et qu’un phare flamboie,
Et que les nations font des pas vers la joie
En luttant, en cherchant ; en priant, en aimant
Le ciel rayonné et semble un grand consentement.

Ô tous ! vivez, marchez, croyez ! soyez tranquilles.
― Mais quoi ! le râle sourd des discordes civiles,
Ces siècles de douleurs, de, pleurs, d’adversités,
Hélas ! tous ces souffrants, tous ces déshérités,
Tous ces proscrits, le deuil, la haine universelle,
Tout ce qui dans le fond des âmes s’amoncelle,
Cela ne va-t-il pas éclater tout à coup ?
La colère est partout, la fureur est partout ;
Les cieux sont noirs ; voyez, regardez ; il éclaire !
Qu’est-ce que la fureur ? qu’importe la colère ?
La vengeance sera surprise de son fruit ;
Dieu nous transforme ; il a pour tâche en notre nuit
L’auguste avortement de la foudre en aurore.

Dieu prend dans notre cœur la haine et la dévore ;
Il se jette sur nous des profondeurs du jour ;
Et nous arrache tout de l’âme, hors l’amour ;
Avec ce bec d’acier, la conscience, il plonge
Jusqu’à notre pensée et jusqu’à notre songe,
Fouille notre poitrine et, quoi que nous fassions,
Jusqu’aux vils intestins qu’on nomme passions ;
Il pille nos instincts mauvais, il nous dépouille
De ce qui nous tourmente et de ce qui nous souille ;
Et, quand il nous a faits pareils au ciel béni,
Bons et purs, il s’envole, et rentre à l’infini ;
Et, lorsqu’il a passé sur nous, l’âme plus grande
Sent qu’elle ne hait plus, et rend grâce, et demande :
Qui donc m’a prise ainsi dans ses serres de feu ?
Et croit que c’est un aigle, et comprend que c’est Dieu.
Pour atteindre à ce but, l’amour, tous les contraires,
Désarmés, attendris, calmés, deviendront frères ;
Nous verrons se confondre en douces unions
Ce que nous acceptons et ce que nous nions ;
Les parfums sortiront à travers les écorces ;
L’idée éclairera l’aveuglement des forces ;
L’antique antagonisme entre l’âme et le corps
Sera comme une lyre aux célestes accords ;
Le souffle baisera l’argile, et la matière
Plongera dans l’esprit sa farouche frontière ;
La charrue aidera l’hymne, et les travailleurs
Auront aux mains la gerbe et sur le front des fleurs ;
Car pour le verbe saint nulle voix n’est muette !
La pioche du mineur, la strophe du poète,
Creusent la même énigme et cherchent le même or.
Qu’importe les chemins où l’homme marche encor
Tantôt mouillé de pluie et tantôt blanc de poudre !

C’est en fraternité que tout doit se dissoudre ;
Et Dieu fera servir le calcul, la raison,
L’étude et la science, à cette guérison.

Peuples, Demain n’est pas un monstre qui nous guette
Ni la flèche qu’Hier en s’enfuyant nous jette.
Ô peuples ! l’avenir est déjà parmi nous.
Il veut le droit de tous comme. le pain pour tous ;
Calme,, invincible, au champ de bataille suprême,
Il lutte ; à voir comment il frappe, on sent qu’il aime ;
Regardez-le passer, ce grand soldat masqué !
Il se dévoilera, peuples, au jour marqué ;
En attendant il fait son ouvre ; la pensée
Sort, lumière, à travers sa visière baissée ;
Il lutte pour la femme, il lutte pour l’enfant,
Pour le peuple qu’il sert, pour l’âme qu’il défend,
Pour l’idéal splendide et libre ; et la mêlée,
Sombre, de ses deux yeux de flamme est étoilée.

Son bouclier, où luit ce grand mot : Essayons !
Est fait d’une poignée énorme de rayons.
Il ébauche l’Europe, il achève la France ;
Il chasse devant lui, terrible, l’ignorance,
Les superstitions où les cœurs sont plongés,
Et tout le tourbillon des pâles préjugés.
Oh ! ne le craignez pas, peuples ! son nom immense
C’est aujourd’hui combat et c’est demain clémence.


Extraits de "L’année terrible" :

Voici le peuple : il meurt, combattant magnifique,
Pour le progrès

PARIS BLOQUE

O ville, tu feras agenouiller l’histoire.
Saigner est ta beauté, mourir est ta victoire.
Mais non, tu ne meurs pas. Ton sang coule, mais ceux
Qui voyaient César rire en tes bras paresseux,
S’étonnent : tu franchis la flamme expiatoire,
Dans l’admiration des peuples, dans la gloire,
Tu retrouves, Paris, bien plus que tu ne perds.
Ceux qui t’assiègent, ville en deuil, tu les conquiers.
La prospérité basse et fausse est la mort lente ;
Tu tombais folle et gaie, et tu grandis sanglante.
Tu sors, toi qu’endormit l’empire empoisonneur,
Du rapetissement de ce hideux bonheur.
Tu t’éveilles déesse et chasses le satyre.
Tu redeviens guerrière en devenant martyre ;
Et dans l’honneur, le beau, le vrai, les grandes moeurs,
(…)
Rien n’est plus admirable ; et Paris a dompté
L’univers par la force où l’on sent la bonté.
Ce peuple est un héros et ce peuple est un juste.
Il fait bien plus que vaincre, il aime.

O ville auguste,
Ce jour-là tout tremblait, les révolutions
Grondaient, et dans leur brume, à travers des rayons,
Tu voyais devant toi se rouvrir l’ombre affreuse
Qui par moments devant les grands peuples se creuse ;
Et l’homme qui suivait le cercueil de son fils
T’admirait, toi qui, prête à tous les fiers défis,
Infortunée, as fait l’humanité prospère ;
Sombre, il se sentait fils en même temps que père,
Père en pensant à lui, fils en pensant à toi.

Que ce jeune lutteur illustre et plein de foi,
Disparu dans le lieu profond qui nous réclame,
O peuple, ait à jamais près de lui ta grande âme !
Tu la lui donnas, peuple, en ce suprême adieu.
Que dans la liberté superbe du ciel bleu,
Il assiste, à présent qu’il tient l’arme inconnue,
Aux luttes du devoir et qu’il les continue.
Le droit n’est pas le droit seulement ici-bas ;
Les morts sont des vivants mêlés à nos combats,
Ayant tantôt le bien, tantôt le mal pour cibles ;
Parfois on sent passer leurs flèches invisibles.
Nous les croyons absents, ils sont présents ; on sort
De la terre, des jours, des pleurs, mais non du sort ;
C’est un prolongement sublime que la tombe.
On y monte étonné d’avoir cru qu’on y tombe.
Comme dans plus d’azur l’hirondelle émigrant,
On entre plus heureux dans un devoir plus grand ;
On voit l’utile avec le juste parallèle ;
Et l’on a de moins l’ombre et l’on a de plus l’aile.
O mon fils béni, sers la France, du milieu
De ce gouffre d’amour que nous appelons Dieu ;
Ce n’est pas pour dormir qu’on meurt, non, c’est pour faire
De plus haut ce que fait en bas notre humble sphère ;
C’est pour le faire mieux, c’est pour le faire bien.
Nous n’avons que le but, le ciel a le moyen.
La mort est un passage où pour grandir tout change ;
Qui fut sur terre athlète est dans l’abîme archange ;
Sur terre on est borné, sur terre on est banni ;
Mais là-haut nous croissons sans gêner l’infini ;
L’âme y peut déployer sa subite envergure ;
C’est en perdant son corps qu’on reprend sa figure.
Va donc, mon fils ! va donc, esprit ! deviens flambeau.
Rayonne. Entre en planant dans l’immense tombeau !
Sers la France. Car Dieu met en elle un mystère,
Car tu sais maintenant ce qu’ignore la terre,
Car la vérité brille où l’éternité luit,
Car tu vois la lumière et nous voyons la nuit.
(…)
Quand finira ceci ? Quoi ! ne sentent-ils pas
Que ce grand pays croule à chacun de leurs pas !
Châtier qui ? Paris ? Paris veut être libre.
Ici le monde, et là Paris ; c’est l’équilibre.
Et Paris est l’abîme où couve l’avenir.
Pas plus que l’Océan on ne peut le punir,
Car dans sa profondeur et sous sa transparence
On voit l’immense Europe ayant pour coeur la France.
Combattants ! combattants ! qu’est-ce que vous voulez ?
Vous êtes comme un feu qui dévore les blés,
Et vous tuez l’honneur, la raison, l’espérance !
Quoi ! d’un côté la France et de l’autre la France !
Arrêtez ! c’est le deuil qui sort de vos succès.
Chaque coup de canon de Français à Français
Jette, - car l’attentat à sa source remonte, -
Devant lui le trépas, derrière lui la honte.
Verser, mêler, après septembre et février,
Le sang du paysan, le sang de l’ouvrier,
Sans plus s’en soucier que de l’eau des fontaines !
Les Latins contre Rome et les Grecs contre Athènes !
Qui donc a décrété ce sombre égorgement ?
Si quelque prêtre dit que Dieu le veut, il ment !
Mais quel vent souffle donc ? Quoi ! pas d’instants lucides !
Se retrouver héros pour être fratricides !
Horreur !
Le peuple est un lutteur prodigieux qui traîne
Le passé vers le gouffre et l’y pousse du pied
(…)
Vous imaginez-vous cette haute cité
Qui fut des nations la parole, l’ouïe,
La vision, la vie et l’âme, évanouie !
Vous représentez-vous les peuples la cherchant ?
On ne voit plus sa lampe, on n’entend plus son chant.
C’était notre théâtre et notre sanctuaire ;
Elle était sur le globe ainsi qu’un statuaire
Sculptant l’homme futur à grands coups de maillet ;
L’univers espérait quand elle travaillait ;
Elle était l’éternelle, elle était l’immortelle ;
Qu’est-il donc arrivé d’horrible ? où donc est-elle ?
Vous les figurez-vous s’arrêtant tout à coup ?
Quel est ce pan de mur dans les ronces debout ?
Le Panthéon ; ce bronze épars, c’est la colonne ;
Ce marais où l’essaim des corbeaux tourbillonne,
C’est la Bastille ; un coin farouche où tout se tait,
Où rien ne luit, c’est là que Notre-Dame était ;
La limace et le ver souillent de leurs morsures
Les pierres, ossements augustes des masures ;
Pas un toit n’est resté de toutes ces maisons
Qui du progrès humain reflétaient les saisons ;
Pas une de ces tours, silhouettes superbes ;
Plus de ponts, plus de quais ; des étangs sous des herbes,
Un fleuve extravasé dans l’ombre, devenu
Informe, et s’en allant dans un bois inconnu ;
Le vague bruit de l’eau que le vent triste emporte.
Et voyez-vous l’effet que ferait cette morte !

*

Mais qui donc a jeté ce tison ? Quelle main,
Osant avec le jour tuer le lendemain,
A tenté ce forfait, ce rêve, ce mystère
D’abolir la ville astre, âme de notre terre,
Centre en qui respirait tout ce qu’on étouffait ?
Non, ce n’est pas toi, peuple, et tu ne l’as pas fait.
Non, vous les égarés, vous n’êtes pas coupables !
Le vénéneux essaim des causes impalpables,
Les vieux faits devenus invisibles vous ont
Troublé l’âme, et leur aile a battu votre front ;
Vous vous êtes sentis enivrés d’ombre obscure ;
Le taon vous poursuivait de son âcre piqûre,
Une rouge lueur flottait devant vos yeux,
Et vous avez été le taureau furieux.
(…)
Un jour je vis le sang couler de toutes parts ;
Un immense massacre était dans l’ombre épars ;
Et l’on tuait. Pourquoi ? Pour tuer. O misère !
En mitraillant des tas de femmes et d’enfants ;
Que changer en bourreaux des soldats triomphants,
C’est leur faire une gloire où la honte surnage ;
Et, pensif, je me mis en travers du carnage.
Triste, n’approuvant pas la grandeur du linceul,
Estimant que la peine est au coupable seul,
Pensant qu’il ne faut point, hélas ! jeter le crime
De quelques-uns sur tous, et punir par l’abîme
Paris, un peuple, un monde, au hasard châtié,
Je dis : Faites justice, oui, mais ayez pitié !
Alors je fus l’objet de la haine publique.
L’église m’a lancé l’anathème biblique,
Les rois l’expulsion, les passants des cailloux ;
Quiconque a de la boue en a jeté ; les loups,
Les chiens, ont aboyé derrière moi ; la foule
M’a hué presque autant qu’un tyran qui s’écroule ;
On m’a montré le poing dans la rue ; et j’ai dû
Voir plus d’un vieil ami m’éviter éperdu.
(…)
La prisonnière passe, elle est blessée. Elle a
On ne sait quel aveu sur le front. La voilà !
On l’insulte ! Elle a l’air des bêtes à la chaîne.
On la voit à travers un nuage de haine.
Qu’a-t-elle fait ? Cherchez dans l’ombre et dans les cris,
Cherchez dans la fumée affreuse de Paris.
Personne ne le sait. Le sait-elle elle-même ?
Ce qui pour l’homme est crime est pour l’esprit problème.
La faim, quelque conseil ténébreux, un bandit
Si monstrueux qu’on l’aime et qu’on fait ce qu’il dit,
C’est assez pour qu’un être obscur se dénature.
Ce noir plan incliné qu’on nomme l’aventure,
La pente des instincts fauves, le fatal vent
Du malheur en courroux profond se dépravant,
Cette sombre forêt que la guerre civile
Toujours révèle au fond de toute grande ville,
Dire : d’autres ont tout, et moi qu’est-ce que j’ai ?
Songer, être en haillons, et n’avoir pas mangé,
Tout le mal sort de là. Pas de pain sur la table ;
Il ne faut rien de plus pour être épouvantable.
Elle passe au milieu des foules sans pitié.
Quand on a triomphé, quand on a châtié,
Qu’a-t-on devant les yeux ? la victoire aveuglante.
Tout Versailles est en fête. Elle se tait sanglante.
Le passant rit, l’essaim des enfants la poursuit
De tous les cris que peut jeter l’aube à la nuit.
L’amer silence écume aux deux coins de sa bouche ;
Rien ne fait tressaillir sa surdité farouche ;
Elle a l’air de trouver le soleil ennuyeux ;
Une sorte d’effroi féroce est dans ses yeux.
Des femmes cependant, hors des vertes allées,
Douces têtes, des fleurs du printemps étoilées,
Charmantes, laissant pendre au bras de quelque amant
Leur main exquise et blanche où brille un diamant,
Accourent. Oh ! l’infâme ! on la tient ! quelle joie !
Et du manche sculpté d’une ombrelle de soie,
Frais et riants bourreaux du noir monstre inclément,
Elles fouillent sa plaie avec rage et gaiement.
Je plains la misérable ; elles, je les réprouve.
Les chiennes font horreur venant mordre la louve.

X

Une femme m’a dit ceci : - J’ai pris la fuite.
Ma fille que j’avais au sein, toute petite,
Criait, et j’avais peur qu’on n’entendît sa voix.
Figurez-vous, c’était un enfant de deux mois ;
Elle n’avait pas plus de force qu’une mouche.
Mes baisers essayaient de lui fermer la bouche,
Elle criait toujours ; hélas ! elle râlait.
Elle voulait téter, je n’avais plus de lait.
Toute une nuit s’était de la sorte écoulée.
Je me cachais derrière une porte d’allée,
Je pleurais, je voyais les chassepots briller.
On cherchait mon mari qu’on voulût fusiller.
Tout à coup, le matin, sous cette horrible porte,
L’enfant ne cria plus. Monsieur, elle était morte.
Je la touchai ; monsieur, elle était froide. Alors,
Cela m’était égal qu’on me tuât ; dehors,
Au hasard, j’emportai ma fille, j’étais folle,
J’ai couru, des passants m’adressaient la parole,
Mais je me suis enfuie, et, je ne sais plus où,
J’ai creusé de mes mains dans la campagne un trou,
Au pied d’un arbre, au coin d’un enclos solitaire ;
Et j’ai couché mon ange endormi dans la terre ;
L’enfant qu’on allaita, c’est dur de l’enterrer.

Et le père était là qui se mit à pleurer.

XI

Sur une barricade, au milieu des pavés
Souillés d’un sang coupable et d’un sang pur lavés,
Un enfant de douze ans est pris avec des hommes.
 Es-tu de ceux-là, toi ! - L’enfant dit : Nous en sommes.
 C’est bon, dit l’officier, on va te fusiller.
Attends ton tour. - L’enfant voit des éclairs briller,
Et tous ses compagnons tomber sous la muraille.
Il dit à l’officier : Permettez-vous que j’aille
Rapporter cette montre à ma mère chez nous ?
 Tu veux t’enfuir ? - Je vais revenir. - Ces voyous
Ont peur ! Où loges-tu ? - Là, près de la fontaine.
Et je vais revenir, monsieur le capitaine.
 Va-t’en, drôle ! - L’enfant s’en va. - Piège grossier !
Et les soldats riaient avec leur officier,
Et les mourants mêlaient à ce rire leur râle
Mais le rire cessa, car soudain l’enfant pâle,
Brusquement reparu, fier comme Viala,
Vint s’adosser au mur et leur dit : Me voilà.

La mort stupide eut honte, et l’officier fit grâce.

Enfant, je ne sais point, dans l’ouragan qui passse
Et confond tout, le bien, le mal, héros, bandits,
Ce qui dans ce combat te poussait, mais je dis
Que ton âme ignorante est une âme sublime.
Bon et brave, tu fais, dans le fond de l’abîme,
Deux pas, l’un vers ta mère et l’autre vers la mort ;
L’enfant a la candeur et l’homme a le remord,
Et tu ne réponds point de ce qu’on te fit faire ;
Mais l’enfant est superbe et vaillant qui préfère
A la fuite, à la vie, à l’aube, aux jeux permis,
Au printemps, le mur sombre où sont morts ses amis.
La gloire au front te baise, ô toi si jeune encore !
Doux ami, dans la Grèce antique, Stésichore
T’eût chargé de défendre une porte d’Argos ;
Cinégyre t’eût dit : Nous sommes deux égaux !
Et tu serais admis au rang des purs éphèbes
Par Tyrtée à Messène et par Eschyle à Thèbes.
On graverait ton nom sur des disques d’airain ;
Et tu serais de ceux qui, sous le ciel serein,
S’ils passent près du puits ombragé par le saule,
Font que la jeune fille ayant sur son épaule
L’urne où s’abreuveront les buffles haletants,
Pensive, se retourne et regarde longtemps.
Partout la mort. Eh bien, pas une plainte.
O blé que le destin fauche avant qu’il soit mûr !
O peuple !

On les amène au pied de l’affreux mur.
C’est bien. Ils ont été battus du vent contraire.
L’homme dit au soldat qui l’ajuste : Adieu, frère.
La femme dit : - Mon homme est tué. C’est assez.
Je ne sais s’il eut tort ou raison, mais je sais
Que nous avons traîné le malheur côte à côte ;
Il fut mon compagnon de chaîne ; si l’on m’ôte
Cet homme, je n’ai plus besoin de vivre. Ainsi
Puisqu’il est mort, il faut que je meure. Merci. -
Et dans les carrefours les cadavres s’entassent.
Dans un noir peloton vingt jeunes filles passent ;
Elles chantent ; leur grâce et leur calme innocent
Inquiètent la foule effarée ; un passant
Tremble. - Où donc allez-vous ? dit-il à la plus belle.
Parlez. - Je crois qu’on va nous fusiller, dit-elle.
Un bruit lugubre emplit la caserne Lobau ;
C’est le tonnerre ouvrant et fermant le tombeau.
Là des tas d’hommes sont mitraillés ; nul ne pleure ;
Il semble que leur mort à peine les effleure,
Qu’ils ont hâte de fuir un monde âpre, incomplet,
Triste, et que cette mise en liberté leur plaît.
Nul ne bronche. On adosse à la même muraille
Le petit-fils avec l’aïeul, et l’aïeul raille,
Et l’enfant blond et frais s’écrie en riant : Feu !
Ce rire, ce dédain tragique, est un aveu.
Gouffre de glace ! énigme où se perd le prophète !
Donc ils ne tiennent pas à la vie ; elle est faite
De façon qu’il leur est égal de s’en aller.
C’est en plein mois de mai ; tout veut vivre et mêler
Son instinct ou son âme à la douceur des choses ;
Ces filles-là devraient aller cueillir des roses ;
L’enfant devrait jouer dans un rayon vermeil ;
L’hiver de ce vieillard devrait fondre au soleil ;
Ces âmes devraient être ainsi que des corbeilles
S’emplissant de parfums, de murmures d’abeilles,
De chants d’oiseaux, de fleurs, d’extase, de printemps !
Tous devraient être d’aube et d’amour palpitants.
Eh bien, dans ce beau mois de lumière et d’ivresse,
O terreur ! c’est la mort qui brusquement se dresse,
La grande aveugle, l’ombre implacable et sans yeux ;
Oh ! comme ils vont trembler et crier sous les cieux,
Sangloter, appeler à leur aide la ville,
La nation qui hait l’Euménide civile,
Toute la France, nous, nous tous qui détestons
Le meurtre pêle-mêle et la guerre à tâtons !
Comme ils vont, l’oeil en pleurs, bras tordus, mains crispées
Supplier les canons, les fusils, les épées,
Se cramponner aux murs, s’attacher aux passants,
Et fuir, et refuser la tombe, frémissants ;
Et hurler : On nous tue ! au secours ! grâce ! grâce !
Non. Ils sont étrangers à tout ce qui se passe ;
Ils regardent la mort qui vient les emmener.
Soit. Ils ne lui font pas l’honneur de s’étonner.
Ils avaient dès longtemps ce spectre en leur pensée.
Leur fosse dans leur coeur était toute creusée.
Viens, mort !

Etre avec nous, cela les étouffait.
Ils partent. Qu’est-ce donc que nous leur avions fait ?
O révélation ! Qu’est-ce donc que nous sommes
Pour qu’ils laissent ainsi derrière eux tous les hommes,
Sans un cri, sans daigner pleurer, sans un regret ?
Nous pleurons, nous. Leur coeur au supplice était prêt.
Que leur font nos pitiés tardives ? Oh ! quelle ombre !
Que fûmes-nous pour eux avant cette heure sombre ?
Avons-nous protégé ces femmes ? Avons-nous
Pris ces enfants tremblants et nus sur nos genoux ?
L’un sait-il travailler et l’autre sait-il lire ?
L’ignorance finit par être le délire ;
Les avons-nous instruits, aimés, guidés enfin,
Et n’ont-ils pas eu froid ? et n’ont-ils pas eu faim ?
C’est pour cela qu’ils ont brûlé vos Tuileries.
Je le déclare au nom de ces âmes meurtries,
Moi, l’homme exempt des deuils de parade et d’emprunt,
Qu’un enfant mort émeut plus qu’un palais défunt
C’est pour cela qu’ils sont les mourants formidables,
Qu’ils ne se plaignent pas, qu’ils restent insondables,
Souriants, menaçants, indifférents, altiers,
Et qu’ils se laissent presque égorger volontiers.
Méditons. Ces damnés, qu’aujourd’hui l’on foudroie,
N’ont pas de désespoir n’ayant pas eu de joie.
Le sort de tous se lie à leur sort. Il le faut.
Frères, bonheur en bas, sinon malheur en haut !

A CEUX QU’ON FOULE AUX PIEDS

Oh ! je suis avec vous ! j’ai cette sombre joie.

Ceux qu’on accable, ceux qu’on frappe et qu’on foudroie

M’attirent ; je me sens leur frère ; je défends

Terrassés ceux que j’ai combattus triomphants ;

Je veux, car ce qui fait la nuit sur tous m’éclaire,
Oublier leur injure, oublier leur colère,
Et de quels noms de haine ils m’appelaient entre eux.
Je n’ai plus d’ennemis quand ils sont malheureux.
Mais surtout c’est le peuple, attendant son salaire,
Le peuple, qui parfois devient impopulaire,
C’est lui, famille triste, hommes, femmes, enfants,
Droit, avenir, travaux, douleurs, que je défends ;
Je défends l’égaré, le faible, et cette foule
Qui, n’ayant jamais eu de point d’appui, s’écroule
Et tombe folle au fond des noirs événements ;
Etant les ignorants, ils sont les incléments ;
Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
A vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
(…)
Quand je pense qu’on a tué des femmes grosses,
Qu’on a vu le matin des mains sortir des fosses,
O pitié ! quand le pense à ceux qui vont partir !
Ne disons pas : Je fus proscrit, je fus martyr.
Ne parlons pas de nous devant ces deuils terribles ;
De toutes les douleurs ils traversent les cribles ;
Ils sont vannés au vent qui les emporte, et vont
Dans on ne sait quelle ombre au fond du ciel profond.
Où ? qui le sait ? leurs bras vers nous en vain se dressent.
Oh ! ces pontons sur qui j’ai pleuré reparaissent,
Avec leurs entreponts où l’on expire, ayant
Sur soi l’énormité du navire fuyant !
On ne peut se lever debout ; le plancher tremble ;
On mange avec les doigts au baquet tous ensemble,
On boit l’un après l’autre au bidon, on a chaud,
On a froid, l’ouragan tourmente le cachot,
L’eau gronde, et l’on ne voit, parmi ces bruits funèbres,
Qu’un canon allongeant son cou dans les ténèbres.
Je retombe en ce deuil qui jadis m’étouffait.
Personne n’est méchant, et que de mal on fait !

Combien d’êtres humains frissonnent à cette heure,
Sur la mer qui sanglote et sous le ciel qui pleure,
Devant l’escarpement hideux de l’inconnu !
Etre jeté là, triste, inquiet, tremblant, nu,
Chiffre quelconque au fond d’une foule livide,
Dans la brume, l’orage et les flots, dans le vide,
Pêle-mêle et tout seul, sans espoir, sans secours,
Ayant au coeur le fil brisé de ses amours !
« Il y avait dans les esprits une véritable exagération de la valeur, des facultés, de l’importance de la garde nationale... Mon Dieu, vous avez vu le képi de M. Victor Hugo qui symbolisait cette situation. »
(Le Général Trochu à l’Assemblée Nationale, - 14 juin 1871.)

suite à venir ...

Divers textes extraits de « Choses vues, 1848 » :

« Ecrit au bas d’une statue de la popularité :

« Qu’un autre la cherche et l’obtienne
Moi j’aspire à m’en isoler. »

Victor Hugo, 1848

« Philosophe, tu te demandes
D’où vient, dans nos tristes partis,
Quand les hommes sont si petits
Que les sottises sont grandes. »

« Voici qu’en un instant
L’émeute sombre, horrible, à grands cris, en chantant,
Accourt, s’étend, bondit, sème les embuscades,
Fait de terre en hurlant sortir les barricades,
Et que la mort jaillit des caves et des toits. »

« On sent que cette assemblée est d’hier et qu’elle n’a pas de demain.
(…) Elle est puérile et sénile. (…)

Prenons garde !
La démocratie peut être elle-même son propre abîme.

(…)

Des républicains de l’espèce dite « républicains farouches » ne sont autres que des autocrates retournés. Ils disent : « La République, c’est nous ! » absolument comme Louis XIV disait : « L’Etat, c’est moi ! »

« Le gamin des faubourgs donne en chantant l’assaut
A huit siècles d’histoire ….
Le gamin prend Paris ainsi qu’il prendrait Rome,
En riant. Le sang coule. En vain, on se défend,
Il l’emporte. Il est roi sans cesser d’être enfant.
Il court. Il tient le Louvre ; il entre aux Tuileries.
A lui le trône, à lui les hautes galeries. »

Les gavroches du Paris révolutionnaire

Dans « La légende de Victor Hugo », Paul Lafargue, adepte avec Jules Guesde d’une vision sectaire du marxisme, celle qui faisait dire à Marx : « je ne suis pas marxiste », décide que Victor Hugo est un contre-révolutionnaire. Tout simplement. Bien entendu, il n’est pas besoin de créer une idolâtrie de Victor Hugo ni d’en faire un révolutionnaire prolétarien, ni un communiste –ce qu’il n’est pas- pour reconnaître en lui le révolutionnaire bourgeois, ce qui existait encore à l’époque. Pour Lafargue, Victor Hugo, "pour rien au monde, n’aurait retardé de vingt quatre heures l’encaissement de ses rentes et de ses créances."
Les sectaires préfèrent les réponses simples : Victor Hugo est un révolutionnaire communiste ou un contre-révolutionnaire. Lafargue écrivait : « Est-ce la faute à ce pauvre homme, si pour faire fortune, le but sérieux de la vie bourgeoise, il dut mettre à son chapeau toutes ces cocardes ? (…) Hugo a été un ami de l’ordre : il n’a jamais conspiré contre aucun gouvernement. » Les sectaires mésestiment l’époque intermédiaire entre la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne et l’intérêt pour les prolétaires d’un écrivain comme Victor Hugo malgré toutes ses limites bien réelles. Ils ont tort et font du tort à l’idée communiste qu’ils discréditent.

GAVROCHE

« Il y a certaines idées puissantes qui vomissent le bruit, la flamme et la fumée, et qui traînent, remorquent, conduisent et emportent tout un siècle. Malheur à qui ne sait pas bien mener ces effrayantes locomotives ! »

Victor Hugo écrit :

"Qui arrête la révolution à mi-côte ? La bourgeoisie. Pourquoi ? Parce que la bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. (...) Il y en a qui disent qu’il faut me tirer un coup de fusil comme un chien. Pauvre bourgeoisie. Uniquement parce qu’elle a peur pour sa pièce de cent sous. (...) Ouvriers de Paris, vous faites votre devoir et c’est bien. Vous donnez là un bel exemple. La civilisation vous remercie."

"Désormais ce mot, Révolution, sera le nom de la civilisation"

"La Révolution, c’est la France sublimée. Il s’est trouvé, un jour, que la France a été dans la fournaise ; les fournaises à de certaines martyres guerrières font pousser des ailes, et de ces flammes cette géante est sortie archange.

Aujourd’hui pour toute la terre de France s’appelle Révolution ; et désormais ce mot, Révolution, sera le nom de la civilisation jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le mot Harmonie. Je le répète, ne cherchez pas ailleurs le point d’origine et le lieu de naissance de la littérature du dix-neuvième siècle.

Oui, tous tant que nous sommes, grands et petits, puissants et méconnus, illustres et obscurs, dans toutes nos oeuvres, bonnes ou mauvaises, quelles qu’elles soient, poèmes, drames, romans, histoire, philosophie, à la tribune des assemblées comme devant les foules du théâtre, comme dans le recueillement des solitudes, oui, pour tout, oui, toujours, oui, pour combattre les violences et les impostures, oui, pour réhabiliter les lapidés et les accablés, oui, pour conclure logiquement et marcher droit, oui, pour consoler, oui, pour secourir, pour relever, pour encourager, pour enseigner, oui, pour panser en attendant qu’on guérisse, oui, pour transformer la charité en fraternité, l’aumône en assistance, la fainéantise en travail, l’oisiveté en utilité, la centralisation en famille, l’iniquité en justice, le bourgeois en citoyen, la populace en peuple, la canaille en nation, les nations en humanité, la guerre en amour, le préjugé en examen, les frontières en soudures, les limites en ouvertures, les ornières en rails, les sacristies en temples, l’instinct du mal en volonté du bien, la vie en droit, les rois en hommes, oui, pour ôter des religions l’enfer et des sociétés le bagne, oui, pour être frères du misérable, du serf, du fellah, du prolétaire, du déshérité, de l’exploité, du trahi, du vaincu, du vendu, de l’enchaîné, du sacrifié, de la prostituée, du forçat, de l’ignorant, du sauvage, de l’esclave, du nègre, du condamné et du damné, oui, nous sommes tes fils, Révolution !"

Sur une barricade, au milieu des pavés

Souillés d’un sang coupable et d’un sang pur lavés,

Un enfant de douze ans est pris avec des hommes.

 Es-tu de ceux-là, toi ? - L’enfant dit : Nous en sommes.

 C’est bon, dit l’officier, on va te fusiller.

Attends ton tour. - L’enfant voit des éclairs briller,

Et tous ses compagnons tomber sous la muraille.

Il dit à l’officier : Permettez-vous que j’aille

Rapporter cette montre à ma mère chez nous ?

 Tu veux t’enfuir ? - Je vais revenir. - Ces voyous

Ont peur ! Où loges-tu ? - Là, près de la fontaine.

Et je vais revenir, monsieur le capitaine.

 Va-t’en, drôle ! - L’enfant s’en va. - Piège grossier !

Et les soldats riaient avec leur officier,

Et les mourants mêlaient à ce rire leur râle ;

Mais le rire cessa, car soudain l’enfant pâle,

Brusquement reparu, fier comme Viala,

Vint s’adosser au mur et leur dit : Me voilà.

La mort stupide eut honte, et l’officier fit grâce...

Lire : Ce que Victor Hugo nous a dit...

Messages

  • Victor Hugo nous a dit aussi :" Pitié pour les malheureux, mais indulgence pour les heureux."

  • Tout à fait. C’est pourquoi nous écrivions en conclusion de l’article Ce que Victor Hugo nous a dit… :

    Bien entendu, tout ce qui est dit plus haut n’empêche pas Victor Hugo d’être aussi tout le contraire, vus ses origines, son milieu social, son mode de vie et ses choix politiques. C’est un être contradictoire, il n’a cessé de le dire... Cela ne gênera que les non-dialecticiens qui pensent que les contraires s’annulent mutuellement et sont incompatibles...

    • Je vous remercie pour cette précision mais j’avais déjà lu la conclusion avant d’écrire mon message et je me doutais que je gagnais aussitôt le droit à y être renvoyé. C’est précisément pour cette raison que je me suis permis d’intervenir. Et ça n’a pas raté ! Le bombardement immédiat de citations transgresse la règle d’expression valable pour mener des commentaires viables. Nécessairement, mon commentaire présent doit maintenant arriver au mauvais moment au mauvais endroit pour être complètement saisi. Ce n’est pas bien grave, je ne suis pas un démocrate absolu mais j’espère être lu et répondu convenablement, c’est-à-dire attentivement.
      Je tiens à préciser que ce commentaire ne recherche pas du tout l’invective facile. Bien au contraire ! Il est nécessaire de pousser la roue avec les forces dont on dispose, voilà tout !
      Par ailleurs, j’aime assez bien votre site internet.

      Par contre, je trouve que toutes ces cabrioles sur Victor Hugo (comme une unité des contraires) sont franchement invraisemblables. C’est de la sophistique. Je ne suis pas du tout d’accord, même si je crois comprendre l’intention. C’est tout à votre honneur d’ailleurs. En effet, il faut savoir être nuancé, mesuré et précis. Il faut être radical sans vouloir être absolument plus radical que la racine.

      Dans ce cas là, la bonne intention est intenable. Lisez la critique de Paul Lafargue, La Légende de Victor Hugo. Lafargue n’est pas n’importe qui et il n’a pas vécu n’importe quand non plus. Dans sa critique, le gendre de Marx, ne décrit pas seulement Hugo comme un personnage inconsistant, oscillant mais comme un être parfaitement égal à lui-même durant toute son existence, le type même du bourgeois égoïste, préoccupé par ses petits intérêts personnels, le bourgeois érigé au rang de miroir de la nation dans lequel la classe bourgeoise se contemple. Une légende bourgeoise, écrivain éternel de la misère ouvrière ...

      Vous dites :
      " Nous donnons ici exclusivement la parole à Hugo révolutionnaire, celui qui se voulait l’héritier de son père, sachant que tout le monde se charge de donner la parole à l’autre Hugo, celui qui était influencé par sa mère..."

      Hugo serait donc essentiellement le résultat d’un tiraillement entre ses deux géniteurs ? Et "Tout le monde" ne soulignerait que son « côté maternel ». Ainsi, il faudrait montrer au monde le révolutionnaire qu’était Hugo. C’est absolument indéfendable de présenter les choses ainsi.
      Dans l’étendue écrasante du discours officiel de la bourgeoisie, Hugo est systématiquement présenté comme une des grandes âmes qui aurait eu le courage d’oser soulever la question sociale ! En réalité, c’est un hallucinant charlatan d’envergure industrielle qui a bénéficié d’un débouché de masse pour répandre sa camelote anti-socialiste.
      Hugo n’est tout de même pas simplement une belle plume désintéressée. C’est un représentant bourgeois engagé dans la lutte politique, un symbole authentique de la bourgeoisie qui ne se réduit pas seulement à la littérature bourgeoise.
      Je sais très bien que vous n’osez pas mettre un commerçant de la phrase parfaitement égoïste et perfide, aux côtés d’authentiques révolutionnaires qui ont réellement lutté pour renverser les gouvernements bourgeois.

      Mais franchement, Qui est réellement Victor Hugo ?
      Il est "un des soixante représentants envoyés par la Constituante pour réprimer l’insurrection [de Juin 48] et diriger les colonnes d’attaques."


      Victor Hugo n’a jamais été un révolutionnaire.
      Parfaitement !

      L’unité des contraires, (quand bien même, en tous lieux et en tous temps), cela ne signifiera jamais participer à un accouplement posthume insensé entre Blanqui et Louis Blanc. Hugo est clairement bien au-dessus de toutes ces chimères abattues. Il a pour lui l’immortalité bourgeoise du Panthéon.

      Mais jusqu’où mène cette manière alambiquée de manier l’unité des contraires ? Hugo défendait donc tout de même les intérêts des ouvriers lorsque de facto ils les attaquaient inconditionnellement ? Est-ce cela qu’il faut comprendre ?
      N’est-ce pas bien plus profond de comprendre avec Lafargue que "Hugo est un héros de la phrase", un publicitaire bourgeois qui a fait sa richesse en enrobant la misère ouvrière avec des pamphlets remplis de charité et de romantisme libéral.

      Lisez attentivement Paul Lafargue La légende de Victor Hugo :

      "De 1848 à 1885, Hugo se comporte en "républicain honnête et modéré" et l’on peut défier ses adversaires de découvrir pendant ces longues années, un seul jour de défaillance.
      En 1848, les conservateurs et les réactionnaires les plus compromis se prononcèrent pour la république que l’on venait de proclamer : Victor Hugo n’hésita pas une minute à suivre leur noble exemple. "Je suis prêt, dit-il, dans sa profession de foi aux électeurs, à dévouer ma vie pour établir la République qui multipliera les chemins de fer... décuplera la valeur du sol... dissoudra l’émeute... fera de l’ordre, la loi des citoyens... grandira la France, conquerra le monde, sera en un mot le majestueux embrassement du genre humain sous le regard de Dieu satisfait." Cette république est la bonne, la vraie, la république des affaires, qui présente "les cotés généreux" de sa devise de 1837.
      — Je suis prêt continua-t-il, à dévouer ma vie pour "empêcher l’établissement de la république qui abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des gros sous avec la colonne, jettera à bas la statue de Napoléon et dressera la statue de Marat, détruira l’Institut, l’Ecole Polytechnique et la Légion d’honneur ; ajoutera à l’illustre devise : Liberté, Egalité, Fraternité, l’option sinistre : ou la mort ; fera banqueroute, ruinera les riches sans enrichir les pauvres, anéantira le crédit qui est la fortune de tous et le travail qui est le pain de chacun, abolira la propriété et la famille, promènera des têtes sur des piques, remplira les prisons par le soupçon et les videra par le massacre, mettra l’Europe en feu et la civilisation en cendres, fera de la France la patrie des ténèbres, égorgera la liberté, étouffera les arts, décapitera la pensée, niera Dieu." "
      (...)
      "L’Evénement prenait cette devise, qui, après juin, était de saison : "Haine à l’anarchie — tendre et profond amour du peuple." Et pour qu’on ne se méprit pas sur le sens de la deuxième sentence, le numéro spécimen disait que l’Evénement "vient parler au pauvre des droits du riche, à chacun de ses devoirs." Le numéro du premier novembre annonçait "qu’il est bon que le National qui s’adresse à l’aristocratie de la République se donne pour 15 centimes, que l’Evénement qui veut parler au pauvre se vende pour un sou." Le poète commençait à comprendre que dans les petites bourses des pauvres, se trouvaient de meilleures rentes que dans les fonds secrets des gouvernements et les coffres-forts des riches."
      (...)
      "Des gens qui seraient de la plus atroce mauvaise foi, s’ils n’étaient des ignorants et des oublieux, ont prétendu que l’homme qui, en novembre 1848, écrivait que "l’insurrection de juin est criminelle et sera condamnée par l’histoire, comme elle l’a été par la société... ; si elle avait réussi, elle n’aurait pas consacré le travail, mais le pillage," (Evénement, nº 94) que cet homme avait déserté la cause de la sacrée propriété et pris la défense de l’insurrection du 18 mars. Et cela parce qu’il avait ouvert sa maison de Bruxelles aux réfugiés de la Commune. Mais dans sa bruyante lettre, tout chez Hugo est réclame, et plus tard dans son Année terrible, n’a-t-il pas protesté avec indignation contre les actes de guerre de la Commune ; n’a-t-il pas injurié les Communards aussi violemment qu’autrefois les Bonapartistes, les stigmatisant avec les épithètes de fusilleurs d’enfants de quinze ans, de voleurs, d’assassins, d’incendiaires ? "
      (...)
      Le Temps du 4 septembre 1885 fournit les renseignements suivants sur la fortune de Hugo : "La succession liquidée de Victor Hugo s’élève approximativement à la somme de cinq millions de francs. On pourra se faire une idée de la rapidité avec laquelle s’accroissait la fortune du maître quand on saura que celui-ci réalisa, en 1884, onze-cent mille francs de droits d’auteur.
      Ajoutons que celui des testaments de Victor Hugo qui contient la clause d’un don de cinquante mille francs aux pauvres de Paris est tout entier écrit de sa main, qu’il est terminé et daté, mais non signé."
      Donner 50000 francs aux pauvres, même après sa mort, dépassait ce que pouvait l’âme généreuse et charitable de Victor Hugo. Au moment de signer le cœur lui manqua. " (Paul Lafargue, La Légende de Victor Hugo)

      Nous avons déjà suffisamment de mal à mener la lutte de manière révolutionnaire contre l’idéologie bourgeoise. Nous n’avons pas besoin de chercher des révolutionnaires dans les idéologues bourgeois. Au contraire, il est nécessaire de flétrir les intrigants !

    • Cher lecteur,

      merci beaucoup pour ce commentaire critique. Je n’ignore pas l’écrit de Lafargue qui n’est pas n’importe qui mais seulement l’un de ceux, avec Guesde, dont Marx disait qu’au contraire d’eux, lui n’était pas marxiste !!!

      Hugo n’est pas un révolutionnaire, certes, mais il est un écrivain et comme tel il est contradictoire. C’est pour ne pas l’être, et donc pas dialecticien, que vous ne voulez pas le voir. Aucune citation ne permettra de vous en convaincre. C’est vrai. Cependant, Hugo était aussi attiré par la révolution qu’il en était repoussé.

    • Beau parleur, ce Lafargue, quand il s’agissait de s’indigner de la rente d’Hugo mais, à partir du moment où les Lafargue ont hérité du quart de la fortune de Friedrich Engels , lui et sa femme Laura Marx, se sont aussitôt achetés avec cet argent, une somptueuse demeure à Draveil où ils ont vécu en grands bourgeois.

      L’argent n’avait pas dicté les écrits de Lafargue ni ceux d’Engels ! Eh bien pas non plus ceux d’Hugo !

    • Les lettres d’Engels montrent qu’en dépit de la sincère et profonde amitié qu’il avait pour Laura Marx et son mari, il considérait les activités marxistes de Lafargue avec un net agacement et s’efforçait de le décourager des plus ambitieuses d’entre elles, en lui disant franchement qu’il ne comprenait rien aux théories qu’il prétendait défendre. Il critiqua sévèrement plusieurs ouvrages dont Lafargue était particulièrement fier. Si l’on en juge par la vivacité avec laquelle Engels attaqua dans cette période des écrivains comme Loria, en Italie, ses critiques de Lafargue eussent été bien plus amères s’il n’avait été retenu par les liens de l’amitié (Engels n’entretint-il pas le ménage Lafargue de 1883 à sa mort ?).

      De 1887 à 1890, il se plaignit à diverses reprises du boulangisme de Lafargue (et de Guesde et de Deville) auquel ils étaient conduits par leur inaptitude à distinguer le marxisme du blanquisme (une partie des boulangistes était blanquiste).

      Peut-on s’esclaffer sur les contradictions de Hugo et omettre celles de Lafargue ?!!!

    • Engels écrit à Bernstein le 2 novembre 1882 :

      « Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste ». »

      En parlant de contradictions, Engels avait écrit à Marx le 6 novembre 1882 :

      « Les lettres de Lafargue à Malon contiennent des lubies du moment, contradictoires entre elles. »

    • Je ne vois pas pourquoi Marx et Engels auraient critiqué Lafargue qui diffusait en France leurs idées, les défendaient dans les organisations ouvrières, Lafargue qui s’était mariés à Laura, la fille de Marx, Larfargue qui a reçu l’héritage d’Engels, etc...

    • Lafargue se voulait disciple de Marx et Engels mais ces derniers n’estimaient pas qu’ils doivent prendre la responsabilité pleine et entière des idées de Lafargue...

      Lafargue entendait le marxisme comme un « déterminisme économique ».

      Voir notamment :

      Le matérialisme économique de Karl Marx

      Le déterminisme économique de Karl Marx, par Lafargue

      Les expressions « matérialisme économique » et « déterminisme économique » sont des inventions de Lafargue qui ttémoignent à quel point il défendait un marxisme qu’il s’était lui-même inventé.

      Marx et Engels se sont démarqués de ce type de « marxistes ». Voir, par exemple la lettre d’Engels à Borgius du 25 janvier 1894 :

      « Par les rapports économiques, que nous considérons comme la base déterminante de l’histoire de la société, nous entendons la façon dont les hommes d’une société donnée produisent leurs moyens d’existence et échangent entre eux les produits (dans la mesure où il y a division du travail). Il faut donc entendre par là l’ensemble de la technique de la production et des moyens de transport. Cette technique détermine aussi, d’après nous, le mode de l’échange, partant de la répartition des produits et aussi, après la dissolution de la société fondée sur la gens, la division en classes, partant les rapports de domination et de sujétion, l’Etat, la politique, le droit, etc. De plus, il faut entendre par rapports économiques la base géographique sur laquelle ceux-ci se passent et les survivances des stades antérieurs du développement économique qui se sont maintenues, souvent uniquement par tradition ou vis inertiæ, naturellement aussi le milieu qui entoure entièrement cette forme de société… Nous considérons les conditions économiques comme conditionnant en dernière instance le développement historique… Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement économique. Ils réagissent tous les uns sur les autres et sur la base économique. Il n’est pas vrai que la situation économique est la seule cause active et que tout le reste n’est qu’un effet passif. Mais il y a une action réciproque sur la base de la nécessité économique qui finit toujours par l’emporter en dernière instance. L’État, par exemple, agit par la protection douanière, par le libre échange, par de bonnes ou de mauvaises finances, et même l’épuisement et l’impuissance mortelle des petits bourgeois allemands qui ressortait de la situation économique misérable de l’Allemagne de 1648 à 1830, qui se traduisit d’abord par le piétisme, puis par un sentimentalisme et par une servilité rampante devant les princes et la noblesse, ne fut pas sans effet économique. Ce fut un des plus grands obstacles au relèvement et il ne fut ébranlé que le jour où les guerres de la Révolution et de Napoléon eurent rendu aiguë la misère chronique. Il n’y a donc pas, comme on arrive parfois à se le figurer, une action automatique de la situation économique ; les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais dans un milieu donné qui les conditionne, sur la base de rapports réels préexistants, parmi lesquels les rapports économiques, si influencés qu’ils puissent être par les autres rapports politiques et idéologiques sont en dernière instance les rapports décisifs et forment le fil conducteur qui permet seul de la comprendre. Les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais jusqu’ici pas avec une volonté générale suivant un plan d’ensemble, même lorsqu’il s’agit d’une société donnée et tout à fait isolée. Leurs efforts s’entrecroisent et, justement à cause de cela, dans toutes ces sociétés domine la nécessité dont le hasard est le complément et la manifestation. La nécessité qui se fait jour à travers tous les hasards, c’est de nouveau finalement la nécessité économique. Ici il nous faut parler des soi-disant grands hommes. Que tel grand homme et précisément celui-ci apparaît à tel moment, dans tel pays, cela n’est évidemment que pur hasard. Mais supprimons-le, il y a demande pour son remplacement et ce remplacement se fait tant bien que mal, mais il se fait à la longue. Que le Corse Napoléon ait été précisément le dictateur militaire dont la République française épuisée par ses guerres avait besoin, ce fut un hasard ; mais qu’en cas de manque d’un Napoléon un autre eût pris la place, cela est prouvé par ce fait que chaque fois l’homme s’est trouvé, dès qu’il était nécessaire : César, Auguste, Cromwell, etc. Si c’est Marx qui a découvert la conception matérialiste de l’histoire, Thierry, Mignet, Guizot, tous les historiens anglais jusqu’en 1850, prouvent qu’il y avait tendance à ce qu’elle se fasse, et la découverte de cette même conception par Morgan prouve que le temps était mûr pour elle, et qu’elle devait être découverte. Il en est de même pour tous les autres hasards ou prétendus tels de l’histoire. Plus le domaine que nous considérons s’éloigne du domaine économique et se rapproche du domaine idéologique purement abstrait, plus nous trouvons qu’il y a de hasards dans son développement, plus sa courbe présente de zigzags. Mais si vous tracez l’axe moyen de la courbe, vous trouverez que plus large est la période considérée et plus vaste le domaine étudié, d’autant plus cet axe tend à devenir presque parallèle à l’axe du développement économique… Je crois d’ailleurs que le bel exemple donné par Marx dans le 18 Brumaire sera pour vous une réponse suffisante. »

      P. Lafargue ayant envoyé à K. Kautsky un article intitulé La théorie de la valeur et de la plus-value de Marx et les économistes bourgeois (paru dans Le Socialiste n° 93 en 1892) pour qu’il soit publié dans la Neue Zeit, Kautsky avait trouvé que l’article, au titre prometteur, était superficiel voire bâclé et demandait à Engels de tirer un peu l’oreille à Lafargue, Engels répond :

      « Envoie-moi en recommandé et sous bande, comme manuscrit, l’article de Lafargue : je me charge de régler cette affaire. »

      Lafargue ne faisait pas seulement du faux radicalisme philosophique ou politique, comme les faux radicaux, il était parfois aussi sectaire et parfois opportuniste.

      Lettre de Engels à P. Lafargue, 22 novembre 1894 :

      « En vérité, vous vous êtes laissés entraîner un peu trop loin sur la pente opportuniste. »

      Et il rajoute : « Cela est le malheur de tous les partis extrêmes dès que l’heure approche où ils deviennent « possibles ». »

      Lafargue se laissa même un temps séduire par le boulangisme, qu’il appelait :« véritable mouvement populaire pouvant revêtir, selon lui, une forme socialiste si on le laisse se développer librement ». dans une lettre du 27 mai 1888, avant de se raviser.

    • « Chacun apprend à sa manière et si Paul apprend l’économie politique en se battant, c’est parfait du moment qu’il l’apprend. »

      Engels, à propos de Lafargue, dans une lettre du 23 novembre 1884

      voir ici comment Lafargue et Guesde s’estimaient assez marxistes pour ne pas étudier Marx et se contenter de diffuser en français leur propre « version »

      On demande à Lafargue pourquoi il n’essaie pas de diffuser en France une traduction du Capital :

      « Des socialistes l’ont lu… ils l’ont résumé dans ses parties essentielles et ont écrit des manuels du « Capital » pour les propagandistes, comme on fait des manuels de physique ou de chimie pour les jeunes gens qui préparent le bacchalauréat. Les popagandistes à leur tour simplifient ces manuels pour répandre dans les masses les enseignements du socialisme scientifique. »

      Même si Marx est publié en français, ce n’ets pas pour cela que Lafargue l’étudie…
      Un exemple de l’ignorance totale de Lafargue sur les textes qu’il commente :

      « Marx a importé dans l’histoire humaine la théorie des milieux – endormie depuis 1832 – en formulant sa théorie de la lutte des classes dans « Misère de la philosophie » publié en français en 1847. »

      Engels à Paul Lafargue, 27 mars 1889 :

      « Vous connaissez la formule de Hegel : tout ce qui a été gâté l’a été pour de bonnes raisons. Et vos amis parisiens se sont donnés le plus grand mal pour en démontrer la justesse. Voici les faits : après la disparition du Socialiste, votre parti s’est effacé de la scène internationale. Vous aviez abdiqué, et vous étiez morts pour les autres partis socialistes à l’étranger. C’était entièrement la faute de vos ouvriers, qui, ne voulaient ni lire, ni soutenir l’un des meilleurs organes que le parti ait jamais eu. Mais après avoir ruiné votre organe de communication avec les autres socialistes, il vous faut inévitablement subir les conséquences naturelles de cette action… Pour vous remettre sur pieds, il faut que votre congrès se réunisse, et peu importe alors qu’il soit un four aux yeux du public bourgeois. Pour reconquérir votre position en France, il faut qu’au plan international on vous reconnaisse et condamne les possibilistes. On vous l’offre - et vous faites la moue ! »

      Paul Lafargue fréquenta la maison de Marx et s’éprit de Laura, sa fille cadette. Marx, qui le jugeait “ très brave garçon, mais enfant gâté et par trop enfant de la nature ” (lettre à Engels, 23 août 1866)

    • Avec ses millions, sa propriété et son parc de Draveil, Lafargue avait suscité la réprobation de nombreux socialistes. C’est dans cette demeure que vivaient les Lafargue après l’avoir achetée au moyen de l’héritage de Friedrich Engels. On ne le voit pas sur la photo mais la belle demeure se situe dans un parc lui aussi somptueux, et qui n’était pas public à l’époque. Les Lafargue proprios n’autorisaient même pas les ouvriers de Draveil à venir s’y promener le dimanche. Les socialistes européens choqués, exprimèrent leur désapprobation en apprenant que les Lafargue avaient ainsi mis à leur profit personnel, l’héritage d’Engels.

      Engels, à propos de Guesde et Lafargue et autres marxistes qui se refusaient à étudier Marx tout en prétendant s’en revendiquer :

      « La conception matérialiste de l’histoire a maintenant beaucoup d’amis parmi ceux pour lesquels elle n’est pas plus qu’un prétexte pour ne pas étudier l’histoire. Marx avait dit, à la fin des années 1870, en se référant aux « marxistes » français : « Tout ce que je sais, moi, c’est que je ne suis pas marxiste » ».
      et encore :

      « Ce que l’on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste » »

      « Marx et moi n’entretenons même pas de correspondance avec Guesde. Nous ne lui avons écrit qu’à l’occasion d’affaires déterminées. Ce que Lafargue a écrit à Guesde, nous ne le savons que d’une manière générale, et nous sommes loin d’avoir lu tout ce que Guesde écrit à Lafargue. Dieu sait quels projets ont été échangés entre eux, sans que nous n’en sachions absolument rien. Marx, comme loi, a donné de temps en temps un conseil à Guesde par l’intermédiaire de Lafargue, mais c’est à peine s’il a jamais été suivi. Certes, Guesde est venu ici quand il s’est agi de d’élaborer le projet de programme pour le Parti ouvrier français. En présence de Lafargue et de moi-même, Marx lui a dicté les considérants de ce programme, Guesde tenant la plume (…) mais combien peu Guesde était le porte-parole de Marx ressort du fait qu’il a introduit sa théorie insensée du « minimum de salaires ». »

      Engels à Bernstein, 25 octobre 1881.

      « Du vivant de Lassalle, je ne me suis pas engagé dans son mouvement. Mais cela ne saurait m’empêcher de le défendre, après sa mort, contre des canailles comme ce braillard de Karl Blind, surtout quand des personnes qui lui étaient proches me le demandent. »

      Lettre de Marx à L. Kugelmann - 29 novembre 1864

      « Lassalle s’est engagé sur cette fausse route parce que c’était un pragmatique. »

      Lettre de Marx à L. Kugelmann - 23 février 1865

      “Je ne suis pas marxiste,” stated Marx, rather annoyed, to his son-in-law Paul Lafargue, when the latter reported the doings of French “Marxists.” Engels had circulated this statement numerous times, including in letters to newspapers – definitely for public consumption. Marx’s distance from Marxists is also expressed in other comments. When he stayed in France in 1882, he wrote to Engels that “the ’Marxistes’ and ’Anti-Marxistes”’ […] at their respective socialist congresses at Roanne and St-Étienne” had “both done their damnedest to ruin my stay in France.” (MECW 46, p. 339)

      Rappelons que Lafargue s’est suicidé en laissant une lettre où il dit qu’il en avait pris la décision mais pas que sa femme s’était suicidé elle-même ni n’avait décidé de le faire… Il semble bien qu’elle ait été "suicidée" contre son gré !

    • Les lettres d’Engels montrent qu’en dépit de la sincère et profonde amitié qu’il avait pour Laura Marx et son mari, il considérait les activités marxistes de Lafargue avec un net agacement et s’efforçait de le décourager des plus ambitieuses d’entre elles, en lui disant franchement qu’il ne comprenait rien aux théories qu’il prétendait défendre. Il critiqua sévèrement plusieurs ouvrages dont Lafargue était particulièrement fier. Si l’on en juge par la vivacité avec laquelle Engels attaqua dans cette période des écrivains comme Loria, en Italie, ses critiques de Lafargue eussent été bien plus amères s’il n’avait été retenu par les liens de l’amitié (Engels n’entretint-il pas le ménage Lafargue de 1883 à sa mort ?). En outre, Engels commit l’erreur de penser que, puisque la majeure partie de l’œuvre de Lafargue n’avait rien à voir avec le marxisme, elle ne pouvait nuire sérieusement à la réputation de Marx. Finalement, il considéra que ce qui était dit en français sur le marxisme n’avait pas trop d’importance tant que la vraie doctrine était diffusée en Allemagne.

      Engels a « censuré » préalablement nombre d’ouvrages de Lafargue. Il avait insisté pour en voir certains ; Lafargue lui en avait transmis d’autres pour approbation. S’il ne pouvait y remédier lorsqu’elles ne correspondaient pas à un exposé du marxisme, il pouvait insister pour la correction d’erreurs flagrantes d’interprétation. Ainsi, lorsque Lafargue lui soumit pour révision une étude apologétique de la théorie économique de Marx, Engels [43], en guise de réponse (la plus dure de cette longue correspondance) recommanda à son correspondant de lire d’abord soigneusement le Capital : Lafargue avait tout simplement omis d’assimiler ce que Marx en avait dit. Il critiqua son appréciation de la gauche française en des termes qui supposaient que Lafargue ne savait pas reconnaître un socialiste lorsqu’il en voyait un [44]. De 1887 à 1890, il se plaignit à diverses reprises du boulangisme de Lafargue (et de Guesde et de Deville) auquel ils étaient conduits par leur inaptitude à distinguer le marxisme du blanquisme (une partie des boulangistes était blanquiste). Les social-démocrates allemands déplorèrent cette faiblesse des marxistes français, qui, selon Engels, faisait un « grand tort » à la cause marxiste. La réponse de Lafargue était significative : il ne fallait pas essayer d’« aller contre le courant ». Bien entendu, Engels répliqua que si, au cours de cette période, le marxisme n’allait pas contre le courant du socialisme éclectique, il n’avait plus de raison d’être. En apprenant à Lafargue que « les Possibilistes étaient considérés ici (c’est-à-dire à Londres) comme les seuls socialistes français ; et vous (c’est-à-dire Lafargue et les guesdistes) comme une clique futile et simplette d’intrigants », Engels exprimait sans doute une opinion que seule la politesse l’empêchait de prendre à son compte ; dans tous les cas, il n’était pas loin de la vérité.

      Toutefois, les nombreuses insuffisances de Lafargue en tant que politicien et tacticien marxiste nous intéressent moins ici (sauf pour relever que l’on ne saurait les taxer de réformisme et de centrisme) que son rôle d’interprète de la doctrine marxiste en France. Dans ce domaine, Lafargue était le fantaisiste du marxisme français de la première période. Ses relations avec Karl Marx pourraient suggérer une compréhension intime du sujet si le reste de ses activités intellectuelles, fortement dispersées, ne trahissait une incorrigible légèreté et une grande prétention.

      Marx écrivait :

      « Lafargue est en vérité le dernier disciple de Bakounine, en qui il avait entièrement confiance... Il mit longtemps pour saisir Bakounine, et encore ne l’a-t-il pas entièrement compris. Longuet, le dernier proudhonien, et Lafargue, le dernier bakouniniste ! Le diable emporte ces oracles patentés du socialisme scientifique ! »

      En fait, ce sont les deux prétendus « marxistes français », Lafargue et Guesde, que Marx tenait à se démarquer, considérant qu’ils avaient plutôt tendance à discréditer ses idées qu’à les diffuser.

      Lettre d’Engels à Bernstein du 25 octobre 1881 :

      « La lettre de Lafargue a été encore un de ces coups de tête [en fr.] dont les Français, notamment ceux qui sont nés au sud de la ligne Bordeaux-Lyon, ne sauraient se passer de temps à autre. Il était si sûr de faire un coup de génie et en même temps une gaffe qu’il n’en a parlé qu’après coup à sa femme (qui en empêcha plus d’une de ce genre). À l’exception de Lafargue, qui est toujours pour que l’on « fasse quelque chose », n’importe quoi [en fr.], nous étions ici unanimes contre une Égalité n° 3. Avec leurs 5 000 francs (s’ils y étaient), je leur promettais une durée de 32 numéros. Si Guesde et Lafargue veulent à toute force se faire à Paris la réputation de tueurs de journaux [en fr.], nous ne pouvons pas les en empêcher, mais c’est tout ce que nous ferons. Si, contre toute attente, le journal réussit mieux et devient réellement bon, nous pourrons toujours, dans un moment difficile, voir ce que nous pouvons faire. Mais il est absolument nécessaire que ces messieurs apprennent enfin à bien gérer leurs propres ressources. Le fait est que nos amis français, voulant fonder le parti ouvrier, ont, depuis douze à quinze mois, fait gaffe sur gaffe, et tous sans exception. La première, c’est Guesde qui l’a faite, lorsque, par un purisme absurde, il a empêché Malon d’accepter la rédaction de la rubrique ouvrière qu’on lui offrait à l’Intransigeant, avec des appointements de 12 000 francs. Voilà le point de départ de tout ce tapage. Ensuite, vint l’impardonnable sottise de l’Émancipation : Malon s’est laissé duper par les fausses promesses des Lyonnais (les plus mauvais ouvriers de France), et Guesde brûlait d’avoir à tout prix [en fr.] un quotidien. Après cela, la dispute à propos de la candidature, où il est très possible que Guesde ait commis l’erreur de forme que vous lui reprochez, mais où il est évident pour moi que Malon cherchait l’occasion d’une querelle. Enfin, l’entrée au Citoyen français de M. Bourbeau, alias Secondigné, aventurier notoire, puis sa sortie pour simple défaut de paiement des honoraires, sans motif politique. Puis l’entrée de Guesde, avec dès gens de toutes sortes, au Citoyen, dernière version, et celle de Malon et Brousse à ce pitoyable Prolétaire, qu’ils avaient toujours, Malon du moins, combattu sous main comme une vulgaire feuille de chou. »

    • Pour Lafargue, la bourgeoisie n’est que réactionnaire et il ne peut comprendre que Hugo soit, comme Michelet, l’émanation de l’époque de la bourgeoisie révolutionnaire.

      « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à des supérieurs naturels, elle les as brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt les dures exigences du paiement au comptant. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. »

      Manifeste du parti communiste, 1885, Karl Marx et Friedrich Engels

  • " 93 ! J’attendais ce mot-là. Un nuage s’est formé pendant 1500 ans. Au bout de quinze siècles il a crevé. Vous faites le procès au coup de tonnerre."

  • "Désormais ce mot, Révolution, sera le nom de la civilisation."

  • « L’effet historique de la révolution a d’abord été horrible, puis terrible, puis discuté, puis grand, puis immense, puis sublime. »

    V. Hugo, "Choses vues"

  • « La Révolution, c’est la France sublimée. Il s’est trouvé un jour que la France a été dans la fournaise, les fournaises à de certaines martyres guerrières font pousser des ailes, et de ces flammes cette géante est sortie archange. Aujourd’hui pour toute la terre la France s’appelle Révolution. »

  • « Le bien s’est fait hydre. C’est ce qu’on nomme la Révolution. Rien de plus auguste. […] La Révolution, tournant climatérique de l’humanité, se compose de plusieurs années. Chacune de ces années exprime une période, représente un aspect ou réalise un organe du phénomène. 93, tragique, est une de ces années colossales. Il faut quelquefois aux bonnes nouvelles une bouche de bronze. 93 est cette bouche. Ecoutez-en sortir l’annonce énorme. Inclinez-vous et restez effaré, et soyez attendri. Dieu la première fois a dit lui-même fiat lux, la seconde il l’a fait dire. Par qui ? Par 93. »

  • Victor Hugo écrivait le 19 mai 1848 :

    "La proclamation de l’abolition de l’esclavage se fit à la Guadeloupe avec solennité. Le capitaine de vaisseau Layrle, gouverneur de la colonie, lut le décret de l’Assemblée du haut d’une estrade élevée au milieu de la place publique et entourée d’une foule immense. C’était par le plus beau soleil du monde. Au moment où le gouverneur proclamait l’égalité de la race blanche, de la race mulâtre et de la race noire, il n’y avait sur l’estrade que trois hommes, représentant pour ainsi dire trois races : un blanc, le gouverneur ; un mulâtre qui lui tenait le parasol ; et un nègre qui lui portait son chapeau."

  • "La dernière raison des rois, le boulet. La dernière raison des peuples, le pavé."

    Victor Hugo - Littérature et philosophie mêlées – 1830

  • "Les grandes révolutions naissent des petites misères comme les grands fleuves des petits ruisseaux."

    Victor Hugo – Choses vues

  • « Il a été fait à Paris dans la nuit du 24 février 1848 1 574 barricades. En février 1848, il fut employé aux barricades dans Paris quinze milliards cent vingt et un millions deux cent soixante-dix-sept mille pavés et quatre mille treize arbres. (Relevé du colonel du génie Leblanc.) »

    cité par Victor Hugo, Choses vues

  • Notre propos n’est pas de juger Hugo comme révolutionnaire ou comme non révolutionnaire mais de profiter du fait qu’Hugo, en tant qu’écrivain, s’est complètement immergé dans les révolutions vécues de son époque, et c’était une époque marquée par les révolutions, au point de savoir les rendre dans ses écrits et nous en faire partager les émotions.

    « Les révolutions sortent, non d’un accident, mais de la nécessité. »

    Victor Hugo, Les misérables - L’idylle rue plumet et l’épopee rue saint-denis

    « La misère, chargée d’une idée, est le plus redoutable des engins révolutionnaires. La misère est le canon, l’idée est le boulet. »

    Victor Hugo, Océan : Tas de pierres

    « Si vous voulez absolument rattacher la littérature de ce siècle à des hommes antérieurs à notre époque, cherchez ces hommes, non dans la littérature, mais dans l’histoire, et allez droit à Danton, par exemple. Mais ce mouvement vient de plus haut que les hommes. Il vient des idées. Il est la Révolution même. »

    Post-scriptum de ma vie

  • Des révolutions nous revoyons les cimes.

    Vieux monde du passé, marche, allons ! c’est la loi.

    L’ange au glaive de feu, debout derrière toi,

    Te met l’épée aux reins et te pousse aux abîmes !

    Victor Hugo

  • Alors révolutionnaire ou pas, Victor Hugo ?

  • Victor Hugo est à la charnière des révolutions bourgeoises et populaires et des révolutions prolétariennes. En ce sens, il est difficile de dire qu’il est révolutionnaire comme de dire qu’il ne l’est pas.

    Victor Hugo, s’il a su dénoncer la dictature et la misère, n’était pour autant ni un militant révolutionnaire ni un écrivain révolutionnaire, mais la musique de sa poésie a résonné, comme celle de Beethoven, au rythme des révolutions et le peuple révolutionnaire de Paris, lors de la Commune de 1871, l’a reconnu comme l’un des siens, en défilant à ses côtés.

  • V. Hugo dans « Choses vues » :

    Juin 1850.

    « Le gouvernement a trouvé un moyen d’empêcher les révolutions. Il s’est dit : les révolutions naissent des barricades et les barricades naissent des pavés. — Il macadamise les boulevards et le faubourg Saint-Antoine.
    Voilà donc à quoi se résout désormais la politique du gouvernement : une moitié de l’année en poussière et l’autre moitié en boue. »

  • Cette année, aux jours de mai, sombres anniversaires de l’hécatombe, les morts vont vite ! Trois tombes viennent de s’ouvrir :

    Victor Hugo !

    Amouroux !

    Cournet !

    Toutes trois rappellent 71 : Amouroux traîna le boulet du bagne en Nouvelle-Calédonie ; Cournet fut proscrit, et la proscription fut la portion la plus malheureuse peut-être des vaincus ; Victor Hugo offrit sa maison, à Bruxelles, aux fugitifs de l’abattoir.

    C’est pourquoi l’idée de faire parler sur cette tombe M. Maxime Du Camp, pourvoyeur des tueries chaudes ou froides, me fait horreur.

    Tout enfant, j’ai envoyé des vers à Victor Hugo ; je lui en ai envoyé toute ma vie, sauf depuis le retour de Calédonie. Pourquoi faire ? Le maître était fêté par tous, même par ceux qui, autrefois, étaient loin de le fêter ; je n’avais nul besoin d’assister aux jours joyeux. Mais, sur la tombe où osera parler M. Du Camp de Satory, je reviens, criant de la prison, comme les morts crieraient s’ils sentaient à travers le néant, à travers la terre : « Arrière ! les bandits ! Salut au barde qui maudissait les bourreaux ! »

    AUX MÂNES DE VICTOR HUGO

    « Tu peux frapper cet homme avec tranquillité. »

    Victor Hugo.

    Aux survivants de Mai, dans la grande hécatombe,

    Il offrit sa maison ; aujourd’hui, sur sa tombe,

    C’est Maxime Du Camp,

    Du Camp de Satory ! qui prendra la parole.

    Pourquoi, pour saluer ce barde au Capitole,

    Un front marqué de sang ?

    De ce sang des vaincus, qui fit horreur au maître ;

    Non pas dans les combats, mais après, comme un traître.

    Comme à la chasse un chien

    Fait lever le gibier, ce mouchard volontaire,

    Six ans nous l’avons vu, pour les conseils de guerre,

    Chasser au citoyen !

    Le bourreau Gallifet se montre face à face ;

    On sait les quinze noms de ceux du coup de grâce ;

    Dans l’abattoir sanglant

    Ils n’ont fait que tuer ; lui, jetait de la boue

    À ceux qu’il indiquait pour qu’on les mît en joue,

    Lui, Maxime Du Camp !

    Du Camp de Satory ; on peut frapper cet homme

    Avec tranquillité, pas comme un autre, en somme,

    Mais en le souffletant.

    Car ce n’est qu’un défi, sa parole honteuse,

    Comme un crachat jeté à la foule houleuse

    Qui l’entoure en grondant.

    Sous les arbres en fleur, au rouge anniversaire,

    Comme une insulte à ceux qui dorment sous la terre,

    Il ne parlera pas.

    O maître ! nous veillons des tombes et des geôles ;

    Sur toi ne tombera nulle de ses paroles

    Et nul bruit de ses pas.

    Ah ! de la part des morts, de la tombe béante,

    Le peuple jettera, fétu dans la tourmente,

    Le sinistre histrion.

    Qu’il aille sous le vent terrible des colères,

    Sous le vent qui dans l’air fait craquer nos bannières,

    Qu’il aille, ce haillon !

    Peut-être que ce sera au Père-Lachaise.

    Maxime Du Camp de Satory parlant au Père-Lachaise ! Devant le mur blanc des fusillés ! Ce monstre, qui servit pendant plus de six ans de pourvoyeur aux bourreaux, le faisait par plaisir et non comme les misérables vulgaires, qui le font la plupart pour nourrir leurs petits. Que de choses fait faire aux misérables la nichée qui meurt de faim ! Lui, Maxime Du Camp de Satory, il faisait pour son plaisir lever les vaincus devant les vainqueurs !

    Je l’avais un peu oublié, au milieu de tant de douleurs. L’épouvantable idée de le dresser devant nous aux jours de Mai m’a rappelé ses crimes.

    Peut-être on trouverait là le juste châtiment s’il osait s’y montrer.

    Là-bas, en Calédonie, sur un rocher énorme, ouvrant comme une rose géante ses pétales de granit tachés de petites coulées noires de lave pareilles à des filets de sang noir, est une strophe d’Hugo que j’y ai gravée pour les cyclones :

    · · · · · · · ·

    Paris sanglant, au clair de lune,

    Rêve sur la fosse commune.

    Gloire au général Trestaillon !

    Plus de presse, plus de tribune,

    Quatre-vingt-neuf porte un bâillon ;

    La Révolution, terrible à qui la touche,

    Est couchée à terre ; un Cartouche

    Peut ce qu’aucun Titan ne put.

    Escobar rit d’un rire oblique.

    On voit traîner sur toi, géante République,

    Tous les sabres de Lilliput ;

    Le juge, marchand en simarre,

    Vend la loi.

    Lazare ! Lazare ! Lazare !

    Lève-toi !

    Victor Hugo.

    Que cette strophe, ô maître, s’effeuille sur ta tombe !

    Louise Michel, Mémoires

  • « En 93, selon que l’idée qui flottait était bonne ou mauvaise, selon que c’était le jour du fanatisme ou de l’enthousiasme, il partait du faubourg Saint-Antoine tantôt des légions sauvages, tantôt des bandes héroïques.

    Sauvages. Expliquons-nous sur ce mot. Ces hommes hérissés qui, dans les jours génésiaques du chaos révolutionnaire, déguenillés, hurlants, farouches, le casse-tête levé, la pique haute, se ruaient sur le vieux Paris bouleversé, que voulaient-ils ? Ils voulaient la fin des oppressions, la fin des tyrannies, la fin du glaive, le travail pour l’homme, l’instruction pour l’enfant, la douceur sociale pour la femme, la liberté, l’égalité, la fraternité, le pain pour tous, l’idée pour tous, l’édénisation du monde, le progrès ; et cette chose sainte, bonne et douce, le progrès, poussés à bout, hors d’eux-mêmes, ils la réclamaient terribles, demi-nus, la massue au poing, le rugissement à la bouche. C’étaient les sauvages, oui ; mais les sauvages de la civilisation.

    Ils proclamaient avec furie le droit ; ils voulaient, fût-ce par le tremblement et l’épouvante, forcer le genre humain au paradis. Ils semblaient des barbares et ils étaient des sauveurs. Ils réclamaient la lumière avec le masque de la nuit.

    En regard de ces hommes, farouches, nous en convenons, et effrayants, mais farouches et effrayants pour le bien, il y a d’autres hommes, souriants, brodés, dorés, enrubannés, constellés, en bas de soie, en plumes blanches, en gants jaunes, en souliers vernis, qui, accoudés à une table de velours au coin d’une cheminée de marbre, insistent doucement pour le maintien et la conservation du passé, du Moyen-Âge, du droit divin, du fanatisme, de l’ignorance, de l’esclavage, de la peine de mort, de la guerre, glorifiant à demi-voix et avec politesse le sabre, le bûcher et l’échafaud. Quant à nous, si nous étions forcé à l’option entre les barbares de la civilisation et les civilisés de la barbarie, nous choisirions les barbares. »
    signé Victor Hugo, dans La dernière barricade (Les Misérables)

  • oui merci Robert de remettre à leur place les marxistes sectaires. Je viens de revoir pour la deuxième fois les misérables (en vrai et en os) à Montreuil/mer, sublime, forcément sublime !

  • C’est ceux de qui Marx disait "je ne suis pas marxiste" !!!

    Marx et Engels se sont démarqués de ce type de « marxistes » qui sont en fait économistes et prétendent que le marxisme serait un déterminisme économique ou un matérialisme économiste, comme Lafargue et Guesde. Voir, par exemple la lettre d’Engels à Borgius du 25 janvier 1894 :

    « Par les rapports économiques, que nous considérons comme la base déterminante de l’histoire de la société, nous entendons la façon dont les hommes d’une société donnée produisent leurs moyens d’existence et échangent entre eux les produits (dans la mesure où il y a division du travail). Il faut donc entendre par là l’ensemble de la technique de la production et des moyens de transport. Cette technique détermine aussi, d’après nous, le mode de l’échange, partant de la répartition des produits et aussi, après la dissolution de la société fondée sur la gens, la division en classes, partant les rapports de domination et de sujétion, l’Etat, la politique, le droit, etc. De plus, il faut entendre par rapports économiques la base géographique sur laquelle ceux-ci se passent et les survivances des stades antérieurs du développement économique qui se sont maintenues, souvent uniquement par tradition ou vis inertiæ, naturellement aussi le milieu qui entoure entièrement cette forme de société… Nous considérons les conditions économiques comme conditionnant en dernière instance le développement historique… Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement économique. Ils réagissent tous les uns sur les autres et sur la base économique. Il n’est pas vrai que la situation économique est la seule cause active et que tout le reste n’est qu’un effet passif. Mais il y a une action réciproque sur la base de la nécessité économique qui finit toujours par l’emporter en dernière instance. L’État, par exemple, agit par la protection douanière, par le libre échange, par de bonnes ou de mauvaises finances, et même l’épuisement et l’impuissance mortelle des petits bourgeois allemands qui ressortait de la situation économique misérable de l’Allemagne de 1648 à 1830, qui se traduisit d’abord par le piétisme, puis par un sentimentalisme et par une servilité rampante devant les princes et la noblesse, ne fut pas sans effet économique. Ce fut un des plus grands obstacles au relèvement et il ne fut ébranlé que le jour où les guerres de la Révolution et de Napoléon eurent rendu aiguë la misère chronique. Il n’y a donc pas, comme on arrive parfois à se le figurer, une action automatique de la situation économique ; les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais dans un milieu donné qui les conditionne, sur la base de rapports réels préexistants, parmi lesquels les rapports économiques, si influencés qu’ils puissent être par les autres rapports politiques et idéologiques sont en dernière instance les rapports décisifs et forment le fil conducteur qui permet seul de la comprendre. Les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais jusqu’ici pas avec une volonté générale suivant un plan d’ensemble, même lorsqu’il s’agit d’une société donnée et tout à fait isolée. Leurs efforts s’entrecroisent et, justement à cause de cela, dans toutes ces sociétés domine la nécessité dont le hasard est le complément et la manifestation. La nécessité qui se fait jour à travers tous les hasards, c’est de nouveau finalement la nécessité économique. Ici il nous faut parler des soi-disant grands hommes. Que tel grand homme et précisément celui-ci apparaît à tel moment, dans tel pays, cela n’est évidemment que pur hasard. Mais supprimons-le, il y a demande pour son remplacement et ce remplacement se fait tant bien que mal, mais il se fait à la longue. Que le Corse Napoléon ait été précisément le dictateur militaire dont la République française épuisée par ses guerres avait besoin, ce fut un hasard ; mais qu’en cas de manque d’un Napoléon un autre eût pris la place, cela est prouvé par ce fait que chaque fois l’homme s’est trouvé, dès qu’il était nécessaire : César, Auguste, Cromwell, etc. Si c’est Marx qui a découvert la conception matérialiste de l’histoire, Thierry, Mignet, Guizot, tous les historiens anglais jusqu’en 1850, prouvent qu’il y avait tendance à ce qu’elle se fasse, et la découverte de cette même conception par Morgan prouve que le temps était mûr pour elle, et qu’elle devait être découverte. Il en est de même pour tous les autres hasards ou prétendus tels de l’histoire. Plus le domaine que nous considérons s’éloigne du domaine économique et se rapproche du domaine idéologique purement abstrait, plus nous trouvons qu’il y a de hasards dans son développement, plus sa courbe présente de zigzags. Mais si vous tracez l’axe moyen de la courbe, vous trouverez que plus large est la période considérée et plus vaste le domaine étudié, d’autant plus cet axe tend à devenir presque parallèle à l’axe du développement économique… Je crois d’ailleurs que le bel exemple donné par Marx dans le 18 Brumaire sera pour vous une réponse suffisante. »

    Quant à l’économisme, qui consiste à spécifier l’étude de l’économie et à la placer en dehors du domaine de la domination politique de la société et à placer son caractère spécifique en dehors de toute philosophie, c’est une démarche opposée à celle de Marx, selon nous.

  • A noter que l’organisation faussement marxiste Lutte Ouvrière a réédité et soutenu la brochure de Lafargue contre Victor Hugo...

  • Lettre de Friedrich Engels à E. Bernstein, 2 novembre 1882 :

    Quand vous ne cessez de répéter que le « marxisme » est en grand discrédit en France, vous n’avez en somme vous‑même d’autre source que celle‑là ‑ du Malon de seconde main. Ce que l’on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste ».

    source

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