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Goethe et la théorie de l’évolution des espèces

vendredi 17 mars 2017, par Robert Paris

« Tout ce qui existe mérite de périr »

Goethe

Goethe et la théorie de l’évolution

Stephen Jay Gould dans « La structure de la théorie de l’évolution » :

Mehr Licht sur la feuille de Goethe

Selon un mythe très répandu de nos jours, les auteurs essayant de brosser de vastes théories interdisciplinaires, bien que déconsidérés aujourd’hui, furent jadis très appréciés à une époque plus universelle d’esprit qui prisait l’ « humaniste de la Renaissance ». Mais la maxime selon laquelle « le cordonnier doit d’en tenir à sa forme » date du IVe siècle av. J.-C. La version originale vient de Pline : « ne supra crepidam sutor indicaret »… Et les auteurs qui se hasardent hors de leur discipline de base ont toujours suscité les doutes ou les moqueries.

En 1831, presque au terme de sa longue vie, un poète qui s’était aventuré en science se plaignit de ne pas avoir été bien écouté, mais défendit ses incursions dans ce dernier domaine, en disant qu’elles avaient découlé des besoins ressentis par un esprit animé par l’envie de savoir et le désir d’envisager de vastes perspectives :.

« Le public a été déconcerté dans la mesure où il souhait qu’on se consacre utilement à son service et de façon uniforme, et demande que tout homme demeure dans sa propre spécialité. Cette exigence est fondée, car l’homme formant le projet d’atteindre l’excellence, laquelle ne connaît pas de bornes, ne doit pas s’aventurer sur les brisées même de Dieu et de la nature. C’est pour cette raison que l’on pense généralement qu’une personne s’étant distinguée dans une discipline, et dont le style et la forme jouissent d’une large reconnaissance, ne doit pas la quitter, et encore moins se hasarder dans une autre, totalement différente. A supposer qu’un individu s’y essaye, on ne lui en sait absolument pas gré ; en fait, même s’il y réussit très bien, on ne lui en fait aucun éloge. Mais l’homme à l’esprit actif sent qu’il ne peut être asservi aux intérêts du public, et qu’il doit se déterminer d’après les siens propres. Il n’a guère envie de se fatiguer et de s’user à répéter sans cesse les mêmes choses. En outre, tout homme énergique ayant du talent porte en lui quelque chose d’universel, qui le pousse à chercher de-ci, de-là, et à sélectionner son champ d’activité en fonction de ses propres désirs. » (essait de 1831, dans Mueller et Engard, 1952, p.169)

On pourrait peut-être ne pas accorder d’attention à ces propos, s’ils n’émanaient de l’un de ces ambitieux dont l’histoire n’a gardé le nom ni dans le domaine de son activité professionnelle, ni dans celui de son activité d’adoption. Mais l’auteur cité ci-dessus, J.W.von Goethe, a écrit quelques petites choses de valeur durable ! En outre, et rétrospectivement, les recherches qu’il a effectuées en science ont de loin dépassé le niveau des brèves incursions d’un amateur.

En tout cas, Goethe n’a pas souffert d’avoir été complètement ignoré des scientifiques durant sa vie même. En 1831, le grand anatomiste Etienne Geoffroy Saint-Hilaire fit l’éloge des travaux de Goethe en science, disant qu’il s’agissait de l’œuvre « d’un poète essayant de chanter sous une autre forme les grandeurs de l’univers. » (1831)

Plus loin, dans le même texte, cet auteur écrivait : « Si Goethe n’avait déjà réuni assez de titres pour être proclamé le plus beau génie de son siècle, il devrait encore ajouter à sa couronne de grand poète et de profond moraliste le renom de savant naturaliste, qui lui est dû pour l’élévation de ses vues et sa force philosophique au sujet des analogies végétales. »

Mais on ne peut considérer les louanges de Geoffroy comme complètement désintéressées, car Goethe venait juste de prendre partie pour lui dans la plus grande controverse qui se déroula en zoologie au début du XIXe siècle : le célèbre débat de 1830 entre Cuvier et Geoffroy devant l’Académie des sciences. Ce dernier avait besoin de toutes les aides qu’il lui était possible d’obtenir… Cuvier, en effet, n’était pas un adversaire ordinaire et la raison de leur dispute, l’opposition de longue date entre structuralisme morphologique (thèse de Geoffroy) et fonctionnalisme (thèse de Cuvier qui allait aussi être celle de Darwin), ne pouvait pas être plus centrale en histoire naturelle.

A juste titre, Geoffroy considérait Goethe comme le doyen et le théoricien en chef de la morphologie structuraliste. Non seulement le poète allemand avait forgé le terme de « morphologie », mais il avait, longtemps auparavant, défendu pour les plantes une conception capitale que Geoffroy invoqua pour les animaux, en point de départ à sa théorie sur leur organisation anatomique : tous les aspects de la morphologie animale étaient ramenés à un archétype générateur unique (la feuille, dans le cas de Goethe ; la vertèbre, dans celui de Geoffroy).

C’est à l’époque où Geoffroy était jeune et se demandait comment il pourrait faire carrière et survivre à la période de la révolution, que Goethe, voyageant en Italie, mit au point la théorie exposée dans son ouvrage de 1790, « Versuch die Metamorphose der Pflanzen zu erklären »…

Goethe s’était fortement intéressé à la morphologie tout au long de sa vie, et ses préférences avaient toujours penché vers le structuralisme morphologique, particulièrement vers la version la plus forte de cette façon de voir ; il s’agissait de la conception selon laquelle une forme archétypale génératrice unique déterminait ce qui était possible et ce qui ne l’était pas dans l’édification des formes.

Ses deux incursions les plus célèbres dans le domaine de l’anatomie animale se sont appuyées toutes deux sur une démarche fondée sur le structuralisme morphologique : 1°) dans l’une, il a soutenu très tôt une théorie vertébrale du crâne, laquelle lui avait été inspirée dès 1791 lorsqu’il avait examiné « un crâne de mouton en mauvais état, trouvé dans le sable de cette sorte de dune où était situé le cimetierre juif à Venise » (essai de 1823) ; 2°) dans l’autre, il a découvert, en 1784, l’os prémaxillaire dans l’espèce humaine, grâce à l’observation de son existence chez les autres mammifères et à ses conceptions sur l’unité du type…

Mais c’est en botanique que Goethe choisit de mener sa plus vaste étude en matière de structuralisme morphologique, et celle-ci représente probablement son plus bel apport scientifique. Dans le cadre de cet important travail, Goethe appliqua aux plantes la même conception que Geoffroy et Owen formulèrent ultérieurement pour les animaux, essayant de ramener la grande diversité et la complexité des formes animales (au moins chez les vertébrés) à la structure génératrice unique d’une vertèbre archétypale (voir Geoffroy, 1831, pour un hommage au poète allemand).

Pour Goethe, c’était la feuille qui représentait une forme archétypale à partir de laquelle s’édifiaient tous les organes d’une plante se développant sur la tige centrale : cela allait des cotylédons aux feuilles caulinaires, en passant par les pétales, le pistil, les étamines et les fruits.

Le résumé qui est souvent donné du système de Goethe (tous les organes des plantes sont des feuilles) ne doit pas être pris à la lettre : il ne signifie pas que tous les organes énumérés ci-dessus doivent, dans toute leur diversité, être véritablement ramenés à la forme réelle d’une feuille caulinaire.

Une telle interprétation contreviendrait à la nature idéale (au sens de Platon) que possèdent les archétypes dans le cadre d’une théorie structuraliste morphologique. La « feuille » représente un modèle générateur abstrait, dont les feuilles caulinaires sont les moins éloignées sous la forme qu’elles présentent concrètement.

Goethe écrit : « Il faut avoir un terme général pour désigner cet organe sous ses différents aspects métamorphosés et comparer toutes les manifestations de sa forme. (…) On pourrait dire qu’une étamine est un pétale à l’état contracté, tout aussi bien qu’un pétale est une étamine à l’état d’expansion ; ou qu’un sépale est une feuille caulinaire à l’état contracté, approchant un certain stade de raffinement, tout aussi bien qu’une feuille caulinaire est un sépale élargi par l’afflux de sève grossière » (1790, n° 120).

Dans son essai de 1790, Goethe a résumé son système en employant un ton mesuré : « Bien que paraissant être dissemblables, les organes d’une plante en train de mettre ses feuilles ou de fleurir, proviennent tous d’un organe unique, nommément la feuille. »

En privé, il se laissa aller à plus d’exubérance : « J’ai ramené les multiples phénomènes spécifiques observables dans le magnifique jardin de l’univers à un seul principe général simple » (essai de 1831)…

Goethe dissèque et compare, essayant de trouver dans des structures apparemment diversifiées et disparates les bases de leur ressemblance avec la feuille. Les sépales anastomosés, formant la calice à la base de la fleur, doivent sûrement être des feuilles qui ne réussissent pas à se séparer dès lors qu’une interruption de l’alimentation stoppe l’expansion de la tige : « Si la floraison était retardée par un apport alimentaire en excès, ces feuilles se sépareraient et prendraient leur forme originelle. Ainsi, dans le calice, la nature ne forme pas d’organes nouveaux, mais simplement recombine et modifie des organes que nous connaissons déjà. » (1790, n°38).

Lorsque, chez une espèce de plante donnée, des organes sont trop modifiés pour montrer quelque parenté avec l’archétype foliaire et y être rapportés, Goethe recourt à l’anatomie comparée et cherche des formes de transition chez d’autres taxa. Les fruits et les organes sexuels ne ressemblent manifestement pas à des feuilles chez de nombreuses espèces de plantes, mais Goethe établit des séries de transition avec des espèces chez lesquelles, par exemple, l’apparence des gousses rappelle les feuilles, ou bien chez lesquelles les feuilles caulinaires portent les organes de la reproduction (comme les fougères, par exemple).

Voyez la façon dont il se sert de l’anatomie comparée dans le cas des fruits « difficiles » : « La nature obscurcit au maximum la ressemblance avec la feuille quand elle rend la structure contenant les graines molle et juteuse ou ferme ou ligneuse. Cependant, la ressemblance en question n’échappera pas à notre attention si nous nous efforçons de la suivre dans toutes ses étapes de transition. » (1790, n° 79).

Voici encore son raisonnement, fondé sur l’anatomie comparée, dans le cas des cotylédons, paraissant initialement encore plus éloignés de la forme « feuille », mais finissant, au terme de leur développement, par revêtir des formes ressemblant d’assez près à des feuilles :

« 12. Ils sont souvent déformés, comme s’ils étaient bourrés d’un matériau grossier, et aussi gros en épaisseur qu’en largeur ; leurs vaisseaux ne sont pas reconnaissables, et sont difficilement distinguables au sein de la masse. Ils ne présentent pratiquement aucune ressemblance avec une feuille, et on pourrait à tort être conduits à les considérer comme des organes spéciaux.

13. Cependant, chez beaucoup de plantes, leur forme se rapproche de celle des feuilles : ils s’aplatissent ; exposés à la lumière et à l’air, ils prennent une teinte verte plus soutenue ; leurs vaisseaux deviennent plus distincts et commencent à ressembler à des veines.

14. Finalement, ils apparaissent devant nous comme de véritables feuilles ; leur ressemblance avec les feuilles qui viennent ensuite ne nous permet généralement pas de les considérer comme des organes distincts ; et nous les reconnaissons, en réalité, comme les premières feuilles de la tige. » (1790, N° 12 à 14)

Si le système de Goethe n’invoquait, comme on l’a dépeint souvent à tort, que le seul et simple concept de l’archétype foliaire, il ne pourrait prétendre constituer une intéressante synthèse expliquant tous les aspects des plantes, car il ne rendrait pas compte, sur la base de ce seul principe, des variations systématiques de forme des organes le long de la tige, et ne pourrait donc pas fonctionner comme explication complète des ressemblances aussi bien que des différentes caractéristiques dans les parties des plantes.

Mais, au moyen de l’une des thèses les plus fascinantes, Goethe est arrivé à formuler une théorie complète en greffant, sur la notion sous-jacente d’archétype foliaire, deux mécanismes additionnels : l’un mettant en jeu un processus d’élaboration progressive de la sève, et l’autre, des cycles d’expansion et de contraction. On peut considérer aujourd’hui ces mécanismes comme ad hoc ou incorrects, mais on ne peut nier que leur conjugaison avec la notion d’archétype était extrêmement intéressante. (…)

Au sein de n’importe quel processus qui se développe au cours du temps, on doit pouvoir repérer ces deux types de déterminismes, nécessaires pour interpréter n’importe quel système présentant un phénomène de croissance ou se développant historiquement (les flèches de la progression et les cycles de la répétition ou encore « les flèches du temps » et « les cycles du temps », ceux-ci étant à la base, respectivement, de ses aspects historiques et de ses caractéristiques structurales ; d’une part, des phénomènes de changement directionnel (sinon le temps ne soutiendrait aucune histoire, définissable par le caractère distinct des moments) ; d’autre part, des phénomènes sous-jacents constants ou cycliques (sinon les séquences temporelles ne correspondraient qu’à des moments uniques succédant à des moments uniques, sans que l’on ne puisse jamais rien y reconnaître de général).

Goethe, qui avait recueilli, en remontant le long de la tige, des observations témoignant à la fois de phénomènes directionnels et de péhnomènes répétitifs, a reconnu qu’il était nécessaire de faire appel aux deux pôles de cette dichotomie.

Le haut et le bas ; le ciel et l’enfer ; le cerveau et le psychisme vs les intestins et les excréments ; la tuberculose, en tant que maladie noble des poumons où circule l’air vs le cancer, comme maladie ignoble des organes inférieurs…

Presque irrésistiblement, on tend à appliquer aux plantes ce grand système de métaphores caractéristique de la culture occidentale : classe ainsi les racines et les tubercules, noeux et contournés, dans la catégorie des objets inférieurs hébergés dans la terre, tandis que les fleurs, nobles et parfumées, figurent dans celle des choses les plus élevées, tendant vers le ciel.

Goethe, qui n’ignorait certainement pas ce genre d’idées à l’époque de la « Naturphilosophie », a imaginé que le développement des plantes obéissait à un phénomène de raffinement progressif, du cotylédon à la fleur. Il a expliqué cet effet directionnel en postulant que, en remontant la tige, chaque modification successive de l’archétype foliaire s’accompagne d’une épuration progressive de la sève, initialement brute. L’édification des fleurs ne peut pas se faire tant que les impuretés n’ont pas été retirées. Les cotylédons, au début du processus de développement, présentent le degré d’organisation et de raffinement le plus faible, et sont exposés à l’état le plus brut de la sève : « nous avons trouvé que les cotylédons, qui se forment à l’intérieur des enveloppes de la graine et sont, pour ainsi dire, pleins à ras bord de sève brute, présentent un degré d’organisation et de développement à epine marqué, ou dans le meilleur des cas, grossier. »

La plante se développe ensuite en direction de l’apothéose florale, mais l’abondance de nutriments ralentit le processus d’épuration de la sève, et il est alors nécessaire de produire plus de feuilles pour filtrer l’afflux de nutriments. Le déclin dans ce dernier permet finalement à la filtration de devenir plus complète, et la sève devient alors suffisamment pure que se produise la floraison : « Aussi longtemps qu’il reste de la sève brute au sein de la plante, tous les organes pouvant exister sont obligés d’être des instruments de purification. S’il arrive trop de nutriments, le processus d’épuration doit être répété sans cesse, rendant le développement de l’inflorescence presque impossible. Si la plante est soumise à une restriction de nourriture, ce dernier processus est alors facilité. »(1790, n° 30).

Finalement, la plante atteint son but suprême : « Tandis que les liquides les plus brutes sont, de cette façon, continuellement éliminés et remplacés par de plus purs, la plante, pas à pas, atteint le statut prescrit par la nature. Nous voyons finalement les feuilles arriver à leur développement le plus complet en taille et en organisation, et peu après nous constatons qu’un nouvel aspect se dessine, ce qui nous signale que l’époque que nous avons étudiée jusqu’ici est en voie de se terminer et qu’une seconde est en train d’approcher : l’époque de la fleur. » (1790, n° 28).

Si les phénomènes directionnels étaient les seuls à intervenir, la morphologie des plantes qui en résulterait devrait seulement manifester ce processus continu de raffinement progressif, en remontant le long de la tige. Puisque, à l’évidence, ce n’est pas cette configuration que l’on peut apercevoir chez les plantes, il doit exister aussi un autre type de mécanisme.

Goethe décrit ce dernier comme étant cyclique, par opposition au mécanisme directionnel représenté par l’épuration de la sève. Il envisage trois cycles completsde contraction et d’expansion au cours du développement. L’interaction entre ces deux mécanismes, l’un déterminant une progression, l’autre des phénomènes cycliques, engendre le tableau complet du processus général d’épuration de la sève en remontant le long de la tige, altéré par des discontinuités et des passages d’une forme à une autre n’exprimant aucune tendance directionnelle (par exemple, la « contraction » des feuilles caulinaires donnant des sépales lors de leur regroupement en petite couronne pour former le calice). Les cotélydons représentent d’abord un état rétracté. Puis les feuilles principales et leur important espacement le long de la tige témoignent de la première expansion. Le regroupement des feuilles qui caractérise la formation de la couronne de séparation à la base de la fleur marque la seconde contraction, et l’élaboration subséquente des pétales, la seconde expansion. Le resserrement de l’archétype foliaire qui se produit lors de la genèse du pistil et des étamines correspond à la troisième contraction, et la formation du fruit à la dernière et très exhubérante expansion. La graine, ramassée au sein du fruit, inaugure ensuite, par cette contraction, le cycle qui se déroulera à la génération suivante.

Mettez en jeu ensemble ces trois mécanismes générateurs (celui de l’archétype foliaire, celui constitué par le rafinement progressif de la sève le long de la tige et celui représenté par les trois cycles d’expansion-contraction, correspondant à la production foliaire, la floraison et la fructification) et la vaste diversité botanique de notre planète va se trouver ainsi décrite au moyen du mode majeur d’explication employé par le structuralisme morphologique : les variations dans les structures sont obtenues par le biais de l’interaction entre un petit nombre de déterminismes morphologiques, fonctionnant à la manière de lois abstraites générales émanant de l’intérieur des organismes (ces déterminismes ne leur sont pas imposés de l’extérieur et n’ont pas pour objectif de réaliser des adaptations) : « Que la plante produise ses feuilles, fleurisse ou fructifie, ce sont néanmoins toujours les mêmes organes, avec des fonctions variées et de fréquents changements de forme, qui accomplissent les diktats de la nature. Le même organe qui s’épanouissait sur la tige en tant que feuille et pouvait présenter des formes extrêmement diverses, va se contracter dans le calice, s’épanouir de nouveau en tant que pétale, se contracter dans les organes reproducteurs et s’épanouir pour la dernière fois en tant que fruit. » (1790, n° 115).

Cette option en faveur du structuralisme morphologique va de pair avec le rejet des explications prioritairement exprimées en termes d’adaptation, de fonction ou de cause finale. (…) Dans ses attaques de la notion de cause finale, Goethe s’en prend souvent à l’idée plus large de création en vue de servir explicitement aux besoins de l’homme. (…)

« Depuis des siècles, nous sommes entravés dans notre appréhension philosophique des phénomènes naturels par l’idée que les organismes vivants ont été créés et façonnés à certaines fins par un pouvoir vital téléologique. (…) Pourquoi l’homme n’appellerait-il pas telle plante une mauvaise herbe, dès lors que de son point de vue elle ne devrait réellement pas exister : il attribue généralement l’existence de chardons entravant la culture de son champ à la malédiction prononcée par un esprit bienfaisant devenu furieux ou à la méchanceté d’un esprit funeste ; cette idée lui vient plus facilement que celle consistant simplement à les regarder comme des enfants de la nature universelle, comptant tout autant pour cette dernière que le blé qu’il cultive avec soin et auquel il accorde une si grande valeur. » (1790)

Mais Goethe a aussi attaqué la primauté des explications adaptationnistes dans le domaine plus circonscrit de l’analyse de la morphologie : « La question n’est pas de savoir si le concept de causes finales est commode ou même indispensable aux yeux de certains, ou s’il ne pourrait pas avoir de bons et utiles résultats lorsqu’on l’applique au domaine moral ; en réalité, la question est de savoir s’il aide les physiologistes dans leur étude des corps organisés ou s’il les met sur une fausse piste. Je prends la liberté d’affirmer qu’il les détourne de la vérité, et par conséquent je l’ai moi-même évité et j’ai considéré de mon devoir de mettre les autres en garde contre lui. » (Deuxième essai sur la métamorphose des plantes, 1790).

(…)

Dans un passage remarquable, qui pourrait également servir de credo aux partisans du structuralisme morphologique d’aujourd’hui, Goethe formule son concept capital sur la primauté des déterminismes internes, tout en admettant le rôle vital, mais secondaire, de l’adaptation. La mise en place des structures constitue le mécanisme premier, et celles-ci doivent « ensuite faire face à des conditions externes ». L’adaptation est susceptible ensuite de façonner toute une série de variations par rapport à la configuration générale sous-jacente, mais on ne peut expliquer cette dernière par ces modifications secondaires ; les adpatations ne peuvent représenter qu’une restructuration superficielle de l’organisation structurale intrinsèque :

« L’homme, en considérant toutes choses par référence à lui-même, est obligé de supposer que les formes externes sont déterminées depuis l’intérieur, et cette supposition lui est d’autant plus facile que pas un seul être vivant n’est concevable qui ne soit doté d’une organisation complète. Sur le plan interne, cette dernière est clairement définie ; sur cette base, elle doit faire face à des considérations externes qui sont tout aussi claires et définies, car son existence externe n’est possible que sous certaines conditions et dans certaines situations. (…) Un animal possède des dispositifs utiles externes précisément parce qu’il a été façonné depuis l’extérieur aussi bien que depuis l’intérieur, et ce qui est plus important et tout à fait naturel, parce que le milieu externe peut plus facilement adapter la forme externe à ses propres objectifs qu’il ne peut remodeler la forme interne. On peut apercevoir cela parfaitement bien chez une espèce de phoque dont la forme externe a pris largement l’aspect propre aux poissons, tandis que son squelette continue à représenter le parfait quadrupède. » (deuxième essai sur la métamorphose des plantes, 1790).

(…)

En fait, Goethe a montré qu’il comprenait très bien la morphologie structurale (et son importance dans ce cas précis – le débat entre Cuvier et Geoffroy) de l’ensemble des idées impliquée par une dichotomie dans le monde intellectuel. Dans son analyse de l’opposition entre Cuvier et Geoffroy, il a noté que chacun des scientifiques ne défendait pas une idée unique ou un point de vue unitaire, mais en réalité toute une série de notions s’impliquant les unes les autres, déterminant un regroupement d’idées au niveau de l’un ou de l’autre des foyers, ces deux ensembles s’opposant alors à la façon des deux pôles d’un aimant.

Pour Goethe, les systèmes de Cuvier et Geoffroy forment « deux doctrines, habituellement et ordinairement séparées dans une mesure telle qu’il n’y a que peu de chances de les trouver réunies chez une seule et même personne. Au contraire, il est de leur essence même de ne pas bien aller ensemble. » (Goethe, 1831, P. 181).

Pour Darwin, la discontinuité provient de la contingence historique (à la suite de l’extinction des formes intermédiaires), le morpho-espace étant isotrope et tous ses points étant complètement accessibles. « Natura non facit saltum. » Mais dans la vision du monde du structuralisme morphologique, que cette vision concerne les idées ou bien la morphologie, la discontinuité est intrinsèque à la structure de l’espace pouvant être occupé. (…)

De façon curieuse, le débat entre Cuvier et Geoffroy ne semble pas avoir été vraiment tumultueux, violent ou exceptionnel lors de son déroulement réel : il comporta six rencontres, deux annulations et une fin brutale en queue de poisson. Il a pris une importance capitale dans l’histoire ultérieure de la biologie (…) Geoffroy obtint la plus belle publicité gratuite que l’on pouvait espérer, lorsque la plus grande figure littéraire de l’Europe, le vieux Goethe, exprima son vif intérêt pour ce débat et écrivit deux articles à ce sujet, dont l’un fut le tout dernier qu’il ait rédigé avant sa mort (Goethe, 1832). Bien que le poète allemand n’ait déclaré vainqueur ni l’un ni l’autre des protagonistes,sa sympathie allait fondamentalement à Geoffroy, son « âme sœur » qui défendait le pouvoir de l’intuition poétique contre celui du pur empririsme et qui – preuve de la proximité très étroite de leurs idées – avait appliqué aux animaux (avec la vertèbre archétypale) le même type d’approche que Goethe avait mis en œuvre si brillamment dans le cas des plantes (avec la feuille archétypale). »

« Les preuves de la théorie de l’évolution » de Charles Martins :

« Goethe, âgé de quatre-vingt-deux ans, déclarait que Linné était, après Shakspeare et Spinosa, l’auteur qui avait fait sur lui la plus vive impression. En parlant ainsi, il avait en vue la Philosophia botanica de ce naturaliste, livre plein de vues prophétiques dont l’avenir a consacré la justesse : chacune est condensée dans une courte phrase aphoristique, presque toutes sont devenues des axiomes de la science. Une de ces sentences est celle-ci : natura non fecit saltus, il n’y a pas de lacunes dans la nature. En effet, si l’on considère l’ensemble du règne organisé, on voit que les formes végétales et animales passent insensiblement les unes aux autres : individus, espèces, genres, familles, embranchemens, règnes, rien n’est isolé, tout se tient. Dans cet immense tableau, il n’y a pas de couleurs tranchées, il n’y a que des nuances et des dégradations infinies. Les exemples sont innombrables. Il est des genres où les botanistes n’ont pu s’entendre sur la distinction des espèces, tant elles se confondent les unes avec les autres. Tels sont les genres rose, ronce (Rubus), Hieracium, etc. Dans certaines familles, les crucifères, les ombellifères par exemple, les limites des genres sont tellement indécises qu’elles n’ont jamais été fixées définitivement. Même observation pour les familles : le genre Verbascum est intermédiaire entre les solanées et les scrofularinées, le genre Detarium entre les rosacées et les légumineuses, l’Aphyllantes entre les liliacées et les joncées. Les classes même ne sont pas séparées par des limites infranchissables. Les nénuphars sont intermédiaires entre les monocotylédones et les dicotylédones, les cycadées entre les fougères et les gymnospermes. Certains champignons, des infusoires problématiques, oscillent entre les végétaux et les animaux. Toutes nos divisions dites naturelles sont, comme Lamarck l’avait déjà dit, réellement artificielles. »

Type et métamorphose dans la morphologie de Goethe

Goethe, poète-dramatique, était aussi un penseur artiste-scientifique

Naturphilosophie de Goethe

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