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Expliquez-nous l’évolution et le darwinisme, monsieur Stephen Jay Gould

mardi 5 juillet 2016, par Robert Paris

Entretiens avec Stephen Jay Gould

Qui est Stephen Jay Gould

Jean-Claude Oliva - 1er octobre 1997

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Dans votre dernier ouvrage paru en France l’Eventail du vivant (éditions du Seuil, 1997), vous parlez du " triomphe " des bactéries. Pourquoi souligner le succès d’un organisme aussi simple et inchangé depuis la nuit des temps ?

Stephen Jay Gould : Les bactéries n’ont pas beaucoup changé car elles ont très bien réussi. Elles marchent très bien comme elles sont, pourquoi changer ? C’est la mesure de leur succès. Pour les paléontologues, la réussite dans l’histoire de la vie se mesure à la durée pendant les temps géologiques, au nombre d’espèces, aux milieux différents dans lequels un organisme peut vivre. Par tous ces critères, les bactéries sont les reines de la vie ! Elles ont vécu pendant trois milliards et demi d’années, elles sont plus diversifiées biochimiquement que toutes les autres formes de vie. Sur un arbre phylogénétique de la vie, tous les animaux constituent une branche, les champignons une autre branche, les plantes une autre encore, mais tout le reste c’est les bactéries ! L’histoire de la vie, c’est l’histoire des bactéries. Il existe beaucoup d’animaux, de champignons et de plantes mais il s’agit de petits rameaux dans l’arbre de la vie. Les bactéries sont partout. Elles sont impossibles à éliminer. Avec un holocauste nucléaire, nous pourrions nous détruire ainsi que la plupart des espèces de mammifères (au nombre de 4 000 seulement), de vertébrés (40 000), d’insectes (de l’ordre du million, il s’agit des animaux les plus réussis), mais les bactéries seront dominantes jusqu’à la fin du soleil et du monde.

N’est-ce pas paradoxal pour un évolutionniste de mettre l’accent sur la conservation plutôt que sur le changement ?

S. J. G. : Non, c’est votre préjugé sur le sens de l’évolution… Si vous définissez l’évolution comme la croissance de la complexité, bien sûr. Mais cette définition ne correspond pas à la réalité…

Vous soutenez qu’il n’y a pas de tendance générale dans l’histoire de la vie vers plus de complexité. Mais vous ne donnez pas de définition de la complexité…

S. J. G. : Une étude scientifique nécessite une définition précise qui peut donner lieu à des mesures. Pour la complexité, il y a plusieurs définitions : le nombre de parties différentes, l’intégration des parties, la complexité de forme de chaque partie. Au travers de ces définitions un peu différentes, nous avons en tête la même idée : il y a des choses simples qui n’ont pas beaucoup de parties et on va vers des choses plus complexes… Notre objectif, pour étudier ce sujet de façon scientifique, c’est de préciser ce que l’on veut dire par complexité.

Vous semblez considérer qu’on ne peut pas résoudre ce problème de plus ou moins de complexité d’une façon générale, et vous prenez appui sur des exemples locaux mais peut-on en tirer des conclusions générales ?

S. J. G. : J’utilise les concepts qui existent dans la littérature scientifique et des études quantitatives, encore peu nombreuses, à ce sujet. J’ai discuté, par exemple, les travaux de Dan McShea sur la complexité à travers les temps géologiques des mammifères et aussi de Boyajian sur les ammonites et, dans les deux cas, il n’y a pas de tendance générale vers la complexité. Chacune de ces études fait appel à une définition de la complexité. Mais le problème est réel : il n’y a pas une définition que tout le monde accepte.

A l’échelle du vivant dans son ensemble et des temps géologiques, vous expliquez que l’évolution est un phénomène marginal. Nous serions toujours à " l’ère des bactéries ". Nous ne sommes pas le nombril du monde, vous en rajoutez certes, mais ce n’est pas vraiment une découverte…

S. J. G. : Ce n’est pas une découverte mais c’est un fait que la plupart des gens ne veulent pas accepter car il va à l’encontre de nos espoirs et de nos traditions culturelles. C’est une implication du darwinisme : la théorie de la sélection naturelle n’est pas une théorie du progrès mais de l’adaptation au milieu local qui peut faire un organisme plus simple ou plus complexe.

Vous ne croyez pas que cette vision que vous proposez de la place de l’Homme dans la nature est profondément démoralisante ? D’accord, l’apparition de l’Homme est un phénomène improbable, sans doute unique, et non reproductible. Mais nous sommes là, nous voyons, nous appréhendons le réel à notre mesure, à partir de nous. Autrement dit, la vie est peut-être quantitativement insignifiante à l’échelle de l’univers, mais, pour nous, c’est hautement signifiant, c’est même la seule chose qui nous intéresse.

S. J. G. : Non, ma vision n’est pas désespérante. C’est l’inverse. On peut dire que nous sommes ici en partie par hasard. Si l’on redéroulait le fil de l’histoire de la vie, la probabilité d’apparition de l’Homme serait vraiment très, très faible. Mais nous sommes ici, c’est magnifique, nous avons vaincu les probabilités ! C’est un accident, mais nous sommes ici. Il faut faire le meilleur. Pour moi, c’est l’espoir, c’est une grande gloire cosmique (rires). C’est mon tempérament optimiste sans doute. Mais, même en supposant que la vie aille vers plus de complexité, les pessimistes resteraient pessimistes et diraient sans doute : nous sommes ici, c’était nécessaire et regardez, nous faisons des guerres, nous détruisons l’environnement… Je préfère l’optimisme. C’est un accident si nous sommes ici et c’est magnifique !

Vous critiquez une conception du monde dont vous attribuez l’origine à Platon qui privilégie l’essence, la tendance générale, la valeur moyenne sensée représenter un certain idéal. Le réel, la vie en particulier, ne s’appréhende que dans la diversité ?

S. J. G. : Pour un paléontologue, la diversité, c’est à la fois le nombre d’espèces différentes et la diversité de leurs anatomies. S’il y avait seulement un million d’espèces d’insectes et rien de plus, il y aurait moins de diversité qu’avec deux millions d’espèces et des insectes, des plantes, des champignons, des bactéries, etc. C’est le nombre d’espèces car chaque espèce est une population séparée, une entité biologique. La moyenne ne veut rien dire. Qu’est-ce que la complexité moyenne de la vie quand nous avons des bactéries, des insectes et des hommes ? Il n’y a que la diversité de la vie. L’histoire de la vie, c’est " l’éventail du vivant " (en anglais " the full house ", la maison pleine, un terme du jeu de poker). Il vaut mieux traiter l’histoire de la vie comme l’histoire de sa diversité qui croît - pas toujours car il y a aussi de grandes extinctions - qui croît donc et qui baisse. Le sens de la vie, c’est la diversité, pas la complexité.

Si l’on considère les mécanismes de l’évolution, il y a la sélection naturelle dont vous avez contribué à relativiser l’importance et puis il y a beaucoup d’autres mécanismes, voire autant de mécanismes que d’espèces. Là aussi, on pourrait dire, il n’y a pas de règle générale si ce n’est la diversité ?

S. J. G. : La sélection naturelle est le mécanisme principal. Mais je ne pense pas qu’elle opère uniquement au niveau de l’organisme et du gène. Darwin a voulu faire passer la sélection naturelle uniquement au niveau de l’organisme et à l’heure actuelle les " hyper-darwinistes " comme Charles Dawkins postulent pour que la sélection s’exerce seulement au niveau du gène. Je pense, pour ma part, qu’il y a sélection entre les espèces, les groupes : tous les niveaux sont importants. Et il y a aussi d’autres mécanismes. Comme la réponse au hasard lors des épisodes d’extinctions massives : les adaptations causées par la sélection naturelle en période " normale " ne servent à rien quand un astéroïde plonge sur la Terre. On vit ou on meurt par hasard car les adaptations ont eu lieu pour d’autres raisons. Il y a beaucoup de mécanismes mais le plus important est la sélection naturelle : à cet égard, je me situe tout à fait dans la tradition darwinienne.

D’une façon sommaire, on peut distinguer chez Darwin deux volets. L’affirmation de l’évolution, de changements des espèces, une position que Darwin n’était pas le seul à défendre, qui n’allait pas de soi au XIXe siècle et qui, aujourd’hui, est généralement admise. L’autre volet, votre champ de recherche, c’est les mécanismes par lesquels s’opère cette évolution.

S. J. G. : Cette distinction est absolument nécessaire. Darwin a écrit dans la Descendance de l’homme et dans d’autres ouvrages, qu’il tentait de faire deux choses très différentes. La première consistait à démontrer le fait de l’évolution et la deuxième à en trouver une explication. Tout le monde accepte l’évolution des espèces - sauf les créationnistes américains ! - mais il y a des débats très intéressants au sujet des mécanismes.

Par exemple, comment expliquer la disparition des dinosaures, et la survie des mammifères lors de la dernière grande extinction ?

S. J. G. : Il est maintenant pratiquement prouvé qu’une grande météorite ou astéroïde a frappé la Terre. Car non seulement les dinosaures sont morts mais à peu près 50% des espèces d’invertébrés marins ont disparu aussi il y a 65 millions d’années ; c’était une extinction générale, une des cinq grandes extinctions qui se sont déroulées pendant les 500 millions d’années qu’ont vécues les animaux multicellulaires. Pour autant, cette frappe d’astéroïde n’explique pas le mécanisme en détails. Quels en ont été les effets ? Un nuage de poussières qui a plongé la Terre dans l’obscurité, des mouvements océaniques, des feux de forêts mondiaux ? Ces possibilités offrent des sujets pour de grandes discussions, en tout cas la frappe d’astéroïde a dû entamer le processus. C’est seulement pour cette extinction qu’a été mis en évidence ce mécanisme, il n’y a pas eu de météorites pour les quatre autres grandes extinctions, ce n’est pas un mécanisme général des extinctions de masse. Cette grande extinction a donné aux mammifères la possibilité d’évoluer. Les dinosaures ont dominé la Terre pendant cent trente millions d’années où les mammifères existaient sous la forme de petits animaux. Pendant cent trente millions d’années, ils n’ont pas battu les dinosaures, ils étaient subsidiaires. Mais quand les dinosaures ont disparu, les mammifères ont eu leur chance. Sans cela les dinosauriens seraient encore dominants et nous ne serions pas là pour en parler.

Mais vous relativisez aussi le poids de la sélection naturelle en période " normale " dans l’évolution des organismes.

S. J. G. : Les anatomies complexes sont des adaptations très perfectionnées, l’oeil pour la vision, les pieds pour la marche, etc. Mais il se passe bien d’autres choses dans l’évolution : le changement de fréquence des gènes par exemple ; un certain nombre de changements génétiques sont neutres et ne passent donc pas par la sélection naturelle. Pourtant ces changements sont importants dans l’histoire de la vie. Le darwinien strict peut dire que ces changements n’affectent pas l’anatomie. C’est vrai, mais l’anatomie n’est pas le seul sujet d’évolution. Les gènes sont importants, les espèces sont importantes.

Vous critiquez la notion d’adaptation…

S. J. G. : Les créationnistes avant Darwin disaient que Dieu a créé tous les êtres : Dieu étant parfait, les organismes doivent l’être aussi. Le mot adaptation était utilisé par les créationnistes et les darwiniens stricts sont presque comme ça… Pas tout à fait, chacun sait bien qu’il n’est pas vrai que absolument chaque détail soit adapté… Beaucoup de structures anatomiques sont des legs de l’histoire et nos douleurs dorsales ne proviennent pas de l’adaptation mais plutôt du fait que nous marchons sur deux pieds alors que nous sommes " dessinés " pour marcher sur quatre pattes.

Le " moteur " de l’innovation serait plutôt à chercher du côté de la redondance, de l’ambivalence.

S. J. G. : Si chaque organisme était absolument parfait, il ne serait pas possible de changer : l’organisme aurait besoin de chaque partie pour des fonctions spécifiques et il n’y aurait pas de flexibilité. Avec la redondance de structures pas très bien dessinées, l’organisme garde en réserve la capacité de changer. J’aime bien cette idée de bricolage qu’a introduit François Jacob.

Quel est votre rapport à Darwin aujourd’hui ? Vous semblez continuer à dialoguer avec lui, à vous inspirer profondément de ses idées et, en même temps, par bien des côtés vouloir le dépasser. L’oeuvre de Darwin est-elle aujourd’hui encore source d’innovation ou s’agit-il d’histoire des idées ?

S. J. G. : L’oeuvre de Darwin est remarquable. Je ne peux pas imaginer d’autres livres qui, 150 ans après leur publication, soient aussi essentiels. Notre discussion le montre, comme tous les évolutionnistes, je continue à dialoguer avec Darwin. On ne dialogue pas de la même façon avec Rutherford, Lavoisier, Newton, etc. Mais la science doit changer par définition. Si rien n’avait changé depuis la publication de l’Origine des espèces en 1859 et si Darwin revenait aujourd’hui, il serait terriblement déçu ! Si l’on lui disait : votre livre était parfait, pas une ligne ne doit être modifiée, il serait très déçu ! A l’inverse, Darwin serait heureux de trouver que son principe de sélection naturelle est toujours important. Dans un article récent du New York Review of Books, je discute le " fondamentalisme darwinien " de Dawkins et d’autres, que je considère trop stricts dans leurs arguments pour l’adaptation. Je plaide pour le pluralisme des mécanismes. Et j’ai reçu beaucoup de lettres…

Vous réfutez une certaine idée du progrès qui en fait une tendance générale dans l’histoire de la vie. Cette conception longtemps dominante a été importée dans le champ scientifique par la société du XIXe siècle. A l’inverse, tirez-vous des leçons pour l’histoire humaine de l’histoire de la vie ?

S. J. G. : L’histoire humaine suit des règles différentes. L’évolution biologique est un processus darwinien de sélection naturelle, ce n’est pas le cas de l’histoire des changements culturels. Pour la technologie, en particulier, il y a possibilité de progrès et de complexification. Mais cette possibilité existe justement à cause des différences entre évolution culturelle et évolution biologique… L’évolution des technologies est un processus lamarckien. C’est-à-dire que nous pouvons inventer et enseigner nos inventions à nos enfants et à la génération prochaine. On peut accumuler les inventions. Une culture, un pays, un groupe peut faire une invention et tous les autres peuvent l’utiliser. Dans l’évolution biologique, tous les lignages, toutes les espèces sont absolument séparés. Si une espèce évolue de façon favorable, les autres espèces n’en bénéficieront pas. Dans l’évolution, on ne peut dire à l’avance ce qui va se passer. Quand une espèce apparaît, partiellement par hasard, elle peut avoir un grand effet sur l’histoire. On ne pouvait pas prévoir l’évolution vers le cerveau humain mais, maintenant, nous sommes ici et l’effet sur la Terre est considérable. Les premières bactéries avec la photosynthèse ont changé l’atmosphère de façon très importante. Même s’il y a du hasard dans l’évolution de chaque espèce, une espèce peut avoir une grande influence sur le milieu dans une certaine direction. Mais cette direction n’est ni progressive ni prévisible. En employant le terme " hasard ", je ne veux pas dire jeter des dés. Dans l’histoire de la vie, il s’agit plutôt de contingence, de l’impossibilité de prédire ce qui va se passer. Une fois l’histoire déroulée, nous pouvons l’expliquer : dans ce sens, il n’y a pas de hasard. Mais nous ne pouvons pas la prédire car les possibilités sont presque illimitées.

Je voudrais maintenant m’adresser à l’auteur de la Mal Mesure de l’homme. Après Jensen au début des années 80, Herrnstein et Murray ont remis au goût du jour de vieilles lunes sur l’hérédité de l’intelligence justifiant les inégalités sociales. Quelles sont les raisons de ce perpétuel retour ?

S. J. G. : C’est une question politique : les années 80 et 90 sont, en Amérique, conservatrices. Au Congrès, nous avons M. Gringrich… Bill Clinton, supposé libéral, n’est pas le libéral que nous avons espéré… Cette période conservatrice a besoin de l’argument du déterminisme biologique selon lequel les différences, les inégalités sociales entre les races, les sexes, les classes sont nécessaires à cause de la constitution même des peuples. Malheureusement peut-être, mais c’est ainsi et on ne peut rien y changer : voici l’argument conservateur. Donc les programmes sociaux, les dépenses pour améliorer la condition des pauvres sont inutiles car les pauvres sont inévitables. C’est faux mais bien utile pour les positions conservatrices.

Dans le même ordre idée, l’opinion publique européenne découvre avec horreur que plusieurs pays, par ailleurs réputés pour leur modèle social comme la Suède, la Finlande, ont eu recours, des années trente jusqu’aux années soixante-dix, à des pratiques eugénistes de stérilisation massive et forcée. Comment expliquer la coexistence d’une volonté de progrès social, d’amélioration des conditions de vie avec la tentative d’éliminer une partie de la population ?

S. J. G. : C’est très intéressant. L’eugénisme n’est pas seulement un mouvement conservateur. Il y a toujours eu un eugénisme " de droite " et un eugénisme " de gauche ". A la fin du XIXe siècle, certains socialistes anglais étaient eugénistes. Par exemple, Wallace, l’ami de Darwin, qui a aussi découvert la sélection naturelle et était un grand penseur de gauche. Avec l’eugénisme de droite, comme celui d’Hitler, il faut tuer les hommes de races, de religions que nous n’aimons pas. Avec l’eugénisme de gauche, il s’agit plutôt de donner des avantages aux hommes jugés plus intelligents. Mais stériliser des personnes retardées mentales, c’est vraiment triste et j’ai été surpris d’apprendre que cela s’est passé si récemment en Suède… Aux Etats-Unis, avant la Seconde Guerre mondiale, deux tiers des Etats avaient des lois de stérilisation forcée. La plupart de ces lois n’étaient pas vraiment appliquées. Mais 40 000 à 60 000 stérilisations ont eu lieu, la plupart en Virginie et en Californie, jusqu’au début des années 60, ce qui n’est pas si lointain non plus.

Pour être utile, toute observation doit être faite pour ou contre une opinion " a dit Charles Darwin. Vous ne faites pas mystère de vos engagements personnels, vos opinions, vos préférences. Vous ne croyez pas à la neutralité du chercheur. Comment définir alors l’objectivité scientifique ?

S. J. G. : La neutralité est impossible pour l’esprit humain. L’objectivité, c’est plutôt la capacité de changer d’avis quand les faits vous démontrent le contraire de ce que vous croyiez vrai. Il ne s’agit pas d’entrer dans un sujet sans opinion ni espoir. C’est une illusion de penser entrer dans une étude avec un esprit absolument ouvert : simplement vous ne vous rendez pas compte de vos préjugés.

Vous vous dites révolté par l’injustice qui consiste à prendre sur soi, pour soi, des limites imposées en fait de l’extérieur, par la société. C’est cet humanisme qui fait " marcher " Gould ?

S. J. G. : Il y a des limites injustes, qui ne sont pas nécessaires, qui sont imposées par les systèmes sociaux et on dit que ces limites sont imposées par la nature biologique. Nous ne vivons qu’une fois et si nous n’avons pas l’opportunité de faire ce que nous voulons, de suivre nos espoirs à cause de limites imposées de l’extérieur par le système social parce que nous sommes noir ou femme, c’est si injuste. Et si, en plus, on dit : c’est votre faute parce que vous êtes inférieur, c’est la plus grande des injustices. Malheureusement beaucoup de personnes acceptent ces jugements des autres.

Et si l’on prenait les choses au positif, quelle est votre conception de l’individu, de sa place dans la société, de ses possibilités ?

S. J. G. : Nous pouvons utiliser notre cerveau pour réaliser de bonnes choses. C’est une possibilité. Même avec mon tempérament optimiste, je ne peux prévoir ce que nous allons en faire et si nous vivrons très longtemps. Mais nous en avons la possibilité et c’est bien suffisant !

La diversité des mécanismes

André Langaney, professeur au Musée de l’Homme, dans le numéro spécial qu’a consacré la Recherche à l’histoire de la vie (mars 1997).

Le projet initial de Huxley, Wallace et Darwin de décrire un mécanisme général de l’origine des espèces est bien plus hors de portée de la science qu’il ne le semblait au XIXe siècle. Il n’y a aucune généralité dans les mécanismes d’isolement des espèces (…) Presque toutes les combinaisons des mécanismes connus ou supposés d’isolement sont possibles, ainsi sans doute que de nombreuses autres, auxquelles on ne pensera jamais.

Il n’y a pas de sens de l’évolution

Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay (1997)

Source
Le célèbre paléontologue de Harvard a publié en 1996 un ouvrage qui aborde de front la question du progrès dans l’évolution. Sa traduction en français paraît ce mois-ci ("L’Éventail du vivant", éd. Le Seuil). Il nous a reçus dans son appartement de New York. Stephen Jay Gould a publié récemment un long article dans The New York Review of Books dans lequel il s’en prend à ce qu’il appelle le « fondamentalisme darwinien ».

La Recherche : Vous abordez dans ce livre un paradoxe passablement stimulant : contrairement à ce que nous pourrions croire, nous vivons encore à l’ère des bactéries...

Stephen Jay Gould : Nous n’en sommes jamais sortis !

L.R. : Et en même temps vous semblez prêt à admettre que le cerveau de l’homme...

S.J.G. : C’est une invention intéressante...

L.R. : Admettez-vous l’idée que c’est l’objet le plus complexe du monde biologique ?

S.J.G. : L’un des plus complexes, mais pas davantage. Cela dépend de ce que l’on entend par « complexe ». D’un point de vue neurologique le cerveau humain est plus complexe qu’aucun autre, mais par exemple du point de vue de l’architecture des os du crâne, on trouve plus compliqué chez d’autres mammifères, et plus compliqué encore chez les téléostes*. Le mot « complexité » a plusieurs sens dans le langage courant, qui se contredisent les uns les autres. Si l’on veut mesurer empiriquement la complexité, la quantifier, il nous faut une définition opérationnelle de la complexité. Il faut chaque fois décider de ce dont on parle. Certains chercheurs l’ont fait, par exemple pour les ammonites. On a pu démontrer que pour un caractère essentiel, les ammonites ne sont pas devenues de plus en plus complexes avec le temps.

L.R. : Dans le même esprit, vous refusez de souscrire à l’idée que l’homme est l’être le plus complexe de l’histoire du vivant.

S.J.G. : Le fait que le cerveau humain soit l’objet neurologique le plus complexe de la planète ne signifie pas que l’homme soit l’être le plus complexe. Le cerveau n’est pas tout, il y a bien d’autres structures complexes. Il n’est pas juste d’adopter une vue de l’évolution centrée sur le cerveau. Il n’existe pas de tendance générale de l’évolution vers des cerveaux plus grands. Il y a beaucoup plus d’espèces de bactéries que d’animaux multicellulaires et plus de 80 % des espèces de multicellulaires sont des insectes. Sur les quelque 4 000 espèces de mammifères il n’y en a qu’une qui soit consciente d’elle-même. On ne peut pas dire que l’accroissement de la complexité mentale caractérise l’évolution.

L.R. : Vous n’accepteriez pas l’idée que la complexité mentale est d’un autre ordre de grandeur que les autres formes de complexité ?

S.J.G. : Vous confondez l’effet et la structure. L’effet de l’émergence de la conscience a été considérable ; mais ce n’est pas une définition de la complexité. La bombe atomique a eu un énorme effet, ce n’est pas plus complexe que certains explosifs chimiques. L’invention de la conscience a eu plus d’impact peut-être qu’aucune autre invention. Mais cela ne définit aucunement la complexité de la structure de l’objet en question. Et par ailleurs, si l’on se place cette fois du point de vue de l’évolution à venir, on ne voit pas clairement vers quoi nous allons. Il est possible que nous n’existions plus dans deux cents ans, parce que nous nous serons rayés de la carte. L’humanité n’apparaîtra plus alors que comme une expérience momentanée de l’histoire de la vie.

L.R. : Vous prenez votre cas personnel pour dénoncer une erreur commune consistant, pour analyser un système complexe, à privilégier une valeur de référence qui n’a en réalité pas de raison de l’être. Vous étiez atteint d’un cancer que la Faculté jugeait incurable et qui était affecté d’une « mortalité médiane de huit mois après le diagnostic ».

S.J.G. : C’était une nouvelle effroyable, mais moins si l’on réfléchissait un peu au sens du mot « médian ». Cela signifiait certes que la moitié des patients mouraient dans les huit mois suivant le diagnostic, mais ne préjugeait en rien de la forme de la courbe de distribution après les huit mois. De fait, je suis encore là seize ans plus tard... (fig. 1 page 112). L’exemple sert à illustrer une profonde erreur philosophique. Les systèmes naturels manifestent une grande variation. Même au sein d’une espèce unique, comme on le voit chez l’homme, on constate de grandes différences de poids, de taille, de couleur, etc. Or nous avons une très vieille habitude, quelque peu platonicienne, consistant à abstraire des essences, des idéalités. Et nous avons la tentation, quand nous analysons des systèmes variables, de calculer des valeurs moyennes et de raisonner à partir de ces valeurs moyennes. C’est une façon d’établir une mesure unique de l’idéalité ainsi abstraite. C’est dangereux. Dans le cas de mon cancer, il était clair qu’en se focalisant sur la moyenne on négligeait les variations.

Nous commettons aussi souvent une erreur symétrique, consistant à nous focaliser sur les extrêmes, parce qu’ils nous fascinent : le plus gros ceci, le plus grand cela, etc. Par exemple le cerveau neurologiquement le plus complexe. Et là encore nous commettons l’erreur de retracer l’histoire du système en suivant l’évolution dans le temps de la seule valeur retenue. Ce qui conduit à des contre sens graves.

L.R. : D’où le titre de votre livre : Full House : il faut toujours considérer ce que vous appelez la « maison pleine », avec tous ses habitants.

S.J.G. : L’exercice consistant à prendre en compte tout l’éventail des variations nous oblige à repenser la nature des tendances de l’évolution et l’histoire des systèmes naturels. C’est parce que nous n’avons pas appliqué ce principe que nous en sommes venus à ignorer le fait pourtant incontestable que nous sommes encore et sans doute pour toujours à l’ère des bactéries. Nous aimerions croire que l’histoire de la vie est celle d’une marche vers la complexité. C’est bien sûr vrai en ce sens que les êtres les plus complexes ont eu tendance à se complexifier davantage : mais ce n’est pas l’histoire de la vie, c’est l’histoire des êtres les plus complexes... Nous voudrions croire que l’aspect le plus fondamental de l’arbre de la vie est cette tendance à la complexification, mais ce n’est pas le cas. Pour moi le trait le plus fondamental de l’arbre de la vie est la constance du mode bactérien. Mon livre n’est qu’un plaidoyer pour considérer tout l’éventail de la variation.

L.R. : Vous présentez un autre exemple de courbe de distribution en trompe l’oeil, tiré cette fois de l’histoire du base-ball. Vous essayez d’expliquer pourquoi dans les meilleures équipes la performance des meilleurs batteurs est moins bonne aujourd’hui qu’au début du siècle, alors même que la moyenne des performances du total des batteurs est restée constante et que la performance moyenne des batteurs a progressé. Pour des Français, le sens de l’exemple est un peu difficile à saisir...

S.J.G. : Dans la plupart des performances sportives qui sont mesurables, la mesure désigne une valeur absolue : on court le 100 mètres en un temps donné, etc. Tandis que la mesure de la performance d’un batteur au base-ball est en relation étroite avec les performances des autres joueurs. Ce qui est intéressant c’est de comprendre qu’une moyenne peut conserver une valeur constante bien que le profil de la courbe de distribution change complètement. Les gens qui se contentent de calculer la moyenne constatent qu’elle n’a pas changé et concluent à tort que les performances n’ont pas progressé, parce qu’ils ne regardent pas la forme de la courbe. Ils ne regardent pas comment la population totale des performances a évolué, et ne voient pas qu’en fait la constance de la moyenne peut cacher le progrès des performances de chacun (fig. 3, page 112). En même temps ce progrès collectif fait que la performance moyenne se rapproche des limites du possible. Dans les débuts du base-ball, quand la qualité moyenne du jeu était médiocre, les très bons batteurs, ceux qui approchaient des limites du possible, pouvaient atteindre une moyenne de succès impressionnante. Tandis qu’aujourd’hui où tout le monde est bon, la moyenne de succès des meilleurs batteurs a baissé.

L.R. : Dans le cas du base-ball, l’évolution de la forme de la courbe de distribution révèle, contrairement aux apparences, l’existence d’une tendance générale au progrès, bordée à droite de la courbe par un mur représentant les limites du possible. Dans le cas de l’histoire du vivant, la courbe est au contraire adossée à un mur à gauche, représentant les cellules les plus primitives, mais l’évolution de la courbe révèle bientôt, selon vous, et contrairement aux apparences, l’absence d’une tendance générale au progrès...

S.J.G. : On ne peut parler du progrès comme d’une tendance forte de l’évolution. Je ne nie pas que les créatures les plus complexes soient devenues plus complexes au cours du temps. Mais ce n’est pas une indication que le système s’est éloigné d’une marche au hasard. Cela se serait produit de toute manière dans n’importe quel système dirigé par le hasard et débutant à proximité d’une limite infranchissable à gauche de la courbe de distribution. Je propose une analogie avec la marche de l’ivrogne qui sort d’un bar. Il se retrouve avec un mur à gauche et le trottoir à droite. A gauche il va heurter le mur, à droite il va finir par tomber dans le caniveau.

L.R. : L’analogie de l’ivrogne ne nous dit rien sur l’émergence de la complexité.

S.J.G. : Non, mais c’est une bonne analogie. L’ivrogne marche au hasard, et en raison du mur à gauche le hasard le conduit immanquablement dans le caniveau. La seule raison de l’existence d’une directionnalité est ce mur à gauche et la marche au hasard. L’histoire de la vie montre exactement la même chose. Elle avance au hasard, avec ce mur à gauche qui interdit à un organisme vivant d’être plus simple qu’un certain degré minimal de complexité, plus simple que des cellules sans noyau. Je ne dis pas qu’il ne se produit pas des événements de complexification, je dis que si l’on regarde l’ensemble de l’histoire, l’ensemble des variations effectives, la maison au complet avec tous ses habitants, on ne décèle pas de préférence pour la complexité. Le fait que l’homme soit plus complexe que les trilobites, qui sont plus complexes que les algues, qui sont plus complexes que les bactéries, ce fait-là, que je ne nie pas, est mineur au regard de l’histoire du vivant prise dans sa totalité.

L.R. : Vous montrez d’ailleurs que l’évolution se dirige souvent dans le sens d’une simplification des organismes...

S.J.G. : Sans doute même aussi souvent que dans l’autre sens. Et peut-être même plus souvent... Si l’on considère l’histoire d’organismes nés plus ou moins récemment dans l’histoire de la vie, donc qui n’étaient pas limités par un mur à gauche, on observe aussi bien des évolutions vers moins de complexité que le contraire. C’est manifestement le cas de nombreux parasites, ceux qui vivent profondément installés dans le corps de leur hôte : ils n’ont besoin ni d’organes de locomotion ni d’organes de digestion.
L.R. : Votre démonstration de l’absence d’une tendance générale vers plus de complexité laisse complètement ouverte la question de savoir pourquoi certains êtres vivants ont évolué vers plus de complexité.

S.J.G. : C’est une question différente, que je ne traite pas. Je ne me sens pas expert en la matière. Ce n’est pas un sujet que je comprends très bien. Mais bien sûr il doit exister un mécanisme par lequel a émergé par exemple la multicellularité, et ainsi de suite. Mon propos est de déterminer si de tels mécanismes s’inscrivent ou non dans une directionnalité, s’ils répondent à une nécessité - et la réponse est non.

L.R. : Pour illustrer votre charge contre le mythe du progrès, vous donnez l’exemple du cheval. Contrairement à ce que tout le monde croit, le cheval n’est pas le produit le plus réussi d’une longue évolution, c’est le dernier rejeton d’une régression.

S.J.G. : L’homme a préservé pour son usage quelques espèces de chevaux. Mais il faut là encore voir la maison pleine. Il y a deux grands groupes de mammifères ongulés, l’un s’est étiolé après avoir dominé et le cheval est un échec au sein de cet échec. Il se retrouve aux côtés de deux groupes seulement, tous deux menacés, les rhinocéros et les tapirs. En Amérique du Nord il y a eu jusqu’à vingt à trente genres de chevaux vivant en même temps (chaque genre comprenant plusieurs espèces). Il ne reste plus aujourd’hui qu’un seul genre : Equus , comprenant huit espèces. Au contraire l’autre groupe d’ongulés, les artiodactyles, avec les antilopes, les vaches, les chèvres, etc., est l’un des grands succès de l’histoire des mammifères. Le cheval apparaît comme un vestige, une brindille vestigale de ce qui était naguère un gros buisson.

L.R. : La situation de l’homme est comparable à celle du cheval ?

S.J.G. : Nous ne représentons plus qu’une espèce. Voici quelques centaines de milliers d’années il existait une demi-douzaine d’espèces d’êtres humains. Voici seulement 30 000 ou 40 000 ans il en existait peut-être encore trois, avec Neandertal en Europe et Homo erectus en Asie. Aujourd’hui nous nous débrouillons bien, nous sommes nombreux, mais nous sommes tout seuls...

L.R. : Voulez-vous dire que le cheval et l’homme ont peut-être, du point de vue de l’histoire du vivant, atteint une sorte de limite, de mur à droite ?

S.J.G. : Je ne sais pas, mais quand toute une lignée rétrécit au point de ne laisser qu’une poignée d’espèces, voire une seule, le danger d’extinction se rapproche.

L.R. : Nous avons la chance d’être omnivores...

S.J.G. : Mais je ne suis pas sûr que ce soit une chance d’être intelligents ! Notre intelligence pourrait nous tuer... Nous verrons bien.

L.R. : John Maynard Smith et d’autres voient dans l’apparition des sociétés la dernière transition majeure de l’évolution dans le sens d’une complexité croissante. Vous ne partagez pas ce point de vue ?

S.J.G. : Il faut rappeler que bien peu d’espèces connaissent des sociétés organisées. Et la plupart d’entre elles, celles qui réussissent le mieux en termes de nombre et de variété, sont des arthropodes. L’espèce humaine est certes très puissante actuellement, mais je ne parierais pas lourd sur le long terme. Et n’oublions pas que les bactéries, qui ne sont pas des êtres sociaux, se débrouillent encore mieux que les arthropodes...

L.R. : Vous affirmez à la fin de votre livre que le changement culturel lui aussi se heurte à des limites à droite de la courbe...

S.J.G. : Le changement culturel fonctionne très différemment de l’évolution biologique, puisqu’il est fondé sur une hérédité lamarckienne. Un acquis peut être enseigné aux générations suivantes, ce qui n’est évidemment pas le cas en génétique. Le changement culturel suit des lois qui ne sont pas darwiniennes, et l’on a tort de parler d’évolution culturelle, car cela introduit une confusion dans les concepts.

L.R. : Mais vous contestez aussi que l’idée d’une marche au progrès soit applicable au changement culturel. Vous n’en acceptez l’augure que pour les sciences et les techniques, pas pour le reste des activités culturelles.

S.J.G. : Cela me paraît clair. Rien n’indique que Picasso représente un progrès par rapport aux artistes de la grotte Chauvet. Je ne pense pas que les capacités de l’homme aient changé depuis 30 000 ans. Les techniques ont changé, mais nous sommes fondamentalement les mêmes.

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