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La presse française face à la révolution russe de 1917

vendredi 1er juin 2018, par Robert Paris

La presse française face à la révolution russe de 1917

22 mars 1917.

« On nous laisse tout ignorer de la Révolution russe. Les déclarations du tzar, du grand-duc Michel, du gouvernement nouveau, ne nous apprennent pas grand’chose. Elles me rappellent ce mot d’un attaché civil au cabinet du ministre de la Guerre, à qui je demandais des nouvelles des événements militaires, et qui me répondit gentiment : « Oh ! nous, au ministère, nous ne pouvons rien savoir : nous ne recevons que des rapports officiels. » Nous ne pouvons pas imaginer la vraie figure de la révolution russe, puisque nous ne connaissons pas l’attitude des partis extrêmes. Paron me dit qu’en tout cas elle facilitera l’autonomie de la Pologne et déliera les Alliés de l’engagement ― pris même avant la Guerre ― de donner Constantinople aux Russes. »

Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Mars 1917

Plaçons-nous premièrement en face du fait de l’anarchie russe. Nous avons appris, il y a un mois, que Lénine, tout à coup sorti de sa cachette, s’était aisément rendu maître de Pétrograd, et que Kerensky, avec son gouvernement provisoire, s’était évanoui comme une fumée ou comme un son. Il y a quinze jours, nous apprenions que le dit Lénine, ou plutôt Vladimir Ilitch Oulianoff, dit Lénine, avait, sous le nom de « Commissaires du Soviet du peuple, » constitué un gouvernement de sa façon, s’il est permis de parler en ce cas d’un gouvernement, où Trotsky, dit Bronstein ou Braunstein (voyez la liste de la Morning Post), jouait le rôle de ministre des Affaires étrangères, et qui devait bientôt appeler à la dignité de généralissime le vieil adjudant Krylenko, dit « le père Abraham, » ou peut-être Aron Abram, dit Krylenko. Mais un « gouvernement » populaire, révolutionnaire, et même ultra-révolutionnaire, ne peut pas, même investi et institué par sa propre usurpation, même se prétendant émané directement du peuple, ne pas avoir au moins l’apparence de s’appuyer sur un semblant d’assemblée. Aussi Lénine et ses compères en ont-ils immédiatement fait une, composée de représentai spontanés et improvisés, ou soi-disant représentans, — car comment élus et nommés par qui ? — des comités de paysans, de l’armée, des associations professionnelles de postiers et de cheminots. Le truc est grossier : par un cycle de complaisances réciproques, Lénine et ses co-commissaires tirent leur pouvoir de la pseudo-assemblée du peuple, qui tire le sien de l’agrément et de la commodité de Lénine.

De toute manière, ce pouvoir, qui est ce qu’il est et qui vaut ce qu’il vaut, qu’en font-ils ? Et, question préalable, qu’il serait bien utile d’élucider, dans quel rayon exactement, sur quel territoire s’exerce-t-il ? Être maître de Pétrograd, avions-nous fait observer, n’est point être maître de la Russie. Depuis lors, il est apparu, dans l’incertitude des nouvelles, que les suppôts de Lénine avaient conquis Moscou après Pétrograd, et que peu à peu la contagion s’est étendue Si l’on essaie d’en suivre l’infiltration, à la trace des indications que peuvent fournir les élections à la Constituante, qui ont commencé malgré tout à la date antérieurement fixée du 25 novembre, on trouve que les maximalistes ont la majorité, ce qui n’est pas absolument posséder le pouvoir, outre Pétrograd et Moscou, à Smoleusk et à Tamboff, dans la Russie centrale, à Kharkhoff, plus au Sud, et, tout à fait au Sud-Ouest, dans la seule ville de Nikolaïeff, sur le Boug. En revanche, les Cadets l’emporteraient, en décrivant par l’Est un demi-cercle du Nord au Sud, à Novgorod, Kostroma, Nijni-Novgorod, Kiazan, Orel, Saratoff, Voronej, Poltava ; les socialistes-révolutionnaires, qui sont modérés par comparaison, sont vainqueurs en Crimée, à Simferopol ; Odessa, Kherson, Ielizavetgrad, dans le Sud, restent le domaine du bloc juif. Aucun parti, ne semble en position de créer ou de ressusciter rien qui ressemble à un gouvernement normal. Mais il ne nous vient pas seulement de Russie des rumeurs d’élection, il nous en vient des bruits de séparation, symptômes ou manifestations d’une anarchie bien plus profonde, bien plus irrémédiable encore. On dit que la Finlande se sépare, que l’Ukraine se sépare, que la Crimée se sépare, que la Sibérie se sépare. Chacune des Russies veut avoir son autonomie, ses institutions, son armée, — pour ne pas se battre, — son drapeau, pour le déposer.

Il n’y a plus de Russie, et la vérité perce lentement et douloureusement qu’il n’y en a plus parce qu’il n’y en avait pas, parce qu’il n’y en a jamais eu. Il n’y avait de Russie que dans le Tsar ; non point une nation, mais un régime, et moins un régime qu’une Cour, et moins encore une Cour qu’un autocrate, un patriarche, un « Petit Père ; » un peu comme, pour les musulmans, il n’y a pas de nationalité, mais une foi, une religion, la maison de la croyance, le Dar-el-Islam. Le Tsar et le tsarisme renversés, l’armature ôtée, la Russie s’écroule. Ce n’était qu’un décor, comme ceux que Potemkine dressait pour son impératrice. Mais qu’ont donc fait pendant vingt ans nos diplomates, s’ils n’en ont pas instruit leurs ministres ? Et s’ils les en ont instruits, par quelle aberration ou quelle espèce d’infirmité intellectuelle n’avons-nous pu nous représenter objectivement toutes ces Russies latentes, et ne concevoir qu’une fausse Russie in abstracto ?

Mais il serait vain désormais de récriminer. Mieux vaut, parmi les morceaux de l’immense empire qui gît à terre, chercher s’il n’en est pas qui offre quelque solidité ; en quelle province, en quels lieux, l’ordre, un ordre quelconque, se serait réfugié, n’importe quel élément ou quel facteur d’ordre persisterait, survivrait, ou pourrait renaître. On a beau regarder, il n’y a pas deux points, il n’y en a qu’un où il n’ait pas été, dès le début du mouvement maximaliste, et ne soit peut-être pas encore entièrement impossible de fonder une résistance. C’est le Sud, et, plus précisément, ce sont les pays cosaques, sur le Don et la mer d’Azoff, groupés, sous l’autorité de Kaledine, autour de leur capitale militaire et administrative, Novolcherkask. Nous savons mal, évidemment, jusqu’où s’étend en fait cette autorité vers l’Ouest, passé le bassin du Donetz, sur les autres fleuves, le Dniepr, le Dniestr, et les rivages de la Mer-Noire. Nous ne disons par conséquent, et ne voulons pas dire plus que : « Il n’est peut-être pas encore entièrement impossible » que Novotcherkask puisse être comme le noyau autour duquel s’agrégeraient les parties saines de la Russie du Sud ; mais cela, on nous rendra cette justice qu’aussi nous l’avons dit dès le premier jour. Y avait-il un peu de roman ou de rêve ? Dans tous les cas, il n’était pas, et bien qu’à présent ce soit tard, il n’est peut-être pas encore entièrement impossible de pénétrer jusque-là, par le chemin le moins long, avec des moyens d’action qui sur place se seraient confirmés et multipliés. L’a-t-on fait, ou tenté seulement ? A-t-on fait ou tenté quoi que ce soit ? On l’insinue, et nous ne demandons qu’à en être persuadés. Si on l’a fait, ou si on l’avait fait à temps, nous aurons ou nous aurions un gros poids de moins sur notre cœur et notre conscience d’alliés, car ce n’est pas seulement à la Russie, mais à la Roumanie que nous pensons.

Sans doute, du Don au Sereth, il y a, à vol d’oiseau, de 800 à 1 000 kilomètres, et les chevaux cosaques ne les franchiraient pas d’une étape. Mais tout est relatif, et dans l’énormité de la Russie, plus encore dans l’énormité de cette guerre, c’est une distance relativement faible. Oui, notre cœur et notre conscience d’alliés ne peut se détourner de la Moldavie. Notre intérêt, comme nos sentimens, nous le défend. Il y avait là, cramponnée au rocher, chaque jour plus battu et de plus près entouré par le flot furieux, une armée, devenue excellente, de plusieurs centaines de mille hommes. De plus en plus, avec l’Europe centrale plus rassurée sur la poitrine, et, dans le dos, une Russie défaillante, elle a été coupée du monde, réduite à vivre sur elle seule, acculée peut-être à une fatalité qui fait frémir. Qu’avons-nous fait pour lui tendre la main ; et une autre main que la nôtre, une main plus proche, ne pouvait-elle lui être tendue ? Cette main, ne pouvions-nous pas nous-mêmes la prendre et la guider pour la lui tendre ? Six cent mille Roumains, trois cent ou quatre cent mille soldats intacts à ramasser dans la Russie du Sud, ce serait en tout une armée d’un million d’hommes, de quoi maintenir un front oriental et fixer une armée austro-allemande. S’il n’est pas entièrement impossible de le faire, et si ce n’est pas décidément trop tard, il faut de toute nécessité y travailler, ne fût-ce que pour rompre le charme mauvais qui, en trois ans, aura fait une Belgique martyre, une Serbie martyre, une Roumanie martyre, sous les yeux d’une Entente, non pas, certes et Dieu merci ! indifférente, mais impuissante. Combien de tort ne nous a pas causé, chez certains neutres, cette épithète qu’on nous a perfidement et obstinément attachée : les « impuissans » Alliés, les impotentes Aliados ! Pour être les plus puissans, que nous a-t-il manqué, alors que nous avions tout le reste, et que nous l’avions en surcroît ? De voir, de savoir, de vouloir et d’agir. De faire la guerre de tout notre pouvoir, de ne pas, en quelque sorte, la laisser se faire d’elle-même, sans la « penser » et sans la diriger. De ne pas la traiter fragmentairement, en décousu, par petits paquets et par petits bouts. En d’autres termes, d’avoir un plan, et, pour en avoir un, d’avoir un commandement et un gouvernement.

Au fur et à mesure que, par la fuite même du temps et la lassitude des peuples, le dénouement se rapproche, la nécessité s’en fait d’autant plus ardemment sentir que le drame se resserre autour de nous, en Occident. A peine entrés dans l’institut Smolny, avec escalade et effraction, Lénine et Trotsky n’ont eu rien de plus pressé que d’ouvrir des pourparlers à fin d’armistice, si ce n’est de publier les traités « secrets » conclus par la Russie avec les autres États de l’Entente, depuis le mois d’août 1914. Reprocherons-nous à ces personnages une incorrection qui, en soi, mériterait d’être taxée très durement ? Ce serait montrer plus de dépit ou de ressentiment qu’il ne convient. Ce serait accuser un coup qui ne nous a pas touchés. Il n’y a pas un article, pas un paragraphe, pas une phrase, par une ligne des textes que Trotsky se flatte d’avoir découverts, et par la révélation desquels il espère avoir tué la « diplomatie secrète, » — comme s’il pouvait y en avoir une autre, comme s’il ne convenait pas d’abord de s’expliquer sur la « diplomatie » et sur le « secret ! » — il n’y a pas un mot qui soit pour nous causer la moindre gêne, que nous ne soyons prêts à avouer et soutenir publiquement. Un de nos ministres a cru bon de parler au Tsar non seulement de la restitution pure et simple de l’Alsace-Lorraine, mais des précautions, d’ordre militaire, politique ou économique, que nous aurions éventuellement à prendre contre l’Allemagne prussienne sur la rive gauche du Rhin ? Il a bien fait, il doit en être remercié et félicité ; le souci, de sa part, était aussi légitime que sage ; et, s’il ne l’avait pas eu, il aurait failli aux devoirs de sa fonction. Trotsky n’a plus qu’à compléter son œuvre en publiant parallèlement, s’il peut mettre la main dessus, les conventions et les propositions des Puissances de l’Europe centrale. En attendant, Lénine négocie avec l’état-major allemand, par l’intermédiaire de quelques fantoches, et le plus scandaleux de l’affaire est que le gouvernement impérial a accepté d’emblée de recevoir ces étranges parlementaires. Un aussi haut seigneur que le maréchal-prince Léopold de Bavière s’est dérangé pour eux ; et les plus hauts représentans des deux Empires les plus guindés qui soient au monde ont autorisé la conversation.

Répétons-le ; ce serait tout ce qu’il y a de plus scandaleux, si ce n’était bien plus encore instructif ou démonstratif, et l’on eût écrit : « édifiant, » mais un adjectif impliquant une qualité morale hurlerait trop ici. Rien ne prouve mieux que cette bande d’anarchistes est manœuvrée par l’Allemagne, et on le savait ; mais rien, surtout, ne prouve mieux combien l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie ont besoin de la paix, que cette prompte et humble résignation à l’accepter de n’importe qui. Besoin plus fort que la victoire même, puisque c’est au lendemain d’un de leurs plus grands succès de toute la guerre, de leur offensive, étonnamment réussie, sur l’Isonzo, qu’elles se soumettent à cette humiliation. Aussitôt que les commissaires du peuple, dûment et congrûment stylés, ont eu prononcé les paroles magiques, le comte Hertling et M. de Kühlmann ont répondu, de Berlin : « Armistice sur tous les fronts des belligérans ; » et la formule demeurait ambiguë : « Tous les fronts des belligérans, » ce pouvait être : les diverses armées de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, d’un côté, de la Russie, de l’autre ; mais M. de Seidler a dissipé l’équivoque, en spécifiant, de Vienne : « Dans le dessein de parvenir à la paix générale, » tandis que le comte Czernin saluait tout bas, au nom de l’empereur Charles, sous le déguisement de Trotsky, « le gouvernement russe. »

Le « gouvernement russe, » sensible à ces délicatesses, a émis la prétention de « causer » non seulement pour lui, mais pour nous. Bien entendu, nous avons haussé les épaules. Alors, il a poussé cyniquement sa pointe. Armée par armée, le front oriental est tombé en poussière. Sur le premier moment, il a semblé que seule une de ces armées, la cinquième, consentît à ce déshonneur, Puis, de proche en proche, l’exemple a fait tache. L’armée de Tcherbalcheff, en liaison avec l’infortunée armée roumaine, deux fois trahie, s’était gardée longtemps indemne ; elle a, assure-t-on, fini par se pourrir. Le commandant en chef Doukhonine avait repoussé avec mépris le papier infâme : les égorgeurs de Krylenko l’ont assassiné. « Il a été, gémit hypocritement l’aspirant-généralissime, victime de la loi de Lynch. » On connaîtra et on comptera un jour toutes ces victimes innocentes, que la férocité aveugle de la plus ignorante des foules a stupidement immolées. On énumérera tous les renoncemens, tous les abandons, et toutes les lâchetés, faisant suite, souvent chez les mêmes hommes, à tant de dévouement, d’héroïsme et de sacrifices. O splendeur d’hier, misère d’aujourd’hui ! Il n’y aura eu ni plus de gloire, ni plus de honte dans aucune histoire.

Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1917

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