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Le courant socialiste et la grève générale

dimanche 24 septembre 2017, par Robert Paris

Le problème de la grève générale et la Deuxième Internationale

L’idée de la grève générale, c’est-à-dire d’une grève qui s’étend simultanément à tous les métiers dans un pays, et même dans différents pays à la fois, a été discutée pour la première fois au cours d’une conférence chartiste en Angleterre en 1839. Elle a été exposée à cette occasion par l’un des leaders du mouvement chartiste anglais, Benbow. Et la première grève qui eut un caractère général, a eu lieu lors d’une pétition chartiste (1) présentée au Parlement en 1842. A cette occasion, en Angleterre, plus de trois millions de travailleurs se sont mis en grève pendant environ trois semaines, jusqu’à ce que la faim et la misère les obligent à réintégrer les usines où ils travaillaient. Lors de ces événements, tous les aspects du problème de la grève générale avaient été déjà examinés. Les uns voyaient dans la grève générale le moyen de prendre politiquement le pouvoir, d’autres, le moyen d’organiser à partir de la grève une insurrection armée, d’autres encore, le moyen d’éduquer le sentiment de classe, de préparer le monde ouvrier, par une sorte de " gymnastique révolutionnaire ", à l’action révolutionnaire proprement dite.

A l’époque de la Première Internationale, l’idée d’une grève générale avait été reprise, surtout sous l’influence bakouniniste, au congrès de Bruxelles en 1868. Il fut fait allusion à cette idée également aux premiers congrès de la Deuxième Internationale de 1889 et 1891, autour du problème du 1er mai. On se rappelle quelle était la signification de ce 1er mai, fête du travail chômée en vue d’obtenir la journée de huit heures.

Mais ce furent, à vrai dire, les grèves politiques de Belgique qui ont porté l’attention sur l’idée de grève générale d’une façon beaucoup plus pressante, le but étant la conquête par la grève générale du suffrage universel. En Belgique, l’action a été menée par Albert Defuisseaux, un des chefs du mouvement socialiste Wallon. Celui-ci fit paraître, en 1886, un ouvrage intitulé Le Catéchisme du Peuple, qui fut vendu à 260 000 exemplaires et déclencha, comme d’une façon spontanée, un mouvement de grève, d’abord à Charleroi, puis dans le Borinage. Ce mouvement fut réprimé par la force, et à des peines sévères de prison furent prononcées. Cela n’empêcha pas le parti socialiste, à la suite d’un congrès qui se tint à Namur, d’utiliser à nouveau la grève générale pour obtenir en Belgique ce qui avait toujours été refusé par le Parlement : l’établissement du suffrage universel. Il se déclencha, le 1er mai 1892, une grève d’une telle ampleur que le Parlement belge, inquiet, se décida à faire réunir une sorte d’Assemblée constituante destinée à réviser la loi électorale (qui avait été jusqu’alors très strictement censitaire). Cependant cette Assemblée, élue sous l’influence du parti catholique qui était très hostile au suffrage universel, n’ayant pas donnée satisfaction, une nouvelle grève générale se déclencha en avril 1893. Ce fut cette seconde grève générale qui finit par arracher au Parlement le suffrage universel, avec cette réserve toutefois que le droit de vote plural était instauré, c’est-à-dire que tous les citoyens belges de sexe mâle étaient électeurs, mais que les gens les plus riches voyaient leur vote dédoublé ou même triplé. Malgré ce vote plural, les premières élections qui ont eu lieu sous le régime du suffrage universel, donnèrent aux socialistes 28 sièges au Parlement belge. Il faut signaler, parmi les élus, deux personnalités : Anseele, directeur des fameuses coopératives du Voruit à Gand, qui constituaient la principale ressource financière du parti socialiste belge ; et Emile Vanderveelde, alors chef du mouvement ouvrier. Anseele et Vanderveelde ont fait fonction de membres du Comité Exécutif de l’Internationale. Remarquons que le succès relatif – mais le succès tout de même – de ces deux grèves générales de 1892 et 1893 devait entraîner plus tard le parti socialiste belge à réorganiser ces grèves générales, cette fois pour obtenir l’abolition du vote plural (qui ne fut d’ailleurs obtenue qu’après la première guerre mondiale). C’est cette grève victorieuse de 1893 qui démontra que l’idée de la grève générale n’était point une absurdité, qu’elle pouvait être une arme utilisable.

Dès lors, le problème de la grève générale sera posé à tous les congrès de l’Internationale, en 1893 au congrès de Zürich, en 1896 au congrès de Londres, en particulier par les délégations françaises, sans réussir à provoquer sur ce sujet une discussion générale. C’est, en fait, en France parmi les syndicalistes français, que l’idée de grève générale a recueilli le plus d’adhésions, du fait de la profonde déception qu’avait créée dans les milieux ouvriers la démocratie parlementaire. L’idée de grève générale s’est particulièrement développée en France dans les bourses du travail qui groupaient les différentes corporations d’une même localité, et qui se sont répandues surtout à partir de 1886, sous l’influence de Fernand Pelloutier, le principal théoricien de l’anarcho-syndicalisme. Pelloutier est devenu en 1894 le secrétaire de la Fédération Nationale des Bourses de Travail ; il en a été également l’historien. Il apparaît comme essentiellement soucieux de créer une oeuvre qui soit celle de la classe ouvrière elle-même, qui détache par conséquent celle-ci de l’action politique électorale et parlementaire. Son syndicalisme révolutionnaire (car c’est la formule à laquelle il aboutit) est éminemment anti-étatique, anti-parlementaire, et jusqu’à un certain point anti-socialiste. Sous l’influence sans doute de la propagande faite dans les bourses du travail, la Fédération Nationale des syndicats ouvriers (qui avait, depuis les années 1880, commencé à se constituer et dont devait sortir la Confédération Générale du Travail) a été amenée dans différents congrès, surtout à celui de Nantes en 1884, à consacrer une grande place à l’idée de la grève générale, " ce coup de pouce décisif, ce levier puissant, permettant de faire sur la société capitaliste les pesées nécessaires ". Telle était la formule employée, pour définir la grève générale, par Aristide Briand, ami de Pelloutier, et qui au congrès de Nantes triompha de l’opposition des guesdites, qui présentaient la grève générale comme " un mirage trompeur ". Le congrès de Nantes, qui s’est donc terminé par la victoire de Briand, a mis sur pied un comité d’organisation de la grève générale qui devait se réunir périodiquement et attendait l’occasion de lancer le mot d’ordre définitif.

Au congrès qui s’est tenu deux ans plus tard à Tours, en 1896, un autre syndicaliste, le cheminot Eugène Guérard, a lui aussi déclaré, en défendant la grève générale : " Les grèves partielles échouent, parce que les ouvriers se démoralisent et succombent sous l’intimidation du patronat protégé par le gouvernement. La grève générale durera peu et sa répression sera impossible. Quant à l’intimidation, elle est encore moins à redouter. La nécessité de défendre les usines, ateliers, manufactures, fera que l’armée sera éparpillée jusqu’à l’émiettement ". On voit apparaître ici l’une des thèses qui est le plus souvent invoquée en faveur de la grève générale, à savoir que celle-ci rend la répression du pouvoir impossible en dispersant les forces de l’ordre. Toutes ces idées ont pris corps lorsque se constitua, au congrès de Limoges en 1895, la Confédération Générale du Travail (C.G.T.) avec laquelle devait en 1902 fusionner la Fédération des Bourses.

Le problème de la grève générale se trouve à partir de 1895 au centre de toutes les discussions syndicales. Elle est défendue en particulier par Emile Pouget, rédacteur d’un journal syndicaliste, La Voix du Peuple, de tendances anarchistes et libertaires, qui voyait dans la grève générale une école de volonté indispensable, une école de préparation, de gymnastique révolutionnaire. L’on trouve cette idée exposée également par Georges Yvetot, qui a succédé à Pelloutier (mort en 1901) au secrétariat des bourses de travail, ainsi que par Victor Griffuelhes, de loin la personnalité la plus considérable du monde ouvrier français à cette époque. Griffuelhes est venu essentiellement du blanquisme, de la théorie de la minorité agissante. Après un passé de militant considérable, il sera désigné, en 1902, comme secrétaire de la C.G.T. au moment même où celle-ci est doublée par l’adhésion de la Fédération des Bourses. C’est lui qui a inspiré la fameuse Charte d’Amiens, votée par le congrès de la C.G.T. en 1906, et qui se prononce pour l’indépendance totale du monde syndical à l’égard des partis politiques, dans lesquels les syndicalistes peuvent militer, mais seulement à titre privé. Car l’oeuvre syndicale ne vise pas uniquement l’amélioration immédiate du sort des ouvriers, mais aussi, à long terme, l’expropriation capitaliste, l’émancipation intégrale du prolétariat ; et elle préconise pour obtenir cela la grève générale comme moyen d’action. Dans la pensée de ces diverses personnalités (Pouget, Yvetot, Griffuelhes), la grève générale est devenue de plus en plus un mythe d’où l’on peut tirer pour l’action révolutionnaire un enthousiasme nouveau : c’est une sorte de force irrationnelle qui doit exalter l’énergie ouvrière et d’où sortira finalement la régénération de la société. Cette idée de mythe appliquée à la grève générale a inspiré en particulier l’oeuvre de Georges Sorel, bien que celui-ci n’ait pas eu de relations personnelles avec les dirigeants syndicalistes. Il a publié à partir de 1906, dans un journal intitulé Le Mouvement Socialiste, une série d’articles qui constitueront l’ouvrage Réflexions sur la Violence. Dans cet ouvrage, Georges Sorel a donné en quelque sorte la théorie du syndicalisme révolutionnaire, en ramenant son rôle et son action à ceux du christianisme dans les premiers âges de notre ère. Sorel affirmait que de toutes les classes de la société, le prolétariat seul constitue un réservoir de forces morales, et que seul l’esprit de lutte contre les autres classes peut préserver et entretenir ces forces morales. D’où l’apologie, dans son oeuvre, de " la violence prolétarienne ", c’est-à-dire le refus total du prolétariat de transiger avec la bourgeoisie. D’où aussi la confiance dans la seule action de la classe ouvrière organisée dans les syndicats, et la nécessité de la grève générale, " idée force, mythe susceptible d’entretenir dans le peuple une unité combative ainsi que l’intuition même du socialisme. De même que le mythe du prochain retour du Christ avait soutenu les premiers chrétiens, exalté leurs énergies, et avait contribué à l’essor du christianisme, le mythe de la grève générale fera de chaque ouvrier un guerrier aspirant à l’ultime rencontre dans laquelle il donnera toute la mesure de sa valeur ".

Or cette idée de la grève générale, magnifiée par les syndicalistes révolutionnaires français, aura beaucoup de peine à s’imposer dans le monde de l’Internationale. La résistance contre la grève générale est venue essentiellement du parti socialiste allemand. Liebknecht, dès 1889, s’était prononcé contre la grève générale, en donnant comme argument qu’elle ne permet pas le recul, et que, si elle échoue, elle compromettra le mouvement socialiste dans sa totalité, qui se trouvera complètement désorganisé. Lorsque se réunit le congrès de l’Internationale à Paris, en 1900, l’argumentation des syndicalistes français fut présentée par Briand et se heurta aussitôt à l’opposition des syndicalistes allemands, en particulier de leur leader, le chef des Libres Syndicats (Frei Gewerkschaften), Legien. Celui-ci déclara qu’une grève générale serait inévitablement abattue par son gouvernement, que le travail d’organisation syndicale serait, de ce fait, entièrement détruit et compromis pendant de très nombreuses années. La position de la délégation française fut d’ailleurs combattue, en France même, par les éléments guesdistes, et elle fut battue à une très large majorité.

Au cours des années suivantes, des grèves générales infructueuses vinrent consolider la position des adversaires de cette idée. Grève d’abord en Belgique, en 1902, contre le vote plural qui demeura sans aucun effet. Grève de trois jours des syndicats suédois, en mai 1902, pour obtenir une nouvelle loi électorale du Parlement suédois, de tendance conservatrice, qui aboutit également à un échec. Grève enfin en Hollande, en avril 1903 contre la règlementation du droit de grève, qui échoua et provoqua un grave conflit entre les syndicats anarchistes et socialistes, dont le mouvement ouvrier hollandais eut beaucoup de peine à se remettre.

Aussi, après ce triple échec, lorsque se réunit le congrès d’Amsterdam en 1904, il était bien évident que l’opinion n’était guère favorable à l’idée de la grève générale. La thèse, à ce congrès, a été défendue à nouveau par Briand, soutenu du côté français par Jaurès, bien que celui-ci n’ait pas une entière confiance dans cette solution, mais qui était soucieux à ce moment-là de ne pas briser avec les éléments syndicalistes. A l’étranger le point de vue de Briand n’a été guère soutenu que par les représentants du parti socialiste révolutionnaire russe (S.R.) dont le principal représentant était Ustinov. Mais d’une façon générale l’opinion fut hostile. La délégation hollandaise Henriette Roland-Holst, admirable personnalité du monde ouvrier européen du début du 20ème siècle, distingua entre la grève générale qu’elle déclarait impossible, et la grève des masses qui ne pouvait être utilisée, d’après elle, que dans certains cas exceptionnels pour la défense ultime des droits des travailleurs. Tout en admettant la possibilité d’une grève des masses, elle mettait en garde les ouvriers contre le caractère anarchiste de l’idée de grève générale et insistait sur le travail d’organisation qui doit être fait au sein des fédérations. Le parti socialiste hollandais, qui était à ce moment-là dirigé par Troelstra et dans lequel les tendances réformistes parlementaires étaient importantes, se plaça derrière Henriette Roland-Holst. Le même point de vue fut soutenu par la délégation allemande qui, si l’on excepte quelques individus pris isolément, déclara ne pouvoir même discuter la question de la grève générale. Le point de vue de la commission qui avait été défendu par Henriette Roland-Holst, fut approuvé finalement par trente six voix contre quatre.

Au moment même où l’idée de la grève générale semblait par conséquent condamnée par le socialisme international, deux événements vont modifier brusquement la position des socialistes sur cette question. Le premier, ce furent les grèves de caractère insurrectionnel qui se développèrent en Italie. A la suite de la répression policière contre un certain nombre de grèves d’ouvriers agricoles en Sardaigne et en Sicile, les grèves de Bugarru et de Castelluzzo, des manifestations s’étendirent progressivement sur le continent. Elles commencèrent à Milan (qui avait été ébranlée par une secousse révolutionnaire quelques années plus tôt) le 15 septembre 1904 et gagnèrent tous les grands centres industriels italiens : Gênes, Monza, Rome, Livourne, pour embraser finalement la totalité du pays. Les syndicats, dans cette révolte généralisée, ont été menés par une personnalité considérable du socialisme italien, Arturo Labriola, qui était à ce moment-là à la tête du syndicalisme italien. C’était un marxiste dont l’oeuvre théorique était importante ; il avait essayé cependant de modifier certains aspects de la doctrine marxiste ; il exaltait la fonction créatrice de l’homme dans le socialisme et niait le caractère déterministe du mouvement historique, la nécessité fatale d’une transformation économique. Le mouvement de grève dont on vient d’indiquer l’origine, avait un caractère spontané et inorganisé. Ces grèves insurrectionnelles ont été l’expresssion d’une colère profonde dans l’ensemble du prolétariat italien. Le ministre libéral Giolitti, qui était alors au pouvoir, réprima par les armes l’ensemble de ces mouvements, et les ouvriers, au bout de quelques jours – tout au plus de quelques semaines – furent obliger de réintégrer les usines. Malgré l’échec, l’ampleur du mouvement avait démontré, comme l’écrivait Labriola, que " cinq minutes d’action directe avaient plus de valeur que quatre années de bavardages parlementaires ". Il avait été possible de mobiliser la totalité de la classe italienne, qui s’était spontanément offerte à la lutte.

Le deuxième événement, d’une portée encore plus considérable, ce furent les mouvements révolutionnaires qui eurent lieu en Russie au cours de l’année 1905, et qu’on ne peut ici que rappeler brièvement dans leur déroulement historique. Ce fut d’abord le dimanche rouge de Moscou, le 9 janvier, où la place du Palais d’hiver à Saint-Petersbourg fut teintée du sang de centaines d’ouvriers, et qui coûta définitivement au tsar sa popularité auprès des masses, puis d’innombrables insurrections agraires, puis la grève générale qui suivit la signature de la paix avec le Japon et obligea le tsar à signer le Manifeste d’octobre créant en Russie un régime constitutionnel (élection d’une Douma). Enfin, au mois de décembre, il y eut toute une série de grèves qui ne purent s’achever dans l’insurrection prévue ; elles furent réprimées dans le sang ; mais elles prouvèrent la violence du sentiment révolutionnaire, et, dans certains secteurs, comme à Moscou, elles montrèrent l’organisation remarquable que les Soviets avaient reçue, surtout sous l’influence de Lénine. Quoi qu’il en soit, et bien que finalement les mouvements révolutionnaires de 1905 en Russie aient conduit, eux aussi, à un échec ouvrier, ils avaient démontré la puissance révolutionnaire de la classe ouvrière.

Ces événements vont provoquer un certain revirement, en particulier au sein de la sociale-démocratie allemande (2). En mai 1905 encore, le congrès des syndicats allemands qui s’était tenu à Cologne, s’était sur la proposition de Theodor Bömelberg, prononcé d’une façon formelle contre toute discussion de la grève générale. Mais au congrès du parti social-démocrate qui se tint quelques mois plus tard, en août 1905, à Iéna, il ne fut plus possible d’éluder la question de la grève générale. A la suite d’une longue intervention de Bebel, il fut reconnu que la grève des masses – c’était le terme qu’avait employé Henriette Roland-Holst – devait être organisée à titre défensif en cas d’atteinte, soit au suffrage universel, soit au droit de coalition. Et quand Bebel évoquait la menace qui pesait sur le suffrage universel en Allemagne, il ne faisait pas allusion à un bruit inexact : beaucoup de membres du gouvernement allemand, devant les progrès de la sociale-démocratie, conseillaient la suppression du suffrage universel. La solution d’une grève défensive des masses apparut d’ailleurs comme insuffisante à beaucoup de socialistes allemands : il fallait, disaient-ils, utiliser la grève générale pour briser tout de suite en Prusse la loi électorale des trois classes, qui rendait impossible toute évolution réelle vers la démocratie et maintenait dans le pays la domination des anciennes classes dirigeantes. Il fallait par conséquent, d’après ces éléments de gauche, donner à la grève des masses un caractère non pas seulement défensif, mais également offensif. Cette position a été défendue par la gauche du parti dans la Leipziger Volkszeitung (La Gazette populaire de Leipzig), et en particulier par Rosa Luxembourg dans sa brochure Grève Générale, Partis et Syndicats, où elle insiste, en partant de l’exemple de la Russie, sur l’idée d’une sorte de grève permanente, indissolublement liée à la cause de la révolution, sans distinction entre les facteurs économiques et politiques. Il fallait, disait Rosa Luxembourg, que les ouvriers allemands réfléchissent sur la révolution russe, la considèrent comme un moment de leur propre histoire sociale et politique, qu’ils se mettent à l’école de la Russie.

Cependant, cette position reste celle d’une infime minorité au sein de la sociale-démocratie. Les syndicats, même après l’expérience russe de 1905, demeurent formellement hostiles à la grève générale. Au congrès de la sociale-démocratie allemande qui s’est tenu à Mannheim en 1906, les syndicats allemands, par la bouche de Legien, ont réaffirmé leur hostilité à la grève générale. " Elle est une absurdité, disent-ils, elle ne peut conduire qu’à la désillusion et au découragement général ". Et ils ont fait adopter à ce congrès le principe d’une égalité complète du parti et des syndicats sur l’ensemble des questions touchant la politique ouvrière : c’était rendre impossible, étant donné les positions syndicales allemandes, toute mise en marche du mécanisme de la grève générale.

Il n’en reste pas moins, malgré les réserves adoptées à Mannheim, que la révolution russe avait contribué à modifier la position des socialistes européens sur la question de la grève générale. Cette évolution explique que l’idée de la grève générale ait été reprise en 1907, lors du congrès de l’Internationale à Stuttgart, où cette fois elle ne restera plus envisagée en vue de l’obtention de telle ou telle réforme politique comme le suffrage universel, ou telle ou telle acquisition pour la classe ouvrière (loi de huit heures), mais comme un moyen de lutte contre la guerre. C’est-à-dire qu’elle sera considérée comme un soulèvement de la classe ouvrière, le jour où les puissances capitalistes déclencheraient une guerre mondiale.

Notes

(1) On sait que les Chartistes avaient mis sur pied une Charte du peuple – d’où leur nom – qu’ils voulaient faire appliquer.

(2) On peut suivre l’évolution de cette opinion dans un livre de Kautsky, La Grève des Masses Politique (Politischer Massenstreik), paru en 1914.

Jacques Droz

L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920


Presque tous les écrits et les déclarations du socialisme international traitant de la question de la grève générale datent de l’époque antérieure à la révolution russe, où fut expérimenté pour la première fois dans l’histoire, sur une large échelle, ce moyen de lutte. Cela explique pourquoi ces écrits ont pour la plupart vieilli. Ils s’inspirent d’une conception identique à celle d’Engels, qui, en 1873, critiquant Bakounine et sa manie de fabriquer artificiellement la révolution en Espagne, écrivait :

« La grève générale est, dans le programme de Bakounine, le levier qui sert à déclencher la révolution sociale. Un beau matin tous les ouvriers de toutes les entreprises d’un pays ou même du monde entier abandonnent le travail, obligeant ainsi, en quatre semaines tout au plus, les classes possédantes soit à capituler, soit à attaquer les ouvriers, si bien que ceux-ci auraient le droit de se défendre, et par la même occasion d’abattre la vieille société tout entière. Cette suggestion est bien loin d’être une nouveauté : des socialistes français et à leur suite des socialistes belges, ont, depuis 1848, souvent enfourché ce cheval de bataille qui, à l’origine, est de race anglaise. Au cours du développement rapide et vigoureux du chartisme parmi les ouvriers anglais, à la suite de la crise de 1837, on prêchait dès 1839, le « saint mois », la suspension du travail à l’échelle de la nation [1], et cette idée avait trouvé un tel écho que les ouvriers du nord de l’Angleterre tentèrent en juillet 1842 de la mettre en pratique. Le Congrès des Alliancistes à Genève, le 1° septembre 1873, mit également à l’ordre du jour la grève générale. Simplement tout le monde admettait qu’il fallait pour la faire que la classe ouvrière soit entièrement organisée et qu’elle ait des fonds de réserve. C’est là précisément que le bât blesse. D’une part les gouvernements, surtout si on les encourage par l’abstention politique, ne laisseront jamais arriver à ce stade ni l’organisation ni la trésorerie des ouvriers ; et d’autre part les événements politiques et les interventions des classes dominantes amèneront l’affranchissement des travailleurs bien avant que le prolétariat ne parvienne à se donner cette organisation idéale et ce fonds de réserve gigantesque. Par ailleurs, s’il les possédait, il n’aurait pas besoin du détour de la grève générale pour parvenir à son but [2]”.

C’est sur une telle argumentation que se fonda dans les années suivantes l’attitude de la social-démocratie internationale à l’égard de la grève de masse. Elle est dirigée contre la théorie anarchiste de la grève générale qui oppose la grève générale, facteur de déclenchement de la révolution sociale, à la lutte politique quotidienne de la classe ouvrière. Elle tient tout entière dans ce dilemme simple : ou bien le prolétariat dans son ensemble ne possède pas encore d’organisation ni de fonds considérables - et alors il ne peut réaliser la grève générale - ou bien il est déjà assez puissamment organisé - et alors il n’a pas besoin de la grève générale. Cette argumentation est, à vrai dire, si simple et si inattaquable à première vue, que pendant un quart de siècle elle a rendu d’immenses services au mouvement ouvrier moderne, soit pour combattre au nom de la logique les chimères anarchistes, soit pour aider à porter l’idée de la lutte politique dans les couches les plus profondes de la classe ouvrière. Les progrès immenses du mouvement ouvrier dans tous les pays modernes au cours des vingt-cinq dernières années vérifient de la manière la plus éclatante la tactique de la lutte politique préconisée par Marx et Engels, par opposition au bakouninisme : la social-démocratie allemande dans sa puissance actuelle, sa situation à l’avant-garde de tout mouvement ouvrier international est, pour une très grosse part, le produit direct de l’application conséquente et rigoureuse de cette tactique.

Aujourd’hui la révolution russe a soumis cette argumentation à une révision fondamentale ; elle a, pour la première fois, dans l’histoire des luttes de classe, permis une réalisation grandiose de l’idée de la grève de masse et même - nous l’expliquerons plus en détail - de la grève générale, inaugurant ainsi une époque nouvelle dans l’évolution du mouvement ouvrier.

Il ne faut certes pas conclure que Marx et Engels ont soutenu à tort la tactique de la lutte politique ou que leur critique de l’anarchisme est fausse. Tout au contraire, ce sont les mêmes raisonnements, les mêmes méthodes dont s’inspire la tactique de Marx et d’Engels et qui fondent encore aujourd’hui la pratique de la social-démocratie allemande, et qui dans la révolution russe ont produit de nouveaux éléments et de nouvelles conditions de la lutte de classe.

La révolution russe, cette même révolution qui constitue la première expérience historique de la grève générale, non seulement ne réhabilite pas l’anarchisme, mais encore aboutit à une liquidation historique de l’anarchisme. On pourrait penser que le règne exclusif du parlementarisme sur une aussi longue période expliquait peut-être l’existence végétative à laquelle l’essor puissant de la social-démocratie allemande condamnait cette tendance. On pouvait certes supposer que le mouvement orienté tout entier vers « l’offensive » et « l’action directe » que la « tendance révolutionnaire » au sens le plus brutal de levée de fourches était simplement mis en sommeil par le train-train de la routine parlementaire, prêt à se réveiller dès le retour d’une période de lutte ouverte, dans une révolution de rue, et à déployer alors sa force interne.

La Russie surtout semblait particulièrement faite pour servir de champ d’expériences aux exploits de l’anarchisme. Un pays où le prolétariat n’avait absolument aucun droit politique et ne possédait qu’une organisation extrêmement faible, un mélange sans cohérence de populations aux intérêts très divers se traversant et s’entrecroisant ; le faible niveau de culture où végétait la grande masse de la population, la brutalité la plus extrême employée par le régime régnant, tout cela devait concourir à donner à l’anarchisme une puissance soudaine même si elle devait être éphémère. En fin de compte, la Russie n’était-elle pas historiquement le berceau de l’anarchisme ? Pourtant la patrie de Bakounine devait devenir le tombeau de sa doctrine. Non seulement en Russie ce ne sont pas les anarchistes qui se sont trouvés ou se trouvent à la tête du mouvement de grèves de masse, non seulement la direction politique de l’action révolutionnaire ainsi que la grève de masse sont entièrement aux mains des organisations social-démocrates, dénoncées avec acharnement par les anarchistes comme « un parti bourgeois » - ou aux mains d’organisations plus ou moins influencées par la social-démocratie ou proches d’elle comme le parti terroriste des « Socialistes Révolutionnaires [3] », mais l’anarchisme est absolument inexistant dans la révolution russe comme tendance politique sérieuse. On note seulement à Bialystok, petite ville de Lituanie où la situation est particulièrement difficile, où les ouvriers ont les origines nationales les plus diverses, où la petite industrie est très éparpillée, où le niveau du prolétariat est très bas, parmi les six ou sept groupements révolutionnaires différents une poignée d’« anarchistes » ou soi-disant tels qui entretiennent de toutes leurs forces la confusion et le désarroi de la classe ouvrière. On peut aussi observer à Moscou et peut-être dans deux ou trois villes une poignée de gens de cette espèce. Mais à part ces quelques groupes « révolutionnaires », quel est le rôle propre joué par l’anarchisme dans la révolution russe ? Il est devenu l’enseigne de voleurs et de pillards vulgaires ; c’est sous la raison sociale de « l’anarcho-communisme » qu’ont été commis une grande partie de ces innombrables vols et brigandages chez des particuliers qui, dans chaque période de dépression, de reflux momentané de la révolution, font rage. L’anarchisme dans la révolution russe n’est pas la théorie du prolétariat militant mais l’enseigne idéologique du Lumpenproletariat contre-révolutionnaire grondant comme une bande de requins dans le sillage du navire de guerre de la révolution. Et c’est ainsi sans doute que finit la carrière historique de l’anarchisme.

D’un autre côté la grève de masse a été pratiquée en Russie non pas dans la perspective d’un passage brusque à la révolution, comme un coup de théâtre qui permettrait de faire l’économie de la lutte politique de la classe ouvrière et en particulier du parlementarisme, mais comme le moyen de créer d’abord pour le prolétariat les conditions de la lutte politique quotidienne et en particulier du parlementarisme. En Russie la population laborieuse et, à la tête de celle-ci, le prolétariat mènent la lutte révolutionnaire en se servant des grèves de masse comme de l’arme la plus efficace en vue très précisément de conquérir ces mêmes droits et conditions politiques dont, les premiers, Marx et Engels ont démontré la nécessité et l’importance dans la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière, et dont ils se sont fait les champions au sein de l’Internationale, les opposant à l’anarchisme. Ainsi la dialectique de l’histoire, le fondement de roc sur lequel s’appuie toute la doctrine du socialisme marxiste, a eu ce résultat que l’anarchisme auquel l’idée de la grève de masse était indissolublement liée, est entré en contradiction avec la pratique de la grève de masse elle-même ; en revanche la grève de masse, combattue naguère comme contraire à l’action politique du prolétariat, apparaît aujourd’hui comme l’arme la plus puissante de la lutte politique pour la conquête des droits politiques. S’il est vrai que la révolution russe oblige à réviser fondamentalement l’ancien point de vue marxiste à l’égard de la grève de masse, pourtant seuls le marxisme, ses méthodes et ses points de vue généraux remportent à cet égard la victoire sous une nouvelle forme. « La femme aimée du Maure ne peut mourir que de la main du Maure [4] ».

Notes

[1] Voir Engels, La situation des classes laborieuses en Angleterre.

[2] Frédéric Engels : Die Bakunisten an der Arbeit, dans le recueil d’articles intitulé : internationales aus dem Volksstaat, page 20.

[3] Le parti social-révolutionnaire, créé en 1900 par Tchernov. Héritier du socialisme traditionnel russe, il préconisait la collectivisation du sol dans le cadre du moi. Il employait volontiers des méthodes terroristes (assassinat de trois ministres de l’Intérieur et du grand-duc Serge en 1905).

[4] Allusion à l’Othello de Shakespeare.

Dans la question de la grève de masse, les événements de Russie nous obligent à réviser tout d’abord la conception générale du problème. Jusqu’à présent, ceux qui étaient partisans de « tenter la grève de masse » en Allemagne, les Bernstein, Eisner, etc., aussi bien que les adversaires rigoureux d’une telle tentative représentés dans le syndicat par exemple par Bömelburg [1], s’en tiennent pour le fond à une même conception, à savoir la conception anarchiste. Les pôles opposés en apparence non seulement ne s’excluent pas, mais encore se conditionnent et se complètent réciproquement. Pour la conception anarchiste des choses en effet, la spéculation sur le « grand chambardement », sur la révolution sociale, n’est qu’un caractère extérieur et non essentiel ; l’essentiel, c’est la façon toute abstraite, anti-historique, de considérer la grève de masse ainsi d’ailleurs que toutes les conditions de la lutte prolétarienne. L’anarchiste n’envisage que deux conditions matérielles préalables de ces spéculations « révolutionnaires » : c’est d’abord « l’espace éthéré » et ensuite la bonne volonté et le courage de sauver l’humanité de la vallée de larmes capitaliste où elle gémit aujourd’hui. C’est dans cet « espace éthéré » que naquit ce raisonnement il y a plus de soixante ans déjà que la grève de masse était le moyen le plus court, le plus sûr et le plus facile de faire le saut périlleux dans un au-delà social meilleur. C’est dans ce même « espace abstrait » que naquit récemment cette idée, issue de la spéculation théorique, que la lutte syndicale est la seule réelle « action de masse directe » et par conséquent la seule lutte révolutionnaire - dernier refrain, comme on. sait, des « syndicalistes » français et italiens. Le malheur a toujours été pour l’anarchiste que les méthodes de lutte improvisées dans l’ « espace éthéré », se sont toujours révélées de pures utopies, en outre la plupart du temps, comme elles refusaient de compter avec la triste réalité méprisée, elles cessaient insensiblement d’être des théories révolutionnaires pour devenir les auxiliaires pratiques de la réaction.

Or c’est sur le même terrain de la considération abstraite et sans souci de l’histoire que se placent aujourd’hui d’une part ceux qui voudraient déclencher prochainement en Allemagne la grève de masse à un jour déterminé du calendrier, sur un décret de la direction du Parti, et d’autre part ceux qui, comme les délégués du Congrès syndical de Hambourg veulent liquider définitivement le problème de la grève de masse en en interdisant la « propagande ». L’une et l’autre tendances partent de l’idée commune et absolument anarchiste que la grève de masse n’est qu’une arme purement technique qui pourrait à volonté, selon qu’on le juge utile, être « décidée » ou inversement « interdite », tel un couteau que l’on peut tenir fermé pour toute éventualité dans la poche ou au contraire ouvert et prêt à servir quand on le décide. Sans doute les adversaires de la grève de masse revendiquent-ils à juste titre le mérite de tenir compte du terrain historique et des conditions matérielles de la situation actuelle en Allemagne, par opposition aux « romantiques de la révolution » qui planent dans l’espace immatériel et se refusent absolument à envisager la dure réalité, ses possibilités et impossibilités. « Des faits et des chiffres, des chiffres et des faits », s’écrient-ils comme M. Gradgrind dans Les Temps difficiles de Dickens. Ce que les adversaires syndicalistes de la grève de masse entendent par le « terrain historique » et les « conditions matérielles », ce sont deux éléments différents : d’une part la faiblesse du prolétariat, de l’autre la force du militarisme prussien.

L’insuffisance des organisations ouvrières et de l’état des fonds, la puissance des baïonnettes prussiennes, tels sont les « faits et chiffres » sur lesquels ces dirigeants syndicaux fondent leur conception pratique du problème. Certes, les caisses syndicales comme les baïonnettes prussiennes sont incontestablement des faits matériels et même très historiques, mais la conception politique fondée sur ces faits n’est pas le matérialisme historique au sens de Marx, mais un matérialisme policier au sens de Puttkammer[2]. Même les représentants de l’Etat policier comptent beaucoup et même exclusivement avec la puissance effective du prolétariat organisé à chaque moment comme avec la puissance matérielle des baïonnettes ; du tableau comparatif de ces deux chiffres, ils ne cessent de tirer cette conclusion tranquillisante : le mouvement ouvrier révolutionnaire est produit par des meneurs, des agitateurs ; ergo nous avons dans les prisons et les baïonnettes un moyen suffisant pour nous rendre maîtres de ce “ « phénomène passager et désagréable ».

La classe ouvrière consciente de l’Allemagne a depuis longtemps compris le comique de cette théorie policière, selon laquelle tout le mouvement ouvrier moderne serait le produit artificiel et arbitraire d’une poignée d’« agitateurs et de meneurs » sans scrupules. Nous voyons la même conception se manifester lorsque deux ou trois braves camarades se forment en colonnes de veilleurs de nuit volontaires pour mettre en garde la classe ouvrière allemande contre les menées dangereuses de quelques « romantiques de la révolution » et leur « propagande pour la grève de masse » ; ou encore, lorsque du côté adverse, on assiste au lancement d’une campagne indignée et larmoyante par ceux qui, déçus dans leur attente d’une explosion de la grève de masse en Allemagne, s’en croient frustrés par je ne sais quelles collusions « secrètes » de la direction du Parti et de la Commission générale des syndicats. Si le déclenchement des grèves dépendait de la « propagande » incendiaire des « romantiques de la révolution » ou des décisions secrètes ou publiques des Comités directeurs nous n’aurions eu jusqu’ici aucune grève de masse importante en Russie. Il n’y a pas de pays - j’ai déjà relevé le fait dans la Gazette ouvrière de la Saxe (Sachsische Arbeiterzeitung) en mars 1905 - où l’on ait aussi peu pensé à « propager » ou même à « discuter » la grève de masse que la Russie. Et les quelques exemples isolés de résolutions et d’accords de la direction du parti socialiste russe qui décrétaient de toutes pièces la grève générale - comme la dernière tentative en août 1905 après la dissolution de la Douma – ont presque entièrement échoué. La révolution russe nous apprend donc une chose : c’est que la grève de masse n’est ni « fabriquée » artificiellement ni « décidée », ou « propagée », dans un éther immatériel et abstrait, mais qu’elle est un phénomène historique résultant à un certain moment d’une situation sociale à partir d’une nécessité historique.

Ce n’est donc pas par des spéculations abstraites sur la possibilité ou l’impossibilité, sur l’utilité ou le danger de la grève de masse, c’est par l’étude des facteurs et de la situation sociale qui provoquent la grève de masse dans la phase actuelle de la lutte des classes, qu’on résoudra le problème ; ce problème, on ne le comprendra pas et on ne pourra pas le discuter à partir d’une appréciation subjective de la grève générale en considérant ce qui est souhaitable ou non, mais à partir d’un examen objectif des origines de la grève de masse, et en se demandant si elle est historiquement nécessaire.

Dans l’espace immatériel de l’analyse logique abstraite on peut prouver avec la même rigueur aussi bien l’impossibilité absolue, la défaite certaine de la grève de masse, que sa possibilité absolue et sa victoire assurée. Aussi la valeur de la démonstration est-elle dans les deux cas la même, je veux dire nulle. C’est pourquoi craindre la propagande pour la grève de masse, prétendre excommunier formellement les coupables de ce crime, c’est être victime d’un malentendu absurde. Il est tout aussi impossible de « propager » la grève de masse comme moyen abstrait de lutte qu’il est impossible de « propager » la révolution. La « révolution » et la « grève de masse » sont des concepts qui ne sont eux-mêmes que la forme extérieure de la lutte des classes et ils n’ont de sens et de contenu que par rapport à des situations politiques bien déterminées.

Entreprendre une propagande en règle pour la grève de masse comme forme de l’action prolétarienne, vouloir colporter cette « idée » pour y gagner peu à peu la classe ouvrière serait une occupation aussi oiseuse, aussi vaine et insipide que d’entreprendre une campagne de propagande pour l’idée de la révolution ou du combat sur les barricades. Si la grève de masse est devenue à l’heure qu’il est le centre du vif intérêt de la classe ouvrière allemande et internationale, c’est qu’elle représente une nouvelle forme de lutte, et, comme telle, le symptôme certain de profonds changements intérieurs dans les rapports des classes et les conditions de la lutte des classes. Si la masse des prolétaires allemands - malgré la résistance obstinée de ses dirigeants syndicaux - manifeste un intérêt aussi ardent à ce problème nouveau, cela témoigne de son sûr instinct révolutionnaire et de sa vive intelligence. Mais à cet intérêt, à cette noble soif intellectuelle, à cet élan des ouvriers pour l’action révolutionnaire, on ne répondra pas en dissertant par une gymnastique cérébrale abstraite sur la possibilité ou l’impossibilité de la grève de masse ; on y répondra en expliquant le déroulement de la révolution russe, son importance internationale, l’exaspération des conflits de classes dans l’Europe Occidentale, les nouvelles perspectives politiques de la lutte de classe en Allemagne, le rôle et les devoirs de la masse dans les luttes à venir. C’est seulement sous cette forme que la discussion sur la grève de masse servira à élargir l’horizon intellectuel du prolétariat, contribuera à aiguiser sa conscience de classe, à approfondir ses idées et à fortifier son énergie pour l’action. Par ailleurs, dans cette perspective, on voit apparaître le ridicule du procès criminel intenté par les adversaires du « romantisme révolutionnaire » qui accusent les tenants de cette tendance de ne pas avoir obéi à la lettre de la résolution d’Iéna [3]. Les partisans d’une politique « raisonnable et pratique » acceptent à la rigueur cette résolution parce qu’elle lie la grève de masses aux destinées du suffrage universel. Ils croient pouvoir en en conclure deux choses : 1° que la grève de masse conserve un caractère purement défensif ; 2° qu’elle est elle-même subordonnée au parlementarisme, muée en une simple annexe du parlementarisme. Mais le véritable fond de la résolution d’Iéna réside dans l’analyse selon laquelle, dans l’état actuel de l’Allemagne, une atteinte portée par la réaction, par le pouvoir, contre le suffrage universel pour les élections au Reichstag, pourrait être le facteur qui déclencherait le signal d’une période de luttes politiques orageuses. C’est alors que pour la première fois en AIlemagne la grève de masse pourrait être appliquée.

Seulement vouloir restreindre et mutiler artificiellement par un texte d’une résolution de Congrès la portée sociale et le champ historique de la grève de masse, comme problème et comme phénomène de la lutte des classes, c’est faire preuve d’un esprit aussi étroit et borné que dans la résolution du Congrès de Cologne[4] qui interdit la discussion de la grève de masse. Dans la résolution d’’Iéna, la social-démocratie allemande a pris officiellement acte de la profonde transformation accomplie par la révolution russe, dans les conditions internationales de la lutte des classes ; elle manifestait sa capacité d’évolution révolutionnaire, d’adaptation aux exigences nouvelles de la phase à venir des luttes de classes. En cela réside l’importance de la résolution d’Iéna. Quant à l’application pratique de la grève de masse en Allemagne, l’histoire en décidera comme elle en a décidé en Russie ; pour l’histoire, la social-démocratie et ses résolutions sont un facteur important, certes, mais un facteur parmi beaucoup d’autres.

Notes

[1] BÖMELBURG (1862-1912) : syndicaliste allemand de la fédération du bâtiment. Au congrès de Cologne, repoussa toutes les tentatives d’introduire de nouvelles tactiques fondées sur la grève politique de masse.

[2] PUTTKAMMER (1828-1900), ministre de l’Intérieur de Bismarck de 1881 à 1888.

[3] Au congrès d’Iéna (1905) de la social-démocratie allemande fût votée une résolution reconnaissant la grève de masse comme arme éventuelle du prolétariat, en particulier pour la défense des libertés démocratiques. Cette résolution, rédigée par Bebel était jugée trop tiède par R. Luxemburg, qui considérait cependant son adoption comme une victoire.

[4] Au congrès syndical de Cologne (1906) les syndicats réclament une certaine autonomie vis-à-vis du Parti et refusent la discussion sur la grève de masse ; c’est là un recul par rapport à la résolution d’Iéna.

La grève de masse, telle qu’elle sert actuellement de thème de discussion en Allemagne, est un phénomène particulier très clair et très simple à concevoir, ses délimitations sont précises : il s’agit uniquement de la grève politique de masse. On entend par là un débrayage massif et unique du prolétariat industriel, entrepris à l’occasion d’un fait politique de la plus grande portée, sur la base d’une entente réciproque intervenue à propos entre les bureaux du Parti et des syndicats, et qui, mené avec l’ordre le plus parfait et dans un esprit de discipline, cesse dans un ordre plus parfait encore, sur un mot d’ordre donné au moment opportun par les bureaux dirigeants, étant entendu que le règlement des subsides, des frais, des sacrifices, en un mot tout le bilan matériel de la grève, est déterminé à l’avance avec précision.

Or, en comparant ce schéma théorique avec la grève de masse telle qu’elle se manifeste en Russie depuis cinq ans, on est obligé de constater qu’un concept autour duquel tournent toutes les discussions allemandes ne correspond à la réalité d’aucune des nombreuses grèves de masse qui ont eu lieu et que, d’autre part, les grèves de masse en Russie se présentent sous des formes si variées qu’il est absolument impossible de parler de « la » grève de masse, d’une grève schématique abstraite.

Non seulement chacun des éléments de la grève de masse ainsi que son caractère différent selon les villes et les régions, mais surtout son caractère général lui-même s’est plusieurs fois modifié au cours de la révolution. Les grèves de masse ont connu en Russie une certaine évolution historique et elles la poursuivent encore. Ainsi quiconque veut parler de la grève de masse en Russie doit avant tout avoir son histoire devant les yeux. On fait commencer à juste titre la période actuelle, pour ainsi dire officielle, de la révolution russe avec le soulèvement du prolétariat de Saint-Pétersbourg le 22 janvier 1905, ce défilé de deux cent mille employés devant le palais du tsar qui se termina par un terrible massacre. La sanglante fusillade de Saint-Pétersbourg fut, comme on sait, le signal qui déclencha la première série gigantesque de grèves de masse ; celles-ci s’étendirent en quelques jours à toute la Russie et firent retentir l’appel de la révolution dans tous les coins de l’Empire, gagnant toutes les couches du prolétariat.

Mais ce soulèvement de Saint-Pétersbourg, le 22 janvier n’était que le point culminant d’une grève de masse qui avait mis en mouvement tout le prolétariat de la capitale du tsar, en janvier 1905. A son tour, cette grève de janvier à Saint-Pétersbourg était la conséquence immédiate de la gigantesque grève générale qui avait éclaté peu auparavant, en décembre 1904, dans le Caucase, à Bakou et tint longtemps toute la Russie en haleine. Or, les événements de décembre à Bakou n’étaient eux-mêmes qu’un dernier et puissant écho des grandes grèves qui, en 1903 et 1904, tels des tremblements de terre périodiques, ébranlèrent tout le sud de la Russie, et dont le prologue fut la grève de Batoum dans le Caucase en mars 1902. Au fond cette première série de grèves, dans la chaîne continue de éruptions révolutionnaires actuelles, n’est elle-même distante que de cinq ou six ans de la grève générale de. ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg en 1896 et 1897. On peut croire que quelques années d’une accalmie apparente et d’une réaction sévère séparent le mouvement d’alors de la révolution d’aujourd’hui ; mais si l’on connaît tant soit peu l’évolution politique interne du prolétariat russe jusqu’au stade actuel de sa conscience de classe et de son énergie révolutionnaire, on ne manquera pas de faire remonter l’histoire de la période présente des luttes de masse aux grèves générales de Saint-Pétersbourg. Celles-ci sont importantes pour le problème de la grève de masse parce qu’elles contiennent déjà en germe tous les éléments principaux des grèves de masse qui suivirent. Au premier abord, la grève générale de 1896 à Saint-Pétersbourg apparaît comme une lutte revendicative partielle aux objectifs purement économiques. Elle fut provoquée par les conditions intolérables de travail des fileurs et de. tisserands de Saint-Pétersbourg : journées de travail de 13, 14 et 15 heures, salaire aux pièces misérable ; à cela s’ajoute tout l’ensemble des vexations patronales. Cependant, les ouvriers textiles supportèrent longtemps cette situation jusqu’à ce qu’un incident en apparence minime fit déborder la mesure. En mai 1896, en effet, eut lieu le couronnement du tsar actuel. Nicolas II, que l’on avait différé pendant deux ans par peur des révolutionnaires ; à cette occasion les chefs d’entreprise manifestèrent leur zèle patriotique en imposant à leurs ouvriers trois jours de chômage forcé, se refusant par ailleurs, point notable, à payer les salaires pour ces journées. Les ouvriers textiles exaspérés s’agitèrent. Une délibération eut lieu au jardin d’Ekaterinev, à laquelle participèrent environ trois cents ouvriers parmi les plus mûrs politiquement, la grève fut décidée et les revendications suivantes formulées : 1° les journées du couronnement devraient être payées ; 2° durée de travail réduite à dix heures ; 3° augmentation du salaire aux pièces. Cela se passait le 24 mai. Une semaine plus tard toutes les usines de tissage et les filatures étaient fermées et quarante mille ouvriers étaient en grève. Aujourd’hui, cet événement, comparé aux vastes grèves de la révolution, peut paraître minime. Dans le climat de stagnation politique de la Russie à cette époque, une grève générale était une chose inouïe c’était toute une révolution en miniature. Naturellement la répression la plus brutale s’ensuivit : un millier d’ouvriers environ furent arrêtés et renvoyés dans leur pays d’origine, la grève générale fut écrasée. Nous voyons déjà ici se dessiner tous les caractères de la future grève de masse : tout d’abord l’occasion qui déclencha le mouvement fut fortuite et même accessoire, l’explosion en fut spontanée. Mais dans la manière dont le mouvement fut mis en branle se manifestèrent les fruits de la propagande menée pendant plusieurs années par la social-démocratie ; au cours de la grève générale les propagandistes social-démocrates restèrent à la tête du mouvement, le dirigèrent et en firent le tremplin d’une vive agitation révolutionnaire. Par ailleurs, si les grèves semblaient, extérieurement, se borner à une revendication purement économique touchant les salaires, l’attitude du gouvernement ainsi que l’agitation socialiste en firent un événement politique de premier ordre. En fin de compte, la grève fut écrasée, les ouvriers subirent une « défaite ». Néanmoins, dès le mois de janvier de l’année suivante (1897), les ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg recommencèrent la grève générale, obtenant cette fois un succès éclatant : l’instauration de la journée de onze heures trente dans toute la Russie. Résultat plus important encore : après la première grève générale de 1896, qui fut entreprise sans l’ombre d’organisation ouvrière et sans caisse de grève s’organisa peu à peu dans la Russie proprement dite, une lutte syndicale intensive qui bientôt s’étendit de Saint-Pétersbourg au reste du pays, ouvrant à la propagande et à l’organisation de la social-démocratie des perspectives toutes nouvelles. C’est ainsi qu’un travail invisible et souterrain préparait, dans l’apparent silence sépulcral des années qui suivirent, la révolution prolétarienne. La grève du Caucase en mars 1902 explosa de manière aussi fortuite que celle de 1896 et semblait, elle aussi, être le résultat de facteurs purement économiques, s’attacher à des revendications partielles. Elle est liée à la dure crise industrielle et commerciale qui précéda en Russie la guerre russo-japonaise, et contribua fortement à créer, ainsi que cette guerre, la fermentation révolutionnaire. La crise engendra un chômage énorme, alimentant le mécontentement dans la masse des prolétaires. Aussi, le gouvernement entreprit-il, pour apaiser la classe ouvrière, de ramener progressivement la « main-d’œuvre inutile » dans son pays d’origine. Cette mesure, qui devait toucher environ quatre cents ouvriers du pétrole, provoqua précisément à Batoum une protestation massive. Il y eut des manifestations, des arrestations, une répression sanglante et, finalement, un procès politique au cours duquel la lutte pour des revendications partielles et purement économiques prit le caractère d’un événement politique et révolutionnaire. Cette même grève de Batoum, qui ne fut pas couronnée de succès et qui aboutit à une défaite, eut pour résultat une série de manifestations révolutionnaires de masse à Njini-Novgorod, à Saratov, en d’autres villes ; elle fut donc à l’origine de la vague révolutionnaire générale. Dès novembre 1902, on en voit la première répercussion véritable sous la forme d’une grève générale à Rostov-sur-le-Don. Ce mouvement fut déclenché par un conflit à propos des salaires qui s’éleva dans les ateliers du chemin de fer de Vladicaucase. L’administration voulant réduire les salaires, le Comité social-démocrate du Don publia un manifeste appelant à la grève et faisant état des revendications suivantes : journée de neuf heures, augmentation des salaires, suppression des punitions, renvoi d’ingénieurs impopulaires, etc. Tous les ateliers de chemin de fer se mirent en grève. Toutes les autres branches d’activité se joignirent au débrayage, et Rostov connut soudain une situation sans précédent il avait un arrêt de travail général dans l’industrie, tous les jours se tenaient en plein air des meetings monstres de 15 à 20 000 ouvriers, les manifestants y étant cernés souvent par un cordon de Cosaques : des orateurs social-démocrates y prenaient, pour la première fois, publiquement la parole ; des discours enflammés sur le socialisme et la liberté politique y étaient tenus et accueillis avec un enthousiasme extraordinaire ; des tracts révolutionnaires étaient diffusés à des dizaines de milliers d’exemplaires. Au milieu de la Russie figée dans son absolutisme, le prolétariat de Rostov conquiert, pour la première fois, dans le feu de l’action, le droit de réunion, la liberté de parole. Certes, la répression sanglante ne se fit pas attendre. En quelques jours, les revendications salariales dans les ateliers de chemin de fer de Vladicaucase avaient pris les proportions d’une grève générale politique et d’une bataille révolutionnaire de rues. Une seconde grève générale suivit immédiatement la première, cette fois à la station de Tichoretzkaïa, sur la même ligne de chemin de fer. Là encore, elle donna lieu à une répression sanglante, puis à un procès, et Tichoretzkaïa prit place à son tour dans la chaîne ininterrompue des épisodes révolutionnaires. Le printemps de 1903 apporta une revanche aux défaites des grèves de Rostov et de Tichoretzkaïa : en mai, juin, juillet, tout le sud de la Russie est en feu. Il y a littéralement grève générale à Bakou, Tiflis, Batoum, Elisabethgrad, Odessa, Kiev, Nicolaiev, Ekaterinoslav. Mais là non plus le mouvement n’est pas déclenché à partir d’un centre, selon un plan conçu à l’avance : il se déclenche en divers points pour des motifs divers et sous des formes différentes pour confluer ensuite. Bakou ouvre la marche : plusieurs revendications partielles de salaires dans diverses usines et diverses branches finissent par aboutir à une grève générale. A Tiflis ce sont deux mille employés de commerce, dont la journée de travail va de six heures du matin à onze heures du soir, qui commencent la grève ; le 4 juillet, à huit heures du soir, ils quittent tous leurs magasins et défilent en cortège à travers la ville pour obliger les boutiquiers à fermer. La victoire est complète : les employés de commerce obtiennent la journée de travail de huit heures à huit heures et demie ; le mouvement s’étend aussitôt aux usines, aux ateliers, aux bureaux. Les journaux cessent de paraître, les tramways ne circulent que sous la protection de la troupe. A Elisabethgrad, la grève se déclencha le 10 juillet dans toutes les usines, avec pour objectif des revendications purement économiques. Celles-ci sont acceptées pour la plupart et la grève cesse le 14 juillet. Mais deux semaines plus tard elle éclate à nouveau ; ce sont cette fois les boulangers qui donnent le mot d’ordre suivis par les carriers, les menuisiers, les teinturiers, les meuniers, et finalement par tous les ouvriers d’usine. A Odessa, le mouvement débute par une revendication salariale, à laquelle participe l’association ouvrière « légale », fondée par les agents du gouvernement d’après le programme du célèbre policier Zoubatov. C’est là encore une des plus belles ruses de la dialectique historique. Les luttes économiques de la période précédente - entre autres la grande grève générale de Saint-Pétersbourg (en 1896) - avaient amené la social-démocratie russe à exagérer ce qu’on appelle « l’économisme », préparant par là dans la classe ouvrière le terrain aux menées démagogiques de Zoubatov. Mais un peu plus tard le grand courant révolutionnaire fit virer de bord l’esquif aux cent pavillons et le força à voguer à la tête de la flottille prolétarienne révolutionnaire. Ce sont les associations de Zoubatov qui donnèrent au printemps de 1904 le mot d’ordre de la grande grève générale d’Odessa, comme en janvier 1905 de la grève générale de Saint-Pétersbourg. Les travailleurs d’Odessa, que l’on avait jusqu’alors bercés dans l’illusion de la bienveillance du gouvernement à leur égard et de sa sympathie en faveur d’une lutte purement économique voulurent tout à coup en faire l’épreuve : ils contraignirent l’ « Association ouvrière » de Zoubatov à proclamer la grève avec des objectifs revendicatifs modestes. Le patronat les jeta tout simplement à la rue, et lorsqu’ils réclamèrent au chef de l’Association l’appui gouvernemental promis, ce personnage s’esquiva, ce qui mit le comble à la fermentation révolutionnaire. Aussitôt les social-démocrates prirent la tête du mouvement de grève, qui gagna d’autres fabriques. Le 1° juillet, grève de 2 500 ouvriers des chemins de fer ; le 4 juillet, les ouvriers du port se mettent en grève, réclamant une augmentation de salaires allant de 80 kopeks à deux roubles et une réduction d’une demi-heure de la journée de travail. Le 6 juillet les marins se joignent au mouvement. Le 13 juillet, débrayage du personnel des tramways. Un rassemblement de tous les grévistes - 7 à 8 000 personnes - a lieu ; le cortège se forme, allant de fabrique en fabrique, grossit comme une avalanche jusqu’à compter une masse de 40 à 50000 personnes, et se rend au port pour organiser un débrayage général. Bientôt, dans toute la ville, règne la grève générale. A Kiev, débrayage le 21juillet dans les ateliers de chemin de fer. Là encore, ce qui déclenche la grève, ce sont les conditions misérables de travail et les revendications salariales. Le lendemain les fonderies suivent l’exemple. Le 23 juillet se produit un incident qui donne le signal de la grève générale. Dans la nuit, deux délégués des cheminots sont arrêtés ; les grévistes réclament leur mise en liberté immédiate ; devant le refus qui leur est opposé, ils décident d’empêcher les trains de sortir de la ville. A la gare, tous les grévistes avec leurs femmes et leurs enfants se postent sur les rails, véritable marée de têtes humaines. On menace d’ouvrir le feu sur eux. Les ouvriers découvrent leurs poitrines en criant : « Tirez ! » On tire sur la foule, on compte trente à quarante morts parmi lesquels des enfants et des femmes. A cette nouvelle, tout Kiev se met en grève. Les cadavres des victimes sont portés à bout de bras et accompagnés par un cortège imposant.

Réunions, prises de parole, arrestations, combats de rue isolés - Kiev est en pleine révolution. Le mouvement s’arrête vite ; mais les typographes ont gagné une réduction d’une heure de la journée de travail ainsi qu’une augmentation de salaire d’un rouble ; on accorde la journée de huit heures dans une fabrique de porcelaine ; les ateliers de chemins de fer sont fermés par décision ministérielle ; d’autres professions continuent une grève partielle pour leurs revendications. Par contagion, la grève générale gagne Nicolaiev, sous l’influence immédiate des nouvelles d’Odessa, de Bakou, de Batoum et de Tiflis, et malgré la résistance du comité social-démocrate, qui voulait retarder le déclenchement du mouvement jusqu’au moment où la troupe sortirait de la ville pour les manœuvres : il ne put freiner le mouvement de masse ; les grévistes allaient d’atelier en atelier ; la résistance de la troupe ne fit que jeter de l’huile sur le feu. Bientôt on vit se former des cortèges énormes qui entraînaient au son de chants révolutionnaires tous les ouvriers, les employés, le personnel des tramways, hommes et femmes. Le débrayage était total. A Ekaterinoslav les boulangers commencent la grève le 5 août ; le 7 ce sont les ouvriers des ateliers de chemin de fer ; puis toutes les autres usines ; le 8 août la circulation des tramways s’arrête, les journaux cessent de paraître. C’est ainsi que se forma la grandiose grève générale du sud de la Russie au cours de l’été 1903. Mille conflits économiques partiels, mille incidents « fortuits » convergèrent, confluant en un océan puissant ; en quelques semaines tout le sud de l’Empire tsariste fut transformé en une étrange République ouvrière révolutionnaire.

« Accolades fraternelles, cris d’enthousiasme et de ravissement, chants de liberté, rires joyeux, gaieté et transports de joie : c’était tout un concert qu’on entendait dans cette foule de milliers de personnes allant et venant à travers la ville du matin au soir. Il régnait une atmosphère d’euphorie ; on pouvait presque croire qu’une vie nouvelle et meilleure commençait sur la terre. Spectacle profondément émouvant et en même temps idyllique et touchant. » Ainsi écrivait alors le correspondant d’Osvobojdenié, organe libéral de M. Pierre de Struve.

Dès le début de l’année 1904, ce fut la guerre, ce qui pour un temps provoqua une interruption du mouvement de grève générale. Au commencement, on vit se répandre dans le pays une vague trouble de manifestations « patriotiques » organisées par la police. Le chauvinisme tsariste officiel commença par abattre la société bourgeoise « libérale ». Mais bientôt la social-démocratie reprit possession du champ de bataille ; aux manifestations policières de la canaille patriotique s’opposent des manifestations ouvrières révolutionnaires. A la fin les honteuses défaites de l’armée tsariste tirent la société libérale elle-même de son sommeil. L’ère des congrès, des banquets, des discours, des adresses et des manifestes libéraux et démocratiques commence. Momentanément diminué par la honte de la défaite, l’absolutisme dans son désarroi laisse faire ces messieurs qui voient s’ouvrir déjà devant eux le paradis libéral. Le libéralisme occupe le devant de la scène politique pour six mois, le prolétariat rentre dans l’ombre. Seulement, après une longue dépression, l’absolutisme se redresse, la camarilla rassemble ses forces ; il suffit de faire taper du pied les Cosaques pour chasser les libéraux dans leur trou, et ceci dès le mois de décembre. Et les discours, les congrès sont taxés de « prétention insolente » et interdits d’un trait de plume, le libéralisme se trouve subitement au bout de son latin. Mais au moment même où le libéralisme est désorienté commence l’action du prolétariat. En décembre 1904 éclate à la faveur du chômage la gigantesque grève générale de Bakou : la classe ouvrière occupe de nouveau le champ de bataille. La parole interdite est réduite au silence, l’action recommence. A Bakou, pendant plusieurs semaines, en pleine grève générale, la social-démocratie domine entièrement la situation ; les événements étranges de décembre dans le Caucase auraient provoqué une émotion extraordinaire s’ils n’avaient été rapidement débordés par le flot montant de la révolution dont ils étaient eux-mêmes l’origine. Les nouvelles fantaisistes et confuses sur la grève générale de Bakou n’étaient pas encore parvenues à toutes les extrémités de l’Empire, lorsqu’en janvier 1905 éclata la grève générale de Saint-Pétersbourg. Là encore, l’occasion qui déclencha le mouvement fut, comme on le sait, minime. Deux ouvriers des chantiers de Poutilov avaient été licenciés parce qu’ils appartenaient à l’association « légale » de Zoubatov. Cette mesure de rigueur provoqua le 16 janvier une grève de solidarité de tous les ouvriers de ces chantiers, au nombre de 12 000. La grève fut l’occasion pour les social-démocrates d’entreprendre une propagande active pour l’extension des revendications : ils réclamaient la journée de huit heures, le droit de coalition, la liberté de la parole et de la presse, etc. L’agitation qui animait les ateliers de Poutilov gagna rapidement les autres usines et, quelques jours après, 140 000 ouvriers étaient en grève. Après des délibérations en commun et des discussions orageuses fut élaborée la charte prolétarienne des libertés civiques, mentionnant comme première revendication la journée de huit heures ; c’est en portant cette charte que, le 22 janvier, 200 000 ouvriers, conduits par le prêtre Gapone[1], défilèrent devant le palais du tsar. En une semaine, le conflit provoqué par le licenciement de deux ouvriers des chantiers de Poutilov devenait le prologue de la plus puissante révolution des temps modernes. Les événements qui suivirent sont connus : la répression sanglante de Saint-Pétersbourg donnait lieu, en janvier et en février, dans tous les centres industriels et les villes de Russie, de Pologne, de Lituanie, des provinces baltes, du Caucase, de la Sibérie, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, à de gigantesques grèves de masse et à des grèves générales. Mais si l’on examine les choses de plus près, les grèves de masse prennent des formes différentes de celles de la période précédente cette fois ce sont partout les organisations social-démocrates qui appelèrent à la grève, partout c’est la solidarité révolutionnaire avec le prolétariat de Saint-Pétersbourg qui fut expressément désignée comme le motif et le but de la grève générale, partout il y eut dès le début des manifestations, des discours, des affrontements avec la troupe. Pourtant, là non plus, on ne peut parler ni de plan préalable, ni d’action organisée car l’appel des partis avait peine à suivre les soulèvements spontanés de la masse ; les dirigeants avaient à peine le temps de formuler des mots d’ordre, tandis que la masse des prolétaires allait à l’assaut. Autre différence, les grèves de masse et les grèves générales antérieures avaient leur origine dans la convergence des revendications salariales partielles ; celles-ci, dans l’atmosphère générale de la situation révolutionnaire et sous l’impulsion de la propagande social-démocrate, devenaient vite des manifestations politiques ; l’élément économique et l’éparpillement syndical en étaient le point de départ, l’action de classe concertée et la direction politique en étaient le résultat final. Ici le mouvement est inverse. Les grèves générales de janvier-février éclatèrent tout d’abord sous la forme d’une action révolutionnaire concertée sous la direction de la social-démocratie ; mais cette action s’éparpilla bientôt en une infinité de grèves locales, parcellaires, économiques, dans diverses régions, villes, professions, usines. Pendant tout le printemps de 1905 jusqu’au plein été on vit dans cet Empire gigantesque sourdre une lutte politique puissante du prolétariat entier contre le capital ; l’agitation gagne par en-haut les professions libérales et petites-bourgeoises, les employés de commerce, de banque, les ingénieurs, les comédiens, les artistes, et pénètre par en-bas jusque chez les gens de maison, les agents subalternes de la police, jusque même dans les couches du « sous-prolétariat », s’étendant en même temps dans les campagnes et frappant même aux portes des casernes. Voici la fresque immense et variée de la bataille générale du travail contre le capital ; nous y voyons se refléter toute la complexité de l’organisme social, de la conscience politique de chaque catégorie et de chaque région ; nous y voyons se développer toute la gamme des conflits depuis la lutte syndicale en bonne et due forme menée par l’armée d’élite bien entraînée du prolétariat industriel jusqu’à l’explosion anarchique de révolte d’une poignée d’ouvriers agricoles et au soulèvement confus d’une garnison militaire, depuis la révolte distinguée et discrète en manchettes et en col dur au comptoir d’une banque jusqu’aux protestations à la fois timides et audacieuses de policiers mécontents secrètement réunis dans un poste enfumé, obscur et sale.

Les partisans de « batailles ordonnées et disciplinées » conçues selon un plan et un schéma, ceux qui en particulier veulent toujours exactement savoir de loin comment « il aurait fallu faire », ceux-là estiment que ce fut une « grave erreur » que de morceler la grande action de grève générale politique de janvier 1905 en une infinité de luttes économiques, car cela aboutit à leurs yeux à paralyser cette action et à en faire un « feu de paille ». Même le parti social-démocrate russe, qui certes participa à la révolution, mais n’en fut pas l’auteur, et qui doit en apprendre les lois au fur et à mesure de son déroulement, se trouva quelque temps un peu désorienté par le reflux apparemment stérile de la première marée de grèves générales. L’histoire cependant, qui avait commis cette « grande erreur » accomplissait par là même un travail révolutionnaire gigantesque aussi inévitable qu’incalculable dans ses conséquences, sans se soucier des leçons de ceux qui s’instituaient eux-mêmes maîtres d’école.

Le brusque soulèvement général du prolétariat en janvier, déclenché par les événements de Saint-Pétersbourg, était dans son action extérieure, un acte politique révolutionnaire, une déclaration de guerre à l’absolutisme. Mais cette première lutte générale et directe des classes déclencha une réaction d’autant plus puissante à l’intérieur qu’elle éveillait pour la première fois, comme par une secousse électrique, le sentiment et la conscience de classe chez des millions et des millions d’hommes. Cet éveil de la conscience de classe se manifeste immédiatement de la manière suivante : une masse de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d’acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale et économique, dont elle subissait l’esclavage depuis des décennies sous le joug du capitalisme. Aussitôt se déclenche un soulèvement général et spontané en vue de secouer ce joug, de briser ces chaînes. Sous mille formes les souffrances du prolétariat moderne ravivent le souvenir de ces vieilles plaies toujours saignantes. Ici on lutte pour la journée de huit heures, là, contre le travail aux pièce. Ici on emmène sur des charrettes à bras les maîtres brutaux après les avoir ligotés dans un sac ; ailleurs, on combat l’infâme système des amendes ; partout on lutte pour meilleurs salaires, ici et là pour la suppression du travail à domicile. Les métiers anachroniques et dégradés des grandes villes, les petites villes provinciales assoupies jusque-là dans un sommeil idyllique, le village avec son système de propriété hérité du servage - tout cela est tiré brusquement du sommeil par le coup de tonnerre de janvier, prend conscience de ses droits et cherche fiévreusement à réparer le temps perdu. Ici la lutte économique fut donc en réalité non un morcellement, non un émiettement de l’action, mais un changement de front : la première bataille générale contre l’absolutisme devient soudain et tout naturellement un règlement de comptes général avec le capitalisme, et celui-ci, conformément à sa nature, revêt la forme de conflits partiels pour les salaires. Il est faux de dire que l’action politique de classe janvier fut brisée parce que la grève générale s’émietta en grèves économiques. C’est le contraire qui est vrai : une fois épuisé le contenu possible de l’action politique, compte tenu de la situation donnée, et de la phase où se trouvait la révolution, celle-ci s’émietta ou plutôt se transforma en action économique. En fait, que pouvait obtenir de plus la grève générale de janvier ? Il fallait être inconscient pour s’attendre à ce que l’absolutisme fût écrasé d’un coup par une seule grève générale « prolongée » selon le modèle anarchiste. C’est par le prolétariat que l’absolutisme doit être renversé en Russie. Mais le prolétariat a besoin pour cela d’un haut degré d’éducation politique, de conscience de classe et d’organisation. Il ne peut apprendre tout cela dans les brochures ou dans les tracts, mais cette éducation, il l’acquerra à l’école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche. D’ailleurs, l’absolutisme ne peut pas être renversé n’importe quand, à l’aide simplement d’une dose suffisante « d’efforts » et de « persévérance ». La chute de l’absolutisme n’est qu’un signe extérieur de l’évolution intérieure des classes dans la société russe. Auparavant, pour que l’absolutisme soit renversé, il faut que la structure interne de la future Russie bourgeoise soit établie, que sa structure d’Etat moderne de classes soit constituée. Cela implique la division et la diversification des couches sociales et des intérêts, la constitution, non seulement du parti prolétarien révolutionnaire, mais encore des divers partis : libéral, radical, petit-bourgeois, conservateur et réactionnaire ; cela implique l’éveil à la connaissance, la conscience de classe non seulement des couches populaires, mais encore des couches bourgeoises ; mais ces dernières ne peuvent se constituer et mûrir que dans la lutte au cours de la révolution en marche, à l’école vivante des événements, dans l’affrontement avec le prolétariat et entre elles dans un frottement continuel et réciproque. Cette division et cette maturation des classes dans la société bourgeoise, ainsi que leur action dans la lutte contre l’absolutisme, sont à la fois entravées et gênées d’une part, stimulées et accélérées d’autre part, par le rôle dominant et particulier du prolétariat et par son action de classe. Les divers courants souterrains du processus révolutionnaire s’entrecroisent, se font obstacle mutuellement, avivent les contradictions internes de la révolution, ce qui a pour résultat cependant de précipiter et d’intensifier la puissante explosion. Ainsi ce problème en apparence si simple, si peu complexe, purement mécanique : le renversement de l’absolutisme, exige tout un processus social très long ; il faut que le terrain social soit labouré de fond en comble, que ce qui est en bas apparaisse à la surface, que ce qui est en haut soit enfoui profondément, que « l’ordre » apparent se mue en chaos et qu’à partir de « l’anarchie » apparente soit créé un ordre nouveau. Or, dans ce processus du bouleversement des structures sociales de l’ancienne Russie, ce n’est pas seulement le coup de tonnerre de la grève générale de janvier, mais bien plus encore le grand orage du printemps et de l’été suivants et les grèves économiques qui jouèrent un rôle irremplaçable. La bataille générale et acharnée du salariat contre le capital a contribué à la fois à la différenciation des diverses couches populaires et à celle des couches bourgeoises, à la formation d’une conscience de classe dans le prolétariat révolutionnaire, comme aussi dans la bourgeoisie libérale et conservatrice. Si, dans les villes, les revendications salariales ont contribué à la création du grand parti monarchique des industriels de Moscou, la grande révolte paysanne de Livonie a entraîné la rapide liquidation du fameux libéralisme aristocrate et agrarien des Zemtvos. Mais en même temps la période des batailles économiques du printemps et de l’été 1905 a, grâce à la propagande intense menée par la social-démocratie et grâce à sa direction politique, permis au prolétariat des villes de tirer après coup les leçons du prologue de janvier et de prendre conscience des tâches futures de la révolution. A ce premier résultat s’ajoute un autre de caractère social durable : l’élévation générale du niveau de vie du prolétariat sur le plan économique, social et intellectuel. Les grèves du printemps 1905 ont presque toutes eu une issue victorieuse. Citons seulement, à titre d’exemple choisi parmi une collection de faits énormes et dont on ne peut pas encore mesurer l’ampleur, un certain nombre de données sur quelques grèves importantes, qui se sont toutes déroulées à Varsovie sous la conduite de la social-démocratie polonaise et lituanienne. Dans les plus grandes entreprises métallurgiques de Varsovie : Société anonyme Lilpop, Rau et Löwenstein, Rudzki et Cie, Bormann Schwede et Cie, Handtke, Gerlach et Pulst, Geisler frères, Eberhard, Wolski et Cie, Société anonyme Conrad et Jarmuskiescicz, Weber et Daehm, Gwizdzinski et Cie, Tréfileries Wolanoski, Société anonyme Gostynski et Cie, K. Brun et fils, Fraget, Norblin, Werner, Buch, Kenneberg frères, Labor, fabrique de lampes Dittmar, Serkowski, Weszynski, en tout 22 établissements, les ouvriers obtinrent, après une grève de 4 à 5 semaines (commencée le 25 et le 26 janvier) la journée de travail de 9 heures ainsi qu’une augmentation de salaires de 15 à 25 % ; ainsi que diverses améliorations de moindre importance. Dans les plus grands chantiers de l’industrie du bois de Varsovie, notamment chez Karmanski, Damiecki, Gromel, Szerbinski, Trenerovski, Horn, Bevensee, Twarkovski, Daab et Martens, en tout dix établissements, les grévistes obtinrent dès le 23 février, la journée de 9 heures ; ils ne s’en contentèrent pas cependant et maintinrent l’exigence de la journée de 8 heures, qu’ils réussirent à obtenir une semaine plus tard en même temps qu’une augmentation de salaires. Toute l’industrie du bâtiment se mit en grève le 27 février, réclamant, selon le mot d’ordre donné par la social-démocratie, la journée de huit heures ; le 11 mars, elle obtenait la journée de 9 heures, une augmentation de salaires pour toutes le catégories, le paiement régulier du salaire par semaine, etc. Les peintres en bâtiment, les charrons, les selliers, et le forgerons obtinrent ensemble la journée de 8 heures sans réduction de salaire. Les ateliers de téléphone furent en grève pendant dix jours et obtinrent la journée de 8 heures ainsi qu’une augmentation de salaire de 10 à 15 %. La grande usine de tissage de lin de Hielle et Dietrich (10 000 ouvriers) obtint après neuf semaines de grève une réduction d’une heure de la journée de travail et des augmentations de salaire allant de 5 à 10 %. On constate des résultats analogues avec des variantes infinies dans toutes les autres industries de Varsovie, de Lodz, de Sosnovice.

Dans la Russie proprement dite, la journée de 8 heures fut obtenue :
en décembre 1904, par plusieurs catégories des ouvriers du naphte à Bakou,
en mai 1905, par les ouvriers des sucreries du district de Kiev ;
en janvier, dans l’ensemble des imprimeries de la ville de Samara (en même temps qu’une augmentation des salaires aux pièces et la suppression des amendes) ;
en février, dans la fabrique d’instruments de médecine de l’armée, dans une ébénisterie et dans la fabrique de cartouches de Saint-Pétersbourg. - De plus, on instaura dans les mines de Vladivostok un système de travail par équipes de huit heures ;
en mars, dans l’atelier mécanique de l’imprimerie des papiers d’Etat, appartenant à l’Etat ;
en avril, chez les forgerons de la ville de Bodroujsk ;
en mai, chez les employés des tramways électriques à Tiflis ; en mai fut introduite également la journée de 8 heures et demie dans l’énorme entreprise de tissage de laine de Morosov (en même temps qu’on supprimait le travail de nuit et qu’on augmentait les salaires de 8 %) ;
en juin, on introduisait la journée de 8 heures dans plusieurs moulins à huile de Saint-Pétersbourg et de Moscou ;
la journée de huit heures et demie en juillet chez les forgerons du port de Saint-Pétersbourg ;
en novembre, dans toutes les imprimeries privées de la ville d’Orel, ainsi qu’une augmentation de 20 % des salaires à l’heure et de 100 % des salaires aux pièces, on instituait également un comité d’arbitrage composé en nombre égal de patrons et d’ouvriers.
La journée de neuf heures dans tous les ateliers de chemins de fer en février ; dans beaucoup d’arsenaux nationaux de guerre et de chantiers navals ; dans la plupart des usines de Berdjansk ; dans toutes les imprimeries de Poltava et de Minsk ; la journée de neuf heures et demie dans les bassins maritimes, le chantier et la fonderie mécanique de Nicolaiev ; en juin, après une grève générale des garçons de café de Varsovie, elle fut introduite dans la plupart des restaurants et cafés en même temps qu’une augmentation de salaires de 20 à 40 % et un congé de quinze jours par an.
La journée de dix heures dans presque toutes les fabriques de Lodz, Sosnovice, Riga, Kovno, Reval, Dorpat, Minsk, Kharkov ; chez les boulangers d’Odessa ; dans les ateliers artisanaux à Kichinev, dans plusieurs fabriques de chapeaux de Saint-Pétersbourg ; dans les fabriques d’allumettes de Kovno (en même temps qu’une augmentation de salaire de 10 %), dans tous les chantiers navals de l’Etat et chez tous les ouvriers des ports.

Les augmentations de salaires sont généralement moins considérables que la réduction du temps de travail, mais néanmoins importantes ainsi, à Varsovie, dans le courant du mois de mars 1905, les ateliers municipaux instaurèrent une augmentation de salaire de 15 %, à Ivanovo-Voznessensk, centre d’industries textiles, les augmentations de salaire atteignirent entre 7 et 15 % ; à Kovno, 75 % de la population ouvrière totale bénéficièrent des augmentations de salaire. On instaura un salaire minimum fixe dans un certain nombre de boulangeries d’Odessa, dans les chantiers maritimes de la Néva à Saint-Pétersbourg, etc. A la vérité, ces avantages ont été plus d’une fois retirés tantôt à un endroit, tantôt à un autre. Mais cela ne fut que l’occasion de nouvelles batailles, de revanches plus acharnées encore ; c’est ainsi que la période des grèves du printemps de 1905 introduisit elle-même une série infinie de conflits économiques toujours plus vastes et plus enchevêtrés qui durent encore à l’heure actuelle. Dans les périodes d’accalmie extérieure de la révolution, où les dépêches ne font parvenir aucune nouvelle sensationnelle du front russe, où le lecteur d’Europe occidentale repose son journal quotidien en constatant avec déception qu’il n’y a « rien de neuf » en Russie, en réalité la révolution poursuit sans trêve, jour après jour, heure après heure, son immense travail souterrain, minant les profondeurs de l’empire tout entier. La lutte économique intense fait passer rapidement, par des méthodes accélérées, du stade de l’accumulation primitive de l’économie patriarcale fondée sur le pillage, au stade de la civilisation plus moderne. Actuellement la Russie est en avance, en ce qui concerne la durée réelle du travail, non seulement sur la législation russe qui prévoit une journée de travail de onze heures et demie, mais sur les conditions effectives du travail en Allemagne. Dans la plupart des branches de la grande industrie russe on pratique aujourd’hui la journée de huit heures, qui constitue, aux yeux-mêmes de la social-démocratie allemande, un objectif inaccessible. Bien plus, ce « constitutionnalisme industriel » tant souhaité en AIlemagne, objet de tous les vœux, au nom duquel les adeptes d’une tactique opportuniste voudraient garder les eaux stagnantes du parlementarisme - seule voie possible du salut - à l’abri de tout souffle d’air un peu vif, a vu le jour en Russie, en pleine tempête révolutionnaire, en même temps que le « constitutionnalisme » politique. En réalité, ce qui s’est produit, ce n’est pas seulement une élévation générale du niveau de vie de la classe ouvrière, ni non plus de son niveau de civilisation. Le niveau de vie, sous une forme durable de bien-être matériel, n’a pas de place dans la révolution. Celle-ci est pleine de contradictions et de contrastes, elle entraîne tantôt des victoires économiques surprenantes, tantôt les revanches les plus brutales du capitalisme : aujourd’hui la journée de huit heures, demain les lock-out en masse et la famine totale pour des centaines de milliers de gens. Le résultat le plus précieux, parce que permanent dans ce flux et reflux brusque de la révolution est d’ordre spirituel : la croissance par bonds du prolétariat sur le plan intellectuel et culturel donne une garantie absolue de son irrésistible progrès futur dans la lutte économique aussi bien que politique.

Mais ce n’est pas tout les rapports mêmes entre ouvriers et patrons sont bouleversés : depuis la grève générale de janvier et les grèves suivantes de 1905, le principe du capitaliste maître chez lui est pratiquement supprimé. On a vu se constituer spontanément dans les plus grandes usines de tous les centres industriels importants des Comités ouvriers, seules instances avec qui le patron traite et qui arbitrent tous les conflits. Et enfin, plus encore les grèves en apparence chaotiques et l’action révolutionnaire « inorganisée » qui ont suivi la grève générale de janvier deviennent le point de départ d’un précieux travail d’organisation. L’histoire se moque des bureaucrates amoureux des schémas préfabriqués, gardiens jaloux du bonheur des syndicats. Les organisations solides conçues comme des forteresses inexpugnables, et dont il faut assurer l’existence avant de songer éventuellement à entreprendre une hypothétique grève de masse en Allemagne, - ces organisations au contraire sont issues de la grève de masse elle-même. Et tandis que les gardiens jaloux des syndicats allemands craignent avant tout de voir se briser en mille morceaux ces organisations, comme de la porcelaine précieuse au milieu du tourbillon révolutionnaire, la révolution russe nous présente un tableau tout différent ce qui émerge des tourbillons et de la tempête, des flammes et du brasier des grèves de masse, telle Aphrodite surgissant de l’écume des mers, ce sont ... des syndicats neufs et jeunes, vigoureux et ardents. Ne citons encore une fois qu’un petit exemple, mais typique pour tout l’Empire. Au cours de la deuxième conférence des syndicats russes, qui eut lieu à la fin de février 1906 à Saint-Pétersbourg, le délégué des syndicats pétersbourgeois présenta un rapport sur le développement des organisations syndicales dans la capitale des tsars, rapport dans lequel il disait :

« Le 22 janvier 1905, qui a balayé l’association de Gapone, a marqué une étape. La masse des travailleurs a appris par la force des événements à apprécier l’importance de l’organisation et ils ont compris qu’ils pouvaient seuls créer ces organisations. C’est en liaison directe avec le mouvement de janvier que naît à Saint-Pétersbourg le premier syndicat : celui des typographes. La commission élue pour l’étude des tarifs a élaboré les statuts et le 19 juin fut le premier jour de l’existence du syndicat. Les syndicats des comptables et teneurs de livres virent le jour à peu près en même temps. A côté de ces organisations dont l’existence était presque publique (et légale) on vit surgir entre janvier et octobre 1905 des syndicats semi-légaux et illégaux. Citons parmi les premiers celui des aides pharmaciens et celui des employés de commerce. Parmi les syndicats légaux il faut mentionner l’Union des horlogers dont la première séance secrète eut lieu le 24 avril. Toutes les tentatives pour convoquer une Assemblée Générale publique échouèrent contre la résistance obstinée de la police et des patrons représentés par la Chambre de Commerce. Cet échec n’a pas empêché l’existence du syndicat qui tint des assemblées secrètes de ses adhérents le 9 juin et le 14 août, sans compter les séances du bureau des Syndicats. Le Syndicat des tailleurs et tailleuses fut fondé au printemps de 1905 au cours d’une réunion secrète tenue en pleine forêt à laquelle assistaient 70 tailleurs. Après avoir discuté du problème de la fondation, une Commission élue fut chargée d’élaborer les statuts. Toutes les tentatives de la Commission pour assurer au syndicat une existence légale sont restées sans effet. Son action se limita à la propagande ou au recrutement dans les différents ateliers. Un sort pareil était réservé au Syndicat des cordonniers. En juillet une réunion secrète fut convoquée la nuit dans un bois hors de la ville. Plus de cent cordonniers furent réunis ; on présenta un rapport sur l’importance des syndicats, sur leur histoire dans l’Europe occidentale, et leur mission en Russie. Là-dessus, on décida de fonder un syndicat, une commission de 12 membres fut élue et chargée de rédiger les statuts et de convoquer une Assemblée générale des cordonniers. Les statuts furent rédigés, mais on n a pu jusqu’ici ni les imprimer ni convoquer l’Assemblée générale. »

Tels furent les difficiles débuts des syndicats. Puis vinrent les journées d’octobre, la deuxième grève générale, l’ukase du 30 octobre, et la courte « période constitutionnelle ». Les travailleurs se jetèrent avec enthousiasme dans les flots de la liberté politique, afin de l’utiliser au travail d’organisation A côté des activités politiques quotidiennes - réunions, discussions, fondations de groupes - on se mit immédiatement au travail d’organisation des syndicats. En octobre et novembre quarante syndicats nouveaux furent créés à Saint-Pétersbourg. Tout de suite on fonda un « bureau central », c’est-à-dire une union de syndicats ; plusieurs journaux syndicaux paraissent, et même à partir de novembre un organe central Le Syndicat. La description de ce qui s’est passé à Saint-Pétersbourg s’applique à Moscou et à Odessa, à Kiev et à Nicolaiev, à Saratov, et à Voronej, à Samara et à Nijni-Novgorod, à toutes les grandes villes de la Russie et plus encore à la Pologne. Les syndicats de toutes ces villes cherchent à prendre contact entre eux ; ils tiennent des conférences. La fin de la « période constitutionnelle » et le retour à la réaction de décembre 1905 mettent provisoirement fin à l’activité publique large des Syndicats, sans pour autant amener leur dépérissement. Ils se maintiennent clandestinement en tant qu’organisations et poursuivent en même temps officiellement les revendications salariales. C’est un mélange original d’activité syndicale à la fois légale et illégale correspondant aux contradictions de la situation révolutionnaire. Mais au milieu même de la lutte, le travail d’organisation se poursuit avec sérieux, voire avec pédantisme. Les syndicats de la social-démocratie polonaise et lituanienne, par exemple, qui, au dernier Congrès du Parti (en juillet 1906) étaient représentés par cinq délégués, et comprenaient dix mille membres cotisants, sont pourvus de statuts réguliers, de cartes d’adhérents imprimées, de timbres mobiles, etc. Et ces mêmes boulangers et cordonniers, métallurgistes et typographes, de Varsovie et de Lodz, qui en juin 1905 étaient sur les barricades et, en décembre, n’attendaient qu’un mot d’ordre de Saint-Pétersbourg pour descendre dans la rue, trouvent le temps de réfléchir sérieusement entre deux grèves, entre la prison et le lock-out, en plein état de siège, et de discuter à fond et attentivement des statuts syndicaux. Bien plus, ceux qui se battaient hier et qui se battront demain sur les barricades ont plus d’une fois au cours des réunions blâmé sévèrement leurs dirigeants et les ont menacés de quitter le Parti parce qu’on n’avait pu imprimer assez vite les cartes syndicales - dans des imprimeries clandestines et sous la menace constante de poursuites policières. Cet enthousiasme et ce sérieux durent encore jusqu’à ce jour. Au cours des deux premières semaines de juillet 1906 furent créés - pour citer un exemple - quinze nouveaux syndicats à Ekaterinoslav ; à Kostroma six, d’autres à Kiev, Poltava, à Smolensk, à Tcherkassy, Proskourov, - et jusque dans les plus petites localités des districts provinciaux. A la séance tenue le 5 juin dernier (1906) par l’Union des Syndicats de Moscou, il fut décidé, conformément aux conclusions des rapports des délégués de chaque syndicat que les syndicats devraient veiller à la discipline de leurs adhérents, et les empêcher de prendre part à des combats de rue, parce que la grève de masse est considérée comme inopportune. En face de provocations éventuelles du gouvernement ils doivent veiller à ce que la masse ne descende pas dans la rue. Enfin l’Union a décidé que pendant tout le temps où un syndicat mène une grève, les autres doivent s’abstenir de revendications salariales. La plupart des luttes économiques sont désormais dirigées par les syndicats [2].

C’est ainsi que la grande lutte économique dont le point de départ a été la grève générale de janvier et qui continue jusqu’à ce jour, constitue l’arrière-plan de la révolution, d’où l’on voit tantôt jaillir des explosions isolées, tantôt éclater d’immenses batailles du prolétariat tout entier - sous l’influence conjuguée et alternée de la propagande politique et des événements extérieurs. Citons quelques-unes de ces explosions successives : à Varsovie, le 1° mai 1905, à l’occasion de la fête du travail, une grève générale totale sans exemple jusque-là, accompagnée d’une manifestation de masse parfaitement pacifique, se termina par un affrontement sanglant de la foule désarmée avec la troupe. A Lodz, en juin, la dispersion par l’armée d’un rassemblement de masse donna lieu à une manifestation de cent mille ouvriers, à l’occasion de l’enterrement de quelques victimes de la soldatesque, à un nouvel accrochage avec l’armée, et finalement à la grève générale -celle-ci aboutissant les 23, 24 et 25 mai à un combat de barricades, le premier de l’Empire des tsars. C’est en juin également qu’éclata dans le port d’Odessa à propos d’un petit incident à bord du cuirassé Potemkine la première grande révolte de matelots de la flotte de la mer Noire qui provoqua en contrecoup une immense grève de masse à Odessa et à Nicolaiev. Cette mutinerie eut d’autres répercussions encore : une grève et des révoltes de marins à Cronstadt, Libau, et Vladivostok.

En octobre eut lieu à Saint-Pétersbourg l’expérience révolutionnaire de l’instauration de la journée de 8 heures. Le Conseil des délégués ouvriers décide d’introduire par des méthodes révolutionnaires la journée de 8 heures. C’est ainsi qu’à une date déterminée tous les ouvriers de Saint-Pétersbourg déclareront à leurs patrons qu’ils refusent de travailler plus de 8 heures par jour et quitteront leurs lieux de travail à l’heure ainsi fixée. Cette idée fut l’occasion d’une campagne intense de propagande, fut accueillie et exécutée avec enthousiasme, par le prolétariat qui ne regarda pas aux plus grands sacrifices. C’est ainsi par exemple que pour les ouvriers du textile, qui jusqu’alors étaient payés aux pièces, et dont la journée de travail était de onze heures, la journée de huit heures représentait une perte de salaire énorme, qu’ils acceptèrent cependant sans hésitation. En l’espace d’une semaine on avait introduit dans toutes les usines et ateliers de Saint-Pétersbourg la journée de huit heures, et la joie de la classe ouvrière ne connaît plus de bornes. Bientôt cependant, le patronat, d’abord désemparé, se prépare à la riposte partout on menace de fermer les usines. Un certain nombre d’ouvriers acceptent de négocier, obtenant ici la journée de dix heures, là la journée de neuf heures. Cependant, l’élite du prolétariat de Saint-Pétersbourg, les ouvriers des grandes usines nationales de métallurgie, restent inébranlables il s’ensuit un lock-out, 45 à 50 000 ouvriers sont mis à la rue pour un mois. De ce fait, le mouvement en faveur de la journée de huit heures se poursuit dans la grève générale de décembre, déclenchée en grande partie par le lock-out. Cependant dans l’intervalle survient en octobre, en riposte au projet de Douma de Boulygine [3], la seconde et très puissante grève générale déclenchée sur un mot d’ordre des cheminots et qui s’étend à l’Empire tout entier. Cette seconde grande action révolutionnaire du prolétariat revêt un caractère sensiblement différent de la première grève de janvier. La conscience politique y joue un rôle beaucoup plus important. Certes, l’occasion qui déclencha la grève de masse fut ici encore accessoire et apparemment fortuite il s’agit du conflit entre les cheminots et l’administration, à propos de la Caisse des Retraites. Mais le soulèvement général du prolétariat industriel qui suivit est soutenu par une pensée politique claire. Le prologue de la grève de janvier avait été une supplique adressée au tsar afin d’obtenir la liberté politique ; le mot d’ordre de la grève d’octobre était : « Finissons-en avec la comédie constitutionnelle du tsarisme ! » Et grâce au succès immédiat de la grève générale qui se traduisit par le manifeste tsariste du 30 octobre, le mouvement ne reflue pas en lui-même comme en janvier pour revenir au début de la lutte économique mais déborde vers l’extérieur, exerçant avec ardeur la liberté politique nouvellement conquise. Des manifestations, des réunions, une presse toute jeune, des discussions publiques, des massacres sanglants, pour terminer les réjouissances, suivis de nouvelles grèves de masse et de nouvelles manifestations, tel est le tableau mouvementé des journées de novembre et de décembre. En novembre, à l’appel de la social-démocratie, est organisée à Saint-Pétersbourg la première grève démonstrative de protestation contre la répression sanglante et la proclamation de l’état de siège en Livonie et en Pologne. Le rêve de la Constitution est suivi d’un réveil brutal. Et l’agitation sourde finit par déclencher en décembre la troisième grève générale de masse, qui s’étend à l’Empire tout entier. Cette fois, le cours et l’issue en sont tout autres que dans les deux cas précédents. L’action politique ne cède pas la place à l’action économique comme en janvier, mais elle n’obtient pas non plus une victoire rapide comme en octobre. La camarilla tsariste ne renouvelle pas ses essais d’instaurer une liberté politique véritable, et l’action révolutionnaire se heurte ainsi pour la première fois dans toute son étendue à ce mur inébranlable : la force matérielle de l’absolutisme. Par l’évolution logique interne des événements en cours, la grève de masse se transforme en révolte ouverte, en lutte armée, en combats de rue et de barricades à Moscou. Les journées de décembre à Moscou sont le point culminant de l’action politique et du mouvement de grèves de masse, clôturant ainsi la première année laborieuse de la révolution. Les événements de Moscou montrent en une image réduite l’évolution logique et l’avenir du mouvement révolutionnaire dans son ensemble : son aboutissement inévitable en une révolte générale ouverte ; celle-ci cependant ne peut se produire qu’après un entraînement acquis par une série de révoltes partielles et préparatoires, aboutissant provisoirement à des « défaites » extérieures et partielles, pouvant apparaître chacune comme « prématurée ».

L’année 1906 est celle des élections et de l’épisode de la Douma. Le prolétariat, animé d’un puissant instinct révolutionnaire lui permettant d’avoir une vue claire de la situation, boycotte la farce constitutionnelle tsariste. Le libéralisme occupe de nouveau pour quelques mois le devant de la scène politique. Il semble que ce soit la situation de 1904 qui revienne l’action cède la place à la parole et le prolétariat rentre dans l’ombre pour quelque temps, pour se consacrer avec plus d’ardeur encore à la lutte syndicale et au travail d’organisation. Les grèves de masse cessent, tandis que jour après jour les libéraux font jaillir les fusées de leur éloquence. Enfin le rideau de fer s’abaisse brusquement, les acteurs sont dispersés, des fusées d’éloquence libérale, il ne reste que la fumée et la poussière. Une tentative de la social-démocratie pour appeler à manifester par une quatrième grève de masse en faveur de la Douma et du rétablissement de la liberté de parole tombe à plat. La grève politique de masse a épuisé son rôle en tant que telle, et le passage de la grève au soulèvement général du peuple et aux combats de rue n’est pas mûr. L’épisode libéral est fini, l’épisode prolétarien n’a pas encore recommencé. La scène reste provisoirement vide.

Notes

[1] GAPONE (1870-1906) : prêtre russe, organisa en accord avec la police de Zoubatov, le “dimanche rouge” de Pétersbourg qui marqua le début de la révolution de 1905.

[2] Rien que dans les deux premières semaines de juin 1906, les syndicats ont mené les luttes revendicatives suivantes :
. les typographes de Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa, Minsk, Vima, Saratov, Moghilev, Tambov, pour la journée de huit heures et le repos hebdomadaire ;
. grève générale des marins à Odessa, Nicolaiev,Kertch, la Crimée, le Caucase, la flotte du Volga, à Cronstadt, à Varsovie et à Plock, pour la reconnaissance du syndicat et la libération des délégués arrêtés ;
. les ouvriers des ports à Saratov, Nicolaiev, Tsaritslma, Archangelsk, Nijnl-Novgorod, Rybinsk ;
. grève des boulangers à Kiev, Arkhangelsk, Bialystok, Vilna, Odessa, Kharkov, Brest-Litovsk, Radom, Tiflis ;
. les ouvriers agricoles dans les districts de Verkhné-Dnieprovsk, Borinsovsk, Simferopol, dans les gouvernements de Todolsk, Toula, Koursk, dans les districts de Kozlov, Lipovitz, en Finlande, dans le gouvernement de Kiev, dans le district d’Elisabethgrad ;
. dans plusieurs villes la grève s’étendit dans cette période à presque tous les métiers en même temps ; par exemple à Saratov, Arkhangelsk, Kertch, Krementchoug ;
. à Backhmout, grève générale des mineurs dans tout le bassin ; dans d’autres villes le mouvement revendicatif toucha au cours de ces deux semaines tous les métiers successivement, par exemple à Saint-Pétersbourg, Varsovie, Moscou, dans toute la province d’Ivanovo-Vosnesensk.
La grève avait partout pour objectifs : la réduction du temps de travail, le repos hebdomadaire, des revendications relatives aux salaires. La plupart des grèves aboutirent à la victoire, les rapports locaux font ressortir qu’elles touchèrent partiellement des catégories d’ouvriers qui participaient pour la première fois à une lutte revendicative.

[3] BOULYGINE (1851-1919) : ministre de l’Intérieur russe en février 1905, rédigea face à la montée révolutionnaire, une promesse de régime constitutionnel. La première Douma qui siégea après la révolution de 1905 porte son nom.

Dans les pages qui précèdent nous avons tenté d’esquisser en quelques traits sommaires l’histoire de la grève de masse en Russie. Un simple coup d’œil rapide sur cette histoire nous en donne une image qui ne ressemble en rien à celle qu’on se fait habituellement en Allemagne de la grève de masse au cours des discussions. Au lieu du schéma rigide et vide qui nous montre une « action » politique linéaire exécutée avec prudence et selon un plan décidé par les instances suprêmes des syndicats, nous voyons un fragment de vie réelle fait de chair et de sang qu’on ne peut arracher du milieu révolutionnaire, rattachée au contraire par mille liens à l’organisme révolutionnaire tout entier. La grève de masse telle que nous la montre la révolution russe est un phénomène si mouvant qu’il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution. Son champ d’application, sa force d’action, les facteurs de son déclenchement, se transforment continuellement. Elle ouvre soudain à la révolution de vastes perspectives nouvelles au moment où celle-ci semblait engagée dans une impasse. Et elle refuse de fonctionner au moment où l’on croit pouvoir compter sur elle en toute sécurité. Tantôt la vague du mouvement envahit tout l’Empire, tantôt elle se divise en un réseau infini de minces ruisseaux ; tantôt elle jaillit du sol comme une source vive, tantôt elle se perd dans la terre. Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades - toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l’une sur l’autre c’est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants. Et la loi du mouvement de ces phénomènes apparaît clairement elle ne réside pas dans la grève de masse elle-même, dans ses particularités techniques, mais dans le rapport des forces politiques et sociales de la révolution. La grève de masse est simplement la forme prise par la lutte révolutionnaire et tout décalage dans le rapport des forces aux prises, dans le développement du Parti et la division des classes, dans la position de la contre-révolution, tout cela influe immédiatement sur l’action de la grève par mille chemins invisibles et incontrôlables. Cependant l’action de la grève elle-même ne s’arrête pratiquement pas un seul instant. Elle ne fait que revêtir d’autres formes, que modifier son extension, ses effets. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son moteur le plus puissant. En un mot la grève de masse, comme la révolution russe nous en offre le modèle, n’est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l’effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution. A partir de là on peut déduire quelques points de vue généraux qui permettront de juger le problème de la grève de masse.

1° Il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est bien plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies. Si l’on considère les innombrables et différentes grèves de masse qui ont eu lieu en Russie depuis quatre ans, une seule variante et encore d’importance secondaire correspond à la définition de la grève de masse, acte unique et bref de caractère purement politique, déclenché et stoppé à volonté selon un plan préconçu, il s’agit là de la pure grève de démonstration. Dans tout le cours de la période de cinq ans nous ne voyons en Russie que quelques grèves de ce genre en petit nombre et, fait remarquable, limitées ordinairement à une ville. Citons entre autres la grève générale annuelle du 1° mai à Varsovie et à Lodz - dans la Russie proprement dite l’usage n’est pas encore largement répandu, de célébrer le 1° mai par un arrêt de travail - la grève de masse de Varsovie le il septembre 1905 à l’occasion des obsèques du condamné à mort Martin Kasprzak [1] ; celle de novembre 1905 à Saint-Pétersbourg en protestation contre la proclamation de l’état de siège en Pologne et en Livonie ; celle du 22 janvier 1906 à Varsovie, Lodz, Czenstochau et dans le bassin minier de Dombrowa, ainsi que dans certaines villes russes en commémoration du dimanche sanglant de Saint-Pétersbourg ; en juillet 1906 une grève générale à Tiflis en manifestation de solidarité à l’égard des soldats condamnés pour mutinerie et enfin pour la même raison en septembre de cette année pendant le procès militaire de Reval. Toutes les autres grèves de masse partielles ou grèves générales furent non pas des grèves de démonstration mais de lutte ; comme telles elles naquirent spontanément à l’occasion d’incidents particuliers locaux et fortuits et non d’après un plan préconçu et délibéré et, avec la puissance de forces élémentaires, elles prirent les dimensions d’un mouvement de grande envergure ; elles ne se terminaient pas par une retraite ordonnée, mais se transformaient tantôt en luttes économiques, tantôt en combats de rues, et tantôt s’effondraient d’elles-mêmes.

Dans ce tableau d’ensemble, les grèves de démonstration politique pure jouèrent un rôle mineur - celui de points minuscules et isolés au milieu d’une grande surface. Si l’on considère les choses selon la chronologie, on remarque ceci : les grèves de démonstration qui, à la différence des grèves de lutte, exigent un niveau très élevé de discipline de parti, une direction politique et une idéologie politique conscientes, et apparaissent donc selon le schéma comme la forme la plus haute et la plus mûre de la grève de masse, sont surtout importantes au début du mouvement. Ainsi le débrayage total du 1° mai 1905 à Varsovie, premier exemple de l’application parfaite d’une décision du Parti, fut un événement d’une grande portée pour le mouvement prolétarien en Pologne. De même la grève de solidarité en novembre 1905 à Saint-Pétersbourg, premier exemple d’une action de masse concertée, fit sensation. De même la « grève de masse à l’essai » des camarades de Hambourg le 17 janvier 1906 tiendra une place considérable dans l’histoire de la future grève de masse en Allemagne : elle est la première tentative spontanée d’user de cette arme si discutée, tentative réussie du reste, qui témoigne de la combativité des ouvriers de Hambourg.

De même, la période de grève de masse, une fois commencée sérieusement en Allemagne, aboutira à coup sûr à l’instauration de la fête du 1° mai avec un arrêt général du travail. Cette fête du 1° mai pourrait être célébrée comme la première démonstration sous le signe des luttes de masse. En ce sens ce « vieux cheval de bataille », comme on a appelé le 1° mai au Congrès syndical de Cologne, a encore un grand avenir devant lui et est appelé à jouer un rôle important dans la lutte de classe prolétarienne en Allemagne. Cependant avec le développement des luttes révolutionnaires, l’importance de telles démonstrations diminue rapidement. Les mêmes facteurs qui rendaient objectivement possible le déclenchement des grèves de démonstration selon un plan conçu à l’avance et d’après le mot d’ordre des partis, à savoir la croissance de la conscience politique et de l’éducation du prolétariat, rendent impossible cette sorte de grève ; aujourd’hui le prolétariat russe, et plus précisément l’avant-garde la plus active de la masse, ne veut plus rien savoir des grèves de démonstration ; les ouvriers n’entendent plus la plaisanterie et ne veulent plus que des luttes sérieuses avec toutes leurs conséquences. S’il est vrai qu’au cours de la première grande grève de masse en janvier 1905 l’élément démonstratif jouait encore un grand rôle - sous une forme non pas délibérée, mais instinctive et spontanée - en revanche la tentative du Comité Central du Parti social-démocrate russe pour appeler au mois d’août à une grève de masse en faveur de la Douma échoua entre autres à cause de l’aversion du prolétariat conscient à l’égard d’actions tièdes et de pure démonstration.

2° Mais si nous considérons non plus cette variété mineure que représente la grève de démonstration, mais la grève de lutte telle qu’aujourd’hui en Russie elle constitue le support réel de l’action prolétarienne, on est frappé du fait que l’élément économique et l’élément politique y sont indissolublement liés. Ici encore la réalité s’écarte du schéma théorique ; la conception pédante, qui fait dériver logiquement la grève de masse politique pure de la grève générale économique comme en étant le stade le plus mûr et le plus élevé et qui distingue soigneusement les deux formes l’une de l’autre, est démentie par l’expérience de la révolution russe. Ceci n’est pas seulement démontré historiquement par le fait que les grèves de masse - depuis la première grande grève revendicative des ouvriers du textile à Saint-Pétersbourg en 1896-97 jusqu’à la dernière grande grève de décembre 1905 sont passées insensiblement du domaine des revendications économiques à celui de la politique, si bien qu’il est presque impossible de tracer des frontières entre les unes et les autres. Mais chacune des grandes grèves de masse retrace, pour ainsi dire en miniature, l’histoire générale des grèves en Russie, commençant par un conflit syndical purement revendicatif ou du moins partiel, parcourant ensuite tous les degrés jusqu’à la manifestation politique. La tempête qui ébranla le sud de la Russie en 1902 et 1903 commença à Bakou, nous l’avons vu, par une protestation contre la mise à pied de chômeurs ; à Rostov par des revendications salariales ; à Tiflis par une lutte des employés de commerce pour obtenir une diminution de la journée de travail ; à Odessa par une revendication de salaires dans une petite usine isolée. La grève de masse de janvier 1905 a débuté par un conflit à l’intérieur des usines Poutilov, la grève d’octobre par les revendications des cheminots pour leur caisse de retraite ; la grève de décembre enfin par la lutte des employés des postes et du télégraphe pour obtenir le droit de coalition. Le progrès du mouvement ne se manifeste pas par le fait que l’élément économique disparaît, mais plutôt par la rapidité avec laquelle on parcourt toutes les étapes jusqu’à la manifestation politique, et par la position plus ou moins extrême du point final atteint par la grève de masse.

Cependant le mouvement dans son ensemble ne s’oriente pas uniquement dans le sens d’un passage de l’économique au politique, mais aussi dans le sens inverse. Chacune des grandes actions de masse politiques se transforme, après avoir atteint son apogée, en une foule de grèves économiques. Ceci ne vaut pas seulement pour chacune des grandes grèves, mais aussi pour la révolution dans son ensemble. Lorsque la lutte politique s’étend, se clarifie et s’intensifie, non seulement la lutte revendicative ne disparaît pas mais elle s’étend, s’organise, et s’intensifie parallèlement. il y a interaction complète entre les deux.

Chaque nouvel élan et chaque nouvelle victoire de la lutte politique donnent une impulsion puissante à la lutte économique en élargissant ses possibilités d’action extérieure et en donnant aux ouvriers une nouvelle impulsion pour améliorer leur situation en augmentant leur combativité. Chaque vague d’action politique laisse derrière elle un limon fertile d’où surgissent aussitôt mille pousses nouvelles les revendications économiques. Et inversement, la guerre économique incessante que les ouvriers livrent au capital tient en éveil l’énergie combative même aux heures d’accalmie politique ; elle constitue en quelque sorte un réservoir permanent d’énergie d’où la lutte politique tire toujours des forces fraîches ; en même temps le travail infatigable de grignotage revendicatif déclenche tantôt ici, tantôt là des conflits aigus d’où éclatent brusquement des batailles politiques.

En un mot la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques ; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l’effet se succèdent et alternent sans cesse, et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s’exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie. C’est précisément la grève de masse qui constitue leur unité. La théorie subtile dissèque artificiellement, à l’aide de la logique, la grève de masse pour obtenir une « grève politique pure » ; or une telle dissection - comme toutes les dissections -ne nous permet pas de voir le phénomène vivant, elle nous livre un cadavre.

3° Enfin les événements de Russie nous montrent que la grève de masse est inséparable de la révolution. L’histoire de la grève de masse en Russie se confond avec l’histoire de la révolution. Sans doute, quand les champions de l’opportunisme en Allemagne entendent parler de révolution, ils pensent tout de suite au sang versé, aux batailles de rue, à la poudre et au plomb, et ils en déduisent en toute logique que la grève de masse conduit inévitablement à la révolution - ils en concluent qu’il faut s’en abstenir. Et en fait nous constatons en Russie que presque chaque grève de masse aboutit à un affrontement sanglant avec les forces de l’ordre tsaristes ; ceci est aussi vrai des grèves prétendument politiques que des conflits économiques. Mais la révolution est autre chose, est davantage qu’un simple bain de sang. A la différence de la police qui par révolution entend simplement la bataille de rue et la bagarre, c’est-à-dire le « désordre », le socialisme scientifique voit d’abord dans la révolution un bouleversement interne profond des rapports de classe. De ce point de vue il y a entre la révolution et la grève de masse en Russie un rapport bien plus étroit que celui établi par la constatation triviale, à savoir que la grève de masse se termine généralement par un bain de sang.

Nous avons étudié le mécanisme interne de la grève de masse russe fondée sur un rapport de causalité réciproque entre le conflit politique et le conflit économique. Mais ce rapport de causalité réciproque est précisément déterminé par la période révolutionnaire. C’est seulement dans la tempête révolutionnaire que chaque lutte partielle entre le capital et le travail prend les dimensions d’une explosion générale. En Allemagne on assiste tous les ans, tous les jours, aux conflits les plus violents, les plus brutaux entre les ouvriers et les patrons sans que la lutte dépasse les limites de la branche d’industrie, de la ville ou même de l’usine en question. La mise à pied d’ouvriers organisés comme à Saint-Pétersbourg, le chômage comme à Bakou, des revendications salariales comme à Odessa, des luttes pour le droit de coalition comme à Moscou : tout cela se produit tous les jours en Allemagne. Mais aucun de ces incidents ne donne lieu à une action de classe commune. Et même si ces conflits s’étendent jusqu’à devenir des grèves de masse à caractère nettement politique, ils ne déclenchent pas d’explosion générale. La grève générale des cheminots hollandais qui, malgré les sympathies ardentes qu’elle a suscitées, s’est éteinte dans l’immobilité absolue de l’ensemble du prolétariat, en fournit un exemple frappant.

Inversement ce n’est qu’en période révolutionnaire, où les fondements sociaux et les murs qui séparent les classes sociales sont ébranlés, que n’importe quelle action politique du prolétariat peut en quelques heures arracher à l’indifférence des couches populaires restées jusqu’alors à l’écart, ce qui se manifeste naturellement par une bataille économique tumultueuse. Les ouvriers brusquement électrisés par l’action politique réagissent immédiatement dans le domaine qui leur est le plus proche : ils se soulèvent contre leur condition d’esclavage économique. Le geste de révolte qu’est la lutte politique leur fait sentir avec une intensité insoupçonnée le poids de leurs chaînes économiques. Tandis qu’en Allemagne la lutte politique la plus violente, la campagne électorale ou les débats parlementaires au sujet des tarifs douaniers, n’ont qu’une influence minime sur le cours ou l’intensité des luttes revendicatives qui sont menées en même temps, en Russie toute action du prolétariat se manifeste immédiatement par une extension et une intensification de la lutte économique.

Ainsi c’est la révolution qui crée seule les conditions sociales permettant un passage immédiat de la lutte économique à la lutte politique et de la lutte politique à la lutte économique, ce qui se traduit par la grève de masse Le schéma vulgaire n’aperçoit de rapport entre la grève de masse et la révolution que dans les affrontements sanglants où aboutissent les grèves de masse ; mais un examen plus approfondi des événements russes nous fait découvrir un rapport inversé en réalité ce n’est pas la grève de masse qui produit la révolution, mais la révolution qui produit la grève de masse.

4° Il suffit de résumer ce qui précède pour découvrir une solution au problème de la direction et de l’initiative de la grève de masse. Si la grève de masse ne signifie pas un acte unique mais toute une période de la lutte de classe, et si cette période se confond avec la période révolutionnaire, il est clair qu’on ne peut déclencher arbitrairement la grève de masse, même si la décision vient des instances suprêmes du parti socialiste le plus puissant. Tant qu’il n’est pas au pouvoir de la social-démocratie de mettre en scène ou de décommander des révolutions à son gré, même l’enthousiasme et l’impatience la plus fougueuse des troupes socialistes ne réussiront pas à susciter une période de grève de masse qui soit un mouvement populaire puissant et vivant. L’audace de la direction du parti et la discipline des ouvriers peuvent sans doute réussir à mettre sur pied une manifestation unique et de courte durée : ce fut le cas de la grève de masse en Suède ou des grèves plus récentes en Autriche, ou encore de la grève du 17 janvier à Hambourg [2]. Mais ces manifestations ne ressemblent pas plus à une véritable période de grève de masse révolutionnaire que des manœuvres navales, faites dans un port étranger quand les relations diplomatiques sont tendues, ne ressemblent à la guerre. Une grève de masse produite simplement par la discipline et l’enthousiasme ne jouera dans le meilleur des cas que le rôle d’un symptôme de la combativité des travailleurs, après quoi la situation retombera dans le paisible train-train quotidien. Certes, même pendant la révolution les grèves ne tombent pas du ciel. il faut qu’elles soient d’une façon ou d’une autre faites par les ouvriers. La résolution et la décision de la classe ouvrière y jouent aussi un rôle et il faut préciser que l’initiative ainsi que la direction des opérations ultérieures en incombent tout naturellement à la partie la plus éclairée et la mieux organisée du prolétariat, à la social-démocratie. Mais cette initiative et cette direction ne s’appliquent qu’à l’exécution de telle ou telle action isolée, de telle ou telle grève de masse lorsque la période révolutionnaire est déjà en cours, et cela le plus souvent à l’intérieur d’une ville donnée. Par exemple, nous l’avons déjà vu, c’est la social-démocratie qui a plus d’une fois donné expressément et avec succès le mot d’ordre de grève à Bakou, à Varsovie, à Lodz, à Saint-Pétersbourg. Une telle initiative a beaucoup moins de chances de succès si elle s’applique à des mouvements généraux touchant l’ensemble du prolétariat. Par ailleurs, l’initiative et la direction des opérations ont leurs limites déterminées. C’est justement pendant la révolution qu’il est extrêmement difficile à un organisme dirigeant du mouvement ouvrier de prévoir et de calculer quelle occasion et quels facteurs peuvent déclencher ou non des explosions. Prendre l’initiative et la direction des opérations ne consiste pas, ici non plus, à donner arbitrairement des ordres, mais à s’adapter le plus habilement possible à la situation, et à garder le contact le plus étroit avec le moral des masses. L’élément spontané joue, nous l’avons vu, un grand rôle dans toutes les grèves de masse en Russie, soit comme élément moteur, soit comme frein. Mais cela ne vient pas de ce qu’en Russie la social-démocratie est encore jeune et faible, mais du fait que chaque opération particulière est le résultat d’une telle infinité de facteurs économiques, politiques, sociaux, généraux et locaux, matériels et psychologiques, qu’aucune d’elles ne peut se définir ni se calculer comme un exemple arithmétique. Même si le prolétariat avec la social-démocratie à sa tête, y joue le rôle dirigeant, la révolution n’est pas une manœuvre du prolétariat, mais une bataille qui se déroule alors qu’alentour tous les fondements sociaux craquent, s’effritent et se déplacent sans cesse. Si l’élément spontané joue un rôle aussi important dans les grèves de masses en Russie, ce n’est pas parce que le prolétariat russe est « inéduqué », mais parce que les révolutions ne s’apprennent pas à l’école.

Par ailleurs nous constatons en Russie que cette révolution qui rend si difficile à la social-démocratie de prendre la direction de la grève et qui tantôt lui arrache, tantôt lui tend la baguette de chef d’orchestre, résout en revanche précisément toutes les difficultés de la grève, ces difficultés que le schéma théorique tel qu’il est discuté en Allemagne considère comme le souci principal de la direction le problème de « l’approvisionnement », des « frais », des « sacrifices matériels ». Sans doute ne les résout-elle pas de la manière dont on les règle, crayon en main, au cours d’une paisible conférence secrète, tenue par les instances supérieures du mouvement ouvrier. Le « règlement » de tous ces problèmes se résume à ceci la révolution fait entrer en scène des masses populaires si énormes que toute tentative pour régler d’avance ou estimer les frais du mouvement - comme on fait l’estimation des frais d’un procès civil - apparaît comme une entreprise désespérée. Certes, en Russie aussi, les organismes directeurs essaient de soutenir au mieux de leurs moyens les victimes du combat. C’est ainsi par exemple que le Parti aida pendant des semaines les courageuses victimes du gigantesque lock-out qui eut lieu à Saint-Pétersbourg, à la suite de la campagne pour la journée de huit heures. Mais toutes ces mesures sont, dans l’immense bilan de la révolution, une goutte d’eau dans la mer. Au moment où commence une période de grèves de masse de grande envergure, toutes les prévisions et tous les calculs des frais sont aussi vains que la prétention de vider l’Océan avec un verre d’eau. Le prix que paie la masse prolétarienne pour toute révolution est en effet un océan de privations et de souffrances terribles. Une période révolutionnaire résout cette difficulté en apparence insoluble en déchaînant dans la masse une telle somme d’idéalisme que celle-ci en devient insensible aux souffrances les plus aiguës. On ne peut faire ni la révolution ni la grève de masse avec la psychologie d’un syndiqué qui ne consentirait à arrêter le travail le 1° mai qu’à la condition de pouvoir compter, en cas de licenciement, sur un subside déterminé à l’avance avec précision. Mais, dans la tempête révolutionnaire, le prolétaire, le père de famille prudent, soucieux de s’assurer un subside, se transforme en « révolutionnaire romantique » pour qui le bien suprême lui-même - la vie - et à plus forte raison le bien-être matériel n’ont que peu de valeur en comparaison de l’idéal de la lutte. S’il est donc vrai que c’est à la période révolutionnaire que revient la direction de la grève au sens de l’initiative de son déclenchement et de la prise en charge des frais, il n’est pas moins vrai qu’en un tout autre sens la direction dans les grèves de masse revient à la social-démocratie et à ses organismes directeurs. Au lieu de se poser le problème de la technique et du mécanisme de la grève de masse, la social-démocratie est appelée, dans une période révolutionnaire, à en prendre la direction politique. La tâche la plus importante de « direction » dans la période de la grève de masse, consiste à donner le mot d’ordre de la lutte, à l’orienter, à régler la tactique de la lutte politique de telle manière qu’à chaque phase et à chaque instant du combat, est réalisée et mise en activité la totalité de la puissance du prolétariat déjà engagé et lancé dans la bataille et que cette puissance s’exprime par la position du Parti dans la lutte ; il faut que la tactique de la social-démocratie ne se trouve jamais, quant à l’énergie et à la précision, au dessous du niveau du rapport des forces en présence, mais qu’au contraire elle dépasse ce niveau ; alors cette direction politique se transformera automatiquement en une certaine mesure en direction technique. Une tactique socialiste conséquente, résolue, allant de l’avant, provoque dans masse un sentiment de sécurité, de confiance, de combativité ; une tactique hésitante, faible, fondée sur une sous-estimation des forces du prolétariat, paralyse et désoriente la masse. Dans le premier cas les grèves de masse éclatent « spontanément » et toujours « en temps opportun » ; dans le deuxième cas la direction du Parti a beau appeler directement à la grève - c’est en vain. La révolution nous offre des exemples parlants de l’un et l’autre cas.

Notes

[1] Martin KASPRZAR, dirigeant du groupe de Varsovie du “Parti Révolutionnaire Socialiste Prolétariat”. Rosa Luxemburg le connaît en 1887, quand elle adhère au mouvement.

[2] Le 17 janvier 1906, à Hambourg eut lieu ce que Rosa Luxemburg appelle une “grève de masse à l’essai”.

La question qui se pose à présent est la suivante : dans quelle mesure toutes les leçons que l’on peut tirer de la grève générale en Russie s’appliquent-elles à l’Allemagne. Les conditions sociales et politiques, l’histoire et la situation du mouvement ouvrier diffèrent entièrement en Allemagne et en Russie. A première vue on pourrait croire que les lois internes des grèves de masse en Russie, telles que nous les avons exposées plus haut, résultent de conditions spécifiquement russes, qui ne sont absolument pas valables pour le prolétariat allemand. Dans la révolution, la lutte politique et la lutte économique sont liées par le rapports internes les plus étroits ; leur unité se révèle dans la période des grèves de masse. Mais n’est-ce pas une simple conséquence de l’absolutisme russe ? Dans un Etat où toute forme et toute manifestation du mouvement ouvrier sont interdites, où la grève la plus simple est un crime, toute lutte économique se transforme nécessairement en lutte politique.

Par ailleurs, si inversement la première explosion de la révolution a entraîné un règlement de comptes général de la classe ouvrière avec le patronat, c’est la simple conséquence du fait que l’ouvrier russe avait jusqu’alors le niveau de vie le plus bas, et n’avait encore jamais mené la moindre bataille économique en règle pour améliore son sort. Le prolétariat russe devait d’abord commencer par se tirer de la plus ignoble condition : quoi d’étonnant à ce qu’il y ait mis une ardeur juvénile dès que la révolution eut apporté le premier souffle vivifiant dans l’air étouffant de l’absolutisme ? Et enfin le cours tumultueux de la grève de masse ainsi que son caractère élémentaire et spontané s’expliquent d’une part par la situation politique arriérée de la Russie, d’autre part par le manque d’organisation et d’éducation du prolétariat russe. Dans un pays où la classe ouvrière a derrière elle trente années d’expérience de vie politique, un Parti socialiste fort de trois millions de voix et un noyau de troupes syndicalement organisées qui atteint un million et un quart, il est impossible que la lutte politique, que les grèves de masse revêtent le même caractère orageux et élémentaire que dans un Etat semi-barbare qui vient seulement de passer sans transition du Moyen-âge à l’ordre bourgeois moderne. Telle est l’idée que se font généralement des gens qui veulent mesurer le degré de maturité de la situation économique d’un pays d’après la lettre de ses lois écrites.

Examinons les problèmes un à un. D’abord il est inexact de faire remonter le début de la lutte économique à l’explosion de la révolution. En fait, les grèves et les conflits salariaux n’avaient cessé d’être de plus en plus à l’ordre du jour, depuis le début des années 90 en Russie proprement dite, et même depuis la fin des années 80 en Pologne russe, et ils avaient pratiquement acquis droit de cité. Il est vrai qu’ils entraînaient souvent de brutales répressions policières, cependant ils faisaient partie des faits quotidiens. C’est ainsi qu’à Varsovie et à Lodz, dès 1891, il existait une caisse syndicale collective considérable ; l’enthousiasme pour les syndicats fit même naître quelque temps en Pologne ces illusions « économistes » qui, quelques années plus tard, régnèrent à Saint-Pétersbourg et dans le reste de la Russie [1].

De même il y a beaucoup d’exagérations dans l’idée qu’on se faisait de la misère du prolétariat de l’Empire tsariste avant la révolution. La catégorie d’ouvriers actuellement la plus active et la plus ardente dans la lutte économique aussi bien que politique, celle des travailleurs de la grande industrie des grandes villes, avait un niveau d’existence à peine inférieur à celui des catégories correspondantes du prolétariat allemand ; dans un certain nombre de métiers on rencontre des salaires égaux et même parfois supérieurs à ceux pratiqués en Allemagne. De même, en ce qui concerne la durée du travail, la différence entre les grandes entreprises industrielles des deux pays est insignifiante. Ainsi cette idée d’un prétendu ilotisme matériel et culturel de la classe ouvrière russe ne repose sur rien. Si l’on y réfléchit quelque peu, elle est réfutée par le fait même de la révolution et du rôle éminent qu’y a joué le prolétariat. Ce n’est pas avec un sous-prolétariat misérable qu’on fait des révolutions de cette maturité et de cette lucidité politique. Les ouvriers de la grande industrie de Saint-Pétersbourg, de Varsovie, de Moscou et d’Odessa, qui étaient à la pointe du combat, sont sur le plan culturel et intellectuel beaucoup plus proches du type occidental que ne l’imaginent ceux qui considèrent le parlementarisme bourgeois et la pratique syndicale régulière comme l’unique et indispensable école du prolétariat. Le développement industriel moderne de la Russie et l’influence de quinze ans de social-démocratie dirigeant et encourageant la lutte économique ont accompli, même en l’absence des garanties extérieures de l’ordre légal bourgeois, un travail civilisateur important.

Mais les différences s’atténuent encore si nous considérons l’autre aspect de la question et examinons de plus près le niveau de vie réel de la classe ouvrière allemande. Les grandes grèves de masse politiques ont ébranlé, dès le premier instant, les couches les plus larges du prolétariat russe qui s’est jeté fiévreusement dans la bataille économique. Mais n’y a-t-il pas en Allemagne au sein de la classe ouvrière des catégories qui vivent dans une obscurité que la bienfaisante lumière du syndicat a encore à peine réchauffée, catégories qui ont encore à peine essayé ou ont essayé sans succès de sortir de leur ilotisme social en menant quotidiennement la lutte pour les salaires ? Prenons l’exemple de la misère des mineurs : même dans le paisible train-train quotidien, dans la froide atmosphère de la routine parlementaire allemande - comme dans les autres pays d’ailleurs, même en Angleterre, le paradis des syndicats - la lutte des mineurs ne se manifeste guère que par à-coups, par de fortes éruptions, des grèves de masses ayant le caractère de forces élémentaires. C’est là la preuve que l’opposition entre le capital et le travail est trop exacerbée, trop violente pour permettre l’émiettement en luttes syndicales partielles paisibles et méthodiques. Mais cette misère ouvrière de caractère éruptif qui, même en temps normaux, constitue un foyer d’orages d’où partent des secousses violentes, devrait à l’occasion de toute action politique de masse en Allemagne, de tout choc un peu violent, ébranlant momentanément l’équilibre social normal, déclencher aussitôt et inévitablement un conflit politique et économique brutal. Prenons par ailleurs l’exemple de la misère des ouvriers du textile : ici aussi, la lutte économique se manifeste par des explosions exaspérées et la plupart du temps inutiles, qui ébranlent le pays tous les deux ou trois ans et qui ne donnent qu’une faible idée de la violence explosive avec laquelle l’énorme masse agglomérée des esclaves de la grande industrie textile cartellisée réagirait au moment d’un ébranlement politique à l’occasion d’une puissante action de masse du prolétariat allemand. Prenons encore la misère des travailleurs à domicile, des ouvriers de la confection, de l’électricité - autant de foyers d’éruptions où, à la moindre secousse politique, éclateraient d’autant plus sûrement des conflits économiques violents que le prolétariat s’engage ici plus rarement dans la bataille en temps de paix sociale, que sa lutte est chaque fois plus vaine, et que le capital lui impose à nouveau plus brutalement son joug détesté.

Considérons maintenant de grandes catégories du prolétariat qui, en général, en temps de « situation normale » n’ont aucun moyen de mener une lutte économique pacifique pour améliorer leur condition, et sont privés de tout droit de coalition. Citons pour premier exemple la misère éclatante des employés des chemins de fer et des postes.

Ces ouvriers de l’Etat sont en Allemagne, en plein pays de légalité parlementaire, dans la même situation que les employés russes - et encore avant la révolution, au temps où régnait un absolutisme sans entraves. Dès la grande grève d’octobre 1905 la situation du cheminot russe, dans un pays où régnait encore formellement l’absolutisme, était, en ce qui concerne sa liberté de mouvement économique et sociale, à cent pieds au-dessus de celle du cheminot allemand. Les cheminots et les postiers russes ont, en fait, conquis le droit de coalition pour ainsi dire en pleine tourmente révolutionnaire, et même si momentanément il pleut procès sur procès et renvois sur renvois, rien ne peut plus leur arracher leur solidarité interne. Pourtant ce serait faire un calcul psychologique entièrement faux que de supposer, comme le fait toute la réaction en Allemagne, que l’obéissance inconditionnelle des cheminots et des postiers allemands durera éternellement, qu’elle est un roc inébranlable. Il est vrai que les dirigeants syndicaux allemands sont tellement accoutumés à la situation existante que, mécontents de supporter sans émotion cette honte sans exemple en Europe, ils peuvent contempler avec quelque satisfaction les progrès de la lutte syndicale dans leur pays ; mais s’il y a un soulèvement général du prolétariat industriel, la colère sourde et longtemps amassée dans le cœur de ces esclaves en uniforme de l’Etat explosera inévitablement. Et lorsque l’avant-garde du prolétariat, les ouvriers industriels, voudront conquérir de nouveaux droits politiques ou défendre les anciens, la grande armée des cheminots et des postiers prendra nécessairement conscience de la honte de sa situation et finira par se soulever pour se délivrer de cette part d’absolutisme russe qu’on a créée spécialement pour elle en Allemagne. La théorie pédante qui prétend faire se dérouler les grands mouvements populaires selon des schémas et des recettes voit dans la conquête du droit de coalition pour les cheminots la condition préalable sans laquelle il est inutile de même « songer » à une grève de masse. Le cours véritable et naturel des événements ne peut être qu’inverse : c’est seulement par une action de masses vigoureuse et spontanée que sera conquis le droit de coalition pour les postiers et les cheminots allemands, et ce problème insoluble dans la situation actuelle de l’Allemagne trouvera brusquement sa solution et sa réalisation sous l’impression et la pression d’une action générale du prolétariat. Et enfin la plus grande et la plus importante des misères : celle des ouvriers agricoles. Etant donné le caractère spécifique de l’économie anglaise et le rôle minime joué par l’agriculture dans l’ensemble de l’économie nationale, on peut comprendre que les syndicats soient organisés à l’usage exclusif des ouvriers industriels. En Allemagne, une organisation syndicale aussi merveilleusement développée qu’elle soit, qui ne comprendrait que des ouvriers industriels, serait inaccessible à l’immense armée des ouvriers agricoles et ne donnerait qu’une image faible et partielle de la condition prolétarienne dans son ensemble. Mais ce serait par ailleurs une illusion tout aussi dangereuse que de croire que les conditions dans les campagnes sont immuables et éternelles, et d’ignorer que le travail infatigable d’éducation accompli par la social-démocratie et plus encore toute la politique de l’Allemagne ne cessent de miner la passivité apparente de l’ouvrier agricole ; on aurait tort de penser qu’au cas où le prolétariat industriel allemand entreprendrait une grande action de classe, quelque objectif qu’elle se soit fixé, le prolétariat agricole se tiendrait en dehors. Or la participation des ouvriers ne peut se manifester d’abord que par une lutte économique orageuse, par de puissantes grèves de masse.

Ainsi nous avons de. la prétendue supériorité économique du prolétariat allemand par rapport au prolétariat russe une tout autre image si, laissant de côté la liste des professions industrielles ou artisanales syndicalement organisées, nous nous tournons vers les grandes catégories d’ouvriers qui sont en marge de la lutte syndicale ou dont la situation économique particulière ne peut entrer dans le cadre étroit de la petite lutte syndicale quotidienne. Mais même si nous nous tournons de nouveau vers l’avant-garde organisée du prolétariat industriel allemand et si par ailleurs nous gardons à l’esprit les objectifs économiques poursuivis actuellement par les ouvriers russes, nous constatons qu’il ne s’agit absolument pas là de combats que les plus anciens syndicats allemands aient lieu de mépriser comme anachroniques. Ainsi, la revendication générale principale des grèves russes depuis le 22 janvier 1905 : la journée de huit heures, n’est absolument pas un objectif dépassé pour le prolétariat allemand, au contraire, dans la plupart des cas, il apparaît comme un bel idéal lointain. On peut en dire autant de la lutte contre la « situation du patron maître chez lui », la lutte pour l’introduction des comités ouvriers dans toutes les usines, la suppression du travail aux pièces, du travail artisanal à domicile, le respect absolu du repos dominical, la reconnaissance du droit de coalition. Bien plus, en y regardant de plus près, tous les objectifs économiques que le prolétariat russe met aujourd’hui à l’ordre du jour de la révolution sont aussi de la plus grande actualité pour le prolétariat allemand et touchent des points douloureux de l’existence ouvrière. Il résulte d’abord de ces réflexions que la grève de masse purement politique, thème préféré de toutes les discussions est, pour l’Allemagne aussi, un simple schéma théorique et sans vie. Si les grèves de masse naissent d’une grande fermentation révolutionnaire, et se transforment tout naturellement en luttes politiques résolues du prolétariat urbain, elles cèderont aussi tout naturellement la place, comme en Russie, à toute une période de luttes économiques élémentaires. Les craintes des dirigeants syndicaux qui redoutent que dans une période de luttes politiques orageuses, dans une période de grèves de masse, la bataille pour des objectifs économiques puisse être écartée ou étouffée, ces craintes reposent sur une conception toute scolastique et gratuite du déroulement des événements. Une période révolutionnaire transformerait bien plutôt, même en Allemagne, le caractère de la bataille économique et intensifierait au contraire celle-ci à tel point que la petite guérilla syndicale actuelle apparaîtrait en comparaison comme un jeu d’enfant. Et par ailleurs cette explosion élémentaire de grèves de masse économiques donnerait à la lutte politique un nouvel élan et des forces fraîches. L’interaction entre la lutte économique et la lutte politique qui constitue aujourd’hui le moteur interne des grèves de masse en Russie, et en même temps le mécanisme régulateur de l’action révolutionnaire du prolétariat se produirait en Allemagne également comme une conséquence naturelle de la situation.

Notes

[1] C’est donc par suite d’une erreur de fait que la camarade Roland-Holst écrit dans la préface de l’édition russe de son livre sur La grève générale :
« Le prolétariat (de Russie) s’était presque, dés les débuts de la grande industrie, familiarisé avec la grève de masse pour la simple raison que sous l’oppression politique de l’absolutisme les grèves partielles s’étaient révélées impossibles » (voir Neue Zeit 1906, n° 33).

C’est tout le contraire qui s’est produit. Ainsi le rapporteur de l’Union des Syndicats de Saint-Pétersbourg disait-il, au commencement de son rapport, au cours de la deuxième conférence des Syndicats russes en février 1906 :

« Au moment où se réunit la Conférence où nous nous trouvons, je n’ai pas besoin de faire remarquer que notre mouvement syndical n’a pas son origine dans la période « libérale » du prince Sviatopolk-Mirski (en 1904, R. L.) comme beaucoup essaient de le faire croire, d’où est né du 22 janvier. Le mouvement syndical a des racines bien plus profondes il est indissolublement lié à tout le passé de notre mouvement ouvrier. Nos syndicats ne sont que des formes nouvelles d’organisation, poursuivant la lutte économique que le prolétariat russe mène depuis des années. Sans entrer plus avant dans l’histoire, on a le droit de dire que lutte économique des ouvriers de Saint-Pétersbourg revêt des formes plus ou moins organisées, depuis les mémorables grèves 1896 et 1897. La direction de cette lutte politique revient à cette organisation social-démocrate qui s’est appelée Union pétersbourgeoise de combat pour l’affranchissement de la classe ouvrière et qui, à la suite de la conférence de mars 1898 s’est appelée Comité pétersbourgeois du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie. Il s’est créé un système compliqué d’organisations dans les usines, les arrondissements et les faubourgs par d’innombrables fils reliant l’organisme central avec les masses ouvrières et lui permettant de répondre par des affiches à tous les besoins de la classe ouvrière. Ainsi la possibilité est donnée d’appuyer et de diriger les grèves. »

Dans cette perspective le problème de l’organisation dans ses rapports avec le problème de la grève de masse en Allemagne prend un tout autre aspect. La position adoptée par de nombreux dirigeants syndicaux sur ce problème se borne la plupart du temps à l’affirmation suivante :

« Nous ne sommes pas encore assez puissants pour risquer une épreuve de force aussi téméraire que la grève de masse ». Or ce point de vue est indéfendable : c’est en effet un problème insoluble que de vouloir apprécier à froid, par un calcul arithmétique, à quel moment le prolétariat serait « assez puissant » pour entreprendre la lutte quelle qu’elle soit. Il y a trente ans les syndicats allemands comptaient 50 000 membres : chiffre qui, manifestement, d’après les critères établis plus haut, ne permettait même pas de songer à une grève de masse. Quinze ans plus tard les syndicats étaient huit fois plus puissants, comptant 237 000 membres. Si cependant on avait à cette époque, demandé aux dirigeants actuels si l’organisation du prolétariat avait la maturité nécessaire pour entreprendre une grève de masse, ils auraient sûrement répondu qu’elle en était loin, que l’organisation syndicale devrait d’abord regrouper des millions d’adhérents. Aujourd’hui on compte plus d’un million d’ouvriers syndiqués, mais l’opinion des dirigeants est toujours la même - cela peut durer ainsi indéfiniment. Cette attitude se fonde sur le postulat implicite que la classe ouvrière allemande tout entière jusqu’au dernier homme, à la dernière femme, doit entrer dans l’organisation avant que l’on soit « assez puissant » pour risquer une action de masses ; il est alors probable que, selon la vieille formule, celle-ci se révélerait superflue. Mais cette théorie est parfaitement utopique pour la simple raison qu’elle souffre d’une contradiction interne, qu’elle se meut dans un cercle vicieux. Avant d’entreprendre une action directe de masse quelconque, les ouvriers doivent être organisés dans leur totalité. Mais les conditions, les circonstances de l’évolution capitaliste et de l’Etat bourgeois font que dans une situation « normale » sans de violentes luttes de classes certaines catégories - et en fait il s’agit précisément du gros de la troupe, les catégories les plus importantes, les plus misérables, les plus écrasées par l’Etat et par le capital ne peuvent absolument pas être organisées. Ainsi nous constatons que, même en Angleterre, un siècle entier de travail syndical infatigable sans tous ces « troubles » - excepté au début la période du chartisme - sans toutes les déviations et les tentations du « romantisme révolutionnaire » n’a réussi qu’à organiser une minorité parmi les catégories privilégiées du prolétariat.

Mais par ailleurs les syndicats, pas plus que les autres organisations de combat du prolétariat, ne peuvent à la longue se maintenir que par la lutte, et une lutte qui n’est pas seulement une petite guerre de grenouilles et de rats dans les eaux stagnantes du parlementarisme bourgeois, mais une période révolutionnaire de luttes violentes de masses. La conception rigide et mécanique de la bureaucratie n’admet la lutte que comme résultat de l’organisation parvenue à un certain degré de sa force. L’évolution dialectique vivante, au contraire, fait naître l’organisation comme un produit de la lutte. Nous avons déjà vu un magnifique exemple de ce phénomène en Russie où un prolétariat quasi inorganisé a commencé à créer en un an et demi de luttes révolutionnaires tumultueuses un vaste réseau d’organisations. Un autre exemple de cet ordre nous est fourni par la propre histoire des syndicats allemands. En 1878 les syndicats comptaient 50 000 membres. Selon la théorie des dirigeants syndicaux actuels, nous l’avons vu, cette organisation n’était pas « assez puissante », et de loin, pour s’engager dans une lutte politique violente. Mais les syndicats allemands, quelque faibles qu’ils fussent à l’époque, se sont pourtant engagés dans la lutte - il s’agit de la lutte contre la loi d’exception [1] - et se sont révélés non seulement « assez puissants » pour en sortir vainqueurs, mais encore ils ont multiplié leur puissance par cinq. Après la suppression de la loi en 1891 ils comptaient 227 659 adhérents. A vrai dire, la méthode grâce à laquelle les syndicats ont remporté la victoire dans la lutte contre la loi d’exception, ne correspond en rien à l’idéal d’un travail paisible et patient de fourmi ; ils commencèrent par tous sombrer dans la bataille pour remonter et renaître ensuite avec la prochaine vague. Or, c’est là précisément la méthode spécifique de croissance des organisations prolétariennes celles-ci font l’épreuve de leurs forces dans la bataille et en sortent renouvelées. En examinant de plus près les conditions allemandes et la situation des diverses catégories d’ouvriers, on voit clairement que la prochaine période de luttes politiques de masses violentes entraînerait pour les syndicats non pas la menace du désastre que l’on craint, mais au contraire la perspective nouvelle et insoupçonnée d’une extension par bonds rapides de sa sphère d’influence. Mais ce problème a encore un autre aspect. Le plan qui consisterait à entreprendre une grève de masse à titre d’action politique de classe importante avec l’aide des seuls ouvriers organisés est absolument illusoire. Pour que la grève, ou plutôt les grèves de masse, pour que la lutte soit couronnée de succès, elles doivent devenir un véritable mouvement populaire, c’est-à-dire entraîner dans la bataille les couches les plus larges du prolétariat. Même sur le plan parlementaire, la puissance de la lutte des classes prolétariennes ne s’appuie pas sur un petit noyau organisé, mais sur la vaste périphérie du prolétariat animé de sympathies révolutionnaires. Si la social-démocratie voulait mener la bataille électorale avec le seul appui des quelques centaines de milliers d’organisés, elle se condamnerait elle-même au néant. Bien que la social-démocratie souhaite faire entrer dans ses organisations presque tout le contingent de ses électeurs, l’expérience de trente années montre que l’électorat socialiste n’augmente pas en fonction de la croissance du Parti, mais à l’inverse que les couches ouvrières nouvellement conquises au cours de la bataille électorale constituent le terrain qui sera ensuite fécondé par l’organisation. Ici encore, Ce n’est pas l’organisation seule qui fournit les troupes combattantes, mais la bataille qui fournit dans une bien plus large mesure les recrues pour l’organisation. Ceci est évidemment beaucoup plus valable encore pour l’action politique de masse directe que pour la lutte parlementaire. Bien que la social-démocratie, noyau organisé de la classe ouvrière, soit à l’avant-garde de toute la masse des travailleurs, et bien que le mouvement ouvrier tire sa force, son unité, sa conscience politique de cette même organisation, cependant le mouvement prolétarien ne doit jamais être conçu comme le mouvement d’une minorité organisée. Toute véritable grande lutte de classe doit se fonder sur l’appui et sur la collaboration des couches les plus larges ; une stratégie de la lutte de classe qui ne tiendrait pas compte de cette collaboration, mais qui n’envisagerait que les déifiés bien ordonnés de la petite partie du prolétariat enrégimentée dans ses rangs, serait condamnée à un échec lamentable. En Allemagne les grèves et les actions politiques de masse ne peuvent absolument pas être menées par les seuls militants organisés ni « commandées » par un état-major émanant d’un organisme central du Parti. Comme en Russie, ce dont on a besoin dans un tel cas, c’est moins de « discipline », d’ « éducation politique », d’une évaluation aussi précise que possible des frais et des subsides que d’une action de classe résolue et véritablement révolutionnaire, capable de toucher et d’entraîner les couches les plus étendues des masses prolétaires inorganisées, mais révolutionnaires par leur sympathie et leur condition. La surestimation ou la fausse appréciation du rôle de l’organisation dans la lutte de classe du prolétariat est liée généralement à une sous-estimation de la masse des prolétaires inorganisés et de leur maturité politique. C’est seulement dans une période révolutionnaire, dans le bouillonnement des grandes luttes orageuses de classe que se manifeste le rôle éducateur de l’évolution rapide du capitalisme et de l’influence socialiste sur les larges couches populaires ; en temps normal les statistiques des organisations ou même les statistiques électorales ne donnent qu’une très faible idée de cette influence.

Nous avons vu qu’en Russie, depuis à peu près deux ans, le moindre conflit limité des ouvriers avec le patronat, la moindre brutalité de la part des autorités gouvernementales locales, peuvent engendrer immédiatement une action générale du prolétariat. Tout le monde s’en rend compte et trouve cela naturel parce qu’en Russie précisément il y a « la révolution », mais qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que le sentiment, l’instinct de classe est tellement vif dans le prolétariat russe que toute affaire partielle intéressant un groupe restreint d’ouvriers le concerne directement comme une affaire générale, comme une affaire de classe, et qu’il réagit immédiatement dans son ensemble. Tandis qu’en Allemagne, en France, en Italie, en Hollande, les conflits syndicaux les plus violents ne donnent lieu à aucune action générale du prolétariat - ni même de son noyau organisé - en Russie, le moindre incident déchaîne une tempête violente. Mais ceci ne signifie qu’une chose, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’instinct de classe dans le prolétariat russe tout jeune, inéduqué, peu éclairé et encore moins organisé, est infiniment plus vigoureux que dans la classe ouvrière organisée, éduquée, et éclairée d’Allemagne ou de tout autre pays d’Europe Occidentale. Ceci n’est pas à mettre au compte d’une quelconque vertu de « l’Orient jeune et vierge » par opposition avec « l’Occident pourri » ; mais c’est tout simplement le résultat de l’action révolutionnaire directe de la masse. Chez l’ouvrier allemand éclairé, la conscience de classe inculquée par la social-démocratie est une conscience théorique latente : dans la période de la domination du parlementarisme bourgeois, elle n’a en général pas l’occasion de se manifester par une action de masse directe ; elle est la somme idéale des quatre cents actions parallèles des circonscriptions pendant la lutte électorale, des nombreux conflits économiques partiels, etc. Dans la révolution où la masse elle-même paraît sur la scène politique, la conscience de classe devient concrète et active. Aussi une année de révolution a-t-elle donné au prolétariat russe cette « éducation » que trente ans de luttes parlementaires et syndicales ne peuvent donner artificiellement au prolétariat allemand. Certes, cet instinct vivant et actif de classe qui anime le prolétariat diminuera sensiblement même en Russie une fois close la période révolutionnaire et une fois institué le régime parlementaire bourgeois légal, ou du moins il se transformera en une conscience cachée et latente. Mais inversement il est non moins certain qu’en Allemagne, dans une période d’actions politiques énergiques, un instinct de classe vivant révolutionnaire, avide d’agir, s’emparera des couches les plus larges et les plus profondes du prolétariat ; cela se fera d’autant plus rapidement et avec d’autant plus de force que l’influence éducatrice de la social-démocratie aura été plus puissante. Cette oeuvre éducatrice ainsi que l’action stimulante révolutionnaire de la politique allemande actuelle, se manifesteront en ceci : dans une période révolutionnaire authentique, la masse de tous ceux qui actuellement se trouvent dans un état d’apathie politique apparente et sont insensibles à tous les efforts des syndicats et du Parti pour les organiser s’enrôlera derrière la bannière de la social-démocratie. Six mois de révolution feront davantage pour l’éducation de ces masses actuellement inorganisées que dix ans de réunions publiques et de distributions de tracts. Et lorsque la situation en Allemagne aura atteint le degré de maturité nécessaire à une telle période, les catégories aujourd’hui les plus arriérées et inorganisées constitueront tout naturellement dans la lutte l’élément le plus radical, le plus fougueux, et non le plus passif. Si des grèves de masse se produisent en Allemagne ce ne seront sûrement pas les travailleurs les mieux organisés - certainement pas les travailleurs de l’imprimerie - mais les ouvriers les moins bien organisés ou même inorganisés - tels que les mineurs, les ouvriers du textile, ou même les ouvriers agricoles - qui déploieront la plus grande capacité d’action.

Ainsi nous parvenons pour l’Allemagne aux mêmes conclusions en ce qui concerne le rôle propre de la « direction » de la social-démocratie par rapport aux grèves de masse que dans l’analyse des événements de Russie. En effet, laissons de côté la théorie pédante d’une grève de démonstration mise en scène artificiellement par le Parti et les syndicats et exécutée par une minorité organisée, et considérons le vivant tableau d’un véritable mouvement populaire issu de l’exaspération des conflits de classe et de la situation politique, explosant avec la violence d’une force élémentaire en conflits aussi bien économiques que politiques et en grèves de masse alors la tâche de la social-démocratie consistera non pas dans la préparation ou la direction technique de la grève, mais dans la direction politique de l’ensemble du mouvement.

La social-démocratie est l’avant-garde la plus éclairée et la plus consciente du prolétariat. Elle ne peut ni ne doit attendre avec fatalisme, les bras croisés, que se produise une « situation révolutionnaire » ni que le mouvement populaire spontané tombe du ciel. Au contraire, elle a le devoir comme toujours de devancer le cours des choses, de chercher à le précipiter. Elle n’y parviendra pas en donnant au hasard à n’importe quel moment, opportun ou non, le mot d’ordre de grève, mais bien plutôt en faisant comprendre aux couches les plus larges du prolétariat que la venue d’une telle période est inévitable, en leur expliquant les conditions sociales internes qui y mènent ainsi que ses conséquences politiques. Pour entraîner les couches les plus larges du prolétariat dans une action politique de la social-démocratie, et inversement pour que la social-démocratie puisse prendre et garder la direction véritable d’un mouvement de masse, et être à la tête de tout le mouvement au sens politique du terme, il faut qu’elle sache en toute clarté et avec résolution, fournir au prolétariat allemand pour la période des luttes à venir, une tactique et des objectifs.

Notes

[1] La loi d’exception contre les socialistes que Bismarck réussit à faire voter par le Reichstag en 1878 et à faire renouveler jusqu’en 1890, interdisait le parti social-démocrate. Beaucoup de dirigeants émigrèrent, en particulier en Suisse, d’où ils faisaient paraître le journal « Der Sozialdemokrat ».

Nous avons vu qu’en Russie la grève de masse n’est pas le produit artificiel d’une tactique imposée par la social-démocratie, mais un phénomène historique naturel né sur le sol de la révolution actuelle. Or quels sont les facteurs qui ont provoqué cette nouvelle forme d’incarnation ? la révolution ? La révolution russe a pour première tâche l’abolition de l’absolutisme et l’établissement d’un Etat légal moderne au régime parlementaire bourgeois. Dans la forme c’est la même tâche que s’était donnée pour but la révolution de mars 1848 en Allemagne, et la grande Révolution française de la fin du XVIII° siècle. Mais ces révolutions, qui présentent des analogies formelles avec la révolution actuelle, ont eu lieu dans des conditions et dans un climat historique entièrement différents de celui de la Russie actuelle. La différence essentielle est celle-ci entre ces révolutions bourgeoises d’Occident et la révolution bourgeoise actuelle en Orient s’est déroulé tout le cycle du développement capitaliste. Le capitalisme n’a pas touché seulement des pays d’Europe occidentale, mais également la Russie absolutiste. La grande industrie avec toutes ses séquelles : la division moderne des classes et les contrastes sociaux accusés, la vie des grandes villes et le prolétariat moderne, est devenue en Russie le mode de production dominant, c’est-à-dire décisif pour l’évolution sociale. Or il en est résulté une situation historique étrange et pleine de contradictions : la révolution bourgeoise est d’abord accomplie, quant à ses objectifs formels, par un prolétariat moderne, à la conscience de classe développée, dans un milieu international placé sous le signe de la décadence bourgeoise. Ce n’est pas aujourd’hui la bourgeoisie qui en est l’élément moteur, comme c’était le cas autrefois dans les révolutions occidentales, tandis que la masse prolétarienne, noyée au sein de la petite bourgeoisie, servait à la bourgeoisie de masse de manœuvre, - inversement c’est le prolétariat conscient qui constitue l’élément actif et dirigeant, tandis que les couches de la grande bourgeoisie se montrent soit ouvertement contre-révolutionnaires, soit modérément libérales, et que seule la petite bourgeoisie rurale ainsi que l’intelligentsia petite-bourgeoise des villes a une attitude franchement oppositionnelle, voire révolutionnaire. Mais le prolétariat russe appelé ainsi à jouer un rôle dirigeant dans la révolution bourgeoise s’engage dans la lutte au moment où l’opposition entre le capital et le travail est particulièrement tranchée, et où il est affranchi des illusions de la démocratie bourgeoise ; en revanche il a une conscience aiguë de ses intérêts spécifiques de classe. Cette situation contradictoire se manifeste par le fait que dans cette révolution formellement bourgeoise le conflit entre la société bourgeoise et l’absolutisme est dominé par le conflit entre le prolétariat et la société bourgeoise ; que le prolétariat lutte à la fois contre l’absolutisme et contre l’exploitation capitaliste ; que la lutte révolutionnaire a pour objectif à la fois la liberté politique et la conquête de la journée de huit heures ainsi que d’un niveau matériel d’existence convenable pour le prolétariat. Ce caractère double de la révolution russe se manifeste dans cette liaison et interaction étroites entre la lutte économique et la lutte politique, que les évènements de Russie nous ont fait connaître et qui s’expriment précisément dans la grève de masse. Dans les révolutions bourgeoises antérieures, ce sont les partis bourgeois qui avaient pris en main l’éducation politique et la direction de la masse révolutionnaire, et d’autre part il s’agissait de renverser purement et simplement l’ancien gouvernement ; alors le combat de barricades, de courte durée, était la forme la plus appropriée de la lutte révolutionnaire. Aujourd’hui la classe ouvrière est obligée de s’éduquer, de se rassembler, et de se diriger elle-même au cours de la lutte et ainsi la révolution est dirigée autant contre l’exploitation capitaliste que contre le régime d’Etat ancien ; si bien que la grève de masse apparaît comme le moyen naturel de recruter, d’organiser et de préparer à la révolution les couches prolétaires les plus larges, de même qu’elle est en même temps un moyen de miner et d’abattre l’Etat ancien ainsi que d’endiguer l’exploitation capitaliste. Le prolétariat industriel urbain est aujourd’hui l’âme de la révolution en Russie. Mais pour accomplir une action politique de masse, il faut d’abord que le prolétariat se rassemble en masse ; pour cela il faut qu’il sorte des usines et des ateliers, des mines et des hauts fourneaux et qu’il surmonte cette dispersion et cet éparpillement auxquels le condamne le joug capitaliste. Ainsi la grève de masse est la première forme naturelle et spontanée de toute grande action révolutionnaire du prolétariat ; plus l’industrie devient la forme prédominante de l’économie dans une société, plus le prolétariat joue un rôle important dans la révolution, plus l’opposition entre le travail et le capital s’exaspère et plus les grèves de masse prennent nécessairement de l’ampleur et de l’importance. Ce qui autrefois était la manifestation extérieure principale de la révolution : le combat de barricades, l’affrontement direct avec les forces armées de l’Etat, ne constitue dans la révolution actuelle que le point culminant, qu’une phase du processus de la lutte de masse prolétarienne.

Ainsi la forme nouvelle de la révolution a permis d’atteindre ce stade « civilisé » et « atténué » des luttes de classe prophétisé par les opportunistes de la social-démocratie allemande, les Bernstein, les David [1] et consorts. A la vérité, ceux-ci imaginaient cette lutte des classes « atténuée », « civilisée » selon leurs vœux à travers les illusions petites bourgeoises et démocratiques : ils croyaient que la lutte des classes se limiterait exclusivement à la bataille parlementaire et que la révolution - au sens de combat de rues - serait tout simplement supprimée. L’histoire a résolu le problème à sa manière, qui est à la fois plus profonde et plus subtile : elle a fait surgir la grève de masse révolutionnaire qui, certes, ne remplace ni ne rend superflus les affrontements directs et brutaux dans la rue, mais les réduit à un simple moment de la longue période de luttes politiques et en même temps lie à la révolution un travail gigantesque de civilisation au sens strict du terme : l’élévation matérielle et intellectuelle de l’ensemble de la classe ouvrière, en « civilisant » les formes barbares de l’exploitation capitaliste.

La grève de masse apparaît ainsi non pas comme un produit spécifiquement russe de l’absolutisme, mais comme une forme universelle de la lutte de classe prolétarienne déterminée par le stade actuel du développement capitaliste et des rapports de classe. Les trois révolutions bourgeoises : la grande Révolution française de 1789, la révolution allemande de mars 1848, et l’actuelle révolution russe constituent de ce point de vue une chaîne d’évolution continue : elles reflètent la grandeur et la décadence du siècle capitaliste. Dans la grande Révolution française les conflits internes de la société bourgeoise encore latents cèdent la place à une longue période de luttes brutales où toutes les oppositions vite germées et mûries à la chaleur de la révolution éclatent avec une violence extrême et sans nulle entrave. Un demi-siècle plus tard la révolution de la bourgeoisie allemande, explosant à mi-chemin de l’évolution capitaliste, est stoppée par l’opposition des intérêts et l’équilibre des forces entre le capital et le travail, étouffée par un compromis entre le féodalisme et la bourgeoisie, réduite à un bref et piteux intermède, vite muselée. Un demi-siècle encore et la révolution russe actuelle éclate à un point de l’évolution historique situé déjà sur l’autre versant de la montagne, au-delà de l’apogée de la société capitaliste ; la révolution bourgeoise ne peut plus être étouffée par l’opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat ; au contraire elle s’étend sur une longue période de conflits sociaux violents qui font apparaître les vieux règlements de comptes avec l’absolutisme comme dérisoires comparés à ceux nouveaux réclamés par la révolution. La révolution d’aujourd’hui réalise, dans ce cas particulier de la Russie absolutiste, les résultats du développement capitaliste international ; elle apparaît moins comme l’héritière des vieilles révolutions bourgeoises que comme le précurseur d’une nouvelle série de révolutions prolétariennes. Le pays le plus arriéré, précisément parce qu’il a mis un retard impardonnable à accomplir sa révolution bourgeoise, montre au prolétariat d’Allemagne et des pays capitalistes les plus avancés les voies et les méthodes de la lutte de classe à venir. Il est tout à fait erroné, même de ce point de vue, de considérer de loin la révolution russe comme un spectacle grandiose, comme quelque chose de spécifiquement russe, en se contentant d’admirer l’héroïsme des combattants, autrement dit les accessoires extérieurs de la bataille. Il importe au contraire que les ouvriers allemands apprennent à regarder la révolution russe comme leur propre affaire ; il ne suffit pas qu’ils éprouvent une solidarité internationale de classe avec le prolétariat russe, ils doivent considérer cette révolution comme un chapitre de leur propre histoire sociale et politique. Les dirigeants syndicaux et les parlementaires qui pensent que le prolétariat allemand est « trop faible » et la situation en Allemagne peu mûre pour des luttes révolutionnaires de masse ne se doutent pas que ce qui reflète le degré de maturité de la situation de classe et la puissance du prolétariat en Allemagne, ce ne sont ni les statistiques des syndicats ni les statistiques électorales, mais les événements de la révolution russe. Le degré de maturité des luttes de classe en France sous la Monarchie de Juillet et les batailles de juin à Paris s’est mesuré dans la révolution de mars 1848 en Allemagne, dans son évolution et dans son échec. De même aujourd’hui la maturité des oppositions de classe en Allemagne se reflète dans les événements et la puissance de la Révolution russe. Les bureaucrates fouillent les tiroirs de leur bureau pour trouver la preuve de la puissance et de la maturité du mouvement ouvrier allemand sans voir que ce qu’ils cherchent est devant leurs yeux, dans une grande révélation historique. Car, historiquement, la révolution russe est un reflet de la puissance et de la maturité du mouvement ouvrier international et d’abord du mouvement allemand. Ce serait réduire la révolution russe à un résultat bien mince, grotesquement mesquin, que d’en tirer pour le prolétariat allemand la simple leçon qu’en tirent les camarades Frohme [2], Elm [3] et autres emprunter à la révolution russe la forme extérieure de la lutte, la grève de masse, et la garder dans l’arsenal de réserve pour le cas où on supprimerait le suffrage universel, autrement dit la réduire au rôle passif d’une arme de défense [4] pour le parlementarisme. Si l’on nous enlève le droit de suffrage au Reichstag, nous nous défendrons. C’est là un principe qui va de soi. Mais pour maintenir ce principe, il est inutile de prendre la pose héroïque d’un Danton, comme l’a fait le camarade Elm au Congrès d’Iéna ; la défense des droits parlementaires modestes que nous possédons déjà n’est pas une innovation sublime réclamant, pour en encourager l’exécution, les terribles hécatombes de la révolution russe. Mais la politique du prolétariat en période révolutionnaire ne doit en aucun cas se réduire à une simple attitude défensive. Sans doute est-il difficile de prévoir avec certitude si l’abolition du suffrage universel en Allemagne entraînerait une situation provoquant immédiatement une grève de masse ; par ailleurs il est certain qu’une fois l’Allemagne entrée dans une période de grève de masse, il serait impossible à la social-démocratie d’arrêter sa tactique à une simple défense des droits parlementaires. Il est hors du pouvoir de la social-démocratie de déterminer à l’avance l’occasion et le moment où se déclencheront les grèves de masse en Allemagne, parce qu’il est hors de son pouvoir de faire naître des situations historiques au moyen de simples résolutions de congrès. Mais ce qui est en son pouvoir et ce qui est de son devoir, c’est de préciser l’orientation politique de ces luttes lorsqu’elles se produisent et de la traduire par une tactique résolue et conséquente. On ne dirige pas à son gré les événements historiques en leur imposant des règles, mais on peut calculer à l’avance leurs suites probables et régler sa propre conduite en conséquence.

Le danger politique le plus imminent qui guette le mouvement ouvrier allemand depuis des années est celui d’un coup d’Etat de la réaction, qui prétendrait priver les masses populaires les plus larges de leur droit politique le plus important, à savoir le suffrage universel pour les élections au Reichstag. Malgré la portée immense qu’aurait un tel événement, il est impossible de prédire avec certitude, répétons-le, qu’il y aurait immédiatement une riposte populaire directe à ce coup d’Etat, sous forme d’une grève de masse : nous ignorons en effet, aujourd’hui, l’infinité de circonstances et de facteurs qui, dans un mouvement de masse, contribue à déterminer la situation. Cependant, si l’on considère l’exaspération des antagonismes de classes en Allemagne et d’autre part les conséquences internationales multiples de la révolution russe ainsi que dans l’avenir, d’une situation rénovée en Russie, il est évident que le bouleversement politique que provoquerait en Allemagne l’abolition du suffrage universel ne se cantonnerait pas à la seule défense de ce droit. Un tel coup d’Etat déchaînerait inévitablement dans un laps de temps plus ou moins long une explosion élémentaire de colère : les masses populaires une fois en éveil régleraient tous leurs comptes politiques avec la réaction, s’élèveraient contre le prix usuraire du pain, contre le renchérissement artificiel de la viande, les charges imposées par les dépenses illimitées du militarisme et du marinisme, la corruption de la politique coloniale, la honte nationale du procès de Koenigsberg, l’arrêt des réformes sociales ; contre les mesures visant à priver de leurs droits les cheminots, les employés des postes, et les ouvriers agricoles ; contre les mesures répressives prises à l’égard des mineurs, contre le jugement de Löbtau et toute la justice de classe, contre le système brutal du lock-out - bref, contre toute l’oppression exercée depuis vingt ans par la puissance coalisée des hobereaux de Prusse orientale et du grand capital des cartels.

Une fois la pierre mise en mouvement, elle ne peut s’arrêter de rouler, que la social-démocratie le veuille ou non. Les adversaires de la grève de masse refusent la leçon et l’exemple de la révolution russe comme inapplicables à l’Allemagne, sous prétexte qu’en Russie Il fallait d’abord sauter sans transition d’un régime de despotisme oriental à un ordre légal bourgeois moderne. Cet écart formel entre le régime politique ancien et le régime moderne suffirait à expliquer la véhémence et la violence de la révolution russe. En Allemagne, nous possédons depuis longtemps les formes et les garanties d’un régime d’Etat fondé sur le droit ; aussi un déchaînement aussi élémentaire de conflits sociaux est-il à leurs yeux impossible. Ceux qui raisonnent ainsi oublient qu’en revanche, en Allemagne, les luttes politiques une fois ouvertes, l’objectif historique sera tout autre qu’aujourd’hui en Russie. C’est justement parce qu’en Allemagne le régime bourgeois constitutionnel existe depuis longtemps, qu’il a eu le temps de s’épuiser et d’arriver à son déclin, c’est parce que la démocratie bourgeoise et le libéralisme sont parvenus à leur terme qu’il ne peut plus être question de révolution bourgeoise en Allemagne. Aussi une période de luttes politiques ouvertes n’aurait nécessairement en Allemagne pour seul objectif historique que la dictature du prolétariat. Mais la distance qui sépare la situation actuelle en Allemagne de cet objectif est encore bien plus considérable que celle qui sépare le régime légal bourgeois du régime du despotisme oriental. C’est pourquoi cet objectif ne peut être atteint d’un seul coup ; il ne peut être réalisé qu’après une longue période de conflits sociaux gigantesques.

Mais n’y a-t-il pas des contradictions flagrantes dans les perspectives que nous ouvrons ? D’une part nous affirmons qu’au cours d’une éventuelle période d’actions de masse future, ce sont d’abord les couches sociales les plus arriérées d’Allemagne, les ouvriers agricoles, les employés des chemins de fer et des postes, qui commenceront par obtenir le droit de coalition et qu’il faudra d’abord supprimer les excès les plus odieux de l’exploitation capitaliste ; par ailleurs, l’objectif politique de cette période serait déjà la conquête du pouvoir politique par le prolétariat. D’une part, il s’agirait de revendications économiques et syndicales en vue d’intérêts immédiats, et d’autre part du but final de la social-démocratie. Certes ce sont là des contradictions flagrantes, mais des contradictions relevant non pas de notre logique mais de l’évolution du capitalisme. Le capitalisme n’évolue pas en suivant une belle ligne droite, il suit un parcours capricieux et plein de zig-zags brusques. De même que les différents pays capitalistes représentent les stades les plus divers de l’évolution, à l’intérieur de chaque pays on trouve les couches diverses d’une même classe ouvrière. Mais l’histoire n’attend pas avec patience que les pays et les couches les plus arriérés aient rejoint les pays et les couches les plus avancés, afin que l’ensemble puisse se mettre en marche en formation symétrique, en colonnes serrées. Il y a des explosions aux points les plus brûlants dès que la situation est mûre et dans la tourmente révolutionnaire, il suffit de quelques jours ou de quelques mois pour compenser les retards, corriger les inégalités, mettre en marche d’un seul coup tout le progrès social. Dans la révolution russe, tous les stades de développement, toute l’échelle des intérêts des catégories diverses d’ouvriers étaient représentés dans le programme révolutionnaire de la social-démocratie et le nombre infini des luttes partielles confluait dans l’immense action commune de classe du prolétariat ; il en sera de même en Allemagne quand la situation sera mûre. La tâche de la social-démocratie consistera à régler sa tactique non pas sur les stades les plus arriérés mais sur les stades les plus avancés de l’évolution.

Notes

[1] Eduard DAVID (1863-1930) : homme politique, député socialiste au Reichstag, auteur en 1895 d’un projet de programme agraire rejeté par le parti, théoricien réformiste, partisan de la petite propriété paysanne.

[2] FROHME (1850-1933), socialiste, syndicaliste (fédération du bâtiment).

[3] ELM (1857-1918) : un des pionniers du mouvement des coopératives. Syndicaliste et défenseur de l’autonomie des syndicats.

[4] Depuis le début du siècle on s’attendait à voir supprimer le suffrage universel par les élections au Reichstag, ceci afin d’enrayer la poussée socialiste. En réalité ce n’est que pour les Parlements locaux (Landtag) qu’existait une sorte de suffrage censitaire.

Dans la période des grandes luttes qui s ’ouvrira tôt ou tard pour le prolétariat allemand, une des conditions les plus importantes du succès sera, outre une tactique résolue et conséquente, l’unité la plus étroite possible dans l’aile marchante du prolétariat, la social-démocratie, unité qui seule permet un maximum d’efficacité. Pourtant, dès les premières tentatives timides pour entreprendre une action de masse d’une certaine importance, on a vu se révéler un état de fait fâcheux la division et l’autonomie complète des deux organisations du mouvement ouvrier, le parti social-démocrate d’une part, et les syndicats d’autre part. En regardant attentivement les grèves de masse en Russie ainsi que la situation allemande, on voit clairement qu’il est impossible d’envisager une action de masse importante, quelle qu’elle soit - à moins qu’elle ne se limite à une manifestation brève et unique - selon les critères de ce qu’on a coutume d’appeler une grève politique de masse. Une telle action réclamerait la participation des syndicats tout autant que du parti socialiste et ceci non pas - comme se le figurent les dirigeants syndicaux - parce que le Parti, disposant d’une organisation numériquement inférieure aux syndicats serait obligé de recourir à la collaboration du million et quart de syndiqués, sans lesquels il ne pourrait rien faire, mais pour une raison beaucoup plus profonde parce que toute action de masse et toute période de luttes de classe violentes auraient un caractère à la fois politique et économique. Qu’il se produise en Allemagne, à telle ou telle occasion, à tel ou tel moment, de grandes luttes politiques, des grèves de masse, elles inaugureront simultanément une période de violentes luttes syndicales, sans que l’histoire demande aux dirigeants syndicaux leur approbation ou leur désapprobation. Si les dirigeants syndicaux devaient rester en marge du mouvement, ou même s’y opposer, leur attitude n’aurait qu’une seule conséquence ils seraient laissés de côté par la vague des événements, et les luttes économiques ou politiques de la masse se poursuivraient sans eux ; il en serait de même, dans un cas analogue, des dirigeants du parti. En effet, la distinction entre la lutte politique et la lutte économique, l’autonomie de ces deux formes de combat ne sont qu’un produit artificiel, quoique historiquement explicable, de la période parlementaire. D’une part, dans l’ordre « normal » de la société bourgeoise la lutte économique est dispersée, morcelée en une infinité de luttes partielles dans chaque entreprise, dans chaque branche de production. D’autre part, ce ne sont pas les masses elles-mêmes qui mènent la lutte politique par une action directe, mais conformément aux normes de l’Etat bourgeois, l’action politique s’exerce par voie représentative, par une pression opérée sur les corps législatifs. Dès l’ouverture d’une période de luttes révolutionnaires, c’est-à-dire dès que ces masses apparaissent sur le champ de bataille, cette dispersion des luttes économiques cesse, ainsi que la forme parlementaire indirecte de la lutte politique : dans une action révolutionnaire de masse, la lutte politique et la lutte économique ne font plus qu’un, et les barrières artificielles élevées entre le syndicat et la social-démocratie considérés comme deux formes distinctes parfaitement autonomes du mouvement ouvrier tombent purement et simplement. Mais ces phénomènes qui se manifestent avec une évidence frappante au cours des mouvements révolutionnaires de masse sont une réalité objective, même en période parlementaire. il n’existe pas deux espèces de luttes distinctes de la classe ouvrière, l’une de caractère politique, et l’autre de caractère économique, il n’y a qu’une seule lutte de classe, visant à la fois à limiter les effets de l’exploitation capitaliste et à supprimer cette exploitation en même temps que la société bourgeoise. S’il est vrai qu’en période parlementaire les deux aspects de la lutte de classe se distinguent pour des raisons techniques, ils ne représentent pas pour autant deux actions parallèles, mais seulement deux phases, deux degrés de la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière. La lutte syndicale embrasse les intérêts immédiats, la lutte politique de la social-démocratie les intérêts futurs du mouvement ouvrier. Les communistes, est-il écrit dans le Manifeste communiste, défendent en face des groupes d’intérêts divers (nationaux ou locaux) les intérêts communs au prolétariat tout entier, et à tous les stades de développement de la lutte de classe l’intérêt du mouvement dans son ensemble, c’est-à-dire le but final : l’émancipation du prolétariat. Les syndicats représentent l’intérêt des groupes particuliers et un certain stade du développement du mouvement ouvrier. La social-démocratie représente la classe ouvrière et les intérêts de son émancipation dans leur ensemble. Le rapport des syndicats au parti socialiste est donc celui d’une partie au tout, si la théorie de « l’égalité » des droits entre le syndicat et la social-démocratie trouve tant d’écho parmi les dirigeants syndicaux, cela provient d’une méconnaissance foncière de la nature des syndicats et de leur rôle dans la lutte générale pour l’émancipation de la classe ouvrière.

Cette théorie de l’action parallèle du Parti et des syndicats et de leur « égalité de droits » n’est pourtant pas tout à fait une invention gratuite elle a des racines historiques. Elle se fonde en effet sur une illusion née dans la période calme et « normale » de la société bourgeoise où la lutte politique de la social-démocratie semble se borner à la lutte parlementaire. Mais la lutte parlementaire, parallèle et complémentaire de la lutte syndicale, se met, comme cette dernière, sur le terrain de l’ordre social bourgeois. Elle est par nature un travail de réforme politique comme la lutte syndicale est un travail de réforme économique. Elle représente un travail politique au jour le jour, tout comme les syndicats accomplissent un travail économique au jour le jour. Elle est comme la lutte syndicale une simple phase, un simple stade dans la lutte de classe prolétarienne globale dont le but final dépasse aussi bien, et dans la même mesure, la lutte parlementaire et la lutte syndicale. La lutte parlementaire est à la politique du parti social-démocrate dans le rapport d’une partie au tout, exactement comme le travail syndical. Le parti social-démocrate est précisément le point de rencontre de la lutte parlementaire et de la lutte syndicale. Il réunit en lui ces deux aspects de la lutte de classe qui visent la destruction de l’ordre social bourgeois.

La théorie de « l’égalité des droits » entre les syndicats et le parti socialiste n’est donc pas un simple malentendu, une pure confusion théorique : elle exprime cette tendance bien connue de l’aile opportuniste du Parti qui prétend effectivement réduire la lutte politique de la classe ouvrière à la lutte parlementaire et entend transformer le caractère révolutionnaire prolétarien de la social-démocratie pour en faire un parti réformiste petit-bourgeois [1], si le parti socialiste acceptait la théorie de « l’égalité des droits », il accepterait par là même indirectement et implicitement cette transformation de son caractère que cherchent depuis longtemps les représentants de la tendance opportuniste.

Cependant, un tel changement des rapports de forces à l’intérieur du mouvement ouvrier allemand est moins concevable que dans n’importe quel autre pays. Le rapport théorique qui fait des syndicats une simple partie de la social-démocratie trouve en Allemagne une illustration classique dans les faits, dans la pratique vivante ; il s’y manifeste de trois manières :

1° Les syndicats sont le produit direct du parti socialiste : c’est lui qui est à l’origine du mouvement syndical allemand, c’est lui qui a veillé à sa croissance, qui lui fournit aujourd’hui encore ses dirigeants et ses militants les plus actifs.

2° Les syndicats allemands sont encore un produit du parti social-démocrate en ce sens que la doctrine socialiste anime la pratique syndicale ; ce qui donne aux syndicats une supériorité par rapport à tous les syndicats bourgeois et confessionnels, c’est l’idée de la lutte de classe ; leurs succès matériels, leur puissance sont dus au fait que leur pratique est éclairée par la théorie du socialisme scientifique et s’élève ainsi bien au-dessus d’un empirisme mesquin et borné. La force de la « politique pratique » des syndicats allemands réside dans leur intelligence des causes profondes, des conditions sociales et économiques du régime capitaliste ; or cette intelligence, ils la doivent uniquement à la théorie du socialisme scientifique sur laquelle se fonde leur pratique. En ce sens, lorsque les syndicats cherchent à s’émanciper de la théorie social-démocrate, lorsqu’ils sont en quête d’une nouvelle « théorie syndicale » opposée à celle de la social-démocratie, ils se livrent là à une véritable tentative de suicide. Détacher la pratique syndicale de la théorie du socialisme scientifique équivaudrait pour les syndicats allemands à perdre immédiatement toute leur supériorité par rapport à tous les syndicats bourgeois, et à descendre au niveau d’un empirisme plat et tâtonnant.

3° Enfin, bien que leurs dirigeants en aient peu à peu perdu conscience, les syndicats sont aussi, quant à leur puissance numérique, un produit du mouvement et de la propagande socialistes. Sans doute la propagande syndicale précède-t-elle dans bien des endroits la propagande du parti, et partout le travail syndical prépare la voie au travail du parti. Du point de vue de l’action sur les masses, le parti et les syndicats travaillent la main dans la main. Mais si l’on considère la lutte des classes en Allemagne dans son ensemble et dans ses rapports plus profonds, les choses changent. Bien des dirigeants syndicaux contemplent du haut de leur million et quart d’adhérents, non sans un certain sentiment de triomphe, les quelque cinq cent mille adhérents inscrits au Parti, se plaisent à leur rappeler le temps, il y a dix ou douze ans, où dans les rangs du Parti on envisageait l’avenir syndical sous des couleurs sombres. Mais ils ne voient pas qu’entre ces deux faits : le chiffre élevé des syndiqués et le chiffre inférieur des membres inscrits au parti socialiste, il y a un rapport direct de cause à effet. Des milliers et des milliers d’ouvriers n’adhèrent pas aux organisations du Parti précisément parce qu’ils entrent dans les syndicats. En théorie tous les ouvriers devraient être doublement organisés : assister aux réunions des deux organisations, payer double cotisation, lire deux journaux ouvriers, etc. Mais une telle activité implique un degré d’intelligence et un idéalisme qui, conscient des devoirs envers le mouvement ouvrier, ne reculerait devant aucun sacrifice quotidien de temps ou d’argent ; elle implique enfin un intérêt passionné pour la vie du Parti proprement dite, qui ne peut se satisfaire qu’en adhérant à son organisation. Tout ceci se rencontre dans la minorité la plus éclairée et la plus intelligente des ouvriers socialistes des grandes villes où la vie du Parti est riche et attrayante, où le niveau de vie des ouvriers est assez élevé. Mais dans les couches les plus larges de la population ouvrière des grandes villes, de même qu’en province, dans les localités de modeste importance, où la politique locale, loin d’être indépendante ne fait que refléter les événements de la capitale, où la vie du Parti est pauvre et monotone, où le niveau d’existence des ouvriers est généralement misérable, on rencontre très difficilement cette double appartenance à l’organisation syndicale et au Parti

Pour la masse des ouvriers qui ont des convictions socialistes le problème est résolu de lui-même : ils adhèrent à leur syndicat. Pour satisfaire aux intérêts immédiats de la lutte revendicative il n’y a pas d’autre solution, en effet, de par la nature même de la lutte, que d’adhérer à une organisation professionnelle. La cotisation que l’ouvrier paie, souvent au prix de lourds sacrifices, lui apporte des avantages immédiats. Quant à ses convictions socialistes, il peut les exprimer même sans appartenir à une organisation spécifique du Parti : par son bulletin de vote électoral, en assistant à des réunions publiques du parti socialiste, en suivant les comptes rendus des discours socialistes au Parlement, en lisant la presse du Parti, - il suffit de comparer le nombre des électeurs socialistes et celui des abonnés au Vorwärts [2] avec le nombre des membres inscrits au Parti à Berlin. Et, point décisif : l’ouvrier moyen qui a des sympathies socialistes, qui, en homme simple, n’entend rien aux théories compliquées et subtiles des « deux âmes [3] » a le sentiment d’appartenir à une organisation socialiste en étant inscrit au syndicat. Même si les fédérations syndicales n’arborent pas l’enseigne officielle du Parti, l’ouvrier moyen de chaque ville, grande ou petite, voit à la tête de son syndicat comme dirigeants les plus actifs précisément les mêmes collègues dont il sait dans la vie publique qu’ils sont membres du parti social-démocrate ; qu’ils soient députés au Reichstag ou au Landtag [4], ou élus municipaux, ou encore qu’ils soient hommes de confiance du Parti, présidents de comités électoraux, rédacteurs de journaux, secrétaires des organisations du Parti ou tout simplement orateurs et propagandistes du Parti. Il retrouve dans les thèmes de propagande évoqués dans son syndicat les mêmes idées familières qui lui sont chères sur l’exploitation capitaliste et les rapports de classe ; bien plus, la plupart des orateurs et les plus populaires qui prennent la parole dans les réunions syndicales, sont des sociaux-démocrates connus.

Ainsi, tout concourt à donner à l’ouvrier conscient moyen le sentiment qu’en adhérant à une organisation syndicale il adhère également à son parti ouvrier, à l’organisation social-démocrate. Et c’est en cela précisément que résident la force d’attraction et le pouvoir de recrutement des syndicats allemands. Ce n’est pas l’apparence de la neutralité, c’est leur caractère véritablement socialiste qui a permis aux fédérations syndicales d’atteindre à leur puissance actuelle. Ce fait est simplement confirmé par l’existence même de différents syndicats bourgeois d’appartenance politique ou confessionnelle : syndicats catholiques, syndicats de Hirsch-Duncker [5], etc., par laquelle on veut prouver la nécessité de cette prétendue « neutralité » politique.

Quand l’ouvrier allemand qui est libre d’adhérer à un syndicat chrétien, catholique ou évangélique, ou encore libéral, ne choisit aucune de ces organisations, mais opte pour le « syndicat libre », quitte l’une des premières pour adhérer à ce dernier, c’est parce qu’il voit dans les fédérations syndicales des organisations de la lutte de classe moderne ou, ce qui revient au même, des syndicats socialistes. Bref, l’apparence de neutralité, dont font état beaucoup de dirigeants syndicaux, n’existe pas pour la masse des adhérents du syndicat. Et c’est bien là la grande chance du mouvement syndical. Si cette apparence de neutralité, si cette distance prise par rapport à la social-démocratie devait se réaliser et surtout si elle devenait réelle aux yeux de la masse des prolétaires, les syndicats perdraient immédiatement tout leur avantage par rapport aux organisations concurrentes de la bourgeoisie et, par-là même, leur pouvoir d’attraction, la flamme qui les anime. Ce que nous venons de dire est démontré par des faits universellement connus. L’apparence de « neutralité » politique des syndicats pourrait en effet exercer une certaine force d’attraction dans un pays où la social-démocratie n’aurait aucun crédit auprès des masses, où son impopularité nuirait plus qu’elle ne servirait une organisation ouvrière aux yeux de la masse, où, en un mot, les syndicats devraient recruter leurs troupes au sein d’une masse absolument inéduquée dont les sympathies iraient à la bourgeoisie. Au siècle dernier, et aujourd’hui encore dans une certaine mesure, le modèle exemplaire d’un tel pays est l’Angleterre. Mais en Allemagne, la situation du parti est tout autre. Dans un pays où le parti socialiste est le plus puissant, où sa force d’attraction est attestée par une armée de plus de trois millions de prolétaires, il est ridicule de parler d’une impopularité qui détournerait les masses de la social-démocratie, et de la nécessité, pour une organisation de combat de la classe ouvrière, de garder un caractère de neutralité. Il suffit de comparer le chiffre des électeurs socialistes avec le chiffre des organisations syndicales en Allemagne pour convaincre même un enfant, que les syndicats allemands ne recrutent pas leurs troupes, comme en Angleterre, dans les masses inéduquées aux sympathies bourgeoises, mais au sein d’un prolétariat déjà éclairé par la social-démocratie et acquis à l’idée de la lutte de classe dans la masse des électeurs socialistes. Beaucoup de dirigeants syndicaux repoussent avec indignation - corollaire obligé de la théorie de la « neutralité » - l’idée des syndicats qui seraient des écoles de recrutement pour le socialisme. En fait, cette hypothèse qui leur paraît si insultante et qui, en réalité, serait extrêmement flatteuse, est purement imaginaire, parce que la situation est généralement inverse : c’est la social-démocratie qui, en Allemagne, constitue une école de recrutement pour les syndicats. Le travail d’organisation syndicale est certes encore difficile et pénible ; pour que la récolte soit abondante, il faut non seulement - sauf dans certains cas et certaines régions - que le terrain ait été défriché au préalable par la social-démocratie, mais il faut encore que la semence syndicale et même que les semeurs soient socialistes, soient « rouges ». Si nous comparons donc le chiffre des syndiqués non pas avec celui des militants socialistes, mais avec celui des électeurs socialistes - seule comparaison exacte - on arrive à une conclusion fort éloignée de l’idée généralement répandue. Il apparaît en effet que les « syndicats libres » ne représentent actuellement en Allemagne qu’une minorité de la classe ouvrière consciente, puisque avec leur million et quart d’adhérents, ils n’atteignent même pas la moitié de la masse touchée par la social-démocratie. La conclusion la plus importante que nous pouvons tirer des faits exposés ici est celle-ci : l’unité complète du mouvement ouvrier syndical et socialiste, indispensable aux futures luttes de masse en Allemagne, est d’ores et déjà réalisée ; elle est concrètement incarnée par l’énorme masse qui constitue à la fois la base du parti socialiste et celle des syndicats ; les deux aspects du mouvement ouvrier sont confondus dans l’unitéspirituelle que constitue la conscience de cette large masse. Dans cet état de choses la prétendue opposition entre Parti et syndicats se réduit à une opposition entre le Parti et un certain groupe de dirigeants syndicaux ; mais cette opposition elle-même existe à l’intérieur des syndicats, entre le groupe des dirigeants et la masse des ouvriers syndiqués.

L’énorme développement du mouvement syndical en Allemagne au cours des quinze dernières années, et notamment dans la période de prospérité économique qui va de 1895 à 1900, a tout naturellement entraîné une autonomie plus grande des syndicats, une spécialisation de ses méthodes de lutte et de sa direction, créant ainsi une véritable caste de fonctionnaires syndicaux permanents.

Tous ces phénomènes sont le résultat historiquement explicable de la croissance des syndicats pendant quinze ans, ils sont le produit de la prospérité économique et de l’accalmie politique en Allemagne. Quoique inséparables de certains inconvénients ils n’en sont pas moins un mal nécessaire. Cependant la dialectique de l’évolution veut que ces moyens indispensables au développement du syndicat, se changent, lorsque la situation historique a atteint un certain degré de maturité, en leur contraire et deviennent un obstacle à la continuation de ce développement.

Les fonctionnaires syndicaux, du fait de la spécialisation de leur activité professionnelle ainsi que de la mesquinerie de leur horizon, résultat du morcellement des luttes économiques en périodes de calme, deviennent les victimes du bureaucratisme et d’une certaine étroitesse de vues. Ces deux défauts se manifestent dans des tendances diverses qui peuvent devenir tout à fait fatales à l’avenir du mouvement syndical. L’une d’elles consiste à surestimer l’organisation et à en faire peu à peu une fin en soi et le bien suprême auquel les intérêts de la lutte doivent être subordonnés. Ainsi s’expliquent ce besoin avoué de repos, cette crainte devant un risque important à prendre et devant de prétendus dangers qui menaceraient l’existence des syndicats, cette hésitation devant l’issue incertaine d’actions de masse d’une certaine ampleur et enfin la surestimation de la lutte syndicale elle-même, de ses perspectives et de ses succès. Les dirigeants syndicaux, continuellement absorbés par la lutte économique quotidienne, et qui se donnent pour tâche d’expliquer aux masses le prix inestimable de la moindre augmentation de salaires, ou de la moindre réduction du temps de travail, en viennent peu à peu à perdre le sens des grands rapports d’ensemble et de la situation générale. Ainsi s’explique, par exemple, que beaucoup de dirigeants syndicaux aient mis l’accent avec tant de complaisance sur les succès des quinze dernières années, sur les millions de marks d’augmentations de salaires au lieu d’insister au contraire sur les revers de la médaille : l’abaissement simultané et considérable du niveau de vie des ouvriers, dû au prix du pain, à toute la politique fiscale et douanière, à la spéculation sur les terrains, qui fait monter les prix de manière exorbitante, bref sur toutes les tendances objectives de la politique bourgeoise qui ont partiellement annulé les conquêtes de quinze ans de luttes syndicales. Au lieu de s’attacher à la vérité socialiste globale qui, tout en soulignant le rôle et la nécessité absolue du travail quotidien, met l’accent surtout sur la critique et les limites de ce travail, on ne défend ainsi qu’une demi-vérité syndicale, en ne relevant que l’aspect positif de la lutte quotidienne. Et, en fin de compte, l’habitude de passer sous silence les limites objectives tracées par l’ordre social bourgeois à la lutte syndicale, devient une hostilité ouverte contre toute critique théorique qui soulignerait ces limites et rappellerait le but final du mouvement ouvrier. On considère comme le devoir de tout « ami du mouvement syndical » d’en faire un panégyrique absolu et de montrer un enthousiasme illimité à son égard. Mais comme le point de vue socialiste consiste précisément à combattre cet optimisme syndical inconditionnel, de même qu’il combat l’optimisme parlementaire inconditionnel, on s’attaque finalement à la théorie socialiste elle-même : on cherche à tâtons une nouvelle théorie syndicale, une théorie qui, contrairement à la doctrine socialiste, ouvrirait aux luttes syndicales sur le terrain même de l’ordre capitaliste, des perspectives illimitées de progrès économique. A vrai dire, une telle théorie existe depuis longtemps : c’est celle du professeur Sombart [6] ; elle fut inventée tout exprès dans le but de semer la discorde entre les syndicats et le parti social-démocrate allemand, et d’attirer les syndicats dans le camp de l’ordre bourgeois. Ces tendances théoriques sont accompagnées d’un changement dans les relations entre les dirigeants et la masse. On substitue à la direction collégiale par des comités locaux - qui certes présentaient des insuffisances incontestables - une direction professionnelle par des fonctionnaires syndicaux. L’initiative et le jugement deviennent alors pour ainsi dire des compétences techniques spécialisées, tandis que la masse n’a plus qu’à exercer la discipline passive de l’obéissance. Ces inconvénients du fonctionnarisme s’étendent même au parti ainsi cette innovation récente de l’institution de secrétaires locaux du parti ne serait pas sans danger si la masse des adhérents ne veillait constamment à ce que les secrétaires restent de purs organes exécutifs sans jamais être considérés comme des spécialistes chargés des initiatives et de la direction de la vie locale du parti. Mais, dans la social-démocratie, par la nature même des choses, et par le caractère de la lutte politique elle-même, le bureaucratisme est nécessairement enfermé dans des limites plus étroites que dans la vie syndicale. Dans celle-ci, la spécialisation technique des revendications salariales - citons entre autres l’élaboration d’accords compliqués sur les tarifs - fait qu’on dénie à la masse des ouvriers syndiqués la possibilité d’avoir une « vue d’ensemble de la vie corporative » ; on se fonde là-dessus pour constater son incapacité de juger la situation. La logique de cette conception a pour résultat l’absurdité suivante : toute critique théorique des perspectives et des possibilités de la pratique syndicale est à bannir, car elle constituerait un danger pour la dévotion aveugle des masses dans les syndicats. On se fonde sur cet argument que seule une foi aveugle et puérile dans la lutte syndicale, unique moyen de salut, peut gagner et conserver à l’organisation les masses ouvrières. C’est tout l’opposé du socialisme, qui fonde son influence sur l’intelligence et le sens critique des masses, leur révélant les contradictions de l’ordre existant et la nature compliquée de son évolution, et exigeant d’elles une attitude critique à tous les moments et à tous les stades de leur propre lutte de classe ; au contraire, d’après la fausse théorie syndicale, les syndicats fondent leur influence et leur puissance sur l’absence de jugement et de sens critique des masses : il faut maintenir intacte la « foi du peuple ». C’est de ce principe que partent nombre de fonctionnaires syndicaux pour qualifier d’attaque contre le mouvement syndical toute analyse critique des insuffisances de ce mouvement. A la fin, ultime résultat de cette spécialisation et de ce bureaucratisme, citons une forte tendance à l’autonomie et à la « neutralité » des syndicats par rapport au parti socialiste. L’autonomie externe de l’organisation syndicale est le produit naturel de sa croissance, elle est née de la division technique du travail entre les formes de lutte politique et syndicale. La « neutralité » des syndicats allemands est, de son côté, un produit de la législation réactionnaire sur les associations et du caractère policier de l’Etat prussien. Avec le temps, ces deux éléments ont changé de nature. De la neutralité politique des syndicats, état de fait imposé par la contrainte policière, on a tiré après coup une théorie de leur neutralité volontaire dont on a fait une nécessité fondée prétendument sur la nature même de la lutte syndicale. Et l’autonomie technique des syndicats, fondée sur une division du travail pratique à l’intérieur d’une lutte de classe unique, de caractère socialiste, a conduit au séparatisme des syndicats qui se sont détachés du parti social-démocrate, de ses idées et de sa direction, invoquant une prétendue « égalité de droits » avec le parti.

Or cette autonomie et cette égalité apparente entre les syndicats et le parti s’incarnent tout particulièrement dans les fonctionnaires syndicaux, elles sont concrétisées par l’appareil administratif des syndicats. Extérieurement, l’existence de tout un corps de fonctionnaires, de comités centraux absolument indépendants, de journaux corporatifs nombreux et de congrès syndicaux donne l’illusion parfaite d’un parallélisme avec l’appareil administratif du parti social-démocrate, de son bureau directeur, de sa presse et de ses congrès. Cette apparence d’égalité et de parallélisme entre parti et syndicats a entraîné cette conséquence monstrueuse que les congrès du parti et les congrès syndicaux discutant d’ordres du jour analogues, aboutissaient sur le même problème à des résolutions différentes, voire absolument opposées. Les tâches respectives du congrès du Parti - qui est de défendre les intérêts généraux de l’ensemble du mouvement ouvrier - et de la Conférence des syndicats - dont le domaine beaucoup plus étroit est celui des intérêts et problèmes particuliers de la lutte corporative au jour le jour - ont cessé d’être du ressort d’une division naturelle du travail ; on a creusé un fossé artificiel entre une prétendue conception syndicale des choses et une conception socialiste à propos des mêmes problèmes et des intérêts généraux du mouvement ouvrier. Ainsi s’est créé cet étrange état de fait : le même mouvement syndical qui, à la base, dans la vaste masse prolétarienne ne fait qu’un avec le socialisme, s’en sépare nettement au sommet dans la superstructure administrative : il se dresse en face du parti socialiste comme une seconde grande puissance autonome. Le mouvement ouvrier allemand revêt ainsi la forme étrange d’un. double pyramide dont la base et le corps sont constitués par une même masse mais dont les deux pointes vont en s’éloignant l’une de l’autre.

De ce qui a été exposé plus haut, les conclusions s’imposent avec évidence : on voit par quelle méthode, la seule naturelle et efficace, peut être créée cette unité compacte du mouvement ouvrier allemand qui est absolument nécessaire en vue des luttes politiques futures et dans l’intérêt même du développement ultérieur des syndicats. Rien ne serait plus faux et plus illusoire que de vouloir établir cette unité par le moyen de négociations sporadiques ou régulières entre la direction du parti et la centrale syndicale sur des questions particulières du mouvement ouvrier. Ce sont précisément les instances supérieures des organisations des deux formes du mouvement ouvrier qui incarnent, nous l’avons vu, leur autonomie et leur séparation ; ce sont ces instances qui donnent l’illusion de l’égalité des droits et de la coexistence parallèle du parti socialiste et des syndicats. Vouloir réaliser l’unité des deux organisations par le rapprochement du Bureau du Parti et de la Commission générale des syndicats, ce serait vouloir édifier un pont là où le fossé est le plus large et le passage le plus difficile. Ce n’est pas en haut, au sommet des organisations, dans une sorte d’alliance fédérative, c’est à la base, dans la masse des prolétaires organisés, que se trouve la garantie d’une unité véritable du mouvement ouvrier. Dans la conscience de millions de syndiqués, le parti et les syndicats ne font qu’un, ils incarnent la lutte d’émancipation socialiste du prolétariat sous des formes différentes. D’où la nécessité, pour supprimer les frottements qui se sont produits entre le parti socialiste et une partie des syndicats, de faire coïncider leurs rapports réciproques avec la conscience qu’en ont les masses prolétariennes, autrement dit, il s’agit de subordonner de nouveau les syndicats au parti. En agissant ainsi on ne fera qu’exprimer la synthèse de l’évolution des faits : les syndicats, d’abord annexés au parti socialiste, s’en sont détachés pour préparer ensuite, à travers une période de forte croissance aussi bien des syndicats que du parti, la période future des grandes luttes de masse ; ce fait même implique la nécessité de réunir Parti et syndicats dans l’intérêt même des deux organisations. Il ne s’agit pas, bien entendu, de détruire toute la structure syndicale dans le Parti ; mais il s’agit de rétablir entre la direction du Parti socialiste et celle des syndicats, entre les congrès du Parti et ceux des syndicats, un rapport naturel qui corresponde au rapport de fait entre le mouvement ouvrier dans son ensemble et ce phénomène particulier et partiel qui s’appelle le syndicat. Un tel bouleversement ne se fera pas sans provoquer l’opposition violente d’une partie des dirigeants syndicaux. Mais il est grand temps que la masse ouvrière socialiste montre si elle est capable de jugement et d’action, il est temps qu’elle manifeste sa maturité pour les périodes des grandes tâches et des grandes luttes à venir ; dans ces périodes c’est elle, la masse, qui sera le chœur agissant et les directions ne joueront le rôle que de porte-parole, d’interprètes de la volonté de la masse.

Le mouvement syndical n’est pas le reflet des illusions, explicables certes, mais erronées, d’une minorité de dirigeants syndicaux ; il traduit la réalité vivante existant dans la conscience des prolétaires conquis à l’idée de la lutte des classes. Dans cette conscience, le mouvement syndical est un élément partiel de la social-démocratie. « Qu’il ose donc paraître ce qu’il est [7]. »

Notes

[1] Comme l’existence d’une telle tendance à l’intérieur du Parti socialiste allemand est généralement niée, il faut rendre hommage à la franchise avec laquelle l’aile opportuniste a récemment défini ses objectifs et ses vœux. Dans une réunion du Parti tenue à Mayence le 10 septembre dernier, le Dr David a présenté la résolution suivante qui fut adoptée :

« Considérant que le parti social-démocrate conçoit la notion de « révolution » non pas au sens de bouleversement violent mais au sens pacifique d’évolution, c’est-à-dire de mise en place d’un nouveau système économique, l’assemblée du Parti réunie à Mayence, récuse tout « romantisme révolutionnaire ».

L’assemblée ne voit dans la conquête du pouvoir politique rien d’autre que la conquête de la majorité de la population aux idées et aux exigences de la social-démocratie, conquête qui se fera non par la violence, mais par la révolution dans les esprits, au moyen d’une propagande idéologique et d’un travail concret de réforme dans tous les domaines de la vie politique, économique et sociale.

Convaincue que la social-démocratie a bien plus à gagner en employant les méthodes légales que par les méthodes illégales et le bouleversement violent, l’assemblée rejette le principe tactique de l’action directe de masse et s’en tient au principe de l’action parlementaire pour la réforme autrement dit, elle souhaite que le Parti continue à s’efforcer d’atteindre nos objectifs progressivement par la voie législative et l’évolution organique.

Le postulat fondamental de cette méthode de lutte pour la réforme est évidemment qu’il ne soit pas porté atteinte à la possibilité pour les masses non possédantes de participer à la législation du Reich et les différents Länder, mais au contraire qu’il y ait une extension de cette participation jusqu’à une égalité de droits parfaite.

Pour cette raison l’assemblée regarde comme un droit imprescriptible pour les ouvriers d’arrêter le travail pour un laps de temps plus ou moins long en protestation contre les atteintes portées à ses droits légaux ou en vue d’obtenir des droits plus étendus, si tous les autres moyens de défense se révèlent insuffisants.

Mais comme la grève politique de masse ne peut être couronnée de succès que si elle est maintenue dans des voies strictement légales et que l’attitude des grévistes ne donne pas le prétexte à une intervention armée, l’assemblée estime que la seule préparation à l’usage de ce moyen de lutte est l’extension de l’organisation politique, syndicale et coopérative. Car c’est seulement ainsi que pourront être créées dans la masse du peuple les conditions qui garantissent le succès d’une grève de masse : une discipline consciente de ses objectifs et un soutien économique approprié ».

[2] Le Vorwärts : organe central du Parti Social-Démocrate allemand.

[3] Allusion à un vers célèbre de Faust : « Deux âmes habitent hélas ! dans ma poitrine ».

[4] Parlement du Land (Prusse, Saxe, etc.)

[5] Hirsch, homme politique (1832-1905). Co-fondateur du parti progressiste, avec Duncker et Schulze-Delitzsch. Fonda en 1868 les Deutsche Gewerkvereine ou syndicats.

[6] Werner SOMBART, économiste et sociologue (1863-1941). A fait des travaux sur le Capitalisme moderne. Spécialiste du socialisme au début, plus ou moins influencé par le marxisme, il en devint plus tard un adversaire acharné.

[7] Allusion à la phrase de Bernstein à propos de la révision nécessaire de la doctrine du Parti : celui-ci doit, écrit-il, avoir « le courage de paraître ce qu’il est aujourd’hui en réalité un parti réformiste démocrate socialiste » (Voraussetzungen, p.162)

Rosa Luxemburg, Grève de masse, partis et syndicats


1
La Grève Générale est‑elle la panacée universelle ?
La Grève Générale « arme absolue » contre la guerre

Les anarchistes, les anarcho-syndicalistes ont fait de la « grève générale » une panacée, un mythe, l’« arme absolue » de la classe ouvrière.

En apparence contradictoirement, les réformistes ont bien souvent répandu également cette illusion. Dans la Première Internationale, la grève générale sera déjà brandie comme moyen de lutte contre la guerre, position qui sera reprise par les anarcho-syndicalistes et également par Jaurès au cours des années 1890 et 1900.

Au III° Congrès de l’Association internationale des travailleurs, qui se tient à Bruxelles du 6 au 13 septembre 1868, la première question à l’ordre du jour est : « Quelle doit‑être l’attitude des travailleurs dans le cas d’une guerre entre les puissances européennes ? » Dans son « Histoire du mouvement ouvrier (1830‑1871) », Edouard Dolléans rapporte :

« Tolain, au nom des délégués parisiens, présente cette résolution :
" Considérant ( ... ) que la guerre n’a jamais été que la raison du plus fort, et non pas la sanction du droit ; qu’elle est un moyen de subordination des peuples par les classes privilégiées ou les gouvernements qui les représentent ; qu’elle fortifie le despotisme, étouffe la liberté ( ... ) ; que, dans l’état actuel de l’Europe, les gouvernements ne représentent pas les intérêts légitimes des travailleurs (...), Déclare protester avec la plus grande énergie ; invite toutes les sections de l’ Association à agir avec la plus grande énergie pour empêcher, par la pression de l’opinion publique, une guerre de peuple à peuple qui, aujourd’hui, ne pourrait être considérée que comme une guerre civile parce que, faite entre producteurs, elle ne serait qu’une lutte entre frères et citoyens. "

Le congrès vote également une autre résolution, présentée par Charles Longuet :
" Le congrès recommande aux travailleurs de cesser tout travail dans le cas où une guerre viendrait à éclater dans leurs pays respectifs. " »

Ensuite, Dolléans s’étonne :

« Cette décision, qu’ont reprise plus tard tous les congrès internationaux ouvriers, choque pourtant Marx. Dans sa lettre à Engels, le 16 septembre, il ironise et parle de la "sottise belge de vouloir faire la grève contre la guerre". »

C’est l’étonnement de Dolléans qui est étonnant. Aussi bien la résolution de Tolain que celle de Longuet sont de pures abstractions. Celle de Tolain est creuse : « La guerre n’a jamais été que la raison du plus fort et non pas la sanction du droit. » Selon l’expression de Clausewitz, « la guerre est un des moyens de la politique », l’une des expressions des antagonismes et contradictions économiques, sociales et politiques entre les classes et à l’intérieur des classes, et un des moyens de les régler. Elle peut être aussi l’expression de l’impasse d’une société. Quant au « droit », il n’est pas éternel, mais également une expression des rapports économiques, sociaux et politiques ; et se modifie avec ceux‑ci. Il est des guerres progressives d’un côté et réactionnaires de l’autre, et des guerres réactionnaires des deux côtés.

Les formules de Tolain sont substituées à une analyse concrète des rapports européens du moment. L’Europe était encore en pleine époque de développement capitaliste et, en particulier, au moment de la formation de nations sur la base de ce développement. C’était notamment le cas de l’Allemagne et de l’Italie, qui n’avaient pas encore réalisé leur unité nationale. La constitution de nations, la réalisation de leur unité et de leur indépendance, étaient hautement progressives historiquement, comme cadre au développement des forces productives. La réalisation de cette unité et de cette indépendance mettait en cause les rapports et les équilibres en Europe. Après l’Autriche, la France de Napoléon III se dressait ainsi qu’un obstacle à la réalisation de l’unité de l’Allemagne et de l’Italie. Porter un jugement indifférencié et tenir abstraitement la balance égale entre la France, l’Allemagne et l’Italie revenait à soutenir l’état de choses existant, c’est‑à‑dire à s’opposer à l’unité et à l’indépendance de l’Allemagne et de l’Italie. Or, celles‑ci ne pouvaient se réaliser que par la guerre, et ne se sont effectivement réalisées que par les guerres de la Prusse contre l’Autriche en 1866 et contre la France en 1870.

La position de Marx et d’Engels jusqu’au début de la guerre franco-allemande était déterminée par ces considérations. Que ce soit la bureaucratie et les hobereaux prussiens qui, sous la direction de Bismarck et du roi de Prusse, aient dirigé la guerre n’empêchait pas que cette guerre était, dans sa première phase, une guerre nationale du côté de l’Allemagne. En revanche, après la défaite de Napoléon III à Sedan et le renversement du Second Empire, en raison de la volonté de Bismarck et du roi de Prusse d’annexer l’Alsace et la Lorraine et d’imposer une énorme contribution de guerre à la France, la guerre devenait une guerre d’oppression et de pillage du côté de l’Allemagne et une guerre nationale du côté de la France.

Que des guerres justes et nécessaires se transforment en guerres d’oppression et de pillage est un phénomène lié à ce que la société est divisée en classes. Même lorsqu’elles jouent un rôle progressif, les classes exploiteuses restent des classes exploiteuses et se livrent à l’oppression et au pillage. Même les guerres de la révolution française, sans parler de celles de Napoléon I°, n’ont pas échappé à ces contradictions.

Mais c’est d’une autre façon encore que les résolutions de Tolain et de Charles Longuet (que devaient reprendre plus tard les anarchistes, les anarcho‑syndicalistes et également certains réformistes, dont Jaurès) sont creuses. Quelques décennies plus tard, l’époque progressive du mode de production capitaliste était passée. Une nouvelle époque de ce mode de production s’ouvrait, celle que Lénine a caractérisée comme l’époque de l’impérialisme, stade suprême du capitalisme, celle du capitalisme pourrissant, réaction sur toute la ligne. Dès les années 1890‑1900, les grandes puissances capitalistes, devenues impérialistes au sens marxiste du terme, se sont partagé le monde.

Les guerres entre les puissances impérialistes commençaient avec les guerres entre les États‑Unis et l’Espagne, le Japon et la Russie. Ni d’un côté ni de l’autre, ces guerres n’avaient plus rien de progressif. La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Les guerres inter‑impérialistes ne sont que la conséquence de la domination des impérialismes, de leur lutte pour se partager l’exploitation du monde entier au profit du capital financier de chaque métropole impérialiste, ou se le repartager. La longue paix armée entre les grandes puissances européennes tendait manifestement à sa conclusion dès la fin du XIX° siècle. Le militarisme devenait de plus en plus, non seulement une nécessité politique, mais une exigence économique. De nouvelles alliances se constituaient, esquissant les camps impérialistes qui se préparaient à s’affronter en Europe : d’un côté la Triple Entente (France, Russie et Angleterre), de l’autre la Triplice (Allemagne, Autriche‑Hongrie, Italie), pour la domination de l’Europe et, au‑delà, du monde, tandis que les États‑Unis et le Japon s’apprêtaient à jouer entre les camps impérialistes en lutte pour leur propre compte, et également pour la domination du marché mondial. C’est dans ces conditions que se dressait, dans les années 1890‑1900, la menace d’une guerre européenne et mondiale, à laquelle le mouvement ouvrier international organisé devait faire face.

En 1889, le congrès de Paris, qui se tient rue Petrelle, pose la première pierre de la construction de la Deuxième Internationale. Le congrès s’est efforcé d’unir en une même internationale, comme l’avait fait la Première Internationale (l’Association internationale des travailleurs), le mouvement politique du prolétariat et le mouvement syndical. Mais la séparation ne va pas tarder à s’établir. En 1896 se tient à Londres le IV° Congrès de la Deuxième Internationale. Liebknecht y propose une résolution qui impose, pour participer au prochain congrès, qui se tiendra à Paris en 1900, la reconnaissance de l’action politique et parlementaire ‑ résolution adoptée. Du coup, sont écartés de ce congrès les anarchistes, les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes « purs ». A l’initiative de la CGT se tient à Paris une sorte de pré-conférence qui convoque une conférence syndicale internationale. Elle se tiendra à Copenhague en août 1901. De là date l’Internationale syndicale qui sera connue sous le nom d’Internationale d’Amsterdam. Mais l’Internationale syndicale est rapidement dominée par les syndicats à direction socialiste, et Karl Legien, secrétaire de la centrale syndicale allemande, devient également secrétaire de l’Internationale syndicale. Au congrès de Christiana, en septembre 1907, une résolution définit, en réponse à la CGT, les rapports entre les deux Internationales :

« La conférence considère que les questions du militarisme et de la grève générale appartiennent à celles qui ne sont pas à résoudre par une conférence de fonctionnaires syndicaux, mais exclusivement par la représentation de l’ensemble du prolétariat international, par les congrès socialistes internationaux se tenant régulièrement ( ... ). La conférence adresse au prolétariat français l’invitation pressante de débattre les questions en cause conjointement avec l’organisation politique de la classe ouvrière de son propre pays, de coopérer au règlement de ces questions en participant aux congrès socialistes internationaux ( ... ). »

Dès le congrès de Zurich, en août ; 1893, la question de la lutte contre la guerre est soulevée. Le Hollandais Demela Nieuvwenhim, soutient la proposition de grève générale et de la grève militaire en cas de guerre. Cependant, c’est au congrès de l’Internationale socialiste de Stuttgart en 1907 et à celui de Dresde que, en raison de la menace de plus en plus pressante d’une guerre européenne, se pose de façon brûlante la question de l’attitude des partis socialistes en cas de guerre. Lors de ce congrès, Jaurès reprend la position opposant à la menace de guerre la « grève générale et simultanée ».

C’est cette même position que défend la CGT en France. Le congrès confédéral de Marseille, qui se tient en 1908, vote la résolution que nous publions ci contre.
1908 : La CGT, la guerre et la Grève Générale

« Le congrès confédéral de Marseille, rappelant et précisant la décision d’Amiens,

• considérant que l’armée tend de plus en plus à remplacer à l’usine, aux champs, à l’atelier, le travailleur en grève quand elle n’a pas pour rôle de le fusiller, comme à Narbonne, Raon‑l’Etape et Villeneuve‑Saint‑Georges ;
• considérant que l’exercice du droit de grève ne sera qu’une duperie tant que les soldats accepteront de se substituer à la main-d’œuvre civile et consentiront à massacrer les travailleurs ;

le Congrès, se tenant sur le terrain purement économique, préconise l’instruction de jeunes pour que du jour où ils auront revêtu la livrée militaire, ils soient bien convaincus qu’ils n’en restent pas moins mem­bres de la famille ouvrière et que, dans les conflits entre le capital et le travail, ils ont pour devoir de ne pas faire usage de leurs armes contre leurs frères les travailleurs. Considé­rant que les frontières géographiques sont modifiables au gré des possé­dants, les travailleurs ne reconnais­sent que les frontières économiques séparant les deux classes ennemies : la classe ouvrière et la classe capita­liste. Le congrès rappelle la formule de l’Internationale : les travailleurs n’ont pas de patrie ! Qu’en consé­quence, toute guerre n’est qu’un attentat contre la classe ouvrière, qu’elle est un moyen sanglant et terri­ble de diversion à ses revendications. Le congrès déclare qu’il faut, au point de vue international, faire l’ins­truction des travailleurs, afin qu’en cas de guerre entre puissances les tra­vailleurs répondent à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire. »

Cette position est réaffirmée au congrès de Toulouse en 1910.

La résolution du congrès confédéral de Marseille de la CGT affirme ne reconnaître que « les frontières économiques séparant les deux classes ennemies : la classe ouvrière et la classe capitaliste ».

Si effectivement la division de la société en classes à l’époque du plein développement capitaliste est dominée par l’antagonisme entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, elle ne se réduit pas à cette division. D’autres classes et couches sociales existent qui, à partir de l’antagonisme fondamental entre le prolétariat et la bourgeoisie, ont une importance considérable. Mais surtout sont complètement élimi­nés de cette résolution la lutte des classes vivante, réelle, mouvante, les rap­ports politiques entre les classes et à l’intérieur des classes, au profit d’une vision mécanique creuse de la lutte des classes, proclamatoire et déclama­toire.

La guerre a des origines économi­ques et sociales. A l’époque de l’impé­rialisme les guerres inter‑impérialistes ont comme cause fondamentale l’impasse du mode de production capitaliste la lutte pour la domination du marché mondial, l’ouverture de nouveaux débouchés pour les capitaux et les marchandises. Pourtant, le déclenchement de guerres impérialistes dépend des rapports politiques entre les classes et à l’intérieur des classes, aux échelles nationale et internatio­nales. Sans que ce soit un absolu, les exemples des deux guerres mondiales inter-impérialistes démontrent qu’elles ne sont en général possibles qu’autant que la bourgeoisie maîtrise les rap­ports entre les classes et que le capital financier domine les rapports politi­ques au sein de la bourgeoisie. L’éclatement de telles guerres est en soi une défaite de la classe ouvrière et des masses exploitées. En réalité les déclarations les plus radicales appelant à répondre « à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire » n’ont fait que préparer la capitulation devant la guerre impérialiste. Même lorsqu’elles émanent de militants syndicalistes, elles ne font qu’exprimer l’idéalisme petit-bourgeois, ignorant du cours réel de la lutte des classes et se changeant rapidement en son contraire au feu des événements. En posant ainsi le problème, la plupart des partisans de répondre à l’éclatement de la guerre par une déclaration de « grève générale révolutionnaire » conditionnaient, explicitement ou implicitement, consciemment ou inconsciemment, la « grève générale » dans leur pays à la « grève générale » dans le pays ennemi. Ce qui est une façon comme une autre de se préparer à la « défense de la patrie ».

Le 16 juillet 1914 se réunissait à Paris un congrès du Parti socialiste. Jaurès faisait un rapport et le congrès adoptait une résolution qui estime particulièrement efficace « la grève ouvrière simultanément et internationalement organisée dans les pays intéressés ». Dans son « Histoire du mouvement ouvrier », Dolléans rapporte :

« Le 23 juillet au soir, l’ultimatum du gouvernement autrichien est remis à Belgrade et publié le 24. Le 26 juillet, La Bataille syndicaliste déclare "Nous ne voulons pas de guerre." Elle rappelle la résolution votée par la conférence extraordinaire du 11, octobre 1911 : "Le cas échéant, la déclaration de guerre doit être pour chaque travailleur le mot d’ordre pour la cessation immédiate du travail... A toute déclaration de guerre, les travailleurs doivent sans délai répondre par la grève générale révolutionnaire." »

Au jour de la déclaration de guerre, aucune des directions des partis socialistes et des syndicats n’a appelé à la « grève simultanément et internationalement ». Puisque les autres n’appelaient pas à la « grève générale », il ne restait plus qu’à participer à I’ « union sacrée » au nom de la « défense de la patrie ».
La Grève Générale « arme absolue » pour résoudre la question sociale

Arme absolue contre la guerre, la « grève générale » devait également être l’« arme absolue » de l’émancipation sociale. Rosa Luxemburg cite Engels qui, en 1873, critique Bakounine et sa fabrique de révolutions en Espagne :

« La grève générale est, dans le programme de Bakounine, le levier employé à inaugurer la révolution sociale. Un beau matin, tous les ouvriers de tous les ateliers d’un pays ou même du monde entier abandonnent leur travail et par là forcent en quatre semaines au plus les classes possédantes ou à capituler ou à se déchaîner contre les ouvriers, en sorte que ceux‑ci ont alors le droit de se défendre et par là même l’occasion d’en finir avec la vieille société tout entière. »

Au congrès des « alliancistes », qui venaient de rompre avec l’Association internationale des travailleurs à Genève en septembre 1873, la même idée était reprise, « sauf qu’on reconnut de tous les côtés qu’il fallait, pour la faire, une organisation complète de la classe ouvrière et une caisse pleine ». Par la suite, anarchistes et anarcho-syndicalistes devaient s’en faire les propagateurs. Briand, avant que de devenir député, ministre et président du conseil, et de réprimer les grèves, se fera le porte-parole de la « grève générale » pour résoudre la « question sociale ». Au congrès de Marseille, le V° Congrès de la Fédération des syndicats, qui se tient du 19 au 23 octobre 1892, il présente un rapport sur la grève générale. Mais, tant aux congrès de la Fédération des Bourses du travail, fondée le 7 février 1892, qu’à ceux de la Confédération générale du travail, fondée au congrès de Limoges de la Fédération des syndicats et groupes corporatifs, qui se tient en septembre 1895, qu’à ceux qui se tiendront à la suite de l’intégration de la Fédération des Bourses du travail dans la CGT au congrès de Montpellier du 22 au 26 septembre 1902, il sera réaffirmé que la grève générale est l’arme absolue pour résoudre la « question sociale ».

Après Marx, Engels combat avec acharnement cette conception. Il est indispensable de préciser pourquoi et comment. D’abord et avant tout parce que cette conception de la grève générale se situe hors du temps et de l’espace. Après la défaite de la Commune, la dissolution de la Première Internationale, Marx et Engels estimaient que suivrait une période de construction du mouvement, de ses organisations politiques et syndicales. Le moment n’était pas venu pour le prolétariat de s’engager dans la lutte finale pour renverser la bourgeoisie tomme classe et détruire son État.

Il n’est que de considérer le programme que Marx rédigea en commun avec Guesde, et sur lequel se constitua en 1880 le Parti ouvrier français. Une première partie peut être considérée comme fixant l’objectif final :

« Considérant,

• que l’émancipation de la classe productrice est celle de tous les êtres humains ‑ sans distinction de sexe, ni de race,
• que les producteurs ne sauraient être libres qu’autant qu’ils seront en possession des moyens de production (terre, usines, navires, banques, crédit, etc.),
• qu’il n’y a que deux formes sous lesquelles les moyens de production peuvent leur appartenir :
1. la forme individuelle, qui n’a jamais existé à l’état de fait général et qui est éliminée, de plus en plus, par le progrès industriel ;
2. la forme collective, dont les éléments matériels et intellectuels sont constitués par le développement même de la classe capitaliste ;

Considérant,

• que cette appropriation collective ne peut sortir que de l’action révolutionnaire de la classe productive (ou prolétariat) organisée en parti politique distinct,
• qu’une pareille organisation doit être poursuivie par tous les moyens dont dispose le prolétariat, y compris le suffrage universel (transformé ainsi d’instrument de duperie, qu’il a été jusqu’ici. en instrument d’émancipation),
• les travailleurs socialistes français, en donnant pour but à leurs efforts l’expropriation politique et économique de la classe capitaliste et le retour à la collectivité de tous les moyens de production, ont décidé comme moyen d’organisation et de lutte d’entrer dans les élections avec les revendications immédiates suivantes. »

Ensuite vient un programme de revendications immédiates :

« A ‑ Partie politique

1. Abolition de toutes les lois sur la presse, les réunions et les associations et surtout de la loi contre l’Association internationale des travailleurs. Suppression du livret, cette mise en carte de la classe ouvrière, et de tous les articles du Code établissant l’infériorité de l’ouvrier vis‑à‑vis du patron et de l’infériorité de la femme vis‑à-vis de l’homme.
2. Suppression du budget des cultes et retour à la nation "des biens dits de mainmorte, meubles et immeubles appartenant aux corporations religieuses" (décret de la Commune du 2 avril 1871), y compris toutes les annexes industrielles et commerciales de ces corporations.
3. Suppression de la dette publique.
4. Abolition des armées permanentes et armement général du peuple.
5. La Commune maîtresse de son administration et de sa police.

« B ‑ Partie économique

1. Repos d’un jour par semaine ou interdiction légale pour les employeurs de faire travailler plus de 6 jours sur 7. Réduction légale de la journée de travail à 8 heures pour les adultes. Interdiction du travail des enfants dans les ateliers privés au-dessous de 14 ans et, de 14 à 18 ans, réduction de la journée de travail à 6 heures.
2. Surveillance protectrice des apprentis par les corporations ouvrières.
3. Minimum légal des salaires déterminé chaque année d’après le prix local des denrées par une commission de statistique ouvrière.
4. Interdiction légale aux patrons d’employer des ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français.
5. Egalité de salaire à travail égal pour les travailleurs des deux sexes.
6. Instruction scientifique et professionnelle de tous les enfants mis pour leur entretien à la charge de la société représentée par l’État et par la Commune.
7. Mise à charge de la société des vieillards et des invalides du travail.
8. Suppression de toute immixtion des employeurs dans l’administration des caisses ouvrières de secours mutuels, de prévoyance, etc., restituée à la gestion exclusive des ouvriers.
9. Responsabilité des patrons en matière d’accidents, garantie par un cautionnement versé par l’employeur dans les caisses ouvrières et proportionné au nombre des ouvriers employés et aux dangers que présente l’industrie.
10. Intervention des ouvriers dans les règlements spéciaux des divers ateliers : suppression du droit usurpé par les patrons de frapper d’une pénalité quelconque leurs ouvriers, sous forme d’amendes ou de retenues sur les salaires (décret de la Commune du 17 avril 1871).
11. Annulation de tous les contrats ayant aliéné la propriété publique (banques, chemins de fer, mines, etc.) et exploitation de tous les ateliers de l’État confiée aux ouvriers qui y travaillent.
12. Abolition de tous les impôts indirects et transformation de tous les impôts directs en un impôt progressif sur les revenus dépassant 3 000 F. Suppression de l’héritage en ligne collatérale et de tout héritage en ligne directe dépassant 20 000 francs. »

Ainsi donc, dans ce programme qui sera adopté par le Parti ouvrier français en son congrès du Havre de 1880, deux parties sont à distinguer : l’une fixe les objectifs généraux du parti ; l’autre est une charte des revendications politiques et économiques immédiates. C’est en affirmant ses objectifs fondamentaux ‑ l’expropriation du capital ‑ et en combattant immédiatement pour ce programme minimum que le parti ouvrier peut se construire et se préparer à prendre le pouvoir une autre étape.

Anarchistes et anarcho-syndicalistes qui voient dans la grève générale le moyen suprême pour résoudre la « question sociale » rejettent l’action politique et notamment la participation aux élections et l’agitation parlementaire. Ils bornent l’action du prolétariat aux moyens purement « économiques », dont la « grève générale ». Ce faisant, ils se dressent ainsi qu’un obstacle sur la voie de la construction d’un mouvement ouvrier se développant sur tous les terrains de la vie sociale et politique. Ils nient que le prolétariat ait à s’emparer du pouvoir politique. S’ils sont pour la destruction en principe de l’État bourgeois, ils refusent néanmoins que le prolétariat s’en donne les moyens, et surtout que sur les décombres de l’État bourgeois il constitue son propre pouvoir, il construise son propre État. S’ils commémorent la Commune de Paris, ils rejettent son enseignement, à savoir la nécessité de la réalisation de la dictature du prolétariat. Leur apologie de la grève générale n’est au fond qu’un moyen de couvrir leur carence politique, de masquer leurs limites en utilisant une phraséologie « gauchiste ». Dans ces conditions, la « grève générale » n’est qu’un rideau de fumée qui masque l’abandon du terrain décisif de la lutte des classes à la bourgeoisie : le terrain politique. La phrase gauche couvre cette capitulation et en prépare d’autres.
L’époque de l’organisation du prolétariat comme classe

La fureur d’Engels et des marxistes, qui estiment que l’époque est à « l’organisation du prolétariat en parti » pour se préparer à la lutte pour le pouvoir, qui estiment que le combat pour les libertés démocratiques est indispensable à « l’organisation du prolétariat en parti », qui estiment titre toutes les possibilités que la société bourgeoise offre au prolétariat pour ce faire doivent être utilisées, est parfaitement justifiée. C’est l’époque où Engels écrit sa fameuse préface à la réédition de 1895 de la brochure de Karl Marx : « Les luttes de classe en France ».

« La guerre de 1871 et la défaite de la Commune avaient, comme Marx l’avait prévu, transféré pour un temps le centre de gravité du mouvement ouvrier européen de France en Allemagne. En France, il va de soi qu’il avait besoin d’années pour se remettre de la saignée de mai 1871. En Allemagne, par contre, où l’industrie, favorisée en outre par la manne des milliards français, se développait vraiment comme dans une serre chaude de plus en plus vite, la social-démocratie grandissait avec une rapidité et un succès plus grands encore. Grâce à l’intelligence avec laquelle les ouvriers allemands utilisèrent le suffrage universel, institué en 1866, l’accroissement étonnant du parti apparaît exactement aux yeux du monde entier dans des chiffres indiscutables. En 1871, 100 000, en 1874, 352 000, en 1877, 492 000 voix social-démocrate. Ensuite, survint la reconnaissance des ces progrès par les autorités supérieures sous la forme de la loi contre les socialistes. Le parti fut momentanément dispersé. Le nombre des voix tomba à 312 000 en 1881. Mais ce coup fut rapidement surmonté, et dès lors c’est seulement sous la pression de la loi d’exception, sans presse, sans organisation extérieure, sans droit d’association et de réunion, que l’extension rapide va vraiment commencer. 1884 : 550 000 voix, 1887 : 763 000, 1890 : 1 427 000 voix. Alors, la main de l’État fut paralysée. La loi contre les socialistes disparut. Le nombre de voix socialistes monta à 1 787 000, plus du quart de la totalité des voix exprimées. »

(Il faut se rendre compte que le suffrage universel n’était que relativement universel. Toutes les femmes en étaient exclues. Les nombreuses conditions pour être électeur réduisaient considérablement la portée de ce suffrage universel. S. J.)

« Le gouvernement et les classes dominantes avaient épuisé tous leurs moyens, sans utilité, sans but, sans succès. Les preuves tangibles de leur impuissance ‑ devant lesquelles les autorités, depuis le veilleur de nuit jusqu’au chancelier, avaient dû s’incliner ‑ et cela de la part d’ouvriers méprisés, ces preuves se comptaient par millions. L’État était au bout de son latin. Les ouvriers étaient au commencement du leur.
( ... ) Mais les ouvriers allemands avaient, après le premier service que constituait leur simple existence en tant que Parti socialiste, parti le plus fort, le plus discipliné et qui grandissait le plus rapidement, rendu à leur cause un autre grand service. En montrant à leurs camarades de tous les pays comment on se sert du suffrage universel, ils leur ont fourni une nouvelle arme, une arme des plus acérées.
Depuis longtemps déjà, le suffrage universel avait existé en France, mais les urnes étaient tombées en discrédit par suite du mauvais usage que le gouvernement bonapartiste en avait fait. Après la Commune, il n’y avait pas de parti ouvrier pour l’utiliser. En Espagne aussi, le suffrage universel existait depuis la République. Mais, en Espagne, l’abstention aux élections fut de tout temps la règle chez tous les partis d’opposition sérieux. Les expériences faites ensuite avec le suffrage universel étaient tout, excepté un encouragement pour un parti ouvrier. Les ouvriers révolutionnaires des pays romains s’étaient habitués à regarder le droit de suffrage comme un piège, comme un instrument d’escroquerie gouvernementale. En Allemagne, il en fut autrement. Déjà, le Manifeste communiste avait proclamé la conquête du suffrage universel, de la démocratie, comme une des premières et des plus importantes tâches du prolétariat militant, et Lassalle avait repris ce point. Lorsque Bismarck se vit contraint d’instituer ce droit de vote comme le seul moyen d’intéresser les masses populaires à ses projets, nos ouvriers prirent aussitôt cela au sérieux et envoyèrent Auguste Bebel au premier Reichstag constituant. Et, à partir de ce jour‑là, ils ont utilisé le droit de vote de façon à être récompensés de mille manières, de servir d’exemple aux ouvriers de tous les pays. Ils ont transformé le droit de vote, selon les paroles du programme du parti marxiste français, de moyen de duperie qu’il avait été jusqu’ici en instrument d’émancipation. »

(Ici, Engels cite le programme du Parti ouvrier français élaboré par Marx et cité plus haut ‑ S.J.)

« Et, si le suffrage universel ne nous avait pas donné d’autres bénéfices que de nous permettre de nous compter tous les trois ans, que d’accroître, par la montée régulière constatée, la rapidité inattendue du nombre de voix, la certitude chez les ouvriers, dans la même mesure que l’effroi chez les adversaires, de devenir ainsi notre meilleur moyen de propagande, de nous renseigner exac­tement sur notre propre force ainsi que sur celle de tous les partis adverses, de nous fournir ainsi pour pro­portionner notre action un critère supérieur à tout autre, nous préservant ainsi d’une pusillanimité inopportune aussi bien que d’une hardiesse folle, tout aussi inopportune, si c’était cela le seul bénéfice que nous ayons tiré du droit de suffrage, ce serait déjà bien et plus que suffisant. Mais il a encore fait bien davantage : dans l’agitation électorale, il nous a fourni un moyen qui n’a pas son égal pour entrer en con­tact avec les masses populaires. Par cette utilisation efficace du suffrage universel, un tout nouveau mode de lutte du prolétariat a été mis en oeuvre, et il se développa rapidement.
On trouva que les institutions d’État, où s’organise la domination de la bourgeoisie, fournissent encore de nouveaux tours de main au moyen desquels la classe ouvrière peut combattre ces mêmes institutions. On participa aux élections aux différentes Diètes, aux conseils municipaux, aux conseils des prud’hommes, on disputa à la bourgeoisie chaque poste à l’occupation duquel une partie suffisante du prolétariat avait son mot à dire. Et c’est ainsi que la bourgeoisie et le gouvernement en arrivèrent avoir plus peur de l’action légale que de l’action illégale du parti ouvrier, des succès des élections que de ceux de la rébellion. »

Les marxistes et la grève générale

Les marxistes n’ont cependant jamais condamné le recours à la grève générale. Le Premier congrès de la Deuxième Internationale décidait de réaliser le 1° mai une manifestation internationale pour les revendications ouvrières. L’American federation of labor avait déjà décidé de faire du 1° mai 1890 une manifestation interna­tionale pour les revendications ouvrières, pour la journée de 8 heures, en commémoration du 1° mai 1886 où la police avait tiré sur les ouvriers de Chi­cago en grève pour la journée de 8 heures. Le guesdiste Raymond Lavi­gne avait proposé la résolution sui­vante :

« il sera organisé une grande mani­festation internationale à date fixe, de manière que, dans tous les pays et toutes les villes à la fois, les travail­leurs mettent le même jour les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement la journée de travail à huit heures et d’appliquer les autres résolutions du congrès international de Paris. »

Bebel et Liebknecht faisaient ajou­ter l’amendement suivant :

« Les travailleurs des diverses nations auront à accomplir cette manifestation dans les conditions qui leur sont imposées par la situation spéciale de leur pays. »

Là est l’origine du 1° mai, journée internationale de lutte de la classe ouvrière pour ses revendications. En de nombreux pays, en particulier en France, les centrales et les partis ouvriers appelaient à une journée de grève générale le 1° mai. Souvent, le 1° mai a été une journée de durs affrontements entre la classe ouvrière, la bourgeoisie et son État. Les grévis­tes risquaient d’être renvoyés de leur travail. Les manifestations étaient violemment réprimées et parfois de façon sanglante. Ainsi, le 1° mai 1891, le gouvernement faisait tirer la troupe à Fourmies.

Cependant, ce type de grève géné­rale est particulier : limitée dans le temps, elle exprime les aspirations de la classe ouvrière et sa combativité ; elle affirme le prolétariat comme classe, son unité et sa solidarité nationale et internationale. De ce point de vue, le 1° mai a eu une grande importance politique. La bourgeoisie et ses gouvernements l’ont bien compris, qui ont durement réprimé les grèves et les manifestations du 1° mai, avant que de désamorcer cette journée de lutte internationale, exprimant les rapports entre le prolétariat et la bourgeoisie, en la transformant avec la complicité des dirigeants des organisations ouvrières en « fête du travail ».

Dans les premières années de la Deuxième Internationale, les partis membres de l’Internationale ouvrière ont impulsé de véritables grèves générales, notamment en Belgique, et aussi en Autriche, pour arracher le suffrage universel. Rosa Luxemburg écrit dans un article daté du 23 avril 1902, dans « Neue Zeit » :

« Dans la lutte menée de 1886 à l’heure actuelle pour le suffrage universel, la classe ouvrière belge fit usage de la grève de masse comme du moyen politique le plus efficace. C’est à la grève de masse qu’elle doit en 1891, la première capitulation du gouvernement et du Parlement : les premiers débuts de la révision de la Constitution ; c’est à elle qu’elle doit, en 1893, la seconde capitulation du parti dirigeant : le suffrage universel au vote plural. »

Ensuite Rosa Luxemburg explique Ie mécanisme des grèves générales belges de 1891 et 1893 :

« Dans la situation politique particulière, l’application de la grève générale en Belgique est un problème nettement déterminé. Par sa répercussion économique directe, la grève agit avant tout au désavantage de la bourgeoisie industrielle et commerciale, et dans une mesure bien réduite seulement au détriment de son ennemi véritable, le parti clérical. Dans la lutte actuelle, la répercussion politique de la grève de masse sur les cléricaux au pouvoir ne peut donc être qu’un effet indirect exercé par la pression que la bourgeoisie libérale, gênée par la grève générale, transmet au gouvernement clérical et à la majorité parlementaire. En outre, la grève générale exerce aussi une pression politique directe sur les cléricaux, en leur apparaissant comme l’avant‑coureur, comme la première étape d’une véritable révolution de rue en gestation. Pour la Belgique, l’importance politique des masses ouvrières en grève réside toujours, et aujourd’hui encore, dans le fait qu’en cas de refus obstiné de la majorité parlementaire elles sont éventuellement prêtes et capables de dompter le parti au pouvoir par des troubles, par des révoltes de rue. »

Ainsi la lutte pour le suffrage universel, objectif politique, amène à la mobilisation et à l’action révolutionnaire des masses, ouvre la voie au travers de la grève générale à la révolution : « La grève générale est l’avant-coureur comme première étape d’une véritable révolution de rue en gestation. »

Non seulement son objectif et son contenu sont politiques, mais en outre elle ne se déclenche pas de façon arbitraire, elle correspond aux aspirations et à la maturation politique des masses. Dans un autre article, Rosa Luxemburg donne les indications suivantes :

« En 1891, la première courte grève de masse avec ses 125 000 ouvriers a suffi pour imposer l’institution de la commission pour la réforme du droit de vote. En avril 1893, il a suffi d’une grève spontanée de 250 000 ouvriers pour que la Chambre de prononce, en une seule longue séance, sur la réforme du droit de vote qui croupissait depuis deux ans dans la commission. »

Les marxistes, et en premier lieu Engels, considèrent que l’heure de la révolution prolétarienne n’a pas encore alors sonné. Ils estiment que le capitalisme est encore en mesure de développer à l’échelle mondiale les forces productives. Mais la lutte pour les réformes, l’utilisation des campagnes électorales, des élections, de la tribune parlementaire, et la lutte sur le terrain et selon les méthodes propres au prolétariat, qui sont par nature révolutionnaires, ne s’opposent pas, elles font partie d’une même action politique : l’organisation du prolétariat comme classe, la préparation de la révolution prolétarienne et de la prise du pouvoir. La grève générale doit être considérée en rapport à cette action politique et comme un de ses moyens. Dans sa brochure « Le Chemin du pouvoir », qui date de 1909, Kautsky rappelle que, dans la lutte pour la démocratie, aux moyens employés précédemment,

« il faut ajouter la grève générale que nous avons adoptée en principe vers 1893 (Engels vivait encore) et dont l’efficacité dans certaines circonstances a été éprouvée depuis à plusieurs reprises. »

Déjà l’opportunisme à l’œuvre

Mais il est vrai que, se couvrant derrière l’utilisation des élections et du Parlement, derrière la lutte pour les réformes sociales et politiques, le révisionnisme allait pénétrer et s’emparer de la Deuxième Internationale et de ses partis réputés les plus « marxistes ». Dès les années 1897‑1900, le révisionnisme avait son théoricien dans la social‑démocratie allemande : Bernstein. Dans une série d’articles parus dans le « Neue Zeit » et dans un livre publié en français sous le titre « Socialisme théorique et socialisme pratique », il expliquait :

le capitalisme fait preuve d’une capacité d’adaptation de plus en plus grande ce qui se manifeste par le fait qu’il n’y a plus de crise générale grâce au développement des communications et de l’information ; la survie des classes moyennes, la différenciation des différentes branches de la production, et l’accès de larges couches du prolétariat au niveau des couches sociales ; l’amélioration de la situation économique du prolétariat ;
la multiplication des sociétés par actions signifie que le capitalisme devient économiquement démocratique, résolvant progressivement d’une certaine façon la question de la propriété collective des moyens de production ;
les syndicats et les coopératives ouvrières doivent, de réforme en réforme, permettre de supprimer le profit capitaliste comme moteur de la production ;
la tâche de la social‑démocratie consiste à faire progresser sans cesse la démocratie au moyen de l’action électorale et parlementaire, l’insertion dans le pouvoir d’État, dans l’État, pour le transformer.

L’aboutissant du révisionnisme se concrétise le plus clairement d’abord en France. En 1899, le « socialiste » Millerand entrait au gouvernement Waldeck‑Rousseau. Pour la première fois depuis 1848, un « socialiste » participe à un gouvernement bourgeois. Jaurès, Briand, Viviani se prononcent pour. La question est posée : un socialiste peut‑il participer à un gouvernement bourgeois ? Jaurès justifie cette participation en prétendant que

« tout en se dressant en révolutionnaires contre l’État bourgeois, ce n’est pas de loin qu’on combattra, c’est en s’installant au cœur même de la citadelle ».

Pour lui la participation à un gouvernement bourgeois, comme le vote du budget, est une question de circonstance, la participation ministérielle est complémentaire et de même nature que l’utilisation du Parlement.

En principe, le révisionnisme et le « ministérialisme » sont condamnés, d’abord par la social‑démocratie allemande, ensuite par la Deuxième internationale. Mais si la social‑démocratie allemande maintient la nécessité de combattre pour la prise du pouvoir politique, elle se situe en réalité entièrement sur le terrain parlementaire. La résolution adoptée au congrès de la Deuxième Internationale qui se tient à, Paris en 1900 condamne le « ministérialisme » tout en lui ouvrant la porte :

« L’entrée d’un socialiste isolé dans un gouvernement bourgeois ne peut être considérée comme le commencement normal de la conquête du pouvoir politique, mais seulement comme un expédient forcé, transitoire, exceptionnel. »

Toute la pratique de la Deuxième Internationale et de ses partis devient réformiste et révisionniste. Elle mènera à la capitulation, en août 1914, de chaque parti de la Deuxième internationale devant sa propre bourgeoisie (sauf le Parti bolchevique). La pratique opportuniste et révisionniste des partis de la Deuxième Internationale nourrit évidemment l’anarchisme, l’anarcho‑syndicalisme, le rejet de la lutte politique, le recours à la phrase « révolutionnaire » et à l’invocation de la « grève générale » ainsi qu’une panacée. Cependant, en France par exemple, les anarcho‑syndicalistes se rallieront en même temps que les socialistes de toutes nuances à l’« Union sacrée », au moment où la Deuxième Guerre mondiale se déchaînera. Ce qui prouve que ce n’est pas l’utilisation des élections, du Parlement, l’action politique, qui en est la cause. Elle réside, ainsi que Lénine l’a expliqué, en ce que, à partir de l’existence d’une aristocratie ouvrière, les appareils des partis socialistes et des centrales syndicales se sont adaptés à la société bourgeoise, ils sont devenus des appareils bourgeois à l’intérieur du mouvement ouvrier, « les lieutenants ouvriers de la classe bourgeoise ».

L’adaptation de ces appareils à la société bourgeoise commence à se dessiner justement, alors que se noue la crise du système impérialiste qui va exploser dans la Première Guerre mondiale : au début du XX° siècle. Rosa Luxemburg le remarque au moment de la grève générale belge de 1902, dont l’objectif est toujours d’arracher le suffrage universel plein et entier. Dans l’article cité plus haut, elle écrit :

« Si la défense des cléricaux fut désespérée déjà dans la dernière décennie du siècle passé, lorsqu’il ne s’agissait que du commencement des concessions, elle devait, selon toute apparence, devenir une lutte à mort maintenant qu’il est question de livrer le reste, la domination parlementaire elle-même. Il était évident que les discours bruyants à la Chambre ne pouvaient rien obtenir. Il fallait la pression maximum des masses pour vaincre la résistance maximum du gouvernement.
En face de cela, les hésitations des socialistes à proclamer la grève générale, l’espoir secret mais évident, ou tout au moins le désir de l’emporter, si possible, sans avoir recours à la grève générale, apparaissent dès l’abord comme le premier symptôme affligeant du reflet de la politique libérale sur nos camarades, de cette politique qui, de tout temps, on le sait, a cru pouvoir ébranler les remparts de la réaction au son des trompettes de la grandiloquence parlementaire.
( ... ) En imposant d’avance, sous la pression des libéraux, des limites et des formes légales à sa lutte, en interdisant toute manifestation, tout élan de la masse, ils dissipaient la force politique latente de la grève générale, qui ne voulait de toutes manières être autre chose qu’une grève pacifique. Une grève générale enchaînée d’avance dans les fers de la légalité ressemble à une démonstration de guerre avec des canons dont la charge aurait été auparavant jetée à l’eau, sous les yeux des ennemis. Même un enfant ne s’effraie pas d’une menace « les poings dans les poches », ainsi que Le Peuple le conseillait sérieusement aux grévistes, et une classe au pouvoir luttant à la vie et à la mort pour le reste de sa domination politique s’en effraie moins encore. C’est précisément pour cela qu’en 1891 et 1893 il a suffi au prolétariat belge d’abandonner paisiblement le travail pour briser la résistance des cléricaux, qui pouvaient craindre que la paix ne se changeât en trouble et la grève en révolution. Voilà pourquoi, cette fois encore, la classe ouvrière n’aurait peut-être pas eu besoin de recourir à la violence, si les dirigeants n’avaient pas déchargé leur arme d’avance, s’ils n’avaient pas fait de l’expédition de guerre une parade dominicale et du tumulte de la grève générale une simple fausse alerte.
Mais, en second lieu, l’alliance avec les libéraux a anéanti l’autre effet, l’effet direct de la grève générale. La pression de la grève sur la bourgeoisie n’a d’importance politique que si la bourgeoisie est obligée de transmettre cette pression à ses supérieurs politiques, aux cléricaux qui gouvernent. Mais cela ne se produit que si la bourgeoisie se sent subitement assaillie par le prolétariat et se voit incapable d’échapper à cette poussée.
Cet effet se perd dès que la bourgeoisie se trouve dans une situation commode qui lui permet de reporter sur les masses prolétariennes à sa remorque la pression qu’elle subit, plutôt que de la transmettre aux gouvernements cléricaux, et de se débarrasser ainsi d’un poids embarrassant par un simple mouvement d’épaule. La bourgeoisie belge se trouvait précisément dans cette situation au cours de la dernière campagne : grâce à l’alliance, elle pouvait déterminer les mouvements des colonnes ouvrières et faire cesser la grève générale en cas de besoin. C’est ce qui arriva, et, dès que la grève commença à importuner sérieusement la bourgeoisie, celle-ci lança l’ordre de reprendre le travail. Et c’en fut fait de la « pression » de la grève générale.
Ainsi la défaite finale apparaît comme la conséquence inévitable de la tactique de nos camarades belges. Leur action parlementaire est restée sans effet parce que la pression de la grève générale à l’appui de cette action fit défaut. Et la grève générale resta sans effet parce que, derrière elle, il n’y avait pas le spectre menaçant du libre essor du mouvement populaire, le spectre de la révolution.
En un mot, l’action extraparlementaire fut sacrifiée à l’action parlementaire, mais précisément à cause de cela toutes les deux furent condamnées à la stérilité et toute la lutte à l’échec. » (Sur la grève générale.)

La grève générale et la révolution de 1905

Mais la grève générale conquiert des lettres de noblesse comme arme de combat du prolétariat au cours de la première révolution russe en 1905. Les lecteurs doivent se reporter à la brochure de Rosa Luxemburg « Grève générale (ou grève de masse), parti et syndicats », ainsi qu’au livre de Trotsky « 1905 ». Cet article ne peut que se borner à souligner l’essentiel. La grève générale du début de l’année 1905 ouvre la première révolution russe. Mais la grève générale de janvier‑février 1905 vient de loin. Rosa Luxemburg écrit :

« La période actuelle, pour ainsi dire officielle, de la révolution russe, est avec raison datée du soulèvement du prolétariat de Saint‑Pétersbourg, le 22 janvier 1905, de ce défilé de 200 000 ouvriers devant le palais du tsar, qui se termina par un terrible massacre. La sanglante fusillade de Saint‑Pétersbourg fut, comme on sait, le signal de l’explosion de la première série gigantesque de grèves en masse s’étendant en peu de jours sur toute la Russie et, de Saint-Pétersbourg, portant dans tous les coins de l’empire et les couches les plus étendues du prolétariat le rappel de la révolution. Mais ce soulèvement de Saint‑Pétersbourg au 22 janvier n’était que le point culminant d’une grève en masse qui avait embrassé tout le prolétariat de la capitale des tsars en janvier 1905. Or, cette grève de janvier à Saint‑Pétersbourg eut lieu incontestablement sous l’influence immédiate de la gigantesque grève générale qui avait éclaté peu auparavant, en décembre 1904, dans le Caucase, à Bakou, et tint longtemps toute la Russie haletante. Mais, à leur tour, les événements de décembre à Bakou n’étaient qu’un dernier et vigoureux rejeton des grandes grèves qui, en 1903 et 1904, avaient, comme un tremblement de terre périodique, ébranlé tout le midi de la Russie, et dont le prologue fut la grève de Batoum, dans le Caucase, en mars 1902. Enfin, ce premier mouvement de grève en masse dans la chaîne continue des éruptions révolutionnaires actuelles n’est lui-même séparé que par cinq ou six années de la grève générale des ouvriers textiles de Saint‑Pétersbourg, en 1896 et 1897. Et si le mouvement d’alors semble séparé de la révolution d’aujourd’hui par quelques années de calme apparent et de réaction énergique, tout homme qui connaît l’évolution politique intérieure du prolétariat russe jusqu’au degré actuel de conscience de classe et d’énergie révolutionnaire fera commencer l’histoire de la période présente de luttes en masse avec ces grèves générales de Saint‑Pétersbourg. Elles ont, entre autres, pour le problème de la grève en masse, cette importance qu’elles contiennent déjà en germe tous les éléments principaux des grèves en masse qui suivirent. »

Tout ce processus est évidemment inséparable du développement de tous les rapports économiques, sociaux et politiques qui ont lieu en Russie au cours de cette période. Le vieil empire des tsars est déjà profondément miné, brutalement intégré au capitalisme mondial au moment où celui‑ci parvient à son stade impérialiste. Les contradictions explosives de l’époque de impérialisme se nouent à celles du vieil empire, le déstabilisent complètement. La guerre contre le Japon et la défaite démontrent l’extrême faiblesse de la Russie des tsars et précipitent la révolution. Quantà la grève générale de janvier 1905,

« là encore, l’occasion fut, comme on sait, minime. Deux ouvriers des chantiers Poutilov avaient été renvoyés parce qu’ils appartenaient à l’association « légale » de Zoubatov. Cette mesure de rigueur provoqua, le 16 janvier une grève de solidarité de tous les ouvriers de ces chantiers, au nombre de 12 000. Les social-démocrates commencèrent, à l’occasion de la grève, une vive agitation pour l’extension des revendications, posèrent celles de la journée de huit heures, du droit de coalition , de la liberté de parole et de la presse, etc. La fermentation des ateliers Poutilov gagna rapidement les autres prolétaires et, en peu de jours, 140 000 ouvriers étaient en grève. Des délibérations en commun et des discussions orageuses conduisirent à l’élaboration de cette charte prolétarienne des libertés civiques, portant tête la journée de huit heures, et avec laquelle, le 22 janvier, 200 000 ouvriers, conduits par le prêtre Gapone, défilèrent devant le palais du tsar. En une semaine, le conflit des deux ouvriers renvoyés des chantiers de Poutilov s’est transformé en prologue de la plus grosse révolution temps modernes.
Les événements qui suivirent sont connus : le massacre de Saint‑Pétersbourg provoquait en janvier et février, dans tous les centres industriels et les villes de Russie, de Pologne, de Lituanie, des provinces baltiques, du Caucase, de la Sibérie, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, de gigantesques grèves en masse et grèves générales. Mais, si l’on y regarde de plus près, les grèves en masse se produisent dès lors sous d’autres formes que dans la période précédente. Cette fois, les organisations social-démocrates prirent partout les devants par des appels, partout c’est la solidarité révolutionnaire avec le prolétariat de Saint‑Pétersbourg qui fut expressément marquée comme le motif et le but de la grève générale, partout il y eut aussitôt des manifestations, des discours, des combats avec la troupe. Pourtant, là non plus, il ne fut question ni de plan préalable, ni d’action organisée, car les appels des partis pouvaient à peine aller du même pas que les soulèvements spontanés de la masse ; à peine les dirigeants avaient‑ils le temps de formuler les mots d’ordre de la foule des prolétaires se ruant en avant.
Autre différence : les grèves en masse et générales antérieures avaient leur origine dans le concours de diverses luttes pour les salaires, lesquelles, dans la tendance générale de la situation révolutionnaire et sous l’impulsion de l’agitation des social-démocrates, devenaient vite des manifestations politiques ; l’élément économique et la dispersion syndicale étaient le point de départ, l’action de classe combinée et la direction politique étaient le résultat final. Ici, le mouvement se fait à rebours. Les grèves générales de janvier‑février éclatèrent tout d’abord comme action révolutionnaire unie, sous la direction de la social‑démocratie ; mais cette action se rompit bientôt en une infinité de grèves locales, parcellaires, économiques, dans diverses régions, villes, professions, usines.
Durant tout le printemps de 1905 jusqu’au plein été, fermenta dans l’empire géant une lutte économique infatigable de tout le prolétariat contre le capital, lutte qui gagna par en haut les professions libérales et petites‑bourgeoises, employés de commerce, de banque, ingénieurs, comédiens, artistes, et pénétra par en bas jusque chez les gens de maison les agents subalternes de la police jusque même dans les couches du « lumpenproletariat », débordant en même temps de la ville dans les campagnes et frappant même aux portes des casernes. »

Le massacre du dimanche sanglant (le 9 janvier selon le calendrier russe, le 22 janvier selon notre calendrier) impulsait le développement d’une grève générale qui s’annonçait. En octobre 1905 une nouvelle grève générale déferlait

« comme réponse au projet de Douma Boulyguine, la seconde grève générale étendue à tout l’empire et dont les travailleurs des chemins de fer donnent le mot d’ordre. Cette seconde grande action révolutionnaire du prolétariat présente déjà un caractère essentiellement différent de la première, celle de janvier. L’élément de conscience politique y joue un bien plus grand rôle. A la vérité, ici encore, la première occasion de grève en masse a été secondaire et en apparence fortuite : c’est le conflit des cheminots avec l’administration à propos de la caisse des retraites. Mais le soulèvement général du prolétariat industriel qui suivit est soutenu par une claire idée politique. Le prologue de la grève de janvier avait été une supplique au tsar pour la liberté politique ; le mot d’ordre de la grève d’octobre était : Finissons‑en avec la comédie constitutionnelle du tsarisme ! Et, grâce au résultat immédiat de la grève générale : le manifeste du tsar du 30 octobre, le mouvement ne rentre pas en lui-même, comme en janvier, pour aller retrouver les commencements de la lutte de classe économique ; il déborde au-dehors dans une ardente activité de la liberté politique nouvellement conquise. Manifestations, réunions, une jeune presse, des discussions politiques au grand jour et des massacres sanglants comme fin de chanson, là-dessus nouvelles grèves générales et nouvelles manifestations ‑ tel est l’orageux tableau que présentent les journées de novembre et décembre.
En novembre, à l’appel de la social‑démocratie, s’organise à Saint-Pétersbourg la première grève en masse de démonstration, pour protester contre les massacres et l’établissement de l’état de siège en Livonie et en Pologne. La fermentation qui suit le court rêve constitutionnel et le cruel réveil mène finalement, en décembre, à l’explosion de la troisième grève générale en masse dans tout l’empire. Cette fois encore, le cours et l’issue en sont tout autres que dans les deux premiers cas. L’action politique ne se tourne plus en action économique, comme en janvier, mais elle n’obtient pas non plus une victoire rapide, comme en octobre. La camarilla tsariste ne renouvelle pas les essais tentés avec la véritable liberté politique ( ... ). Par l’évolution logique interne des événements qui se déroulent, la grève en masse se transforme cette fois en révolte ouverte, en lutte armée de rue et de barricades à Moscou. Les journées de décembre à Moscou terminent la première année de la révolution, si laborieuse, comme point culminant de la ligne ascendante de l’action politique et du mouvement de grève en masse. »

Après elles s’amorce le reflux de la révolution.

Rosa Luxemburg définit remarquablement le contenu de la grève générale :

« Grèves politiques et économiques, grèves en masse et partielles, grèves de démonstration et de combat, grèves générales d’une ville, luttes pacifiques pour les salaires et batailles de rue, combats de barricades ‑ tout cela se croise, se côtoie, se traverse, se mêle : mer de phénomènes éternellement mouvante et changeante. Et la loi du mouvement de ces phénomènes devient claire : elle n’est pas dans la grève en masse elle-même, ni dans ses caractères techniques, mais bien dans les rapports politiques et sociaux des forces de la révolution. La grève en masse n’est que la forme revêtue par la lutte révolutionnaire et toute modification dans les rapports des forces aux prises, dans le développement du parti et dans la séparation des classes, dans la position de la contre‑révolution, agit immédiatement, par mille voies invisibles et incontrôlables, sur l’action de la grève. Mais avec cela cette action même ne cesse presque pas un instant. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son plus puissant ressort. En un mot, la grève en masse, telle que nous la montre la révolution russe, n’est pas un moyen ingénieux, inventé pour donner plus de force à la lutte prolétarienne ; elle est le mode de mouvement de la masse prolétarienne, la forme de manifestation de la lutte prolétarienne dans la révolution. »

2
Un rôle déterminant dans les processus révolutionnaires à l’époque impérialiste

La révolution russe de 1905 peut être considérée non seulement comme la répétition de la révolution russe de 1917, mais encore comme la préface à l’époque de la révolution prolétarienne mondiale. Dans toutes les révolutions prolétariennes qui ont eu lieu depuis, la « grève de masse », la grève générale, a joué un rôle déterminant dans le processus révolutionnaire. A chaque fois, elle a été l’indispensable « rassemblement des opprimés contre les oppresseurs ».
La Grève Générale en Février 1917 et Novembre 1918

A propos de la révolution de février 1917, Trotsky écrit :

« Le 23 février, c’était la "Journée internationale des femmes". On projetait, dans les cercles de la social-démocratie, de donner à ce jour sa signification par les moyens d’usage courant : réunions, discours, tracts. La veille encore, il ne serait venu à la pensée de personne que cette « Journée des femmes » pût inaugurer la révolution. Pas une organisation ne préconisa la grève ce jour‑là. Bien plus, une organisation bolcheviste, et des plus combatives, le comité du rayon essentiellement ouvrier de Vyborg, déconseillait toute grève. L’état d’esprit des masses, d’après le témoignage de Kaïourov, un des chefs ouvriers du rayon, était très tendu et chaque grève menaçait de tourner en collision ouverte. Mais comme le comité estimait que le moment d’ouvrir les hostilités n’était pas encore venu ‑ le parti n’étant pas encore assez fort et la liaison entre ouvriers et soldats étant trop insuffisante ‑ il avait donc décidé de ne point faire appel à la grève, mais de se préparer à l’action révolutionnaire pour une date indéterminée. Telle fut la ligne de conduite préconisée par le comité à la veille du 23, et il semblait que tous l’eussent adoptée. Mais le lendemain matin, en dépit de toutes les directives, les ouvrières du textile quittèrent le travail dans plusieurs fabriques et envoyèrent des déléguées aux métallos pour leur demander de soutenir la grève. C’est "à contre‑cœur", écrit Kaïourov, que les bolcheviks marchèrent, suivis par les ouvriers mencheviques et socialistes‑révolutionnaires. Mais, du moment qu’il s’agissait d’une grève de masse, il fallait engager tout le monde à descendre dans la rue et prendre la tête du mouvement : telle fut la résolution que proposa Kaïourov, et le comité de Vyborg se vit contraint de l’approuver. " L’idée d’une manifestation mûrissait depuis longtemps parmi les ouvriers mais, à ce moment, personne ne se faisait encore une idée de ce qui en sortirait." Prenons bonne note de ce témoignage d’un participant, très important pour la compréhension du mécanisme des événements. »

Le mouvement est lancé. La grève générale alimente les manifestations. Les manifestations étendent la grève générale. Mais ce ne sont là que les moyens de la mobilisation au grand jour des opprimés. Mouvements de masse, combats partiels avec le patron, début d’armement des masses en lutte, contacts avec les soldats, amènent à la victoire de la révolution lorsque les soldats s’insurgent et passent ouvertement du côté de la révolution. Ainsi, en cinq jours, la monarchie est balayée. L’ouvrier a fait sa jonction avec le paysan sous l’uniforme.

Tout au cours de la révolution russe, en avril, en juin, en juillet, grèves générales et manifestations immenses rassemblent à nouveau les masses à la tête desquelles marche le prolétariat. Ainsi les masses fusion­nent, deviennent un corps, le prolétariat se constitue en classe s’exprimant et agissant. En octobre, l’insurrection bolchevique a l’aspect d’une opération militaire, d’un coup d’État. Mais elle est la plus haute forme de mobilisation ordonnée du prolétariat comme classe. Elle inclut par conséquent la grève générale bien qu’elle la dépasse de loin.

La révolution allemande de novembre 1918 est également précédée de grèves de masse en 1917. La révolution combine soulèvements de métallos et de soldats, grève générale, manifestations de masse, assauts contre les prisons.

« Dans la soirée, les hommes de confiance du parti social‑démocrate dans les entreprises présentent leurs rapports aux responsables : ils sont unanimes à affirmer que, dans toutes les usines, les ouvriers sont prêts à passer à l’action le 9 novembre, et qu’il ne saurait être question de chercher désormais à les retenir. Les appels au combat vont parvenir à des hommes décidés à se battre de toute façon.
La révolution est désormais lancée. Ceux qui la voulaient et cherchaient à la préparer, ceux qui la désiraient mais qui n’y croyaient pas et souhaitaient qu’elle soit provoquée, ceux qui ne la voulaient pas et l’avaient jusqu’au dernier moment combattue, vont, ensemble, prendre le train en marche. Les nouvelles qui parviennent de toutes les régions d’Allemagne dans la nuit du 8 au 9 le confirment : ici les marins, là les soldats lancent des manifestations, tandis que les ouvriers se mettent en grève. On désigne des conseils d’ouvriers et de soldats. Les prisons sont prises d’assaut. Le drapeau rouge, emblème de la révolution mondiale, flotte sur les édifices publics. » (Pierre Broué ‑ Révolution en Allemagne).

Désormais toute véritable crise révolutionnaire verra la combinaison de la grève de masse, de la grève générale, des manifestations, des combats de rue, de l’armement du prolétariat, de la dislocation de l’armée, sinon du passage des soldats du côté de la révolution, cela à des degrés divers.

Ici, il est utile de remarquer que grève générale et grève de masse ne sont pas nécessairement identiques. Rosa Luxemburg montre que, dans la Russie des années précédant la révolution de 1905 et pendant cette révolution, de nombreuses grèves de masse déferlent, qui ne mettent en mouvement qu’une partie ou un secteur du prolétariat. Par contre, en janvier et en octobre 1905 , il s’agit d’authenti­ques grèves générales. Mais les grèves de masse s’intègrent dans le processus révolutionnaire. Elles préparent la grève générale ou la prolongent. Là où, tel un bouillonnement, les grèves de masse déferlent, la grève générale n’est pas loin, bien qu’il se peut qu’elle ne se produise pas. Inverse­ment, toute grève générale n’est pas obligatoirement précédée de grèves de masse. Il est important de ne pas pro­céder par schéma. Une chose est certaine : lorsque des centaines de mil­liers de prolétaires se mettent en mou­vement, que déferlent les grèves de masse, c’est que tout le prolétariat bouillonne, c’est qu’il se produit une fermentation générale à l’intérieur de la classe ouvrière : grève générale et révolution sont à l’ordre du jour.
La grève générale contre le coupo d’État de Kapp

Dans un pays aussi industrialisé que l’Allemagne, la grève générale mon­trera sa redoutable puissance en mars 1920. Elle brisera le coup d’État mili­taire que le général von Lüttwitz a organisé avec la participation de l’état­-major et du représentant des junkers prussiens et des hauts fonctionnaires impériaux. Pierre Broué rapporte :

« Les insurgés lancent un ultima­tum qui exige la démission d’Ebert et l’élection d’un nouveau président, la dissolution du Reichstag et de nouvelles élections, et, en attendant, un cabinet de techniciens avec un géné­ral au ministère de la Guerre. Noske, qui convoque les chefs militaires non liés au complot dans son bureau à 1 h 30, s’entend répondre qu’il n’est pas question de résister les armes à la main. Le conseil des ministres, réuni à 3 h, décide finalement d’évacuer la capitale, n’y laissant que deux de ses membres, dont le vice‑chancelier Schiffer : avant l’aube, la quasi-totalité du gouvernement et plus de deux cents députés ont pris la route de Dresde, où ils pensent trouver protection auprès du général Maercker.
Aux premières heures de la matinée, les hommes d’Ehrhardt occupent Berlin, hissant le drapeau impérial sur les édifices publics. Installé à la chancellerie, Kapp promulgue ses premiers décrets, proclame l’état de siège, suspend tous les journaux, nomme commandant en chef le général von Lüttwitz. A midi, il peut considérer que tous les états‑majors et toutes les forces de police de la région militaire de Berlin se sont ralliés à son entreprise. Inquiets de l’attitude du général Maercker, les membres du gouvernement ont repris la route, cette fois dans la direction de Stuttgart, où ils pensent pouvoir compter sur le général Bergmann. Au soir du 13 mars, il semble que le putsch l’ait emporté sans effusion de sang puisque, nulle part, ni l’armée ni la police ne font mine de s’y opposer, et les autorités du Nord et de l’Est reconnaissent le nouveau gouvernement.
Pendant que le gouvernement prend la fuite, la résistance s’organise pourtant. Dès le matin, Legien réunit la commission générale des syndicats : à 11 heures, celle‑ci lance le mot d’ordre de grève générale. De son côté, Wels, un des rares dirigeants social‑démocrates à être resté sur place, fait rédiger et imprimer une affiche, qu’il fait suivre des signatures des ministres social-démocrates ‑ qu’il n’a évidemment pas consultés ‑ et qui appelle à la grève générale sur le thème de l’union contre la contre‑révolution et pour la défense de la république. Le parti social‑démocrate indépendant appelle aussi les ouvriers à la grève générale "pour la liberté, pour le socialisme révolutionnaire, contre la dictature militaire et le rétablissement de la monarchie".
Dès le 14 mars, qui est pourtant un dimanche, il est possible de mesurer l’emprise et l’ampleur du mouvement. Les trains s’arrêtent les uns après les autres. A Berlin, à 17 heures, il n’y a plus ni trams, ni eau, ni gaz, ni électricité. Un peu partout éclatent des bagarres entre militaires et ouvriers. La veille, il y a déjà eu des réactions : à Chemnitz, à l’initiative des communistes que dirige Brandler, constitution d’un comité d’action comprenant les syndicats et tous les partis ouvriers : il prend les devants, en l’absence de troupes, constitue une milice ouvrière, l’Arbeiterwehr, qui occupe la gare, la poste, l’hôtel de ville. A Leipzig, les négociations sont entamées entre partis ouvriers, mais les communistes refusent de signer le texte préparé par les autres organisations pour appeler à la grève générale. Dans la nuit du 13 au 14, les premiers incidents violents se produisent à Dortmund, entre la police et des manifestants ouvriers. Le 14, les premiers combats commencent dans la Ruhr. Le général von Watter donne à ses troupes l’ordre de marcher sur Hagen, où les ouvriers s’arment : social‑démocrates et indépendants lancent un appel commun à la grève générale. A Leipzig, les hommes des corps francs ouvrent le feu sur une manifestation ouvrière : il y a vingt‑deux morts, et les combats se poursuivent. A Chemnitz, les organisations ouvrières décident la constitution immédiate d’une milice ouvrière de 3 000 hommes.
( ... ) En fait, dès le 15 mars, le gouvernement Kapp‑Lüttwitz est complètement paralysé. Le socialiste belge Louis De Brouckère écrit :
"La grève générale ( ... ) les étreint maintenant de sa puissance terrible et silencieuse."
Tout est mort dans Berlin, où le pouvoir ne parvient pas à faire imprimer une seule affiche. Au contraire, dans la Ruhr, où le corps franc Lichtschlag s’est mis en mouvement, il a été tout de suite attaqué par des détachements d’ouvriers armés. On se bat, de même, à Leipzig, à Francfort, à Halle et à Kiel. Les marins de Wilhelmshaven se sont mutinés, et arrêtent l’amiral von Leventzow et quatre cents officiers.
( ... ) Dans la Ruhr, un phénomène comparable, mais qui entraîne des masses ouvrières plus nombreuses, donne naissance à ce qu’on appellera l’« armée rouge » : un comité d’action formé à Hagen sous l’impulsion des militants indépendants Stemmer, un mineur, et Josef Ernst, métallo, crée un « comité militaire » : en quelques heures, 2 000 travailleurs en armes marchent sur Wetter, où les ouvriers sont aux prises avec les corps francs.
Le 16 mars, il semble qu’on se batte ou qu’on s’y prépare dans l’Allemagne entière, sauf peut-être dans la capitale, où la supériorité militaire des troupes semble écrasante. L’« armée rouge » des ouvriers de la Ruhr marche sur Dortmund. Les corps francs et la Reichswehr tiennent le centre de Leipzig contre des détachements ouvriers improvisés. A Kottbus, le major Buchrucker donne l’ordre de fusiller sur place tout civil porteur d’armes. A Stettin, où s’est constitué un comité d’action sur le modèle de Chemnitz, c’est dans la garnison qu’on se bat entre partisans et adversaires du putsch.
A Berlin, Kapp, aux abois, négocie avec le vice‑chancelier Schiffer, qui représente le gouvernement Bauer. Kapp accepte dans l’intérêt commun que le général Groener tente une médiation auprès du président Ebert. Mais Ebert ne se presse pas. Kapp, aux prises avec la grève générale, lutte en réalité "contre des problèmes qui dépassent les forces humaines", selon l’expression de Benoist‑Méchin. Son gouvernement est en quelque sorte suspendu dans le vide. Le pain, la viande, commencent à manquer dans la capitale. Le directeur de la Reichsbank refuse de payer les dix millions de marks que lui réclame Kapp. Le 16 mars, à 13 heures, celui‑ci donne l’ordre "de fusiller les meneurs et les ouvriers des piquets de grève à partir de 16 heures". Cette fois, c’est le grand patronat lui-même qui s’émeut devant une mesure qui risque de déclencher la guerre civile ; à la tête d’une délégation, Ernst von Borsig en personne assure à Kapp qu’il faut renoncer à la force :
"L’unanimité est si grande au sein de la classe ouvrière qu’il est impossible de distinguer les meneurs des millions d’ouvriers qui ont cessé le travail."
Les ouvriers de la Ruhr ont repris Dortmund à 6 heures du matin. Dans la nuit du 16 au 17, un régiment de pionniers se mutine à Berlin même, emprisonne ses officiers. Il faut l’intervention du fer de lance du putsch, la brigade de marine Ehrhardt, pour obtenir leur libération. Si les putschistes s’obstinent, la guerre civile est inévitable et la victoire ouvrière probable, tant sur eux que sur le gouvernement, dont la base et les possibilités d’action se restreignent d’heure en heure, puisque l’armée, putschiste ou "neutre", a cessé désormais d’être sûre.
Le 17 mars, Kapp, qui a pris conscience de sa défaite, choisit la fuite. Pressé par des officiers plus politiques que lui de mettre fin à l’aventure, le général von Lüttwitz l’imite à quelques heures de distance, laissant même au vice‑chancelier Schiffer le soin de rédiger sa lettre d’explication. Ses adjoints, qui ne répondent déjà plus de leurs troupes, demandent que le commandement soit remis à un général qui ne se soit pas compromis dans le putsch : von Seeckt sera cet homme providentiel. Au total, le putsch n’a pas duré plus d’une centaine d’heures, et il a bel et bien été écrasé par la réaction ouvrière, au premier chef la grève générale.
Mais les conséquences n’en sont pas épuisées. Le même jour en effet éclatent à Berlin les premiers combats armés : échange de coups de feu à Neukölln, construction de barricades par les ouvriers à la porte de Kottbus. A Nuremberg, la Reichswehr tire sur une manifestation ouvrière, faisant vingt‑deux morts et déclenchant en contre‑coup une véritable insurrection. A Suhl, les milices ouvrières s’emparent d’un centre d’entraînement de la Reichswehr et y mettent la main sur un important stock d’armes et de munitions. A Dortmund, la police, contrôlée par les social-démocrates, se range du côté de l’armée rouge, contre les corps francs. Partout la grève générale se poursuit. La question est désormais de savoir si la fuite précipitée de Kapp va permettre de l’arrêter, et à quel prix, ou bien si la vague révolutionnaire imprudemment soulevée par les kappistes conduit à une nouvelle guerre civile. »

La faiblesse et les erreurs du Parti communiste allemand, les hésitations du Parti social‑démocrate indépendant, le rôle que la direction réformiste des syndicats a joué dans le déclenchement de la grève générale permettront que le mouvement soit finalement canalisé et que la grève générale cesse le 22 mars. Un nouveau gouvernement social‑démocrate est formé, que préside Hermann Müller.

Ce même gouvernement Müller confiera au général von Watter le soin de rétablir l’ordre dans la Ruhr et d’y écraser l’« armée rouge ». P. Broué écrit :

« Le 3 avril, les troupes de von Watter se mettent en marche. Elles ne rencontrent qu’une résistance sporadique, le chaos et la discorde entre dirigeants paralysant toute velléité de coordination de la défense. Le comportement des troupes pendant cette récupération du bassin est tel qu’il provoque l’indignation de Severing lui-même. Bientôt les tribunaux militaires vont frapper de lourdes peines de prison les militants ouvriers accusés de crimes ou de délits de droit commun, en réalité mesures de réquisition ou de combat. Un mois après l’écrasement du putsch par la grève générale, les complices des putschistes prennent dans la Ruhr une bonne revanche. »

Legien, le vieux leader syndical réformiste ayant maintes fois condamné le recours à la grève générale, a déclenché la grève générale contre le coup d’État de Kapp. A ce titre, elle mérite que l’on s’y arrête car elle présente un cas particulier, illustrant notamment les contradictions du réformisme, qui peut être caractérisé comme classique. Le même Legien se refuse à lever le petit doigt pour empêcher le massacre de l’« armée rouge » et des ouvriers de la Ruhr par la Reichswehr, alors qu’ils ont joué un rôle considérable au cours de la grève générale qui a écrasé le coup d’État de Kapp.
La grève par « vagues » de 1920 en France

Au cours de toute cette période, la grève générale est un des chaînons dans tous les processus révolutionnaires plus ou moins développés qui se produisirent en Autriche, en Hongrie, en Italie, en Espagne, etc. Il n’est pas possible de s’y arrêter dans le cadre de cet article. Il faut cependant signaler le mouvement gréviste de 1920 en France et la grève générale en Angleterre en 1926.

Au début de l’année 1920, en France, une première grève des cheminots éclate à la suite de la mise à pied de deux jours infligée au cheminot Campanaud pour s’être absenté de son travail afin de se rendre à une réunion syndicale. L’ordre de grève est donné sur le PLM et la compagnie du PLM révoque 500 cheminots. La fédération lance l’ordre de grève générale des cheminots. E. Dolléans écrit :

« A l’appel de grève générale, tous les réseaux, à l’exception de celui du Nord, ont répondu. Au bout de quel­ques jours, l’arrêt du travail est pres­que complet sur toutes les lignes. Le gouvernement décide la mobilisation militaire des cheminots, mais n’ordonne d’abord que celle de trois classes du service actif. La fédération des mineurs, celle des métaux, les dockers votent des ordres du jour de solidarité avec les cheminots ; dans les mines de houille du Pas‑de‑Calais, éclatent des grèves partielles. Le gou­vernement ne poursuivit pas jusqu’au bout le geste qu’il avait ébauché. L’enjeu ne lui parut pas justifier le risque. Il décida de faire un geste lui permettant de détacher du bloc gré­viste la majorité des cheminots. Celle-ci ne pouvait se laisser séduire par l’exécution des promesses si longtemps différées. Pour dénouer une grève qu’elle n’avait pas voulue, A. Millerand s’adresse à la fédération des cheminots. La CGT, de son côté, estime le mouvement de grève préma­turé son Conseil économique du travail n’ayant pas encore mis au point un plan de gestion des services publics. Sur l’injonction du président du conseil, la commission Tissier, sortie de son sommeil, a préparé les bases d’un accord éventuel entre les cheminots et les compagnies. M. Millerand offre sa médiation. La fédération des cheminots et les compagnies l’acceptent. Le 1° mars, l’accord est signé et les représentants des cheminots demandent à la commission administrative de la CGT d’y souscrire.
Quelles étaient les conditions de l’arbitrage ? La détermination rapide des échelles de salaires par la com­mission Tissier, la promesse de fixer le statut des délégués syndicaux. Enfin et surtout, la grève n’entraînera pas de révocations. L’ordre de reprise du travail est lancé ; les syndicalistes révolutionnaires critiquent la fédération des cheminots, "la grande responsable de l’échec de la grève générale". Par contre, ils ménagent la CGT. Même, le 2 mars, le comité de grève fait appel au bureau confédéral et Georges Dumoulin pour qu’il vienne, aux côtés de Monmousseau, affirmer la victoire des cheminots et recommander la reprise du travail. »

Mais, en réalité, la prudence du gouvernement lui est commandée parce que la grève générale des chemi­nots est annonciatrice d’une grève générale de l’ensemble des corporations.

« En avril, au congrès des cheminots, à la salle Japy, le bureau fédéral est mis en cause et condamné. Les conditions de l’accord de mars n’avaient pas été respectées par les compagnies : d’où une irritation naturelle qui explique le vote d’un ordre du jour adressant au gouvernement une mise en demeure. Le président du conseil, alors à San Remo, répond aussitôt en refusant de réviser l’accord signé. Le congrès décide donc la grève immédiate et pose comme revendications : la nationalisation des chemins de fer, la réintégration des cheminots, l’abandon des poursuites judiciaires et la reconnaissance du droit syndical.
La décision des cheminots, portée à la connaissance de la CGT, est un appel au concours de l’administration confédérale. Les rédacteurs de l’ordre du jour espèrent pouvoir ainsi entraîner les grandes organisations syndicales, "déclencher les vagues successives d’assaut". Mais il faut obtenir l’assentiment de la CGT, car le second ordre du jour a été voté par une majorité plus faible. Une troi­sième motion, votée le 25 avril à Aubervilliers, décide la grève géné­rale de tous les réseaux, mais en lais­sant au nouveau bureau fédéral le soin d’en fixer la date et d’examiner, en accord avec la CGT, si le I° mai doit être le pivot de l’action.
Le 28 avril, Jouhaux déclare à la commission administrative : « il y a un saut à faire : il faut le faire coura­geusement. Il ne saurait être question de tendances. Les responsabilités devront être partagées, quelle que soit l’issue de la lutte. La CGT entend se réserver la direction du mouvement ainsi que ses conclu­sions. » En fait, par 28 voix contre 22, le comité fédéral des cheminots avait voté la grève générale pour le 30 avril. Le comité fédéral met ainsi la CGT devant le fait accompli, puisque les ordres de grève sont lancés avant que la commission administrative de la CGT se soit réunie.
Le 1° mai 1920 est fêté par toute la France d’une façon exceptionnelle. Il est suivi de grèves de solidarité dans la région lyonnaise en faveur des che­minots ; du 11 au 16 mai, chômage général pour les tramways, à Lyon et à Saint‑Etienne, et dans le bâtiment ; dans les mines de Saint‑Etienne, de Montceau‑les‑Mines, chez les métal­lurgistes de Lyon. Grève générale des ouvriers imprimeurs à Lyon ; du 17 au 23 mai, les quotidiens n’ont pas paru.
La grève des cheminots se déve­loppe. Des manifestes adoptés par la fédération des cheminots et la CGT réalisent l’accord sur la tactique de la grève, la tactique des vagues successi­ves : mineurs, marins, dockers doi­vent entrer dans la lutte afin de paralyser la vie économique. »

Cela signifie que le bureau confédé­ral est contre la grève générale et en sabote la possibilité au moyen d’une « tactique » qui sera reprise plus tard par les staliniens en novembre­-décembre 1947 (voir dans le n° 589 de « La Vérité » l’article sur la grève Renault).

La grève des cheminots s’effrite. Le 15 mai, la commission administrative de la CGT invite les cheminots à reprendre le travail. La grève est battue ides centaines et des centaines de révocations sont prononcées, des militants syndicalistes‑révolutionnaires sont arrêtés dès le 3 mai. Pierre Monatte, ensuite Levesque, Midol et Monmousseau, le 19 mai. Millerand, l’ancien ministre « socialiste » du gouvernement Waldeck‑Rousseau, intente des poursuites contre les secrétaires confédéraux et demande au parquet la dissolution de la CGT.

Les grèves de 1920 ont une grande importance en ce qu’elles marquent une étape de la lutte des classes en France. Pour la première fois depuis la Commune, un mouvement prolétarien d’une si vaste ampleur a lieu ; pour la première fois en termes réels de lutte de classe et non de résolutions et de discours gauchistes de congrès, la grève générale est à l’ordre du jour. Mais aussi l’éclatante démonstration est faite de comment une direction ouvrière peut, au nom de la grève générale, trahir la grève générale.
La Grève Générale en Angleterre

De cela, la grève générale anglaise fournit un autre exemple. Comme souvent, cette grève générale est venue de loin. Ses origines profondes sont dans la crise qui étreint l’impérialisme anglais, qui était encore avant la guerre l’impérialisme dominant et dont la dégringolade est commencée et se précipite. (Voir « Où va l’Angleterre ? » de Trotsky.) Mais il se bat pour conserver sa position et en faire supporter les conséquences à la classe ouvrière anglaise. En septembre 1919 éclate la grève des 500 000 cheminots anglais. En lançant l’ordre de grève, J. H. Thomas, secrétaire du syndicat des cheminots, déclare :

« C’est le jour le plus triste de ma vie. J’ai tout fait pour trouver un moyen de conciliation et j’ai échoué. »

Edouard Dolléans écrit dans son « Histoire du mouvement ouvrier (1871‑1936) » :

« Le 27 septembre, le trafic est complètement paralysé. Mais des navires de guerre viennent mouiller à l’embouchure de la Tamise ; des soldats, baïonnette au canon, parcourent les rues de Londres. Les cheminots ont fait appel à la solidarité ouvrière. A Leeds, 1 500 postiers refusent de participer au transport des lettres par automobiles. L’opinion générale des grandes corporations ouvrières est favorable aux cheminots. Les compagnies font appel au recrutement de volontaires ; seulement, le 1° octobre, il n’y a que huit cents trains en service, soit 2 % du service normal. Des usines sont obligées de fermer, faute de charbon ; des mines cessent de travailler, parce que le charbon n’est pas enlevé.
J.‑H. Thomas a voulu conserver à la grève son caractère corporatif ; il a refusé l’aide des employés de tramways et omnibus de Londres, celle aussi des électriciens. Cependant, peu à peu, la grève a une tendance à se généraliser. Le 1° octobre, les organisations des transports, des postiers, de l’industrie du livre, des mécaniciens‑constructeurs de navires, à la suite d’une réunion, décident d’envoyer une délégation au Premier ministre. Celui‑ci pose, comme condition préalable à toute négociation, la reprise du travail. Les cheminots refusent. Une nouvelle réunion des grandes corporations ouvrières a lieu. Leur pression amène le gouvernement a trouver un compromis. La grève avait duré neuf jours et n’avait été qu’une grève corporative, qui n’avait pas permis d’amorcer la grève générale. »

Mais celle‑ci est à l’ordre du jour. L’industrie minière a été une des composantes de la domination de l’industrie britannique au XIX° siècle. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle est en pleine crise, entre les mains de centaines de sociétés privées, et incapable de supporter la concurrence étrangère. Les 800 000 mineurs réclament la nationalisation des mines. Pendant l’hiver 1920, ils se prononcent, par 524 000 voix contre 346 000, pour la grève générale.

« Mais, le 11 mars 1920, le congrès syndical extraordinaire réuni à Londres pour obliger le gouvernement à procéder à la nationalisation des mines écarte la proposition de grève générale soumise par les mineurs. A l’action syndicale comportant la grève générale, que préconisent Frank Hodges, secrétaire de la fédération des mineurs, et Tom Mann, secrétaire de la société des mécaniciens, le congrès, à une grosse majorité, préfère l’action parlementaire préconisée par J.‑H. Thomas, appuyé par Tom Shaw, des textiles, et J.‑R. Clynes, des ouvriers non qualifiés. Ceux‑ci justifient leur attitude par le revirement de la majorité syndicale anglaise :
"Au lendemain des élections générales kaki, les mineurs avaient eu avec eux, pour la grève générale, la masse syndicale, le centre qui suit tantôt un courant, tantôt un autre. Aujourd’hui, après la série des succès électoraux travaillistes aux élections partielles, le centre est contre eux et suit les politiciens partis à la conquête de la Chambre des communes.
Pourquoi l’aventure risquée d’une grève générale, quand nous avons à notre portée un moyen plus simple, moins coûteux et certainement pas aussi dangereux ? Nous devons montrer aux travailleurs que la voie saine, c’est d’user intelligemment du pouvoir que leur offre la Constitution la plus démocratique du monde et qui leur permet d’obtenir tout ce qu’ils désirent." (J.‑H. Thomas.)
J.‑H. Thomas, par son influence, fait échec aux syndicalistes qui escomptaient le succès d’une grève générale grâce au jeu de la triple alliance. » (La triple alliance est composée des fédérations des cheminots, des mineurs et des transporteurs. NDLR.)

En 1921, à nouveau les mineurs sont prêts à la grève. Les compagnies décident en effet de substituer aux négociations nationales sur les salaires des négociations régionales. Pour prévenir la grève, elles décident le lock‑out. Une fois encore, les mineurs font appel à la « triple alliance ». Mais les dirigeants « négocient » avec le Premier ministre et refusent d’appeler à la grève générale. Ou plutôt :

« Après avoir lancé l’ordre de grève générale le vendredi 15 avril 1921 ( ... ), le secrétaire général des cheminots J.‑H. Thomas recule et annule cet ordre. Nouvel échec qui aboutit à l’écrasement des mineurs, laissés à leurs propres forces. »

En 1926 la charge accumulée va exploser. Les compagnies houillères veulent imposer une baisse des salaires. En même temps, la commission d’enquête sur la situation des mines concluait au rachat des compagnies minières, à leur fusion et à leur gestion sous le contrôle du gouvernement. A.J. Cook, alors secrétaire général de la fédération des mineurs, lance le slogan : « Ni un penny sur la paie, ni une seconde sur la journée », et rejette le rapport de la commission. C’est notamment pour maintenir la parité-or de la livre que le gouvernement et le patronat se livrent à une offensive anti‑ouvrière qui touche plus particulièrement les mineurs, mais aussi toutes les corporations. Les masses veulent la grève générale. Le Trade union council (TUC) décide alors de lancer l’ordre de grève générale. Mais, dès le départ, comment agit‑il ? Retenons le témoignage de Henry Pelling dans son « Histoire du syndicalisme britannique », précisément parce qu’il est favorable à la direction du TUC.

« Le conseil général n’avait commencé ses préparatifs qu’une semaine avant la cessation du travail. Cependant, les dispositions prises étaient au fond raisonnables, et on ne peut mettre leur succès en doute. En plus du million de mineurs déjà en grève, un million et demi d’ouvriers cessèrent le travail. C’étaient tous les ouvriers des transports, les imprimeurs de livres et de journaux, certains ouvriers du bâtiment, ceux du fer et de l’acier, des produits chimiques lourds et de la production d’énergie. Parmi ceux qui furent autorisés à poursuivre le travail, on trouve les ouvriers du textile et les employés des postes. Les ouvriers de l’industrie mécanique et des chantiers maritimes ne cessèrent le travail qu’au bout d’une semaine.
Ce n’était donc pas à proprement parler une "grève générale", et le conseil général refusa de lui donner ce nom : néanmoins, du fait qu’elle était beaucoup plus "générale" que toutes les grèves précédentes ou à venir, on l’a toujours appelée ainsi. »

Ainsi donc, le conseil général du TUC limite le plus qu’il lui est possible l’étendue de la grève générale. Pourtant :

« Il n’y avait pratiquement ni bus, ni trams, ni métros ; les docks, les hauts fourneaux et les centrales électriques devinrent aussi silencieux que les puits de mines. Les journaux avaient fermé leurs portes, et le gouvernement dut d’abord compter sur la BBC pour la diffusion des nouvelles : bientôt fut publié un journal officiel appelé "British Gazette". Dans les régions non industrielles du pays, la vie n’était guère changée, mais, dans tous les grands centres, c’était une expérience étrange et même irréelle. »

Un seul journal paraît, le « British Worker », que publie le Trade union council. Le gouvernement s’organise comme pour une guerre civile. Mais de l’autre côté, les membres du conseil général

« n’avaient aucun dessein révolutionnaire, ils redoutaient tout autant que le gouvernement une situation de chaos politique ; et, à mesure que le temps passait et que le gouvernement continuait à assurer le transport des produits essentiels, ils ne voyaient pas d’autre solution que la reprise des négociations. Plusieurs d’entre eux, J.‑H. Thomas en particulier, avaient peur de perdre le contrôle de leurs partisans et d’être entièrement dépassés par les événements ; ils étaient donc d’autant plus soucieux de saisir n’importe quelle occasion de reprendre contact avec le cabinet ».

Plus haut, Henry Pelling explique :

« Au début, le conseil général avait essayé d’exercer un contrôle global sur la grève pendant qu’il siégeait en session plénière au bureau du TUC, à Eccleston Square. Mais, dans les vingt‑quatre heures, Ernest Bevin, bien qu’il fût nouveau venu au conseil, avait pris l’initiative de persuader ses collègues de confier diverses responsabilités à des sous‑commissions, sous le contrôle suprême d’un petit comité d’organisation de la grève. Lui-même, en tant que secrétaire général du syndicat clé, la Transport and General workers union, faisait partie de ce comité.
Pendant ce temps, dans toutes les villes et cités de province, des comités de grève locaux voyaient le jour, généralement sous l’égide des conseils de métier. Souvent ils adoptèrent le titre militant de "comités d’action ". Les communications entre eux et Eccleston Square étaient maintenues grâce à des messagers et aussi, à partir du 5 mai, par un journal spécial publié par le conseil général, le "British Worker". »

Henry Pelling poursuit :

« Cette occasion fut fournie par le retour de l’étranger de Sir Herbert Samuel, président de la commission royale de 1925. Samuel se mit en rapport avec Thomas et avec les membres du cabinet ; et bientôt il rencontrait un comité de négociation du conseil général et essayait de mettre au point une solution acceptable pour les deux parties. Il dressa un mémorandum pour le règlement de la grève des mineurs selon les directives de ce comité ; et le comité accepta. Malheureusement, aucun responsable des mineurs ne faisait partie du comité : le comité exécutif de la fédération des mineurs avait quitté Londres, et ce ne fut que plus tard qu’il eut l’occasion de voir le mémorandum de Samuel : ils le rejetèrent, comme on pouvait s’y attendre. Cela n’empêcha pourtant pas le comité de négociation de poursuivre ses efforts dans la même direction ; au contraire, ayant découvert que l’attitude des mineurs était complètement négative, ses membres se sentirent dégagés de l’obligation de les consulter à l’avenir. En fait, ils se hâtèrent de persuader le conseil général d’arrêter la grève sur la base du rapport de Samuel ; et, sans s’assurer que le gouvernement avait pris des engagements avec lui, ils envoyèrent immédiatement une délégation au 10, Downing Street, pour annoncer cette décision au Premier ministre. Bevin, qui faisait partie de cette délégation, mais n’était pas membre du comité de négociation, essaya d’obtenir des engagements concernant la réintégration des grévistes et la suppression des lock‑out par les propriétaires des mines ; mais les réponses de Baldwin furent délibérément vagues, et Bevin commença à comprendre que la reprise du travail n’était en somme qu’une reddition sans conditions. En sortant, il dit à ses collègues J.‑H. Thomas et Arthur Pugh, président du conseil général : "Il y a quelque chose qui ne va pas. " Mais il était trop tard pour reculer : la décision avait été prise. C’était le 21 mai, le neuvième jour de la grève.
L’ordre de reprendre le travail surprit de nombreux grévistes, mais le comité de négociation essaya de dissimuler le fait qu’il s’agissait d’une reddition. Le "British Worker" publia ce "chapeau" trompeur : "Les conditions de paix : les mineurs ont eu un contrat honnête." Ceux qui reprenaient le travail subirent bientôt des brimades, si bien que l’étonnement fit place à la colère : ils se mirent en grève à nouveau, et, pendant quelques jours, la situation du pays fut aussi instable qu’auparavant. Peu à peu, les ouvriers comprirent que leurs neuf jours de solidarité s’étaient terminés par une défaite humiliante. Quant aux mineurs, ils restèrent en grève, se sentant trahis tout comme en 1921. »

La grève des mineurs britanniques s’est prolongée plusieurs mois : jusqu’à épuisement. A bout de ressources, les mineurs ont dû reprendre le travail. Il faut signaler ce que Trotsky écrit dans « L’Internationale communiste après Lénine » à propos du comité que la direction des syndicats de l’URSS avait constitué avec la direction du TUC :

« La grève générale avait pour but d’exercer, par la force de cinq millions d’ouvriers, une pression unie contre les industriels et l’État, puis­que la gestion de l’industrie charbonnière était le problème le plus important de la politique de l’État. A cause de la trahison de la direction, la grève fut sabotée dès la première étape. C’était une grande illusion que de croire qu’après cet échec la grève économique des mineurs, seule, isolée, obtiendrait ce que la grève générale n’avait pas obtenu. C’est en cela que résidait la force du conseil général. Par un froid calcul, il mena les mineurs à la défaite ; et des masses considérables d’ouvriers auraient dû se convaincre que les directives des Judas du conseil général étaient "justes" et "raisonnables" !
Le maintien de la coalition amicale avec le conseil général et l’aide don­née en même temps à la grève écono­mique des mineurs contre laquelle il intervenait paraissaient des manœuvres calculées pour que ceux qui se trouvaient à la tête des Trade unions pussent se tirer, avec un minimum de pertes, des épreuves les plus pénibles.
Les syndicats russes, du point de vue révolutionnaire, jouèrent un rôle très désavantageux et vraiment piteux. C’était un devoir évident d’aider à la grève économique, même quand elle fut isolée ; entre révolu­tionnaires, il ne peut y avoir là‑dessus d’opinions divergentes. Mais ce secours devait avoir non seulement un caractère financier, mais aussi un caractère révolutionnaire et politi­que. La direction syndicale russe devait dire franchement à la fédéra­tion des mineurs et à la classe ouvrière anglaise que la grève des mineurs n’avait de sérieuses chances de réussite que si, par son obstina­tion, sa ténacité, son envergure, elle était prête à frayer la voie à une nou­velle explosion de la grève générale. On ne pouvait arriver à un tel résultat qu’en luttant directement et ouverte­ment contre le conseil général, agence du gouvernement et des patrons char­bonniers. La lutte pour la transfor­mation de la grève économique en grève politique aurait dû signifier une guerre furieuse contre le conseil géné­ral sur le terrain de la politique comme sur celui de l’organisation ; le premier acte devait en être la dispari­tion du Comité anglo‑russe, devenu un obstacle réactionnaire, un boulet que l’on traînait au pied.
Aucun révolutionnaire qui pèse ses paroles n’affirmera que dans cette voie la victoire était assurée. Mais ce n’est que dans cette voie qu’elle était possible. La défaite éventuelle aurait été une défaite essuyée sur un chemin qui pouvait par la suite conduire au triomphe. Une telle défaite instruit, c’est‑à‑dire renforce les idées révolutionnaires dans la classe ouvrière. Au contraire, en ne soutenant que financièrement une grève corporatiste, qui traîna en longueur et finit par apparaître comme sans issue (corporatiste dans ses méthodes, elle était révolu­tionnaire et politique par ses buts), on ne fit qu’amener de l’eau au mou­lin du conseil général, qui attendait tranquillement que la grève s’achevât par épuisement pour prouver qu’il avait "raison". »

D’autres grèves, comme la grève générale de juin 1936 en France, présentent un intérêt considérable. Il n’est pas nécessaire d’en reprendre l’analyse : un important matériel existe à son propos que les militants peuvent étudier dans « Fronts populaires d’hier et d’aujourd’hui ». La révolution espagnole de 1936 s’est annoncée par de puissantes grèves de masse dans les villes et des occupations de terres à la campagne. Le coup d’État militaire de Franco l’a précipitée. Sur ce point un important matériel existe, notamment « La Révolution et la guerre d’Espagne » de Pierre Broué et Emile Témine.

Certes, la grève générale n’est pas la seule voie qui débouche sur la révolution prolétarienne. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le mouvement des partisans yougoslaves, en 1947‑1950, la guerre révolutionnaire en Chine, la guerre révolutionnaire que le Parti communiste vietnamien a dirigée contre l’impérialisme français de 1946 à 1954 et ensuite contre l’impérialisme américain, participaient des méthodes et des moyens de lutte contre l’impérialisme et la bourgeoisie. La grève générale n’a pour autant rien perdu de son importance décisive du point de vue de la mobilisation des masses, de l’ébranlement et de la dislocation de la société et de l’État bourgeois. La guerre révolutionnaire n’exclut pas la grève générale, ni la grève générale la guerre révolutionnaire. Les grèves de masse en mars 1943 et en mars 1944 en Italie du Nord ont annoncé la chute du fascisme et engagé le puissant mouvement révolutionnaire qui a secoué l’Italie à la fin de la guerre, tandis que se constituait un important mouvement de partisans. D’autres exemples existent.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, de multiples grèves générales ont jalonné le cours de la lutte des classes en France, en Italie, en Belgique, en Grèce, etc. Au contraire de ce que d’aucuns affirment, ces explosions prouvent que la lutte de classe dans les vieilles métropoles impérialis­tes n’est pas restée stagnante depuis la fin de cette guerre, mais que, à de nombreuses reprises et dans de nombreux pays, des crises sociales et politiques à caractère révolutionnaire ont eu lieu. La grève générale française d’août 1953, à laquelle le numéro 590 de « La Vérité » a consacré un article, fait partie de ces explosions à caractère révolutionnaire.
La Grève Générale en Belgique (1960-1961)

La grève générale belge qui a duré du 20 décembre 1960 au 20 janvier 1961 est une autre de ces explosions au cours desquelles était posée la ques­tion du gouvernement, du pouvoir. Au point de départ de la grève générale, le projet de loi du gouvernement Eyskens dit « loi unique » :

« Pour donner une idée de l’ampleur du projet mis sur pied par le gouvernement Eyskens, voici quelques‑unes des mesures prévues par cette loi :
• La loi unique porte de 40 à 50 % la part du financement par l’État des investissements privés.
• 85 % des nouveaux impôts de la loi unique proviennent de la fiscalité indirecte, qui pèse plus lourdement sur les travailleurs que sur les autres couches sociales.
• Augmentation de 20 % des taxes de transmission, qui doit rapporter 5,7 milliards, dont les travailleurs paieraient la plus grande partie sous forme d’une augmentation de prix ; cette augmentation étant d’ailleurs calculée de manière à ne pas provoquer la hausse de l’index, qui entraîne une hausse correspondante des salaires.
• Réduction de 1 milliard du fonds des communes et de 2 milliards du budget des secteurs sociaux.
• Augmentation de 25 % des cotisations de pension à la charge des agents des services publics. Pour ces mêmes agents, la loi unique prévoit le recul de l’âge de la retraite de 60 à 65 ans.
• Enfin, la loi unique remet en cause tout le système d’assurance maladie‑invalidité, et celui de l’assu­rance chômage, en permettant de pri­ver de secours certaines catégories de chômeurs au bout de quelques mois, et en établissant un système d’inquisi­tion à l’égard des chômeurs, soumis à de multiple mesures vexatoires et à des visites domiciliaires. » (brochure de la SPEL sur la grève générale belge).

Le 16 décembre 1960, au comité national de la Fédération générale des travailleurs belges (FGTB), une réso­lution déposée par Renard obtient 475 823 contre 496 487 et 53 000 abs tentions. Elle propose des débrayages régionaux, une grève générale de vingt‑quatre heures et un référendum sur la grève générale contre la loi uni­que. Compte tenu de ce que ce sont les dirigeants qui disposent des voix au comité national, cela signifie que la grande majorité des travailleurs belges étaient pour la grève générale. La Cen­trale générale des services publics appelle le 12 décembre à une grève illi­mitée à partir du 20 décembre, date de l’ouverture à la Chambre de la discus­sion de la loi unique. La grève est partout très largement suivie. Toutes les corporations s’engagent spontané­ment au cours des jours suivants dans la grève générale : la totalité des tra­vailleurs flamands, les secteurs décisifs d’Anvers et de Gand. Les 27 et 28 décembre, la grève générale atteint son sommet, le gouvernement est impuissant, paralysé, la grève générale est maîtresse du pays. Mais si certains dirigeants fédéraux ou locaux de la FGTB sont contraints de donner l’ordre de grève, seules les directions régionales wallonnes et celle d’Anvers donnent l’ordre de grève. La direction de la FGTB se refuse à lancer l’ordre de grève générale. Quant à la centrale syndicale chrétienne, elle joue ouvertement son rôle de jaune et de briseuse de grève.

Mais, à partir du 28 décembre, la grève doit déboucher sur le plan politique dans la lutte ouverte pour renverser le gouvernement, ou piétiner. Spontanément, les travailleurs dans les meetings et manifestations de rue fixent eux-mêmes le prochain objectif à atteindre : la marche sur Bruxelles, c’est‑à‑dire l’affrontement direct avec l’appareil d’État bourgeois dont les organes dirigeants, gouvernement, Parlement, sont tous concentrés dans la capitale.

De la bourgeoisie à la gauche du mouvement ouvrier, la garde est montée autour du gouvernement, du pouvoir, de l’État. Le gouvernement a mis le Parlement en vacances, le Parti socialiste et le Parti communiste belges « mènent la lutte pour sa convocation ». Les dirigeants de la FGTB s’opposent à la « marche sur Bruxelles » et également le leader de la « gauche », André Renard. Le 3 janvier, au cours d’un meeting, il condamne publiquement l’exigence des manifestants qui crient : « Marche sur Bruxelles ! » Pis encore, Renard met en avant des revendications propres à diviser les travailleurs flamands et wallons : « le droit pour la Wallonie de disposer d’elle‑même et de choisir les voies de son expansion économique et sociale » pour appliquer des « réformes de structure ». Quant à Mandel, il s’aligne sur André Renard. « La Gauche » du 14 janvier 1961 écrit :

« Il nous est reproché d’avoir lancé le mot d’ordre de marche sur Bruxelles. ( ... ) Comme nous constatons que cette revendication n’a pas été reprise par les dirigeants, nous nous inclinons, mais nous rappelons que, au moment où notre annonce de la semaine passée a paru, aucune indication n’était encore donnée à ce sujet. »

Dès lors, le mouvement décline, les travailleurs belges n’ayant pas les moyens organisationnels et politiques d’aller plus loin. Les comités de grève sont constitués uniquement de dirigeants syndicaux. Ce sont les directions syndicales de la FGTB, sous la houlette d’André Renard, qui se sont constituées en comité de coordination des régions wallonnes. Il n’existe pas de parti ou même d’organisation politique révolutionnaire capable d’intervenir efficacement dans la grève générale et d’ouvrir la voie du combat contre le gouvernement et pour un gouvernement ouvrier. André Renard estime que la grève générale est « une grève économique qui fait peser une pression sur le capitalisme et l’État ». A partir du 7 janvier, la grève décline. Le gouvernement a convoqué la Chambre, qui adopte le 14 la loi unique. Le 21 janvier, les derniers grévistes, les 120 000 métallurgistes des bassins de Liège et de Charleroi, reprennent le travail.
La Grève Générale et la Révolution hongroise des conseils (1956)

L’émergence de la révolution politique dans les pays où le capital a été exproprié mais où des bureaucraties parasitaires monopolisent le pouvoir politique et gèrent les nouveaux rapports de production, conditions de leurs privilèges économiques, tend à souligner la place déterminante de la grève générale dans le processus révolutionnaire pour balayer ces bureaucraties et pour que la classe ouvrière prenne ou reprenne le pouvoir. C’est en Allemagne de l’Est que le premier mouvement révolutionnaire du prolétariat contre la bureaucratie parasitaire a déferlé. Le 17 juin 1953, les ouvriers de la Stalin Allee à Berlin‑Est débraient et manifestent contre les conditions de travail qui leur sont imposées. Rapidement, la grève s’étend à l’Allemagne de l’Est et devient grève générale. Les comités ouvriers se constituent. La revendication d’un « gouvernement des métallurgistes » signifie clairement que l’objectif de la grève générale ne peut être que le pouvoir politique. Seule l’intervention des tanks de la bureaucratie du Kremlin pourra écraser le mouvement révolutionnaire des ouvriers de l’Allemagne de l’Est et briser leur grève générale.

Trois ans plus tard, en Pologne et en Hongrie, la grève générale rassemble les travailleurs de ces pays contre la bureaucratie. En Pologne, la bureaucratie, en remplaçant à temps Bierut par Gomulka, qui sort de prison, en obtenant de celle du Kremlin qu’elle consente au retrait de son Gauleiter, le maréchal Rokosswski, et renonce à intervenir militairement, parvient à contenir et ensuite à endiguer le mouvement révolutionnaire. Quant à la révolution hongroise des conseils, la chronologie des événements publiés dans « La Révolution hongroise des conseils ouvriers » de François Manuel suffit à rendre compte de la place centrale que la grève générale y occupe.

20‑21 octobre : révolution en Pologne, retour de Gomulka au pouvoir.
23 octobre : manifestation des étu­diants de Budapest et début de l’insurrection.
24 octobre : Nagy président du conseil. Intervention russe.
25 octobre : grève générale insurrectionnelle en Hongrie.
26 octobre : combats dans tout le pays, où se sont formés conseils ouvriers et comités révolutionnaires.
27 octobre : manifeste et programme des syndicats.
28 octobre : manifeste et programme des intellectuels. Election du conseil central des ouvriers de Budapest. Nagy signe une trêve avec les étudiants et négocie avec les conseils. Deuxième ministère Nagy avec des petits‑propriétaires et des nationaux‑ paysans.
29 octobre : Nagy reconnaît les conseils. Le PC salue l’insurrection.
30 octobre : Nagy révèle qu’il n’est pas responsable de l’appel aux Russes. Déclaration de Moscou sur les démo­craties populaires.
31 octobre : Budapest évacuée par les Russes.
1° novembre : neutralité de la Hongrie proclamée elle veut quitter le pacte de Varsovie ‑ les conseils recon­naissent le gouvernement Nagy.
2 novembre : fondation d’un nou­veau Parti communiste par Nagy, Kadar, Lukacsz ‑ manifestes et pro­grammes des syndicats et de la jeu­nesse.
3 novembre : troisième gouverne­ment Nagy avec des socialistes et des représentants des insurgés (Maleter).
4 novembre : deuxième intervention russe à l’appel d’un « gouvernement » Kadar ‑ les combats durent jusqu’au 11 environ.
14 novembre : premières promesses de Kadar à la radio.
14 novembre : le gouvernement Kadar reconnaît les conseils ouvriers.
14 novembre : le conseil central de Budapest pose ses conditions et décide la poursuite de la grève générale.
15 novembre : le conseil de Csepel décide la fin de la grève.
16 novembre : le conseil central appelle à la reprise du travail.
21 novembre : Kadar interdit la réu­nion du conseil national ouvrier – grève générale de quarante-huit heures déci­dée contre l’interdiction.
22 novembre : le conseil ouvrier de Csepel se prononce contre la grève de quarante‑huit heures.
23 novembre : le conseil central rap­porte l’ordre de grève après avoir négocié avec Kadar ‑ les Russes vio­lent l’accord entre Kadar et les Yougoslaves et enlèvent Nagy.
26 novembre : le conseil central demande des milices ouvrières et des journaux pour les conseils.
30 novembre : Kadar rejette les revendications des conseils.
4 décembre : Kadar dissout les comités révolutionnaires.
6 décembre : début des arrestations massives de membres des conseils ouvriers.
7 décembre : ordre de grève géné­rale de quarante‑huit heures du conseil central.
8 décembre : Kadar dissout le conseil central et les conseils locaux et régionaux.
10 et 11 décembre : grève générale en Hongrie.
11 décembre : arrestation de Sandor Racz, président du conseil central des ouvriers de Budapest.

1968 en Tchécoslovaquie

Classiquement, le mouvement révolutionnaire du printemps et de l’été 1968 en Tchécoslovaquie a commencé à se manifester par une crise qui fissure l’appareil stalinien. Mais celui-ci résiste. Antonin Novotny est remplacé, au cours de la session du 3 au 5 janvier du comité central du Parti communiste tchécoslovaque (PCT), par Alexandre Dubcek comme chef du gouvernement. Il reste cependant premier secrétaire du PC. Mais, au mois de mars, la classe ouvrière commence à intervenir ouvertement, directement, selon ses propres méthodes. Pierre Broué écrit :

« C’est par les jeunes ouvriers que l’agitation est passée des universités aux usines. Passifs d’abord et surtout méfiants, les ouvriers s’enhardissent peu à peu, avant de se mettre à leur tour en mouvement. Les réunions syndicales sont bondées, les orateurs toujours plus nombreux, les revendications apparaissent. La base exige le retour à la conception traditionnelle, ouvrière, des syndicats : des organismes de défense des intérêts matériels et moraux de la classe, des instruments des ouvriers. Dès le 12 mars, mis en accusation à une réunion de la fraction communiste du conseil central des syndicats, le président Pastyrik et deux de ses principaux collaborateurs démissionnent. Le 21, le présidium désigne le successeur de Pastyrik à la tête des syndicats, un ancien ministre, Karel Polacek. Mais les syndiqués ne l’entendent pas de cette oreille. Le 22, c’est la réunion du conseil central des syndicats. Le conseil du 9° arrondissement, celui du quartier de Vysocany, qui comprend notamment la grande usine de Sokolovo de CKD, a reçu un mandat des délégués des 85 000 ouvriers qu’il représente : il proteste contre la désignation par une instance du parti du nouveau président des syndicats, dont il souligne l’"incompétence en matière syndicale". Le conseil central, noyé sous les délégations envoyées par les usines, décide de ne pas les recevoir, "faute de place", mais doit néanmoins entendre l’ultimatum du conseil du 9° arrondissement, qui menace de lancer une grève de protestation si la nomination de Polacek est maintenue. La fraction communiste du conseil se réunit, lâche du lest, et vote une résolution qui condamne "la déformation du rôle dirigeant du parti, qui réduit les syndicats au rôle d’agents d’exécution et de courroies de transmission du parti et même des décrets et décisions gouvernementaux ( ... ), le style et les méthodes de travail ( ... ) qui ont remplacé les principes par la coercition".
Le conseil central la reprend à son compte. C’est que, partout, les travailleurs exigent, frappent du poing sur la table. Le 23 mars, Prace, le quotidien des syndicats, évoque "ces journées exaltantes ( ... ) avec l’éveil à la vie politique de cercles toujours plus larges ". Les délégations d’usine se succèdent, venues de toutes les régions, et en particulier celle de l’usine Skoda de Pilsen. Le conseil central interrompt sa session et le présidium annonce la convocation prochaine d’une conférence nationale des syndicats libres et démocratiques, qui se prononcera sur la nomination des nouveaux responsables et pourra remettre éventuellement en cause celle de Polacek. Un peu partout éclatent des grèves, fusent des menaces de grève : des directeurs sont congédiés par des assemblées ouvrières, démocratiquement remplacés ; on revendique des hausses de salaires, on ouvre des débats sur toutes les questions par affiches murales, tracts, assemblées générales. Le correspondant de l’Observer raconte : "Un exemple parmi d’autres. L’autre jour, dans une grande usine de Prague considérée comme un bastion de la ligne dure du parti, les dirigeants syndicaux réunissent 3 000 ouvriers pour une interruption de dix minutes et leur présentent une résolution toute prête de soutien à Dubcek et au plénum de janvier qui l’a élu. Mais les ouvriers insistent pour discuter eux‑mêmes et voter leurs propres résolutions. L’un après l’autre, ils bondissent à la tribune et critiquent les dirigeants syndicaux ( ... ). Le meeting dure une heure et demie et se termine par le vote de résolutions ( ... ). Une jeune fille dit : Ce serait une erreur fatale que de croire que, Novotny parti, tout va aller très bien. Cela ne doit être qu’un commencement." »

Novotny, incarnation de la mainmise de la bureaucratie du Kremlin sur la Tchécoslovaquie, démissionne le 22 mars.

Mais la classe ouvrière agit prudemment ; la grève générale ne déferle pas. Elle sait que la bureaucratie du Kremlin redoute le processus révolutionnaire en cours et fait tout ce qu’elle peut pour que ce qu’il reste de l’appareil stalinien en Tchécoslovaquie soit sauvé et contienne, puis refoule et écrase la révolution montante. Au cours du printemps et du début de l’été 1968, Moscou ne cesse d’intervenir politiquement en ce sens, appuyée par les bureaucraties satellites des autres pays de l’Europe de l’Est. Mais il devient clair que l’appareil ne peut être sauvé et la révolution refoulée de la même manière qu’en novembre 1956 en Pologne. Au mois de mai, la direction du PCT convoque pour le 9 septembre le XlV° Congrès du parti. Au cours de sa préparation, l’appareil est submergé, disloqué, balayé sous la pression des masses. Il ne fait aucun doute que l’appareil sera liquidé et que le PCT se disloquera au XIV° Congrès. Dans la nuit du 20 au 21 août, 500 000 hommes des armées russe, polonaise, est‑allemande, hongroise et bulgare envahissent la Tchécoslovaquie. Dubcek, Cernik, Smcrkowsky, Spacek, Kriegel, Suron sont arrêtés . Le comité de ville de Prague décide alors de convoquer par radio les délégués élus pour le XIV° Congrès. Il se tient clandestinement dans une usine du 9e arrondissement et élit une nouvelle direction.

« La classe ouvrière est le fer de lance de la résistance populaire ce sont les mineurs de Kladno, en grève dès le premier jour, imités par les mineurs des houillères de tout le pays, puis ceux des mines d’uranium. Ce sont les travailleurs des chemins de fer, qui arrêtent les transports de matériel en provenance d’Allemagne et de Russie et de troupes d’occupation. » (Pierre Broué.)

Une fois encore, la grève de masse rassemble la classe dans la résistance à l’oppression . Mais la direction politique n’est pas nette. Le XIV° Congrès renouvelle sa confiance aux « autorités légitimement désignées », nommément Dubcek et Svoboda. Il déclare qu’il lancera le mot d’ordre de grève générale à partir du 23 août à midi « si des pourparlers ne s’ouvrent pas dans les vingt‑quatre heures avec les autorités régulières du Parti et de l’État en vue du départ des troupes étrangères et si le camarade Dubcek n’en informe pas la nation en temps utile ». La bureaucratie du Kremlin devait se servir de Dubcek et de Svoboda en leur imposant les « accords » de Moscou, premier pas vers la « normalisation ». La grève générale n’aura pas lieu. De recul en recul, la bureaucratie du Kremlin imposera son gouvernement, la reconstruction de l’appareil, la « normalisation », l’épuration et la répression.
Grève de masse en Pologne (1970-1971)

En revanche, en décembre 1970 et janvier 1971, la grève de masse mobilise le prolétariat polonais contre la bureaucratie :

12 décembre 1970 : le soir on annonce une hausse des prix de 10 à 30 % sur les produits alimentaires de première nécessité, ainsi que sur d’autres biens de consommation. Les ouvriers des chantiers navals de Gdansk décident de se mettre en grève.
14 décembre : début des manifestations et des combats de rue au chant de « l’Internationale » et aux cris de « pain et liberté » à Gdansk, Gdynia et Sopot. La plupart des entreprises de la « triville » sont en grève. Les ouvriers des chantiers navals organisent des comités de grève.
15 décembre : début des manifestations et des combats de rue à Slupsk et à Elblag. Constitution d’un comité central de grève, réunissant les travailleurs de Gdansk, Gdynia et Sopot.
16 décembre : le mouvement de grève gagne dans toutes les grandes villes polonaises comme Szczecin, Varsovie, Cracovie, Poznan, Katowice, Wroclaw, Lodz, Zabrze, Gliwice, Czeztochowa, Bydgoszcz, etc. Selon une station de radio allemande, 60 % des usines polonaises ont cessé le travail.
17 décembre : début des manifestations et des combats de rue à Szczecin. Grève générale dans toute la ville. Constitution d’un comité central de grève, qui prend tout le pouvoir dans la ville. Décret signé par le Premier ministre Cyrankiewicz, instaurant l’état d’exception dans tout le pays.
20 décembre : destitution de Gomulka. Gierek devient premier secrétaire du POUP. Le bureau politique est profondément remanié. A la place de Spychalski (président du Conseil d’État), Kliszko (Affaires idéologiques), Strzelecki (appareil administratif) et Jaszczuk (Economie), viennent : Moczar (forces de sécurité), Babiuch (appareil administratif), Szydlak (Affaires idéologiques), Kociolek (Economie) et Jaroszewicz. Gomulka est également exclu du bureau politique.
23 décembre : session extraordinaire de la Diète. Jaroszewicz est nommé Premier ministre, Cyrankiewicz prend le poste de président du Conseil d’État. Plusieurs postes ministériels sont remaniés. « Déblocage » de sept milliards de zlotys pour augmenter les salaires, pensions et retraites des couches les plus touchées par la hausse des prix.
24 décembre : dans 106 grandes usines du pays, des réunions commencent, où les travailleurs se prononcent sur les modalités de la distribution des sept milliards. Appel du cardinal Wyszynski à l’ordre, à l’unité nationale et à la réconciliation de l’État avec l’Eglise.
29 décembre : signature de l’accord avec l’URSS prévoyant la livraison immédiate de deux millions de tonnes de blé.
6 janvier 1971 : Gierek et Jaroszewicz à Moscou.
7 janvier : nouvelle révolte des ouvriers des chantiers navals de Gdansk et de Gdynia. Mot d’ordre principal : libération des 200 ouvriers arrêtés au cours des journées de décembre. Les grévistes exigent la venue immédiate de Gierek. Les coupables des massacres doivent être désignés et punis. Des centaines de réunions et meetings se tiennent dans tout le pays. Des débrayages et des grèves sur le tas se poursuivront jusqu’au 26 janvier. Grève des transports en commun menée par des comités de grève.
9 janvier : les nouveaux dirigeants lancent une « campagne de vérité » dans tout le pays. Les travailleurs exigent le départ de Loga‑Sowinski, président des syndicats. Des réunions et meetings se succèdent aux chantiers navals de Gdansk. De même qu’à Szczecin, c’est une grève sur le tas.
11 janvier : visite éclair de Gierek à Berlin‑Est. C’est le troisième entretien avec Ulbricht, après celui de Tejchma et Jedrychowski.
13 janvier : limogeage de Antoni Walaszek de son poste de premier secrétaire du parti de Szczecin.
14 janvier : les nouvelles autorités annoncent le gel des prix sur certains biens de consommation.
15 janvier : démission de Loga-Sowinski.
16 janvier : Gierek et Jaroszewicz à Prague.
18 janvier : reprise des grèves à Gdansk, dans les chantiers navals. Grève des travailleurs des transports en commun de la « triville ». On exige notamment : liberté de presse et d’élections, limogeage de Kociolek et Moczar du bureau politique, augmentation générale des salaires, châtiment des responsables des massacres, etc.
20 janvier : la grève se poursuit à Gdansk. Les travailleurs des transports en commun unissent leurs comités de grève en un comité central de grève pour toute la « triville ».
22 janvier : de nouvelles grèves à Szczecin. Grève générale dans toute la ville. Le conseil ouvrier des chantiers navals exige la venue immédiate de Gierek. Mot d’ordre : augmentation des salaires de 30 %.
23janvier : des grèves éclatent dans les villes proches de Szczecin : Pila, Stargard, Szcezcinski et Swinoujscie. Circulaire de Jaroszewicz aux directeurs d’entreprise sur le « relâchement de la discipline du travail » et l’« esprit de tolérance à l’égard des ouvriers ». Limogeage de Switala, ministre de l’Intérieur.
24 janvier : à 6 heures du soir, Gie­rek et Jaroszewicz arrivent aux chantiers navals Warski. La confrontation directe avec les 12 000 travailleurs dure neuf heures. Conquêtes arrachées : libres élections aux instances du parti, des syndicats, de l’administration et des organisations de jeunesse ; les emprisonnés seront libérés ; les dirigeants et les participants aux grèves ne seront pas poursuivis. Réponse négative de Gierek à la revendication centrale sur la hausse des salaires.
25 janvier : dans les chantiers navals de Szczecin, une « commission ouvrière » est créée et exerce le pouvoir ensemble avec le comité de grève.
26 janvier : Gierek et Jaroszewicz passent toute la journée dans les chantiers navals de Gdansk, où la confrontation a duré sept heures. Les mêmes revendications qu’à Szczecin se répètent ici et les mêmes concessions sont faites par les dirigeants. Au cours de ce meeting, le nouveau ministre de l’Intérieur, Szlachcic, dit que « l’emploi des armes aurait pu être évité ».
27janvier : pour gagner l’appui des existants intellectuels, Gierek décide de… reconstruire le château des rois à Var­sovie, au coût de 2 milliards de zlotys.
28 janvier : le gouvernement renonce au nouveau système de « stimulants » qui avait provoqué le mécontentement des ouvriers.
29 janvier : petite révolution à Szczecin où les ouvriers se mettent à nouveau en grève, furieux contre le refus de Gierek d’augmenter les salaires.
31 janvier : Gierek annonce qu’ensemble avec Jaroszewicz, ils se rendront prochainement de nouveau aux chantiers navals de Szczecin.
5 février : nouveaux remaniements dans le comité régional du parti de Szczecin.

Ainsi donc, les premiers mouvements révolutionnaires et les premières révolutions politiques contre les bureaucraties parasitaires, pour les renverser ont mis en évidence la place que la grève de masse, la grève géné­rale, occupe dans le processus révolu­tionnaire. Celui‑ci ne se limite pas cependant à la grève de masse, à la grève générale ; il inclut la constitu­tion de comités, de soviets les mani­festations de masse, les combats de rue, la lutte politique sous de multiples formes. La nécessité de la direction révolutionnaire n’est pas moins grande pour conduire à la victoire la révolution politique qu’elle ne l’est pour conduire à la victoire la révolu­tion sociale. Dans les pays où le capital a été exproprié mais où le prolétariat doit chasser du pouvoir une bureau­cratie parasitaire et usurpatrice, la grève générale n’est pas moins égale­ment « le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs ». Son importance et son effica­cité sont d’autant plus grandes que les rapports de production sont des rap­ports de production de transition entre le capitalisme et le socialisme, que l’État est propriétaire de l’essentiel des moyens de production. De ce fait, la grève générale ébranle les fondements de l’appareil d’État. La classe ouvrière n’en doit pas moins, pour vaincre, s’emparer du pouvoir politique, cons­tituer un nouvel appareil d’État qui, sur la base des rapports de production, lui assure le pouvoir.
La grève générale à Cuba et au Nicaragua

Très souvent on semble vouloir l’ignorer, mais y compris à Cuba et au Nicaragua la grève générale a été au centre du processus révolutionnaire qui a abattu la dictature de Batista, puis, vingt ans après, celle de Somoza.

Cuba, fin décembre 1958‑début jan­vier 1959 :

« La grève ouvrière nationale dura plus d’une semaine : ce fut un facteur décisif de la victoire qui anéantit les tentatives de coup d’État militaire, de médiation américaine et consolida le nouveau pouvoir révolutionnaire… Il y avait plusieurs dizaines de milliers d’hommes qui possédaient toutes les armes, tandis que l’armée et les mili­ces rebelles ne comptaient pas plus de 5 000 hommes, dont beaucoup sans fusil, pour tout le pays. La grève a pesé de façon décisive dans la balance pour désarmer psychologiquement les militaires. De même que le refus massif du peuple de voter aux élections du 3 novembre 1958 avait été un autre facteur décisif. La grève générale fut l’instrument de la victoire, le Mouvement du 26 juillet est dans tout le pays la colonne vertébrale de cette victoire, et Fidel le chef incontesté. » (Journal de la révolution cubaine, Carlos Franqui.)

Au Nicaragua, le rapport de Luis Favre à la 9° session du bureau international du Comité d’organisation pour la reconstruction de la IV° Internationale, que le n° 589 de « La Vérité » a publié, souligne :

« La grève générale de trois mois ‑ devenue insurrectionnelle ‑, l’armement des masses dans le cours même de la guerre civile, les occupations de terres par les paysans, la constitution de milices et l’offensive militaire déclenchée par le Front sandiniste de libération nationale : tous ces éléments réunis sont venus à bout de la résistance de Somoza et de la Garde nationale.
( ... ) Avec l’aide d’un encadrement de l’armée du Panama, le FSLN masse ses troupes, sous la direction d’Eden Pastora, à la frontière du Costa Rica. L’objectif proclamé est celui d’occuper la ville de Rivas, au sud du pays, et d’installer le gouvernement provisoire dans le territoire même du Nicaragua. Cela aux fins d’obtenir la reconnaissance internationale du gouvernement et l’assurer ainsi d’une aide militaire et aussi de l’intervention directe des troupes du Panama et du Venezuela, qui assurent déjà un appui logistique et d’encadrement au FSLN.
Le FSLN lance, comme nous l’avons dit, un appel à la grève générale à partir du 4 juin. Sa nature d’organisation révolutionnaire petite‑bourgeoise, son caractère hétérogène, le fait qu’il veut véritablement en finir avec Somoza, expliquent qu’il peut appeler à la grève générale, participer et même impulser la constitution des comités et milices pour cette lutte.
Les troupes du FSLN n’atteindront cependant pas leurs objectifs et c’est l’intervention des masses, en particulier à Hasaya, Esteli et Leon, qui infligera les coups les plus décisifs à la Garde nationale.
Enfin, en dehors de tout mot d’ordre du FSLN, c’est le soulèvement de Managua, la capitale, qui fera pencher la balance définitivement en faveur des masses, de leurs milices et de leurs comités, et qui provoquera le départ de Somoza et la destruction de l’ancien régime.
C’est donc la grève générale, l’armement des masses, l’insurrection, auxquels se joignent les actions militaires du FSLN, qui en ont fini avec la dictature haïe. »

En ce qui concerne l’Iran, la déclaration du Comité d’organisation pour la reconstruction de la IV° Internationale résume rapidement le processus révolutionnaire qui a renversé le régime du chah :

« C’est en six mois que la dictature du chah a été réduite en miettes. En août 1978, après l’atroce provocation de l’incendie d’un cinéma à Abadan, 50 000 manifestants défient la police, criant : " Chah, nous te brûlerons ! "
Le 8 septembre, c’est le "vendredi noir". Fort de l’appui de l’impérialisme, de celui de la bureaucratie stalinienne, de celui de la bureaucratie de Pékin, le régime impérial compte sur la meurtrière efficacité de ses forces de répression. A Téhéran, c’est à la mitrailleuse lourde que l’armée ouvre le feu sur une immense manifestation.
Mais, dès le 24 septembre, le mouvement rebondit : c’est la grève des travailleurs du pétrole qui va déboucher sur la grève générale.
En janvier, le chah prend la fuite. Très vite, le gouvernement Bakhtiar semble s’évanouir, l’armée commence à se désagréger, les commandes de l’appareil d’État ne répondent plus. La grève générale paralyse le pays. Le 10 février, c’est l’insurrection qui éclate, et, en quelques heures, le feu de la révolution va gagner tout Téhéran, et bientôt tout le pays. »

La grève générale et la question du pouvoir- Stéphane Just

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