Accueil > 03 - HISTORY - HISTOIRE > 3ème chapitre : Révolutions bourgeoises et populaires > Les luttes de classes en France

Les luttes de classes en France

samedi 12 août 2017, par Robert Paris

1789-1793

Luttes de classes dans la Révolution française

Quand les historiens bourgeois reconnaissaient la lutte des classes dans la Révolution française

Lire aussi

1848-1850

Les luttes de classes en France

K. Marx

Introduction par Friedrich Engels

Le présent ouvrage de Marx fut sa première tentative d’explication d’un fragment d’histoire contemporaine à l’aide de sa conception matérialiste et en partant des données économiques qu’impliquait la situation. Dans le Manifeste communiste, la théorie avait été employée pour faire une vaste esquisse de toute l’histoire moderne, dans les articles de Marx et de moi qu’avait publiés la Neue Rheinische Zeitung nous l’avions utilisée pour interpréter les événements politiques du moment. Ici, il s’agissait, par contre, de démontrer l’enchaînement interne des causes dans le cours d’un développement de plusieurs années qui fut pour toute l’Europe aussi critique que typique, c’est-à-dire dans l’esprit de l’auteur, de réduire les événements politiques aux effets de causes, en dernière analyse, économiques.

Dans l’appréciation d’événements et de suites d’événements empruntés à l’histoire quotidienne, on ne sera jamais en mesure de remonter jusqu’aux dernières causes économiques. Même aujourd’hui où la presse technique compétente fournit des matériaux si abondants, il sera encore impossible, même en Angleterre, de suivre jour par jour la marche de l’industrie et du commerce sur le marché mondial et les modifications survenues dans les méthodes de production, de façon à pouvoir, à n’importe quel moment, faire le bilan d’ensemble de ces facteurs infiniment complexes et toujours changeants, facteurs dont, la plupart du temps, les plus importants agissent, en outre, longtemps dans l’ombre avant de se manifester soudain violemment au grand jour. Une claire vision d’ensemble de l’histoire économique d’une période donnée n’est jamais possible sur le moment même ; on ne peut l’acquérir qu’après coup, après avoir rassemblé et sélectionné les matériaux. La statistique est ici une ressource nécessaire et elle suit toujours en boitant. Pour l’histoire contemporaine en cours on ne sera donc que trop souvent contraint de considérer ce facteur, le plus décisif, comme constant, de traiter la situation économique que l’on trouve au début de la période étudiée comme donnée et invariable pour toute celle-ci ou de ne tenir compte que des modifications à cette situation qui résultent des événements, eux-mêmes évidents, et apparaissent donc clairement elles aussi. En conséquence la méthode matérialiste ne devra ici que trop souvent se borner à ramener les conflits politiques à des luttes d’intérêts entre les classes sociales et les fractions de classes existantes, impliquées par le développement économique, et à montrer que les divers partis politiques sont l’expression politique plus ou moins adéquate de ces mêmes classes et fractions de classes.

Il est bien évident que cette négligence inévitable des modifications simultanées de la situation économique, c’est-à-dire de la base même de tous les événements à examiner, ne peut être qu’une source d’erreurs. Mais toutes les conditions d’un exposé d’ensemble de l’histoire qui se fait sous nos yeux renferment inévitablement des sources d’erreurs ; or, cela ne détourne personne d’écrire l’histoire du présent.

Lorsque Marx entreprit ce travail, cette source d’erreurs était encore beaucoup plus inévitable. Suivre pendant l’époque révolutionnaire de 1848-1849 les fluctuations économiques qui se produisaient au même moment, ou même en conserver une vue d’ensemble, était chose purement impossible. Il en fut de même pendant les premiers mois de l’exil à Londres - pendant l’automne et l’hiver de 1849-1850. Or, ce fut précisément le moment où Marx commença son travail. Et malgré ces circonstances défavorables, sa connaissance exacte de la situation économique de la France avant la révolution de Février, ainsi que de l’histoire politique de ce pays depuis lors, lui a permis de faire une description des événements qui en révèle l’enchaînement interne d’une façon qui reste inégalée, description qui a subi brillamment la double épreuve que Marx lui-même lui a imposée par la suite.

La première épreuve eut lieu lorsque Marx, à partir du printemps de 1850, retrouva le loisir de se livrer à des études économiques et qu’il entreprit tout d’abord l’étude de l’histoire économique des dix dernières années. Ainsi, des faits eux-mêmes, il tira une vue tout à fait claire de ce que jusque-là il n’avait fait que déduire, moitié a priori, de matériaux insuffisants : à savoir que la crise commerciale mondiale de 1847 avait été la véritable mère des révolutions de Février et de Mars [1] et que la prospérité industrielle, revenue peu à peu dès le milieu de 1848 et parvenue à son apogée en 1849 et 1850, fut la force vivifiante où la réaction européenne puisa une nouvelle vigueur. Ce fut une épreuve décisive. Tandis que dans les trois premiers articles (parus dans les fascicules de janvier, février et mars de la Neue Rheinische Zeitung, revue d’économie politique, Hambourg, 1850) passe encore l’espoir d’un nouvel essor prochain de l’énergie révolutionnaire, le tableau historique du dernier fascicule double (de mai à octobre) paru en automne 1850 et qui fut composé par Marx et par moi, rompt une fois pour toutes avec ces illusions : « Une nouvelle révolution n’est possible qu’à la suite d’une nouvelle crise. Mais elle est aussi sûre que celle-ci. » Ce fut d’ailleurs la seule modification essentielle à faire. Il n’y avait absolument rien de changé à l’interprétation des événements donnée dans les chapitres précédents ni aux enchaînements de cause à effet qui y étaient établis, ainsi que le prouve la suite du récit donnée dans ce même tableau d’ensemble et qui va du 10 mars à l’automne de 1850. Voilà pourquoi j’ai inséré cette suite comme quatrième article dans cette nouvelle édition.

La deuxième épreuve fut plus dure encore. Immédiatement après le coup d’État de Louis Bonaparte du 2 décembre 1851, Marx travailla de nouveau à l’histoire de France de février 1848 jusqu’à cet événement qui marquait provisoirement la fin de la période révolutionnaire. (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 3° édition, Meissner Hambourg, 1885.) [2] Dans cette brochure, la période qu’il expose dans notre ouvrage est traitée à nouveau, quoique de façon plus brève. Que l’on compare avec la nôtre cette deuxième description écrite à la lumière de l’événement décisif survenu plus d’un an après, et l’on constatera que l’auteur n’eut que fort peu à y changer.

Ce qui donne encore à notre ouvrage une importance toute particulière, c’est le fait qu’il prononce pour la première fois sous sa forme condensée la formule par laquelle, à l’unanimité, les partis ouvriers de tous les pays du monde réclament la réorganisation de l’économie : l’appropriation des moyens de production par la société. Dans le deuxième chapitre, à propos du « droit au travail », qui est caractérisé comme « la première formule maladroite dans laquelle se résument les prétentions révolutionnaires du prolétariat », on peut lire :

Mais derrière le droit au travail il y a le pouvoir sur le capital, derrière le pouvoir sur le capital, l’appropriation des moyens de production, leur subordination à la classe ouvrière associée, c’est-à-dire la suppression du travail salarié ainsi que du capital et de leurs rapports réciproques.

Donc, pour la première fois, se trouve formulée ici la thèse par laquelle le socialisme ouvrier moderne se distingue nettement aussi bien de toutes les diverses nuances du socialisme féodal, bourgeois, petit-bourgeois, etc. que de la confuse communauté des biens du socialisme utopique et du communisme ouvrier primitif. Si, plus tard, Marx a élargi la formule à l’appropriation des moyens d’échange eux aussi, cette extension qui, d’ailleurs, allait de soi après le Manifeste communiste, n’exprimait qu’un corollaire de la thèse principale. Puis, quelques gens avisés en Angleterre ont encore ajouté dernièrement que l’on doit transférer aussi les « moyens de répartition » à la société. Il serait difficile à ces messieurs de dire quels sont donc ces moyens de répartition économiques différents des moyens de production et d’échange, à moins que l’on ne parle des moyens de répartition politiques, impôts, secours aux indigents, y compris le Sachsenwald [3] et autres dotations. Mais, premièrement, ceux-ci ne sont-ils pas déjà maintenant des moyens de répartition en possession de la collectivité, de l’État ou de la commune, et, deuxièmement, ne voulons-nous pas précisément les faire disparaître ?

*

**

Lorsque éclata la révolution de Février, nous étions tous, quant à la façon dont nous concevions les conditions et le cours des mouvements révolutionnaires, sous la hantise de l’expérience historique passée, et notamment de celle de la France. N’était-ce pas précisément de cette dernière qui, depuis 1789, avait dominé toute l’histoire de l’Europe, qu’était parti encore une fois le signal du bouleversement général ? Aussi, était-il évident et inévitable que nos idées sur la nature et la marche de la révolution « sociale » proclamée à Paris en février 1848, de la révolution du prolétariat, fussent fortement teintées des souvenirs des modèles de 1789 et de 1830 ! Et, notamment, lorsque le soulèvement de Paris trouva son écho dans les soulèvements victorieux de Vienne, Milan et Berlin, lorsque toute l’Europe jusqu’à la frontière russe fut entraînée. dans le mouvement, lorsque ensuite au mois de juin à Paris la première grande bataille pour le pouvoir se livra entre le prolétariat et la bourgeoisie, lorsque la victoire même de sa classe ébranla la bourgeoisie de tous les pays au point qu’elle se réfugia à nouveau dans les bras de la réaction monarchiste-féodale qu’on venait seulement de renverser, nous ne pouvions dans les circonstances d’alors absolument plus douter que le grand combat décisif était commencé, qu’il faudrait le livrer dans une seule période révolutionnaire de longue durée et pleine d’alternatives, mais qu’il ne pouvait se terminer que par la victoire définitive du prolétariat.

Après les défaites de 1849, nous ne partagions nullement les illusions de la démocratie vulgaire groupée autour des Gouvernements provisoires in partibus [4]. Celle-ci comptait sur une victoire prochaine, décisive une fois pour toutes, du « peuple » sur les « oppresseurs », nous sur une longue lutte, après l’élimination des « oppresseurs », entre les éléments antagonistes cachés précisément dans ce « peuple ». la démocratie vulgaire attendait le nouveau déclenchement du jour au lendemain ; dès l’automne de 1850, nous déclarions que la première tranche au moins de la période révolutionnaire était close et qu’il n’y avait rien à attendre jusqu’à l’explosion d’une nouvelle crise économique mondiale. C’est pourquoi nous fûmes mis au ban comme des traîtres à la révolution par les mêmes gens qui, par la suite, ont fait presque sans exception leur paix avec Bismarck, pour autant que Bismarck trouva qu’ils en valaient la peine.

Mais l’histoire nous a donné tort à nous aussi, elle a révélé que notre point de vue d’alors était une illusion. Elle est encore allée plus loin : elle n’a pas seulement dissipé notre erreur d’alors, elle a également bouleversé totalement les conditions dans lesquelles le prolétariat doit combattre. Le mode de lutte de 1848 est périmé aujourd’hui sous tous les rapports, et c’est un point qui mérite d’être examiné de plus près à cette occasion.

Toutes les révolutions ont abouti jusqu’à présent à l’évincement de la domination d’une classe déterminée par celle d’une autre ; mais toutes les classes dominantes n’étaient jusqu’à présent que de petites minorités par rapport à la masse du peuple dominé. C’est ainsi qu’une minorité dominante était renversée, qu’une autre minorité se saisissait à sa place du gouvernail de l’État et transformait les institutions publiques selon ses intérêts. Et, chaque fois, cette minorité était le groupe rendu apte au pouvoir et qualifié par l’état du développement économique et c’est précisément pour cela, et pour cela seulement, que lors du bouleversement la majorité dominée ou bien y participait en faveur de la minorité ou du moins l’acceptait paisiblement. Mais si nous faisons abstraction du contenu concret de chaque cas, la forme commune de toutes ces révolutions était d’être des révolutions de minorités. Même lorsque la majorité y collaborait, elle ne le faisait - sciemment ou non - qu’au service d’une minorité ; mais par là, et déjà aussi du fait de l’attitude passive et sans résistance de la majorité, la minorité avait l’air d’être le représentant du peuple tout entier.

Après le premier grand succès, c’était la règle que la minorité victorieuse se scindât en deux : une des moitiés était satisfaite du résultat obtenu, l’autre voulait encore aller plus loin, posait de nouvelles revendications qui étaient au moins partiellement dans l’intérêt réel ou prétendu de la grande foule du peuple. Ces revendications plus radicales s’imposaient bien dans certains cas, mais fréquemment pour un instant seulement ; le parti plus modéré reprenait la suprématie, les dernières acquisitions étaient perdues à nouveau en totalité ou partiellement ; les vaincus criaient alors à la trahison ou rejetaient la défaite sur le hasard. Mais en réalité la chose était le plus souvent ainsi, les conquêtes de la première victoire n’étaient assurées que par la deuxième victoire du parti plus radical une fois cela acquis, c’est-à-dire ce qui était momentanément nécessaire, les éléments radicaux disparaissaient à nouveau du théâtre d’opérations et leurs succès aussi.

Toutes les révolutions des temps modernes, à commencer par la grande révolution anglaise du XVIIe siècle [5], présentèrent ces caractéristiques qui paraissaient inséparables de toute lutte révolutionnaire. Elles parurent également applicables aux luttes du prolétariat pour son émancipation ; d’autant plus applicables que, précisément, en 1848, on pouvait compter les gens capables de comprendre, ne fût-ce que passablement, dans quelle direction il fallait chercher cette émancipation. Même à Paris, les masses prolétariennes elles-mêmes, n’avaient encore, après la victoire, absolument aucune idée claire de la voie à suivre. Et pourtant le mouvement était là instinctif, spontané, impossible à étouffer. N’était-ce pas là précisément la situation dans laquelle devait nécessairement réussir, une révolution conduite, il est vrai, par une minorité, mais cette fois non pas dans l’intérêt de la minorité, mais dans l’intérêt le plus immédiat de la majorité ? Si dans toutes les périodes révolutionnaires un peu longues, les grandes masses populaires pouvaient être gagnées si facilement par de simples supercheries présentées de façon plausible par les minorités poussant de l’avant, comment auraient-elles été moins accessibles à des idées qui étaient le reflet le plus caractéristique de leur situation économique et n’étaient autre chose que l’expression claire, rationnelle de leurs besoins qu’elles ne comprenaient pas encore elles-mêmes et dont elles n’avaient qu’un sentiment encore indistinct ? Cet état d’esprit révolutionnaire des masses, il est vrai, avait presque toujours fait place, et très vite le plus souvent, à une dépression ou même à un revirement en sens contraire, dès que l’illusion était dissipée et que la déception s’était produite. Mais il ne s’agissait point ici de supercheries, mais au contraire de la réalisation des intérêts les plus spécifiques de la grande majorité elle-même, d’intérêts qui, il est vrai, n’étaient point du tout clairs alors à cette grande majorité, mais qui devaient nécessairement lui devenir bientôt assez clairs au cours de la réalisation pratique par l’aspect convaincant de leur évidence. Et si, au printemps de 1850, comme Marx l’a démontré dans son troisième article, le développement de la République bourgeoise sortie de la révolution « sociale » de 1848 avait désormais concentré le véritable pouvoir dans les mains de la grande bourgeoisie - qui était en outre d’esprit monarchiste - et avait groupé par contre toutes les autres classes de la société, paysans comme petits bourgeois, autour du prolétariat, de telle sorte que dans et après la victoire commune ce n’étaient pas eux ; mais bien le prolétariat qui avait profité des leçons de l’expérience et qui devait nécessairement devenir le facteur décisif, - n’y avait-il pas là toutes les perspectives de transformation de cette révolution de la minorité en révolution de la majorité ?

L’histoire nous a donné tort à nous et à tous ceux qui pensaient de façon analogue. Elle a montré clairement que l’état du développement économique sur le continent était alors bien loin encore d’être mûr pour la suppression de la production capitaliste ; elle l’a prouvé par la révolution économique qui depuis 1848 a gagné tout le continent et qui n’a véritablement donné droit de cité qu’à ce moment à la grande industrie en France, en Autriche, en Hongrie, en Pologne et dernièrement en Russie et fait vraiment de l’Allemagne un pays industriel de premier ordre - tout cela sur une base capitaliste, c’est-à-dire encore très capable d’extension en 1848. Or, c’est précisément cette révolution industrielle qui, la première, a partout fait la lumière dans les rapports de classes, supprimé une foule d’existences intermédiaires provenant de la période manufacturière et en Europe orientale issues même des corps de métier, engendrant une véritable bourgeoisie et un véritable prolétariat de grande industrie et les poussant l’un et l’autre au premier plan du développement social. Mais, c’est à ce moment seulement, que la lutte de ces deux grandes classes qui, en 1848, en dehors de l’Angleterre, ne s’était produite qu’à Paris et tout au plus dans quelques grands centres industriels, s’élargit à toute l’Europe, prenant une intensité encore inimaginable en 1848. Alors, c’était encore la pléiade des évangiles fumeux de petits groupes avec leurs panacées, aujourd’hui c’est la seule théorie de Marx universellement reconnue, d’une clarté lumineuse et qui formule de façon décisive les fins dernières de la lutte ; alors, c’étaient les masses séparées et divisées selon les localités et les nationalités, unies seulement par le sentiment de leurs souffrances communes, peu évoluées, ballottées entre l’enthousiasme et le désespoir, aujourd’hui, c’est la seule grande armée internationale des socialistes, progressant sans cesse, croissant chaque jour en nombre, en organisation, en discipline, en clairvoyance et en certitude de victoire. Même si cette puissante armée du prolétariat n’a toujours pas atteint le but, si, bien loin de remporter la victoire d’un seul grand coup, il faut qu’elle progresse lentement de position en position dans un combat dur, obstiné, la preuve est faite une fois pour toutes qu’il était impossible en 1848 de conquérir la transformation sociale par un simple coup de main.

Une bourgeoisie divisée en deux fractions, monarchistes dynastiques [6], mais qui demandait avant toute chose le calme et la sécurité pour ses affaires financières ; en face d’elle, un prolétariat vaincu, il est vrai, mais toujours menaçant et autour duquel petits bourgeois et paysans se groupaient de plus en plus - la menace continuelle d’une explosion violente qui, malgré tout, n’offrait aucune perspective de solution définitive, - telle était la situation qu’on aurait dit faite pour le coup d’État du troisième larron, du prétendant pseudo-démocratique Louis Bonaparte. Se servant de l’armée, celui-ci mit fin le 2 décembre 1851 à la situation tendue, assurant bien à l’Europe la tranquillité intérieure, mais la gratifiant, par contre, d’une nouvelle ère de guerres [7]. La période des révolutions par en bas était close pour un instant ; une période de révolutions par en haut lui succéda.

La réaction impériale de 1851 fournit une nouvelle preuve du manque de maturité des aspirations prolétariennes de cette époque. Mais elle devait elle-même créer les conditions dans lesquelles celles-ci ne pouvaient manquer de mûrir. La tranquillité intérieure assura le plein développement du nouvel essor industriel, la nécessité d’occuper l’armée et de détourner vers l’extérieur les courants révolutionnaires engendra les guerres où Bonaparte chercha, sous le prétexte de faire prévaloir le « principe des nationalités », à ramasser quelques annexions pour la France. Son imitateur Bismarck adopta la même politique pour la Prusse : il fit son coup d’État, sa révolution par en haut en 1866 face à la Confédération allemande et à l’Autriche, et tout autant face à la Chambre des conflits de Prusse. Mais l’Europe était trop petite pour deux Bonaparte, et l’ironie de l’histoire voulut que Bismarck renversât Bonaparte et que le roi Guillaume de Prusse instaurât non seulement le petit Empire allemand, mais aussi la République française [8]. Or, le résultat général fut qu’en Europe l’indépendance et l’unification interne des grandes nations, à la seule exception de la Pologne, furent établies en fait, A l’intérieur, il est vrai, de limites relativement modestes - mais néanmoins dans des proportions suffisantes pour que le processus de développement de la classe ouvrière ne trouvât plus d’obstacles sérieux dans les complications nationales. Les fossoyeurs de la révolution de 1848 étaient devenus ses exécuteurs testamentaires. Et à côté d’eux se dressait déjà menaçant l’héritier de 1848, le prolétariat, dans l’Internationale.

Après la guerre de 1870-1871, Bonaparte disparaît de la scène, et la mission de Bismarck est terminée, de sorte qu’il peut de nouveau redescendre au rang de vulgaire hobereau. Mais c’est la Commune de Paris qui constitue la fin de cette période. Une tentative sournoise de Thiers pour voler ses canons à la garde nationale de Paris, provoqua une insurrection victorieuse. Il s’avéra de nouveau qu’à Paris il n’y a plus d’autre révolution possible qu’une révolution prolétarienne. Après la victoire, le pouvoir échut tout à fait de lui-même, de façon absolument indiscutée à la classe ouvrière. Et on put voir une fois de plus combien à ce moment-là, ce pouvoir de la classe ouvrière était encore impossible vingt ans après l’époque que nous décrivons ici. D’une part, la France fit faux bond à Paris, le regardant perdre son sang sous les balles de Mac-Mahon, d’autre part, la Commune se consuma dans la querelle stérile des deux partis qui la divisaient, les blanquistes (majorité) et les proudhoniens (minorité), tous deux ne sachant ce qu’il y avait à faire. Le cadeau de la victoire en 1871 ne porta pas plus de fruits que le coup de main en 1848.

Avec la Commune de Paris on crut le prolétariat combatif définitivement enterré. Mais, tout au contraire, c’est de la Commune et de la guerre franco-allemande que date son essor le plus formidable. Le bouleversement total de toutes les conditions de la guerre par l’enrôlement de toute la population apte à porter les armes dans les armées qui ne se comptèrent plus que par millions, les armes à feu, les obus, et les explosifs d’un effet inconnu jusque-là, d’une part mirent une brusque fin à la période des guerres bonapartistes et assurèrent le développement industriel paisible en rendant impossible toute autre guerre qu’une guerre mondiale d’une cruauté inouïe et dont l’issue serait absolument incalculable. D’autre part, du fait que les dépenses de guerre s’accroissaient en progression géométrique, les impôts s’élevèrent à une hauteur vertigineuse, jetant les classes populaires les plus pauvres dans les bras du socialisme. L’annexion de l’Alsace-Lorraine, cause immédiate de la folle course aux armements, a bien pu exciter le chauvinisme des bourgeoisies française et allemande l’un contre l’autre ; pour les ouvriers des deux pays, elle devint un élément nouveau d’union. Et l’anniversaire de la Commune de Paris fut le premier jour de fête universel de tout le prolétariat.

La guerre de 1870-1871 et la défaite de la Commune avaient, comme Marx l’avait prédit, transféré pour un temps de France en Allemagne le centre de gravité du mouvement ouvrier européen. En France, il va de soi qu’il fallut des années pour se remettre de la saignée de mai 1871. En Allemagne, par contre, où l’industrie, favorisée en outre par la manne des milliards français [9], se développait vraiment comme en serre chaude à un rythme toujours accéléré, la social-démocratie grandissait avec une rapidité et un succès plus grands encore. Grâce à l’intelligence avec laquelle les ouvriers allemands ont utilisé le suffrage universel institué en 1866, l’accroissement étonnant du Parti apparaît ouvertement aux yeux du monde entier dans des chiffres indiscutables. En 1871, 102 000 ; en 1874, 352 000 ; en 1877, 493 000 voix social-démocrates. Ensuite, vint la reconnaissance de ces progrès par les autorités supérieures sous la forme de la loi contre les socialistes [10] ; le Parti fut momentanément dispersé, le nombre de voix tomba en 1881 à 312 000. Mais ce coup fut rapidement surmonté, et, dès lors, c’est seulement sous la pression de la loi d’exception, sans presse, sans organisation extérieure, sans droit d’association et de réunion, que l’extension rapide va vraiment commencer : 1884 : 550 000, 1887 : 763 000, 1890 : 1 427 000 voix. Alors, la main de l’État fut paralysée. La loi contre les socialistes disparut, le nombre des voix socialistes monta à 1787 000, plus du quart de la totalité des voix exprimées. Le gouvernement et les classes régnantes avaient épuisé tous leurs moyens - sans utilité, sans but, sans succès. Les preuves tangibles de leur impuissance, que les autorités, depuis le veilleur de nuit jusqu’au chancelier d’Empire, avaient dû encaisser, - et cela de la part d’ouvriers méprisés ! - ces preuves se comptaient par millions. L’État était au bout de son latin, les ouvriers n’étaient qu’au commencement du leur.

Mais, outre le premier service que constituait leur simple existence, en tant que Parti socialiste, parti le plus fort, le plus discipliné et qui grandissait le plus rapidement, les ouvriers allemands avaient rendu encore à leur cause un autre grand service. En montrant à leurs camarades de tous les pays comment on se sert du suffrage universel, ils leur avaient fourni une nouvelle arme des plus acérée.

Depuis longtemps déjà, le suffrage universel avait existé en France, mais il y était tombé en discrédit par suite du mauvais usage que le gouvernement bonapartiste en avait fait. Après la Commune, il n’y avait pas de parti ouvrier pour l’utiliser. En Espagne aussi, le suffrage universel existait depuis la République, mais en Espagne l’abstention aux élections fut de tout temps la règle chez tous les partis d’opposition sérieux. Les expériences faites en Suisse avec le suffrage universel étaient rien moins qu’un encouragement, pour un parti ouvrier. Les ouvriers révolutionnaires des pays romans s’étaient habitués à regarder le droit de suffrage comme un piège, comme un instrument d’escroquerie gouvernementale. En Allemagne, il en fut autrement. Déjà le Manifeste communiste avait proclamé la conquête du suffrage universel, de la démocratie, comme une des premières et des plus importantes tâches du prolétariat militant, et Lassalle avait repris ce point. Lorsque Bismarck se vit contraint d’instituer ce droit de vote [11] comme le seul moyen d’intéresser les masses populaires à ses projets, nos ouvriers prirent aussitôt cela au sérieux et envoyèrent August Bebel au premier Reichstag constituant. Et à partir de ce jour-là, ils ont utilisé le droit de vote de telle sorte qu’ils en ont été récompensés de mille manières et que cela a servi d’exemple aux ouvriers de tous les pays. Ils ont transformé le droit de vote, selon les termes du programme marxiste français [12] de moyen de duperie qu’il a été jusqu’ici en instrument d’émancipation . Et si le suffrage universel n’avait donné d’autre bénéfice que de nous permettre de nous compter tous les trois ans, que d’accroître par la montée régulièrement constatée, extrêmement rapide du nombre des voix, la certitude de la victoire chez les ouvriers, dans la même mesure que l’effroi chez les adversaires, et de devenir ainsi notre meilleur moyen de propagande ; que de nous renseigner exactement sur notre propre force ainsi que sur celle de tous les partis adverses et de nous fournir ainsi pour proportionner notre action un critère supérieur à tout autre, nous préservant aussi bien d’une pusillanimité inopportune que d’une folle hardiesse tout aussi déplacée - si c’était le seul bénéfice que nous ayons tiré du droit de suffrage, ce serait déjà plus que suffisant. Mais il a encore fait bien davantage. Avec l’agitation électorale, il nous a fourni un moyen qui n’a pas son égal pour entrer en contact avec les masses populaires là où elles sont encore loin de nous, pour contraindre tous les partis à défendre devant tout le peuple leurs opinions et leurs actions face à nos attaques : et, en outre, il a ouvert à nos représentants au Reichstag une tribune du haut de laquelle ils ont pu parler à leurs adversaires au Parlement ainsi qu’aux masses au dehors, avec une tout autre autorité et une tout autre liberté que dans la presse et dans les réunions. A quoi servait au gouvernement et à la bourgeoisie leur loi contre les socialistes si l’agitation électorale et les discours des socialistes au Reichstag la battaient continuellement en brèche.

Mais en utilisant ainsi efficacement le suffrage universel le prolétariat avait mis en œuvre une méthode de lutte toute nouvelle et elle se développa rapidement. On trouva que les institutions d’État où s’organise la domination de la bourgeoisie fournissent encore des possibilités d’utilisation nouvelles qui permettent à la classe ouvrière de combattre ces mêmes institutions d’État. On participa aux élections aux différentes Diètes, aux conseils municipaux, aux conseils de prud’hommes, on disputa à la bourgeoisie chaque poste dont une partie suffisante du prolétariat participait à la désignation du titulaire. Et c’est ainsi que la bourgeoisie et le gouvernement en arrivèrent à avoir plus peur de l’action légale que de l’action illégale du Parti ouvrier, des succès des élections que de ceux de la rébellion.

Car, là aussi, les conditions de la lutte s’étaient sérieusement transformées. La rébellion d’ancien style, le combat sur les barricades, qui, jusqu’à 1848, avait partout été décisif, était considérablement dépassé.

Ne nous faisons pas d’illusions à ce sujet : une véritable victoire de l’insurrection sur les troupes dans le combat de rues, une victoire comme dans la bataille entre deux armées est une chose des plus rares. Mais d’ailleurs il était rare aussi que les insurgés l’aient envisagée. Il ne s’agissait pour eux que d’amollir les troupes en les influençant moralement, ce qui ne joue aucun rôle ou du moins ne joue qu’un rôle beaucoup moins grand dans la lutte entre les armées de deux pays belligérants. Si cela réussit, la troupe refuse de marcher, ou les chefs perdent la tête, et l’insurrection est victorieuse. Si cela ne réussit pas alors, même avec des troupes inférieures en nombre, c’est la supériorité de l’équipement et de l’instruction, de la direction unique, de l’emploi systématique des forces armées et de la discipline qui l’emporte. Le maximum de ce que l’insurrection peut atteindre dans une action vraiment tactique, c’est l’établissement dans les règles et la défense d’une barricade isolée. Soutien réciproque, constitution et utilisation des réserves, bref, la coopération et la liaison des différents détachements indispensables déjà pour la défense d’un quartier, à plus forte raison de toute une grande ville, ne sauraient être réalisées que d’une façon tout à fait insuffisante et le plus souvent pas du tout ; la concentration des forces armées sur un point décisif n’a naturellement pas lieu. La résistance passive est, par conséquent, la forme de lutte prédominante ; l’attaque, ramassant ses forces, fera bien à l’occasion çà et là, mais encore de façon purement exceptionnelle, des avances et des attaques de flanc, mais en règle générale elle se bornera à l’occupation des positions abandonnées par les troupes battant en retraite. A cela s’ajoute encore que du côté de l’armée l’on dispose de canons et de troupes de génie complètement équipées et exercées, moyens de combat qui presque toujours font complètement défaut aux insurgés. Rien d’étonnant donc que même les combats de barricades disputés avec le plus grand héroïsme - à Paris en juin 1848, à Vienne en octobre 1848, à Dresde en mai 1849, - finirent par la défaite de l’insurrection dès que, n’étant pas gênés par des considérations politiques, les chefs dirigeant l’attaque agirent selon des points de vue purement militaires et que leurs soldats leur restèrent fidèles.

Les nombreux succès des insurgés jusqu’en 1848 sont dus à des causes très variées. A Paris, en juillet 1830 et en février 1848, comme dans la plupart des combats de rues en Espagne, il y avait entre les insurgés et les soldats une garde civile qui, ou bien passait directement du côté de l’insurrection ou bien, par son attitude flottante, irrésolue, amenait également un flottement dans les troupes et fournissait en outre des armes à l’insurrection. Là où cette garde civile se dressa dès le début contre l’insurrection, comme en juin 1848 à Paris, celle-ci fut aussi vaincue. A Berlin, en 1848, le peuple fut vainqueur, soit grâce à l’afflux considérable de nouvelles forces armées pendant la nuit et la matinée du 19, soit par suite de l’épuisement et du mauvais approvisionnement des troupes, soit enfin par suite de la paralysie du commandement. Mais, dans tous les cas, la victoire fut remportée parce que la troupe refusa de marcher, parce que l’esprit de décision manquait chez les chefs militaires ou parce qu’ils avaient les mains liées.

Même à l’époque classique des combats de rues, la barricade avait donc un effet plus moral que matériel. Elle était un moyen d’ébranler la fermeté des soldats. Si elle tenait jusqu’à ce que celle-ci flanche, la victoire était acquise ; sinon, on était battu. (Tel est le point principal qu’il faut également avoir à l’esprit dans l’avenir lorsque l’on examine la chance d’éventuels combats de rues.)

Les chances d’ailleurs étaient assez mauvaises dès 1849. La bourgeoisie était passée partout du côté des gouvernements. « La civilisation et la propriété » saluaient et traitaient les soldats qui partaient contre les insurgés. La barricade avait perdu son charme, les soldats ne voyaient plus derrière elle le « peuple », mais des rebelles, des excitateurs, des pillards, des partageux, le rebut de la société ; l’officier avait appris avec le temps les formes tactiques du combat de rues, il ne marchait plus directement et sans se couvrir sur la barricade improvisée, mais il la tournait en se servant des jardins, des cours et des maisons. Et avec quelque adresse, cela réussissait maintenant neuf fois sur dix.

Mais depuis lors, beaucoup de choses se sont encore modifiées, et toutes en faveur des soldats. Si les grandes villes ont pris une extension considérable, les armées ont grandi davantage encore. Depuis 1848, Paris et Berlin n’ont pas quadruplé, or, leurs garnisons se sont accrues au delà. Ces garnisons peuvent être plus que doublées en vingt-quatre heures grâce aux chemins de fer, et grossir, jusqu’à devenir des armées gigantesques en quarante-huit heures. L’armement de ces troupes énormément renforcées est incomparablement plus efficace. En 1848, c’était le simple fusil à percussion, aujourd’hui c’est le fusil à magasin de petit calibre qui tire quatre fois aussi loin, dix fois plus juste et dix fois plus vite que le premier. Autrefois, c’étaient les boulets et les obus de l’artillerie relativement peu efficaces : aujourd’hui ce sont les obus à percussion dont un seul suffit pour mettre en miettes la meilleure barricade. Autrefois, c’était le pic du pionnier pour percer les murs, aujourd’hui ce sont les cartouches de dynamite.

Du côté des insurgés, par contre, toutes les conditions sont devenues pires. Une insurrection qui a la sympathie de toutes les couches du peuple se reproduira difficilement ; dans la lutte de classes toutes les couches moyennes ne se grouperont sans doute jamais d’une façon assez exclusive autour du prolétariat pour que, en contre-partie, le parti réactionnaire rassemblé autour de la bourgeoisie disparaisse à peu près complètement. Le « peuple » apparaîtra donc toujours divisé, et, partant, c’est un levier puissant, d’une si haute efficacité en 1848, qui manquera. Si du côté des insurgés viennent un plus grand nombre de combattants ayant fait leur service, leur armement n’en sera que plus difficile. Les fusils de chasse et de luxe des boutiques d’armuriers - même si la police ne les a pas rendus inutilisables au préalable en enlevant quelque pièce de la culasse - sont même dans la lutte rapprochée loin de valoir le fusil à magasin du soldat. Jusqu’en 1848, on pouvait faire soi-même avec de la poudre et du plomb les munitions nécessaires, aujourd’hui, la cartouche diffère pour chaque fusil et elle n’a partout qu’un seul point de commun, à savoir qu’elle est un produit de la technique de la grande industrie et que, par conséquent, on ne peut pas la fabriquer ex tempore [13] ; la plupart des fusils sont donc inutiles tant qu’on n’a pas les munitions qui leur conviennent spécialement. Enfin, les quartiers construits depuis 1848 dans les grandes villes ont des rues longues, droites et larges, et semblent adaptés à l’effet des nouveaux canons et des nouveaux fusils. Il serait insensé, le révolutionnaire qui choisirait les nouveaux districts ouvriers du nord et de l’est de Berlin pour un combat de barricades. [Cela veut-il dire qu’à l’avenir le combat de rues ne jouera plus aucun rôle ? Pas du tout. Cela veut dire seulement que les conditions depuis 1848 sont devenues beaucoup moins favorables pour les combattants civils, et beaucoup plus favorables pour les troupes. Un combat de rues ne peut donc à l’avenir être victorieux que si cette infériorité de situation est compensée par d’autres facteurs. Aussi, se produira-t-il plus rarement au début d’une grande révolution qu’au cours du développement de celle-ci, et il faudra l’entreprendre avec des forces plus grandes. Mais alors celles-ci, comme dans toute la Révolution française, le 4 septembre et le 31 octobre 1870 à Paris [14], préféreront sans doute l’attaque ouverte à la tactique passive de la barricade.] [15]

Le lecteur comprend-il maintenant pourquoi les pouvoirs dirigeants veulent absolument nous mener là où partent les fusils et où frappent les sabres ? Pourquoi on nous accuse aujourd’hui de lâcheté, parce que nous ne descendons pas carrément dans la rue où nous sommes certains à l’avance d’être défaits ? Pourquoi on nous supplie si instamment de vouloir bien enfin jouer un jour à la chair à canon ?

C’est inutilement et pour rien que ces messieurs gaspillent leurs suppliques comme leurs provocations. Nous ne sommes pas si bêtes. Ils pourraient aussi bien exiger de leur ennemi dans la prochaine guerre qu’il veuille bien se disposer en formations de ligne comme au temps du vieux Fritz ou en colonnes de divisions tout entières à la Wagram et à la Waterloo [16], et cela avec le fusil à pierre à la main. Si les conditions ont changé pour la guerre des peuples, elles n’ont pas moins changé pour la lutte de classes. Le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête des masses inconscientes, est passé. Là où il s’agit d’une transformation complète de l’organisation de la société, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il s’agit, pour quoi elles interviennent (avec leur corps et avec leur vie). Voilà ce que nous a appris l’histoire des cinquante dernières années. Mais pour que les masses comprennent ce qu’il y a à faire, un travail long, persévérant est nécessaire ; c’est précisément ce travail que nous faisons maintenant, et cela avec un succès qui met au désespoir nos adversaires.

Dans les pays romans aussi on comprend de plus en plus qu’il faut réviser l’ancienne tactique. Partout, [le déclenchement sans préparation de l’attaque passe au second plan, partout] on a imité l’exemple allemand de l’utilisation du droit de vote, de la conquête de tous les postes qui nous sont accessibles, [sauf si les gouvernements nous provoquent ouvertement à la lutte]. En France, où pourtant le terrain est miné depuis plus de cent ans par des révolutions successives, où il n’y a pas de parti qui n’ait eu sa part de conspirations, d’insurrections et d’autres actions révolutionnaires de toutes sortes, en France, où, par conséquent, l’armée n’est pas sûre du tout pour le gouvernement et où, en général, les circonstances sont beaucoup plus favorables pour un coup de main insurrectionnel qu’en Allemagne - même en France les socialistes comprennent de plus en plus qu’il n’y a pas pour eux de victoire durable possible, à moins de gagner auparavant la grande masse du peuple, c’est-à-dire ici les paysans. Le lent travail de propagande et l’activité parlementaire sont reconnus là aussi comme la tâche immédiate du Parti. Les succès n’ont pas manqué. Non seulement on a conquis toute une série de conseils municipaux ; aux Chambres siègent cinquante socialistes et ceux-ci ont déjà renversé trois ministères et un président de la République. En Belgique, les ouvriers ont arraché l’année dernière le droit de vote et triomphé dans un quart des circonscriptions électorales. En Suisse, en Italie, au Danemark, voire même en Bulgarie et en Roumanie, les socialistes sont représentés au Parlement. En Autriche, tous les partis sont d’accord pour dire qu’on ne saurait nous fermer plus longtemps l’accès au Reichsrat (Conseil d’Empire). Nous y entrerons, c’est une chose certaine, on se querelle seulement sur la question de savoir par quelle porte. Et même si en Russie le fameux Zemski Sobor se réunit, cette Assemblée nationale contre laquelle se cabre si vainement le jeune Nicolas, même là nous pouvons compter avec certitude que nous y serons représentés également.

Il est bien évident que nos camarades étrangers ne renoncent nullement pour cela à leur droit à la révolution. Le droit à la révolution n’est-il pas après tout le seul « droit historique », réel, le seul sur lequel reposent tous les États modernes sans exception, y compris le Mecklembourg dont la révolution de la noblesse s’est terminée en 1755 par le « pacte héréditaire », glorieuse consécration écrite du féodalisme encore en vigueur aujourd’hui. Le droit à la révolution est ancré de façon si incontestable dans la conscience universelle que même le général de Bogouslavski fait remonter à ce droit du peuple seul, le droit au coup d’État qu’il réclame à son empereur.

Mais quoi qu’il arrive dans d’autres pays, la social-démocratie allemande a une situation particulière et, de ce fait, du moins dans l’immédiat, aussi une tâche particulière. Les deux millions d’électeurs qu’elle envoie au scrutin, y compris les jeunes gens et les femmes qui sont derrière eux en qualité de non-électeurs, constituent la masse la plus nombreuse, la plus compacte, le « groupe de choc » décisif de l’armée prolétarienne internationale. Cette masse fournit dès maintenant plus d’un quart des voix exprimées ; et, comme le prouvent les élections partielles au Reichstag, les élections aux Diètes des différents pays, les élections aux conseils municipaux et aux conseils de prud’hommes, elle augmente sans cesse. Sa croissance se produit aussi spontanément, aussi constamment, aussi irrésistiblement et, en même temps, aussi tranquillement qu’un processus naturel. Toutes les interventions gouvernementales pour l’empêcher se sont avérées impuissantes. Dès aujourd’hui, nous pouvons compter sur deux millions et quart d’électeurs. Si cela continue ainsi, nous conquerrons d’ici la fin du siècle la plus grande partie des couches moyennes de la société, petits bourgeois ainsi que petits paysans, et nous grandirons jusqu’à devenir la puissance décisive dans le pays, devant laquelle il faudra que s’inclinent toutes les autres puissances, qu’elles le veuillent ou non. Maintenir sans cesse cet accroissement, jusqu’à ce que de lui-même il devienne plus fort que le système gouvernemental au pouvoir (ne pas user dans des combats d’avant-garde, ce « groupe de choc » qui se renforce journellement, mais le garder intact jusqu’au jour décisif), telle est notre tâche principale. Or, il n’y a qu’un moyen qui pourrait contenir momentanément le grossissement continuel des forces combattantes socialistes en Allemagne et même le faire régresser quelque temps, c’est une collision de grande envergure avec les troupes, une saignée comme en 1871 à Paris. A la longue, on surmonterait bien cette chose aussi. Rayer à coups de fusil de la surface du globe un parti qui se compte par millions, tous les fusils à magasin d’Europe et d’Amérique n’y suffisent pas. Mais le développement normal serait paralysé (le « groupe de choc » ne serait peut-être pas disponible au moment critique), le combat décisif serait retardé, prolongé et s’accompagnerait de sacrifices plus lourds.

L’ironie de l’histoire mondiale met tout sens dessus dessous. Nous, les « révolutionnaires », les « chambardeurs », nous prospérons beaucoup mieux par les moyens légaux que par les moyens illégaux et le chambardement. Les partis de l’ordre, comme ils se nomment, périssent de l’état légal qu’ils ont créé eux-mêmes. Avec Odilon Barrot, ils s’écrient désespérés : la légalité nous tue, alors que nous, dans cette légalité, nous nous faisons des muscles fermes et des joues roses et nous respirons la jeunesse éternelle. Et si nous ne sommes pas assez insensés pour nous laisser pousser au combat de rues pour leur faire plaisir, il ne leur restera finalement rien d’autre à faire qu’à briser eux-mêmes cette légalité qui leur est devenue si fatale.

En attendant, ils font de nouvelles lois contre le chambardement. Tout est à nouveau mis sens dessus dessous. Ces fanatiques de l’antichambardement d’aujourd’hui, ne sont-ils pas eux-mêmes les chambardeurs d’hier ? Est-ce nous peut-être qui avons provoqué la guerre civile de 1866 ? Est-ce nous qui avons chassé de leurs pays héréditaires légitimes, le roi de Hanovre, le prince électeur de Hesse, le duc, de Nassau et annexé ces pays héréditaires ? Et ces chambardeurs du Bund allemand et de trois couronnes par la grâce de Dieu se plaignent du chambardement ? Quis tulerit Gracchos de seditione querentes [17] ? Qui pourrait permettre aux adorateurs de Bismarck de se répandre en invectives sur le chambardement ?

Cependant, ils peuvent bien faire passer leurs projets de lois contre la révolution, ils peuvent les aggraver encore, transformer toutes les lois pénales en caoutchouc, ils ne feront rien que donner une nouvelle preuve de leur impuissance. Pour s’attaquer sérieusement à la social-démocratie, il leur faudra encore de tout autres mesures. Sur la révolution sociale-démocrate qui se porte justement si bien parce qu’elle se conforme aux lois, ils ne pourront avoir prise que par le chambardement du parti de l’ordre, lequel ne peut vivre sans briser les lois. M. Roessler, le bureaucrate prussien, et M. de Bogouslavski, le général prussien, leur ont montré la seule voie par laquelle on peut peut-être encore avoir prise sur les ouvriers qui ne se laisseront pas, tant pis, pousser au combat de rues. Rupture de la Constitution, dictature, retour à l’absolutisme, regis voluntas suprema lex [18] ! Donc, ayez seulement du courage, messieurs, il ne s’agit plus ici de faire semblant, il s’agit de siffler.

Mais n’oubliez pas que l’Empire allemand, comme tous les petits États et en général tous les États modernes, est le produit d’un pacte ; du pacte d’abord des princes entre eux, ensuite des princes avec le peuple. Si une des parties brise le pacte, tout le pacte tombe et alors l’autre partie n’est plus liée non plus. [Comme Bismarck nous en a si bien donné l’exemple en 1866. Si donc vous brisez la Constitution impériale, la social-démocratie est libre, libre de faire ce qu’elle veut à votre égard. Mais ce qu’elle fera ensuite, elle se gardera bien de vous le dire aujourd’hui.]

Il y a maintenant presque exactement mille six cents ans que dans l’Empire romain sévissait également un dangereux parti révolutionnaire. Il sapait la religion et tous les fondements de l’État. Il niait carrément que la volonté de l’empereur fût la loi suprême, il était sans patrie, international, il s’étendait sur tout l’Empire depuis la Gaule jusqu’à l’Asie, débordait les limites de l’Empire, Il avait fait longtemps un travail de sape souterrain, secret. Mais depuis assez longtemps déjà il se croyait assez fort pour paraître au grand jour. Ce parti révolutionnaire qui était connu sous le nom de chrétien avait aussi sa forte représentation dans l’armée ; des légions tout entières étaient chrétiennes. Lorsqu’ils recevaient l’ordre d’aller aux sacrifices solennels de l’Église païenne nationale pour y rendre les honneurs, les soldats révolutionnaires poussaient l’insolence jusqu’à accrocher à leur casque des insignes particuliers - des croix, - en signe de protestation. Même les chicanes coutumières des supérieurs à la caserne restaient vaines. L’empereur Dioclétien ne put conserver plus longtemps son calme en voyant comment on sapait l’ordre, l’obéissance et la discipline dans son armée. Il intervint énergiquement, car il était temps encore. Il promulgua une loi contre les socialistes, je voulais dire une loi contre les chrétiens. Les réunions des révolutionnaires furent interdites, leurs locaux fermés ou même démolis, les insignes chrétiens, croix, etc., furent interdits, comme en Saxe les mouchoirs rouges. Les chrétiens furent déclarés incapables d’occuper des postes publics, on ne leur laissait même pas le droit de passer caporaux. Comme on ne disposait pas encore à l’époque de juges aussi bien dressés au « respect de l’individu » que le suppose le projet de loi contre la révolution de M. de Koeller [19], on interdit purement et simplement aux chrétiens de demander justice devant les tribunaux. Cette loi d’exception resta elle aussi sans effet. Par dérision, les chrétiens l’arrachèrent des murs ; bien mieux, on dit qu’à Nicomédie, ils incendièrent le palais au-dessus de la tête de l’empereur. Alors, celui-ci se vengea par la grande persécution des chrétiens de l’année 303 de notre ère. Ce fut la dernière de ce genre. Et elle fut si efficace que dix-sept années plus tard, l’armée était composée en majeure partie de chrétiens et que le nouvel autocrate de l’Empire romain qui succède à Dioclétien, Constantin, appelé par les curés le Grand, proclamait le christianisme religion d’État.

Londres, le 6 mars 1895.

Notes

Les passages en bleu sont en français dans le texte.

[1] La révolution de 1848 a commencé en France le 24 février, à Vienne le 13 mars, à Berlin le 18 mars.

[2] Éditions sociales, 1963.

[3] Une grande propriété qui fut offerte au chancelier Bismarck.

[4] Sur des territoires étrangers. Se dit de l’évêque dont le titre est purement honorifique et ne donne droit à aucune juridiction. On dit, par ironie, gouvernement, ministre, ambassadeur, etc., in partibus.

[5] Sur la révolution anglaise, voir l’étude d’Engels : « Le matérialisme historique » dans K. Marx et F. Engels : Études philosophiques, pp. 116-137, Éditions sociales, Paris, 1961.

[6] Il s’agit des légitimistes, partisans de la monarchie « légitime » des Bourbons qui fut au pouvoir jusqu’à la Révolution de 1789 et pendant la Restauration (1815-1830), et des orléanistes, partisans de la dynastie des Orléans qui vint au pouvoir au moment de la révolution de juillet 1830 et qui fut renversée par la révolution de 1848. Les premiers étaient les représentants de la grande propriété foncière, les seconds de la banque.

[7] Sous le règne de Napoléon III, la France participa à la guerre de Crimée (1854-1855) ; elle fit la guerre à l’Autriche (1859), organisa une expédition en Syrie (1860), participa avec l’Angleterre à la guerre contre la Chine, conquit le Cambodge (Indochine) et participa à l’expédition du Mexique en 1863 et en 1870 fit la guerre contre l’Allemagne.

[8] Le résultat de la victoire sur la France dans la guerre franco-allemande de 1870-71, fut la formation de l’Empire allemand à l’exclusion de l’Autriche (de là l’appellation « le petit Empire allemand »). La défaite de Napoléon III donna le signal de la révolution en France. La révolution renversa Napoléon III et conduisit à la proclamation de la République le 4 septembre 1870.

[9] La guerre franco-allemande une fois terminée, l’Allemagne annexa, conformément au traité de paix de 1871, l’Alsace-Lorraine et contraignit la France à payer une contribution de 5 milliards.

[10] C’est le 19 octobre 1878 qu’entra en vigueur en Allemagne la loi d’exception contre les socialistes, interdisant le Parti social-démocrate et le poussant à l’illégalité. Elle ne fut abolie qu’en 1890.

[11] Le suffrage universel fut introduit par Bismarck en 1866 lors des élections au Reichstag de l’Empire allemand unifié.

[12] Il s’agit du programme du Parti ouvrier français qui avait été élaboré par Jules Guesde et Paul Lafargue sous la direction personnelle de Marx.

[13] Sur le champ.

[14] Il s’agit du 4 septembre 1870, journée où le gouvernement de Louis Bonaparte fut renversé et la République proclamée, ainsi que de l’échec du soulèvement des blanquistes contre le gouvernement de la défense nationale le 31 octobre de cette même année.

[15] Les passages entre crochets, ici et par la suite, ont été rayés par Engels lui-même.

[16] Dans la bataille de Wagram en 1809, Napoléon ler vainquit l’armée autrichienne ; à Waterloo, 18 juin 1815, les armées alliées (anglaise, prussienne, etc.), lui infligèrent une défaite décisive.

[17] Qui supportera que les Gracques se plaignent d’une sédition ?

[18] La volonté du roi est la loi suprême.

[19] Le 5 décembre 1894, un nouveau projet de loi contre les socialistes fut déposé au Reichstag. Ce projet fut renvoyé à une commission qui le discuta jusqu’au 25 avril 1895.

De février à juin 1848

A l’exception de quelques chapitres, chaque section importante des annales de la révolution de 1848 à 1849 porte le titre de : « Défaite de la révolution ! »

Mais dans ces défaites, ce ne fut pas la révolution qui succomba. Ce furent les traditionnels appendices pré-révolutionnaires, résultats des rapports sociaux qui ne s’étaient pas encore aiguisés jusqu’à devenir des contradictions de classes violentes : personnes, illusions, idées, projets dont le parti révolutionnaire n’était pas dégagé avant la révolution de Février et dont il ne pouvait être affranchi par la victoire de Février, mais seulement par une suite de défaites.

En un mot : ce n’est point par ses conquêtes tragi-comiques directes que le progrès révolutionnaire s’est frayé la voie ; au contraire, c’est seulement en faisant surgir une contre-révolution compacte, puissante, en se créant un adversaire et en le combattant que le parti de la subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire.

L’objet des pages qui suivent est de faire cette démonstration.
La défaite de juin 1848.

Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d’Orléans à l’Hôtel de ville [1], il laissa échapper ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer. » Laffitte venait de trahir le secret de la révolution.

Ce n’est pas la bourgeoisie française qui régnait sous Louis-Philippe, mais une fraction de celle-ci : banquiers, rois de la Bourse, rois des chemins de fer, propriétaires de mines de charbon et de fer, propriétaires de forêts et la partie de la propriété foncière ralliée à eux, ce que l’on appelle l’aristocratie financière. Installée sur le trône, elle dictait les lois aux Chambres, distribuait les charges publiques, depuis les ministères jusqu’aux bureaux de tabac.

La bourgeoisie industrielle proprement dite formait une partie de l’opposition officielle, c’est-à-dire qu’elle n’était représentée que comme minorité dans les Chambres. Son opposition se fit de plus en plus résolue au fur et à mesure que le développement de l’hégémonie de l’aristocratie financière devenait plus net et qu’après les émeutes de 1832, 1834 et 1839 [2] noyées dans le sang elle crut elle-même sa domination plus assurée sur la classe ouvrière. Grandin, fabricant de Rouen, l’organe le plus fanatique de la réaction bourgeoise, tant dans l’Assemblée nationale constituante que dans la Législative [3] était, à la Chambre des députés, l’adversaire le plus violent de Guizot, Léon Faucher, connu plus tard pour ses vains efforts à se hausser au rôle de Guizot de la contre-révolution française, guerroya dans les derniers temps de Louis-Philippe à coups de plume en faveur de l’industrie contre la spéculation et son caudataire, le gouvernement. Bastiat, au nom de Bordeaux, et de toute la France vinicole, faisait de l’agitation contre le système régnant.

La petite bourgeoisie dans toutes ses stratifications, ainsi que la classe paysanne étaient complètement exclues du pouvoir politique. Enfin, se trouvaient dans l’opposition officielle, ou complètement en dehors du pays légal [4] les représentants idéologiques et les porte-parole des classes que nous venons de citer, leurs savants, leurs avocats, leurs médecins, etc., en un mot ce que l’on appelait les capacités.

La pénurie financière mit, dès le début, la monarchie de Juillet sous la dépendance de la haute bourgeoisie et cette dépendance devint la source inépuisable d’une gêne financière croissante. Impossible de subordonner la gestion de l’État à l’intérêt de la production nationale sans établir l’équilibre du budget, c’est-à-dire l’équilibre entre les dépenses et les recettes de l’État. Et comment établir cet équilibre sans réduire le train de l’État, c’est-à-dire sans léser des intérêts qui étaient autant de soutiens du système dominant, et sans réorganiser l’assiette des impôts, c’est-à-dire sans rejeter une notable partie du fardeau fiscal sur les épaules de la grande bourgeoisie elle-même ?

L’endettement de l’État était, bien au contraire, d’un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C’était précisément le déficit de l’État, qui était l’objet même de ses spéculations et le poste principal de son enrichissement. A la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l’aristocratie une nouvelle occasion de rançonner l’État, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables. Chaque nouvel emprunt était une nouvelle occasion, de dévaliser le public qui place ses capitaux en rentes sur l’État, au moyen d’opérations de Bourse, au secret desquelles gouvernement et majorité de la Chambre étaient initiés. En général, l’instabilité du crédit public et la connaissance des secrets d’État permettaient aux banquiers, ainsi qu’à leurs affiliés dans les Chambres et sur le trône, de provoquer dans le cours des valeurs publiques des fluctuations insolites et brusques dont le résultat constant ne pouvait être que la ruine d’une masse de petits capitalistes et l’enrichissement fabuleusement rapide des grands spéculateurs. Le déficit budgétaire étant l’intérêt direct de la fraction de la bourgeoisie au pouvoir, on s’explique le fait que le budget extraordinaire, dans les dernières années du gouvernement de Louis-Philippe, ait dépassé de beaucoup le double de son montant sous Napoléon, atteignant même près de 400 millions de francs par an, alors que la moyenne de l’exportation globale annuelle de la France s’est rarement élevée à 750 millions de francs. En outre, les sommes énormes passant ainsi entre les mains de l’État laissaient place à des contrats de livraison frauduleux, à des corruptions, à des malversations et à des escroqueries de toute espèce. Le pillage de l’État en grand, tel qu’il se pratiquait au moyen des emprunts, se renouvelait en détail dans les travaux publics. Les relations entre la Chambre et le gouvernement se trouvaient multipliées sous forme de relations entre les différentes administrations et les différents entrepreneurs.

De même que les dépenses publiques en général et les emprunts publics, la classe dominante exploitait aussi les constructions de lignes de chemin de fer. Les Chambres en rejetaient sur l’État les principales charges et assuraient à l’aristocratie financière spéculatrice la manne dorée. On se souvient des scandales qui éclatèrent à la Chambre des députés lorsqu’on découvrit, par hasard, que tous les membres de la majorité, y compris une partie des ministres, étaient actionnaires des entreprises mêmes de voies ferrées, à qui ils confiaient ensuite, à titre de législateurs, l’exécution de lignes de chemins de fer pour le compte de l’État.

Par contre, la moindre réforme financière échouait devant l’influence des banquiers, telle, par exemple, la réforme postale. Rothschild protesta, l’État avait-il le droit d’amoindrir des sources de revenu qui lui servaient à payer les intérêts de sa dette sans cesse croissante ?

La monarchie de Juillet n’était qu’une société par actions fondée pour l’exploitation de la richesse nationale française dont les dividendes étaient partagés entre les ministres, les Chambres, 240 000 électeurs et leur séquelle. Louis-Philippe était le directeur de cette société : Robert Macaire [5] sur le trône. Le commerce, l’industrie, l’agriculture, la navigation, les intérêts de la bourgeoisie industrielle ne pouvaient être que menacés et lésés sans cesse par ce système. Aussi, celle-ci avait-elle inscrit sur son drapeau, pendant les journées de Juillet : Gouvernement à bon marché.

Pendant que l’aristocratie financière dictait les lois, dirigeait la gestion de l’État, disposait de tous les pouvoirs publics constitués, dominait l’opinion publique par la force des faits et par la presse, dans toutes les sphères, depuis la cour jusqu’au café borgne se reproduisait la même prostitution, la même tromperie éhontée, la même soif de s’enrichir, non point par la production, mais par l’escamotage de la richesse d’autrui déjà existante. C’est notamment aux sommets de la société bourgeoise que l’assouvissement des convoitises les plus malsaines et les plus déréglées se déchaînait, et entrait à chaque instant en conflit avec les lois bourgeoises elles-mêmes, car c’est là où la jouissance devient crapuleuse, là où l’or, la boue et le sang s’entremêlent que tout naturellement la richesse provenant du jeu cherche sa satisfaction. L’aristocratie financière, dans son mode de gain comme dans ses jouissances, n’est pas autre chose que la résurrection du lumpenprolétariat dans les sommets de la société bourgeoise.

Quant aux fractions de la bourgeoisie française qui n’étaient pas au pouvoir, elles criaient « A la corruption ! », le peuple criait : « A bas les grands voleurs ! A bas les assassins ! » quand, en 1847, dans les théâtres les plus illustres de la société bourgeoise, on représentait publiquement les scènes mêmes qui conduisent, d’ordinaire, le lumpenprolétariat dans les bordels, dans les hospices et dans les maisons de fous, devant les juges, dans les bagnes et à l’échafaud.

La bourgeoisie industrielle voyait ses intérêts menacés, la petite bourgeoisie était moralement indignée, l’imagination populaire s’insurgeait, Paris était inondé de pamphlets : « La dynastie Rothschild » « Les Juifs, rois de l’époque », etc., où l’on dénonçait, flétrissait avec plus ou moins d’esprit, la domination de l’aristocratie financière.

Rien pour la gloire ! La gloire ne rapporte rien. La paix partout et toujours ! La guerre fait baisser le cours du 3 et du 4 %. Voilà ce qu’avait écrit sur son drapeau la France des Juifs de la Bourse. Aussi, sa politique étrangère sombra-t-elle dans une série d’humiliations du sentiment national français, qui réagissait avec d’autant plus de vivacité que l’annexion de Cracovie par l’Autriche avait consommé le pillage de la Pologne et que Guizot, dans la guerre du Sonderbund [6], s’était mis activement du côté de la Sainte-Alliance. La victoire des libéraux suisses dans ce semblant de guerre redonna de la confiance à l’opposition bourgeoise en France et le soulèvement sanglant du peuple à Palerme agit comme une décharge électrique sur la masse populaire paralysée et réveilla ses grands souvenirs et ses passions révolutionnaires [7].

Enfin, deux événements économiques mondiaux précipitèrent l’explosion du malaise général et mûrirent le mécontentement jusqu’à la révolte.

La maladie de la pomme de terre et les mauvaises récoltes de 1845 et de 1846 accentuèrent l’effervescence générale dans le peuple. Le renchérissement de la vie en 1847 provoqua en France comme sur tout le reste du continent des conflits sanglants. Face aux orgies scandaleuses de l’aristocratie financière, c’était la lutte du peuple pour les moyens d’existence les plus élémentaires ! A Buzançais, on exécuta les émeutiers de la faim [8], à Paris des escrocs repus étaient soustraits aux tribunaux par la famille royale !

Le second grand événement économique qui hâta l’explosion de la révolution fut une crise générale du commerce et de l’industrie en Angleterre. Déjà annoncée au cours de l’automne 1845 par la défaite massive des spéculateurs en actions de chemin de fer, enrayée pendant l’année 1846 par une suite de mesures discutables, telles que la suppression imminente des droits de douane sur les blés, elle fut finalement déclenchée dans l’automne de 1847 par les banqueroutes des grands commissaires coloniaux de Londres, qui furent suivies de près par les faillites des banques provinciales et la fermeture des fabriques dans les districts industriels anglais. Les répercussions de la crise n’avaient pas encore cessé sur le continent qu’éclatait la révolution de Février.

Les ravages causés dans le commerce et l’industrie par la crise économique rendaient encore plus insupportable l’omnipotence de l’aristocratie financière. L’opposition bourgeoise souleva dans toute la France l’agitation des banquets en faveur d’une réforme fiscale qui devait lui conquérir la majorité dans les Chambres et renverser le ministère de la Bourse. A Paris, la crise industrielle avait encore pour conséquence particulière de rejeter sur le commerce intérieur une masse de fabricants et de gros commerçants qui, dans les conditions du moment, ne pouvaient plus faire d’affaires sur le marché extérieur. Ils créèrent de grands établissements dont la concurrence causa la ruine d’une masse d’épiciers et de boutiquiers. De là, un nombre incalculable de faillites dans cette fraction de la bourgeoisie parisienne : de là, son action révolutionnaire en Février. On sait que Guizot et les Chambres ripostèrent à ces propositions de réforme par un défi catégorique [9] ; que Louis-Philippe se décida trop tard à former un ministère Barrot [10] ; que le peuple et l’armée en vinrent aux mains ; que celle-ci fut désarmée par suite de l’attitude passive de la garde nationale et que la monarchie de Juillet dut céder la place à un Gouvernement provisoire.

Le Gouvernement provisoire qui surgit des barricades de Février reflétait nécessairement dans sa composition les divers partis qui se partageaient la victoire. Il ne pouvait être qu’un compromis entre les différentes classes qui avaient renversé ensemble le trône de Juillet, mais dont les intérêts s’opposaient avec hostilité. Il était composé en majorité de représentants de la bourgeoisie. La petite bourgeoisie républicaine était représentée par Ledru-Rollin et Flocon ; la bourgeoisie républicaine par les gens du National [11], l’opposition dynastique par Crémieux, Dupont de l’Eure, etc. La classe ouvrière ne possédait que deux représentants, Louis Blanc et Albert. Lamartine, enfin, dans le Gouvernement provisoire n’était là, au premier abord, pour aucun intérêt réel, pour aucune classe déterminée ; c’était la révolution de Février elle-même, le soulèvement commun avec ses illusions, sa poésie, son contenu imaginaire et ses phrases. Mais au fond le porte-parole de la révolution de Février, par sa position comme par ses opinions, appartenait à la bourgeoisie.

Si Paris, par suite de la centralisation politique, domine la France, les ouvriers dominent Paris dans les moments de séismes révolutionnaires. La première manifestation d’existence du Gouvernement provisoire fut la tentative de se soustraire à cette influence prédominante en en appelant de Paris enivré au sang-froid de la France. Lamartine contesta aux combattants des barricades le droit de proclamer la République, disant que seule la majorité des Français avait qualité pour le faire ; qu’il fallait attendre leur vote, que le prolétariat parisien ne devait pas souiller sa victoire par une usurpation. La bourgeoisie ne permet au prolétariat qu’une seule usurpation : celle de la lutte.

Le 25 février, vers midi, la République n’était pas encore proclamée, mais, par contre, tous les ministères étaient déjà répartis entre les éléments bourgeois du Gouvernement provisoire et entre les généraux, banquiers et avocats du National. Mais, cette fois, les ouvriers étaient résolus à ne plus tolérer un escamotage semblable à celui de juillet 1830 [12]. Ils étaient prêts à engager à nouveau le combat et à imposer la République par la force des armes. C’est avec cette mission que Raspail se rendit à l’Hôtel de ville. Au nom du prolétariat parisien, il ordonna au Gouvernement provisoire de proclamer la République, déclarant que si cet ordre du peuple n’était pas exécuté dans les deux heures, il reviendrait à la tête de 200 000 hommes. Les cadavres des combattants étaient encore à peine refroidis, les barricades n’étaient pas enlevées, les ouvriers n’étaient pas désarmés et la seule force qu’on pût leur opposer était la garde nationale. Dans ces circonstances, les considérations politiques et les scrupules juridiques du Gouvernement provisoire s’évanouirent brusquement. Le délai de deux heures n’était pas encore écoulé que déjà sur tous les murs de Paris s’étalaient en caractères gigantesques :

République française ! Liberté, Égalité, Fraternité !

Avec la proclamation de la République sur la base du suffrage universel, s’effaçait jusqu’au souvenir des objectifs et des mobiles étroits qui avaient jeté la bourgeoisie dans la révolution de Février. Au lieu de quelques fractions seulement de la bourgeoisie, c’étaient toutes les classes de la société française qui se trouvaient soudain projetées dans l’orbite du pouvoir politique, contraintes de quitter les loges, le parterre et la galerie pour jouer en personne sur la scène révolutionnaire ! Avec la royauté constitutionnelle, disparaissaient également l’apparence d’un pouvoir public qui s’opposait arbitrairement à la société bourgeoise et toute la série de luttes secondaires qu’exige ce semblant de pouvoir !

En imposant la République au Gouvernement provisoire et, par ce dernier, à toute la France, le prolétariat se mettait immédiatement au premier plan en tant que parti indépendant ; mais, du même coup, il jetait un défi à toute la France bourgeoise. Ce qu’il avait conquis, c’était le terrain en vue de la lutte pour son émancipation révolutionnaire, mais nullement cette émancipation elle-même.

Il fallait au contraire que la République de Février parfît tout d’abord la domination de la bourgeoisie, en faisant entrer, à côté de l’aristocratie financière, toutes les classes possédantes dans la sphère du pouvoir politique. La majorité des grands propriétaires fonciers, les légitimistes, furent tirés du néant politique auquel la monarchie de Juillet les avait condamnés. Ce n’est pas sans raison que la Gazette de France [13] avait fait l’agitation de concert avec les feuilles d’opposition, ce n’est pas sans raison que La Roche-Jaquelein, à la séance de la Chambre des députés du 24 février, avait embrassé le parti de la révolution. Par le suffrage universel, les propriétaires nominaux qui forment la grande majorité des Français, les paysans, furent institués les arbitres du sort de la France. Enfin, la République de Février fit apparaître la domination bourgeoise dans toute sa netteté, en abattant la couronne derrière laquelle se dissimulait le capital.

De même que dans les journées de Juillet, les ouvriers avaient arraché par la lutte la monarchie bourgeoise, dans les journées de Février ce fut la République bourgeoise. De même que la monarchie de Juillet fut forcée de se présenter comme une monarchie entourée d’institutions républicaines, de même la République de Février dut se déclarer une République entourée d’institutions sociales. Le prolétariat parisien imposa également cette concession.

Un ouvrier, Marche, dicta le décret où le Gouvernement provisoire, à peine formé, s’engageait à assurer l’existence des travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. Et comme quelques jours plus tard il avait oublié ces promesses et semblait avoir perdu de vue le prolétariat, une masse de 20 000 ouvriers marcha sur l’Hôtel de ville aux cris de : « Organisation du travail ! Constitution d’un ministère spécial du Travail ! » A regret, et après de longs débats, le Gouvernement provisoire nomma une commission spéciale permanente chargée de rechercher les moyens d’améliorer la condition des classes laborieuses ! Cette commission fut formée de délégués des corporations de métiers de Paris et présidée par Louis Blanc et Albert. On lui assigna le Luxembourg comme salle de séance. De cette façon, les représentants de la classe ouvrière étaient bannis du siège du Gouvernement provisoire, la partie bourgeoise de celui-ci conservait dans ses seules mains le pouvoir d’État réel et les rênes de l’administration, et à côté des ministères des Finances, du Commerce, des Travaux publics, à côté de la Banque et de la Bourse, s’élevait une synagogue socialiste dont les grands prêtres, Louis Blanc et Albert, avaient pour tâche de découvrir la terre promise, de proclamer le nouvel évangile et d’occuper le prolétariat parisien. A la différence de tout pouvoir d’État ordinaire, ils ne disposaient d’aucun budget, d’aucun pouvoir exécutif. C’est avec leur tête qu’ils devaient renverser les piliers de la société bourgeoise. Tandis que le Luxembourg cherchait la pierre philosophale, on frappait à l’Hôtel de ville la monnaie ayant cours [14].

Et cependant, les revendications du prolétariat parisien, dans la mesure où elles dépassaient la République bourgeoise, ne pouvaient acquérir d’autre existence que la vie nébuleuse du Luxembourg.

C’est de concert avec la bourgeoisie que les ouvriers avaient fait la révolution de Février. C’est aux côtés de la bourgeoisie qu’ils cherchèrent à faire prévaloir leurs intérêts, de même que c’était à côté de la majorité bourgeoise qu’ils avaient installé un ouvrier dans le Gouvernement provisoire même. Organisation du travail ! Mais c’est le salariat qui est l’organisation bourgeoise actuellement existante du travail. Sans lui, point de capital, point de bourgeoisie, point de société bourgeoise. Un ministère spécial du Travail ! Mais les ministères des Finances. du Commerce et des Travaux publics ne sont-ils pas les ministères du Travail bourgeois ? A côté d’eux, un ministère du Travail prolétarien ne pouvait être qu’un ministère de l’Impuissance, un ministère des Vains Désirs, une commission du Luxembourg. De même que les ouvriers croyaient s’émanciper aux côtés de la bourgeoisie. de même ils pensaient, à côté des autres nations bourgeoises, à l’intérieur des frontières nationales de la France, pouvoir accomplir une révolution prolétarienne. Mais les conditions de production de la France sont déterminées par son commerce extérieur, par sa position sur le marché mondial et par les lois de ce dernier. Comment la France les briserait-elle sans une guerre révolutionnaire européenne, ayant son contre coup sur l’Angleterre, le despote du marché mondial ?

Dès qu’une classe qui concentre en elle les intérêts révolutionnaires de la société s’est soulevée, elle trouve immédiatement dans sa propre situation le contenu et la matière de son activité révolutionnaire : écraser ses ennemis, prendre les mesures imposées par les nécessités de la lutte, et ce sont les conséquences de ses propres actes qui la poussent plus loin. Elle ne se livre à aucune recherche théorique sur sa propre tâche. La classe ouvrière française n’en était pas encore à ce point, elle était encore incapable d’accomplir sa propre révolution.

Le développement du prolétariat industriel a pour condition générale le développement de la bourgeoisie industrielle. C’est seulement sous la domination de cette dernière que son existence prend une ampleur nationale lui permettant d’élever sa révolution au rang d’une révolution nationale ; c’est seulement alors qu’il crée lui-même les moyens de production modernes qui deviennent autant de moyens de son affranchissement révolutionnaire. Seule, la domination de la bourgeoisie industrielle extirpe les racines matérielles de la société féodale et aplanit le seul terrain sur lequel une révolution prolétarienne est possible. L’industrie française est plus évoluée et la bourgeoisie française est plus développée au point de vue révolutionnaire que celle du reste du continent. Mais la révolution de Février n’était-elle pas directement dirigée contre l’aristocratie financière ? Le fait a prouvé que ce n’était pas la bourgeoisie industrielle qui régnait sur la France. La bourgeoisie industrielle ne peut régner que là où l’industrie moderne a modelé à sa manière tous les rapports de propriété, et l’industrie ne peut acquérir ce pouvoir que là où elle a conquis le marché mondial, car les frontières nationales ne suffisent pas à son développement. Or, l’industrie française ne reste en grande partie maîtresse du marché national que grâce à un système prohibitif soumis à des modifications plus ou moins grandes [15]. Si, par conséquent, le prolétariat français possède, au moment d’une révolution à Paris, un pouvoir et une influence réels qui l’incitent à pousser son assaut au delà de ses moyens, dans le reste de la France il est concentré en quelques points disséminés où l’industrie est centralisée et il disparaît presque complètement parmi le nombre supérieur de paysans et de petits bourgeois. La lutte contre le capital, sous sa forme moderne développée, à son point de jaillissement, la lutte du salarié industriel contre le bourgeois industriel, est en France un fait partiel qui, après les journées de Février, pouvait d’autant moins fournir le contenu national de la révolution que la lutte contre les modes d’exploitation inférieurs du capital, la lutte des paysans contre l’usure des hypothèques, du petit bourgeois contre le grand commerçant, le banquier et le fabricant, en un mot contre la banqueroute, était encore dissimulée dans le soulèvement général contre l’aristocratie financière en général. Aussi s’explique-t-on aisément que le prolétariat de Paris ait cherché à faire triompher son intérêt à côté de celui de la bourgeoisie, au lieu de le revendiquer comme l’intérêt révolutionnaire de la société même et qu’il ait abaissé le drapeau rouge devant le drapeau tricolore [16]. Les ouvriers français ne pouvaient faire un seul pas en avant, ni toucher à un seul cheveu du régime bourgeois, avant que la masse de la nation placée entre le prolétariat et la bourgeoisie, la paysannerie et la petite bourgeoisie soulevées contre ce régime, contre la domination du capital, ait été contrainte par la marche de la révolution à se rallier aux prolétaires comme à leur avant-garde. C’est seulement par l’effroyable défaite de Juin que les ouvriers pouvaient acheter cette victoire.

A la commission du Luxembourg, cette création des ouvriers de Paris, reste le mérite d’avoir révélé, du haut d’une tribune européenne le secret de la révolution du XIX° siècle : l’émancipation du prolétariat. Le Moniteur devint fou furieux lorsqu’il lui fallut officiellement répandre les « folles extravagances » qui, jusqu’alors, étaient enfouies dans les écrits apocryphes des socialistes et ne venaient que de temps en temps, pareilles à des légendes lointaines mi-terrifiantes, mi-ridicules, résonner aux oreilles de la bourgeoisie. L’Europe fut réveillée en sursaut, dans la surprise de son assoupissement bourgeois. Ainsi, dans l’esprit des prolétaires qui confondaient en général l’aristocratie financière avec la bourgeoisie, dans l’imagination de braves républicains qui niaient l’existence même des classes ou l’admettaient tout au plus comme une conséquence de la monarchie constitutionnelle, dans les phrases hypocrites des fractions bourgeoises jusque-là exclues du pouvoir, la domination de la bourgeoisie se trouvait abolie avec l’instauration de la République. Tous les royalistes se transformèrent alors en républicains et tous les millionnaires de Paris en ouvriers. Le mot qui répondait à cette suppression imaginaire des rapports de classe, c’était la fraternité, la fraternisation et la fraternité universelles. Cette abstraction débonnaire des antagonismes de classes, cet équilibre sentimental des intérêts de classe contradictoires, cette exaltation enthousiaste au-dessus de la lutte de classes, la fraternité, telle fut vraiment la devise de la révolution de Février. C’était un simple malentendu qui séparait les classes, et, le 24 février, Lamartine baptisa le Gouvernement provisoire : « Un gouvernement qui suspend ce malentendu terrible qui existe entre les différentes classes. » Le prolétariat de Paris se laissa aller à cette généreuse ivresse de fraternité.

De son côté, le Gouvernement provisoire, une fois contraint de proclamer la République, fit tout pour la rendre acceptable à la bourgeoisie et aux provinces. Les horreurs sanglantes de la première République française furent désavouées par l’abolition de la peine de mort pour délit politique ; la presse fut librement ouverte à toutes les opinions ; l’armée, les tribunaux et l’administration restèrent, à quelques exceptions près, entre les mains de leurs anciens dignitaires ; à aucun des grands coupables de la monarchie de Juillet on ne demanda de comptes. Les républicains bourgeois du National s’amusèrent à changer les noms et les costumes de la monarchie contre ceux de l’ancienne République. A leurs yeux, la République n’était qu’une nouvelle tenue de bal pour la vieille société bourgeoise. La jeune République chercha comme son principal mérite, à n’effaroucher personne, à s’effrayer plutôt elle-même continuellement, et, par sa mansuétude, sa vie passive à acquérir le droit à la vie et à désarmer les résistances. Aux classes privilégiées de l’intérieur, aux puissances despotiques de l’extérieur, on proclama hautement que la République était de nature pacifique, que vivre et laisser vivre était sa devise. De plus, peu après la révolution de Février, les Allemands, les Polonais, les Autrichiens, les Hongrois, les Italiens se révoltèrent, chaque peuple suivant sa situation [17]. La Russie et l’Angleterre n’étaient point prêtes, celle-ci étant elle-même en mouvement [18] et celle-là étant contenue par la terreur. La République ne rencontra donc pas une seule nation ennemie devant elle. Pas de grandes complications extérieures donc qui auraient pu rallumer les énergies, précipiter le processus révolutionnaire, pousser de l’avant le Gouvernement provisoire ou le jeter par-dessus bord. Le prolétariat parisien qui reconnaissait dans la République sa propre création, acclamait naturellement chaque acte du Gouvernement provisoire qui lui permettait de prendre pied plus facilement dans la société bourgeoise. Il se laissa docilement employer par Caussidière à des fonctions de police pour protéger la propriété à Paris, de même qu’il laissa régler à l’amiable les conflits de salaires entre ouvriers et maîtres par Louis Blanc. Il mettait son point d’honneur à maintenir immaculé aux yeux de l’Europe, l’honneur bourgeois de la République.

La République ne rencontra aucune résistance pas plus au dehors qu’au dedans. C’est ce qui la désarma. Sa tâche ne fut plus de transformer révolutionnairement le monde ; elle ne consista plus qu’à s’adapter aux conditions de la société bourgeoise. Rien ne témoigne plus éloquemment du fanatisme avec lequel le Gouvernement provisoire s’employa à cette tâche que les mesures financières prises par lui.

Le crédit public et le crédit privé étaient naturellement ébranlés. Le crédit public repose sur la croyance que l’État se laisse exploiter par les Juifs de la Finance. Mais l’ancien État avait disparu et la révolution était dirigée avant tout contre l’aristocratie financière. Les oscillations de la dernière crise commerciale en Europe n’avaient pas encore cessé. Les banqueroutes succédaient encore aux banqueroutes.

Le crédit privé était donc paralysé, la circulation ralentie, la production stagnante, avant qu’éclatât la révolution de Février. La crise révolutionnaire intensifia la crise commerciale. Or, le crédit privé reposant sur la croyance que la production bourgeoise dans toute l’ampleur de ses rapports, que l’ordre bourgeois sont inviolés et inviolables, quel ne devait pas être l’effet d’une révolution qui remettait en question le fondement de la production bourgeoise, l’esclavage économique du prolétariat et érigeait, face à la Bourse, le sphinx du Luxembourg ? Le soulèvement du prolétariat, c’est la suppression du crédit bourgeois, car c’est la suppression de la production bourgeoise et de son régime. Le crédit public et le crédit privé sont le thermomètre économique permettant de mesurer l’intensité d’une révolution. Dans la mesure où ils baissent, montent l’ardeur embrasante et la force créatrice de la révolution.

Le Gouvernement provisoire voulait dépouiller la République de son apparence antibourgeoise. Il lui fallut donc, avant tout, chercher à assurer la valeur d’échange de cette nouvelle forme d’État, son cours en Bourse. Avec le prix courant de la République à la Bourse, le crédit privé se releva nécessairement.

Pour écarter jusqu’au soupçon qu’il ne voulait ou ne pouvait satisfaire aux obligations que lui légua la monarchie, pour redonner confiance en la moralité bourgeoise et en la solvabilité de la République, le Gouvernement provisoire eut recours à une fanfaronnade aussi puérile qu’indigne. Avant le ternie de l’échéance légale, il paya aux créanciers de l’État les intérêts des 5 %, 4 1/2 % et 4 %. L’aplomb bourgeois, l’assurance des capitalistes se réveillèrent brusquement, quand ils virent la hâte anxieuse avec laquelle on cherchait à acheter leur confiance.

Bien entendu, l’embarras financier du Gouvernement provisoire ne fut pas atténué par ce coup de théâtre qui le privait de l’argent comptant disponible. Il n’était pas possible de dissimuler plus longtemps la gêne financière, et ce fut aux petits bourgeois, employés et ouvriers à payer l’agréable surprise ménagée aux créanciers de l’État.

Les livrets de caisse d’épargne dont le montant dépassait 100 francs furent déclarés non remboursables en argent. Les sommes déposées dans les caisses d’épargne furent confisquées et converties, par voie de décret, en dette d’État non remboursable. Le petit bourgeois, déjà bien assez réduit à la misère, en fut irrité contre la République. Ayant reçu à la place de son livret de caisse d’épargne, des bons du Trésor, il fut contraint d’aller les vendre à la Bourse et de se livrer ainsi directement aux mains des Juifs de la Bourse contre lesquels il avait fait la révolution de Février.

L’aristocratie financière qui régnait sous la monarchie de Juillet avait dans la Banque son Église épiscopale. De même que la Bourse régit le crédit public, la Banque gouverne le crédit commercial.

Directement menacée par la révolution de Février, non seulement dans sa domination, mais dans son existence, la Banque s’appliqua, dès le début, à discréditer la République en généralisant la fermeture du crédit. Brusquement, elle dénonça tout crédit aux banquiers, aux fabricants, aux commerçants. Comme cette manœuvre ne provoqua pas de contre-révolution immédiate, elle eut nécessairement son contre coup sur la Banque elle-même. Les capitalistes retirèrent l’argent qu’ils avaient déposé dans ses caves. Les possesseurs de billets de banque se précipitèrent à sa caisse pour les échanger contre de l’or et de l’argent.

Le Gouvernement provisoire pouvait, sans recourir à la violence de façon légale, acculer la Banque à la banqueroute ; il n’avait qu’à observer une attitude passive et à abandonner la Banque à son propre sort. La banqueroute de la Banque, c’était le déluge balayant en un clin d’œil du sol français l’aristocratie financière, le plus puissant et le plus dangereux ennemi de la République, le piédestal d’or de la monarchie de Juillet. Une fois la Banque en faillite, la bourgeoisie était obligée de considérer elle-même comme une dernière tentative de sauvetage désespérée la création par le gouvernement d’une banque nationale et la subordination du crédit national au contrôle de la nation.

Le Gouvernement provisoire, au contraire, donna cours forcé aux billets de banque. Il fit mieux. Il transforma toutes les banques de province en succursales de la Banque de France, lui permettant de jeter son réseau sur le pays tout entier. Plus tard, il engagea auprès d’elle les forêts domaniales en garantie de l’emprunt qu’il contracta envers elle. C’est ainsi que la révolution de Février consolida et élargit directement la bancocratie qu’elle devait renverser.

Entre-temps, le Gouvernement provisoire se tordait sous le cauchemar d’un déficit croissant. C’est en vain qu’il mendiait des sacrifices patriotiques. Seuls, les ouvriers lui jetèrent leur aumône. Il fallut recourir à un moyen héroïque, à la promulgation d’un nouvel impôt. Mais qui imposer ? Les loups-cerviers de la Bourse, les rois de la Banque, les créanciers de l’État, les rentiers, les industriels ? Ce n’était point là un moyen de faire accepter en douceur la République par la bourgeoisie. C’était, d’un côté, mettre en péril le crédit de l’État et celui du commerce, que l’on cherchait, d’autre part, à acheter au prix de si grands sacrifices, de si grandes humiliations. Mais il fallait que quelqu’un casquât. Qui fut sacrifié au crédit bourgeois ? Jacques Bonhomme, le paysan.

Le Gouvernement provisoire établit un impôt additionnel de 45 centimes par franc sur les quatre impôts directs. La presse gouvernementale essaya de faire accroire au prolétariat de Paris que cet impôt affecterait de préférence la grosse propriété foncière, les possesseurs du milliard octroyé par la Restauration. Mais, en réalité, l’impôt atteignit avant tout la classe paysanne, c’est-à-dire la grande majorité du peuple français. Ce sont les paysans qui durent payer les frais de la révolution de Février, c’est chez eux que la contre-révolution puisa son principal contingent. L’impôt de 45 centimes, c’était une question de vie ou de mort pour le paysan français, il en fit une question de vie ou de mort pour la République. La République, pour le paysan français, ce fut désormais l’impôt des 45 centimes, et dans le prolétariat de Paris, il vit le dissipateur qui prenait du bon temps à ses frais.

Alors que la Révolution de 1789 avait commencé par délivrer les paysans des charges féodales, la révolution de 1848 s’annonçait par un nouvel impôt sur la population rurale, afin de ne pas mettre en péril le capital et d’assurer le fonctionnement du mécanisme d’État.

Le seul moyen par lequel le Gouvernement provisoire pouvait écarter tous ces inconvénients et tirer l’État de son ancienne voie - c’était de déclarer la banqueroute de l’État. On se souvient comment à l’Assemblée nationale Ledru-Rollin fut pris après coup d’une vertueuse indignation en déclarant qu’il répudiait cette suggestion du boursier juif Fould, devenu ministre des Finances français. Fould lui avait tendu la pomme de l’arbre de la science.

En reconnaissant les traites que la vieille société bourgeoise avait tirées sur l’État, le Gouvernement provisoire s’était mis à sa discrétion. Il était devenu le débiteur gêné de la société bourgeoise au lieu de se poser en créancier menaçant qui avait à recouvrer des créances révolutionnaires remontant à de nombreuses années. Il lui fallut consolider les rapports bourgeois vacillants pour s’acquitter d’obligations qui ne sont à remplir que dans le cadre de ces rapports. Le crédit devint une condition de son existence et les concessions, les promesses faites au prolétariat autant de chaînes qu’il fallait briser. L’émancipation des travailleurs, même comme simple phrase, devenait un danger intolérable pour la nouvelle République, car elle était une protestation permanente contre le rétablissement du crédit qui repose sur la reconnaissance ininterrompue et inaltérable des rapports économiques de, classes existants. Il fallait donc en finir avec les ouvriers.

La révolution de Février avait rejeté l’armée hors de Paris. La garde nationale, c’est-à-dire la bourgeoisie dans ses nuances variées, constituait la seule force. Cependant, elle se sentait à elle seule inférieure au prolétariat. Au surplus, elle était obligée, non sans y faire la résistance la plus acharnée, non sans susciter cent obstacles divers, d’ouvrir peu à peu ses rangs et, partiellement, d’y laisser entrer des prolétaires armés. Il ne restait donc qu’une seule issue : opposer une partie des prolétaires à l’autre partie.

Dans ce but, le Gouvernement provisoire forma 24 bataillons de gardes mobiles, de 1000 hommes chacun, composés de jeunes gens de 15 à 20 ans. Ils appartenaient pour la plupart au lumpen-prolétariat qui, dans toutes les grandes villes, constitue une masse nettement distincte du prolétariat industriel, pépinière de voleurs et de criminels de toute espèce, vivant des déchets de la société, individus sans métier avoué, rôdeurs, gens sans aveu et sans feu, différents selon le degré de culture de la nation à laquelle ils appartiennent, ne démentant jamais le caractère de lazzaroni. Étant donné que le Gouvernement provisoire les recrutait tout jeunes, ils étaient tout à fait influençables et capables des plus hauts faits d’héroïsme et de l’abnégation la plus exaltée, comme des actes de banditisme les plus crapuleux et de la vénalité la plus infâme. Le Gouvernement provisoire les payait à raison de 1 f 50 par jour, c’est-à-dire les achetait. Il leur donnait un uniforme particulier, c’est-à-dire qui les distinguait extérieurement de la blouse. Comme chefs, ou bien on leur attacha des officiers pris dans l’armée permanente, ou bien ils élisaient eux-mêmes de jeunes fils de bourgeois dont les rodomontades sur la mort pour la patrie et le dévouement à la République les séduisaient.

C’est ainsi qu’il y avait face au prolétariat de Paris une armée tirée de son propre milieu, forte de 24 000 hommes, jeunes, robustes, pleins de témérité. Le prolétariat salua de ses vivats la garde mobile au cours de ses marches à travers Paris. Il reconnaissait en elle ses combattants d’avant-garde sur les barricades. Il la considérait comme la garde prolétarienne en opposition avec la garde nationale bourgeoise. Son erreur était pardonnable.

A côté de la garde mobile, le gouvernement décida de rassembler encore autour de lui une armée d’ouvriers industriels. Des centaines de mille d’ouvriers, jetés sur le pavé par la crise et la révolution, furent enrôlés par le ministre Marie dans les prétendus ateliers nationaux. Sous ce nom pompeux, se dissimulait seulement l’occupation des ouvriers à des travaux de terrassement fastidieux, monotones, et improductifs, pour un salaire de 23 sous. Des workhouses [19] anglais en plein air, voilà ce qu’étaient ces ateliers nationaux et rien de plus. Le Gouvernement provisoire croyait avoir formé avec ces ateliers une seconde armée prolétarienne contre les ouvriers eux-mêmes. Pour cette fois, la bourgeoisie se trompa au sujet des ateliers nationaux, comme les ouvriers se trompaient au sujet de la garde mobile. Elle avait créé une armée pour l’émeute.

Mais un objectif était atteint.

Ateliers nationaux, - c’était là le nom des ateliers populaires préconisés par Louis Blanc au Luxembourg. Les ateliers de Marie, conçus en opposition directe avec le Luxembourg, donnèrent lieu par leur enseigne commune à des intrigues dont les méprises étaient dignes des valets de la comédie espagnole. Le Gouvernement provisoire lui-même répandit en sous-main le bruit que ces ateliers nationaux étaient une invention de Louis Blanc, ce qui paraissait d’autant plus croyable que Louis Blanc, le prophète des ateliers nationaux, était membre du Gouvernement provisoire. Et dans la confusion faite mi-naïvement, mi-intentionnellement par la bourgeoisie parisienne, dans l’opinion où l’on entretenait artificiellement la France et l’Europe, ces workhouses étaient la première réalisation du socialisme qu’on clouait avec eux au pilori.

Ce n’était pas par leur contenu, mais par leur titre, que les ateliers nationaux donnaient un corps à la protestation du prolétariat contre l’industrie bourgeoise, contre le crédit bourgeois et contre la République bourgeoise. Ce fut donc sur eux que s’appesantit toute la haine de la bourgeoisie. Elle y avait trouvé en même temps le point sur lequel diriger son assaut, une fois assez affermie pour rompre ouvertement avec les illusions de Février. Tout le malaise et toute l’aigreur des petits bourgeois se tournèrent dans le même moment contre ces ateliers nationaux, cette cible commune. C’est avec une véritable fureur qu’ils supputaient les sommes englouties par ces fainéants de prolétaires, cependant que leur propre sort devenait de jour en jour plus intolérable. Une pension de l’État pour une apparence de travail, voilà le socialisme ! grommelaient-ils en eux-mêmes. Les ateliers nationaux, les déclamations du Luxembourg, les défilés des ouvriers à travers Paris, voilà où ils cherchaient la cause de leur misère. Et nul n’était plus fanatisé contre les prétendues machinations des communistes que le petit bourgeois, désespérément acculé au bord de la banqueroute.

Ainsi, dans le corps à corps tout proche entre la bourgeoisie et le prolétariat, la première avait en ses mains tous les avantages, tous les postes décisifs, toutes les couches moyennes de la société, dans le moment même où les flots de la révolution de Février déferlaient sur tout le continent ; où chaque nouveau courrier apportait un nouveau bulletin révolutionnaire, tantôt d’Italie, tantôt d’Allemagne, tantôt des confins du sud-est de l’Europe et entretenait l’ivresse générale du peuple en lui donnant des témoignages continuels d’une victoire qu’il avait déjà consommée.

Le 17 mars et le 16 avril eurent lieu les premiers combats d’avant-postes de la grande lutte de classes cachée sous les ailes de la République bourgeoise.

Le 17 mars révéla la situation équivoque du prolétariat qui ne permettait aucun acte décisif. Sa manifestation avait à l’origine pour but de ramener le Gouvernement provisoire dans la voie de la révolution, d’obtenir, selon les circonstances, l’exclusion de ses membres bourgeois, et d’exiger l’ajournement de la date des élections à l’Assemblée nationale et à la garde nationale. Mais le 16 mars, la bourgeoisie, représentée par la garde nationale, fit une démonstration hostile au Gouvernement provisoire. Aux cris de : A bas Ledru-Rollin ! elle marcha sur l’Hôtel de ville. Et le 17 mars, le peuple fut contraint de crier : Vive Ledru-Rollin ! Vive le Gouvernement provisoire ! Il fut contraint de prendre contre la bourgeoisie le parti de la République bourgeoise dont l’existence lui semblait mise en question. Il consolida le gouvernement au lieu de se le soumettre. Le 17 mars tourna au mélodrame, et le prolétariat de Paris ayant exhibé une fois de plus, ce jour-là, son corps gigantesque, la bourgeoisie, au dedans et au dehors du Gouvernement provisoire, n’en fut que plus résolue à le briser.

Le 16 avril fut un malentendu organisé par le Gouvernement provisoire de connivence avec la bourgeoisie. Les ouvriers s’étaient réunis en nombre au Champ-de-Mars et à l’hippodrome pour préparer les élections de l’état-major de la garde nationale. Tout à coup, se répandit d’un bout à l’autre de Paris, avec la rapidité de l’éclair, le bruit que les ouvriers s’étaient assemblés en armes au Champ-de-Mars sous la direction de Louis Blanc, Blanqui, Cabet et Raspail pour se rendre de là à l’Hôtel de ville, renverser le Gouvernement provisoire et proclamer un gouvernement communiste. On battit la générale. Ledru-Rollin, Marrast, Lamartine se disputèrent plus tard l’honneur de cette initiative ; - en une heure, 100 000 hommes sont sous les armes, l’Hôtel de ville occupé sur tous les points par des gardes nationaux ; dans tout Paris grondent les cris : A bas les communistes ! A bas Louis Blanc, Blanqui, Raspail, Cabet ! une foule de délégations viennent apporter leur hommage au Gouvernement provisoire, toutes prêtes à sauver la patrie et la société. Quand les ouvriers paraissent enfin devant l’Hôtel de ville pour remettre au Gouvernement provisoire une collecte patriotique faite au Champ-de-Mars, ils sont tout étonnés d’apprendre que le Paris bourgeois, dans un simulacre de combat machiné avec la plus grande circonspection, a battu leur ombre. Le terrible attentat du 16 avril fournit le prétexte du rappel de l’armée à Paris - but véritable de la comédie grossièrement montée, ainsi que des manifestations fédéralistes réactionnaires en province.

Le 4 mai, se réunit l’Assemblée nationale issue des élections générales au suffrage direct. Le droit du suffrage universel ne possédait pas la vertu magique que lui avaient attribuée les républicains d’ancienne marque. Dans toute la France, du moins dans la majorité des Français, ceux-ci voyaient des citoyens ayant les mêmes intérêts, le même discernement, etc. Tel était leur culte du peuple. Mais au lieu de leur peuple imaginaire, les élections mirent en lumière le peuple réel, c’est-à-dire des représentants des différentes classes dans lesquelles il se subdivise. Nous avons vu pourquoi paysans et petits bourgeois durent voter, sous la conduite de la bourgeoisie toute à l’ardeur de la lutte et des grands propriétaires fonciers enragés de restauration. Mais si le suffrage universel n’était pas la miraculeuse baguette magique pour laquelle de braves républicains l’avaient tenue, il avait le mérite, infiniment plus grand, de déchaîner la lutte de classes, de faire en sorte que les différentes couches moyennes de la société petite-bourgeoise perdent rapidement leurs illusions et leurs déceptions à l’épreuve de la vie, de hisser d’un seul coup toutes les fractions de la classe des exploiteurs au sommet de l’État et de leur arracher de la sorte leur masque trompeur, alors que la monarchie, avec son système censitaire, ne laissait se compromettre que des fractions déterminées de la bourgeoisie et gardait les autres dans la coulisse en cachette, les ceignant de l’auréole d’une opposition commune.

Dans l’Assemblée nationale constituante qui se réunit le 4 mai, les républicains bourgeois, les républicains du National avaient la haute main. Tout d’abord, les légitimistes et les orléanistes eux-mêmes n’osèrent se montrer que sous le masque du républicanisme bourgeois. C’était seulement au nom de la République que pouvait être engagée la lutte contre le prolétariat.

C’est du 4 mai et non du 25 février que date la République, c’est-à-dire la République reconnue par le peuple français, et non pas la République imposée par le prolétariat parisien au Gouvernement provisoire, non pas la République aux institutions sociales, non pas le mirage qui planait devant les yeux des combattants des barricades. La République proclamée par l’Assemblée nationale, la seule légitime, c’est la République qui n’est pas une arme révolutionnaire contre l’ordre bourgeois, qui en est plutôt la reconstitution politique, la consolidation politique de la société bourgeoise ; en un mot : la République bourgeoise. On l’affirma hautement à la tribune de l’Assemblée nationale et toute la presse bourgeoise, tant républicaine qu’anti-républicaine, s’en fit l’écho.

Nous avons vu que la République de Février n’était, en réalité, et ne pouvait être qu’une République bourgeoise, que, d’autre part, le Gouvernement provisoire, sous la pression directe du prolétariat, fut obligé de la proclamer une République pourvue d’institutions sociales, que le prolétariat parisien était encore incapable d’aller au delà de la République bourgeoise autrement qu’en idée, en imagination, que partout où il passait réellement à l’action, c’était au service de cette dernière qu’il agissait ; que les promesses qui lui avaient été faites devenaient un danger insupportable pour la nouvelle République et que toute l’existence du Gouvernement provisoire se réduisait à une lutte continuelle contre les revendications du prolétariat.

Dans l’Assemblée nationale, c’était la France tout entière qui s’érigeait en juge, du prolétariat parisien. Elle rompit aussitôt avec les illusions sociales de la révolution de Février, elle proclama carrément la République bourgeoise et rien que la République bourgeoise. Elle exclut aussitôt de la commission exécutive qu’elle nomma, les représentants du prolétariat : Louis Blanc et Albert ; elle rejeta la proposition d’un ministère spécial du Travail, elle accueillit par une tempête d’applaudissements la déclaration du ministre Trélat : « Il ne s’agit plus que de ramener le travail à ses anciennes conditions. »

Mais tout cela ne suffisait pas. La République de Février fut conquise par les ouvriers avec l’aide passive de la bourgeoisie. Les prolétaires se considéraient à bon droit comme les vainqueurs de Février et ils avaient les prétentions arrogantes du vainqueur. Il fallait qu’ils fussent vaincus dans la rue, il fallait leur montrer qu’ils succombaient dès qu’ils luttaient non avec la bourgeoisie, mais contre elle. De même que la République de Février avec ses concessions socialistes nécessita une bataille du prolétariat uni à la bourgeoisie contre la royauté, de même une seconde bataille était nécessaire pour détacher la République de ses concessions socialistes, pour mettre en relief la République bourgeoise, détenant officiellement le pouvoir. C’est les armes à la main qu’il fallait que la bourgeoisie réfutât les revendications du prolétariat. Et le véritable lieu de naissance de la République bourgeoise n’est pas la victoire de Février, c’est la défaite de Juin.

Le prolétariat précipita la décision, lorsque, le 15 mai, il envahit l’Assemblée nationale, tentant vainement de reconquérir son influence révolutionnaire sans autre résultat que de livrer ses chefs énergiques aux geôliers de la bourgeoisie [20]. Il faut en finir ! Par ce cri, l’Assemblée nationale donnait libre cours à sa résolution de contraindre le prolétariat au combat décisif. La Commission exécutive promulgua un série de décrets provocants, comme l’interdiction des attroupements, etc. Du haut de la tribune de l’Assemblée nationale constituante, les ouvriers furent directement provoqués, injuriés, persiflés. Mais, comme nous l’avons vu, les ateliers nationaux offraient un but à l’attaque proprement dite, Ce sont eux que l’Assemblée constituante désigna d’un geste impérieux à la Commission exécutive qui n’attendait que le moment d’entendre son propre projet devenir un ordre de l’Assemblée nationale.

La Commission exécutive commença par rendre plus difficile l’entrée dans les ateliers nationaux, par remplacer le salaire à la journée par le salaire aux pièces, par bannir en Sologne les ouvriers qui n’étaient pas natifs de Paris, sous prétexte de leur faire faire des travaux de terrassement. Ces travaux de terrassement n’étaient en réalité qu’une formule de rhétorique dont on paraît leur expulsion, comme l’apprirent à leurs camarades les ouvriers revenus désillusionnés. Enfin, le 21 juin, parut un décret au Moniteur, ordonnant le renvoi brutal de tous les ouvriers célibataires des ateliers nationaux ou leur enrôlement dans l’armée.

Les ouvriers n’avaient plus le choix : il leur fallait ou mourir de faim ou engager la lutte. Ils répondirent, le 22 juin, par la formidable insurrection où fut livrée la première grande bataille entre les deux classes qui divisent la société moderne. C’était une lutte pour le maintien ou l’anéantissement de l’ordre bourgeois. Le voile qui cachait la République se déchirait

On sait que les ouvriers, avec un courage et un génie sans exemple, sans chefs, sans plan commun, sans ressources, pour la plupart manquant d’armes, tinrent en échec cinq jours durant l’armée, la garde mobile, la garde nationale de Paris ainsi que la garde nationale qui afflua de la province. On sait que la bourgeoisie se dédommagea de ses transes mortelles par une brutalité inouïe et massacra plus de 3 000 prisonniers.

Les représentants officiels de la démocratie française étaient tellement prisonniers de l’idéologie républicaine qu’il leur fallut plusieurs semaines pour commencer à soupçonner le sens du combat de Juin. Ils furent comme hébétés par la fumée de la poudre dans laquelle s’évanouissait leur République imaginaire.

Quant à l’impression directe que la nouvelle défaite de Juin produisit sur tous, le lecteur nous permettra de la décrire selon les termes de la Neue Rheinische Zeitung (Nouvelle Gazette rhénane) :

Le dernier vestige officiel de la révolution de Février, la Commission exécutive, s’est évanoui comme une fantasmagorie devant la gravité des événements. Les fusées lumineuses de Lamartine sont devenues les fusées incendiaires de Cavaignac. La fraternité des classes antagonistes dont l’une exploite l’autre, cette fraternité proclamée en Février, inscrite en grandes lettres au front de Paris, sur chaque prison, sur chaque caserne, - son expression véritable, authentique, prosaïque, c’est la guerre civile, la guerre civile sous sa forme ta plus effroyable, la guerre entre le travail et le Capital. Cette fraternité flamboyait à toutes les fenêtres de Paris, dans la soirée du 25 juin, quand le Paris de la bourgeoisie illuminait, alors que le Paris du prolétariat brûlait, saignait, râlait. La fraternité dura juste le temps où l’intérêt de la bourgeoisie était frère de l’intérêt du prolétariat. Pédants de la vieille tradition révolutionnaire de 1793, méthodiste socialistes, mendiant pour le peuple auprès de la bourgeoisie, et auxquels on permit de faire de longues homélies et de se compromettre aussi longtemps qu’il fut nécessaire d’endormir le lion prolétarien ; républicains qui réclamaient tout l’ancien ordre bourgeois, moins la tête couronnée ; gens de l’opposition dynastique auxquels le hasard substituait le renversement d’une dynastie au changement d’un ministère ; légitimistes qui voulaient non pas se débarrasser de leur livrée, mais en modifier la coupe, tels étaient les alliés avec lesquels le peuple fit son Février. La révolution de Février fut la belle révolution, la révolution de la sympathie générale parce que les antagonismes qui y éclatèrent contre la royauté sommeillaient, embryonnaires, paisiblement, côte à côte, parce que la lutte sociale qui formait son arrière-plan n’avait acquis qu’une existence vaporeuse, l’existence de la phrase, du verbe. La révolution de Juin est la révolution haïssable, la révolution répugnante, parce que la chose a pris la place de la phrase, parce que la République a mis à nu la tête du monstre, en abattant la couronne qui le protégeait et le dissimulait. Ordre ! Tel était le cri de guerre de Guizot. Ordre ! cria Sébastiani, ce Guizot au petit pied, quand Varsovie devint russe [21], Ordre ! crie Cavaignac, écho brutal de l’Assemblée nationale française et de la bourgeoisie républicaine. Ordre ! tonnaient ses coups de mitraille en déchiquetant le corps du prolétariat. Aucune des nombreuses révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 ne fut un attentat contre l’ordre, car chacune laissait subsister la domination de classe, laissait subsister l’esclavage des ouvriers, laissait subsister l’ordre bourgeois, aussi souvent que fut modifiée la forme politique de cette domination et de cet esclavage. Juin a porté atteinte à cet ordre. Malheur à Juin. (Neue Rheinische Zeitung, 29 juin 1848.)

Malheur à Juin ! répète l’écho de l’Europe.

Ce fut la bourgeoisie qui contraignit le prolétariat de Paris à l’insurrection de Juin. De là son arrêt de condamnation. Ses besoins immédiats avoués ne le poussaient pas à vouloir obtenir par la violence le renversement de la bourgeoisie, il n’était pas encore de taille à accomplir cette tâche. Force fut au Moniteur de lui apprendre officiellement que le temps n’était plus où la République jugeait à propos de rendre les honneurs à ses illusions, et seule la défaite le convainquit de cette vérité que la plus infime amélioration de sa situation reste une utopie au sein de la République bourgeoise, utopie qui se change en crime dès qu’elle veut se réaliser. A ses revendications, outrées par la forme, puériles par le contenu et par là même encore bourgeoises dont il voulait arracher la concession à la révolution de Février, se substitua l’audacieux mot d’ordre de lutte révolutionnaire : Renversement de la bourgeoisie ! Dictature de la classe ouvrière !

En faisant de son lieu funéraire le berceau de la République bourgeoise, le prolétariat força celle-ci à apparaître aussitôt sous sa forme pure comme l’État dont le but avoué est de perpétuer la domination du capital, l’esclavage du travail. Les yeux toujours fixés sur l’ennemi couvert de cicatrices, implacable et invincible, - invincible parce que son existence à lui est la condition de sa propre vie à elle - force était à la domination bourgeoise libérée de toute entrave de se muer aussitôt en terrorisme bourgeois. Une fois le prolétariat momentanément écarté de la scène et la dictature de la bourgeoisie officiellement reconnue, force était aux couches moyennes de la société bourgeoise, à la petite bourgeoisie et à la classe paysanne, à mesure que leur situation devenait plus insupportable et leur opposition à la bourgeoisie plus rude, de se rallier de plus en plus au prolétariat. De même qu’auparavant elles ne pouvaient moins faire que de voir dans l’essor du prolétariat la cause de leur misère, maintenant elles la trouvaient fatalement dans sa défaite.

Lorsque l’insurrection de Juin augmenta, sur tout le continent, l’assurance de la bourgeoisie et la fit s’allier ouvertement à la royauté féodale contre le peuple, qui fut la première victime de cette union ? La bourgeoisie continentale elle-même. La défaite de Juin l’empêcha d’affermir sa domination et de faire faire halte au peuple mi-satisfait, mi-mécontent au stade le plus bas de la révolution bourgeoise.

Enfin, la défaite de Juin révéla aux puissances despotiques de l’Europe le secret que la France devait, coûte que coûte, maintenir la paix à l’extérieur pour pouvoir mener à l’intérieur la guerre civile. Ainsi, les peuples qui avaient commencé la lutte pour leur indépendance nationale furent livrés à la suprématie de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse, mais, en même temps, ces révolutions nationales dont le sort fut subordonné à celui de la révolution prolétarienne, furent privées de leur apparente autonomie, de leur indépendance à l’égard de la grande subversion sociale. Le Hongrois ne doit être libre, ni le Polonais, ni l’Italien, tant que l’ouvrier restera esclave !

Enfin les victoires de la Sainte-Alliance ont fait prendre à l’Europe une forme telle que tout nouveau soulèvement prolétarien en France sera immédiatement le signal d’une guerre mondiale. La nouvelle révolution française sera obligée de quitter aussitôt le terrain national et de conquérir le terrain européen, le seul où pourra l’emporter la révolution sociale du XIX° siècle. Donc, ce n’est que par la défaite de Juin que furent créées les conditions permettant à la France de prendre l’initiative de la révolution européenne. Ce n’est que trempé dans le sang des insurgés de Juin que le drapeau tricolore est devenu le drapeau de la révolution européenne, le drapeau rouge. Et nous crions :

La révolution est morte ! Vive la révolution !

Notes

Les passages en bleu sont en français dans le texte.

[1] Après la victoire de la révolution de Juillet, le duc d’Orléans (Louis-Philippe) fut proclamé “ lieutenant-général du royaume ” et plus tard roi. A l’Hôtel de ville, siégea le Gouvernement provisoire qui se constitua après le renversement de Charles X.

[2] Le 5 juin 1832, eut lieu à Paris une insurrection organisée et préparée par la Société des amis du peuple et par d’autres associations révolutionnaires. Ce furent les funérailles du général Lamarque, chef du groupe républicain à la Chambre des députés, qui en fournirent l’occasion. Les organisations révolutionnaires voulaient uniquement faire une manifestation, mais celle-ci se termina par une émeute. Quand les manifestants déroulèrent un drapeau rouge portant l’inscription : « La liberté ou la mort », ils furent attaqués par les troupes. On éleva des barricades dont les dernières furent détruites par le feu des canons dans la soirée du 6 juin.
Le 9 avril 1834, éclata une nouvelle insurrection des ouvriers lyonnais (la première eut lieu en 1831) ; elle fut provoquée par un jugement de tribunal contre quelques ouvriers qui avaient organisé une lutte à propos de salaires. Après un combat opiniâtre et sanglant qui dura plusieurs jours, l’insurrection se termina, par la défaite.
Le 12 mai 1839, les Sociétés ouvrières secrètes disciplinées par Barbès et par Blanqui (Société des familles, Société des saisons) déclenchèrent une insurrection qui fut immédiatement noyée dans le sang et entraîna la condamnation à la réclusion de ses instigateurs.

[3] L’Assemblée nationale constituante siégea du 4 mai 1848 au 26 mai 1849, et l’Assemblée nationale législative du 28 mai 1849 au 2 décembre 1851.

[4] C’est ainsi qu’on appelait sous la monarchie de Juillet la minorité possédante qui avait le droit de vote par opposition aux grandes masses de la population qui en étaient privées.

[5] Robert Macaire, type du chevalier d’industrie habile, dans la comédie de Benjamin Antier et Frédérick Lemaître : Robert et Bertrand (1834).

[6] Le Sonderbund était une ligue secrète de défense formée par 7 cantons suisses où dominait l’influence des jésuites. La Diète suisse décida, en octobre 1847, de détruire le Sonderbund par la force. Dans une guerre de vingt-six jours les cantons catholiques furent défaits et les libéraux triomphèrent.

[7] Annexion de Cracovie à l’Autriche en accord avec la Russie et la Prusse, 11 novembre 1846. Guerre du Sonderbund du 4 au 28 novembre 1847. Soulèvement de Palerme, le 12 janvier 1848. Fin janvier, bombardement de neuf jours de la ville par les Napolitains. (Note de la première édition allemande.)

[8] Lors des émeutes de la faim à Buzançais en 1847, la foule tua deux riches propriétaires fonciers qui étaient connus comme des accapareurs de grains ; pour cela on exécuta cinq citoyens.

[9] A toutes les propositions de réformes électorales le ministre Guizot répondait : « Enrichissez-vous et vous deviendrez électeurs. »

[10] Effrayé par l’insurrection populaire qui éclatait, Louis-Philippe congédia le 23 février le ministère Guizot et institua le 24 au matin le ministère Odilon Barrot.

[11] Le National, journal de l’opposition bourgeoise républicaine, fondé par Thiers en 1830.

[12] Pendant la révolution de juillet 1830, les masses populaires qui s’étaient battu sur les barricades et qui demandaient le suffrage universel, la République et la convocation de la Constituante n’avaient pas su se présenter de façon aussi organisée que la bourgeoisie. Les banquiers utilisèrent la victoire du peuple et aidèrent le duc d’Orléans (Louis-Philippe) à monter sur le trône.

[13] Ancien journal monarchiste.

[14] Par son acquiescement à la formation de la commission du Luxembourg, Louis Blanc favorisa la manœuvre de la bourgeoisie qui avait gagné du temps en faisant de vaines promesses. Membre du gouvernement, Louis Blanc se démasqua comme un instrument de la bourgeoisie, docile entre ses mains. Lénine a fait un parallèle entre le rôle de Louis Blanc dans la révolution de 1848 et le rôle des menchéviks et des socialistes révolutionnaires dans la révolution de 1917. Il écrivait dans son article : « A la manière de Louis Blanc » : « Le socialiste français Louis Blanc se rendit tristement célèbre, pendant la révolution de 1848, en abandonnant les positions de la lutte de classe pour celles des illusions petites-bourgeoises enveloppées d’une phraséologie à prétentions « socialistes » et qui ne servait en réalité qu’à affermir l’influence de la bourgeoisie sur le prolétariat. Louis Blanc attendait une aide de la bourgeoisie, espérait et entretenait l’espoir que la bourgeoisie pouvait aider les ouvriers en matière d’ « organisation du travail », terme confus qui devait traduire les aspirations « socialistes. » (V. I. LÉNINE : Oeuvres complètes, tome 24, p. 24, Éditions sociales, Paris, 1958).

[15] La politique économique de la monarchie de Juillet se distinguait par un système de protectionnisme extrême. Sur la fonte, le fer, les produits d’acier, le fil, les cotonnades etc., etc., importés, il y avait des droits de douane si élevés que ces marchandises étaient en fait exclues du marché français.

[16] Autour de la question : quel doit être le drapeau de la République, se. déchaîna une lutte ardente. Les ouvriers demandaient que le drapeau rouge fût déclaré drapeau de la République. La bourgeoisie défendait le drapeau tricolore. La lutte se termina par un compromis typique pour les journées de Février : on déclara drapeau de la République le drapeau tricolore avec une rosette rouge.

[17] Marx fait allusion à la révolution de mars 1848 en Prusse et en Autriche, aux insurrections en Pologne, en Hongrie et en Italie.

[18] Sous l’influence de la révolution de 1848 en France, se produisit en Angleterre un dernier sursaut du mouvement chartiste.

[19] La nouvelle loi sur le paupérisme adoptée en Angleterre en 1834 prévoyait au lieu d’un secours en argent ou d’une aide en nature, la construction de maisons de travail (workhouses) pour les pauvres. Dans ces maisons la nourriture était affreuse, le travail y était terriblement dur, aussi appelait-on ces maisons : des « bastilles pour les pauvres », et elles étaient pour eux un épouvantail.

[20] En connexion avec les événements du 15 mai 1848, on arrêta Barbès, Albert, Raspail, Sobrier et Blanqui, quelques jours plus tard, on les emprisonna à Vincennes.

[21] En septembre 1831, lors de la discussion de la politique du gouvernement à l’égard de la Pologne qui s’était soulevée, et qui venait d’être écrasée par l’autocratie tsariste, le ministre des Affaires étrangères Sébastiani prononça la fameuse phrase : « L’ordre règne à Varsovie. »

De juin 1848 au 13 juin 1849

Le 25 février 1848, octroya la République à la France, le 25 juin lui imposa la révolution. Et après Juin révolution voulait dire : subversion de la société bourgeoise, alors que, avant Février, cela avait signifié : subversion de la forme de l’État.

Le combat de Juin avait été dirigé par la fraction républicaine de la bourgeoisie, avec la victoire lui revint nécessairement le pouvoir de l’État. L’état de siège mettait sans résistance Paris à ses pieds, et dans les provinces régnait un état de siège moral, l’arrogance de la victoire pleine de brutalité menaçante chez les bourgeois et l’amour fanatique de la propriété déchaîné chez les paysans. Donc aucun danger d’en bas !

En même temps que le pouvoir révolutionnaire des ouvriers, s’écroula l’influence politique des républicains démocrates, c’est-à-dire des républicains au sens petit-bourgeois, représentés dans la Commission exécutive par Ledru-Rollin, dans l’Assemblée nationale constituante par le parti de la Montagne [1], dans la presse par La Réforme.

De concert avec les républicains bourgeois, ils avaient, le 16 avril, conspiré contre le prolétariat, dans les journées de Juin, ils avaient combattu ensemble. Ce faisant, ils détruisaient eux-mêmes l’arrière-plan sur lequel leur parti se dessinait comme une puissance, car la petite bourgeoisie ne peut garder une position révolutionnaire face à la bourgeoisie que quand le prolétariat est derrière elle. Ils furent remerciés. Le semblant d’alliance, conclue avec eux à contre cœur de façon dissimulée, pendant l’époque du Gouvernement provisoire et de la Commission exécutive fut rompue publiquement par les républicains bourgeois.

Dédaignés et repoussés en tant qu’alliés, ils descendirent au rang inférieur de satellites des républicains tricolores auxquels ils ne pouvaient arracher aucune concession, mais dont ils étaient obligés de soutenir la domination toutes les fois que celles-ci, et avec elle la République, semblait mise en question par les fractions antirépublicaines de la bourgeoisie. Ces fractions, enfin, les orléanistes et les légitimistes, se trouvèrent, dès le début, en minorité dans l’Assemblée nationale constituante. Avant les journées de Juin, elles n’osaient réagir elles-mêmes que sous le masque du républicanisme bourgeois. La victoire de Juin fit pour un instant saluer par toute la France bourgeoise Cavaignac comme son sauveur, et lorsque, peu de temps après les journées de Juin, le parti antirépublicain reprit son indépendance, la dictature militaire et l’état de siège à Paris ne lui permirent de sortir ses cornes que très timidement et avec beaucoup de prudence [2].

Depuis 1830, la fraction des républicains bourgeois s’était groupée dans la personne de ses écrivains, de ses porte-parole, de ses « capacités », de ses ambitions, de ses députés, généraux, banquiers et avocats autour d’un journal parisien, le National. Celui-ci avait des éditions en province. La coterie du National, c’était la dynastie de la République tricolore. Elle s’empara aussitôt de toutes les dignités publiques, des ministères, de la préfecture de police, de la direction des postes, des places de préfets, des grades les plus élevés devenus vacants dans l’armée. A la tête du pouvoir exécutif se trouvait son général, Cavaignac. Son rédacteur en chef, Marrast, devint le président permanent de l’Assemblée nationale constituante. En même temps, dans ses salons, comme maître de cérémonie, il faisait les honneurs de la République honnête.

Même des écrivains français révolutionnaires ont, par une sorte de pudeur à l’égard de la tradition républicaine, accrédité l’erreur que les royalistes avaient dominé dans l’Assemblée nationale constituante. Depuis les journées de Juin, l’Assemblée constituante resta au contraire la représentation exclusive du républicanisme bourgeois, et ce côté s’affirma de plus en plus résolument au fur et à mesure que s’effondrait l’influence des républicains tricolores en dehors de l’Assemblée. S’agissait-il de défendre la forme de la République bourgeoise, ils disposaient des voix des républicains démocrates, s’agissait-il de son contenu, leur façon de parler même ne les distinguait plus des fractions bourgeoises royalistes, car ce sont précisément les intérêts de la bourgeoisie, les conditions matérielles de sa domination et de son exploitation de classe qui forment le contenu de la République bourgeoise.

Ce n’était donc pas le royalisme, c’était le républicanisme bourgeois qui se réalisait dans la vie et dans les actes de cette Assemblée constituante qui finit, non pas par mourir ni par être tuée, mais par tomber en pourriture.

Pendant toute la durée de sa domination, alors qu’elle jouait sur le devant de la scène la pièce principale pleine de faste (Haupt-und Staats-aktion), on représentait à l’arrière-plan un holocauste ininterrompu - les condamnations continuelles, selon la loi martiale, des insurgés de Juin faits prisonniers ou leur déportation sans jugement. L’Assemblée constituante eut le tact d’avouer que dans les insurgés de Juin, ce n’étaient pas des criminels qu’elle jugeait, mais des ennemis qu’elle écrasait.

Le premier acte de l’Assemblée nationale constituante fut la constitution d’une commission d’enquête sur les événements de juin et du 15 mai et sur la participation des chefs des Partis socialiste et démocrate à ces journées. L’enquête était directement dirigée contre Louis Blanc, Ledru-Rollin et Caussidière. Les républicains bourgeois brûlaient d’impatience de se débarrasser de ces rivaux. Ils ne pouvaient confier l’exécution de leurs rancunes à plus qualifié que M. Odilon Barrot, l’ancien chef de l’opposition dynastique, le libéralisme fait homme, la « nullité grave », la platitude foncière qui, n’avait pas seulement une dynastie à venger, mais à exiger même des comptes des révolutionnaires pour une présidence de ministère qu’ils lui avaient fait avorter, garantie certaine de son implacabilité. C’est ce Barrot donc qui fut nommé président de la commission d’enquête, et il construisit de toutes pièces contre la révolution de Février un procès complet qui se résume ainsi : 17 mars, manifestation ; 16 avril, complot ; 15 mai, attentat ; 23 juin, guerre civile ! Pourquoi n’étendit-il pas ses recherches savantes et criminalistes jusqu’au 24 février ? Le Journal des débats [3] répondit : le 24 février, c’est la fondation de Rome. L’origine des États se perd dans un mythe auquel on doit croire et qu’on ne doit pas discuter. Louis Blanc et Caussidière furent livrés aux tribunaux. L’Assemblée nationale acheva l’œuvre de sa propre épuration qu’elle avait commencée le 15 mai.

Le projet d’imposition du capital conçu par le Gouvernement provisoire et repris par Goudchaux - sous la forme d’un impôt hypothécaire - fut rejeté par l’Assemblée constituante ; la loi qui limitait à dix heures le temps de travail fut abrogée, la prison pour dettes rétablie ; la majeure partie de la population française, celle qui ne savait ni lire, ni écrire, écartée de l’admission au jury. Pourquoi pas aussi du droit de vote ? Le cautionnement des journaux fut rétabli, le droit d’association restreint.

Mais dans sa hâte à restituer aux anciens rapports bourgeois leurs anciennes garanties et à faire disparaître toutes les traces laissées par les flots révolutionnaires, les républicains bourgeois se heurtèrent à une résistance dont la menace constituait un danger inattendu.

Dans les journées de Juin, personne n’avait lutté plus fanatiquement pour la sauvegarde de la propriété et le rétablissement du crédit que les petits bourgeois parisiens, cafetiers, restaurateurs, marchands de vin, petits commerçants, boutiquiers, artisans, etc. Rassemblant toutes ses forces, la boutique avait marché contre la barricade pour rétablir la circulation qui mène de la rue à la boutique. Mais derrière la barricade, il y avait les clients et les débiteurs, devant elle les créanciers de la boutique. Et quand les barricades furent renversées et les ouvriers écrasés, quand les gardiens des magasins, dans l’ivresse de la victoire, se précipitèrent à nouveau vers leurs boutiques, ils en trouvèrent l’entrée barricadée par un sauveur de la propriété, un agent officiel du crédit qui leur présentait ses lettres comminatoires : traite échue, terme échu, billet échu, boutique déchue, boutiquier déchu !

Sauvegarde de la propriété ! Mais la maison qu’ils habitaient n’était pas leur propriété, le magasin qu’ils gardaient n’était pas leur propriété, les marchandises qu’ils vendaient n’étaient pas leur propriété. Ni leur commerce, ni l’assiette dans laquelle ils mangeaient, ni le lit où ils dormaient ne leur appartenaient encore. C’était justement face à eux qu’il s’agissait de sauver cette propriété au profit du propriétaire qui avait loué la maison, du banquier qui avait escompté la traite, du capitaliste qui avait fait les avances au comptant, du fabricant qui avait confié à ces boutiquiers les marchandises pour les vendre, du gros commerçant qui avait fait à ces artisans crédit des matières premières. Rétablissement du crédit ! Mais, une fois consolidé, le crédit s’affirma un dieu actif et plein de zèle, précisément en jetant hors de ses quatre murs le débiteur insolvable avec sa femme et ses enfants, en livrant son prétendu avoir au capital et en le jetant lui-même dans la prison pour dettes qui s’était dressée à nouveau menaçante sur les cadavres des insurgés de Juin.

Les petits bourgeois reconnurent avec effroi qu’ils s’étaient livrés sans résistance aux mains de leurs créanciers en battant les ouvriers. Leur banqueroute, qui se traînait chroniquement depuis Février et en apparence ignorée, fut déclarée publique après Juin.

On ne leur avait laissé tranquille leur propriété nominale que le temps de les jeter sur le champ de bataille au nom de la propriété. Maintenant qu’on avait réglé la grande affaire avec le prolétariat, on pouvait régler également à son tour le petit compte avec l’épicier. A Paris, la masse des valeurs en souffrance montait à plus de 21 millions de francs ; dans les provinces, à plus de 11 millions. Les propriétaires de plus de 7 000 maisons d’affaires parisiennes n’avaient pas payé leur loyer depuis Février.

Si l’Assemblée nationale avait fait une enquête sur la dette politique en remontant jusqu’à Février, les petits bourgeois demandaient maintenant de leur côté une enquête sur les dettes civiles jusqu’au 24 février. Ils se rassemblèrent en masse dans le hall de la Bourse et pour chaque commerçant pouvant prouver qu’il n’avait fait faillite que par suite de l’arrêt des affaires provoqué par la révolution et que son commerce marchait bien le 24 février, ils demandèrent avec des menaces une prorogation de ses échéances par un jugement du tribunal de commerce et l’obligation pour le créancier de liquider sa créance à raison d’un pourcentage modéré. Cette question vint en discussion à l’Assemblée nationale comme proposition de loi et sous la forme de concordats à l’amiable. L’Assemblée hésitait, mais voilà qu’elle apprit soudain que, dans le même moment, à la porte Saint-Denis, des milliers de femmes et d’enfants des insurgés préparaient une pétition en faveur de l’amnistie.

En face du spectre ressuscité de Juin, les petits bourgeois tremblèrent et l’Assemblée retrouva son implacabilité. Les concordats à l’amiable entre le créancier et le débiteur furent rejetés dans leurs points essentiels.

Alors, que, au sein de l’Assemblée nationale depuis longtemps, les représentants démocratiques des petits bourgeois étaient repoussés par les représentants républicains de la bourgeoisie, cette rupture parlementaire prit son sens économique réel bourgeois par le fait que les petits bourgeois débiteurs furent livrés aux bourgeois créanciers. Une grande partie des premiers furent complètement ruinés, quant au reste, ils ne furent autorisés à continuer leur commerce qu’à des conditions qui en faisaient des serfs à la merci du capital. Le 22 août 1848, l’Assemblée nationale rejetait les concordats à l’amiable, le 19 septembre 1848, en plein état de siège, le prince Louis Bonaparte, et le détenu de Vincennes, le communiste Raspail, étaient élus représentants de Paris. Quant à la bourgeoisie, elle élit le changeur juif et orléaniste Fould. Ainsi, de tous côtés à la fois, il y avait déclaration de guerre publique à l’Assemblée nationale constituante, au républicanisme bourgeois, à Cavaignac.

Il n’est pas besoin d’expliquer longuement que la banqueroute en masse des petits bourgeois parisiens eut des répercussions qui s’étendirent bien au delà du cercle de ceux qui en furent frappés directement, et qu’elle dut nécessairement ébranler à nouveau le trafic bourgeois, en même temps que le déficit public se creusait encore une fois à la suite des frais occasionnes par l’insurrection de Juin et du fait que les recettes de I’État baissaient constamment par suite de la production arrêtée, de la consommation réduite et de l’importation restreinte. Cavaignac et l’Assemblée nationale ne pouvaient recourir à d’autre moyen qu’à un nouvel emprunt qui les mettait encore plus profondément sous le joug de l’aristocratie financière.

Si les petits bourgeois avaient récolté comme fruits de la victoire de Juin la banqueroute, et la liquidation judiciaire, par contre, les janissaires de Cavaignac, les gardes mobiles, trouvèrent leur récompense dans les doux bras des lorettes, et les « jeunes sauveurs de la société » reçurent des hommages de toute sorte dans les salons de Marrast, gentilhomme des tricolores qui jouait tout à la fois à l’amphitryon et au troubadour de la République honnête. Cependant, ces préférences de la société pour les gardes mobiles et leur solde incomparablement plus élevée, exaspéraient l’armée, en même temps que s’épanouissaient toutes les illusions nationales au moyen desquelles le républicanisme bourgeois par son journal Le National avait su capter sous Louis-Philippe une partie de l’armée et de la classe paysanne. Le rôle de médiateur que jouèrent Cavaignac et l’Assemblée nationale dans l’Italie du Nord pour livrer celle-ci à l’Autriche d’accord avec l’Angleterre, - cette seule journée de pouvoir anéantit dix-huit années d’opposition, du National. Pas de gouvernement moins national que celui du National, pas de gouvernement qui dépendit davantage de l’Angleterre, alors que sous Louis-Philippe il vivait de la paraphrase journalière de la devise de Caton : Carthaginem esse delendam [4] : pas de plus servile à l’égard de la Sainte-Alliance alors que par un Guizot il avait demandé qu’on déchirât les traités de Vienne [5]. L’ironie de l’histoire fit de Bastide, l’ex-rédacteur de la politique étrangère du National, le ministre des Affaires étrangères de la France, afin qu’il démente chacun de ses articles par chacune de ses dépêches.

Un instant, l’armée et la classe paysanne avaient cru que la dictature militaire mettait en même temps à l’ordre du jour de la France la guerre avec l’étranger et la « gloire ». Mais Cavaignac, ce n’était pas la dictature du sabre sur la société bourgeoise, c’était la dictature de la bourgeoisie par le sabre. Et du soldat il ne lui fallait encore pour l’instant que le gendarme. Cavaignac cachait sous les traits sévères de la résignation antirépublicaine la plate servilité aux conditions humiliantes de sa fonction bourgeoise. L’argent n’a pas de maître ! Comme, en général, l’Assemblée constituante, il idéalisait cette ancienne devise du tiers état en la transposant dans le langage politique : la bourgeoisie n’a pas de roi, la vraie forme de sa domination est la République.

Élaborer cette forme, faire une Constitution républicaine, voilà en quoi consista le « grand œuvre organique » de l’Assemblée nationale constituante. Débaptiser le calendrier chrétien pour en faire un calendrier républicain, remplacer saint Bartholomé par saint Robespierre ne change pas plus le temps ou le vent que cette Constitution ne modifiait ou ne devait modifier la société bourgeoise. Quand elle alla au delà d’un changement de costume, ce fut pour prendre acte de faits existants. C’est ainsi qu’elle enregistra solennellement le fait de la République, le fait du suffrage universel, le fait d’une seule assemblée nationale souveraine à la place des deux Chambres constitutionnelles à pouvoirs limités. C’est ainsi qu’elle enregistra et régularisa le fait de la dictature de Cavaignac en remplaçant la royauté héréditaire établie, irresponsable, par une royauté élective, ambulante, responsable, par une présidence de quatre années. C’est ainsi qu’elle alla jusqu’à ériger en loi constitutionnelle le fait des pouvoirs extraordinaires, dont l’Assemblée nationale avait par précaution prémuni son président, après les horreurs du 15 mai et du 25 juin, dans l’intérêt de sa propre sécurité. Le reste de la Constitution fut affaire de terminologie. On arracha aux rouages de l’ancienne monarchie les étiquettes royalistes et on y colla des étiquettes républicaines. Marrast, l’ancien rédacteur en chef du National, devenu désormais rédacteur en chef de la Constitution, s’acquitta, non sans talent, de cette tâche académique.

L’Assemblée constituante ressemblait à ce fonctionnaire chilien qui voulait consolider les rapports de la propriété foncière par la régularisation du cadastre au moment même où le tonnerre souterrain avait déjà annoncé l’éruption volcanique qui devait projeter au loin le sol même sous ses pieds. Tandis qu’en théorie, elle délimitait au compas les formes dans lesquelles s’exprimait républicainement la domination de la bourgeoisie, elle ne se maintenait en réalité que par l’abolition de toutes les formules, par la force sans phrase, par l’état de siège. Deux jours avant de commencer son œuvre constitutionnelle, elle proclama sa prolongation. Auparavant, on faisait et adoptait des Constitutions dès que le processus du bouleversement social était parvenu à un point de repos, dès que les rapports nouvellement formés entre les classes s’étaient affermis, dès que les fractions rivales de la classe au pouvoir avaient recours à un compromis qui leur permettait de continuer la lutte entre elles en même temps que d’en exclure la masse du peuple épuisée. Cette Constitution, par contre, ne sanctionnait aucune révolution sociale. Elle sanctionnait la victoire momentanée de l’ancienne société sur la révolution.

Dans le premier projet de Constitution, rédigé avant les journées de Juin, se trouvaient encore le « droit au travail » première formule maladroite où se résument les exigences révolutionnaires du prolétariat. On le transforma en droit à l’assistance, or, quel est l’État moderne qui ne nourrit pas d’une façon ou de l’autre ses indigents ! Le droit au travail est au sens bourgeois un contresens, un désir vain, pitoyable, mais derrière le droit au travail, il y a le pouvoir sur le capital, derrière le pouvoir sur le capital l’appropriation des moyens de production, leur subordination à la classe ouvrière associée, c’est-à-dire la suppression du salariat, du capital et de leurs rapports réciproques. Derrière le « droit au travail », il y avait l’insurrection de Juin. Cette Assemblée constituante qui, en fait, mettait le prolétariat révolutionnaire hors la loi , force lui était de rejeter par principe une formule de la Constitution, la loi des lois, de jeter son anathème sur le « droit au travail ».

Elle n’en demeura pas là. De même que Platon bannissait de sa République les poètes [6], elle bannit pour l’éternité de la sienne l’impôt progressif. Or, l’impôt progressif n’est pas seulement une mesure bourgeoise réalisable au sein des rapports de production existants à une échelle plus ou moins grande ; c’était encore l’unique moyen d’attacher les couches moyennes de la société bourgeoise à la République « honnête », de réduire la dette publique et de mettre en échec la majorité antirépublicaine de la bourgeoisie.

A l’occasion des concordats à l’amiable, les républicains tricolores avaient réellement sacrifié la petite bourgeoisie à la grande. Ils élevèrent ce fait isolé à la hauteur d’un principe par l’interdiction légale de l’impôt progressif. Ils mettaient sur le même plan la réforme bourgeoise et la révolution prolétarienne. Mais quelle classe restait-il alors comme point d’appui pour cette République ? La grande bourgeoisie. Or, sa masse était antirépublicaine. Si elle exploitait les républicains du National pour consolider les anciennes conditions de vie économique, elle pensait d’autre part exploiter les conditions sociales raffermies pour restaurer les formes politiques adéquates. Dès le début d’octobre, Cavaignac se vit contraint de faire de Dufaure et de Vivien, anciens ministres de Louis-Philippe, des ministres de la République, malgré les rancunes et le tapage des puritains sans cervelle de son propre parti.

Pendant que la Constitution tricolore rejetait tout compromis avec la petite bourgeoisie et ne savait attacher aucun nouvel élément de la société à la nouvelle forme de l’État, elle se hâtait par contre de rendre son inviolabilité traditionnelle à un corps où l’ancien État trouvait ses défenseurs les plus acharnés et les plus fanatiques. Elle éleva l’inamovibilité des juges mise en question par le Gouvernement provisoire à la hauteur d’une loi constitutionnelle. Le roi qu’elle avait détrôné ressuscita par centaines dans ces inquisiteurs inamovibles de la légalité.

La presse française a souvent discuté sur les contradictions de la Constitution de M. Marrast, par exemple sur la simultanéité de deux souverains, l’Assemblée nationale et le président, etc., etc.

Or, la vaste contradiction de cette Constitution consiste en ceci : les classes dont elle doit perpétuer l’esclavage social, prolétariat, paysans, petits bourgeois sont mis par elle en possession du pouvoir politique par le moyen du suffrage universel. Et à la classe dont elle sanctionne l’ancienne puissance sociale, à la bourgeoisie, elle enlève les garanties politiques de cette puissance. Elle enserre sa domination politique dans des conditions démocratiques qui aident à chaque instant les classes ennemies à remporter la victoire et qui mettent en question les fondements mêmes de la société bourgeoise. Des unes, elle demande qu’elles ne poursuivent pas leur émancipation politique jusqu’à l’émancipation sociale ; des autres, qu’elles ne reviennent pas de la restauration sociale à la restauration politique.

Ces contradictions importaient peu aux républicains bourgeois. Au fur et à mesure qu’ils cessaient d’être indispensables, et ils ne furent indispensables que comme champions de l’ancienne société contre le prolétariat révolutionnaire, quelques semaines déjà après leur victoire, ils tombaient du rang de parti à celui de coterie. Quant à la Constitution, ils la traitaient comme une grande intrigue. Ce qu’il fallait constituer en elle, c’était avant tout la domination de la coterie. Dans le président, on voulait prolonger les pouvoirs de Cavaignac, dans l’Assemblée législative, ceux de la Constituante. Ils espéraient réduire le pouvoir politique des masses populaires à une apparence de pouvoir et ils pensaient pouvoir suffisamment jouer avec cette apparence de pouvoir lui-même pour suspendre continuellement au-dessus de la majorité de la bourgeoisie le dilemme des journées de Juin : ou le règne du National ou le règne de l’anarchie.

L’œuvre constitutionnelle commencée le 4 septembre fut terminée le 23 octobre. Le 2 septembre, la Constituante avait décidé de ne pas se dissoudre avant d’avoir promulgué les lois organiques complétant la Constitution. Néanmoins, elle se décida à mettre au monde sa propre création, le président, dès le 10 décembre, bien avant d’avoir achevé le cercle de sa propre activité, tant elle était sûre de saluer dans l’homonculus de la Constitution le fils de sa mère. Par précaution, on disposa que si aucun des candidats n’obtenait deux millions de voix, l’élection passerait de la nation à la Constituante.

Précautions inutiles ! Le premier jour de la réalisation de la Constitution fut le dernier jour de la domination de la Constituante. Dans l’abîme de l’urne électorale il y avait sa sentence de mort. Elle cherchait le « fils de sa mère », elle trouva le « neveu de son oncle ». Saül Cavaignac abattit un million de voix, mais David Napoléon en abattit six [7]. Saül Cavaignac était six fois battu.

Le 10 décembre 1848 fut le jour de l’insurrection des paysans. C’est de ce jour seulement que data le Février des paysans français. Le symbole qui exprimait leur entrée dans le mouvement révolutionnaire, maladroit et rusé, gredin et naïf, lourdaud et sublime, superstition calculée, burlesque pathétique, anachronisme génial et stupide, espièglerie de l’histoire mondiale, hiéroglyphe indéchiffrable pour la raison des gens civilisés - ce symbole marquait sans qu’on puisse s’y méprendre la physionomie de la classe qui représente la barbarie au sein de la civilisation. La République s’était annoncée auprès d’elle par l’huissier ; elle s’annonça auprès de la République par l’empereur. Napoléon était le seul homme représentant jusqu’au bout les intérêts et l’imagination de la nouvelle classe paysanne que 1789 avait créée. En écrivant son nom sur le frontispice de la République, elle déclarait la guerre à l’étranger et revendiquait ses intérêts de classe à l’intérieur. Napoléon, ce n’était pas un homme pour les paysans, mais un programme. C’est avec des drapeaux et aux sons de la musique qu’ils allèrent aux urnes, au cris de : Plus d’impôts, à bas les riches, à bas la République, vive l’empereur ! Derrière l’empereur se cachait la jacquerie. La République qu’ils abattaient de leurs votes, c’était la République des riches.

Le 10 décembre fut le coup d’État des paysans qui renversait le gouvernement existant. Et à partir de ce jour où ils eurent enlevé et donné un gouvernement à la France, leurs yeux furent obstinément fixés sur Paris. Un moment héros actifs du drame révolutionnaire, ils ne pouvaient plus être relégués au rôle passif et servile du chœur.

Les autres classes contribuèrent à parfaire la victoire électorale des paysans. L’élection de Napoléon, c’était pour le prolétariat la destitution de Cavaignac, le renversement de la Constituante, le renvoi des républicains bourgeois, l’annulation de la victoire de Juin. Pour la petite bourgeoisie, Napoléon était la suprématie du débiteur sur le créancier. Pour la majorité de la grande bourgeoisie, l’élection de Napoléon, c’était la rupture ouverte avec la fraction dont il lui avait fallu se servir un instant contre la révolution, mais qui lui était devenue insupportable dès qu’elle chercha à faire de sa position d’un moment une position constitutionnelle. Napoléon à la place de Cavaignac, c’était pour elle la monarchie à la place de la République, le début de la restauration royaliste, les d’Orléans auxquels on faisait des allusions timides, le lis caché sous la violette [8]. L’armée enfin vota pour Napoléon contre la garde mobile, contre l’idylle de la paix, pour la guerre.

C’est ainsi qu’il arriva, comme le disait la Neue Rheinische Zeitung, que l’homme le plus simple de France acquit l’importance la plus complexe. Précisément, parce qu’il n’était rien, il pouvait tout signifier, sauf lui-même. Cependant, aussi différent que pouvait être le sens du nom de Napoléon dans la bouche des différentes classes, chacune d’elles écrivit avec ce nom sur son bulletin : A bas le parti du National, à bas Cavaignac, à bas la Constituante, à bas la République bourgeoise. Le ministre Dufaure le déclara publiquement à l’Assemblée constituante : le 10 décembre est un second 24 février.

Petite bourgeoisie et prolétariat avaient voté en bloc pour Napoléon, afin de voter contre Cavaignac et d’arracher à la Constituante par l’union de leurs suffrages la décision finale. Cependant, la partie la plus avancée de ces deux classes présenta ses propres candidats. Napoléon était le nom collectif de tous les partis coalisés contre la République bourgeoise. Ledru-Rollin et Raspail étaient les noms propres, celui-là de la petite bourgeoisie démocratique, celui-ci du prolétariat révolutionnaire. Les voix pour Raspail - les prolétaires et leurs porte-parole socialistes le déclarèrent bien haut - devaient être une simple démonstration, autant de protestations contre toute présidence, c’est-à-dire contre la Constitution elle-même, autant de voix contre Ledru-Rollin, le premier acte par lequel le prolétariat se détachait, en tant que parti politique indépendant, du Parti démocratique. Ce parti, par contre, - la petite bourgeoisie démocratique et sa représentation parlementaire la Montagne - traitait la candidature de Ledru-Rollin avec tout le sérieux toute la solennité qu’il avait coutume d’employer à se duper lui-même. Ce fut, d’ailleurs, sa dernière tentative de se poser face au prolétariat en tant que parti indépendant. Non seulement le parti bourgeois républicain, mais la petite bourgeoisie démocratique aussi et sa Montagne étaient battus le 10 décembre.

La France possédait maintenant à côté d’une Montagne un Napoléon, preuve que tous deux n’étaient que les caricatures sans vie des grandes réalités dont ils portaient le nom. Louis Napoléon, avec le chapeau de l’Empereur et l’aigle, ne parodia pas plus misérablement l’ancien Napoléon que la Montagne, avec ses phrases empruntées à 1793 et ses poses démagogiques, ne parodiait l’ancienne Montagne. Ainsi, la superstition traditionnelle en 1793 fut détruite en même temps que la superstition traditionnelle en Napoléon. La révolution n’était parvenue à elle-même qu’après avoir acquis son nom propre et originel et cela, elle ne pouvait le faire, qu’après que fut apparue, impérieuse, à son premier plan, la classe révolutionnaire moderne, le prolétariat industriel. On peut dire que le 10 décembre déconcertait déjà la Montagne et lui faisait douter de sa propre raison, parce qu’il rompait en riant l’analogie classique avec l’ancienne révolution par une mauvaise farce paysanne.

Le 20 décembre, Cavaignac résigna ses fonctions et l’Assemblée constituante proclama Louis Napoléon président de la République. Le 19 décembre, le dernier jour de sa toute-puissance, elle rejeta la proposition d’amnistie en faveur des insurgés de Juin. Désavouer le décret du 27 juin par lequel elle avait condamné à la déportation 15 000 insurgés en éludant toute sentence judiciaire, n’était-ce pas désavouer la bataille de Juin elle-même ?

Odilon Barrot, le dernier ministre de Louis-Philippe, fut le premier ministre de Louis Napoléon. De même que Louis Napoléon ne data pas le jour de son pouvoir du 10 décembre mais d’un sénatus-consulte de 1806, il trouva un président du Conseil qui ne datait pas son ministère du 20 décembre, mais d’un décret royal du 24 février [9]. Comme héritier légitime de Louis-Philippe, Louis Napoléon atténua le changement de gouvernement en conservant l’ancien ministère qui, du reste, n’avait pas eu le temps de s’user n’ayant pas trouvé le temps de venir au monde.

Les chefs des fractions bourgeoises royalistes lui conseillèrent ce choix. La tête de l’ancienne opposition dynastique qui avait fait inconsciemment la transition vers les républicains du National, était encore plus qualifiée pour former en pleine conscience la transition de la République bourgeoise à la monarchie.

Odilon Barrot était le chef du seul ancien parti de l’opposition qui, dans sa lutte toujours vaine pour un portefeuille ministériel, ne s’était pas encore usé. Dans une succession rapide, la révolution projetait tous les anciens partis d’opposition aux sommets de l’État, afin qu’ils fussent obligés de renier et de désavouer non seulement en fait, mais en phrase même, leurs anciennes phrases et que, réunis tous ensemble en une mixture répugnante, ils fussent finalement jetés à la voirie de l’histoire. Et aucune apostasie ne fut épargnée à ce Barrot, à cette incorporation du libéralisme bourgeois qui, dix-huit années durant, avait caché le vide misérable de son esprit sous des attitudes de gravité simulée. Si, à certains moments, le contraste par trop criant entre les chardons du président et les lauriers du passé l’effrayait lui-même, un coup d’œil dans son miroir lui redonnait la contenance ministérielle et l’admiration bien humaine de sa propre personne. Ce qui se reflétait dans le miroir, c’était Guizot qu’il avait toujours envié et qui l’avait toujours dominé, Guizot lui-même, mais Guizot avec le front olympien d’Odilon. Ce qu’il ne voyait pas, c’étaient les oreilles de Midas [10].

Le Barrot du 24 février ne se révéla que dans le Barrot du 20 décembre. Lui, l’orléaniste et le voltairien, il s’adjoignit comme ministre du Culte - le légitimiste et le jésuite Falloux.

Quelques jours plus tard, le ministère de l’Intérieur fut confié à Léon Faucher, malthusien. Le droit, la religion, l’économie politique ! Le ministère Barrot contenait tout cela et était en outre une fusion des légitimistes et des orléanistes. Il n’y manquait que le bonapartiste. Bonaparte dissimulait encore son envie d’être Napoléon, car Soulouque [11] ne jouait pas encore les Toussaint Louverture [12].

Aussitôt, on fit déguerpir le parti du National de tous les postes élevés où il s’était incrusté : préfecture de police, direction des postes, parquet général, mairie de Paris, tout cela fut occupé par d’anciennes créatures de la monarchie. Changarnier, le légitimiste, reçut le commandement supérieur unifié de la garde nationale du département de la Seine, de la garde mobile et des troupes de ligne de la première division. Bugeaud, l’orléaniste, fut nommé commandant en chef de l’armée des Alpes. Ces mutations de fonctionnaires se poursuivirent de façon ininterrompue sous le gouvernement de Barrot. Le premier acte de son ministère fut la restauration de l’ancienne administration royaliste. En un clin d’œil, se transforma la scène officielle - coulisses, costumes, langage, acteurs, figurants, comparses, souffleurs, position des Partis, motifs du drame, contenu du conflit, situation tout entière. Seule, l’Assemblée constituante préhistorique était encore à sa place. Mais à partir de l’heure où l’Assemblée nationale eut installé Bonaparte, où Bonaparte eut installé Barrot, où Barrot eut installé Changarnier, la France sortait de la période de la constitution de la République pour entrer dans la période de la République constituée. Et dans la République constituée, qu’avait à faire une Assemblée constituante ? La terre une fois créée, il ne resta rien d’autre à faire à son créateur qu’à se réfugier dans le ciel. L’Assemblée constituante était résolue à ne pas suivre son exemple, l’Assemblée nationale était le dernier asile du parti des républicains bourgeois. Si tous les leviers du pouvoir exécutif lui étaient enlevés, ne lui restait-il pas la toute-puissance constituante ? Se maintenir à tout prix dans le poste souverain qu’elle occupait et reconquérir de là le terrain perdu, telle fut sa première pensée. Une fois le ministère Barrot évincé par un ministère du National, le personnel royal était obligé de quitter immédiatement les palais de l’administration et le personnel tricolore y rentrait triomphalement. L’Assemblée nationale décida le renversement du ministère, et le ministère fournit lui-même une occasion de l’attaquer telle que la Constituante ne pouvait pas en imaginer de plus opportune. On se souvient que pour les paysans Bonaparte signifiait : plus d’impôts ! Il était installé depuis six jours au fauteuil présidentiel quand, le septième jour, le 27 décembre, son ministère proposa le maintien de l’impôt sur le sel, dont le Gouvernement provisoire avait décrété la suppression. L’impôt sur le sel partage avec l’impôt sur les boissons le privilège d’être le bouc émissaire de l’ancien système financier français, surtout aux yeux de la population de la campagne. A l’élu des paysans, le ministère Barrot ne pouvait pas mettre dans la bouche une épigramme plus mordante pour ses électeurs que ces mots : rétablissement de l’impôt sur le sel ! Par l’impôt sur le sel, Bonaparte perdit son sel révolutionnaire, le Napoléon de l’insurrection paysanne se dissipa comme une nuée, et il ne resta plus que le grand inconnu de l’intrigue bourgeoise royaliste. Et ce n’est pas sans but que le ministère Barrot fit de cet acte de désillusion grossière et brutale le premier acte gouvernemental du président.

De son côté, la Constituante saisit avidement la double occasion de renverser le ministère et de se poser face à l’élu des paysans en défenseur des intérêts des paysans. Elle rejeta la proposition du ministre des Finances, réduisit l’impôt sur le sel au tiers de son montant antérieur, augmentant ainsi de 60 millions un déficit public de 560 millions et attendit tranquillement après ce vote de défiance le retrait du ministère. Comme elle comprenait peu le nouveau monde qui l’entourait et le changement survenu dans sa propre position ! Derrière le ministère, il y avait le président, et derrière le président, il y avait 6 millions de citoyens qui avaient déposé dans l’urne électorale un nombre égal de votes de défiance contre la Constituante. La Constituante retournerait à la nation avec son vote de défiance : Échange ridicule ! Elle oubliait que ses votes avaient perdu leurs cours forcé. Le rejet de l’impôt sur le sel ne fit que mûrir la décision de Bonaparte et de son ministère « d’en finir » avec l’Assemblée constituante. Ce long duel qui remplit une moitié entière de l’existence de la Constituante commença. Le 29 janvier, le 21 mars, le 3 mai sont les journées , les grands jours de cette crise, autant de précurseurs du 13 juin.

Les Français, Louis Blanc, par exemple, ont compris le 29 janvier comme l’avènement d’une contradiction constitutionnelle de la contradiction entre une Assemblée nationale souveraine, indissoluble, issue du suffrage universel et un président responsable selon la lettre envers elle, mais qui, en réalité, avait non seulement été sanctionné également par le suffrage universel et réunissait, en outre, sur sa personne toutes les voix se répartissant et se dispersant des centaines de fois sur les différents membres de l’Assemblée nationale, mais qui était aussi en pleine possession de tout le pouvoir exécutif au-dessus duquel l’Assemblée nationale ne plane qu’à titre de puissance morale. Cette interprétation du 29 juin confond le langage de la lutte à la tribune, par la presse, dans les clubs, avec son contenu réel. Louis Bonaparte, face à l’Assemblée nationale constituante, - ce n’était pas un côté du pouvoir constitutionnel en face de l’autre, ce n’était pas le pouvoir exécutif face au pouvoir législatif, c’était la République bourgeoise constituée elle-même face aux instruments de sa Constitution, face aux intrigues ambitieuses et aux revendications idéologiques de la fraction bourgeoise révolutionnaire qui l’avait fondée et qui, tout étonnée, trouvait maintenant que sa République constituée ressemblait à une monarchie restaurée et qui voulait maintenir par la violence la période constituante avec ses conditions, ses illusions, son langage et ses personnes et empêcher la République bourgeoise parvenue à maturité d’apparaître dans sa forme achevée et particulière. De même que l’Assemblée nationale constituante représentait le Cavaignac revenu dans son sein, Bonaparte représentait l’Assemblée nationale législative qui ne s’était pas encore détachée de lui, c’est-à-dire l’Assemblée nationale de la République bourgeoise constituée.

L’élection de Bonaparte ne pouvait s’expliquer qu’en mettant à la place du seul nom ses significations multiples, qu’en voyant sa répétition dans l’élection de la nouvelle Assemblée nationale. Le 10 décembre avait annulé le mandat de l’ancienne. Ce qui s’affrontait, le 29 janvier, ce n’était donc pas le président et l’Assemblée nationale de la même République, c’étaient l’Assemblée nationale de la République en puissance et le président de la République en fait, deux puissances qui incarnaient des périodes tout à fait différentes du processus d’existence de la République, c’était la petite fraction républicaine de la bourgeoisie qui seule pouvait proclamer la République, l’arracher au prolétariat révolutionnaire par des combats de rue et par la terreur et ébaucher dans la Constitution les traits fondamentaux de son idéal, et, de l’autre côté, toute la masse royaliste de la bourgeoisie qui seule pouvait régner dans cette République bourgeoise constituée, enlever à la Constitution ses accessoires idéologiques, et réaliser, par sa législation et son administration, les conditions indispensables à l’asservissement du prolétariat.

L’orage, qui éclata le 29 janvier, s’amoncela pendant tout le mois de janvier. La Constituante voulait, par son vote de défiance, pousser le ministère Barrot à démissionner. Le ministère Barrot, au contraire, proposa à la Constituante de se décerner elle-même un vote de défiance définitif, de décider son suicide, de décréter sa propre dissolution. Rateau, un des députés les plus obscurs, en fit la proposition à la Constituante sur l’ordre du ministère, le 6 janvier, à cette même Constituante qui, dès août, avait décidé de ne pas se dissoudre avant d’avoir promulgué toute une série de lois organiques complétant la Constitution. Le ministère Fould lui déclara franchement que sa dissolution était nécessaire « pour rétablir le crédit ébranlé ». Est-ce qu’elle n’ébranlait pas le crédit en prolongeant cet état provisoire, en mettant à nouveau en question avec Barrot, Bonaparte et avec Bonaparte, la République constituée. Barrot, l’olympien, devenu Roland furieux [13] à la perspective de se voir arracher à nouveau, après n’en avoir joui que quinze jours à peine, cette présidence de cabinet enfin décrochée et que les républicains lui avaient déjà prorogée une fois d’un décennat, c’est-à-dire de dix mois, Barrot l’emporta en tyrannie à l’égard de cette misérable assemblée sur le tyran. Le plus doux de ses mots fut : « Pour elle, il n’y a pas d’avenir possible. » Et, en réalité, elle ne représentait plus que le passé. « Elle est incapable, ajoutait-il ironiquement, d’entourer la République des institutions qui sont nécessaires à son affermissement. » Et, en effet ! En même temps que par son opposition exclusive au prolétariat, son énergie bourgeoise s’était trouvée brisée, par son opposition aux royalistes, avait été ranimée son exaltation républicaine. Elle était donc doublement incapable de consolider par les institutions adéquates la République bourgeoise qu’elle ne comprenait plus.

Par la proposition de Rateau, le ministère souleva dans le même temps un ouragan de pétitions dans tout le pays, et, tous les jours, de tous les coins de la France, la Constituante recevait en plein visage des ballots de billets doux dans lesquels on la priait, plus ou moins catégoriquement, de se dissoudre et de faire son testament. De son côté, la Constituante provoquait des contre-pétitions dans lesquelles elle se faisait exhorter à rester en vie. La lutte électorale entre Bonaparte et Cavaignac se renouvelait sous la forme d’une lutte de pétitions pour ou contre la dissolution de l’Assemblée nationale. Les pétitions devaient être les commentaires faits après le coup du 10 décembre. Cette agitation persista pendant tout le mois de janvier.

Dans le conflit entre la Constituante et le président, la première ne pouvait remonter aux élections générales comme à son origine, car on en appelait d’elle au suffrage universel. Elle ne pouvait s’appuyer sur aucun pouvoir régulier, car il s’agissait de la lutte contre le pouvoir légal. Elle ne pouvait pas renverser le ministère par des votes de défiance, comme elle l’essaya encore à nouveau les 6 et 26 janvier, car le ministère ne lui demandait pas sa confiance. Il ne lui restait qu’une possibilité, celle de l’insurrection. Les forces armées de l’insurrection étaient le parti républicain de la garde nationale, la garde mobile et les centres du prolétariat révolutionnaire, les clubs. Les gardes mobiles, ces héros des journées de Juin, constituaient en décembre les forces armées organisées des fractions républicaines de la bourgeoisie, tout comme avant Juin les ateliers nationaux avaient formé les forces armées organisées du prolétariat révolutionnaire. De même que la Commission exécutive de la Constituante dirigea son attaque brutale sur les ateliers nationaux lorsqu’il lui fallut en finir avec les exigences devenues insupportables du prolétariat, de même, le ministère de Bonaparte s’attaqua à la garde mobile lorsqu’il lui fallut en finir avec les exigences devenues insupportables des fractions républicaines de la bourgeoisie. Il ordonna la dissolution de la garde mobile. Une moitié de celle-ci fut licenciée et jetée sur le pavé ; l’autre reçut à la place de son organisation démocratique une organisation monarchiste, et sa solde fut ramenée au niveau de la solde ordinaire des troupes de ligne. La garde mobile se trouva dans la situation des insurgés de Juin, et chaque jour la presse publiait des confessions publiques où la garde reconnaissait sa faute de Juin et suppliait le prolétariat de la lui pardonner.

Et les clubs ? Dès l’instant où l’Assemblée constituante mettait en question dans Barrot le président, et dans le président la République bourgeoise constituée, et dans la République bourgeoise en général tous les éléments constitutifs de la République de Février, tous les partis qui voulaient renverser la République existante et qui voulaient la transformer par un processus de régression violente en la République de leurs intérêts et de leurs principes de classe, se rangèrent nécessairement autour d’elle. Mais ce qui était fait était de nouveau à faire, les cristallisations du mouvement révolutionnaire étaient à nouveau en liquéfaction, la République pour laquelle on combattait, était à nouveau la République vague des journées de Février que chaque parti se réservait de déterminer. Les partis reprirent un instant leurs anciennes positions de Février, mais sans en partager les illusions. Les républicains tricolores du National s’appuyèrent de nouveau sur les républicains démocrates de la Réforme et les postèrent en avant-garde, au premier plan de la lutte parlementaire. Les républicains démocrates s’appuyèrent à nouveau sur les républicains socialistes - le 27 janvier, un manifeste public proclama leur réconciliation et leur union - et ils préparèrent dans les clubs leur arrière-plan insurrectionnel. La presse ministérielle traita avec raison les républicains tricolores du National comme des insurgés ressuscités de Juin. Pour se maintenir à la tête de la République bourgeoise, ils mettaient en question cette République même. Le 26 janvier, le ministre Faucher proposa une loi sur le droit d’association dont le premier paragraphe était ainsi conçu : « Les clubs sont interdits. » Il fit la proposition que ce projet de loi soit mis en discussion immédiatement, selon la procédure d’urgence. La Constituante rejeta la proposition d’urgence, et, le 27 janvier, Ledru-Rollin déposait une proposition de mise en accusation du ministère pour violation de la Constitution revêtue de 230 signatures. La mise en accusation du ministère au moment où un pareil acte était l’aveu maladroit de l’impuissance du juge, c’est-à-dire de la majorité de la Chambre, ou bien la protestation impuissante de l’accusateur contre cette majorité même, tel fut le grand atout révolutionnaire que la Montagne puînée joua, dès lors, à chaque sommet de la crise. Pauvre Montagne, écrasée sous le poids de son propre nom !

Blanqui, Barbès, Raspail, etc., avaient, le 15 mai, tenté de dissoudre violemment l’Assemblée constituante en pénétrant, à la tête du prolétariat parisien, dans la salle des séances. Barrot prépara à cette même Assemblée un 15 mai moral en voulant lui dicter sa propre dissolution et fermer sa salle de séances.

Cette même assemblée avait chargé Barrot de l’enquête contre les inculpés de Mai et c’est au moment où il apparaissait face à elle comme un Blanqui royaliste où elle cherchait face à lui des alliés dans les clubs, auprès des prolétaires révolutionnaires, dans le parti de Blanqui, c’est à ce moment que l’inexorable Barrot la torturait par sa proposition de soustraire au jury les inculpés de Mai et de les traduire devant le tribunal suprême inventé par le parti du National, devant la Haute Cour . Quelle chose remarquable que la peur acharnée de perdre un portefeuille ministériel ait pu tirer de la tête d’un Barrot des pointes dignes d’un Beaumarchais ? Après de longues hésitations, l’Assemblée nationale adopta sa proposition. Face aux inculpés de l’attentat de Mai, elle en revenait à son caractère normal.

Si la Constituante, face au président et aux ministres, était contrainte à l’insurrection, le président et le ministère, face à la Constituante, étaient obligés au coup d’État, car ils n’avaient aucun moyen légal de la dissoudre. Mais la Constituante était la mère de la Constitution, et la Constitution était la mère du président. Avec le coup d’État, le président déchirait la Constitution et supprimait ses titres républicains. Il était alors contraint de sortir ses titres impériaux ; mais ses titres impériaux évoquaient les titres orléanistes et tous deux pâlissaient devant les titres légitimistes. Le renversement de la République légale ne pouvait faire surgir que son antipode extrême, la monarchie légitimiste, à un moment où le Parti orléaniste n’était encore que le vaincu de Février et où Bonaparte n’était encore que le vainqueur du 10 décembre, et où tous deux ne pouvaient opposer encore à l’usurpation républicaine que leurs titres monarchiques également usurpés. Les légitimistes avaient conscience que le moment était favorable, ils conspiraient au grand jour. Dans le général Changarnier, ils pouvaient espérer trouver leur Monk [14]. L’avènement de la monarchie blanche était proclamé aussi ouvertement dans leurs clubs que celui de la République rouge dans les clubs prolétariens.

Par une émeute heureusement réprimée, le ministère aurait été délivré de toutes les difficultés. « La légalité nous tue », s’écriait Odilon Barrot. Une émeute aurait permis, sous prétexte de salut public , de dissoudre la Constituante, de violer la Constitution dans l’intérêt même de la Constitution. La brutale intervention d’Odilon Barrot à l’Assemblée nationale, la proposition de dissolution des clubs, la révocation bruyante de cinquante préfets tricolores et leur remplacement par des royalistes, la dissolution de la garde mobile, la façon brutale dont Changarnier traita leurs chefs, la réintégration de Lherminier, de ce professeur déjà impossible sous Guizot, la tolérance envers les rodomontades légitimistes, étaient autant de provocations à l’émeute. Mais l’émeute restait sourde. Elle attendait le signal de la Constituante et non du ministère.

Enfin, arriva le 29 janvier, le jour où l’on devait se prononcer sur la proposition de Mathieu (de la Drôme) tendant au rejet sans conditions de la proposition Rateau. Légitimistes, orléanistes, bonapartistes, garde mobile, Montagne, clubs, tout le monde conspirait ce jour-là autant contre l’ennemi prétendu que contre le soi-disant allié. Bonaparte, du haut de son cheval, passait en revue une partie des troupes sur la place de la Concorde, Changarnier paradait avec un grand étalage de manœuvres stratégiques. La Constituante trouva la salle de ses séances occupée militairement. Elle, le centre où se croisaient toutes les espérances, les craintes, les attentes, les fermentations, les tensions, les conjurations, l’Assemblée au courage de lion n’hésita plus un instant quand elle fut plus près que jamais de rendre l’âme. Elle ressemblait à ce combattant qui ne craignait pas seulement de se servir de ses propres armes, mais qui se croyait également tenu de conserver intactes les armes de son adversaire. Méprisant la mort, elle signa son propre arrêt de mort et rejeta le rejet sans conditions de la proposition Rateau [15]. Elle-même en état de siège, elle mit à une activité constituante des limites dont le cadre nécessaire eût été l’état de siège de Paris. Elle se vengea d’une façon digne d’elle en décidant le lendemain une enquête sur l’effroi que le ministère lui avait causé le 29 janvier. La Montagne prouva son manque d’énergie révolutionnaire et de sens politique en laissant le parti du National faire d’elle le héraut d’armes dans cette grande comédie d’intrigue. Ce parti avait fait une dernière tentative d’affirmer à nouveau dans la République constituée le monopole du pouvoir qu’il possédait pendant la période de formation de la République bourgeoise. Cette tentative avait échoué.

Si dans la crise de janvier, il s’agit de l’existence de la Constituante, dans la crise du 21 mars, c’est de l’existence de la Constitution. Si alors il s’agissait du personnel du parti national, cette fois, c’était de son idéal. Nous n’avons pas besoin d’indiquer que les républicains honnêtes livrèrent le sentiment élevé qu’ils avaient de leur idéologie à meilleur marché que la jouissance terrestre du pouvoir gouvernemental.

Le 21 mars, l’ordre du jour de l’Assemblée nationale comportait le projet de loi de Faucher, contre le droit d’association : l’interdiction des clubs. L’article 8 de la Constitution garantit à tous les Français le droit de s’associer. L’interdiction des clubs était donc une atteinte tout à fait nette à la Constitution, et la Constituante devait elle-même canoniser la profanation de ses saints. Mais les clubs, c’étaient les points de rassemblement, les sièges conspiratifs du prolétariat révolutionnaire. L’Assemblée nationale elle-même avait interdit la coalition des ouvriers contre leurs bourgeois. Et les clubs étaient-ils autre chose que la coalition de toute la classe ouvrière contre toute la classe bourgeoise, la formation d’un État ouvrier contre l’État bourgeois ? N’étaient-ils pas autant d’Assemblées constituantes du prolétariat, autant de détachements tout prêts de l’armée de la révolte ? Ce que la Constitution devait constituer avant tout, c’était la domination de la bourgeoisie. La Constitution ne pouvait donc manifestement entendre par droit d’association que les associations en accord avec la domination de la bourgeoisie, c’est-à-dire avec l’ordre bourgeois. Si, par convenance théorique, elle s’exprimait de façon générale, le gouvernement n’était-il pas là ainsi que l’Assemblée nationale pour l’interpréter et l’appliquer dans les cas particuliers ? Et si, à l’époque antédiluvienne de la République, les clubs furent interdits en fait par l’état de siège, ne fallait-il pas les interdire par la loi dans la République régulière, constituée ? Les républicains tricolores n’avaient rien à opposer à cette interprétation prosaïque de la Constitution que la phrase redondante de la Constitution. Une partie d’entre eux, Pagnerre, Duclerc, etc., votèrent pour le ministère, lui procurant ainsi la majorité. L’autre partie, l’archange Cavaignac et le père de l’Église Marrast en tête, se retira, quand l’article sur l’interdiction des clubs eut passé, dans une salle de bureau spéciale et, avec Ledru-Rollin et la Montagne, « tint conseil ». L’Assemblée nationale était paralysée, elle n’avait plus le quorum. M. Crémieux, dans la salle de bureau, se souvint à temps que, de ce moment-là, la route menait droit à la rue et que l’on n’était plus en février 1848, mais en mars 1849. Soudain éclairé, le parti du National rentra dans la salle de séances de l’Assemblée nationale. Il était suivi de la Montagne une fois de plus dupée qui, constamment tourmentée par des envies révolutionnaires, recherchait constamment aussi des possibilités constitutionnelles et se sentait toujours mieux à sa place derrière les républicains bourgeois que devant le prolétariat révolutionnaire. La comédie était jouée. Et c’était la Constituante elle-même qui avait décrété que la violation de la lettre de la Constitution était la seule réalisation conforme à son esprit.

Il ne restait plus qu’un point à régler : les relations de la République constituée avec la révolution européenne, sa politique étrangère. Le 8 mai 1849, un émoi inaccoutumé régnait dans l’Assemblée constituante dont le mandat devait expirer dans quelques jours. L’attaque de l’armée française sur Rome, son recul devant les Romains, son infamie politique et sa honte militaire, l’assassinat de la République romaine par la République française, la première campagne d’Italie du second Bonaparte étaient à l’ordre du jour. La Montagne avait encore une fois joué son grand atout, Ledru-Rollin avait déposé sur la table du président l’inévitable acte d’accusation contre le ministère, pour violation de la Constitution, et cette fois aussi contre Bonaparte.

Le motif du 8 mai se répéta plus tard comme motif du 13 juin. Entendons-nous sur l’expédition romaine.

Dès le milieu de novembre 1848, Cavaignac avait envoyé une flotte de guerre à Civita Vecchia [16] pour protéger le pape, le prendre à son bord et l’amener en France. Le pape devait bénir la République honnête et assurer l’élection de Cavaignac à la présidence. Avec le pape, Cavaignac voulait capter les curés, avec les curés les paysans et avec les paysans la présidence. Réclame électorale dans son but prochain, l’expédition de Cavaignac était en même temps une protestation et une menace contre la révolution romaine. Elle contenait en germe l’intervention de la France en faveur du pape.

Cette intervention en faveur du pape avec l’Autriche et Naples contre la République romaine fut décidée dans la première séance du Conseil des ministres de Bonaparte, le 23 décembre. Falloux au ministère, c’était le pape à Rome et dans la Rome du pape. Bonaparte n’avait plus besoin du pape pour devenir le président des paysans, mais il avait besoin de conserver le pape pour conserver les paysans du président. C’est la crédulité de ceux-ci qui avait fait de lui un président. Avec la foi ils perdaient leur crédulité et avec le pape la foi. Et les orléanistes et légitimistes coalisés qui régnaient au nom de Bonaparte ! Avant de restaurer le roi, il fallait restaurer la puissance qui sacre les rois. Abstraction faite de leur royalisme : sans l’ancienne Rome soumise à son pouvoir temporel, pas de pape, sans pape, pas de catholicisme ; sans catholicisme, pas de religion française, et sans religion qu’adviendrait-il de l’ancienne société française ? L’hypothèque que le paysan possède sur les biens célestes garantit l’hypothèque que le bourgeois possède sur les biens du paysan. La révolution romaine était donc un attentat contre la propriété, contre l’ordre bourgeois, aussi terrible que la révolution de Juin. La domination bourgeoise restaurée en France exigeait la restauration de la domination papale à Rome. Enfin, dans les révolutionnaires romains, on frappait les alliés des révolutionnaires français. L’alliance des classes contre-révolutionnaires dans la République française constituée avait son complément nécessaire dans l’alliance de cette République avec la Sainte-Alliance, avec Naples et l’Autriche. La décision du Conseil des ministres du 23 décembre n’était pas un secret pour la Constituante. Dès le 8 janvier, Ledru-Rollin avait interpellé le cabinet à ce sujet. Le ministère avait nié, l’Assemblée nationale avait passé à l’ordre du jour. Avait-elle confiance dans les paroles du ministère ? Nous savons qu’elle passa tout le mois de janvier à lui décerner des votes de méfiance. Mais s’il était dans son rôle à lui de mentir, il était dans son rôle à elle de feindre d’avoir foi en son mensonge et de sauver ainsi les dehors républicains.

Cependant, le Piémont était battu. Charles-Albert avait abdiqué. L’armée autrichienne frappait aux portes de la France. Ledru-Rollin fit une interpellation violente. Le ministère prouva qu’il n’avait fait que continuer dans l’Italie du Nord la politique de Cavaignac, et Cavaignac la politique du Gouvernement provisoire, c’est-à-dire de Ledru-Rollin, Bien plus, cette fois, il recueillit un vote de confiance de l’Assemblée nationale et il fut autorisé à occuper temporairement un point convenable dans la Haute-Italie pour appuyer ainsi les négociations pacifiques avec l’Autriche au sujet de l’intégrité du territoire sarde et de la question romaine. Comme on le sait, le sort de l’Italie se règle sur les champs de bataille de l’Italie du Nord. Voilà pourquoi Rome était tombée avec la Lombardie et le Piémont, ou alors il fallait que la France déclarât la guerre à l’Autriche et, partant, à la contre-révolution européenne. L’Assemblée nationale constituante prenait-elle subitement le ministère Barrot pour l’ancien Comité de salut public ? Ou se prenait-elle elle-même pour la Convention ? Pourquoi donc l’occupation militaire d’un point de la Haute-Italie ? On cachait sous ce voile transparent l’expédition contre Rome.

Le 14 avril, 14 000 hommes s’embarquèrent sous les ordres d’Oudinot pour Civita-Vecchia. Le 16 avril, l’Assemblée nationale accorda au ministère un crédit de 1 200 000 francs pour l’entretien, pendant trois mois, d’une flotte d’intervention dans la Méditerranée. Elle donnait ainsi au ministère tous les moyens d’intervenir contre Rome pendant qu’elle feignait de le faire intervenir contre l’Autriche. Elle ne voyait pas ce que faisait le ministère, elle n’entendait que ce qu’il disait. On n’aurait pas trouvé foi pareille dans Israël, la Constituante en était arrivée à ne pas savoir ce que la République constituée était obligée de faire.

Enfin, le 8 mai, se joua la dernière scène de la comédie. La Constituante invita le ministère à prendre des mesures rapides pour ramener l’expédition d’Italie à l’objectif qui lui était fixé. Bonaparte inséra le même soir une lettre dans le Moniteur où il adressait à Oudinot ses plus vives félicitations. Le 11 mai, l’Assemblée nationale repoussait l’acte d’accusation contre ce même Bonaparte et son ministère. Et la Montagne qui, au lieu de déchirer ce tissu de mensonges, prend au tragique la comédie parlementaire pour jouer elle-même dans son sein le rôle de Fouquier-Tinville [17], ne laissait-elle point paraître sous la peau de lion empruntée à la Convention sa peau de veau petite-bourgeoise naturelle !

La dernière moitié de l’existence de la Constituante se résuma ainsi : elle avoue le 29 janvier que les fractions bourgeoises royalistes sont les chefs naturels de la République constituée par elle : le 21 mars, que la violation de la Constitution est sa réalisation, et le 11 mai, que l’alliance passive emphatiquement proclamée de la République française avec les peuples en lutte signifie son alliance active avec la contre-révolution européenne.

Cette misérable assemblée quitta la scène après s’être donnée encore, deux jours avant l’anniversaire de sa naissance, le 4 mai, la satisfaction de rejeter la proposition d’amnistie en faveur des insurgés de Juin. Ayant brisé son pouvoir, étant haïe à mort par le peuple, repoussée, maltraitée, écartée avec dédain par la bourgeoisie dont elle était l’instrument, contrainte dans la deuxième moitié de son existence de désavouer la première, dépouillée de son illusion républicaine, sans grandes réalisations dans le passé, sans espoir dans l’avenir, corps vivant, s’atrophiant par morceaux, elle ne savait galvaniser son propre cadavre qu’en se rappelant constamment la victoire de Juin et qu’en la revivant après coup ; elle s’affirmait en maudissant toujours à nouveau les maudits. Vampire qui vivait du sang des insurgés de Juin.

Elle laissait après elle le déficit public grossi des frais de l’insurrection de Juin, de la suppression de l’impôt sur le sel, des indemnités qu’elle accorda aux planteurs pour l’abolition de l’esclavage, des dépenses de l’expédition romaine et de la suppression de l’impôt sur les boissons dont elle décida encore l’abolition étant à son dernier souffle, vieille femme à la joie maligne, tout heureuse de mettre sur les épaules de son joyeux héritier une dette d’honneur compromettante.

Depuis le début de mars, l’agitation électorale avait commencé en faveur de l’Assemblée nationale législative. Deux groupes principaux s’affrontaient : le parti de l’ordre et le parti démocrate-socialiste ou parti rouge. Entre les deux se trouvaient les amis de la Constitution sous le nom desquels les républicains tricolores du National essayaient de représenter un parti. Le parti de l’ordre se forma immédiatement après les journées de Juin ; ce fut seulement après que le 10 décembre lui eut permis d’écarter la coterie du National, des républicains bourgeois, que se dévoila le secret de son existence, la coalition en un parti des orléanistes et légitimistes. La classe bourgeoise était divisée en deux grandes fractions qui, à tour de rôle, la grande propriété foncière sous la Restauration, l’aristocratie financière et la bourgeoisie industrielle sous la monarchie de Juillet, avaient gardé le monopole du pouvoir. Bourbon était le nom royal couvrant l’influence prépondérante des intérêts de l’une des fractions. Orléans, celui couvrant l’influence prépondérante des intérêts de l’autre fraction - le règne anonyme de la République était le seul sous lequel les deux fractions pussent maintenir à pouvoir égal leur intérêt de classe commun sans renoncer à leur rivalité réciproque. Si la République bourgeoise ne pouvait être autre chose que la domination achevée, nettement apparue, de toute la classe bourgeoise, pouvait-elle être autre chose que la domination des orléanistes complétés par les légitimistes et des légitimistes complétés par les orléanistes, la synthèse de la Restauration et de la monarchie de Juillet ? Les républicains bourgeois du National ne représentaient pas une grande fraction de leur classe s’appuyant sur des fondements économiques. Ils avaient pour seule importance et pour seul titre historique, d’avoir, sous la monarchie, face aux deux fractions bourgeoises qui ne comprenaient que leur régime particulier, fait valoir le régime général de la classe bourgeoise, le régime anonyme de la République qu’ils idéalisaient et ornaient d’arabesques antiques, mais où ils saluaient avant tout la domination de leur coterie. Si le parti du National n’en crut plus sa propre raison, quand il aperçut au sommet de la République qu’il avait fondée les royalistes coalisés, ceux-ci ne se méprirent pas moins eux-mêmes sur le fait de leur domination unifiée. Ils ne comprenaient pas que si chacune de leurs fractions considérée à part était royaliste, le produit de leur combinaison chimique devait être nécessairement républicain et que la monarchie blanche et la monarchie bleue devaient nécessairement se neutraliser dans la République tricolore. Contraintes par leur opposition au prolétariat révolutionnaire et aux classes intermédiaires qui se pressaient de plus en plus autour de celui-ci comme centre, d’engager leurs forces conjuguées et de conserver l’organisation de ces forces conjuguées, chacune des fractions du parti de l’ordre, face aux désirs de restauration et d’hégémonie de l’autre, était obligée de faire prévaloir la domination commune, c’est-à-dire la forme républicaine de la domination bourgeoise. C’est ainsi que ces royalistes qui, au début, croyaient à une restauration immédiate qui, plus tard, conservant la forme républicaine, avaient l’écume à la bouche et des invectives mortelles contre elle sur les lèvres, les voilà, qui, finalement, avouent ne pouvoir s’accorder que dans la République et qui ajournent à une date indéterminée la Restauration. La jouissance commune même du pouvoir renforçait chacune des deux fractions et la rendait encore plus incapable et moins disposée à se subordonner à l’autre, c’est-à-dire à restaurer la monarchie.

Dans son programme électoral, le parti de l’ordre proclama directement la domination de la classe bourgeoise, c’est-à-dire le maintien des conditions d’existence de sa domination, de la propriété, de la famille, de la religion, de l’ordre ! Il présentait naturellement sa domination de classe et les conditions de sa domination de classe comme la domination de la civilisation et comme les conditions nécessaires de la production matérielle, ainsi que des rapports sociaux qui en découlent. Le parti de l’ordre disposait souverainement de ressources énormes. Il organisa ses succursales dans toute la France, il eut à sa solde tous les idéologues de l’ancienne société, il disposait de l’influence du pouvoir gouvernemental existant, il possédait une armée de vassaux bénévoles dans toute la masse des petits bourgeois et des paysans qui, se tenant éloignés encore du mouvement révolutionnaire, voyaient dans les grands dignitaires de la propriété les représentants naturels de leur petite propriété et de ses petits préjugés ; représenté qu’il était dans tout le pays par une infinité de roitelets, il pouvait punir la répudiation de ses candidats comme une insurrection, congédier les ouvriers rebelles, les valets de ferme, domestiques, commis, employés de chemins de fer, les bureaucrates récalcitrants, tous les fonctionnaires qui lui étaient bourgeoisement subordonnés. Il pouvait enfin, par-ci, par-là, entretenir l’illusion que la Constituante républicaine avait empêché le Bonaparte du 10 décembre de manifester ses forces miraculeuses. Dans le parti de l’ordre nous n’avons pas mentionné les bonapartistes. Ils n’étaient pas une fraction sérieuse de la classe bourgeoise, mais une collection de vieux invalides superstitieux et de jeunes chevaliers d’industrie incrédules. Le parti de l’ordre triompha aux élections, il envoya une grande majorité à l’Assemblée législative.

Face à la classe bourgeoise contre-révolutionnaire coalisée, les parties déjà révolutionnaires de la petite bourgeoisie et de la classe paysanne devaient naturellement se lier au grand dignitaire des intérêts révolutionnaires, au prolétariat révolutionnaire. Nous avons vu que les porte-parole démocrates de la petite bourgeoisie au Parlement, c’est-à-dire la Montagne, avaient été poussés par des défaites parlementaires vers les porte-parole socialistes du prolétariat, et que la véritable petite bourgeoisie en dehors du Parlement avait été poussée vers les véritables prolétaires par les concordats à l’amiable, par la mise en valeur brutale des intérêts bourgeois, par la banqueroute. Le 27 janvier, la Montagne et les socialistes avaient fêté leur réconciliation, ils renouvelèrent, dans le grand banquet de février 1849, leur acte d’union. Le parti social et le parti démocratique, le parti des ouvriers et celui de la petite bourgeoisie s’unirent dans le Parti social-démocrate, c’est-à-dire dans le parti rouge.

Paralysée un instant par l’agonie qui suivit les journées de Juin, la République française avait, depuis la levée de l’état de siège, depuis le 14 octobre, traversé une série continue d’émotions fiévreuses. Tout d’abord, la lutte pour la présidence ; puis la lutte du président contre la Constituante ; la lutte pour les clubs ; le procès de Bourges [18] qui, face aux petites figures du président, des royalistes coalisés, des républicains honnêtes, de la Montagne démocratique, des doctrinaires socialistes du prolétariat, fit apparaître les vrais révolutionnaires de ce dernier comme des monstres antédiluviens laissés à la surface de la société par un déluge ou encore tels que, seuls, ils peuvent précéder un déluge social ; l’agitation électorale ; l’exécution des meurtriers de Bréa [19] ,les procès de presse continuels, les intrusions policières violentes du gouvernement dans les banquets ; les provocations royalistes impudentes ; la mise au pilori des portraits de Louis Blanc et de Caussidière [20] ; la lutte ininterrompue entre la République constituée et la Constituante qui refoulait à chaque instant la révolution à son point de départ, qui, à chaque instant, faisait du vainqueur le vaincu, du vaincu le vainqueur, qui, en un clin d’œil, renversait la position des partis et des classes, leurs divorces et leurs unions ; la marche rapide de la contre-révolution européenne ; la lutte glorieuse de la Hongrie, les levées de boucliers allemandes, l’expédition romaine, la honteuse défaite de l’armée française devant Rome - dans ce mouvement, tourbillonnant dans ce désordre historique pénible, dans ce dramatique flux et reflux de passions, d’espoirs, de désillusions révolutionnaires, les diverses classes de la société française devaient nécessairement compter par semaines leurs époques de développement, comme elles les avaient comptées jadis par demi-siècles. Une partie importante des paysans et des provinces était révolutionnée. Non seulement Napoléon les avait déçus, mais le parti rouge leur offrait à la place du nom le contenu, à la place de la dispense illusoire des impôts, le remboursement du milliard payé aux légitimistes, la réglementation des hypothèques et la suppression de l’usure.

L’armée, elle-même, était contaminée par la fièvre révolutionnaire. En Bonaparte, elle avait voté pour la victoire et il lui donnait la défaite. En lui, elle avait voté pour le petit caporal derrière lequel se cache le grand capitaine révolutionnaire et il lui rendait les grands généraux derrière lesquels se dissimule le caporal expert en boutons de guêtre. Nul doute que le parti rouge, c’est-à-dire le Parti démocratique coalisé dut, à défaut de la victoire, fêter du moins de grands triomphes, que Paris, que l’armée, qu’une grande partie des provinces voteraient pour lui.

Ledru-Rollin, le chef de la Montagne, fut élu par cinq départements. Aucun des chefs du parti de l’ordre ne remporta semblable victoire, aucun nom du parti prolétarien proprement dit. Cette élection nous révèle le secret du Parti démocrate-socialiste. Si la Montagne, avant-garde parlementaire de la petite bourgeoisie démocrate, était, d’une part, contrainte de s’unir aux doctrinaires socialistes du prolétariat, le prolétariat, contraint par la formidable défaite matérielle de Juin de se relever par des victoires intellectuelles, pas encore à même, par le développement des autres classes, de s’emparer de la dictature révolutionnaire, était obligé de se jeter dans les bras des doctrinaires de son émancipation, des fondateurs de sectes socialistes d’autre part, les paysans révolutionnaires, l’armée, les provinces se rangèrent derrière la Montagne qui devenait ainsi le chef dans le camp de l’armée révolutionnaire et, par son entente avec les socialistes, avait écarté tout antagonisme dans le parti révolutionnaire.

Dans la dernière moitié de l’existence de la Constituante, la Montagne y représentait le pathos républicain et elle avait fait oublier ses péchés du temps du Gouvernement provisoire, de la Commission exécutive et des journées de Juin. Au fur et à mesure que le parti du National, conformément à sa nature indécise, se laissait écraser par le ministère royaliste, le parti de la Montagne, écarté pendant l’omnipotence du National, s’élevait et prévalait en tant que représentant parlementaire de la Révolution. En effet, le parti du National n’avait rien à opposer aux autres fractions royalistes que des personnalités ambitieuses et des balivernes idéalistes. Le parti de la Montagne, par contre, représentait une masse flottante entre la bourgeoisie et le prolétariat dont les intérêts matériels exigeaient des institutions démocratiques. Face aux Cavaignac et aux Marrast, Ledru-Rollin et la Montagne se trouvaient par conséquent dans la vérité de la révolution et ils puisaient dans la conscience de cette grave situation un courage d’autant plus grand que la manifestation de l’énergie révolutionnaire se bornait à des sorties parlementaires, au dépôt d’actes d’accusation, à des menaces, à des élévations de voix, à des discours tonitruants et à des extrémités qui ne dépassaient pas les paroles. Les paysans se trouvaient à peu près dans la même situation que les petits bourgeois, ils avaient à peu près les mêmes revendications sociales à poser. Toutes les couches moyennes de la société, dans la mesure où elles étaient entraînées dans le mouvement révolutionnaire, devaient donc nécessairement trouver leur héros dans Ledru-Rollin. Ledru-Rollin était le personnage de la petite bourgeoisie démocratique. Face au parti de l’ordre, c’était nécessairement les réformateurs demi-conservateurs, demi-révolutionnaires et tout à fait utopiques de cet ordre qui devaient tout d’abord être poussés en tête.

Le parti du National, les « amis de la Constitution quand même », « les républicains purs et simples » furent complètement battus aux élections. Une infime minorité d’entre eux fut envoyée à la Chambre législative. Leurs chefs les plus notoires disparurent de la scène, même Marrast, le rédacteur en chef et l’Orphée de la République honnête.

Le 29 mai, l’Assemblée législative se réunit ; le 11 juin, la collision du 8 mai se renouvela. Ledru-Rollin déposa, au nom de la Montagne, une demande de mise en accusation du président et du ministère pour violation de la Constitution à cause du bombardement de Rome. Le 12 juin, l’Assemblée législative rejeta la demande de mise en accusation, tout comme l’Assemblée constituante l’avait rejetée le 11 mai, mais cette fois, le prolétariat poussa la Montagne dans la rue, non pas, cependant, pour le combat de rue, mais pour la procession de rue. Il suffit de dire que la Montagne était à la tête de ce mouvement pour qu’on sache que le mouvement fut vaincu et que juin 1849 fut une caricature, aussi ridicule qu’indigne, de juin 1848. La grande retraite du 13 juin ne fut éclipsée que par le récit encore plus grand de la bataille par Changarnier, le grand homme qu’improvisa le parti de l’ordre. Chaque époque sociale a besoin de ses grands hommes et si elle ne les trouve pas, elle les invente, comme dit Helvétius.

Le 20 décembre, il n’existait plus qu’une moitié de la République bourgeoise constituée, le président ; le 29 mai, elle fut complétée par l’autre moitié, par l’Assemblée législative. En juin 1848, la République bourgeoise qui se constituait avait gravé son acte de naissance sur les tables de l’histoire par une bataille indicible contre le prolétariat, en juin 1849, la République bourgeoise constituée le fit par une comédie inénarrable, jouée avec la petite bourgeoisie. Juin 1849 fut la Némésis [21] de juin 1848. En juin 1849, ce ne furent pas les ouvriers qui furent vaincus, mais les petits bourgeois placés entre eux et la révolution qui furent défaits. Juin 1849, n’était pas la tragédie sanglante entre le travail salarié et le capital, mais le spectacle abondant en scènes d’emprisonnement, le spectacle lamentable entre le débiteur et le créancier. Le parti de l’ordre avait vaincu, il était tout-puissant, il lui fallait maintenant montrer ce qu’il était.

Notes

Les passages en bleu sont en français dans le texte.

[1] Montagnards, c’est ainsi que s’appelaient, à l’époque de la révolution de 1848, les représentants des démocrates petits-bourgeois à l’Assemblée constituante et à l’Assemblée législative. Cette appellation était empruntée à l’époque de la grande Révolution française où on nommait l’aile gauche de la Convention les montagnards, parce que ces députés de gauche siégeaient à la Convention au fond sur les bancs les plus élevés. « Le parti de la Montagne, en 1848, par contre, représentait une masse oscillant entre la bourgeoisie et le prolétariat. » (Marx.) Elle n’était qu’une parodie pitoyable de la Montagne. La Réforme, organe du Parti de la Montagne en 1848.

[2] En ce qui concerne le terrain historique qui produisit en France un Cavaignac, Lénine écrivit dans son article : « De quelle classe viennent et viendront les Cavaignac ? » (juillet 1917) :
« Souvenons-nous du rôle de classe de Cavaignac. La monarchie française avait été renversée en février 1848. Les républicains bourgeois étaient au pouvoir. Comme nos cadets, ils voulaient l’ « ordre », appelant de ce nom la restauration et la consolidation des instruments monarchiques d’oppression des masses : police, armée permanente, corps de fonctionnaires privilégiés. Détestant le prolétariat révolutionnaire avec ses aspirations « sociales », (c’est-à-dire socialistes) alors encore très confuses, ils entendaient, comme nos cadets, mettre un terme à la révolution. Comme nos cadets, ils vouaient une haine sans merci à la politique de diffusion de la révolution française par toute l’Europe, de transformation de la révolution française en une révolution prolétarienne mondiale. Comme nos cadets, ils surent exploiter habilement le « socialisme » petit-bourgeois de Louis Blanc, en faisant de ce dernier un ministre et en le transformant de chef ouvrier qu’il voulait être, en un auxiliaire, un valet de la bourgeoisie.
Tels étaient les intérêts de classe, l’attitude et la politique de la classe dirigeante.

La petite bourgeoisie représentait une autre force sociale d’une importance capitale, mais hésitante, terrorisée par le spectre rouge, influencée par les clameurs élevées contre les « anarchistes ». Rêveuse dans ses aspirations et éprise de rhétorique « socialiste », se qualifiant volontiers de « démocratie socialiste » (jusqu’à ce terme qui est repris textuellement aujourd’hui par les socialistes révolutionnaires conjointement avec les mencheviks !) la petite bourgeoisie craignit de faire confiance à la direction du prolétariat révolutionnaire, sans comprendre que cette crainte la condamnait à faire confiance à la bourgeoisie. Car il ne peut pas y avoir de ligne « moyenne » dans une société au sein de laquelle la bourgeoisie et le prolétariat se livrent une lutte de classe acharnée, surtout quand cette lutte est inéluctablement aggravée par la révolution. Or, le propre de l’attitude de classe et des aspirations de la petite bourgeoisie, c’est de vouloir l’impossible, de rechercher l’impossible, bref cette ligne « moyenne ».

Le prolétariat était la troisième force de classe décisive, aspirant non à une « réconciliation » avec la bourgeoisie, mais à la victoire sur cette dernière, à la progression hardie de la révolution, et ce, sur un plan international.
Voilà les circonstances historiques objectives qui engendrèrent Cavaignac. La petite bourgeoisie fut « écartée », par suite de ses hésitations, de tout rôle actif, et mettant à profit la crainte qu’elle avait de se fier au prolétariat, le général Cavaignac, cadet français, entreprit de désarmer les ouvriers parisiens et de les fusiller en masse.
La révolution se solda par ces fusillades historiques ; la petite bourgeoisie, numériquement la plus nombreuse, était et resta politiquement impuissante, à la remorque de la bourgeoisie ; trois ans après, la monarchie césariste était restaurée en France sous lune forme particulièrement odieuse. » (V. I. LÉNINE : Œuvres complètes, tome 25, pp. 93-94, Éditions sociales, Paris, 1957).

[3] Le Journal des débats, organe du « parti de l’ordre ».

[4] « Il faut détruire Carthage », phrase par laquelle Caton, homme d’État de l’ancienne Rome, avait l’habitude de terminer ses discours au Sénat. Il demandait la destruction de Carthage, en Afrique du Nord qui faisait une concurrence commerciale à Rome.

[5] Les décisions du congrès de Vienne des grandes puissances européennes (1814-1815) revêtaient un caractère réactionnaire accentué. Elles avaient pour but la restauration du système politique qui existait avant la Révolution française et avant Napoléon ler, et le rétablissement des frontières de la France de 1792.

[6] Il s’agit de l’État idéal tel que le décrit le philosophe grec Platon (427-348 avant notre ère) dans son dialogue la République, et dans son ouvrage les Lois.

[7] Saül fut le premier roi d’Israël, et David le second. Saül avait fait du berger David son favori et son gendre. Mais jaloux des succès de celui-ci il le pourchassa dans les montagnes. Il fut finalement battu par David qui lui succéda.

[8] Allusion aux armoiries des Bourbons.

[9] Effrayé par l’insurrection populaire qui éclatait, Louis-Philippe congédia le 23 février le ministère Guizot et institua le 24 au matin le ministère Odilon Barrot.

[10] Midas. Roi phrygien légendaire. Selon la légende, dans un concours musical entre Apollon et Pan il donna le prix à ce dernier ; Apollon irrité le gratifia d’oreilles d’âne (de là les oreilles de Midas).

[11] Soulouque : Président de la République nègre d’Haïti qui, imitant Napoléon ler, se fit proclamer en 1850 empereur d’Haïti, s’entoura de tout un état-major de maréchaux et de généraux nègres, organisa sa cour sur le modèle français. Le peuple saisit avec esprit cette ressemblance en donnant à Louis Bonaparte le sobriquet de « Soulouque français ».

[12] Toussaint Louverture (1748-1803) : Chef d’une insurrection à Saint-Domingue, de 1796-1802 ; fait prisonnier par les troupes françaises, il fut enfermé dans la forteresse de Joux où il mourut.

[13] Héros d’une épopée de l’écrivain italien l’Arioste (1474-1533).

[14] Monk (1608-1669), général anglais : à l’époque de la grande révolution anglaise, il restaura l’ancienne dynastie des Stuarts et étouffa la révolution.

[15] Intimidée par la menace de dissolution et par la manifestation militaire organisée le 29 janvier par Louis Bonaparte, l’Assemblée n’eut pas le courage de refuser catégoriquement la proposition de Rateau et elle adopta un amendement selon lequel l’Assemblée constituante devait se dissoudre aussitôt après la publication des lois sur le Conseil d’État, sur la responsabilité du président et de ses ministres et sur le droit électoral.

[16] Civita Vecchia, port italien et forteresse dans le voisinage de Rome, occupée par la garnison française chargée de protéger les États pontificaux contre les mouvements populaires.

[17] Fouquier-Tinville (1746-1795) : Accusateur public du tribunal révolutionnaire constitué le 10 mars 1793, mena une lutte impitoyable contre les ennemis de la révolution et appliqua la terreur révolutionnaire.

[18] Procès des participants aux événements du 15 mai 1848 qui furent accusés de complot contre le gouvernement. Devant le tribunal qui siégea dans la ville de Bourges, se trouvaient les représentants du prolétariat (Blanqui, Barbès) ainsi qu’une partie de la Montagne. Barbès, Albert Deflotte, Sobrier et Raspail furent condamnés à l’exil. La même sentence fut rendue contre Louis Blanc et Caussidière, Lavison et Hubert, qui étaient absents. Blanqui fut condamné à dix ans de cellule. Étant donné sa maladie, on espérait que ce délai suffirait pour le mener au tombeau.

[19] Général Bréa : Commandant d’un détachement qui écrasa l’insurrection de Juin du prolétariat parisien, fut tué le 25 juin par les insurgés à Fontainebleau. Pour ce fait on exécuta deux insurgés.

[20] Louis Blanc et Caussidière furent accusés de participation aux événements du 15 mai et à l’insurrection de juin 1848 et traduits en justice. Après les journées de Juin ils émigrèrent à l’étranger, et la contre-révolution, prise de folie furieuse, dut se contenter de clouer au pilori leurs portraits.

[21] Némésis : déesse de la vengeance dans la mythologie gréco-latine.

Du 13 juin 1849 au 10 mars 1850

Le 20 décembre [1], la tête de Janus de la République constitutionnelle n’avait encore montré qu’une de ses faces, la face exécutive sous les traits indécis et plats de Louis Bonaparte : le 29 mai 1849, elle montra sa seconde face, la législative, sillonnée des rides qu’y avaient laissées les orgies de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Avec l’Assemblée nationale législative, la République constitutionnelle apparaissait achevée, c’est-à-dire sous sa forme étatique républicaine où la domination de la classe bourgeoise est constituée, la domination commune des deux grandes fractions royalistes qui forment la bourgeoisie française, les légitimistes et les orléanistes coalisés, le parti de l’ordre. Tandis que la République française devenait ainsi la propriété de la coalition des partis royalistes, la coalition européenne des puissances contre-révolutionnaires entreprenait, dans le même mouvement, une croisade générale contre les derniers asiles des révolutions de Mars. La Russie faisait irruption en Hongrie, la Prusse marchait contre l’armée constitutionnelle de l’Empire et Oudinot bombardait Rome. La crise européenne approchait manifestement d’un tournant décisif. Les yeux de toute l’Europe étaient fixés sur Paris, les yeux de tout Paris sur l’Assemblée législative.

Le 11 juin, Ledru-Rollin monta à la tribune, il n’y fit point de discours, il formula un réquisitoire contre les ministres, nu, sans apparat, fondé sur les faits, concentré, violent.

L’attaque contre Rome est une attaque contre la Constitution, l’attaque contre la République romaine, une attaque contre la République française. L’article 5 de la Constitution est ainsi conçu : « La République française n’emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple », et le président dirige l’armée française contre la liberté romaine. L’article 4 [2] de la Constitution interdit au pouvoir exécutif de déclarer aucune guerre sans le consentement de l’Assemblée nationale. La décision de la Constituante du 8 mai ordonne expressément aux ministres de ramener le plus rapidement possible l’expédition romaine à sa détermination primitive, elle leur interdit donc tout aussi expressément la guerre contre Rome - et Oudinot bombarde Rome. Ainsi, Ledru-Rollin appelait la Constitution elle-même comme témoin à charge contre Bonaparte et ses ministres. A la majorité royaliste de l’Assemblée nationale il jetait à la face, lui, le tribun de la Constitution, cette déclaration menaçante : « Les républicains sauront faire respecter la Constitution par tous les moyens, même par la force des armes ! » « Par la force des armes ! » répéta le centuple écho de la Montagne. La majorité répondit par un tumulte effroyable. Le président de l’Assemblée nationale rappela Ledru-Rollin à l’ordre. Ledru-Rollin répéta sa déclaration provocante et déposa finalement sur le bureau du président la proposition de mise en accusation de Bonaparte et de ses ministres. L’Assemblée nationale, par 361 voix contre 203, décida de passer purement et simplement à l’ordre du jour sur le bombardement de Rome.

Ledru-Rollin croyait-il pouvoir battre l’Assemblée nationale par la Constitution et le président par l’Assemblée nationale ?

La Constitution interdisait, il est vrai, toute attaque contre la liberté des pays étrangers, mais ce que l’armée française attaquait à Rome, ce n’était pas, selon le ministère, la « liberté », mais le « despotisme de l’anarchie ». En dépit de toutes les expériences de l’Assemblée constituante, la Montagne n’avait-elle pas encore compris que l’interprétation de la Constitution n’appartenait pas à ceux qui l’avaient faite, mais uniquement encore à ceux qui l’avaient acceptée ? Qu’il fallait que sa lettre fût interprétée dans son sens viable et que le sens bourgeois était son seul sens viable ? Que Bonaparte et la majorité royaliste de l’Assemblée nationale étaient les interprètes authentiques de la Constitution, comme le curé est l’interprète authentique de la Bible, et le juge l’interprète authentique de la loi ? L’Assemblée nationale fraîchement issue des élections générales devait-elle se sentir liée par les dispositions testamentaires de la Constituante morte dont un Odilon Barrot avait brisé la volonté en pleine vie ? En se référant à la décision de la Constituante du 8 mai, Ledru-Rollin avait oublié que cette même Constituante avait rejeté le 11 mai sa première proposition de mise en accusation de Bonaparte et des ministres, qu’elle avait acquitté le président et les ministres, qu’elle avait ainsi sanctionné comme « constitutionnelle » l’attaque contre Rome, qu’il ne faisait qu’interjeter appel contre un jugement déjà rendu et qu’il en appelait de la Constituante républicaine à la Législative royaliste ? La Constitution fait appel elle-même à l’insurrection en appelant, dans un article spécial, chaque citoyen à la défendre. Ledru-Rollin s’appuyait sur cet article. Mais les pouvoirs publics ne sont-ils pas également organisés pour protéger la Constitution, et la violation de la Constitution ne commence-t-elle pas seulement à partir du moment où l’un des pouvoirs publics constitutionnels se rebelle contre l’autre ? Et le président de la République, les ministres de la République, l’Assemblée nationale de la République étaient dans l’accord le plus parfait.

Ce que la Montagne cherchait, le 11 juin, c’était une « insurrection dans les limites de la raison pure », c’est-à-dire une insurrection purement parlementaire. Intimidée par la perspective d’un soulèvement armé des masses populaires, la majorité de l’Assemblée devait briser dans Bonaparte et ses ministres, sa propre puissance et la signification de sa propre élection. La Constituante n’avait-elle pas cherché de façon analogue à casser l’élection de Bonaparte, quand elle insistait avec tant d’acharnement pour le renvoi du ministère Barrot-Falloux ?

Ni les exemples d’insurrections parlementaires du temps de la Convention ne manquaient où avaient été renversés d’un seul coup, de fond en comble, les rapports de majorité à minorité - et pourquoi la jeune Montagne n’aurait-elle pas réussi à faire ce qui avait réussi à l’ancienne ? Ni les conditions du moment ne semblaient défavorables à une telle entreprise. L’agitation populaire avait atteint à Paris un degré inquiétant, l’armée ne semblait pas, d’après ses votes, bien disposée pour le gouvernement, la majorité législative elle-même était encore trop récente pour s’être consolidée, et, au surplus, elle était composée de gens âgés. Si une insurrection parlementaire réussissait à la Montagne, le gouvernail de l’État tombait immédiatement entre ses mains. De son côté, la petite bourgeoisie démocrate, comme toujours, ne désirait rien de plus impatiemment que de voir se livrer la lutte par-dessus sa tête, dans les nuages, entre les esprits défunts du Parlement. Enfin, tous deux, la petite bourgeoisie démocrate et ses représentants, la Montagne, par une insurrection parlementaire, réalisaient leur grand objectif : briser la puissance de la bourgeoisie sans enlever ses chaînes au prolétariat, ou sans le faire apparaître autrement qu’en perspective ; le prolétariat aurait été utilisé sans qu’il devînt dangereux.

Après le vote du 11 juin de l’Assemblée nationale eut lieu une entrevue entre quelques membres de la Montagne et des délégués des sociétés ouvrières secrètes. Ces dernières insistèrent pour qu’on déclenchât un mouvement le soir même. La Montagne rejeta résolument ce plan. Elle ne voulait à aucun prix se laisser enlever des mains la direction ; ses alliés lui étaient aussi suspects que ses adversaires, et avec raison. Le souvenir de juin 1848 agitait de façon plus vive que jamais les rangs du prolétariat parisien. Celui-ci, cependant, était enchaîné à son alliance avec la Montagne. Cette dernière représentait le plus grand parti des départements, elle exagérait son influence dans l’armée, elle disposait de la partie démocratique de la garde nationale, elle avait derrière elle la puissance morale de la boutique. Commencer l’insurrection dans ce moment contre sa volonté, c’était pour le prolétariat, décimé d’ailleurs par le choléra, chassé de Paris en masse par le chômage, renouveler inutilement les journées de juin 1848 sans la situation qui avait imposé ce combat désespéré. Les délégués prolétariens firent la seule chose rationnelle : ils firent prendre l’engagement à la Montagne de se compromettre, c’est-à-dire de sortir des limites de la lutte parlementaire dans le cas où son acte d’accusation serait rejeté. Pendant tout le 13 juin, le prolétariat conserva cette attitude d’observation sceptique et il attendit un corps à corps inévitable engagé sérieusement, sans retour entre la garde nationale démocrate et l’armée pour se jeter alors dans la bataille et pousser rapidement la révolution par-delà le but petit-bourgeois qu’on lui assignait. En cas de victoire, on avait déjà constitué la Commune prolétarienne à mettre à côté du gouvernement officiel. Les ouvriers parisiens avaient appris à l’école sanglante de juin 1848.

Le 12 juin, le ministre Lacrosse fit lui-même à l’Assemblée législative la proposition de passer aussitôt à la discussion de l’acte d’accusation. Pendant la nuit, le gouvernement avait pris toutes ses dispositions de défense et d’attaque ; la majorité de l’Assemblée nationale était résolue à pousser dans la rue la minorité rebelle, la minorité elle-même ne pouvait plus reculer, les dés étaient jetés, 377 voix contre 8 repoussèrent l’acte d’accusation, la Montagne qui s’était abstenue se précipita en grondant dans le hall de propagande de La Démocratie pacifique [3] et dans les bureaux du journal.

Une fois éloignée de l’édifice parlementaire, sa force fut brisée de même qu’éloignée de la terre se brisait la force d’Antée, son fils géant. Samsons dans les locaux de l’Assemblée législative, ils ne furent plus que des philistins dans les locaux de La Démocratie pacifique. Un débat se déroula long, bruyant, vide. La Montagne était résolue à imposer le respect de la Constitution par tous les moyens « sauf par la force des armes ». Elle fut soutenue dans sa décision par un manifeste et par une députation des « Amis de la Constitution ». Les « Amis de la Constitution », c’est ainsi que s’appelaient les ruines de la coterie du National, du parti bourgeois républicain. Alors que sur ses représentants parlementaires qui lui restaient, 6 avaient voté contre le rejet de l’acte d’accusation, et tous les autres pour, alors que Cavaignac mettait son sabre à la disposition du parti de l’ordre, la plus grande partie extra-parlementaire de la coterie saisit avidement l’occasion de sortir de sa position de paria politique et d’entrer en foule dans les rangs du Parti démocrate. N’apparaissaient-ils pas comme les hérauts naturels de ce Parti qui se cachait sous leur bouclier, sous leur principe, sous la Constitution ?

Jusqu’à l’aube, la « Montagne » resta en travail. Elle accoucha d’ « une proclamation au Peuple » qui parut le matin du 13 juin dans deux journaux socialistes à une place plus ou moins honteuse. Elle déclarait le président, les ministres, la majorité de l’Assemblée législative « hors la Constitution » et invitait la garde nationale, l’armée et finalement aussi le peuple « à se soulever ». « Vive la Constitution ! » tel était le mot d’ordre lancé, mot d’ordre qui ne signifiait pas autre chose que « A bas la révolution ! »

A cette proclamation constitutionnelle de la Montagne correspondit, le 13 juin, ce qu’on appelle une démonstration pacifique des petits bourgeois, c’est-à-dire une procession partant du Château-d’Eau et passant par les boulevards, 30 000 hommes, pour la plupart des gardes nationaux, sans armes, mêlés à des membres des sections ouvrières secrètes, se déroulant aux cris de « Vive la Constitution ! », poussés de façon mécanique, glaciale, par les membres mêmes du défilé et que l’écho du peuple qui déferlait sur les trottoirs répétait ironiquement au lieu de le grossir, pareil au tonnerre. Au chant à voix multiples il manquait la voix de poitrine. Et quand le cortège passa devant le local des « Amis de la Constitution » et que parut au faîte de la maison un héraut stipendié de la Constitution qui, fendant l’air d’un geste puissant de son chapeau claque, fit pleuvoir de ses poumons cyclopéens comme une grêle sur la tête des pèlerins le mot d’ordre : « Vive la Constitution ! », ceux-ci semblèrent eux-mêmes un instant vaincus par le comique de la situation. On sait que le cortège arrivé sur les boulevards, à l’entrée de la rue de la Paix fut reçu d’une façon très peu parlementaire par les dragons et les chasseurs de Changarnier, qu’il se dispersa dans toutes les directions en un clin d’œil, ne jetant encore derrière lui que quelques maigres cris de « Aux armes ! », afin que s’accomplît l’appel aux armes parlementaires du 11 juin.

La majorité de la Montagne, rassemblée rue du Hasard, disparut lorsque cette dispersion brutale de la procession pacifique, des bruits confus de meurtre de citoyens sans armes sur les boulevards, le tumulte croissant dans la rue parurent annoncer l’approche d’une émeute. A la tête d’une petite troupe de députés, Ledru-Rollin sauva l’honneur de la Montagne. Sous la protection de l’artillerie de Paris qui s’était rassemblée au Palais national, ils se rendirent au Conservatoire des Arts et Métiers où l’on devait rencontrer la 5° et la 6° légion de la garde nationale. Mais c’est en vain que les Montagnards attendirent la 5° et la 6° légion ; ces gardes nationaux prudents laissèrent en plan leurs représentants, l’artillerie de Paris empêcha elle-même le peuple d’élever des barricades, un chaos confus rendait toute décision impossible, les troupes de lignes s’avancèrent, la baïonnette croisée, une partie des représentants furent faits prisonniers, une autre partie s’échappa. Ainsi se termina le 13 juin.

Si le 23 juin 1848 fut l’insurrection du prolétariat révolutionnaire, le 13 juin 1849 fut l’insurrection des petits bourgeois démocrates, chacune de ces deux insurrections étant l’expression pure, classique de la classe qui l’animait,

Ce fut à Lyon seulement qu’on en vint à un conflit opiniâtre, sanglant. Dans cette ville où la bourgeoisie et le prolétariat industriels se trouvent directement face à face, où le mouvement ouvrier n’est pas, comme à Paris, enveloppé et déterminé par le mouvement général, le 13 juin perdit, par contre coup, son caractère primitif. Là où, par ailleurs, il éclata en province, il ne prit pas feu - ce fut un éclair de chaleur.

Le 13 juin clôt la première période d’existence de la République constitutionnelle qui avait acquis sa vie normale, le 29 mai 1849, par la réunion de l’Assemblée législative. Toute la durée de ce prologue est remplie par la lutte bruyante entre le parti de l’ordre et la Montagne, entre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie qui se cabre vainement contre l’établissement de la République bourgeoisie en faveur de laquelle elle avait conspiré elle-même sans interruption dans le Gouvernement provisoire et dans la Commission exécutive, et pour laquelle elle s’était battue fanatiquement contre le prolétariat pendant les journées de Juin. Le 13 juin brise sa résistance et fait de la dictature législative des royalistes unifiés un fait accompli . A partir de cet instant, l’Assemblée nationale n’est plus que le Comité de salut public du parti de l’ordre.

Paris avait mis en « accusation » le président, les ministres et la majorité de l’Assemblée nationale, ceux-ci mirent Paris en « état de siège », La Montagne avait déclaré la majorité de l’Assemblée législative « hors la Constitution », la majorité traduisit la Montagne devant la Haute Cour pour violation de la Constitution et proscrivit tout ce qu’il y avait encore de vigoureux dans son sein. On la décima au point de la réduire à un tronc sans tête ni cœur. La minorité était allée jusqu’à tenter une insurrection parlementaire ; la majorité éleva son despotisme parlementaire à la hauteur d’une loi. Elle décréta un nouveau règlement qui supprimait la liberté de la tribune et donnait pouvoir au président de l’Assemblée nationale de punir pour trouble de l’ordre les représentants par la censure, l’amende, la suspension de l’indemnité parlementaire, l’expulsion temporaire, la cachot. Au-dessus du tronc de la Montagne, elle suspendit non pas le glaive, mais les verges. Ceux qui restaient des députés de la Montagne auraient dû, pour leur honneur, se retirer en masse. La dissolution du parti de l’ordre fût accélérée par un tel acte. Il ne pouvait que se décomposer en ses éléments originels à partir du moment où J’apparence d’une opposition ne les maintenait plus unis.

En même temps qu’on les privait de leur force parlementaire, on dépouillait les petits bourgeois démocrates de leur force armée, en licenciant l’artillerie parisienne ainsi que les 8°, 9° et 12° légions de la garde nationale. Par contre, la légion de la haute finance qui avait assailli, le 13 juin, les imprimeries de Boulé et de Roux, brisé les presses, dévasté les bureaux des journaux républicains, arrêté arbitrairement rédacteurs, compositeurs, imprimeurs, expéditeurs, garçons de courses, reçut du haut de la tribune une approbation encourageante. Sur toute l’étendue de la France se répéta la dissolution des gardes nationales suspectes de républicanisme.

Une nouvelle loi contre la presse, une nouvelle loi contre les associations, une nouvelle loi sur l’état de siège, les prisons de Paris archicombles, les réfugiés politiques pourchassés, tous les journaux au delà des frontières du National, suspendus, Lyon et les cinq départements limitrophes livrés à la chicane brutale du despotisme militaire, les parquets présents partout, l’armée des fonctionnaires si souvent épurée déjà, encore une fois épurée, - tels furent les lieux communs inévitables que renouvelle sans cesse la réaction victorieuse et qui, après les massacres et les déportations de Juin, ne méritent d’être mentionnés que parce que cette fois ils furent dirigés non seulement contre Paris, mais aussi contre les départements, non seulement contre le prolétariat, mais surtout contre les classes moyennes.

Les lois répressives qui remettaient à la décision du gouvernement la proclamation de l’état de siège, garrottaient encore plus solidement la presse et supprimaient le droit d’association, absorbèrent toute l’activité législative de l’Assemblée nationale pendant les mois de juin, de juillet et d’août.

Cependant, cette époque est caractérisée non par l’exploitation de fait, mais de principe de la victoire, non par les décisions de l’Assemblée nationale, mais par l’exposé Les motifs de ces décisions, non par la chose, mais par la phrase, non par la phrase, mais par l’accent et le geste qui animent la phrase. L’expression impudente, sans ménagement, des opinions royalistes, les insultes d’une distinction méprisante contre la République, la divulgation par coquetterie frivole des projets de restauration, en un mot, la violation fanfaronne des convenances républicaines donnent à cette période sa tonalité et sa couleur particulières. « Vive la Constitution ! » fut le cri de bataille des vaincus du 13 juin. Les vainqueurs étaient donc déliés de l’hypocrisie du langage constitutionnel, c’est-à-dire républicain. La contre-révolution soumettait la Hongrie, l’Italie, l’Allemagne, et l’on croyait déjà la Restauration aux portes de la France. Il s’engagea une véritable concurrence, à qui ouvrirait la danse entre les chefs des fractions de l’ordre, en affichant leur royalisme dans le Moniteur, en se confessant et en se repentant des péchés qu’ils avaient pu commettre par libéralisme sous la République et en en demandant pardon à Dieu et aux hommes. Il ne se passa pas un jour sans qu’à la tribune de l’Assemblée nationale la révolution fût déclarée un malheur public, sans qu’un hobereau légitimiste quelconque de la province constatât solennellement qu’il n’avait jamais reconnu la République, sans qu’un des déserteurs et traîtres poltrons de la monarchie de Juillet racontât, après coup, les prouesses héroïques que, seule, la philanthropie de Louis-Philippe ou d’autres malentendus l’avaient empêché de réaliser. Ce qu’on devait admirer dans les journées de Février, ce n’était pas la générosité du peuple vainqueur, mais l’abnégation et la modération des royalistes qui lui avaient permis de vaincre. Un représentant du peuple proposa qu’une partie des secours destinés aux blessés de Février fût attribuée aux gardes nationaux qui, dans ces journées, avaient seuls bien mérité de la patrie. Un autre voulait qu’on décrétât l’érection d’une statue équestre au duc d’Orléans sur la place du Carrousel. Thiers appela la Constitution un morceau de papier malpropre. Les uns à la suite des autres - apparaissaient à la tribune des orléanistes qui regrettaient d’avoir conspiré contre la royauté légitime, des légitimistes qui se reprochaient d’avoir accéléré la chute de la royauté en général par leur rébellion contre la royauté illégitime. Thiers qui regrettait d’avoir intrigué contre Molé, Molé contre Guizot, Barrot contre tous les trois. Le cri de « Vive la République social-démocrate ! » fut déclaré inconstitutionnel. Le cri de « Vive la République ! » fut poursuivi comme social-démocrate. Le jour de l’anniversaire de la bataille de Waterloo, un représentant déclara : « Je crains moins l’invasion des Prussiens que la rentrée en France des exilés révolutionnaires. » Aux plaintes contre le terrorisme organisé à Lyon et dans les départements voisins, Baraguay d’Hilliers répondait : « J’aime mieux la terreur blanche que la terreur rouge. » Et l’Assemblée d’éclater en applaudissements frénétiques, chaque fois qu’une épigramme contre la République, contre la Révolution, contre la Constitution, pour la royauté, pour la Sainte-Alliance tombait des lèvres de ses orateurs. Chaque violation des plus petites formalités républicaines - ne pas appeler, par exemple, les représentants « citoyens » - enthousiasmait les chevaliers de l’ordre.

Les élections complémentaires du 8 juillet à Paris, faites sous l’influence de l’état de siège et dans l’abstention d’une grande partie du prolétariat, l’occupation de Rome par l’armée française ; l’entrée en cortège des Éminences rouges et, à leur suite, de l’inquisition et du terrorisme des moines à Rome ajoutèrent de nouvelles victoires à la victoire de Juin et accentuèrent l’ivresse du parti de l’ordre. Enfin, au milieu d’août, moitié dans l’intention d’assister aux Conseils départementaux qui venaient de se réunir, moitié par fatigue des orgies de tendances qui duraient depuis de nombreux mois, les royalistes décrétèrent une prorogation de deux mois à l’Assemblée nationale. Avec une ironie bien visible ils laissèrent une commission de vingt-cinq représentants, la crème des légitimistes et des orléanistes, un Molé, un Changarnier, comme représentants de l’Assemblée nationale et gardiens de la République. L’ironie était plus profonde qu’ils le pensaient. Condamnés par l’histoire à aider à renverser la royauté qu’ils aimaient, ils étaient destinés par elle à conserver la République qu’ils haïssaient.

Avec la prorogation de l’Assemblée législative se termina la deuxième période de l’existence de la République constitutionnelle, sa période de gourme royaliste.

L’état de siège de Paris une fois levé, l’action de la presse avait repris de nouveau. Durant la suspension des journaux social-démocrates, pendant la période de la législation répressive et des insanités royalistes, le Siècle, l’ancien représentant littéraire des petits bourgeois monarchistes constitutionnels, se républicanisa. La Presse, l’ancien interprète littéraire des réformateurs bourgeois, se démocratisa : le National, l’ancien organe classique des bourgeois républicains, se socialisa.

Les sociétés secrètes croissaient en extension et en intensité, à mesure que les clubs publics devenaient impossibles. Les associations industrielles ouvrières, tolérées comme étant des sociétés purement commerciales, sans aucune valeur économique, devenaient, au point de vue politique, autant de moyens d’unir le prolétariat. Le 13 juin avait enlevé aux différents partis semi-révolutionnaires leurs chefs officiels, les masses qui restaient y gagnèrent d’agir de leur propre chef. Les chevaliers de l’ordre avaient intimidé en prophétisant des horreurs de la République rouge ; les excès grossiers, les atrocités hyperboréennes de la contre-révolution victorieuse en Hongrie, en Bade, à Rome lavèrent la « République rouge ». Quant aux couches intermédiaires mécontentes de la société française, elles commençaient à préférer les prédictions de la République rouge avec ses atrocités problématiques aux atrocités de la monarchie blanche avec leur caractère de désespoir réel. Aucun socialiste ne fit en France plus de propagande révolutionnaire que Haynau [4]. A chaque capacité selon ses œuvres !

Cependant, Louis Bonaparte mettait à profit les vacances de l’Assemblée nationale pour faire des voyages princiers dans les provinces ; les légitimistes les plus ardents allaient en pèlerinage à Ems [5] auprès du descendant de saint Louis, et la masse des représentants du peuple, amis de l’ordre, intriguait dans les conseils départementaux qui venaient de se réunir. Il s’agissait de leur faire exprimer ce que la majorité de l’Assemblée nationale n’osait pas encore dire, déclaration d’urgence de la révision immédiate de la Constitution. Constitutionnellement, la Constitution ne pouvait être révisée qu’en 1852 par une Assemblée nationale convoquée spécialement à cet effet. Mais si la majorité des conseils départementaux se prononçait dans ce sens, l’Assemblée nationale ne devait-elle pas, à l’appel de la France, sacrifier la virginité de la Constitution ? L’Assemblée nationale nourrissait les mêmes espoirs à l’égard de ces assemblées provinciales que les nonnes à l’égard des Pandours dans la Henriade de Voltaire. Mais les Putiphars, de l’Assemblée nationale n’avaient affaire, à quelques exceptions près, qu’à autant de Joseph provinciaux. La majorité écrasante ne voulut pas comprendre l’insinuation pressante. La révision de la Constitution fut mise à mal par les instruments mêmes qui devaient l’appeler à la vie par les votes des Conseils départementaux. La voix de la France, et, à la vérité, celle de la France bourgeoise, avait parlé et s’était prononcée contre la révision.

Au début d’octobre, l’Assemblée nationale législative se réunit de nouveau - quantum mutatus ab illo [6]. Sa physionomie était modifiée du tout au tout. Le rejet inattendu de la révision de la part des conseils départementaux l’avait ramenée dans les limites de la Constitution et lui avait montré les limites de sa durée. Les orléanistes avaient été rendus méfiants par les pèlerinages des légitimistes à Ems, les légitimistes avaient conçu des soupçons des pourparlers des orléanistes avec Londres, les journaux des deux fractions avaient attisé le feu et pesé les prétentions réciproques de leurs prétendants, orléanistes et légitimistes unis gardaient rancune aux bonapartistes de leurs menées que révélaient les voyages princiers, les tentatives plus ou moins visibles d’émancipation du président, le langage plein de prétention des journaux bonapartistes ; Louis Bonaparte gardait rancune à l’Assemblée nationale qui ne trouvait légitime que la conspiration légitimiste orléaniste, à un ministère qui le trahissait constamment au profit de l’Assemblée nationale. Enfin, le ministère lui-même était divisé sur la politique romaine et sur l’impôt sur le revenu, proposé par le ministre Passy et dénoncé comme socialiste par les conservateurs.

Une des premières propositions du ministère Barrot à l’Assemblée législative réunie de nouveau, fut une demande de crédit de 300 000 francs pour constituer un douaire à la duchesse d’Orléans. L’Assemblée nationale l’accorda, ajoutant ainsi au registre des dettes de la nation française une somme de sept millions de francs. Ainsi, pendant que Louis-Philippe continuait à jouer avec succès le rôle du « pauvre honteux », ni le ministère n’osait proposer une augmentation de traitement en faveur de Bonaparte, ni l’Assemblée ne paraissait disposée à l’accorder. Et Louis Bonaparte hésitait, comme toujours, devant ce dilemme : Aut Caesar, aut Clichy [7].

La deuxième demande de crédit ministérielle de neuf millions de francs pour payer les frais de l’expédition de Rome accrut la tension entre Bonaparte d’un côté et les ministres de l’Assemblée nationale de l’autre. Louis Bonaparte avait fait paraître, dans Le Moniteur, une lettre à son officier d’ordonnance, Edgar Ney, où il astreignait le gouvernement papal à des garanties constitutionnelles. Le pape de son côté, avait lancé une allocution - motu proprio [8] - où il repoussait toute restriction à son pouvoir restauré. Avec sa lettre, Bonaparte soulevait par une indiscrétion voulue le rideau de son cabinet, pour poser lui-même devant la galerie comme un génie plein de bonne volonté, mais méconnu, et enchaîné dans sa propre maison. Ce n’était pas la première fois qu’il jouait, plein de coquetterie, avec les « coups d’aile furtifs d’une âme libre ». Thiers, le rapporteur de la commission, ignora complètement le coup d’aile de Bonaparte et se contenta de traduire en français l’allocution papale. Ce ne fut pas le ministère, mais Victor Hugo qui essaya de sauver le président par un ordre du jour où l’Assemblée nationale devait approuver la lettre de Napoléon. Allons donc ! Allons donc ! C’est sous cette interjection frivole et irrespectueuse que la majorité enterra la proposition de Hugo. La politique du président ? La lettre du président ? Le président lui-même ? Allons donc ! Allons donc ! Qui diable prend donc M. Bonaparte au sérieux ? Croyez-vous, monsieur Victor Hugo, que nous vous croyons, quand vous dites que vous croyez au président ? Allons donc ! Allons donc !

Enfin, la rupture entre Bonaparte et l’Assemblée nationale fut précipitée par la discussion sur le rappel des d’Orléans et des Bourbons. A défaut du ministère, le cousin du président, le fils de l’ex-roi de Westphalie avait déposé cette proposition dont le seul but était de ravaler les prétendants légitimiste et orléaniste au même rang ou plutôt plus bas, que le prétendant bonapartiste qui lui, du moins, était, en fait, au sommet de l’État.

Napoléon Bonaparte fut assez irrévérencieux pour faire du rappel des familles royales exilées et de l’amnistie des insurgés de Juin les articles d’une seule et même proposition. L’indignation de la majorité le contraignit aussitôt à demander pardon de cet enchantement criminel du sacré et de l’infâme, des races royales et de l’engeance prolétarienne, des étoiles fixes de la société et des feux follets de ses bourbiers et à accorder à chacune des deux propositions le rang qui lui était dû. L’Assemblée nationale repoussa énergiquement le rappel de la famille royale et Berryer, le Démosthène [9] des légitimistes, ne laissa aucun doute sur le sens de ce vote. La dégradation bourgeoise des prétendants, voilà le but poursuivi ! On veut leur ravir leur auréole, la dernière majesté qui leur est restée, la majesté de l’exil ! Que penserait-on, s’écria Berryer, de celui des prétendants qui, oublieux de son illustre origine, reviendrait vivre ici en simple particulier ! On ne pouvait dire plus nettement à Louis Bonaparte que sa présence ne lui avait rien fait gagner, et que, si les royalistes coalisés avaient besoin de lui ici en France comme homme neutre sur le fauteuil présidentiel, les prétendants sérieux à la couronne devaient rester dérobés aux regards profanes par les nuées de l’exil.

Le I° novembre, Louis Bonaparte répondit à l’Assemblée législative par un message qui annonçait, en des termes assez brusques, le renvoi du ministère Barrot et la constitution d’un nouveau ministère. Le ministère Barrot-Falloux était le ministère de la coalition royaliste, le ministère d’Hautpoul fut le ministère de Bonaparte, l’organe du président, face à l’Assemblée législative, le ministère des commis.

Bonaparte n’était plus l’homme simplement neutre du 10 décembre 1848. La possession du pouvoir exécutif avait groupé autour de lui quantité d’intérêts, la lutte contre l’anarchie obligeait le parti de l’ordre lui-même à augmenter son influence et si Bonaparte n’était plus populaire, le parti de l’ordre, lui, était impopulaire. Quant aux orléanistes et aux légitimistes, ne pouvait-il pas espérer, grâce à leur rivalité et à la nécessité d’une restauration monarchique quelconque, les contraindre à la reconnaissance du prétendant neutre ?

C’est du 1er novembre 1849 que date la troisième période d’existence de la République constitutionnelle, période qui se termine le 10 mars 1850. Ce n’est pas seulement le jeu régulier des institutions constitutionnelles, tant admiré par Guizot, qui commence la dispute entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Envers les convoitises de restauration des orléanistes et des légitimistes coalisés, Bonaparte représente le titre de son pouvoir réel, la République ; à l’égard des convoitises de restauration de Bonaparte, le parti de l’ordre représente le titre de leur domination commune, la République ; à l’égard des orléanistes, les légitimistes, à l’égard des légitimistes, les orléanistes représentent le statu quo, la République. Toutes ces fractions du parti de l’ordre dont chacune a in petto son propre roi et sa propre restauration, font prévaloir alternativement, face aux convoitises d’usurpation et de soulèvement de leurs rivales, la domination commune de la bourgeoisie, la forme sous laquelle les prétentions particulières restent neutralisées et réservées - la République.

De même que Kant fait de la république, seule forme rationnelle de l’État, un postulat de la raison pratique dont la réalisation n’est jamais atteinte, mais qu’il faut constamment rechercher comme but et avoir à l’esprit, de même ces royalistes en font autant avec la royauté.

Ainsi, la République constitutionnelle, sortie des mains des républicains bourgeois en tant que formule idéologique creuse, devient dans les mains des royalistes coalisés une forme vivante et riche de contenu. Et Thiers disait plus vrai qu’il ne pensait quand il déclarait : « C’est nous, les royalistes, qui sommes les vrais soutiens de la République constitutionnelle. »

Le renversement du ministère de coalition, l’avènement du ministère des commis a une seconde signification. Son ministre des Finances s’appelait Fould. Fould, ministre des Finances, c’est l’abandon officiel de la richesse nationale française à la Bourse, c’est l’administration de la fortune publique par la Bourse et dans l’intérêt de la Bourse. Par la nomination de Fould, l’aristocratie financière annonçait sa restauration dans le Moniteur. Cette restauration complétait nécessairement les autres qui constituent autant d’anneaux de la chaîne de la République constitutionnelle.

Louis-Philippe n’avait jamais osé faire d’un véritable loup-cervier un ministre des Finances. De même que sa royauté était le nom idéal pour la domination de la haute bourgeoisie, les intérêts privilégiés devaient dans ses ministères porter des noms d’une idéologie désintéressée. La République bourgeoise poussa partout au premier plan ce que les diverses monarchies, légitimiste comme orléaniste, tenaient caché à l’arrière-plan. Elle fit descendre sur la terre ce que celles-ci avaient divinisé. Elle mit les noms propres bourgeois des intérêts de classe dominants à la place de leurs noms de saints.

Toute notre exposition a montré que la République, dès le premier jour de son existence, n’a pas renversé, mais, au contraire, constitué l’aristocratie financière. Mais les concessions qu’on lui faisait étaient un destin auquel on se soumettait sans qu’on veuille le faire naître. Avec Fould, l’initiative gouvernementale revint à l’aristocratie financière.

On se demandera comment la bourgeoisie coalisée pouvait supporter et tolérer la domination de la finance qui, sous Louis-Philippe, reposait sur l’exclusion ou la subordination des autres fractions bourgeoises ?

La réponse est simple.

D’abord, l’aristocratie financière constitue elle-même une partie d’une importance prépondérante de la coalition royaliste dont le pouvoir gouvernemental commun se nomme République. Les coryphées et les compétences des orléanistes ne sont-ils point les anciens alliés et complices de l’aristocratie financière ? N’est-elle pas elle-même la phalange dorée de l’orléanisme ? En ce qui concerne les légitimistes, déjà sous Louis-Philippe ils avaient été dans la pratique de toutes les orgies de spéculation boursières, minières et ferroviaires. Enfin, l’union de la grande propriété foncière avec la haute finance est un fait normal. A preuve l’Angleterre, à preuve l’Autriche même.

Dans un pays comme la France où la grandeur de la production nationale est démesurément inférieure à la grandeur de la dette nationale, où la rente de l’État constitue l’objet le plus important de la spéculation, et où la Bourse forme le marché principal pour le placement du capital qui veut s’investir de façon improductive, dans un pays de ce genre il faut qu’une masse innombrable de gens de toutes les classes bourgeoises ou semi-bourgeoises participent à la dette publique, au jeu de la Bourse, à la finance. Tous ces participants subalternes ne trouvent-ils pas leurs soutiens et leurs chefs naturels dans la fraction qui représente ces intérêts dans les proportions les plus formidables, qui les représente dans leur totalité ?

Le fait que la fortune publique échoit aux mains de la haute finance, par quoi est-il déterminé ? Par l’endettement toujours croissant de l’État. Et l’endettement de l’État ? Par l’excès continuel de ses dépenses sur ses recettes, disproportion qui est à la fois la cause et l’effet du système des emprunts publics.

Pour échapper à cet endettement, il faut que l’État ou bien restreigne ses dépenses, c’est-à-dire simplifie, réduise l’organisme gouvernemental, qu’il gouverne aussi peu que possible, qu’il emploie le moins de personnel possible, qu’il se mette le moins possible en relation avec la société bourgeoise. Cette voie était impossible pour le parti de l’ordre dont les moyens de répression, dont l’immixtion officielle au nom de l’État, dont la présence en tous lieux par le moyen d’organismes de l’État devaient nécessairement augmenter au fur et à mesure que sa domination et que les conditions d’existence de sa classe étaient menacées de nombreux côtés. On ne peut réduire la gendarmerie au fur et à mesure que se multiplient les attaques contre les personnes et la propriété.

Ou bien, il faut que l’État cherche à éviter les dettes et arrive à un équilibre momentané, bien que provisoire, du budget, en faisant peser sur les épaules des classes les plus riches des contributions extraordinaires. Pour soustraire la richesse nationale à l’exploitation de la Bourse, le parti de l’ordre devait-il sacrifier sa propre fortune sur l’autel de la patrie ? Pas si bête !

Donc, sans bouleversement complet de l’État français, pas de bouleversement du budget public français. Avec ce budget public, nécessité de l’endettement de l’État, et, avec l’endettement de l’État, nécessité de la domination du commerce, des dettes publiques, des créanciers de l’État, des banquiers, des marchands d’argent, des loups-cerviers. Une fraction seulement du parti de l’ordre participait directement au renversement de l’aristocratie financière : les fabricants. Nous ne parlons pas des industriels moyens, ni des petits, nous parlons des régents des intérêts de la fabrique qui avaient sous Louis-Philippe formé la large base de l’opposition dynastique. Leur intérêt est, incontestablement, la diminution des frais de production, donc, la diminution des impôts qui entrent dans la production, donc, la diminution des dettes publiques dont les intérêts entrent dans les impôts, donc, le renversement de l’aristocratie financière.

En Angleterre - et les plus grands fabricants français sont des petits bourgeois à côté de leurs rivaux anglais - nous rencontrons vraiment des fabricants, un Cobden, un Bright à la tête de la croisade contre la banque et l’aristocratie boursière. Pourquoi n’y en a-t-il pas en France ? En Angleterre, c’est l’industrie qui prédomine ; en France, c’est l’agriculture. En Angleterre, l’industrie a besoin du free trade (libre-échange), en France, elle a besoin de la protection douanière, du monopole national à côté des autres monopoles. L’industrie française ne domine pas la production française, les industriels français, par conséquent, ne dominent pas la bourgeoisie française. Pour faire triompher leurs intérêts contre les autres fractions de la bourgeoisie, ils ne peuvent pas comme les Anglais se mettre à la tête du mouvement et pousser en même temps à l’extrême leurs intérêts de classe ; il leur faut se mettre à la suite de la révolution et servir des intérêts qui sont contraires aux intérêts généraux de leur classe. En février, ils avaient méconnu leur position, Février en fit des gens avisés. Et qui est plus directement menacé par les ouvriers que l’employeur, le capitaliste industriel ? Voilà pourquoi le fabricant devint nécessairement en France le membre le plus fanatique du parti de l’ordre. La diminution de son profit par la finance, qu’est-ce que c’est en comparaison de la suppression du profit par le prolétariat ?

En France, le petit bourgeois fait ce que, normalement, devrait faire le bourgeois industriel ; l’ouvrier fait ce qui, normalement, serait la tâche du petit bourgeois ; et la tâche de l’ouvrier, qui l’accomplit ? Personne. On ne la résout pas en France, en France on la proclame. Elle n’est nulle part résolue dans les limites de la nation, la guerre de classes au sein de la société française s’élargit en une guerre mondiale où les nations se trouvent face à face. La solution ne commence qu’au moment où, par la guerre mondiale, le prolétariat est mis à la tête du peuple qui domine le marché mondial, à la tête de l’Angleterre. La révolution, trouvant là non son terme, mais son commencement d’organisation, n’est pas une révolution au souffle court. La génération actuelle ressemble aux Juifs que Moïse conduit à travers le désert. Elle n’a pas seulement un nouveau monde à conquérir, il faut qu’elle périsse pour faire place aux hommes qui seront à la hauteur du nouveau monde.

Revenons à Fould.

Le 14 novembre 1849, Fould monta à la tribune de l’Assemblée nationale et exposa son système financier : apologie de l’ancien système fiscal, maintien de l’impôt des boissons, retrait de l’impôt sur le revenu de Passy !

Et cependant Passy n’était pas un révolutionnaire, c’était un ancien ministre de Louis-Philippe. Il appartenait à ces puritains de la force de Dufaure et aux confidents les plus intimes de Teste, le bouc émissaire de la monarchie de Juillet [10]. Passy avait, lui aussi, fait l’éloge de l’ancien système fiscal, recommandé le maintien de l’impôt sur les boissons mais il avait en même temps arraché son voile au déficit public. Il avait expliqué la nécessité d’un nouvel impôt, de l’impôt sur le revenu, si l’on ne voulait pas aller à la banqueroute publique. Fould, qui recommandait celle-ci à Ledru-Rollin, plaida à la Législative en faveur du déficit de l’État. Il promit des économies dont le secret se dévoila plus tard : on vit, par exemple, des dépenses diminuer de 60 millions et la dette flottante s’accroître de 200 millions - tours d’escamotage dans le groupement des chiffres, dans l’établissement de la reddition des comptes qui aboutissaient tous finalement à de nouveaux emprunts.

Sous Fould, l’aristocratie financière, à côté des autres fractions bourgeoises qui la jalousaient, n’étala point, naturellement, autant de corruption cynique que sous Louis-Philippe. Mais, d’abord, le système restait le même, augmentation constante des dettes, dissimulation du déficit. Puis, avec le temps, l’escroquerie boursière d’autrefois se manifesta avec plus de cynisme. A preuve, la loi sur le chemin de fer d’Avignon, les fluctuations mystérieuses des valeurs d’État dont un moment parla tout Paris, enfin, les spéculations malheureuses de Fould et de Bonaparte sur les élections du 10 mars.

Avec la restauration officielle de l’aristocratie financière, le peuple français ne pouvait manquer de se trouver à la veille d’un nouveau 24 février.

Dans un accès de misanthropie contre son héritière, la Constituante avait supprimé l’impôt sur les boissons pour l’an de grâce 1850. Ce n’est pas avec la suppression d’anciens impôts qu’on pouvait payer de nouvelles dettes. Créton, un crétin du parti de l’ordre, avait proposé le maintien de l’impôt des boissons avant même la prorogation de l’Assemblée législative. Fould reprit cette proposition au nom du ministère bonapartiste et le 20 décembre 1849, jour anniversaire de la proclamation de Bonaparte, l’Assemblée nationale décida la restauration de l’impôt sur les boissons.

Le premier orateur en faveur de cette restauration n’était pas un financier, c’était le chef des jésuites, Montalembert. Sa déduction fut d’une simplicité frappante : l’impôt, c’est la mamelle où s’allaite le gouvernement. Le gouvernement, ce sont les instruments de la répression, ce sont les organes de l’autorité, c’est l’armée, c’est la police, ce sont les fonctionnaires, les juges, les ministres, ce sont les prêtres, l’attaque contre l’impôt, c’est l’attaque des anarchistes contre les sentinelles de l’ordre qui protègent la production matérielle et spirituelle de la société bourgeoise contre les incursions des Vandales prolétariens. L’impôt, c’est la cinquième divinité, à côté de la propriété, de la famille, de l’ordre et de la religion. Or, l’impôt sur les boissons est incontestablement un impôt, et, en outre, ce n’est pas un impôt ordinaire, mais un impôt traditionnel, d’esprit monarchique, respectable. Vive l’impôt sur les boissons ! Three cheers and one cheer more [11] !

Le paysan, lorsqu’il évoque le diable, lui donne les traits du porteur de contrainte. Dès le moment où Montalembert fit de l’impôt un dieu, le paysan devint impie, athée et se jeta dans les bras du diable, du socialisme. La religion de l’ordre s’était moquée de lui, les jésuites s’étaient moqués de lui, Bonaparte s’était moqué de lui. Le 20 décembre 1849 avait irrémédiablement compromis le 20 décembre 1848. Le « neveu de son oncle » n’était pas le premier de sa famille qui fût battu par l’impôt sur les boissons, par cet impôt qui, selon l’expression de Montalembert, « annonce la tourmente révolutionnaire ». Le vrai, le grand Napoléon, déclarait à Sainte-Hélène que le rétablissement de l’impôt sur les boissons avait plus contribué à sa chute que tout le reste en lui aliénant les paysans du midi de la France. Déjà sous Louis XIV, objet de la haine populaire (voir les écrits de Boisguillebert et de Vauban), aboli par la première révolution, il fut rétabli en 1808 par Napoléon sous une forme nouvelle. Quand la Restauration rentra en France, non seulement les Cosaques trottaient devant elle, mais aussi les promesses solennelles de la suppression de l’impôt sur les boissons. Naturellement, la gentilhommerie n’avait pas besoin de tenir parole à la « gent taillable à merci et miséricorde ». 1830 promit la suppression de l’impôt sur les boissons. Ce n’était pas son genre de faire ce qu’il disait et de dire ce qu’il faisait. 1848 promit la suppression de l’impôt sur les boissons comme il promit tout. Enfin, la Constituante, qui ne promit rien, fit, comme nous l’avons dit plus haut, une disposition testamentaire selon laquelle l’impôt sur les boissons devait disparaître le 1er janvier 1850. Et c’est juste dix jours avant le 1er janvier 1850 que la Législative le rétablit ; ainsi donc le peuple français lui donnait continuellement la chasse et quand il l’avait fait sortir par la porte il le voyait rentrer par la fenêtre.

La haine populaire contre l’impôt sur les boissons s’explique par le fait qu’il réunit en lui tous les côtés odieux du système fiscal français. Son mode de perception est odieux, son mode de répartition est aristocratique, car, les pourcentages d’impôt étant les mêmes pour les vins les plus ordinaires et pour les plus fins, il augmente donc en proportion géométrique dans la mesure où diminue la fortune des consommateurs, c’est un impôt progressif à rebours. Aussi provoque-t-il directement à l’empoisonnement des classes travailleuses en tant que prime aux vins falsifiés et fabriqués. Il diminue la consommation en élevant des octrois aux portes de toutes les villes de plus de 4000 habitants et en les transformant en autant de pays étrangers prélevant des droits de douane contre le vin français. Or les gros négociants en vin, mais plus encore les petits, les marchands de vins, sont autant d’adversaires déclarés de l’impôt sur les boissons. Et, enfin, en diminuant la consommation, l’impôt sur les boissons enlève à la production son débouché. En même temps qu’il met les ouvriers des villes dans l’impossibilité de payer le vin, il met les viticulteurs dans l’incapacité de le vendre. Or, la France compte une population de 12 millions de vignerons. On comprend dès lors la haine du peuple en général, on comprend notamment le fanatisme des paysans contre l’impôt sur les boissons. En outre, dans sa restauration ceux-ci ne virent pas un événement isolé, plus ou moins accidentel. Les paysans ont une sorte de tradition historique qui se transmet de père en fils, et à cette école de l’histoire on se murmurait à l’oreille que chaque gouvernement, tant qu’il veut tromper les paysans, promet la suppression de l’impôt sur les boissons et que dès qu’il les a trompés, il le maintient ou le rétablit. C’est à l’impôt sur les boissons que le paysan reconnaît le bouquet du gouvernement, sa tendance. Le rétablissement de l’impôt sur les boissons, le 20 décembre, signifiait : Louis Bonaparte est comme les autres ; mais il n’était pas comme les autres, il était une invention des paysans, et dans les pétitions qui comptaient des millions de signatures contre l’impôt sur les boissons, ils reprenaient les voix qu’ils avaient accordées un an auparavant au « neveu de son oncle. »

La population campagnarde, qui dépasse les deux tiers de la population française, est composée dans sa plus grande partie de propriétaires fonciers prétendument libres. La première génération, affranchie gratuitement par la Révolution de 1789 des charges féodales, n’avait rien payé pour la terre. Mais les générations suivantes payèrent sous la forme de prix du sol, ce que leurs aïeux demi-serfs avaient payé sous forme de rente, de dîme, de corvées, etc. Plus, d’une part, s’accroissait la population, plus, d’autre part, augmentait le partage des terres - et plus le prix de la parcelle montait, car le chiffre de la demande croissait avec son exiguïté. Mais à mesure qu’augmentait le prix que le paysan payait pour la parcelle, soit qu’il l’achetât directement, soit qu’il se la fit compter comme capital par ses cohéritiers, l’endettement du paysan, c’est-à-dire l’hypothèque augmentait dans la même proportion. Le titre de créance pris sur la terre s’appelle en effet hypothèque, nantissement sur la terre. De même que sur la propriété moyenâgeuse s’accumulent les privilèges, de même, s’accumulent sur la parcelle moderne les hypothèques. D’un autre côté, dans le régime du parcellement, la terre est pour son propriétaire un pur instrument de production. A mesure qu’on morcelle la terre, sa fertilité diminue. L’application de la machine à la terre, la division du travail, les grands travaux d’amélioration du sol comme la pose de canaux, l’assèchement, l’irrigation, etc., deviennent de plus en plus impossibles, en même temps que les faux frais de la culture s’accroissent proportionnellement à la division de l’instrument de production lui-même. Et il en est ainsi, que le propriétaire de la parcelle possède ou non du capital. Mais plus la division augmente, et plus le bien-fonds constitue avec son inventaire extrêmement misérable tout le capital du paysan parcellaire, et moins le capital s’investit dans la terre, et plus le petit paysan manque de terre, d’argent et de connaissances pour utiliser les progrès de l’agronomie, et plus la culture du sol régresse. Enfin, le produit net diminue dans la mesure où s’accroît la consommation brute et où la famille du paysan tout entière est écartée de toute autre occupation par sa propriété sans pour cela que celle-ci soit capable de la faire vivre.

C’est donc dans la mesure où s’accroît la population et avec elle le partage de la terre, que renchérit l’instrument de production, la terre et que diminue sa fertilité, c’est dans la même mesure que périclite l’agriculture et que s’endette le paysan. Et ce qui était l’effet devient à son tour la cause. Chaque génération laisse l’autre plus endettée, chaque nouvelle génération commence dans des conditions plus défavorables et plus dures ; l’hypothèque engendre l’hypothèque et quand le paysan ne peut plus offrir sa parcelle, en nantissement de nouvelles dettes, c’est-à-dire la charger de nouvelles hypothèques, il devient directement la proie de l’usure et les intérêts usuraires se font de plus en plus énormes.

Il est donc arrivé que le paysan français, sous forme d’intérêts pour les hypothèques mises sur la terre, sous forme d’intérêts pour des avances non hypothéquées des usuriers, cède au capitaliste non seulement une rente foncière, non seulement le profit industriel, en un mot non seulement tout le bénéfice net, mais même une partie du salaire, de sorte qu’il est tombé au degré du tenancier irlandais ; et tout cela sous le prétexte d’être propriétaire privé.

Ce procès fut accéléré en France par les charges fiscales toujours croissantes et par les frais de justice provenant soit directement des formalités mêmes dont la législation française entoure la propriété foncière, soit des conflits innombrables amenés par les parcelles qui partout se touchent et s’enchevêtrent, soit de la fureur processive des paysans dont la jouissance de la propriété se borne à faire prévaloir fanatiquement la propriété imaginaire, le droit de propriété.

D’après un tableau statistique, datant de 1840, le produit brut du sol en France s’élevait à 5 237 178 000 francs. Il faut en déduire 3 552 000 000 de francs pour les frais de culture, y compris la consommation des hommes qui la travaillent. Reste un produit net le 1 685 178 000 francs dont il faut retrancher 550 millions pour les intérêts hypothécaires, 100 millions pour les fonctionnaires de la justice, 350 millions pour les impôts et 107 millions pour les droits d’enregistrement, de timbre et d’hypothèques, etc. Reste la troisième partie du produit net, 538 millions ; répartis par tête de la population, cela ne fait même pas 25 francs de produit net. Naturellement, ne sont portés en compte dans ce calcul ni l’usure non hypothécaire, ni les honoraires d’avocats, etc.

On comprendra quelle fut la situation des paysans français quand la République eut ajouté encore de nouvelles charges aux anciennes. On voit que son exploitation ne se distingue que par la forme de l’exploitation du prolétariat industriel. L’exploiteur est le même : le Capital. Les capitalistes pris isolément exploitent les paysans pris isolément par les hypothèques et l’usure. La classe capitaliste exploite la classe paysanne par l’impôt d’État. Le titre de propriété est le talisman au moyen duquel le capital l’a jusqu’ici ensorcelée, le prétexte sous lequel il l’a excitée contre le prolétariat industriel. Seule, la chute du capital peut élever le paysan, seul, un gouvernement anticapitaliste, prolétarien, peut le faire sortir de sa misère économique, de sa dégradation sociale. La République constitutionnelle c’est la dictature de ses exploiteurs coalisés, la République social-démocrate, la République rouge, c’est la dictature de ses alliés. Et la balance monte ou baisse, selon les voix que le paysan jette dans l’urne électorale. C’est à lui-même de décider de son sort. Voilà ce que disaient les socialistes dans des pamphlets, des almanachs, des calendriers, des tracts de toute sorte. Ce langage lui devenait plus compréhensible grâce aux écrits contraires du parti de l’ordre qui, s’adressant à lui de son côté, par son exagération grossière, l’interprétation et la représentation brutales des intentions et des idées des socialistes, atteignait au vrai ton du paysan et excitait sa convoitise du fruit défendu. Mais le langage le plus compréhensible, c’étaient les expériences mêmes que la classe paysanne avait faites de l’exercice du droit de suffrage, et les déceptions qui, dans la précipitation révolutionnaire, coup sur coup s’abattaient sur elle. Les révolutions sont les locomotives de l’histoire.

Le bouleversement graduel se manifesta chez les paysans par différents symptômes. Il se montra déjà aux élections pour l’Assemblée législative, il se montra dans l’état de siège proclamé dans les cinq départements limitrophes de Lyon, il se montra quelques mois après le 13 juin dans l’élection d’un montagnard à la place de l’ancien président de la Chambre introuvable [12] par le département de la Gironde, il se montra le 20 décembre 1849 dans l’élection d’un député rouge à la place d’un légitimiste décédé dans le département du Gard, cette terre promise des légitimistes, théâtre des forfaits les plus effroyables contre les républicains en 1794 et 1795, centre de la terreur blanche en 1815 où libéraux et protestants furent ouvertement assassinés. C’est après le rétablissement de l’impôt sur les boissons que ce révolutionnement de la classe la plus stationnaire se manifesta de la façon la plus visible. Les mesures gouvernementales et les lois de janvier et de février 1850 sont presque exclusivement dirigées contre les départements et les paysans. C’est la preuve la plus frappante de leurs progrès.

La circulaire d’Hautpoul faisant du gendarme l’inquisiteur du préfet, du sous-préfet et avant tout du maire, qui organisait l’espionnage jusque dans les recoins de la commune rurale la plus éloignée, la loi contre les instituteurs [13] qui les soumettait, eux, les capacités, les porte-parole, les éducateurs et les interprètes de la classe paysanne, à l’arbitraire du préfet qui les pourchassait comme du gibier, eux, les prolétaires de la classe des gens instruits, d’une commune dans l’autre ; la proposition de loi contre les maires qui suspendait au-dessus de leurs têtes l’épée de Damoclès de la Révolution et qui les opposait à chaque instant, eux, les présidents des communes rurales, au président de la République et au parti de l’ordre ; l’ordonnance [14] qui transformait les 17 divisions militaires de la France en quatre pachaliks et qui octroyait aux Français la caserne et le bivouac pour salon national : la loi sur l’enseignement [15] par laquelle le parti de l’ordre proclamait que l’inconscience et l’abrutissement de la France par la force sont la condition de son existence sous le régime du suffrage universel, qu’étaient-ce que toutes ces lois et mesures ? Autant de tentatives désespérées de gagner à nouveau au parti de l’ordre les départements et les paysans des départements.

Considérés comme moyens de répression, ils étaient pitoyables et allaient à l’encontre de leur propre but. Les grandes mesures comme le maintien de l’impôt sur les boissons, l’impôt des 45 centimes, le rejet dédaigneux des pétitions des paysans demandant le remboursement des milliards, etc., toutes ces foudres législatives frappaient la classe paysanne une seule fois seulement en grand, le coup venant du centre ; les lois et mesures mentionnées firent de l’attaque et de la résistance la conversation journalière générale de chaque chaumière, inoculant la révolution dans chaque village, la localisant et en faisant la révolution paysanne.

D’autre part ces propositions de Bonaparte, leur adoption par l’Assemblée nationale, ne prouvent-elles pas l’union des deux pouvoirs de la République constitutionnelle, du moins quand il s’agit de la répression de l’anarchie, c’est-à-dire de toutes les classes qui s’insurgent contre la dictature bourgeoise ? Soulouque n’avait-il pas, immédiatement après son brusque message, assuré la Législative de son dévouement à l’ordre par le message de Carlier, qui suivit immédiatement, de cette caricature obscène, grossière de Fouché [16], comme Louis Bonaparte lui-même était la plate caricature de Napoléon ?

La loi sur l’enseignement nous montre l’alliance des jeunes catholiques et des vieux voltairiens. La domination des bourgeois unis pouvait-elle être autre chose que le despotisme coalisé de la Restauration amie des jésuites et de la monarchie de Juillet jouant à l’esprit fort. Les armes qu’une des fractions bourgeoises avait distribuées parmi le peuple contre l’autre dans leurs luttes réciproques pour la suprématie, ne fallait-il pas les reprendre au peuple depuis qu’il se dressait face à leur dictature conjuguée ? Rien, pas même le rejet des concordats à l’amiable n’a plus indigné la boutique parisienne que ce coquet étalage de jésuitisme.

Cependant, les collisions continuaient aussi bien entre les différentes fractions du parti de l’ordre qu’entre l’Assemblée nationale et Bonaparte. Il ne plut guère à l’Assemblée nationale que Bonaparte, immédiatement après son coup d’État, après la formation de son propre ministère bonapartiste, mandât devant lui les invalides de la monarchie maintenant nommés préfets, et fît de leur agitation anticonstitutionnelle en faveur de sa réélection à la présidence la condition de leur maintien dans leur fonction, que Carlier célébrât son inauguration par la suppression d’un club légitimiste, que Bonaparte fondât son propre journal, Le Napoléon, qui révélait au public, les convoitises secrètes du président, alors que ses ministres étaient obligés de les désavouer à la tribune de la Législative ; il ne lui plut guère, ce maintien insolent du ministère en dépit de plusieurs votes de défiance, guère non plus la tentative de capter la faveur des sous-officiers par une haute paie journalière de quatre sous et la faveur du prolétariat par un plagiat des Mystères, d’Eugène Sue, par une banque de prêts d’honneur [17] ; guère enfin l’impudence avec laquelle on faisait proposer par les ministres la déportation en Algérie des derniers insurgés de Juin restants pour rejeter l’impopularité en gros sur les représentants législatifs, alors que le président se réservait pour lui-même la popularité en détail au moyen de quelques actes de grâce. Thiers laissa tomber des paroles menaçantes de coups d’État et de coups de tête, et la Législative se vengea de Bonaparte en rejetant toute proposition de loi qu’il déposait pour lui-même, en soumettant à une enquête bruyante et pleine de méfiance chacune de celles qu’il faisait dans l’intérêt général pour voir si, en augmentant le pouvoir exécutif, il ne visait pas le profit de son pouvoir personnel. En un mot, elle se vengeait par la conspiration du mépris. Le parti des légitimistes, de son côté, voyait avec mécontentement les orléanistes, plus capables, s’emparer de nouveau de presque tous les postes et la centralisation croître, alors qu’il cherchait par principe son salut dans la décentralisation. Et c’était la vérité. La contre-révolution centralisait à tour de bras, c’est-à-dire qu’elle préparait le mécanisme de la révolution. Par le cours forcé des billets de banque, elle centralisait même l’or et l’argent de la France dans la Banque de Paris, créant ainsi le trésor de guerre tout prêt de la révolution.

Les orléanistes, enfin, constataient avec dépit qu’on opposait le principe de la légitimité à leur principe du bâtard et se voyaient négligés et maltraités à chaque instant en tant que mésalliance bourgeoise du noble époux.

Nous avons vu peu à peu les paysans, les petits bourgeois, les couches moyennes en général passer aux côtés du prolétariat, poussés à l’opposition ouverte contre la République officielle, traités en adversaires par celle-ci. Révolte contre la dictature bourgeoise, besoin d’une modification de la société, maintien des institutions démocratiques-républicaines comme étant ses organes moteurs, groupement autour du prolétariat en tant que force révolutionnaire décisive - telles sont les caractéristiques communes de ce qu’on a appelé le parti de la social-démocratie, le parti de la République rouge. Ce parti de l’anarchie, comme le baptisent ses adversaires, n’est pas moins que le parti de l’ordre, une coalition d’intérêts différents. De la plus petite réforme de l’ancien désordre social jusqu’à la subversion de l’ancien ordre social, du libéralisme bourgeois jusqu’au terrorisme révolutionnaire, tels sont les lointains extrêmes qui constituent le point de départ et le point terminal du parti de l’ « anarchie ».

La suppression des droits protecteurs - c’est du socialisme ! car elle s’attaque au monopole de la fraction industrielle du parti de l’ordre. La régularisation du budget de l’État, c’est du socialisme ! car elle s’attaque au monopole de la fraction financière du parti de l’ordre. L’entrée libre de la viande et des céréales étrangères, c’est du socialisme ! car elle s’attaque au monopole de la troisième fraction du parti de l’ordre, de la grande propriété foncière. Les revendications du parti libre-échangiste, c’est-à-dire du parti bourgeois anglais le plus avancé, apparaissaient en France, comme autant de revendications socialistes. Le voltairianisme, c’est du socialisme ! car il s’attaque à une quatrième fraction du parti de l’ordre, la fraction catholique. Liberté de la presse, droit d’association, instruction générale du peuple, c’est du socialisme, du socialisme ! Ils s’attaquent au monopole du parti de l’ordre dans son ensemble.

La marche de la révolution avait mûri si rapidement la situation que les amis des réformes de toutes nuances, que les exigences les plus modestes des classes moyennes étaient contraints de se grouper autour du drapeau du parti subversif le plus extrême, autour du drapeau rouge.

Aussi varié que fût d’ailleurs le socialisme des diverses grandes fractions du parti de l’anarchie, suivant les conditions économiques et tous les besoins révolutionnaires de leur classe ou de leur fraction de classe qui en découlaient, il était d’accord sur un point - proclamer qu’il est le moyen d’émancipation du prolétariat et que l’émancipation de celui-ci est son but. Tromperie voulue chez les uns, illusion chez les autres, qui proclament le monde transformé selon leurs besoins comme le meilleur des mondes pour tous, comme la réalisation de toutes les exigences révolutionnaires, et la suppression de toutes les collisions révolutionnaires.

Sous les phrases socialistes générales assez semblables du parti de l’anarchie se cache le socialisme du National, de la Presse et du Siècle qui veut, de façon plus ou moins conséquente, renverser la domination de l’aristocratie financière et délivrer l’industrie et le commerce de leurs chaînes antérieures. C’est le socialisme de l’industrie, du commerce et de l’agriculture dont les régents dans le parti de l’ordre renient ses intérêts dans la mesure où ils ne concordent plus avec leurs monopoles privés. De ce socialisme bourgeois qui, naturellement, comme chacune des variétés de socialisme, rallie une partie des ouvriers et des petits bourgeois, se distingue le socialisme petit-bourgeois proprement dit, le socialisme par excellence. Le capital pourchasse cette classe principalement en tant que créancier, elle demande des institutions de crédit ; il l’écrase par la concurrence et elle demande des associations subventionnées par l’État ; il l’accable par la concentration et elle demande des impôts progressifs, des restrictions à l’héritage, l’entreprise par l’État de grands travaux et d’autres mesures qui entravent de vive force la croissance du capital. Comme elle rêve d’une réalisation pacifique de son socialisme - sauf peut-être une seconde révolution de Février de quelques jours - le procès historique prochain lui paraît naturellement comme l’application de systèmes que les penseurs sociaux conçoivent ou ont conçu, soit en compagnie, soit en inventeurs isolés. Les petits bourgeois deviennent ainsi les éclectiques ou les adeptes des systèmes socialistes existants, du socialisme doctrinaire qui n’a été l’expression théorique du prolétariat qu’aussi longtemps que celui-ci ne s’était pas développé encore suffisamment jusqu’à devenir un mouvement historique libre indépendant.

Ainsi donc, pendant que l’utopie, le socialisme doctrinaire qui subordonne l’ensemble du mouvement à un de ses moments, qui met à la place de la production commune, sociale, l’activité cérébrale du pédant individuel et dont la fantaisie supprime la lutte révolutionnaire des classes avec ses nécessités au moyen de petits artifices ou de grosses sentimentalités, pendant que ce socialisme doctrinaire qui se borne au fond à idéaliser la société actuelle, à en reproduire une image sans aucune ombre et qui veut faire triompher son idéal contre la réalité sociale, alors que le prolétariat laisse ce socialisme à la petite bourgeoisie, alors que la lutte des différents systèmes entre eux fait ressortir chacun des prétendus systèmes comme le maintien prétentieux d’un des points de transition du bouleversement social contre l’autre point, le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui. Ce socialisme est la déclaration permanente de la révolution, la dictature de classe du prolétariat, comme point de transition nécessaire pour arriver à la suppression des différences de classes en général, à la suppression de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, à la suppression de toutes les relations sociales qui correspondent à ces rapports de production, au bouleversement de toutes les idées qui émanent de ces relations sociales.

L’espace réservé à cet exposé ne permet pas de développer davantage ce sujet.

Nous avons vu que si dans le parti de l’ordre, ce fut l’aristocratie financière qui prit nécessairement la tête, dans le parti de l’ « anarchie », ce fut le prolétariat. Alors que les diverses classes unies en une ligue révolutionnaire se groupaient autour du prolétariat, alors que les départements devenaient de moins en moins sûrs et que l’Assemblée législative elle-même s’irritait de plus en plus contre les prétentions du Soulouque français, les élections complémentaires, longtemps ajournées et retardées pour remplacer les Montagnards, proscrits du 13 juin, approchaient.

Méprisé par ses ennemis, maltraité et journellement humilié par ses prétendus amis, le gouvernement ne voyait qu’un moyen de sortir de sa situation répugnante et insupportable : l’émeute. Une émeute à Paris aurait permis de proclamer l’état de siège dans la capitale et dans les départements et d’être ainsi maître des élections. D’autre part, les amis de l’ordre, face à un gouvernement ayant remporté la victoire sur l’anarchie, étaient contraints à des concessions s’ils ne voulaient pas eux-mêmes apparaître comme des anarchistes.

Le gouvernement se mit à l’œuvre. Au commencement de février 1850, on provoqua le peuple en abattant les arbres de la liberté [18]. Ce fut en vain. Une fois que les arbres de la liberté eurent perdu leur place, ce fut le gouvernement lui-même qui perdit la tête et qui recula, effrayé devant sa propre provocation. Mais l’Assemblée nationale accueillit cette maladroite tentative d’émancipation de Bonaparte avec une méfiance glaciale. L’enlèvement des couronnes d’immortelles de la colonne de Juillet n’eut pas plus de succès [19]. Elle fournit à une partie de l’armée l’occasion de manifestations révolutionnaires et à l’Assemblée nationale le prétexte d’un vote de défiance plus ou moins déguisé contre le ministère. Ce fut vainement que la presse du gouvernement menaça de la suppression du suffrage universel, de l’invasion des cosaques. Vainement, d’Hautpoul invita-t-il en pleine Législative la gauche à descendre dans la rue en déclarant que le gouvernement était prêt à la recevoir. D’Hautpoul n’obtint rien d’autre qu’un rappel à l’ordre du président, et le parti de l’ordre laissa avec une secrète joie maligne, un député de la gauche persifler les convoitises usurpatrices de Bonaparte. Vainement, enfin, prophétisa-t-on une révolution pour le 24 février. Le gouvernement fit en sorte que le 24 février fût ignoré du peuple.

Le prolétariat ne se laissait provoquer à aucune émeute parce qu’il était sur le point de faire une révolution.

Sans se laisser arrêter par les provocations du gouvernement qui ne faisaient qu’augmenter l’irritation générale contre l’état de choses existant, le comité électoral entièrement sous l’influence des ouvriers présenta trois candidats pour Paris : Deflotte, Vidal et Carnot. Deflotte était un déporté de Juin, amnistié dans un des accès de popularité de Bonaparte, c’était un ami de Blanqui et il avait participé à l’attentat du 15 mai ; Vidal, connu comme écrivain communiste par son livre De la Répartition des richesses, ancien secrétaire de Louis Blanc à la Commission du Luxembourg ; Carnot, fils du conventionnel qui avait organisé la victoire, le moins compromis des membres du parti du National, ministre de l’Enseignement dans le Gouvernement provisoire et dans la Commission exécutive et dont le projet de loi démocratique sur l’enseignement populaire était une protestation vivante contre la loi sur l’enseignement due aux jésuites. Ces trois candidats représentaient les trois classes alliées : en tête l’insurgé de Juin, le représentant du prolétariat révolutionnaire ; à côté de lui le socialiste doctrinaire, le représentant de la petite bourgeoisie socialiste ; le troisième, enfin, le représentant du parti républicain bourgeois dont les formules démocratiques, face au parti de l’ordre, acquéraient un sens socialiste et avaient perdu depuis longtemps leur sens propre. C’était comme en Février, une coalition générale contre la bourgeoisie et le gouvernement. Mais, cette fois, le prolétariat était à la tête de la ligue révolutionnaire.

En dépit de tous les efforts, les candidats socialistes triomphèrent. L’armée elle-même vota pour l’insurgé de Juin contre son propre ministre de la Guerre, Lahitte. Le parti de l’ordre fut comme frappé de la foudre. Les élections départementales ne le consolèrent pas, leur résultat fut une majorité de montagnards.

L’élection du 10 mars 1850 [20]. C’était la rétractation de juin 1848 : les massacreurs et les déporteurs des insurgés de Juin rentrèrent à l’Assemblée nationale, mais l’échine basse, à la suite des déportés et leurs principes au bout des lèvres. C’était la rétractation du 13 juin 1849 : la Montagne proscrite par l’Assemblée nationale rentrait à l’Assemblée nationale, mais comme la trompette avancée de la révolution et non plus comme son chef. C’était la rétractation du 10 décembre : Napoléon avait essuyé un échec avec soin ministre Lahitte. L’histoire parlementaire de la France ne connaît qu’un cas analogue ; l’échec de Haussy, ministre de Charles X en 1830. L’élection du 10 mars 1850 était enfin la cassation de celle du 13 mai qui avait donné la majorité au parti de l’ordre. L’élection du 10 mars protestait contre la majorité du 13 mai. Le 10 mars était une révolution. Derrière les bulletins de vote il y a les pavés.

« Le vote du 10 mars, c’est la guerre », s’écria Ségur d’Aguesseau, un des membres les plus avancés du parti de l’ordre.

Avec le 10 mars 1850 la République constitutionnelle entre dans une nouvelle phase, dans la phase de sa dissolution. Les différentes fractions de la majorité sont de nouveau unies entre elles et à Bonaparte. Elles sont de nouveau les chevaliers de l’ordre et il est de nouveau leur homme neutre. Lorsqu’elles se rappellent qu’elles sont royalistes, c’est uniquement parce qu’elles désespèrent de la possibilité de la République bourgeoise, lorsqu’il se souvient qu’il est président, c’est uniquement parce qu’il désespère de le rester.

A l’élection de Deflotte, l’insurgé de Juin, Bonaparte riposte sur l’indication du parti de l’ordre par la nomination de Baroche comme ministre de l’Intérieur, de Baroche l’accusateur de Blanqui et de Barbès, de Ledru-Rollin et de Guinard. A l’élection de Carnot, la Législative riposte par le vote de la loi sur l’enseignement, à l’élection de Vidal par l’étouffement de la presse socialiste. Par les coups de trompette de sa presse, le parti de l’ordre cherche à dissiper sa propre peur. « Le glaive est sacré », s’écrie un de ses organes. « Il faut que les défenseurs de l’ordre prennent l’offensive contre le parti rouge », dit un autre. « Entre le socialisme et la société, c’est un duel à mort, une guerre impitoyable, sans répit ; dans ce duel désespéré, il faut que l’un ou l’autre disparaisse, si la société n’anéantit pas le socialisme, c’est le socialisme qui anéantira la société », chante un troisième coq de l’ordre. Élevez les barricades de l’ordre, les barricades de la religion, les barricades de la famille ! Il faut en finir avec les 127 000 électeurs de Paris ! Une nuit de Saint-Barthélemy [21] des socialistes ! Et le parti de l’ordre croit un instant à la certitude de sa propre victoire. C’est contre les « boutiquiers de Paris » que ses organes se démènent de la façon la plus fanatique. L’insurgé de Juin, représentant élu par les boutiquiers de Paris ! Cela veut dire qu’un second juin 1848 est impossible, cela veut dire qu’un second 13 juin 1849 est impossible, cela veut dire que l’influence morale du capital est brisée, cela veut dire que l’Assemblée bourgeoise ne représente plus que la bourgeoisie, cela veut dire que la grande propriété est perdue, puisque son vassal, la petite propriété, cherche son salut dans le camp des non-possédants.

Le parti de l’ordre revient naturellement à son inévitable lieu commun. « Davantage de répression », s’écrie-t-il, « répression décuplée ! », mais sa force de répression est dix fois plus faible tandis que la résistance a centuplé. L’instrument principal de la répression même, l’armée, ne faut-il pas la réprimer ? Et le parti de l’ordre prononce son dernier mot : « Il faut rompre le cercle de fer d’une légalité étouffante. La République constitutionnelle est impossible. Il nous faut lutter avec nos vraies armes, depuis février 1848, nous avons combattu la Révolution avec ses armes et sur son terrain nous avons accepté ses institutions, la Constitution est une forteresse qui ne protège que les assaillants, non les assiégés ! En nous dissimulant dans le ventre du cheval de Troie, dans Ilion la sainte, nous n’avons pas, imitant nos ancêtres, les Grecs, conquis la ville ennemie, nous nous sommes faits, au contraire, nous-mêmes prisonniers. »

Mais le fondement de la Constitution est le suffrage universel. La suppression du suffrage universel, ce sera le dernier mot du parti de l’ordre de la dictature bourgeoise.

Le suffrage universel leur donna raison le 24 mai 1848, le 20 décembre 1848, le 13 mai 1849, le 8 juillet 1849. Le suffrage universel s’est fait tort à lui-même le 10 mars 1850. La domination bourgeoise en tant qu’émanation et résultat du suffrage universel, en tant qu’expression de la volonté du peuple souverain, voilà le sens de la Constitution bourgeoise. Mais à partir du moment où le contenu de ce droit de suffrage, de cette volonté souveraine n’est plus la domination bourgeoise, la Constitution a-t-elle encore un sens ? N’est-ce pas le devoir de la bourgeoisie de réglementer le droit de vote de telle façon qu’il veuille le raisonnable, sa domination ? Le suffrage universel en supprimant constamment à nouveau le pouvoir public existant et en le faisant émaner à nouveau de son sein, ne supprime-t-il pas toute stabilité, ne met-il pas à chaque instant en question tous les pouvoirs établis, n’anéantit-il pas l’autorité, ne menace-t-il pas de faire de l’anarchie même l’autorité ? Après le 10 mars 1850, qui pouvait encore en douter ?

En rejetant le suffrage universel dont elle s’était jusqu’alors drapée, et dans lequel elle puisait sa toute-puissance, la bourgeoisie avoue sans détours : « Notre victoire s’est maintenue jusqu’ici par la volonté du peuple, il faut l’affermir maintenant contre la volonté du peuple. » Et, d’une façon conséquente, elle cherche ses appuis non plus en France, mais au dehors, à l’étranger, dans l’invasion.

Avec l’invasion, elle soulève, second Coblence ayant établi son siège en France même, toutes les passions nationales contre elle. Avec son attaque contre le suffrage universel, elle fournit à la nouvelle révolution un prétexte général, et la révolution a besoin d’un prétexte de ce genre. Tout prétexte particulier séparerait les fractions de la ligue révolutionnaire et ferait ressortir leurs différences. Le prétexte général étourdit les classes semi-révolutionnaires, il leur permet de s’illusionner elles-mêmes sur le caractère déterminé de la révolution à venir, sur les conséquences de leur propre action. Toute révolution a besoin d’une question de banquets. Le suffrage universel, c’est la question de banquets de la nouvelle révolution.

Mais les fractions bourgeoises coalisées sont déjà condamnées en se réfugiant, de la seule forme possible de leur pouvoir commun, la forme la plus puissante et la plus achevée de leur domination de classe, la République constitutionnelle, vers la forme inférieure incomplète et plus faible de la monarchie. Elles ressemblent à ce vieillard qui, pour reconquérir ses forces juvéniles, reprenait ses beaux habits d’enfant et cherchait, avec bien du mal, à en recouvrir ses membres flétris. Leur République n’avait qu’un mérite, celui d’être la serre chaude de la révolution.

Le 10 mars 1850 porte la suscription : « Après moi le déluge . »

Notes

Les passages en bleu sont en français dans le texte.

[1] Jour de la proclamation de Bonaparte président de la République.

[2] Il s’agit, en réalité, de l’article 54.

[3] La Démocratie pacifique, organe des fouriéristes, publié par Considérant.

[4] Haynau : Général autrichien célèbre par sa répression sanglante de la révolution en Italie (1848) et en Hongrie (1849). Au cours d’un voyage à travers l’Angleterre, les ouvriers d’une entreprise de Londres s’emparèrent de lui et le rouèrent de coups.

[5] Ems était le lieu de séjour du prétendant au trône de France de la dynastie des Bourbons, le comte de Chambord (que ses partisans appelèrent Henri V). Son rival de la dynastie d’Orléans (Louis-Philippe), qui s’enfuit après la révolution de Février en Angleterre, vivait à Claremont, dans le voisinage de Londres. Ems et Claremont étaient donc les centres d’intrigues monarchistes.

[6] Combien différente de ce qu’elle était !

[7] Ou César, ou Clichy (Clichy était la prison pour dettes).

[8] De son propre mouvement.

[9] Démosthène (383-322 avant notre ère) : Brillant orateur populaire et homme politique d’Athènes, représentant du camp démocratique modéré.

[10] Le 8 juin 1849 commença devant la Cour des pairs de Paris le procès contre Parmentier et le général Cubières pour corruption de fonctionnaires dans le but d’obtenir une concession de mines de sel, ainsi que contre le ministre d’alors des Travaux publics, Teste, pour concussion. Ce dernier essaya pendant le procès de se suicider. Tous furent condamnés à de lourdes amendes, Teste, en outre, à trois ans de prison. (Note de F. Engels.)

[11] Trois bravos et un bravo encore.

[12] C’est ainsi qu’on appelle dans l’histoire la Chambre des députés fanatiquement ultra-royaliste, réactionnaire, élue en 1815, immédiatement après la seconde chute de Napoléon.

[13] Entrée en vigueur le 13 décembre 1849. Sur la base de cette loi, les instituteurs pouvaient être révoqués arbitrairement par les préfets et soumis à des peines disciplinaires.

[14] Le 15 février, une ordonnance était publiée concernant l’organisation du commandement militaire. Les districts étaient divisés en gouvernements généraux que Marx a comparés aux pachaliks turcs, parce qu’ils se distinguaient par la domination absolue des autorités militaires.

[15] La loi sur l’enseignement, bien connue sous le nom de « loi Falloux », adoptée par l’Assemblée nationale le 15 mars 1850, livrait entièrement l’instruction populaire au clergé.

[16] Fouché Joseph (1759-1820) : Homme politique de la grande Révolution française et de l’Empire. Ancien jacobin, participa au coup d’État contre-révolutionnaire du 9 thermidor et à celui du 18 brumaire. Ministre de la Police (avec de petites interruptions) depuis 1799 jusqu’en 1815, il servit la République. Napoléon, les Bourbons, de nouveau Napoléon et pour la deuxième fois Louis XVIII. Indispensable à tous, prêt à trahir chacun, Fouché fut un des intrigants et arrivistes les plus doués que connaisse l’histoire.

[17] La banque des pauvres, proposée par Eugène Sue dans ses Mystères de Paris, a été caractérisée par Marx et Engels dans la Sainte Famille : « A la prendre raisonnablement, l’idée de cette banque des pauvres se ramène à ceci : tant que l’ouvrier a de l’occupation, on lui retient sur son salaire la somme dont il aura besoin pour vivre durant les jours de chômage. Que je lui avance, au moment du chômage, une certaine somme d’argent avec charge pour lui de me la rembourser durant la période de travail, ou que, durant la période de travail, il me remette une certaine somme d’argent avec charge pour moi de la lui restituer aux moments de chômage, cela revient au même. Il me rend toujours, pendant qu’il travaille, ce que je lui donne pendant qu’il chôme. »

[18] Le 5 février 1850, le préfet de police Carlier, bonapartiste, ordonna d’arracher tous les « arbres de la liberté ». La coutume de planter des « arbres de la liberté » remonte à l’époque de la Révolution française, et on la fit renaître pendant la révolution de juillet 1830 et la révolution de février 1848.

[19] Le 24 février, anniversaire de la Révolution, le peuple avait orné le piédestal et les grilles de la colonne de Juillet et les tombeaux des morts pour la liberté avec des fleurs et des couronnes. Dans la nuit, la police enleva cette décoration, ce qui provoqua dans le peuple une tempête d’indignation.

[20] Le 10 mars 1850 eurent lieu des élections complémentaires à l’Assemblée législative. De nouveaux députés furent élus en remplacement de ceux qui avaient été jetés en prison ou bannis après l’intervention de la Montagne, le 13 juin 1849.

[21] La nuit de la Saint-Barthélemy (du 23 ou 24 août 1572) est un des épisodes les plus sanglants des guerres de religion en France. Sur l’ordre du roi, les huguenots furent massacrés par les catholiques.

L’abolition du suffrage universel en 1850

Les mêmes symptômes se montrèrent en France à partir de 1849 et, en particulier, depuis le début de 1850. Les industries parisiennes sont en pleine activité, et les fabriques de cotonnades de Rouen et de Mulhouse marchent aussi assez bien, quoique les prix élevés de la matière première eussent, comme en Angleterre, fait l’effet de frein. Le développement de la prospérité en France fut, en outre, particulièrement favorisé par la large réforme des tarifs douaniers en Espagne et par l’abaissement au Mexique des droits de douane sur différents articles de luxe ; vers ces deux marchés, l’exportation des marchandises françaises a considérablement augmenté. La multiplication des capitaux entraîna en France une série de spéculations dont le prétexte fut l’exploitation sur une grande échelle des mines d’or de la Californie. Une foule de sociétés surgirent dont le bas montant des actions et les prospectus teintés de socialisme faisaient directement appel à la bourse des petits bourgeois et des ouvriers et qui aboutissent toutes à cette escroquerie pure, qui est bien particulière aux Français et aux Chinois. Une des sociétés même est protégée directement par le gouvernement. Les droits de douane à l’importation s’élevèrent en France dans les neuf premiers mois de 1848 à 63 millions de francs, en 1849 à 95 millions, et en 1850 à 93 millions. Au mois de septembre 1850, ils continuèrent d’ailleurs à s’élever de plus d’un million par rapport au même mois de 1849. L’exportation a également augmenté en 1849 et plus encore en 1850.

La preuve la plus frappante de la prospérité retrouvée est le rétablissement des paiements en espèces de la Banque par la loi du 6 septembre 1850. Le 15 mars 1848, la Banque avait été autorisée à suspendre ses paiements en espèces. La circulation en billets, y compris celle des banques de province, s’élevait alors à 373 millions de francs (14 920 000 livres sterling). Le 2 novembre 1849, cette circulation atteignait 482 millions de francs ou 19 280 000 livres sterling, en augmentation de 4 360 000 livres sterling ; et le 2 septembre 1850, 496 millions de francs ou 19 840 000 livres sterling, en augmentation d’environ 5 millions de livres sterling. Il ne s’ensuivit aucune dépréciation des billets ; au contraire, la circulation accrue des billets s’accompagna d’une accumulation sans cesse grandissante d’or et d’argent dans les caves de la Banque, si bien que dans l’été de 1850 la réserve métallique s’élevait à environ 14 millions de livres sterling, somme inouïe pour la France. Le fait que la Banque fut ainsi mise en position d’élever sa circulation, et partant son capital actif, de 123 millions de francs, soit 5 millions de livres sterling, prouve d’une façon frappante combien nous avions raison d’affirmer dans un fascicule antérieur que l’aristocratie financière non seulement ne fut pas renversée par la révolution, mais qu’elle en fut même renforcée. Ce résultat est encore rendu plus évident par l’aperçu général suivant de la législation française bancaire de ces dernières années. Le 10 juin 1847, la Banque fut autorisée à émettre des billets de banque de 200 francs, le plus petit billet de banque était jusqu’alors de 500 francs. Un décret du 15 mars 1848 déclara monnaie légale les billets de la Banque de France tout en dispensant celle-ci de l’obligation de les rembourser en espèces. Son émission de billets fut limitée à 350 millions de francs, en même temps elle fut autorisée à émettre des billets de 100 francs. Un décret du 27 avril ordonna la fusion des banques départementales avec la Banque de France ; un autre décret du 2 mai 1848 éleva son émission de billets à 442 millions de francs. Un décret du 22 décembre 1849 éleva le maximum de l’émission de billets à 525 millions de francs. Enfin, la loi du 6 septembre 1850 rétablit l’échange des billets contre espèces. Ces faits, l’accroissement continuel de la circulation, la concentration de tout le crédit français dans les mains de la Banque, et l’accumulation de tout l’or et de tout l’argent français dans ses caves, amenèrent M. Proudhon à la conclusion que la Banque devait maintenant dépouiller sa vieille peau de serpent et se métamorphoser en une banque du peuple proudhonienne. Il n’avait même pas besoin de connaître l’histoire de la restriction bancaire anglaise de 1797 à 1819, il n’avait qu’à regarder au delà de la Manche pour voir que ce fait, qui pour lui est inouï dans l’histoire de la société bourgeoise, n’était qu’un événement bourgeois tout à fait normal, mais qui se produisait maintenant pour la première fois en France. On voit que les prétendus théoriciens révolutionnaires qui après le Gouvernement provisoire donnaient le ton à Paris, étaient aussi ignorants de la nature et des résultats des mesures prises que ces messieurs du Gouvernement provisoire lui-même. Malgré la prospérité industrielle et commerciale dont la France jouit momentanément, la masse de la population, les 25 millions de paysans, souffrent d’une grande dépression. Les bonnes récoltes des dernières années ont eu sur les prix des céréales en France une influence plus déprimante qu’en Angleterre et la position des paysans endettés, sucés jusqu’à la moelle par l’usure, écrasés d’impôts, ne peut être rien moins que brillante. L’histoire des trois dernières années a d’ailleurs suffisamment démontré que cette classe de la population est absolument incapable d’initiative révolutionnaire.

De même que la période de crise survient sur le continent plus tard qu’en Angleterre, il en est de même de la période de prospérité. C’est en Angleterre que toujours se produit le procès initial ; elle est le démiurge du Cosmos bourgeois. Sur le continent, les différentes phases du cycle que la société bourgeoise parcourt toujours à nouveau, entrent dans leur forme secondaire et tertiaire. Premièrement, le continent a exporté démesurément plus en Angleterre que dans tout autre pays. Mais cette exportation en Angleterre dépend à son tour de l’état de l’Angleterre, en particulier par rapport au marché d’outre-mer. Puis, l’Angleterre exporte incomparablement plus dans les pays transatlantiques que l’ensemble du continent, de sorte que les quantités exportées par le continent dans ces pays dépendent toujours de l’exportation d’outre-mer de l’Angleterre. Si, par conséquent, les crises engendrent des révolutions d’abord sur le continent, la raison de celles-ci se trouve cependant toujours en Angleterre. Naturellement, c’est aux extrémités de l’organisme bourgeois que doivent se produire des explosions violentes, avant d’en arriver au cœur, car la possibilité d’un équilibre est plus grande ici que là. D’autre part, la proportion dans laquelle les révolutions continentales se répercutent en Angleterre est, en même temps le thermomètre qui montre dans quelle mesure ces révolutions mettent réellement en question les conditions d’existence bourgeoises, ou jusqu’à quel point elles n’atteignent que leurs formations politiques.

Étant donné cette prospérité générale dans laquelle les forces productives de la société bourgeoise se développent aussi abondamment que le permettent les conditions bourgeoises, on ne saurait parler de véritable révolution. Une telle révolution n’est possible que dans les périodes ou ces deux facteurs, les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises entrent en conflit les unes avec les autres. Les différentes querelles auxquelles s’adonnent aujourd’hui les représentants des diverses fractions du parti de l’ordre continental et où elles se compromettent réciproquement, bien loin de fournir l’occasion de nouvelles révolutions, ne sont, au contraire, possibles que parce que la base des rapports est momentanément si sûre, et, ce que la réaction ne sait pas, si bourgeoise.

Toutes les tentatives de réaction pour arrêter le développement bourgeois s’y briseront aussi fortement que toute l’indignation morale et toutes les proclamations enthousiastes des démocrates. Une nouvelle révolution ne sera possible qu’à la suite d’une nouvelle crise, mais l’une est aussi certaine que l’autre.

Passons maintenant à la France.

La victoire que le peuple, dans son union avec les petits bourgeois avait remportée aux élections du 10 mars, fut annulée par lui-même en provoquant la nouvelle élection du 28 avril. Vidal fut élu non seulement à Paris, mais aussi dans le Bas-Rhin. Le comité parisien où étaient fortement représentées la Montagne et la petite bourgeoisie le décida à choisir le Bas-Rhin. La victoire du 10 mars cessait ainsi d’être décisive ; on ajournait encore une fois l’échéance de la décision, on relâchait le ressort populaire, on habituait le peuple aux triomphes légaux en place de triomphes révolutionnaires. Enfin, le sens révolutionnaire du 10 mars, la réhabilitation de l’insurrection de Juin, fut complètement détruit par la candidature d’Eugène Sue, le social-fantaisiste, le petit bourgeois sentimental que le prolétariat ne pouvait accepter tout au plus que comme une plaisanterie destinée à faire plaisir aux grisettes. Face à cette candidature bien intentionnée, le parti de l’ordre, enhardi par la politique hésitante de ses adversaires, présenta un candidat qui devait représenter la victoire de Juin. Ce candidat comique fut le père de famille à la spartiate Leclerc auquel, cependant, la presse enleva pièce par pièce, son armure héroïque et qui, aux élections, subit, ma foi, une brillante défaite. La nouvelle victoire électorale du 28 avril rendit présomptueuse la Montagne et la petite bourgeoisie. Celle-ci jubilait déjà à la pensée de pouvoir arriver au terme de ses désirs par une voie purement légale et sans pousser à nouveau le prolétariat au premier plan par une nouvelle révolution ; elle comptait fermement, aux nouvelles élections de 1852, mettre par le suffrage universel, M. Ledru-Rollin sur le siège présidentiel et dans l’Assemblée une majorité de Montagnards. Le parti de l’ordre, parfaitement assuré, du fait des nouvelles élections, de la candidature de Sue, et de l’état d’esprit de la Montagne et de la petite bourgeoisie que celles-ci étaient résolues, dans toutes les circonstances, à rester tranquilles, répondit aux deux victoires électorales par la loi électorale qui abolissait le suffrage universel. Le gouvernement se garda bien de prendre ce projet de loi sous sa propre responsabilité. Il fit à la majorité une concession apparente en remettant son élaboration aux grands dignitaires de cette majorité, aux dix-sept burgraves. Ce ne fut donc pas le gouvernement qui proposa à l’Assemblée, mais la majorité de l’Assemblée qui se proposa à elle-même l’abolition du suffrage universel.

Le 8 mai, le projet fut porté à la Chambre. Toute la presse social-démocrate se leva comme un seul homme pour prêcher au peuple un maintien digne, un calme majestueux , la passivité et la confiance en ses représentants. Chaque article de ses journaux était l’aveu qu’une révolution ne pouvait qu’anéantir avant tout la prétendue presse révolutionnaire et qu’il s’agissait donc maintenant de sa propre conservation. La presse pseudo-révolutionnaire dévoilait tout son secret. Elle signait son propre arrêt de mort.

Le 21 mai, la Montagne mit en discussion la question préliminaire et proposa le rejet de tout le projet comme violant la Constitution. Le parti de l’ordre répondit que l’on violerait la Constitution si cela était nécessaire, mais que, cependant, on n’en avait pas besoin maintenant, parce que la Constitution était susceptible de toute sorte d’interprétations et que la majorité était seule compétente pour décider de l’interprétation juste. Aux attaques déchaînées, sauvages, de Thiers et de Montalembert, la Montagne opposa un humanisme plein de décence et de bon ton. Elle invoqua le terrain juridique ; le parti de l’ordre la ramena sur le terrain où le droit pousse, à la propriété bourgeoise. La Montagne demanda en gémissant, si l’on voulait vraiment conjurer les révolutions à toute force ? Le parti de l’ordre répondit qu’on les attendait.

Le 22 mai, la question préliminaire fut tranchée par 462 voix contre 227. Les mêmes hommes qui avaient démontré avec une profondeur si solennelle que l’Assemblée nationale et chaque député pris isolément se destituaient en destituant le peuple leur mandant, restèrent sur leurs sièges et essayèrent soudain de faire agir le pays à leur place, et cela au moyen de pétitions ; ils siégeaient encore, impassibles, quand, le 31 mai, la loi passa brillamment. Ils essayèrent de se venger par une protestation dans laquelle ils dressaient procès-verbal de leur innocence dans la violation de la Constitution, protestation qu’ils ne déposèrent même pas ouvertement mais qu’ils glissèrent par derrière dans la poche du président.

Une armée de 150 000 hommes à Paris, le long ajournement de la décision, le musellement de la presse, la pusillanimité de la Montagne et des représentants nouvellement élus, le calme majestueux des petits bourgeois, mais surtout la prospérité commerciale et industrielle empêchèrent toute tentative révolutionnaire du côté du prolétariat.

Le suffrage universel avait accompli sa mission. La majorité du peuple avait passé par l’école du développement, que seul le suffrage universel pouvait donner dans une époque révolutionnaire. Il fallait qu’il fût aboli par une révolution ou par la réaction.

La Montagne déploya un luxe encore plus grand d’énergie dans une occasion qui survint peu de temps après. Du haut de la tribune, le ministre de la Guerre, d’Hautpoul, avait appelé la révolution de Février une catastrophe néfaste. Les orateurs de la Montagne qui, comme toujours, se distinguaient par un vacarme plein de vertueuse indignation, se virent refuser la parole par le président Dupin. Girardin proposa à la Montagne de sortir immédiatement en masse. Résultat : la Montagne resta assise, mais, Girardin fut chassé de son sein comme indigne.

La loi électorale avait encore besoin d’un complément, d’une nouvelle loi sur la presse. Celle-ci ne se fit pas longtemps attendre. Un projet du gouvernement, notablement aggravé par des amendements du parti de l’ordre, éleva les cautionnements, imposa une estampille supplémentaire aux romans-feuilletons (réponse à l’élection d’Eugène Sue), frappa d’un impôt tous les ouvrages paraissant en livraisons hebdomadaires ou mensuelles jusqu’à concurrence d’un certain nombre de feuilles d’imprimerie, et ordonna finalement que chaque article de journal devait être muni de la signature de son auteur. Les prescriptions sur le cautionnement tuèrent la prétendue presse révolutionnaire. Le peuple considéra sa disparition comme une satisfaction donnée à l’abolition du suffrage universel. Cependant, ni la tendance, ni la répercussion de la nouvelle loi ne s’étendirent qu’à cette partie de la presse. Tant que la presse journalistique était anonyme, elle apparaissait comme l’organe de l’opinion publique innombrable, anonyme ; elle était la troisième puissance dans l’État. La signature de chaque article fit d’un journal une simple collection de contributions littéraires émanant d’individus plus ou moins connus. Chaque article fut ravalé au rang d’annonce. Jusqu’alors, les journaux avaient circulé comme papier-monnaie de l’opinion publique, maintenant, ils se réduisaient à des traites de plus ou moins bon aloi dont la valeur et la circulation dépendaient du crédit non seulement du tireur, mais aussi de l’endosseur. La presse du parti de l’ordre avait, comme elle l’avait fait pour l’abolition du suffrage universel, provoqué également aux mesures les plus extrêmes contre la mauvaise presse. Cependant, la bonne presse elle-même, avec son anonymat inquiétant, était incommode pour le parti de l’ordre et encore davantage pour ses différents représentants de province. A sa place, le parti ne voulait plus que l’écrivain stipendié dont il connût le nom, le domicile et le signalement. C’est en vain que la bonne presse se lamenta sur l’ingratitude dont on récompensait ses services. La loi passa et c’est la prescription de la signature obligatoire qui la frappa avant tout. Les noms des journalistes républicains étaient assez connus, mais les firmes respectables du Journal des débats, de l’Assemblée nationale, du Constitutionnel, etc., firent une figure pitoyable avec leur sagesse politique hautement accréditée lorsque la mystérieuse compagnie se désagrégea tout à coup en journalistes vénaux à tant la ligne (penny-a-liners) qui, dans leur longue pratique, avaient défendu contre espèces toutes les causes imaginables comme Granier de Cassagnac, en vieilles lavettes qui se qualifiaient eux-mêmes d’hommes d’État comme Capefigue, ou en casse-noisettes jouant aux coquets comme M. Lemoinne, des Débats.

Dans les discussions de la loi sur la presse, la Montagne était déjà tombée à un tel degré de démoralisation qu’elle dut se borner à applaudir les tirades brillantes d’une ancienne notabilité du temps de Louis-Philippe, M. Victor Hugo.

Avec la loi électorale et la loi sur la presse, le parti révolutionnaire et démocrate disparaît de la scène officielle. Avant de regagner prestement leurs foyers, peu de temps après la clôture de la session, les deux fractions de la Montagne, les démocrates-socialistes et les socialistes-démocrates, lancèrent deux manifestes, deux testimonia paupertatis [1] dans lesquels ils prouvaient que s’ils n’avaient jamais trouvé de leur côté le pouvoir et le succès, ils s’étaient trouvés du moins toujours du côté du droit éternel et de toutes les autres vérités éternelles.

Considérons maintenant le parti de l’ordre. La Neue Rheinische Zeitung disait, dans le fascicule 3, page 16 :

Envers les convoitises de restauration des orléanistes et des légitimistes coalisés, Bonaparte représente le titre de son pouvoir réel : la République. A l’égard des convoitises de restauration de Bonaparte, le parti de l’ordre représente le titre de leur domination commune : la République. A l’égard des orléanistes, les légitimistes, - à l’égard des légitimistes, les orléanistes représentent le statu quo : la République. Toutes ces fractions du parti de l’ordre dont chacune a in petto son propre roi et sa propre restauration, font prévaloir alternativement, face aux convoitises d’usurpation et de soulèvement de leurs rivales, la domination commune de la bourgeoisie, la forme sous laquelle les prétentions restent neutralisées et réservées : la République... Et Thiers disait plus vrai qu’il pensait quand il déclarait : « C’est nous les royalistes qui sommes les vrais soutiens de la République constitutionnelle. »

Cette comédie des républicains malgré eux, la répugnance contre le statu quo et son raffermissement constant, les frictions incessantes entre Bonaparte et l’Assemblée nationale, la menace toujours renouvelée du parti de l’ordre de se scinder en ses diverses parties constitutives et le rassemblement sans cesse répété de ses fractions, la tentative de chaque fraction de transformer chaque victoire contre l’ennemi commun en une défaite momentanée des alliés, la jalousie, la rancune, l’éreintement mutuel, le brandissement continuel des épées qui se termine toujours par un nouveau baiser Larmourette [2], toute cette fâcheuse comédie des quiproquos ne se poursuivit jamais d’une façon plus classique que pendant ces six derniers mois.

Le parti de l’ordre considérait du même coup la loi électorale comme une victoire contre Bonaparte. Le gouvernement n’avait-il pas abdiqué en laissant à la commission des dix-sept la rédaction et la responsabilité de sa propre position ? Et la force principale de Bonaparte envers l’Assemblée n’était-elle pas basée sur le fait qu’il était l’élu de six millions ? Bonaparte, de son côté, traitait la loi électorale comme une concession à l’Assemblée par laquelle il avait acheté l’harmonie entre la puissance législative et l’Exécutif. Pour salaire, le vulgaire aventurier demanda une augmentation de sa liste civile de 3 millions. L’Assemblée nationale avait-elle le droit d’être en conflit avec l’Exécutif dans un moment où elle avait mis au ban la majorité des Français ? Elle eut un sursaut de colère, elle parut vouloir pousser les choses à l’extrême, sa commission rejeta la proposition, la presse bonapartiste menaça et rappela le peuple déshérité, dépouillé de son droit de vote, quantité de tentatives de transactions bruyantes se produisirent, et finalement l’Assemblée céda sur le fond, mais en se vengeant en même temps sur le principe. Au lieu d’une augmentation annuelle de principe de la liste civile de 3 millions, elle lui accorda un secours de 2 160 000 francs. Non contente de cela, elle ne fit elle-même cette concession qu’après que l’eût soutenue Changarnier, le général du parti de l’ordre et le protecteur imposé à Bonaparte. A vrai dire, elle n’accordait donc pas les deux millions à Bonaparte, mais à Changarnier.

Ce présent jeté de mauvaise grâce fut accueilli tout à fait dans l’esprit du donateur par Bonaparte. La presse bonapartiste éclata de nouveau contre l’Assemblée nationale. Quand, au cours des débats de la loi sur la presse, on fit l’amendement concernant la signature des articles qui était dirigé spécialement contre les feuilles subalternes représentant les intérêts privés de Bonaparte, le principal journal bonapartiste, Le Pouvoir, fit une attaque ouverte et violente contre l’Assemblée nationale. Les ministres durent désavouer la feuille devant l’Assemblée, le gérant du Pouvoir fut cité à la barre de l’Assemblée nationale et condamné à la plus forte amende, à cinq mille francs. Le jour suivant, Le pouvoir publiait un article plus insolent encore contre l’Assemblée et, en guise de revanche du gouvernement, le parquet poursuivit aussitôt plusieurs journaux légitimistes pour violation de la Constitution.

Enfin, on en vint à la question de l’ajournement de la Chambre. Bonaparte le désirait pour pouvoir opérer sans être gêné par l’Assemblée. Le parti de l’ordre le désirait, en partie pour que ses fractions pussent mener leurs intrigues, en partie pour que les différents députés pussent poursuivre leurs intérêts privés. Tous deux en avaient besoin pour fortifier dans les provinces les victoires de la réaction et les pousser plus loin. Aussi, l’Assemblée s’ajourna-t-elle du 11 août au 11 novembre. Mais comme Bonaparte ne cacha nullement qu’il s’agissait pour lui seulement de se débarrasser du contrôle importun de l’Assemblée nationale, celle-ci apposa sur le vote de confiance même le cachet de la méfiance contre le président. De la Commission permanente de vingt-huit membres qui restaient pendant les vacances comme gardiens de la vertu de la République, on écarta tous les bonapartistes. A leur place, on élut même quelques républicains du Siècle et du National pour prouver au président l’attachement de la majorité à la République constitutionnelle.

Peu de temps avant et surtout immédiatement après l’ajournement de la Chambre, les deux grandes fractions du parti de l’ordre, les orléanistes et les légitimistes, parurent vouloir se réconcilier et cela au moyen d’une fusion des deux maisons royales sous les drapeaux desquelles elles combattaient. Les journaux étaient pleins de propositions de réconciliation qui avaient été discutées au chevet de Louis-Philippe malade, à Saint-Léonard, quand la mort de Louis-Philippe simplifia soudain la situation. Louis-Philippe était l’usurpateur, Henri V le spolié. Le comte de Paris, par contre, étant donné que Henri V n’avait pas d’enfant, était l’héritier légitime de la couronne. Maintenant, tout obstacle à la fusion des deux intérêts dynastiques disparaissait. Mais ce fut précisément à ce moment seulement que les deux fractions de la bourgeoisie découvrirent que ce n’était pas l’enthousiasme pour une maison royale déterminée qui les séparait, mais que c’étaient bien plutôt leurs intérêts de classe séparés qui tenaient éloignées l’une de l’autre les deux dynasties. Les légitimistes qui avaient fait le pèlerinage de Wiesbaden à la cour de Henri V, tout comme leurs concurrents s’étaient rendus à Saint-Léonard, y apprirent la nouvelle de la mort de Louis-Philippe. Aussitôt, ils constituèrent un ministère in partibus infidélité [1] qui était composé surtout de membres de la Commission des gardiens de la vertu de la République et qui, à l’occasion d’une dispute survenue au sein du parti, se produisit par la proclamation la plus catégorique du droit divin. Les orléanistes se réjouirent fort du scandale compromettant que ce manifeste provoqua dans la presse et ils ne cachèrent à aucun moment leur hostilité ouverte contre les légitimistes.

Pendant l’ajournement de l’Assemblée nationale se réunirent les conseils départementaux. Leur majorité se prononça pour une révision plus ou moins mitigée de la Constitution, c’est-à-dire qu’elle se prononça sans la déterminer davantage pour une restauration monarchique, pour une « solution » avouant en même temps qu’elle était trop incompétente et trop lâche pour trouver cette solution. La fraction bonapartiste interpréta aussitôt ce désir de révision dans le sens de la prolongation de la présidence de Bonaparte.

La solution constitutionnelle : l’abdication de Bonaparte en mai 1852, l’élection simultanée d’un nouveau président par tous les électeurs du pays, la révision de la constitution par une Chambre de révision dans les premiers mois de la nouvelle présidence, c’est chose absolument inadmissible pour la classe dominante. Le jour de l’élection du nouveau président serait le jour du rendez-vous pour tous les partis ennemis légitimistes, orléanistes, républicains bourgeois, révolutionnaires. On en viendrait nécessairement à une décision de caractère violent entre les différentes fractions. Même si le parti de l’ordre réussissait à s’unir sur la candidature d’un homme neutre pris en dehors des familles dynastiques, celui-ci trouverait de nouveau Bonaparte en face de lui. Dans sa lutte avec le pays, le parti de l’ordre est contraint d’accroître constamment le pouvoir de l’Exécutif. Chaque accroissement du pouvoir de l’Exécutif accroît le pouvoir de son dignitaire Bonaparte. Au fur et à mesure, par conséquent, que le parti de l’ordre renforce son pouvoir exercé en commun, il renforce d’autant les moyens de lutte des prétentions dynastiques de Bonaparte, il renforce sa chance de détruire, au jour de la décision, la solution constitutionnelle par la violence. Par rapport au parti de l’ordre, celui-ci ne se heurtera pas plus alors à un des piliers principaux de la Constitution que le parti de l’ordre ne s’était heurté par rapport au peuple avec la loi électorale à l’autre pilier. Il est probable qu’il en appellerait même envers l’Assemblée au suffrage universel. En un mot, la solution constitutionnelle met en question tout le statu quo politique, et, derrière le danger couru par le statu quo, le citoyen voit le chaos, l’anarchie, la guerre civile. Il voit, mis en question pour le premier dimanche de mai 1852, ses achats et ses ventes, ses traites, ses mariages, ses contrats notariés, ses hypothèques, ses rentes foncières, ses loyers, ses profits, tous ses contrats et toutes ses sources de revenu et il ne peut s’exposer à ce risque. Derrière le danger couru par le statu quo politique se cache le danger d’effondrement de toute la société bourgeoise. La seule solution possible, au sens de la bourgeoisie, est l’ajournement de la solution. Elle ne peut sauver la République constitutionnelle que par une violation de la Constitution, par la prolongation du pouvoir du président. C’est aussi le dernier mot de la presse de l’ordre après les débats pénibles et profonds auxquels elle se livra sur les « solutions » après la session des conseils généraux. Le très puissant parti de l’ordre se voit ainsi obligé, à sa honte, de prendre au sérieux la personnalité ridicule, ordinaire et détestée du pseudo-Bonaparte.

Cette figure malpropre s’illusionnait également sur les causes qui lui donnaient de plus en plus le caractère de l’homme nécessaire. Tandis que son parti avait assez d’intelligence pour attribuer l’importance croissante de Bonaparte aux circonstances, celui-ci croyait la devoir seulement à la vertu magique de son nom et à sa perpétuelle caricature de Napoléon. Chaque jour, il devenait plus entreprenant. Aux pèlerinages à Saint-Léonard et à Wiesbaden il opposa ses tournées en France, Les bonapartistes avaient si peu confiance dans l’effet magique de sa personne qu’ils lui expédiaient partout comme claqueurs ; des gens de la Société du Dix-Décembre [1] , de cette organisation du lumpen prolétariat parisien, par trains et chaises de poste bondés. Ils mettaient dans la bouche de leur marionnette des discours qui, selon l’accueil dans les différentes villes, proclamaient ou que la résignation républicaine, ou que la ténacité persévérante était la devise électorale de la politique présidentielle. Malgré toutes les manœuvres, ces voyages n’étaient rien moins que des tournées triomphales.

Après s’être imaginé qu’il avait ainsi enthousiasmé le peuple, Bonaparte se mit en mouvement pour gagner l’armée. Il fit exécuter de grandes revues dans la plaine de Satory, près de Versailles, au cours desquelles il chercha à acheter les soldats au moyen de saucisson à l’ail, de champagne et de cigares. Si le vrai Napoléon, dans les grandes fatigues de ses randonnées conquérantes, savait stimuler ses soldats épuisés par une familiarité patriarcale momentanée, le pseudo-Napoléon croyait que les troupes le remerciaient en criant : « Vive Napoléon ! Vive le saucisson ! »

Ces revues firent éclater la dissension longtemps dissimulée entre Bonaparte et son ministre de la Guerre d’Hautpoul d’un côté, et Changarnier de l’autre. En Changarnier, le parti de l’ordre avait trouvé son homme vraiment neutre, chez lequel il ne pouvait être question de prétentions dynastiques particulières. C’est lui qui l’avait désigné comme le successeur de Bonaparte. Changarnier, de plus, était devenu par ses interventions du 29 janvier et du 13 juin 1849, le grand capitaine du parti de l’ordre, le moderne Alexandre dont l’interposition brutale avait, aux yeux du bourgeois peureux, tranché le nœud gordien [2] de la révolution. Aussi ridicule au fond que Bonaparte, il était ainsi devenu à bien meilleur compte une puissance et l’Assemblée nationale l’opposait au président pour le lui faire surveiller. Lui-même fit parade, par exemple dans la question de la dotation, de la protection qu’il accordait à Bonaparte, et il affichait toujours davantage son pouvoir supérieur contre lui et contre les ministres, Quand, à l’occasion de la loi électorale, on s’attendait à une insurrection, il interdit à ses officiers de recevoir un ordre quelconque du ministre de la Guerre ou du président. La presse contribuait encore à grandir la personnalité de Changarnier. Étant donné le manque de grandes personnalités, le parti de l’ordre se voyait naturellement contraint d’imputer à un seul individu la force qui manquait à toute sa classe et de l’enfler ainsi jusqu’à en faire un monstre. C’est ainsi que naquit le mythe de Changarnier « rempart de la société ». La charlatanerie prétentieuse, l’air important et mystérieux avec lequel Chargarnier condescendait à porter le monde sur ses épaules, forme le contraste le plus ridicule avec les événements qui se passèrent pendant et après la revue de Satory et qui prouvèrent incontestablement qu’il suffirait d’un trait de plume de Bonaparte l’infiniment petit, pour ramener cette conception fantastique de la frousse bourgeoise, le colosse Changarnier, aux dimensions de la médiocrité, et le transformer, lui, le héros sauveur de la société en un général en retraite.

Depuis longtemps déjà, Bonaparte s’était vengé de Changarnier en provoquant le ministre de la Guerre à chercher querelle à son protecteur incommode sur le terrain disciplinaire. La dernière revue de Satory fit éclater enfin l’ancienne rancune. L’indignation constitutionnelle de Changarnier ne connut plus de borne quand il vit défiler les régiments de cavalerie au cri anticonstitutionnel de « Vive l’empereur ! ». Pour prévenir tout débat désagréable au sujet de ce cri dans la session prochaine de la Chambre, Bonaparte éloigna le ministre de la Guerre d’Hautpoul en le nommant gouverneur de l’Algérie. Il mit à sa place un vieux général sûr de l’époque impériale qui, en fait de brutalité, valait complètement Changarnier. Mais pour que le renvoi d’Hautpoul n’apparût point comme une concession à Changarnier, il déplaça en même temps de Paris à Nantes le bras droit du grand sauveur de la société, le général Neumeyer. C’était Neumeyer qui, à la dernière revue, avait engagé toute l’infanterie à défiler devant le successeur de Napoléon en observant un silence glacial. Atteint en Neumeyer même, Changarnier protesta et menaça. Vainement. Après deux jours de négociations, le décret de déplacement de Neumeyer parut dans le Moniteur et il ne restait plus au héros de l’ordre qu’à se soumettre à la discipline ou à se démettre.

La lutte de Bonaparte avec Changarnier est la suite de sa lutte avec le parti de l’ordre. Aussi, la rentrée de l’Assemblée nationale, le 11 novembre, se fait-elle sous des auspices menaçants. Ce sera la tempête dans un verre d’eau. Pour l’essentiel, force est de continuer l’ancien jeu. Cependant, la majorité du parti de l’ordre sera contrainte, malgré les hauts cris des gens à cheval sur les principes de ses différentes fractions de prolonger les pouvoirs du président. Malgré toutes ses protestations préalables, Bonaparte, déjà accablé par le manque d’argent, recevra sans broncher des mains de l’Assemblée nationale cette prolongation de pouvoir sous forme de simple délégation. Ainsi, la solution est ajournée, le statu quo maintenu, une fraction du parti de l’ordre compromise, affaiblie, rendue impossible par l’autre, la répression contre l’ennemi commun, la masse de la nation étendue et poussée à fond jusqu’à ce que les rapports économiques eux-mêmes aient de nouveau atteint le point de développement où une nouvelle explosion projettera dans l’air tous ces partis querelleurs avec leur République constitutionnelle.

Il faut dire, d’ailleurs, pour tranquilliser le bourgeois, que le scandale entre Bonaparte et le parti de l’ordre a pour résultat de ruiner une foule de petits capitalistes à la Bourse et de faire passer leur fortune dans la poche des grands loups-cerviers.

Notes

Les passages en bleu sont en français dans le texte.

[1] Deux témoignages de leur indigence.

[2] Lamourette (1742-1794) : Prélat français et homme d’État, député de l’Assemblée législative à l’époque de la Révolution française. Célèbre par sa proposition de mettre fin aux querelles de partis. Sous l’impression de cette proposition qu’il fit le 7 juillet 1792, les représentants des partis ennemis se jetèrent dans les bras les uns des autres, mais le lendemain, ce « baiser fraternel » était complètement oublié.

[3] Dans les pays occupés par les infidèles, c’est-à-dire un ministère sans pouvoirs.

[4] Il s’agit de l’organisation que Louis Bonaparte composa avec la lie de la société. C’est avec son aide qu’il fit le coup d’État. Elle fut appelée « Société du 10 décembre » parce que c’est ce jour-là que Louis Bonaparte fut élu président de la République.

[5] On dit : « Trancher le nœud gordien » pour indiquer le dénouement rapide et complet d’un problème compliqué.

1871

La guerre civile en France

Karl Marx

1

Le 4 septembre 1870, quand les ouvriers de Paris proclamèrent la république, qui fut presque instantanément acclamée d’un bout à l’autre de la France, sans une seule voix discordante, une cabale d’avocats en quête de places, avec Thiers pour homme d’État et Trochu pour général, s’empara de l’Hôtel de Ville. Ces gens étaient alors imbus d’une foi si fanatique dans la mission dévolue à Paris de représenter la France à toutes les époques de crise historique que, pour légitimer leurs titres usurpés au gouvernement de la France, ils crurent suffisant de produire leurs mandats périmés de représentants de Paris. Dans notre seconde Adresse sur la récente guerre, cinq jours après l’avènement de ces hommes, nous vous disions qui ils étaient. Toutefois, les véritables dirigeants de la classe ouvrière étant encore bouclés dans les prisons bonapartistes et les Prussiens déjà en marche sur la ville, Paris, pris à l’improviste, toléra cette prise du pouvoir, à la condition expresse qu’il ne serait exercé qu’aux seules fins de défense nationale. Cependant, comment défendre Paris sans armer sa classe ouvrière, sans l’organiser en une force effective et instruire ses rangs par la guerre elle-même ? Mais Paris armé, c’était la révolution armée. Une victoire de Paris sur l’agresseur prussien aurait été une victoire de l’ouvrier français sur le capitaliste français et ses parasites d’État. Dans ce conflit entre le devoir national et l’intérêt de classe, le gouvernement de la Défense nationale n’hésita pas un instant : il se transforma en un gouvernement de la Défection nationale.

La première mesure qu’il prit fut d’envoyer Thiers en tournée par toutes les cours d’Europe pour y implorer médiation, moyennant le troc de la république contre un roi. Quatre mois après le début du siège, quand on crut venu le moment opportun de lâcher pour la première fois le mot de capitulation, Trochu, en présence de Jules Favre et de quelques-uns de ses collègues, harangua en ces termes les maires de Paris assemblés :

La première question que m’adressèrent mes collègues le soir même du 4 septembre fut celle-ci : Paris peut-il, avec quelque chance de succès, soutenir un siège et résister à l’armée prussienne ? Je n’hésitai pas à répondre négativement. Quelques-uns de mes collègues qui m’écoutent peuvent certifier que je dis la vérité et que je n’ai pas changé d’opinion. Je leur expliquai, en ces mêmes termes, que, dans l’état actuel des choses, tenter de soutenir un siège contre l’armée prussienne serait une folie. Sans doute, ajoutai-je, ce serait une folie héroïque, mais voilà tout... Les événements [qu’il avait lui-même conduits (K. M.)] n’ont pas démenti mes prévisions.

Ce charmant petit discours de Trochu fut publié dans la suite par M. Corbon, un des maires présents.

Ainsi, au soir même de la proclamation de la république, le « plan » de Trochu, ses collègues le savaient, c’était la capitulation de Paris. Si la défense nationale avait été quelque chose de plus qu’un prétexte pour le gouvernement personnel de Thiers, Favre et Ciel les parvenus du 4 septembre auraient abdiqué le 5, ils auraient mis le peuple de Paris au courant du « plan » de Trochu ; ils l’auraient mis en demeure de se rendre sur l’heure, ou je prendre en main son propre sort. Mais au lieu de cela, les infâmes imposteurs résolurent de guérir la folie héroïque des Parisiens : on leur ferait subir un régime de famine, on leur ferait casser la tête et on les bernerait entre-temps par des manifestes tapageurs : « Trochu, le gouverneur de Paris, ne capitulera jamais » ; Jules Favre, ministre des Affaires étrangères, ne cédera « pas un pouce de notre territoire ! Pas une pierre de nos forteresses ! » Dans une lettre à Gambetta, ce même Jules Favre, précisément, avoue que ce contre quoi ils se « défendaient », ce n’étaient pas les soldats prussiens, mais les travailleurs de Paris. Pendant toute la durée du siège, les coupe-jarrets bonapartistes, à qui Trochu avait sagement confié le commandement de l’armée de Paris, échangèrent, dans leur correspondance intime, de grasses plaisanteries sur cette bonne farce de la défense. (Voir, par exemple, la correspondance d’Alphonse Simon-Guiod, commandant en chef de l’artillerie de l’Armée de la défense de Paris et grand-croix de la Légion d’honneur, avec Suzanne, général de division d’artillerie, correspondance publiée par le Journal officiel de la Commune [1].)

Le masque d’imposture fut enfin jeté le 28 janvier 1871. Mettant un véritable héroïsme à s’avilir jusqu’au bout, le gouvernement de la Défense nationale apparut dans la capitulation de. Paris comme le gouvernement de la France par la permission de Bismarck, rôle si vil, que Louis Bonaparte lui-même, à Sedan, s’y était refusé avec horreur. Après les événements du 18 mars, dans leur fuite éperdue à Versailles, les capitulards abandonnèrent à Paris les preuves écrites de leur trahison, et, pour anéantir ces preuves, comme le dit la Commune dans son adresse aux départements, « ces hommes ne devaient pas hésiter à faire de Paris un monceau de ruines dans une mer de sang ».

Mais, pour s’acharner avec une telle ardeur à atteindre ce but, quelques-uns des membres dirigeants du gouvernement de la Défense avaient en outre des raisons à eux, des raisons bien particulières.

Peu après la conclusion de l’armistice, M. Millière, un des représentants de Paris à l’Assemblée nationale, fusillé depuis sur l’ordre exprès de Jules Favre, publiait une série de documents juridiques authentiques prouvant que Jules Favre, qui vivait en concubinage avec la femme d’un ivrogne résidant à Alger, était, grâce à l’élaboration de faux des plus audacieux échelonnés sur de nombreuses années, parvenu à s’emparer, au nom de ses enfants adultérins, d’une succession importante qui avait fait de lui un homme riche et que, dans un procès intenté par les héritiers légitimes, il n’avait échappé au scandale que grâce à la connivence des tribunaux bonapartistes. Comme de ces documents juridiques pleins de sécheresse on ne pouvait se débarrasser, même à grands renforts de rhétorique, Jules Favre, pour la première fois de sa vie, tint sa langue, attendant silencieusement l’explosion de la guerre civile, pour alors dénoncer avec frénésie le peuple de Paris comme une bande de forçats échappés, en pleine révolte contre la famille, la religion, l’ordre et la propriété. Ce même faussaire avait à peine accédé au pouvoir après le 4 septembre, que par sympathie il mettait en liberté Pic et Taillefer condamnés pour faux, même sous l’Empire, dans la scandaleuse affaire de l’Étendard. Un de ces hommes, Taillefer, ayant osé retourner à Paris sous la Commune, fut sur-le-champ remis en prison ; et là-dessus Jules Favre de s’exclamer à la tribune de l’Assemblée nationale que Paris mettait en liberté tout son gibier de potence.

Ernest Picard, ce Falstaff du gouvernement de la Défense nationale, qui se nomma lui-même ministre de l’intérieur de la République, après s’être vainement évertué à devenir ministre de l’intérieur de l’Empire, est le frère d’un certain Arthur Picard, individu chassé de la Bourse de Paris comme escroc (voir le rapport de la préfecture de police en date du 13 juillet 1867), et convaincu, sur son propre aveu, d’un vol de 300 000 francs alors qu’il était directeur d’une des succursales de la Société générale, 5, rue Palestro (voir le rapport de la préfecture de police du 11 décembre 1868). Cet Arthur Picard fut fait, par Ernest Picard, directeur de son journal L’Électeur libre. Tandis que le commun des courtiers en bourse était égaré par les mensonges officiels du journal du ministre, Arthur faisait la navette entre l’intérieur et la Bourse pour y escompter les désastres des armées françaises. Toute la correspondance financière de ce digne couple de frères tomba entre les mains de la Commune.

Jules Ferry, avocat sans le sou avant le 4 septembre, réussit comme maire de Paris pendant le siège, à tirer par escroquerie une fortune de la famine. Le jour où il aurait à rendre compte de sa mauvaise administration serait aussi celui de sa condamnation.

Ces hommes, donc, ne pouvaient trouver que dans les ruines de Paris leur billet d’élargissement conditionnel [2], ils étaient bien les hommes mêmes qu’il fallait à Bismarck. Quelques tours de passe-passe, et Thiers, jusque-là le conseiller secret du gouvernement, apparut à sa tête avec ses élargis pour ministres.

Thiers, ce nabot monstrueux, a tenu sous le charme la bourgeoisie française pendant plus d’un demi-siècle, parce qu’il est l’expression intellectuelle la plus achevée de sa propre corruption de classe. Avant de devenir homme d’État il avait déjà fait la preuve, comme historien, de sa maîtrise dans le mensonge. La chronique de sa vie publique est l’histoire des malheurs de la France. Allié des républicains avant 1830, il se faufile au ministère sous Louis-Philippe, en trahissant son protecteur, Laffitte. Il s’insinue dans les bonnes grâces du roi en provoquant des émeutes contre le clergé, au cours desquelles l’église Saint-Germain-l’Auxerrois et l’archevêché furent pillés, et en se faisant l’espion-ministre, puis l’accoucheur-geôlier de la duchesse de Berry. Le massacre des républicains, rue Transnonain [3], et les infâmes lois de septembre contre la presse et le droit d’association, qui l’ont suivi, furent tous deux son oeuvre. Quand il reparut comme président du Conseil en mars 1840, il étonna la France par son plan de fortifications de Paris. Aux républicains, qui dénonçaient ce plan comme un complot perfide contre la liberté de Paris, il répliqua, de la tribune de la Chambre des députés :

Eh quoi ! s’imaginer que des fortifications puissent jamais mettre la liberté en péril ! Et d’abord, on calomnie un gouvernement, quel qu’il soit, quand on suppose qu’il puisse un jour tenter de se maintenir en bombardant la capitale... Mais ce gouvernement-là serait cent fois plus impossible après sa victoire.

Certes, aucun gouvernement n’aurait jamais osé tourner contre Paris le feu de ses forts, si ce n’est le gouvernement même qui avait au préalable livré ces forts aux Prussiens.

Quand le roi Bomba se fit la main sur Palerme en janvier 1848, Thiers, depuis longtemps sans portefeuille, surgit à nouveau à la Chambre des députés.

Vous savez, Messieurs, ce qui se passe à Palerme : vous avez tous tressailli d’horreur [parlementairement parlant] en apprenant que, pendant quarante-huit heures, une grande ville a été bombardée. Par qui ? Était-ce par un ennemi étranger, exerçant les droits de la guerre ? Non, Messieurs, par son propre gouvernement. Et pourquoi ? Parce que cette ville infortunée réclamait ses droits. Eh bien, pour avoir réclamé ses droits, Palerme eut quarante-huit heures de bombardement ! Permettez-moi d’en appeler à l’opinion européenne. C’est rendre un service à l’humanité que de venir, du haut de la plus grande tribune peut-être de l’Europe, faire retentir des paroles [des paroles en effet] d’indignation contre de tels actes... Quand le régent Espartero, qui avait rendu des services à son pays [ce que M. Thiers, lui, n’a jamais fait], prétendit, pour réprimer l’insurrection, bombarder Barcelone, il s’éleva de toutes les parties du monde un grand cri d’indignation.

Dix-huit mois plus tard, M. Thiers était parmi les plus farouches défenseurs du bombardement de Rome par une armée française [4]. En fait, le roi Bomba ne semble avoir eu d’autre tort que de limiter son bombardement à quarante-huit heures.

Quelques jours avant la Révolution de février, irrité du long exil loin du pouvoir et de ses bénéfices, auquel l’avait condamné Guizot, et flairant dans l’air l’odeur d’un soulèvement populaire prochain, Thiers, dans ce style pseudo-héroïque qui lui a valu le surnom de Mirabeau-mouche, déclara à la Chambre des députés :

Je suis du parti de la révolution, non seulement en France, mais en Europe. Je souhaite que le gouvernement de la révolution reste entre les mains des modérés ; mais si le gouvernement tombait entre les mains des ardents, fût-ce des radicaux, malgré cela je n’abandonnerais pas ma cause. Je serais toujours du parti de la révolution.

Survint la Révolution de février. Au lieu de remplacer le cabinet Guizot par un cabinet Thiers, comme le petit homme l’avait rêvé, elle remplaça Louis-Philippe par la république. Au premier jour de la victoire populaire, il se cacha soigneusement, oubliant que le mépris des travailleurs le mettait à l’abri de leur haine. Pourtant, avec son courage légendaire, il continua de fuir la scène publique, jusqu’à ce que les massacres de juin l’eussent nettoyée pour son genre d’activité. Alors, il devint le cerveau dirigeant du « parti de l’ordre » et de la République parlementaire, cet inter-règne anonyme pendant lequel toutes les factions rivales de la classe dirigeante conspiraient ensemble pour écraser le peuple, et l’une contre l’autre pour restaurer chacune la monarchie de son choix. Alors, comme aujourd’hui, Thiers dénonçait les républicains comme le seul obstacle à la consolidation de la république ; alors, comme aujourd’hui, il parlait à la république comme le bourreau à Don Carlos : « Je vais te tuer, mais c’est pour ton bien ». Aujourd’hui, comme alors, il pourra s’écrier au lendemain de sa victoire : « L’empire est fait ! » En dépit de ses hypocrites homélies sur les « libertés nécessaires » et de sa rancune personnelle contre Louis Bonaparte qui avait fait de lui sa dupe et flanqué dehors le parlementarisme, - et hors de son atmosphère factice, ce petit homme, il le sait bien, se ratatine et rentre dans le néant, - Thiers a trempé dans toutes les infamies du Second Empire, de l’occupation de Rome par les troupes françaises, jusqu’à la guerre avec la Prusse, à laquelle il poussa par ses farouches invectives contre l’unité allemande, - non pas parce qu’elle servirait de façade au despotisme prussien, mais parce qu’elle serait une atteinte au droit traditionnel de la France au morcellement de l’Allemagne. Aimant à brandir à la face de l’Europe, avec ses bras de nain, l’épée de Napoléon 1er dont il était devenu le cireur de bottes historique [5], sa politique étrangère a toujours eu pour couronnement l’humiliation totale de la France, depuis la Convention de Londres en 1841 jusqu’à la capitulation de Paris en 1871 et à la guerre civile actuelle où il lance contre Paris les prisonniers de Sedan et de Metz avec la haute autorisation de Bismarck. Malgré la souplesse de son talent et l’inconstance des desseins qu’il poursuit, cet homme a été enchaîné sa vie entière à la routine la plus fossile. Il est évident que les courants profonds de la société moderne devaient lui demeurer à jamais cachés ; mais même les changements les plus manifestes à sa surface répugnaient à une cervelle dont toute la vitalité s’était réfugiée dans la langue. Aussi ne se lassa-t-il jamais de dénoncer comme un sacrilège tout écart du désuet système du protectionnisme français [6]. Ministre de Louis-Philippe, il dénigra les chemins de fer comme une folle chimère ; et, plus tard, dans l’opposition sous Louis Bonaparte, il stigmatisa comme une profanation toute tentative pour réformer le système pourri de l’armée française. Jamais, au cours de sa longue carrière politique, il ne s’est rendu coupable d’une seule mesure, si minime fût-elle, de quelque utilité pratique. Thiers n’a été conséquent que dans son avidité de richesse, et dans sa haine des hommes qui la produisent. Entré pauvre comme Job dans son premier ministère sous Louis-Philippe, il le quitta millionnaire. Son dernier ministère sous le môme roi (celui du 1er mars 1840) l’exposa à des accusations publiques de concussion à la Chambre des députés, auxquelles il se contenta de répondre par des larmes, denrée qu’il prodigue avec autant de facilité que Jules Favre ou tout autre crocodile. A Bordeaux, sa première mesure pour sauver la France d’une ruine financière imminente fut de se doter lui-même de trois millions par an, premier et dernier mot de la « république économe », qu’il avait fait miroiter à ses électeurs de Paris en 1869. Un de ses anciens collègues à la Chambre des députés de 1830, capitaliste lui-même et néanmoins membre dévoué de la Commune, M. Beslay, apostrophait dernièrement Thiers dans une affiche publique :

L’asservissement du travail au capital a toujours été la pierre angulaire de votre politique, et depuis le jour où vous avez vu la république du travail installée à l’Hôtel de Ville, vous n’avez jamais cessé de crier à la France : Ce sont des criminels !

Passé maître dans la petite fripouillerie politique, virtuose du parjure et de la trahison, rompu à tous les bas stratagèmes, aux expédients sournois et aux viles perfidies de la lutte des partis au parlement, toujours prêt, une fois chassé du ministère, à allumer une révolution, pour l’étouffer dans le sang une fois qu’il y est revenu avec des préjugés de classe en guise d’idées, de la vanité en guise de coeur menant une vie privée aussi abjecte que sa vie publique est méprisable, - il ne peut s’empêcher, même maintenant où il joue le rôle d’un Sylla français, de rehausser l’abomination de ses actes par le ridicule de ses fanfaronnades.

La capitulation de Paris, en livrant à la Prusse non seulement Paris, mais la France entière, a clos la longue série d’intrigues et de trahisons avec l’ennemi que les usurpateurs du 4 septembre avaient inaugurée, comme Trochu en personne l’avait dit, le soir même. D’autre part, elle ouvrait la guerre civile qu’ils allaient maintenant engager avec l’aide de la Prusse contre la république et Paris. Le traquenard était tendu dans les clauses mêmes de la capitulation. A ce moment, plus d’un tiers du territoire était aux mains de l’ennemi, la capitale était coupée des départements, toutes les communications étaient désorganisées. Élire dans de telles circonstances une véritable représentation de la France était impossible sans prendre largement le temps nécessaire aux préparatifs. C’est précisément pourquoi la capitulation stipula qu’une Assemblée nationale devait être élue dans les huit jours, de sorte qu’en bien des parties de la France la nouvelle des élections à faire n’arriva qu’à la veille du scrutin. En outre, cette assemblée, selon une clause expresse de la capitulation, ne devait être élue que dans le seul but de décider de la paix ou de la guerre, et, éventuellement, de conclure un traité de paix. La population ne pouvait pas ne pas sentir que les termes mêmes de l’armistice rendaient la continuation de la guerre impossible, et que, pour ratifier la paix imposée par Bismarck, les pires hommes de France étaient les meilleurs. Mais, non content de toutes ces précautions, Thiers, avant même que le secret de l’armistice ait été divulgué dans Paris, était parti en tournée électorale à travers les départements pour y galvaniser et y rappeler à la vie le Parti légitimiste, qui devait désormais, à côté des orléanistes, prendre la place des bonapartistes, que l’on n’eût pas tolérés. Il n’en avait pas peur. Impossibles comme gouvernants de la France moderne, et par suite, rivaux méprisables, pouvait-il y avoir, comme instrument de la réaction, un parti préférable à celui dont l’action, suivant les paroles de Thiers lui-même (Chambre des députés, 5 janvier 1833) « s’était toujours confinée aux trois ressources de l’invasion étrangère, de la guerre civile et de l’anarchie ? ». Ils croyaient vraiment, ces légitimistes, à l’avènement de ce millénaire rétrospectif si longtemps attendu. Il y avait la France sous la botte de l’invasion étrangère ; il y avait la chute d’un empire, et la captivité d’un Bonaparte ; enfin, il y avait eux-mêmes. La roue de l’histoire avait visiblement tourné à l’envers pour s’arrêter à la « Chambre introuvable » de 1816. Dans les Assemblées de la République, de 1848 à 1851, ils avaient été représentés par leurs champions parlementaires, instruits et exercés ; c’étaient les simples soldats du parti qui s’y ruaient maintenant : tous les Pourceaugnacs de France.

Dès que cette Assemblée de « ruraux » [7] se fut réunie à Bordeaux, Thiers lui fit entendre nettement que les préliminaires de paix devaient être agréés sur-le-champ, sans même avoir les honneurs d’un débat parlementaire ; à cette condition seulement la Prusse leur permettrait d’ouvrir les hostilités contre la république et Paris, sa place forte. La contre-révolution, en effet, n’avait pas de temps à perdre. Le second Empire avait plus que doublé la dette nationale et lourdement endetté toutes les grandes villes. La guerre avait enflé les charges d’une manière effrayante et ravagé sans pitié les ressources de la nation. Pour compléter la ruine, le Shylock prussien était là, exigeant l’entretien d’un demi-million de ses soldats sur le sol français, son indemnité de cinq milliards et l’intérêt à 5 % des échéances en retard. Qui allait payer la note ? Ce n’est qu’en renversant la république par la violence, que ceux qui s’appropriaient la richesse pouvaient espérer faire supporter aux producteurs de cette richesse les frais d’une guerre qu’ils avaient eux-mêmes provoquée. Ainsi, c’est précisément l’immense ruine de la France qui poussait ces patriotiques représentants de la propriété terrienne et du capital, sous les yeux mêmes et sous la haute protection de l’envahisseur, à greffer sur la guerre étrangère une guerre civile, une rébellion de négriers.

Barrant la route au complot, il y avait un grand obstacle : Paris. Désarmer Paris était la première condition du succès. Paris fut donc sommé par Thiers de rendre ses armes. Puis Paris fut harcelé par les frénétiques manifestations anti-républicaines de l’Assemblée « des ruraux » et par les déclarations équivoques de Thiers lui-même sur le statut légal de la république ; parla menace de décapiter et de décapitaliser Paris ; la nomination d’ambassadeurs orléanistes ; les lois de Dufaure sur les échéances commerciales et les loyers, qui menaçaient de ruine le commerce et l’industrie parisiens ; la taxe de Pouyer-Quertier, de deux centimes sur chaque exemplaire de toutes les publications quelles qu’elles soient ; les sentences de mort contre Blanqui et Flourens ; la suppression des journaux républicains ; le transfert de l’Assemblée nationale à Versailles ; le renouvellement de l’état de siège proclamé par Palikao, et aboli le 4 septembre ; la nomination de Vinoy, le décembriseur, comme gouverneur de Paris, celle de Valentin, le gendarme de l’empire, comme préfet de police, enfin celle de d’Aurelle de Paladines, le général jésuite, comme commandant en chef de la garde nationale.

Et maintenant, nous avons une question à poser à M. Thiers et aux hommes de la Défense nationale, ses sous-ordres. On sait que, par l’entremise de M. Pouyer-Quertier, son ministre des Finances, Thiers avait contracté un emprunt de deux milliards, payable immédiatement. Eh bien, est-il vrai ou non :

1º Que l’affaire était arrangée de telle sorte qu’un pot-de-vin de plusieurs centaines de millions tombât dans les poches de Thiers, Jules Favre, Ernest Picard, Pouyer-Quertier et Jules Simon ?

2º Qu’il ne serait fait de versement, qu’après la « pacification » de Paris ?

En tout cas il faut que la chose ait été très urgente, car Thiers et Jules Favre, au nom de la majorité de l’Assemblée de Bordeaux, sollicitèrent sans vergogne l’occupation de Paris par les troupes prussiennes. Mais cela n’entrait pas dans le jeu de Bismarck, comme il le dit publiquement et en ricanant, aux philistins admiratifs de Francfort, à son retour en Allemagne.

Notes

[1] Voici cette lettre, en date du 12 décembre 1870 :
Mon cher Suzanne,
Je n’ai pas trouvé, au nombre des jeunes auxiliaires, votre protégé Hetzel, mais seulement un M. Hessel. Est-ce de celui-là qu’il s’agit ?
Dites-moi franchement ce que vous désirez, et je le ferai. Je le prendrai à mon état-major, où il s’embêtera, n’ayant rien à faire, ou bien je l’enverrai au Mont Valérien, où il courra moins de danger qu’à Paris (ceci pour les parents) et où il aura l’air de tirer le canon, parce qu’il le tirera en l’air, selon la méthode Noël. Déboutonnez-vous, la bouche, bien entendu.
GUIOD.
Le Noël, qui avait l’air de tirer le canon parce qu’il le tirait en l’air, commandait, pendant le siège, le mont Valérien.

[2] Leur billet d’élargissement conditionnel. Le texte anglais porte : tickets-of leave, expression qui désigne des sortes de permis de séjour que les prisonniers libérés avant terme reçoivent en Angleterre et qu’ils doivent périodiquement présenter à la police. Cette expression est reprise plusieurs fois par Marx dans la suite. De plus, il désigne plusieurs fois les ministres de Thiers par la formule : tickets-of leave men, que nous traduisons en conséquence par les « élargis ».

[3] Répression féroce du soulèvement des républicains-démocrates en 1834, à Paris, suivie d’un massacre de la population sans armes, femmes et enfants compris.

[4] Une armée française fut envoyée en avril 1849 pour protéger le pape contre la Révolution italienne.
Le bombardement de Rome fut une violation scandaleuse de la Constitution française qui stipulait que la république n’emploierait jamais la force à l’écrasement de la liberté d’un peuple quel qu’il soit.

[5] Les principaux ouvrages historiques de Thiers sont l’Histoire de la Révolution française et l’Histoire du Consulat et de l’Empire.

[6] En France, le système protectionniste était caractérisé par des taxes élevées sur les marchandises (par exemple, la fonte anglaise était grevée d’une taxe de 70 p. 100, le fer, de 105 p. 100 de son prix). Il en est résulté que nombre de marchandises, que l’on ne savait pas fabriquer en France, avaient complètement disparu du marché.

[7] L’Assemblée nationale inaugurée à Bordeaux le 13 février était composée, en majeure partie, de monarchistes avérés (sur 750 députés, 450 monarchistes), représentants des grands propriétaires terriens et des couches réactionnaires des villes et surtout des campagnes. De là, l’appellation d’ « Assemblée de ruraux ».

2

Paris en armes était le seul obstacle sérieux sur la route du complot contre-révolutionnaire. Il fallait donc désarmer Paris. Sur ce point, l’Assemblée de Bordeaux était la sincérité même. Si la rugissante clameur de ses ruraux n’avait pas suffi à se faire entendre, la remise par Thiers de Paris à la tendre sollicitude du triumvirat - Vinoy, le décembriseur, Valentin, le gendarme bonapartiste, et d’Aurelle de Paladines, le général jésuite - aurait dissipé jusqu’au dernier doute. Alors même qu’ils affichaient insolemment le véritable but du désarmement de Paris, les conspirateurs lui demandèrent de déposer ses armes sous un prétexte qui était le plus criant, le plus effronté des mensonges. L’artillerie de la garde nationale, disait Thiers, appartient à l’État, et c’est à l’État qu’elle doit faire retour. La vérité, la voici : du jour de la capitulation, par laquelle les prisonniers de Bismarck avaient livré la France au chancelier prussien, en se réservant une garde nombreuse dans le dessein exprès de mater la capitale, Paris se tenait sur le qui-vive. La garde nationale se réorganisa et confia le commandement suprême à un Comité central élu par l’ensemble du corps, à l’exception de quelques débris de l’ancienne formation bonapartiste. A la veille de l’entrée des Prussiens dans Paris, le Comité central assura le transport à Montmartre, Belleville et La Villette, des canons et mitrailleuses traîtreusement abandonnés par les capitulards dans les quartiers que les Prussiens allaient occuper et leurs abords. Cette artillerie provenait des souscriptions de la garde nationale. Elle avait été officiellement reconnue comme sa propriété privée dans la capitulation du 28 janvier, et à ce titre elle avait été exceptée de la reddition générale, entre les mains du vainqueur, des armes appartenant au gouvernement. Et Thiers était si entièrement dépourvu de tout prétexte, si léger fût-il, pour engager la guerre contre Paris, qu’il lui fallut recourir au mensonge flagrant : l’artillerie de la garde nationale était, disait-il, propriété de l’État !

La saisie de son artillerie ne devait que servir de prélude au désarmement général de Paris. Du même coup, devait être désarmée la révolution du 4 septembre. Mais cette révolution était devenue le régime légal de la France. La république, son œuvre, était reconnue par le vainqueur dans les termes mêmes de la capitulation. Après la capitulation, elle avait été reconnue par toutes les puissances étrangères, et c’est en son nom que l’Assemblée nationale avait été convoquée. La révolution des travailleurs de Paris du 4 septembre était le seul titre légal de l’Assemblée nationale, siégeant à Bordeaux et de son exécutif. Sans le 4 septembre, l’Assemblée nationale, aurait dû sur-le-champ laisser la place au Corps législatif élu en 1869 au suffrage universel sous un régime français et non prussien, et dispersé de force par la révolution. Thiers et ses « élargis » auraient dû capituler devant Louis Bonaparte, afin d’obtenir de lui des sauf-conduits leur épargnant un voyage à Cayenne. Les pouvoirs de l’Assemblée nationale n’étaient que ceux d’un notaire chargé d’arrêter les termes de la paix avec la Prusse. Elle n’était qu’un incident dans cette révolution, dont la véritable incarnation était toujours le Paris armé, Paris qui l’avait faite, Paris qui avait subi pour elle un siège de cinq mois, avec les horreurs de la famine, et qui, en prolongeant sa résistance, en dépit du « plan » de Trochu, avait fait d’elle la base d’une guerre de défense acharnée en province. Et maintenant, ou bien Paris devait déposer ses armes sur l’outrageante injonction des négriers rebelles de Bordeaux, et reconnaître que sa révolution du 4 septembre ne signifiait rien d’autre qu’un simple transfert de pouvoir de Louis Bonaparte à ses concurrents royaux ; ou bien il devait s’affirmer le champion dévoué jusqu’au sacrifice de la France, qu’il était impossible de sauver de la ruine et de régénérer, sans un renversement révolutionnaire des conditions politiques et sociales qui avaient engendré le second Empire et qui, sous sa tutelle protectrice, avaient mûri jusqu’au complet pourrissement. Paris, encore amaigri par une famine de cinq mois, n’hésita pas un instant. Il résolut héroïquement de courir tous les dangers d’une résistance aux conspirateurs français, bravant jusqu’à la menace des canons prussiens braqués sur lui dans ses propres forts. Toutefois, dans son horreur de la guerre civile où Paris allait être entraîné, le Comité central garda la même attitude purement défensive, en dépit des provocations de l’Assemblée, des usurpations de l’exécutif, et d’une menaçante concentration de troupes dans Paris et ses environs.

C’est Thiers qui ouvrit donc la guerre civile en envoyant Vinoy à la tête d’une foule de sergents de ville et de quelques régiments de ligne, en expédition nocturne contre Montmartre, pour y saisir par surprise l’artillerie de la garde nationale. On sait comment cette tentative échoua devant la résistance de la garde nationale et la fraternisation de la ligne avec le peuple. D’Aurelle de Paladines avait fait imprimer d’avance son bulletin de victoire, et Thiers tenait toutes prêtes les affiches annonçant ses mesures de coup d’État. Tout cela dut être remplacé par des appels de Thiers, proclamant sa décision magnanime de laisser la garde nationale en possession de ses armes ; il se tenait pour certain, disait-il, qu’elle les utiliserait pour se rallier au gouvernement contre les rebelles. Sur les 300.000 gardes nationaux, 300 seulement répondirent à cet appel les invitant à s’allier au petit Thiers contre eux-mêmes. La glorieuse révolution ouvrière du 18 mars établit sa domination incontestée sur Paris. Le Comité central fut son gouvernement provisoire. L’Europe sembla pour un moment se demander si ses récents et sensationnels hauts faits en politique et dans la guerre avaient l’ombre d’une réalité, ou s’ils n’étaient que les rêves d’un passé depuis longtemps révolu.

Du 18 mars à l’entrée des troupes de Versailles à Paris, la révolution prolétarienne resta si exempte des actes de violence qui abondent dans les révolutions, et bien plus encore dans les contre-révolutions des « classes supérieures », que ses adversaires ne trouvent pas matière à exhaler leur indignation, si ce n’est l’exécution des généraux Lecomte et Clément Thomas, et l’affaire de la place Vendôme.

L’un des officiers bonapartistes engagés dans l’attaque nocturne contre Montmartre, le général Lecomte, avait, par quatre fois, ordonné au 81e régiment de ligne de faire feu sur des civils sans armes, place Pigalle, et, sur le refus de ses hommes, les avait furieusement insultés. Au lieu de fusiller femmes et enfants, ses hommes le fusillèrent, lui. Les habitudes invétérées acquises par les soldats à l’école des ennemis de la classe ouvrière ne vont pas, sans doute, changer à l’instant même où ces soldats passent aux côtés de celle-ci. Les mêmes hommes exécutèrent aussi Clément Thomas.

Le « général » Clément Thomas, un ex-maréchal des logis mécontent, s’était, dans les derniers temps du règne de Louis-Philippe, fait enrôler à la rédaction du journal républicain Le National pour y servir au double titre d’homme de paille (gérant responsable) et de duelliste commissionné de ce journal très batailleur. Après la Révolution de février, les hommes du National, ayant accédé au pouvoir, métamorphosèrent cet ancien maréchal des logis en général. C’était à la veille de la boucherie de juin, dont, comme Jules Favre, il fut un des sinistres instigateurs et dont il devint un des plus lâches bourreaux. Puis, ils disparurent, lui et son titre de général, pendant longtemps, pour revenir sur l’eau le 1er novembre 1870. La veille [1], le « gouvernement de la Défense », fait prisonnier à l’Hôtel de Ville, avait solennellement donné sa parole à Blanqui, à Flourens et à d’autres représentants de la classe ouvrière, d’abdiquer son pouvoir usurpé entre les mains d’une commune qui serait librement élue à Paris. Au lieu de tenir sa promesse, il lâcha sur Paris les Bretons de Trochu, qui remplaçaient maintenant les Corses de Bonaparte. Seul, le général Tamisier, refusant de souiller son nom par un tel parjure, se démit du commandement en chef de la garde nationale et, à sa place, Clément Thomas redevint général. Pendant toute la durée de son commandement, il fit la guerre non aux Prussiens, mais à la garde nationale de Paris. Il en empêcha l’armement général, excita les bataillons bourgeois contre les bataillons ouvriers, élimina les officiers hostiles au « plan » de Trochu et licencia, sous l’accusation infamante de lâcheté, ces mêmes bataillons prolétariens dont l’héroïsme a maintenant forcé l’admiration de leurs ennemis les plus acharnés. Clément Thomas se sentait tout fier d’avoir reconquis ses galons de juin 1848, comme ennemi personnel de la classe ouvrière de Paris. Quelques jours encore avant le 18 mars, il soumettait au ministre de la Guerre, Le Flô, un plan de son cru pour « en finir avec la fine fleur de la canaille parisienne ». Après la déroute de Vinoy, il ne put se défendre d’entrer en lice en qualité d’espion amateur. Le Comité central et les travailleurs de Paris furent tout juste aussi responsables de l’exécution de Clément Thomas et de Lecomte, que la princesse de Galles du sort des gens écrasés dans la foule le jour de son entrée à Londres.

Le prétendu massacre de citoyens sans armes place Vendôme est un mythe dont M. Thiers et les ruraux n’ont absolument pas voulu dire un mot à l’Assemblée, s’en remettant exclusivement pour le diffuser à la valetaille du journalisme européen. Les « hommes d’ordre », les réactionnaires de Paris, tremblèrent à la victoire du 18 mars. Pour eux, c’était le signal du châtiment populaire qui arrivait enfin. Les spectres des victimes, assassinées sur leur, ordre, depuis les jours de juin 1848 jusqu’au 22 janvier 1871 [2], se dressaient devant eux. Leur panique fut leur seule punition. Même les sergents de ville, au lieu d’être désarmés et mis sous les verrous comme on aurait dû le faire, trouvèrent les portes de Paris grandes ouvertes pour aller se mettre en sûreté à Versailles. Les hommes d’ordre non seulement ne furent pas molestés, mais ils eurent la faculté de se rassembler et d’occuper plus d’une position forte au centre même de Paris. Cette indulgence du Comité central, cette magnanimité des ouvriers armés, contrastant si singulièrement avec les habitudes du « parti de l’ordre », celui-ci les interpréta à tort comme des symptômes d’un sentiment de faiblesse. D’où son plan stupide d’essayer, sous le couvert d’une manifestation sans armes, ce que Vinoy n’avait pas réussi avec ses canons et ses mitrailleuses. Le 22 mars, un cortège séditieux de messieurs « du beau monde » quitta les quartiers élégants avec dans ses rangs tous les « petits crevés » et à sa tête les familiers notoires de l’Empire, les Hockeren, les Coëtlogon, les Henry de Pène, etc. Sous le lâche prétexte d’une manifestation pacifique, mais portant en secret des armes meurtrières, cette bande se forma en ordre de marche, maltraita et désarma les sentinelles et les patrouilles de la garde nationale qu’elle rencontra sur son passage, et, débouchant de la rue de la Paix sur la place Vendôme aux cris de : « A bas le Comité central ! A bas les assassins ! Vive l’Assemblée nationale ! », elle tenta de forcer les postes de garde en faction et d’enlever par surprise le quartier général de la garde nationale, qu’ils protégeaient. En réponse aux coups de revolver de la bande, les sommations régulières furent faites, et, comme elles se montraient sans effet, le général de la garde nationale commanda le feu. Une seule salve dispersa, en une fuite éperdue, les stupides freluquets qui espéraient que la simple exhibition de leur « honorable société » aurait le même effet sur la révolution de Paris que les trompettes de Josué sur les murs de Jéricho. Les fuyards laissaient derrière eux deux gardes nationaux tués, neuf grièvement blessés (parmi lesquels un membre du Comité central), et tout le théâtre de leurs exploits jonché de revolvers, de poignards et de cannes-épées, qui prouvaient bien le caractère « pacifique » de leur manifestation « sans armes ». Quand le 13 juin 1849, la garde nationale parisienne avait fait une manifestation réellement pacifique pour protester contre la félonie de l’assaut donné à Rome par les troupes françaises, Changarnier, alors général du parti de l’ordre, fut acclamé par l’Assemblée nationale, et particulièrement par M. Thiers, comme le sauveur de la société, pour avoir lancé ses troupes de tous côtés sur ces hommes sans armes, avec l’ordre de les abattre et de les sabrer, et de les fouler sous les pieds des chevaux. Paris, alors, fut mis en état de siège ; Dufaure fit voter en toute hâte par l’Assemblée de nouvelles lois de répression. De nouvelles arrestations, de nouvelles proscriptions, une nouvelle Terreur s’instaurèrent. Mais les « classes inférieures » s’y prennent autrement en ces matières. Le Comité central de 1871 ignora tout simplement la « manifestation pacifique », si bien que deux jours après seulement, ils furent en état de se rassembler sous les ordres de l’amiral Saisset, pour cette démonstration armée, que couronna le fameux sauve-qui-peut à Versailles. Dans sa répugnance à accepter la guerre civile engagée par Thiers avec sa tentative d’effraction nocturne à Montmartre, le Comité central commit, cette fois, une faute décisive en ne marchant pas aussitôt sur Versailles, alors entièrement sans défense, et en mettant ainsi fin aux complots de Thiers et de ses ruraux. Au lieu de cela, on permit encore au parti de l’ordre d’essayer sa force aux urnes, le 26 mars, jour de l’élection de la Commune. Ce jour-là, dans les mairies de Paris, ses membres échangèrent de douces paroles de réconciliation avec leurs trop généreux vainqueurs, en grommelant du fond du cœur le serment de les exterminer en temps et lieu.

Maintenant, considérez le revers de la médaille. Thiers ouvrit sa seconde campagne contre Paris au commencement d’avril. Le premier convoi de prisonniers parisiens amené à Versailles fut l’objet d’atrocités révoltantes, tandis qu’Ernest Picard, les mains dans les poches, rôdait autour d’eux en se gaussant et que Mmes Thiers et Favre, au milieu de leurs dames d’honneur, applaudissaient, de leur balcon, aux infamies de la tourbe versaillaise. Les hommes de ligne capturés furent froidement exécutés ; notre vaillant ami, le général Duval, le fondeur en fer, fut fusillé sans autre forme de procès. Galliffet, le souteneur de sa femme, si célèbre par ses exhibitions éhontées dans les orgies du second Empire, s’est vanté dans une proclamation d’avoir ordonné le meurtre d’une petite troupe de gardes nationaux avec leur capitaine et leur lieutenant, surpris et désarmés par ses chasseurs. Vinoy, le fuyard, fut nommé grand-croix de la Légion d’honneur par Thiers, pour son ordre du jour enjoignant d’abattre tout soldat de la ligne pris dans les rangs des fédérés. Desmarets, le gendarme, fut décoré pour avoir traîtreusement, comme un boucher, mis en pièces le chevaleresque et généreux Flourens qui avait sauvé les têtes du gouvernement de la Défense le 31 octobre 1870. Les « détails réconfortants » de cet assassinat furent complaisamment développés par Thiers à l’Assemblée nationale. Avec la vanité suffisante d’un Tom Pouce parlementaire, admis à jouer le rôle d’un Tamerlan, il refusa aux rebelles à Sa Petitesse toutes les garanties de la guerre entre civilisés et jusqu’au droit de neutralité pour les ambulances. Rien de plus horrible que ce singe, déjà pressenti par Voltaire, autorisé pour un moment à donner libre cours à ses instincts de tigre.

Après le décret de la Commune du 7 avril, ordonnant des représailles et déclarant qu’il était de son devoir « de protéger Paris contre les exploits de cannibales des bandits de Versailles et de rendre oeil pour oeil et dent pour dent », Thiers n’arrêta pas pour autant le traitement barbare des prisonniers. Il les insulta, de surcroît, dans ses bulletins - « Jamais, écrit-il, figures plus dégradées d’une démocratie avilie n’affligèrent les regards des honnêtes gens » - honnêtes comme Thiers lui-même et ses « élargis » ministériels. Toutefois, pendant quelque temps, les exécutions de prisonniers furent suspendues. Mais à peine Thiers et ses généraux décembriseurs furent-ils avisés que même leurs espions de la gendarmerie pris dans Paris sous le déguisement de gardes nationaux, même les sergents de ville pris avec des bombes incendiaires sur eux, étaient épargnés [3], à peine s’aperçurent-ils que le décret de la Commune sur les représailles n’était qu’une menace vaine, que les exécutions en masse de prisonniers furent reprises et poursuivies sans interruption jusqu’à la fin. Des maisons où des gardes nationaux s’étaient réfugiés furent entourées de gendarmes, arrosées avec du pétrole (lequel apparaît ici pour la première fois) et incendiées ; les cadavres à demi carbonisés étaient enlevés ensuite par l’ambulance de la Presse, établie aux Ternes. Quatre gardes nationaux qui s’étaient rendus à une troupe de chasseurs à cheval à la Belle-Épine, le 25 avril, furent abattus après coup, l’un après l’autre, par le capitaine, digne émule de Galliffet. Une de ses quatre victimes, Scheffer, laissée pour morte, revint en rampant aux avant-postes parisiens et déposa sur ce fait devant une commission de la Commune. Quand Tolain interpella le ministre de la Guerre sur le rapport de cette commission, les ruraux couvrirent sa voix de leurs cris et interdirent à Le Flô de répondre. C’eût été une insulte à leur « glorieuse » armée que de parler de ses hauts faits. Le ton désinvolte sur lequel les bulletins de Thiers annonçaient le massacre à la baïonnette des fédérés surpris dans leur sommeil au Moulin-Saquet et les exécutions en masse de Clamart irrita même les nerfs du Times de Londres, qui n’est vraiment pas hypersensible. Mais il serait ridicule aujourd’hui d’essayer d’énumérer les atrocités, simples préliminaires, commises par ceux qui ont bombardé Paris et fomenté une rébellion de négriers sous la protection du conquérant étranger. Au milieu de toutes ces horreurs, Thiers, oubliant ses jérémiades parlementaires sur la terrible responsabilité qui pèse sur ses épaules de nain, se vante que « l’Assemblée siège paisiblement » et démontre par ses perpétuelles orgies, tantôt avec les généraux décembriseurs, tantôt avec les princes allemands, que sa digestion n’est pas le moins du monde troublée, pas même par les spectres de Lecomte et de Clément Thomas.

Notes

[1] Le 31 octobre 1870, une tentative fut faite pour renverser le gouvernement de la Défense nationale et s’emparer du pouvoir. L’impulsion fut donnée au mouvement par les bruits d’armistice avec les Prussiens, de défaite de la garde nationale au Bourget (30 octobre) et de reddition de Metz. Guidés par les blanquistes, les gardes nationaux envahirent l’Hôtel de Ville, proclamèrent la destitution de l’ancien gouvernement et la formation d’un nouveau, qui devait organiser les élections à la Commune. Mais le nouveau gouvernement, qui ne s’appuyait pas sur les masses, se montra irrésolu et hésitant.
Il entra en pourparlers avec les membres arrêtés du gouvernement de la Défense nationale et en obtint un accord verbal pour la fixation des élections à la Commune (au 1er novembre) et pour une amnistie générale.
Sur ces entrefaites, des bataillons de gardes bourgeois arrivèrent, qui au matin du 1er novembre envahirent l’Hôtel de Ville et rétablirent le pouvoir du gouvernement de la Défense nationale.

[2] Le 22 janvier 1871, une nouvelle tentative fut faite pour renverser le gouvernement de la Défense nationale. La cause immédiate du soulèvement fut la défaite infligée à la garde nationale sous Buzenval (19 janvier 1871). A la suite de cette défaite, des bruits coururent sur l’armistice prochain et la nomination du général Vinoy comme gouverneur militaire de Paris. De même que l’insurrection du 31 octobre le soulèvement du 22 janvier se distingua par le manque de résolution, de cohésion et de liaison organique avec les masses. Pendant la répression du mouvement, il y eut 80 morts et blessés, parmi lesquels des femmes et des enfants.

[3] Déjà dans sa lettre à Kugelmann, du 12 avril 1871 Marx parle de ces erreurs fatales du Comité central.

3

À l’aube du 18 mars, Paris fut réveillé par ce cri de tonnerre : Vive la Commune ! Qu’est-ce donc que la Commune, ce sphinx qui met l’entendement bourgeois à si dure épreuve ?

Les prolétaires de la capitale, disait le Comité central dans son manifeste du 18 mars, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l’heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques... Le prolétariat... a compris qu’il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d’en assurer le triomphe en s’emparant du pouvoir.

Mais la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’État [1] et de le faire fonctionner pour son propre compte.

Le pouvoir centralisé de l’État, avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail, date de l’époque de la monarchie absolue, où il servait à la société bourgeoise naissante d’arme puissante dans ses luttes contre le féodalisme. Cependant, son développement restait entravé par toutes sortes de décombres moyenâgeux, prérogatives des seigneurs et des nobles, privilèges locaux, monopoles municipaux et corporatifs et Constitutions provinciales. Le gigantesque coup de balai de la Révolution française du XVIIIe siècle emporta tous ces restes des temps révolus, débarrassant ainsi, du même coup, le substrat social des derniers obstacles s’opposant à la superstructure de l’édifice de l’État moderne. Celui-ci fut édifié sous le premier Empire, qui était lui-même le fruit des guerres de coalition [2] de la vieille Europe semi-féodale contre la France moderne. Sous les régimes qui suivirent, le gouvernement, placé sous contrôle parlementaire, c’est-à-dire sous le contrôle direct des classes possédantes, ne devint pas seulement la pépinière d’énormes dettes nationales et d’impôts écrasants ; avec ses irrésistibles attraits, autorité, profits, places, d’une part il devint la pomme de discorde entre les factions rivales et les aventuriers des classes dirigeantes, et d’autre part son caractère politique changea conjointement aux changements économiques de la société. Au fur et à mesure que le progrès de l’industrie moderne développait, élargissait, intensifiait l’antagonisme de classe entre le capital et le travail, le pouvoir d’État prenait de plus en plus le caractère d’un pouvoir publie organisé aux fins d’asservissement social, d’un appareil de domination d’une classe. Après chaque révolution, qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d’État apparaît façon de plus en plus ouverte. La Révolution de 1830 transféra le gouvernement des propriétaires terriens aux capitalistes, des adversaires les plus éloignés des ouvriers à leurs adversaires les plus directs. Les républicains bourgeois qui, au nom de la Révolution de février, s’emparèrent du pouvoir d’État, s’en servirent pour provoquer les massacres de juin, afin de convaincre la classe ouvrière que la république « sociale », cela signifiait la république qui assurait la sujétion sociale, et afin de prouver à la masse royaliste des bourgeois et des propriétaires terriens qu’ils pouvaient en toute sécurité abandonner les soucis et les avantages financiers du gouvernement aux « républicains » bourgeois. Toutefois, après leur unique exploit héroïque de juin, il ne restait plus aux républicains bourgeois qu’à passer des premiers rangs à l’arrière-garde du « parti de l’ordre », coalition formée par toutes les fractions et factions rivales de la classe des appropriateurs dans leur antagonisme maintenant ouvertement déclaré avec les classes des producteurs. La forme adéquate de leur gouvernement en société par actions fut la « république parlementaire », avec Louis Bonaparte pour président, régime de terrorisme de classe avoué et d’outrage délibéré à la « vile multitude ». Si la république parlementaire, comme disait M. Thiers, était celle qui « les divisait [les diverses fractions de la classe dirigeante] le moins », elle accusait par contre un abîme entre cette classe et le corps entier de la société qui vivait en dehors de leurs rangs clairsemés. Leur union brisait les entraves que, sous les gouvernements précédents, leurs propres dissensions avaient encore mises au pouvoir d’État. En présence de la menace de soulèvement du prolétariat, la classe possédante unie utilisa alors le pouvoir de l’État, sans ménagement et avec ostentation comme l’engin de guerre national du capital contre le travail. Dans leur croisade permanente contre les masses productrices, ils furent forcés non seulement d’investir l’exécutif de pouvoirs de répression sans cesse accrus, mais aussi de dépouiller peu à peu leur propre forteresse parlementaire, l’Assemblée nationale, de tous ses moyens de défense contre l’exécutif. L’exécutif, en la personne de Louis Bonaparte, les chassa. Le fruit naturel de la république du « parti de l’ordre » fut le Second Empire.

L’empire, avec le coup d’État pour acte de naissance, le suffrage universel pour visa et le sabre pour sceptre, prétendait s’appuyer sur la paysannerie, cette large masse de producteurs qui n’était pas directement engagée dans la lutte du capital et du travail. Il prétendait sauver la classe ouvrière en en finissant avec le parlementarisme, et par là avec la soumission non déguisée du gouvernement aux classes possédantes. Il prétendait sauver les classes possédantes en maintenant leur suprématie économique sur la classe ouvrière ; et finalement il se targuait de faire l’unité de toutes les classes en faisant revivre pour tous l’illusion mensongère de la gloire nationale. En réalité, c’était la seule forme de gouvernement possible, à une époque où la bourgeoisie avait déjà perdu, - et la classe ouvrière n’avait pas encore acquis, - la capacité de gouverner la nation. Il fut acclamé dans le monde entier comme le sauveur de la société. Sous l’empire, la société bourgeoise libérée de tous soucis politiques atteignit un développement dont elle n’avait elle-même jamais eu idée. Son industrie et son commerce atteignirent des proportions colossales ; la spéculation financière célébra des orgies cosmopolites ; la misère des masses faisait un contraste criant avec l’étalage éhonté d’un luxe somptueux, factice et crapuleux. Le pouvoir d’État, qui semblait planer bien haut au-dessus de la société, était cependant lui-même le plus grand scandale de cette société et en même temps le foyer de toutes ses corruptions. Sa propre pourriture et celle de la société qu’il avait sauvée furent mises à nu par la baïonnette de la Prusse, elle-même avide de transférer le centre de gravité de ce régime de Paris à Berlin. Le régime impérial est la forme la plus prostituée et en même temps la forme ultime de ce pouvoir d’État, que la société bourgeoise naissante a fait naître, comme l’outil de sa propre émancipation du féodalisme, et que la société bourgeoise parvenue à son plein épanouissement avait finalement transformé en un moyen d’asservir le travail au capital.

L’antithèse directe de l’Empire fut la Commune. Si le prolétariat de Paris avait fait la révolution de Février au cri de « Vive la République sociale », ce cri n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette république.

Paris, siège central de l’ancien pouvoir gouvernemental, et, en même temps, forteresse sociale de la classe ouvrière française, avait pris les armes contre la tentative faite par Thiers et ses ruraux pour restaurer et perpétuer cet ancien pouvoir gouvernemental que leur avait légué l’empire. Paris pouvait seulement résister parce que, du fait du siège, il s’était débarrassé de l’armée et l’avait remplacée par une garde nationale, dont la masse était constituée par des ouvriers. C’est cet état de fait qu’il s’agissait maintenant de transformer en une institution durable. Le premier décret de la Commune fut donc la suppression de l’armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes.

La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois[3]. Au lieu de continuer d’être l’instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l’administration. Depuis les membres de la Commune jusqu’au bas de l’échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d’ouvrier. Les bénéfices d’usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l’État disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes. Les services publics cessèrent d’être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l’administration municipale, mais toute l’initiative jusqu’alors exercée par l’État fut remise aux mains de la Commune.

Une fois abolies l’armée permanente et la police, instruments du pouvoir matériel de l’ancien gouvernement, la Commune se donna pour tâche de briser l’outil spirituel de l’oppression, le pouvoir des prêtres ; elle décréta la dissolution et l’expropriation de toutes les Églises dans la mesure où elles constituaient des corps possédants. Les prêtres furent renvoyés à la calme retraite de la vie privée, pour y vivre des aumônes des fidèles, à l’instar de leurs prédécesseurs, les apôtres. La totalité des établissements d’instruction furent ouverts au peuple gratuitement, et, en même temps, débarrassés de toute ingérence de l’Église et de l’État. Ainsi, non seulement l’instruction était rendue accessible à tous, mais la science elle-même était libérée des fers dont les préjugés de classe et le pouvoir gouvernemental l’avaient chargée.

Les fonctionnaires de la justice furent dépouillés de cette feinte indépendance qui n’avait servi qu’à masquer leur vile soumission à tous les gouvernements successifs auxquels, tour à tour, ils avaient prêté serment de fidélité, pour le violer ensuite. Comme le reste des fonctionnaires publics, magistrats et juges devaient être élus, responsables et révocables.

La Commune de Paris devait, bien entendu, servir de modèle à tous les grands centres industriels de France. Le régime de la Commune une fois établi à Paris et dans les centres secondaires, l’ancien gouvernement centralisé aurait, dans les provinces aussi, dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-mêmes. Dans une brève esquisse d’organisation nationale que la Commune n’eut pas le temps de développer, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne et que dans les régions rurales l’armée permanente devait être remplacée par une milice populaire à temps de service extrêmement court. Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris ; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le mandat impératif de leurs électeurs. Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, comme on l’a dit faussement, de propos délibéré, mais devaient être assurées par des fonctionnaires de la Commune, autrement dit strictement responsables. L’unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d’État qui prétendait être l’incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle, alors qu’il n’en était qu’une excroissance parasitaire. Tandis qu’il importait d’amputer les organes purement répressifs de l’ancien pouvoir gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui revendiquait une prééminence au-dessus de la société elle-même, et rendues aux serviteurs responsables de la société. Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait « représenter » et fouler aux pieds le peuple au Parlement [4], le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre employeur en quête d’ouvriers, de contrôleurs et de comptables pour son affaire. Et c’est un fait bien connu que les sociétés, comme les individus, en matière d’affaires véritables, savent généralement mettre chacun à sa place et, si elles font une fois une erreur, elles savent la redresser promptement. D’autre part, rien ne pouvait être plus étranger à l’esprit de la Commune que de remplacer le suffrage universel par une investiture hiérarchique.

C’est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles d’être prises à tort pour la réplique de formes plus anciennes, et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. Ainsi, dans cette nouvelle Commune, qui brise le pouvoir d’État moderne, on a voulu voir un rappel à la vie des communes médiévales, qui d’abord précédèrent ce pouvoir d’État, et ensuite en devinrent le fondement. - La Constitution communale a été prise à tort pour une tentative de rompre en une fédération de petits États, conforme au rêve de Montesquieu et des Girondins, cette unité des grandes nations, qui, bien qu’engendrée à l’origine par la violence, est maintenant devenue un puissant facteur de la production sociale. - L’antagonisme de la Commune et du pouvoir d’État a été pris à tort pour une forme excessive de la vieille lutte contre l’excès de centralisation. Des circonstances historiques particulières peuvent avoir empêché dans d’autres pays le développement classique de la forme bourgeoise de gouvernement, tel qu’il s’est produit en France, et peuvent avoir permis, comme en Angleterre, de compléter les grands organes centraux de l’État par des vestries [5] corrompues, des conseillers municipaux affairistes et de féroces administrateurs du Bureau de bienfaisance dans les villes et dans les comtés, par des juges de paix effectivement héréditaires. La Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement. Par ce seul fait, elle eût été le point de départ de la régénération de la France. La classe moyenne des villes de province vit dans la Commune une tentative de restaurer la domination que cette classe avait exercée sur la campagne sous Louis-Philippe, et qui, sous Louis-Napoléon, avait été supplantée par la prétendue domination de la campagne sur les villes. En réalité, la Constitution communale aurait soumis les producteurs ruraux à la direction intellectuelle des chefs-lieux de département et leur y eût assuré des représentants naturels de leurs intérêts en la personne des ouvriers des villes. L’existence même de la Commune impliquait, comme quelque chose d’évident, l’autonomie municipale ; mais elle n’était plus dorénavant un contre-poids au pouvoir d’État, désormais superflu. Il ne pouvait venir qu’au cerveau d’un Bismarck, qui, s’il n’était pas engagé dans ses intrigues de sang et de fer, reviendrait volontiers à son ancien métier, si bien adapté à son calibre mental, de collaborateur du Kladderadatsch [6], il ne pouvait venir qu’à un tel cerveau l’idée de prêter à la Commune de Paris des aspirations à cette caricature de la vieille organisation municipale française de 1791 qu’est le régime municipal prussien, qui rabaisse l’administration des vil à n’être que de simples rouages de second ordre dans la machine policière de l’État prussien. La Commune a réalisé ce mot d’ordre de toutes les révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, en abolissant ces deux grandes sources de dépenses : l’armée et le fonctionnarisme d’État. Son existence même supposait la non-existence de la monarchie qui, en Europe du moins, est le fardeau normal et l’indispensable masque de la domination de classe. Elle fournissait à la république la base d’institutions réellement démocratiques. Mais ni le « gouvernement à bon marché », ni la « vraie république » n’étaient son but dernier ; tous deux furent un résultat secondaire et allant de soi de la Commune.

La multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a été soumise, et la multiplicité des intérêts qu’elle a exprimés montrent que c’était une forme politique tout à fait susceptible d’expansion, tandis que toutes les formes antérieures de gouvernement avaient été essentiellement répressives. Son véritable secret, le voici : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail [7].

Sans cette dernière condition, la Constitution communale eût été une impossibilité et un leurre. La domination politique du producteur ne peut coexister avec la pérennisation de son esclavage social. La Commune devait donc servir de levier pour renverser les bases économiques sur lesquelles se fonde l’existence des classes, donc, la domination de classe. Une fois le travail émancipé, tout homme devient un travailleur, et le travail productif cesse d’être l’attribut d’une classe.

C’est une chose étrange. Malgré tous les discours grandiloquents, et toute l’immense littérature des soixante dernières années sur l’émancipation des travailleurs, les ouvriers n’ont pas plutôt pris, où que ce soit, leur propre cause en main, que, sur-le-champ, on entend retentir toute la phraséologie apologétique des porte-parole de la société actuelle avec ses deux pôles, capital et esclavage salarié (le propriétaire foncier n’est plus que le commanditaire du capitaliste), comme si la société capitaliste était encore dans son plus pur état d’innocence virginale, sans qu’aient été encore développées toutes ses contradictions, sans qu’aient été encore dévoilés tous ses mensonges, sans qu’ait été encore mise à nu son infâme réalité. La Commune, s’exclament-ils, entend abolir la propriété, base de toute civilisation. Oui, messieurs, la Commune entendait abolir cette propriété de classe, qui fait du travail du grand nombre la richesse de quelques-uns. Elle visait à l’expropriation des expropriateurs. Elle voulait faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production, la terre et le capital, aujourd’hui essentiellement moyens d’asservissement et d’exploitation du travail, en simples instruments d’un travail libre et associé. Mais c’est du communisme, c’est l’ « impossible » communisme ! Eh quoi, ceux des membres des classes dominantes qui sont assez intelligents pour comprendre l’impossibilité de perpétuer le système actuel - et ils sont nombreux - sont devenus les apôtres importuns et bruyants de la production coopérative. Mais si la production coopérative ne doit pas rester un leurre et une duperie ; si elle doit évincer le système capitaliste ; si l’ensemble des associations coopératives doit régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous son propre contrôle et mettant fin à l’anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont le destin inéluctable de la production capitaliste, que serait-ce, messieurs, sinon du communisme, du très « possible » communisme ?

La classe ouvrière n’espérait pas des miracles de la Commune. Elle n’a pas d’utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation, et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle en vertu de son propre développement économique, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement les circonstances elles-mêmes. Elle n’a pas à réaliser d’idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s’effondre. Dans la pleine conscience de sa mission historique et avec la résolution héroïque d’être digne d’elle dans son action, la classe ouvrière peut se contenter de sourire des invectives grossières des laquais de presse et de la protection sentencieuse des doctrinaires bourgeois bien intentionnés qui débitent leurs platitudes d’ignorants et leurs marottes de sectaires, sur le ton d’oracle de l’infaillibilité scientifique.

Quand la Commune de Paris prit la direction de la révolution entre ses propres mains ; quand de simples ouvriers, pour la première fois, osèrent toucher au privilège gouvernemental de leurs « supérieurs naturels », les possédants, et, dans des circonstances d’une difficulté sans exemple, accomplirent leur oeuvre modestement, consciencieusement et efficacement (et l’accomplirent pour des salaires dont le plus élevé atteignait à peine le cinquième de ce qui, à en croire une haute autorité scientifique, le professeur Huxley, est le minimum requis pour un secrétaire du conseil de l’instruction publique de Londres), le vieux monde se tordit dans des convulsions de rage à la vue du drapeau rouge, symbole de la République du travail, flottant sur l’Hôtel de Ville.

Et pourtant, c’était la première révolution dans laquelle la classe ouvrière était ouvertement reconnue comme la seule qui fût encore capable d’initiative sociale, même par la grande masse de la classe moyenne de Paris - boutiquiers, commerçants, négociants - les riches capitalistes étant seuls exceptés. La Commune l’avait sauvée, en réglant sagement cette cause perpétuelle de différends à l’intérieur même de la classe moyenne : la question des créanciers et des débiteurs [8]. Cette même partie de la classe moyenne avait participé à l’écrasement de l’insurrection ouvrière en juin 1848 ; et elle avait été sur l’heure sacrifiée sans cérémonie à ses créanciers par l’Assemblée constituante. Mais ce n’était pas là son seul motif pour se ranger aujourd’hui aux côtés de la classe ouvrière. Cette fraction de la classe moyenne sentait qu’il n’y avait plus qu’une alternative, la Commune ou l’empire, sous quelque nom qu’il pût reparaître. L’Empire l’avait ruinée économiquement par Bon gaspillage de la richesse publique, par l’escroquerie financière en grand, qu’il avait encouragée, par l’appui qu’il avait donné à la centralisation artificiellement accélérée du capital, et à l’expropriation corrélative d’une grande partie de cette classe. Il l’avait supprimée politiquement, il l’avait scandalisée moralement par ses orgies, il avait insulté à son voltairianisme en remettant l’éducation de ses enfants aux frères ignorantins, il avait révolté son sentiment national de Français en la précipitant tête baissée dans une guerre qui ne laissait qu’une seule compensation pour les ruines qu’elle avait faites : la disparition de l’Empire. En fait, après l’exode hors de Paris de toute la haute bohème bonapartiste et capitaliste, le vrai parti de l’ordre de la classe moyenne se montra sous la forme de l’ « Union républicaine » qui s’enrôla sous les couleurs de la Commune et la défendit contre les falsifications préméditées de Thiers. La reconnaissance de cette grande masse de la classe moyenne résistera-t-elle à la sévère épreuve actuelle ? Le temps seul le montrera.

La Commune avait parfaitement raison en disant aux paysans : « Notre victoire est votre seule espérance ». De tous les mensonges enfantés à Versailles et repris par l’écho des glorieux journalistes d’Europe à un sou la ligne, un des plus monstrueux fut que les ruraux de l’Assemblée nationale représentaient la paysannerie française. Qu’on imagine un peu l’amour du paysan français pour les hommes auxquels après 1815 il avait dû payer l’indemnité d’un milliard [9]. A ses yeux, l’existence même d’un grand propriétaire foncier est déjà en soi un empiètement sur ses conquêtes de 1789. La bourgeoisie, en 1848, avait grevé son lopin de terre de la taxe additionnelle de 45 centimes par franc [10] ; mais elle l’avait fait au nom de la révolution ; tandis que maintenant elle avait fomenté une guerre civile contre la révolution pour faire retomber sur les épaules du paysan le plus clair des cinq milliards d’indemnité à payer aux Prussiens. La Commune, par contre, dans une de ses premières proclamations, déclarait que les véritables auteurs de la guerre auraient aussi à en payer les frais. La Commune aurait délivré le paysan de l’impôt du sang, elle lui aurait donné un gouvernement à bon marché, aurait transformé ses sangsues actuelles, le notaire, l’avocat, l’huissier, et autres vampires judiciaires, en agents communaux salariés, élus par lui et devant lui responsables. Elle l’aurait affranchi de la tyrannie du garde champêtre, du gendarme et du préfet ; elle aurait mis l’instruction par le maître d’école à la place de l’abêtissement par le prêtre. Et le paysan français est, par-dessus tout, homme qui sait compter. Il aurait trouvé extrêmement raisonnable que le traitement du prêtre, au lieu d’être extorqué par le libre percepteur, ne dépendit que de la manifestation des instincts religieux des paroissiens. Tels étaient les grands bienfaits immédiats dont le gouvernement de la Commune - et celui-ci seulement - apportait la perspective à la paysannerie française. Il est donc tout à fait superflu de s’étendre ici sur les problèmes concrets plus compliqués, mais vitaux, que la Commune seule était capable et en même temps obligée de résoudre en faveur du paysan : la dette hypothécaire, qui posait comme un cauchemar sur son lopin de terre, le prolétariat rural qui grandissait chaque jour et son expropriation de cette parcelle qui s’opérait à une allure de plus en plus rapide du fait du développement même de l’agriculture moderne et de la concurrence du mode de culture capitaliste.

Le paysan français avait élu Louis Bonaparte président de la République, mais le parti de l’ordre créa le Second Empire. Ce dont en réalité le paysan français a besoin, il commença à le montrer en 1849 et 1850, en opposant son maire au préfet du gouvernement, son maître d’école au prêtre du gouvernement et sa propre personne au gendarme du gouvernement. Toutes les lois faites par le parti de l’ordre en janvier et février 1850 furent des mesures avouées de répression contre les paysans. Le paysan était bonapartiste, parce que la grande Révolution, avec tous les bénéfices qu’il en avait tirés, se personnifiait à ses yeux en Napoléon. Cette illusion, qui se dissipa rapidement sous le second Empire (et elle était par sa nature même hostile aux « ruraux »), ce préjugé du passé, comment auraient-ils résisté à la Commune en appelant aux intérêts vivants et aux besoins pressants de la paysannerie ?

Les ruraux (c’était, en fait, leur appréhension maîtresse) savaient que trois mois de libre communication entre le Paris de la Commune et les provinces amèneraient un soulèvement général des paysans ; de là leur hâte anxieuse à établir un cordon de police autour de Paris comme pour arrêter la propagation de la peste bovine.

Si la Commune était donc la représentation véritable de tous les éléments sains de la société française, et par suite le véritable gouvernement national, elle était en même temps un gouvernement ouvrier, et, à ce titre, en sa qualité de champion audacieux de l’émancipation du travail, internationale au plein sens du terme. Sous les yeux de l’armée prussienne qui avait annexé à l’Allemagne deux provinces françaises, la Commune annexait à la France les travailleurs du monde entier.

Le second Empire avait été la grande kermesse de la filouterie cosmopolite, les escrocs de tous les pays s’étaient rués à son appel pour participer à ses orgies et au pillage du peuple français. En ce moment même le bras droit de Thiers est Ganesco, crapule valaque, son bras gauche, Markovski, espion russe. La Commune a admis tous les étrangers à l’honneur de mourir pour une cause immortelle. - Entre la guerre étrangère perdue par sa trahison, et la guerre civile fomentée par son complot avec l’envahisseur étranger, la bourgeoisie avait trouvé le temps d’afficher son patriotisme en organisant la chasse policière aux Allemands habitant en France. La Commune a fait d’un ouvrier allemand son ministre du Travail. - Thiers, la bourgeoisie, le second Empire avaient continuellement trompé la Pologne par de bruyantes professions de sympathie, tandis qu’en réalité ils la livraient à la Russie, dont ils faisaient la sale besogne. La Commune a fait aux fils héroïques de la Pologne l’honneur de les placer à la tête des défenseurs de Paris. Et pour marquer hautement la nouvelle ère de l’histoire qu’elle avait conscience d’inaugurer, sous les yeux des Prussiens vainqueurs d’un côté, et de l’armée de Bonaparte, conduite par des généraux bonapartistes de l’autre la Commune jeta bas ce colossal symbole de la gloire guerrière, la colonne Vendôme.

La grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu’indiquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple. Telles furent l’abolition du travail de nuit pour les compagnons boulangers ; l’interdiction, sous peine d’amende, de la pratique en usage chez les employeurs, qui consistait à réduire les salaires en prélevant des amendes sur leurs ouvriers sous de multiples prétextes, procédé par lequel l’employeur combine dans sa propre personne les rôles du législateur, du juge et du bourreau, et empoche l’argent par-dessus le marché. Une autre mesure de cet ordre fut la remise aux associations d’ouvriers, sous réserve du paiement d’une indemnité, de tous les ateliers et fabriques qui avaient fermé, que les capitalistes intéressés aient disparu ou qu’ils aient préféré suspendre le travail.

Les mesures financières de la Commune, remarquables par leur sagacité et leur modération, ne pouvaient être que celles qui sont compatibles avec la situation d’une ville assiégée. Eu égard aux vols prodigieux commis aux dépens de la ville de Paris par les grandes compagnies financières et les entrepreneurs de travaux publics sous le régime d’Haussmann, la Commune aurait eu bien davantage le droit de confisquer leurs propriétés que Louis Napoléon ne l’avait de confisquer celles de la famille d’Orléans. Les Hohenzollern et les oligarques anglais, qui, les uns et les autres, ont tiré une bonne partie de leurs biens du pillage de l’Église, furent bien entendu, grandement scandalisés par la Commune qui, elle, ne tira que 8.000 francs de la sécularisation.

Alors que le gouvernement de Versailles, dès qu’il eut recouvré un peu de courage et de force, employait les moyens les plus violents contre la Commune ; alors qu’il supprimait la liberté d’opinion par toute la France, allant jusqu’à interdire les réunions des délégués des grandes villes ; alors qu’il. soumettait. Versailles, et le reste de la France, à un espionnage qui surpassait de loin celui du second Empire ; alors qu’il faisait brûler par ses gendarmes transformés en inquisiteurs tous les journaux imprimés à Paris et qu’il décachetait toutes les lettres venant de Paris et destinées à Paris ; alors qu’à l’Assemblée nationale les essais les plus timides de placer un mot en faveur de Paris étaient noyés sous les hurlements, d’une façon inconnue même à la Chambre introuvable de 1816 ; étant donné la conduite sanguinaire de la guerre par les Versaillais hors de Paris et leurs tentatives de corruption et de complot dans Paris, - la Commune n’aurait-elle pas honteusement trahi sa position en affectant d’observer toutes les convenances et les apparences du libéralisme, comme en pleine paix ? Le gouvernement de la Commune eût-il été de même nature que celui de M. Thiers, il n’y aurait pas eu plus de motif de supprimer des journaux du parti de l’ordre à Paris, que de supprimer des journaux de la Commune à Versailles.

Il était irritant, certes, pour les ruraux, que dans le moment même où ils proclamaient le retour à l’Église comme le seul moyen de sauver la France, la mécréante Commune déterrât les mystères assez spéciaux du couvent de Picpus et de l’église Saint-Laurent [11]. Et quelle satire contre M. Thiers : tandis qu’il faisait pleuvoir des grands-croix sur les généraux bonapartistes, en témoignage de leur maestria à perdre les batailles, à signer les capitulations et à rouler les cigarettes à Wilhelmshoehe, la Commune cassait et arrêtait ses généraux dès qu’ils étaient suspectés de négliger leurs devoirs, L’expulsion hors de la Commune et l’arrestation sur son ordre d’un de ses membres qui s’y était faufilé sous un faux nom et qui avait encouru à Lyon une peine de six jours d’emprisonnement pour banqueroute ,simple, n’était-ce pas une insulte délibérée jetée à la face du faussaire Jules Favre, toujours ministre des Affaires étrangères de la France, toujours en train de vendre la France à Bismarck et dictant toujours ses ordres à la Belgique, ce modèle de gouvernement ? Mais, certes, la Commune ne prétendait pas à l’infaillibilité, ce que font sans exception tous les gouvernements du type ancien. Elle publiait tous ses actes et ses paroles, elle mettait le public au courant de, toutes ses imperfections.

Dans toute révolution, il se glisse, à côté de ses représentants véritables, des hommes d’une tout autre trempe ; quelques-uns sont des survivants des révolutions passées dont ils gardent le culte ; ne comprenant pas le mouvement présent, ils possèdent encore une grande influence sur le peuple par leur honnêteté et leur courage reconnus, ou par la simple force de la tradition ; d’autres sont de simples braillards, qui, à force de répéter depuis des années le même chapelet de déclamations stéréotypées contre le gouvernement du jour, se sont fait passer pour des révolutionnaires de la plus belle eau. Même après le 18 mars, on vit surgir quelques hommes de ce genre, et, dans quelques cas, ils parvinrent à jouer des rôles de premier plan. Dans la mesure de leur pouvoir, ils gênèrent l’action réelle de la classe ouvrière, tout comme ils ont gêné le plein développement de toute révolution antérieure. Ils sont un mal inévitable ; avec le temps on s’en débarrasse ; mais, précisément, le temps n’en fut pas laissé à la Commune.

Quel changement prodigieux, en vérité, que celui opéré par la Commune dans Paris ! Plus la moindre trace du Paris dépravé du second Empire. Paris n’était plus le rendez-vous des propriétaires fonciers britanniques, des Irlandais par procuration [12], des ex-négriers et des rastaquouères d’Amérique, des ex-propriétaires de serfs russes et des boyards valaques. Plus de cadavres à la morgue, plus d’effractions nocturnes, pour ainsi dire pas de vols ; en fait, pour la première fois depuis les jours de février 1848, les rues de Paris étaient sûres, et cela sans aucune espèce de police. « Nous n’entendons plus parler, disait un membre de la Commune, d’assassinats, de vols, ni d’agressions ; on croirait vraiment que la police a entraîné avec elle à Versailles toute sa clientèle conservatrice ». Les cocottes avaient retrouvé la piste de leurs protecteurs, - les francs-fileurs, gardiens de la famille, de la religion et, par-dessus tout, de a propriété. A leur place, les vraies femmes de Paris avaient reparu, héroïques, nobles et dévouées, comme les femmes de l’antiquité. Un Paris qui travaillait, qui pensait, qui combattait, qui saignait, ou liant presque, tout à couver une société nouvelle, les cannibales qui étaient à ses portes, -radieux dans l’enthousiasme de son initiative historique !

En face de ce monde nouveau à Paris, voyez l’ancien monde à Versailles, - cette assemblée des vampires de tous les régimes défunts, légitimistes et orléanistes, avides de se repaître du cadavre de la nation, - avec une queue de républicains d’avant le déluge, sanctionnant par leur présence dans l’Assemblée la rébellion des négriers, s’en remettant pour maintenir leur république parlementaire à la vanité du vieux charlatan placé à la tête du gouvernement, et caricaturant 1789 en se réunissant, spectres du passé, au Jeu de Paume. C’était donc elle, cette Assemblée, la représentante de tout ce qui était mort en France, que seul ramenait à un semblant de vie l’appui des sabres des généraux de Louis Bonaparte ! Paris toute vérité, Versailles tout mensonge ; et ce mensonge exhalé par la bouche de Thiers !

Thiers dit à une députation des maires de Seine-et-Oise : « Vous pouvez compter sur ma parole, je n’y ai jamais manqué ». Il dit à l’Assemblée même « qu’elle était la plus librement élue et la plus libérale que la France ait jamais eue » ; il dit à sa soldatesque bigarrée qu’elle était « l’admiration du monde et la plus belle armée que la France ait jamais eue » ; il dit aux provinces, qu’il ne bombardait pas Paris, que c’était un mythe. « Si quelques coups de canon ont été tirés, ce n’est pas par l’armée de Versailles, mais par quelques insurgés, pour faire croire qu’ils se battent quand ils n’osent même pas se montrer ». Il dit encore aux provinces que l’ « artillerie de Versailles ne bombardait pas Paris, elle ne faisait que le canonner ». Il dit à l’archevêque de Paris que les prétendues exécutions et représailles ( !) attribuées aux troupes de Versailles n’étaient que fariboles. Il dit à Paris qu’il était seulement désireux « de le délivrer des hideux tyrans qui l’opprimaient », et, qu’en fait, « le Paris de la Commune n’était qu’une poignée de scélérats ».

Le Paris de M. Thiers n’était pas le Paris réel de la « vile multitude », mais un Paris imaginaire, le Paris des francs fileurs, le Paris des boulevardiers et des boulevardières, le Paris riche, capitaliste, doré, paresseux, qui encombrait maintenant de ses laquais, de ses escrocs, de sa bohème littéraire et de ses cocottes, Versailles, Saint-Denis, Rueil et Saint-Germain ; qui ne considérait la guerre civile que comme un agréable intermède, lorgnant la bataille en cours à travers des longues-vues, comptant les coups de canon et jurant sur son propre honneur et sur celui de ses prostituées que le spectacle était bien mieux monté qu’il l’avait jamais été à la Porte-Saint-Martin. Les hommes qui tombaient étaient réellement morts ; les cris des blessés étaient des cris pour de bon ; et, voyez-vous, tout cela était si intensément historique !

Tel est le Paris de M. Thiers ; de même l’émigration de Coblence était la France de M. de Calonne.

Notes

[1] Ici, Marx formule la leçon principale et fondamentale de la Commune de Paris. Quelle gigantesque signification Marx et Engels attachaient à cette leçon, on le voit par leur note à la préface du Manifeste du Parti communiste, en date du 24 juin 1872. Il y est dit que le programme du Manifeste du Parti communiste est aujourd’hui vieilli en certains points. La Commune, notamment, a démontré qu’il ne suffit pas que la classe ouvrière s’empare de l’appareil d’État pour le faire servir à ses propres fins. A ce sujet, Lénine écrivait :
« Chose extrêmement caractéristique : c’est précisément cette correction essentielle que les opportunistes ont dénaturée et les neuf dixièmes, sinon les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des lecteurs du Manifeste communiste en ignorent le sens. Nous parlerons en détail de cette déformation certainement un peu plus loin, dans un chapitre spécialement consacré aux déformations.
Qu’il nous suffise, pour l’instant, de marquer que l’ « interprétation » courante, vulgaire, de la fameuse formule de Marx citée par nous, est que celui-ci aurait souligné l’idée d’une évolution lente, par opposition à la prise du pouvoir, etc. En réalité, c’est exactement le contraire. L’idée de Marx est que la classe ouvrière doit briser, démolir, la « machine d’État toute prête », et ne pas se borner à en prendre possession... « Briser la machine bureaucratique et militaire », en ces quelques mois se trouve brièvement exprimée la principale leçon du marxisme sur les tâches du prolétariat à l’égard de l’État au cours de la révolution. Et c’est cette leçon qui est non seulement tout à lait oubliée, mais encore franchement dénaturée par l’ « interprétation » dominante, du marxisme, due à Kautsky ! (LÉNINE, « L’État et la Révolution ». Œuvres complètes, tome 25, pp. 448-449).

[2] Guerres menées par l’Angleterre, la Prusse, l’Autriche, l’Espagne et la Russie contre la France révolutionnaire et ensuite contre Napoléon 1er.

[3] A propos de cette caractéristique de la Commune, comme nouveau type d’État Lénine écrivait :
« Un organisme « non parlementaire mais agissant », voilà qui s’adresse on ne peut plus directement aux parlementaires modernes et aux « toutous » parlementaires de la social-démocratie ! Considérez n’importe quel pays parlementaire, depuis l’Amérique jusqu’à la Suisse, depuis ta France jusqu’à l’Angleterre, la Norvège, etc., la véritable besogne d’ « État » se fait dans la coulisse ; elle est exécutée par les départements, les chancelleries, les états-majors. Dans les parlements, on ne fait que bavarder, à seule fin de duper le « bon peuple ». Au parlementarisme vénal, pourri jusqu’à la moelle, de la société bourgeoise, la Commune substitue des organismes où la liberté d’opinion et de discussion ne dégénère pas en duperie, car les parlementaires doivent travailler eux-mêmes, appliquer eux-mêmes leurs lois, en vérifier eux-mêmes les effets, en répondre eux-mêmes directement devant leurs électeurs. Les organismes représentatifs demeurent, mais le parlementarisme comme système spécial, comme division du travail législatif et exécutif, comme situation privilégiée pour les députés, n’est plus.Iil ne saurait être question de supprimer d’emblée, partout et complètement, le fonctionnarisme. C’est une utopie. Mais briser d’emblée la vieille machine administrative pour commencer sans délai à en construire une nouvelle, permettant de supprimer graduellement tout fonctionnarisme, cela n’est pas une utopie, c’est l’expérience de la Commune, c’est la tâche urgente, immédiate, du prolétariat révolutionnaire. » (LÉNINE : ouvrage cité, tome XXV, pp. 457-460.)

[4] Sur cette caractéristique du parlementarisme, Lénine écrivait :
« Cette remarquable critique du parlementarisme, formulée en 1871, est elle aussi aujourd’hui, du fait de la domination du social-chauvinisme et de l’opportunisme, au nombre des « paroles oubliées » du marxisme. ... Décider, périodiquement pour un certain nombre d’années, quel membre de la classe dirigeante foulera aux pieds, écrasera le peuple au Parlement, telle est l’essence véritable du parlementarisme bourgeois non seulement dans les monarchies constitutionnelles parlementaires, mais encore dans les républiques les plus démocratiques. » (LÉNINE : ouvrage cité, tome 25, pp. 456-457.)

[5] Conseils de paroisses.

[6] Journal satirique de Berlin.

[7] Analysant cette leçon d’une grande portée historique, que Marx a tirée de l’expérience de la Commune de Paris, Lénine écrivait :
« Les utopistes se sont efforcés de « découvrir » les formes politiques sous lesquelles devait s’opérer la réorganisation socialiste de la société. Les anarchistes ont éludé en bloc la question des formes politiques. Les opportunistes de la social-démocratie contemporaine ont accepté les formes politiques bourgeoises de l’État démocratique parlementaire comme une limite que l’on ne saurait franchir et ils, se sont brisé le front à se prosterner devant ce « modèle », en taxant d’anarchisme toute tentative de briser ces formes.
De toute l’histoire du socialisme et de la lutte politique, Marx a déduit que l’État devra disparaître et que la forme transitoire de sa disparition (transition de l’État au non-État) sera « le prolétariat organisé en classe dominante ». Quant aux formes politiques de cet avenir, Marx n’a pas pris sur lui de les découvrir, Il s’est borné à observer exactement l’histoire de la France, à l’analyser et à tirer la conclusion à laquelle l’a conduit l’année 1851 : les choses s’orientent vers la destruction de la machine d’État bourgeoise.
Et quand éclata le mouvement révolutionnaire de masse du prolétariat, malgré l’échec de ce mouvement, malgré sa courte durée et sa faiblesse évidente, Marx se mit à étudier les formes qu’il avait révélées.
La Commune est la forme « enfin trouvée » par la révolution prolétarienne, qui permet de réaliser l’émancipation économique du travail.
La Commune est la première tentative laite par la révolution prolétarienne pour briser la machine d’État bourgeoise ; elle est la forme politique « enfin trouvée » par quoi l’on peut et l’on doit remplacer ce qui a été brisé.
Nous verrons plus loin que les révolutions russes de 1905 et de 1917, dans un cadre différent, dans d’autres conditions, continuent l’oeuvre de la Commune et confirment la géniale analyse historique de Marx. » (LÉNINE : ouvrage cité, tome 25, p. 167.)

[8] Le Comité central de la garde nationale avait, dès le 20 mars, ajourné le paiement des traites au 1er octobre 1871. Le 18 avril, la Commune rendait un décret concernant la remise à toujours du paiement des échéances.

[9] Quand, après le renversement de Napoléon 1er, la dynastie des Bourbons se trouva une fois de plus au pouvoir, elle résolut de dédommager la noblesse de France, des terres dont elle avait été dépossédée pendant la grande Révolution française. La noblesse reçut une indemnité de 1 milliard, le « milliard des émigrés ».

[10] Une taxe de 45 centimes par franc fut établie en 1848 par le Gouvernement provisoire bourgeois, afin de semer la discorde entre le prolétariat et la paysannerie. Le gouvernement motivait cette taxe par la nécessité de pourvoir à la nourriture des ouvriers. La taxe de 45 centimes dressa les paysans contre la révolution et la république.

[11] On trouva dans l’église Saint-Laurent des ossements de femmes violées par les moines et enterrées toutes vives. Au couvent de Picpus, on détenait, sous prétexte de folie, des femmes vouées au même sort.

[12] Par « Irlandais par procuration », on entend ici de grands propriétaires fonciers qui ne vivaient presque jamais dans leurs domaines d’Irlande et dilapidaient leurs « revenus » hors du pays.

4

La première tentative du complot des négriers pour abattre Paris fut de le faire occuper par les Prussiens ; mais elle échoua devant le refus de Bismarck. La seconde, celle du 18 mars, avait abouti à la déroute de l’armée et à la fuite à Versailles du gouvernement, qui obligea l’administration entière à le suivre. En simulant des négociations avec Paris, Thiers se donna alors le temps de se préparer à la guerre contre lui. Mais où trouver une armée ? Les restes des régiments de ligne étaient faibles en effectifs et peu sûrs. Ses pressants appels aux provinces, les invitant à voler au secours de Versailles avec leurs gardes nationaux et leurs volontaires, furent accueillis par un refus pur et simple. La Bretagne, seule, fournit une poignée de chouans qui combattaient sous un drapeau blanc, dont chacun portait sur la poitrine un coeur de Jésus en drap blanc et dont le cri de guerre était : « Vive le roi ! ». Thiers fut donc forcé de rassembler, en toute hâte, une bande bariolée, composée de matelots, de marsouins, de zouaves pontificaux, de gendarmes de Valentin, des sergents de ville et des mouchards de Piétri. Cette armée toutefois eût été ridiculement impuissante sans les rapatriements de prisonniers de guerre impériaux que Bismarck lâchait au compte-gouttes, juste assez pour tenir en train la guerre civile et garder le gouvernement de Versailles servilement assujetti à la Prusse. Durant la guerre même, la police versaillaise dut surveiller l’armée de Versailles, tandis que les gendarmes devaient l’entraîner, en s’exposant eux-mêmes à tous les postes les plus périlleux.

Les forts qui tombèrent ne furent pas pris, mais achetés. L’héroïsme des fédérés convainquit Thiers que la résistance de Paris ne pouvait être brisée par son propre génie stratégique ni par les baïonnettes dont il disposait.

En attendant, ses relations avec les provinces devenaient de plus en plus difficiles. Pas une seule adresse d’approbation ne venait rasséréner Thiers et ses ruraux. Tout au contraire... Députations et adresses pleuvaient de toutes parts, demandant, sur un ton rien moins que respectueux, la réconciliation avec Paris sur la base d’une reconnaissance sans équivoque de la république, la confirmation des libertés communales et la dissolution de l’Assemblée nationale, dont le mandat avait expiré. Elles arrivaient en telle quantité que Dufaure, ministre de la Justice de Thiers, dans sa circulaire du 23 avril aux procureurs, leur enjoignit de traiter « le mot d’ordre de conciliation » comme un crime ! Cependant, commençant à désespérer du succès de sa campagne, Thiers résolut de changer de tactique ; il ordonna, dans tout le pays, des élections municipales pour le 30 avril sur la base de la nouvelle loi municipale qu’il avait lui-même dictée à l’Assemblée nationale. Tant par les intrigues de ses préfets que par l’intimidation policière, Thiers attendait avec confiance que le verdict des provinces donnât à l’Assemblée nationale ce pouvoir moral qu’elle n’avait jamais possédé, et qu’elles lui adressent enfin la force matérielle dont il avait besoin pour vaincre Paris.

Sa guerre de bandit contre Paris, qu’il exaltait dans ses propres bulletins, et les tentatives de ses ministres pour établir par toute la France le règne de la terreur, Thiers, dès le début, se préoccupait de les accompagner d’une petite comédie de la conciliation, qui devait servir plus d’un dessein. Elle devait duper les provinces, allécher les éléments bourgeois de Paris et, par-dessus tout, donner aux républicains avoués de l’Assemblée nationale l’occasion de cacher leur trahison envers Paris, derrière leur foi en Thiers. Le 21 mars, alors qu’il n’avait pas encore d’armée, il avait déclaré à l’Assemblée nationale : « Quoi qu’il advienne, je n’enverrai pas d’armée contre Paris ». Le 27 mars, il montait à nouveau à la tribune : « J’ai trouvé la république un fait accompli et je suis fermement résolu à la maintenir ». En réalité, il abattait la révolution à Lyon et à Marseille [1] au nom de la république, tandis que les rugissements de ses ruraux couvraient la simple mention de ce nom à Versailles. Après cet exploit, il atténua le « fait accompli » qui ne fut plus qu’un « fait hypothétique ». Les princes d’Orléans, qu’il avait par précaution fait filer de Bordeaux, avaient maintenant, en violation flagrante de la loi, toute licence d’intriguer à Dreux. Les concessions offertes par Thiers dans ses interminables entrevues avec les délégués de Paris et des provinces, bien qu’elles aient constamment varié de ton et de couleur, aboutissaient toujours, en fin de compte, à ceci : sa vengeance se limiterait probablement à « la poignée de criminels impliqués dans l’assassinat de Lecomte et Clément Thomas », à condition, bien entendu, que Paris et la France reconnaissent sans réserves M. Thiers en personne comme la meilleure des républiques ; exactement comme il avait fait en 1830 avec Louis-Philippe. Ces concessions mêmes, il ne se bornait pas seulement à les faire mettre en doute par les commentaires officiels faits à leur sujet à l’Assemblée par ses ministres. Il avait son Dufaure pour agir. Dufaure, ce vieil avocat orléaniste, avait toujours été le garde des sceaux de l’état de siège, aussi bien maintenant en 1871 sous Thiers, qu’en 1839 sous Louis-Philippe, et en 1849 sous la présidence de Louis Bonaparte. Alors qu’il était sans portefeuille, il avait amassé une fortune en plaidant pour les capitalistes de Paris et s’était fait un capital politique en plaidant contre les lois dont il était lui-même l’auteur. A présent, non content de faire voter en hâte par l’Assemblée nationale une série de lois répressives qui devaient, après la chute de Paris, extirper les derniers vestiges de liberté républicaine, il laissait prévoir le sort de Paris en abrégeant la procédure, trop lente à son gré, des cours martiales, et en déposant une nouvelle loi draconienne de déportation. La Révolution de 1848, abolissant la peine de mort en matière politique, l’avait remplacée par la déportation. Louis Bonaparte n’avait pas osé, du moins en théorie, rétablir le régime de la guillotine. L’Assemblée des ruraux, qui n’avait pas encore la hardiesse même d’insinuer que les Parisiens n’étaient pas des rebelles, mais des assassins, dut donc limiter sa vengeance anticipée contre Paris à la loi de déportation de Dufaure. Avec toutes ces circonstances, Thiers lui-même n’aurait pu poursuivre sa comédie de conciliation, si elle n’avait, comme il entendait qu’elle le fit, provoqué les hurlements de rage des ruraux qui, avec leurs cervelles de ruminants, ne comprenaient ni son jeu, ni la nécessité de l’hypocrisie, des tergiversations et des atermoiements.

En vue des élections municipales imminentes du 30 avril, Thiers joua, le 27, une de ses grandes scènes de conciliation. Au milieu d’un déluge de rhétorique sentimentale, il s’écria de la tribune de l’Assemblée :

Il n’y a pas de complot contre la république, si ce n’est celui de Paris qui nous oblige à verser du sang français. Je l’ai dit et le redis encore : que ces armes impies tombent des mains qui les tiennent, et le châtiment sera arrêté aussitôt par un acte de clémence dont ne seront exclus que le petit nombre des criminels de droit commun.

Et comme les ruraux l’interrompaient violemment :

Messieurs, dites-le-moi, je vous en supplie, ai-je tort ? Regrettez-vous réellement que j’aie dit, ce qui est vrai, que les criminels ne sont qu’une poignée ? N’est-il pas heureux, au milieu de nos malheurs, que les hommes capables de verser le sang de Clément Thomas et du général Lecomte ne soient que de rares exceptions ?

La France pourtant fit la sourde oreille à ces discours qui étaient aux oreilles de Thiers lui-même, un chant de sirène parlementaire. Des 700 000 conseillers municipaux élus parles 35 000 communes qui restaient encore à la France, les légitimistes, orléanistes et bonapartistes réunis n’en comptaient pas 8 000. Les élections complémentaires qui suivirent furent encore plus décidément hostiles. Aussi, au lieu d’obtenir des provinces la force matérielle dont elle avait tant besoin, l’Assemblée nationale perdit jusqu’à sa dernière prétention à la force morale, celle d’être l’expression du suffrage universel du pays. Pour achever sa déconfiture, les conseils municipaux nouvellement élus de toutes les villes de France menacèrent ouvertement l’Assemblée usurpatrice de Versailles d’une contre-assemblée à Bordeaux.

Le moment de l’action décisive longtemps attendu par Bismarck était arrivé enfin. Il somma Thiers d’envoyer à Francfort des plénipotentiaires pour le règlement définitif de la paix. Obéissant humblement à l’appel de son maître, Thiers se hâta de dépêcher son fidèle Jules Favre, appuyé de Pouyer-Quertier. Pouyer-Quertier, « éminent » filateur rouennais, partisan fervent et même servile du second Empire, ne lui avait jamais trouvé d’autre défaut que son traité de commerce avec l’Angleterre [2], préjudiciable à ses propres intérêts de fabricant. A peine installé à Bordeaux comme ministre des Finances de Thiers, il dénonçait ce traité « impie », laissait entendre qu’il serait prochainement abrogé, et avait même l’impudence de tenter, inutilement d’ailleurs (il comptait sans Bismarck), la remise en vigueur immédiate des anciens tarifs protecteurs contre l’Alsace, car, disait-il, aucun traité international antérieur ne s’y opposait. Cet homme, qui considérait la contre-révolution comme un moyen d’abaisser les salaires à Rouen, et la cession de provinces françaises comme un moyen de faire monter le prix de ses marchandises en France, n’était-il pas déjà tout désigné comme le digne compère de Jules Favre dans sa dernière trahison, couronnement de toute sa carrière ?

A l’arrivée à Francfort de ce couple parfait de plénipotentiaires, le brutal Bismarck les accueillit sur-le-champ par cette alternative impérative : « Ou la restauration de l’Empire, ou l’acceptation inconditionnelle de mes propres conditions de paix ! ». Ces conditions comportaient un raccourcissement des délais de paiement de l’indemnité de guerre et l’occupation continue des forts de Paris par les troupes prussiennes jusqu’à ce que Bismarck se tînt pour satisfait de l’état des choses en France ; la Prusse était ainsi reconnue comme l’arbitre suprême dans les affaires intérieures de la France ! En retour il offrait de libérer, pour l’extermination de Paris, l’armée bonapartiste prisonnière et de lui assurer l’assistance directe des troupes de l’empereur Guillaume. Il donnait garantie de sa bonne foi en faisant dépendre de la « pacification » de Paris le paiement du premier versement de l’indemnité. Un tel appât, c’est naturellement avec avidité que Thiers et ses plénipotentiaires y mordirent. Ils signèrent le traité de paix le 10 mai, et le firent ratifier par l’Assemblée de Versailles le 18.

Dans l’intervalle qui sépara la conclusion de la paix de l’arrivée des prisonniers bonapartistes, Thiers se sentit d’autant plus tenu de reprendre sa comédie de conciliation, que ses hommes de main républicains avaient un besoin douloureux de trouver un prétexte pour fermer les yeux sur les préparatifs au carnage de Paris. Le 8 mai encore, il répondait à une députation de conciliateurs de la classe moyenne :

Quand les insurgés se seront décidés à capituler, les portes de Paris resteront ouvertes à tous, pendant une semaine, sauf aux assassins des généraux Clément Thomas et Lecomte.

Quelques jours après, comme il était violemment interpellé par les ruraux au sujet de ces promesses, il refusa d’entrer dans des explications ; non pourtant sans leur donner cette indication significative :

Je dis qu’il y a parmi vous des impatients, des hommes trop pressés. Il leur faut attendre encore huit jours ; au bout de ces huit jours il n’y aura plus de danger, et alors la tâche sera à la hauteur de leur courage et de leur capacité.

Dès que Mac-Mahon fut en mesure de lui assurer qu’il pourrait, sous peu, entrer dans Paris, Thiers déclara à l’Assemblée :

qu’il entrerait à Paris la loi en main, et exigerait une expiation complète des scélérats qui auraient sacrifié la vie de nos soldats et détruit nos monuments publics.

Comme le moment de la décision approchait, il dit à l’Assemblée : « Je serai impitoyable », il dit à Paris qu’il était condamné, et il dit à ses bandits bonapartistes que Paris avaient carte blanche pour tirer vengeance de Paris tout leur soûl. Enfin, quand la trahison eut ouvert les portes de Paris au général Douay, le 21 mai, Thiers, le 22, révéla aux ruraux le « but » de sa comédie de conciliation, qu’ils avaient persisté si obstinément à ne pas comprendre :

Je vous ai dit, il y a quelques jours, que nous approchions de notre but, aujourd’hui je suis venu vous dire : « Nous avons atteint le but. L’ordre, la justice, la civilisation ont enfin remporté la victoire ! »

C’était bien cela. La civilisation et la justice de l’ordre bourgeois se montrent sous leur jour sinistre chaque fois que les esclaves de cet ordre se lèvent contre leurs maîtres. Alors, cette civilisation et cette justice se démasquent comme le sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi. Chaque nouvelle crise dans la lutte de classe entre l’appropriateur et le producteur fait ressortir ce fait avec plus d’éclat. Les atrocités des bourgeois en juin 1848 elles-mêmes disparaissent devant l’indicible infamie de 1871. L’héroïque esprit de sacrifice avec lequel la population de Paris - hommes, femmes et enfants - combattit pendant huit jours après l’entrée des Versaillais, reflète aussi bien la grandeur de leur cause que les exploits infernaux de la soldatesque reflètent l’esprit inné de cette civilisation dont ils sont les mercenaires et les défenseurs. Glorieuse civilisation, certes, dont le grand problème est de savoir comment se débarrasser des monceaux de cadavres qu’elle a faits, une fois la bataille passée.

Pour trouver un parallèle à la conduite de Thiers et de ses chiens, il nous faut remonter aux temps de Sylla et des deux triumvirats de Rome. Même carnage en masse, exécuté de sang-froid, même insouciance dans le massacre, de l’âge et du sexe ; même système de torturer les prisonniers mêmes proscriptions, mais cette fois d’une classe entière même chasse sauvage aux chefs qui se cachent, de peur qu’un seul puisse échapper ; mêmes dénonciations d’ennemis politiques et privés ; même indifférence envers le carnage de gens entièrement étrangers à la lutte. Il n’y a que cette seule différence : les Romains n’avaient pas encore de mitrailleuses pour expédier en bloc les proscrits, et ils n’avaient pas « la loi à la main », ni, sur les lèvres, le mot d’ordre de « civilisation ».

Et, après ces horreurs, regardez l’autre face, encore plus hideuse, de cette civilisation bourgeoise, telle qu’elle a été décrite par sa propre presse !

Quand des coups de feu égarés, écrit le correspondant parisien d’un journal tory de Londres, retentissent encore au loin, quand de malheureux blessés abandonnés meurent parmi les pierres tombales du Père-Lachaise, quand 6.000 insurgés frappés de terreur errent dans l’agonie du désespoir par les labyrinthes des catacombes, quand on voit pousser des malheureux à travers eus rues pour les abattre par vingtaines à la mitrailleuse, il est révoltant de voir les cafés remplis des dévots de l’absinthe, du billard et des dominos ; de voir les filles perdues déambuler sur les boulevards et d’entendre le bruit des débauches s’échappant des cabinets particuliers des restaurants à la mode, troubler le silence de la nuit.

M. Édouard Hervé écrit dans Le Journal de Paris, journal versaillais supprimé par la Commune :

La manière dont la population de Paris a manifesté hier sa satisfaction était plus que frivole, et nous craignons que cela n’empire avec le temps. Paris a maintenant un air de fête qui est tout à fait déplacé, et si nous ne voulons pas qu’on nous appelle les Parisiens de la décadence, il faut mettre un terme à cet ordre de choses.

Puis il cite le passage de Tacite :

Cependant, le lendemain de cette horrible lutte, avant même qu’elle fût tout à fait terminée, Rome, avilie et corrompue, recommença à se vautrer dans le bourbier de volupté où elle avait détruit son corps et souillé son âme : alibi proelia et vulnera, alibi balnea popinaeque (ici des combats et des blessures, là-bas, des bains et des cabarets.

M. Hervé oublie seulement de dire que la « population de Paris » dont il parle n’est que la population du Paris de AI. Thiers, les francs-fileurs revenant en foule de Versailles, Saint-Denis, Rueil et Saint-Germain, le Paris de la « décadence ».

Dans tous ses sanglants triomphes sur les champions pleins d’abnégation d’une société nouvelle et meilleure, cette civilisation scélérate, fondée sur l’asservissement du travail, étouffe les gémissements de ses victimes sous un haro de calomnies, que l’écho répercute dans le monde entier. Le pur Paris ouvrier de la Commune est soudain changé en un pandémonium par les chiens de l’ « ordre ». Et que prouve cette monstrueuse métamorphose à l’esprit bourgeois de tous les pays ? Eh bien, que la Commune a conspiré contre la civilisation ! Le peuple de Paris se fait tuer dans l’enthousiasme pour la Commune. Le nombre de ses morts surpasse celui d’aucune autre bataille connue dans l’histoire. Qu’est-ce que cela prouve ? Eh bien, que la Commune n’était pas le gouvernement du peuple, mais le fait de l’usurpation d’une poignée de criminels ! Les femmes de Paris joyeusement donnent leur vie sur les barricades et devant le peloton d’exécution. Qu’est-ce que cela prouve ? Eh bien, que le démon de la Commune les a changées en Mégères [3] et en Hécates [4] ! La modération de la Commune pendant deux mois d’une domination incontestée, n’a d’égal que l’héroïsme de sa défense. Qu’est-ce que cela prouve ? Eh bien, que pendant des mois la Commune a caché soigneusement, sous un masque de modération et d’humanité, la soif de sang de ses instincts démoniaques qui ne devaient être débridés qu’à l’heure de son agonie !

Le Paris ouvrier, en accomplissant son propre, son héroïque holocauste, a entraîné dans les flammes des immeubles et des monuments. Alors qu’ils mettent en pièces le corps vivant du prolétariat, ses maîtres ne doivent plus compter rentrer triomphalement dans les murs intacts de leurs demeures. Le gouvernement de Versailles crie : Incendiaires ! et souffle cette consigne à tous ses agents, jusqu’au plus reculé des hameaux : donner partout la chasse à ses ennemis, sous la suspicion d’être des professionnels de l’incendie. La bourgeoisie du monde entier qui contemple complaisamment le massacre en masse après la bataille, est convulsée d’horreur devant la profanation de la brique et du mortier !

Quand les gouvernements donnent pouvoir à leurs marines de « tuer, brûler et détruire », est-ce là une autorisation d’incendie ? Quand les troupes britanniques délibérément mettaient le feu au Capitole de Washington et au Palais d’été de l’empereur de Chine, étaient-ce là actes d’incendiaires ? Quand les Prussiens, non pour des raisons militaires, mais par simple goût de la vengeance, brûlaient au pétrole des villes comme Châteaudun et d’innombrables villages, était-ce là acte d’incendiaires ? Quand Thiers, six semaines durant, bombardait Paris sous le prétexte qu’il voulait mettre le feu aux seules maisons qui étaient habitées, était-ce l’acte d’un incendiaire ? En guerre, le feu est une arme aussi légitime qu’une autre. Des édifices occupés par l’ennemi sont bombardés pour être incendiés. Si leurs défenseurs doivent battre en retraite, ils les mettent eux-mêmes en flammes pour empêcher les assaillants de se servir des bâtiments. Être incendiées a toujours été le sort inévitable de toutes les constructions situées sur le front de combat de toutes les armées régulières du monde. Mais dans la guerre des asservis contre leurs oppresseurs, la seule guerre juste dans l’histoire, ce n’est plus vrai du tout ! La Commune a employé le feu strictement comme moyen de défense. Elle l’a employé pour interdire aux troupes de Versailles ces longues avenues toutes droites qu’Haussmann avait expressément ouvertes pour le feu de l’artillerie ; elle l’a employé pour couvrir sa retraite de la façon même dont les Versaillais, dans leur avance, employaient leurs obus qui détruisaient au moins autant de bâtiments que la feu de la Commune. Quels bâtiments ont été brûlés par la défense et quels bâtiments par l’attaque, on en discute encore aujourd’hui. Et la défense ne recourut au feu que lorsque les trou es versaillaises eurent déjà commencé leur tuerie en masse des prisonniers. D’autre part, la Commune avait, longtemps auparavant, notifié publiquement que, si elle était poussée à la dernière extrémité, elle s’ensevelirait elle-même sous les décombres de Paris et ferait de Paris un second Moscou, comme le gouvernement de la Défense nationale avait promis de le faire, mais lui, uniquement pour déguiser sa trahison. C’est à cet effet que Trochu avait fait venir le pétrole nécessaire. La Commune savait que ses adversaires n’avaient aucun souci de la vie du peuple de Paris, mais qu’ils avaient grandement souci de leurs immeubles. Et Thiers, de son côté, avait fait avoir qu’il serait implacable dans sa vengeance. A peine avait-il son armée toute prête d’un côté et les Prussiens. qui fermaient les issues de l’autre, qu’il proclama : « Je serai impitoyable ! L’expiation sera complète et la justice inflexible ». Si les actes des ouvriers de Paris étaient du vandalisme, c’était le vandalisme de la défense désespérée, non pas le vandalisme du triomphe, comme celui que les chrétiens perpétrèrent sur les chefs-d’oeuvre réellement inestimables de l’antiquité païenne ; et même ce vandalisme a été justifié par l’histoire, comme l’accompagnement inévitable et relativement insignifiant du combat gigantesque entre une nouvelle société montante et une ancienne qui s’écroule. Le vandalisme d’Haussmann, rasant le Paris historique pour faire place au Paris du touriste l’était encore bien moins.

Mais l’exécution par la Commune des soixante-quatre otages, archevêque de Paris en tête ! La bourgeoisie et son armée en juin 1848 avaient rétabli une coutume qui avait depuis longtemps disparu de la pratique de la guerre, l’exécution des prisonniers désarmés. Cette coutume brutale a depuis été plus ou moins suivie lors de la répression de tous les soulèvements populaires en Europe et aux Indes, ce qui prouve qu’elle constitue bien un réel « progrès de la civilisation » ! D’autre part, les Prussiens, en France, avaient rétabli l’usage de prendre des otages, gens innocents qui avaient à répondre au prix de leur vie des actes des autres. Quand Thiers, comme nous l’avons vu, dès le début même du conflit, établit la pratique humaine d’abattre les communards prisonniers, la Commune, pour protéger leur vie, fut dans l’obligation de recourir à la pratique des Prussiens de prendre des otages. Les otages avaient déjà mille et mille fois mérité la mort du fait des exécutions continuelles de prisonniers du côté des Versaillais. Comment leur vie eût-elle pu être épargnée plus longtemps, après le carnage par lequel les prétoriens de Mac-Mahon avaient célébré leur entrée dans Paris ? La dernière garantie contre la férocité sans scrupules des gouvernements bourgeois - la prise des otages - devait-elle elle-même tourner à la frime ? Le véritable meurtrier de l’archevêque Darboy, c’est Thiers. La Commune, à maintes reprises, avait offert d’échanger l’archevêque et tout un tas de prêtres par-dessus le marché, contre le seul Blanqui, alors aux mains de Thiers. Thiers refusa obstinément. Il savait qu’avec Blanqui il donnerait une tête à la Commune ; alors que c’est sous forme de cadavre que l’archevêque servirait au mieux ses desseins. Thiers suivait l’exemple de Cavaignac. Quels cris d’horreur ne poussèrent pas, en juin 1848, Cavaignac et ses hommes d’ordre, pour stigmatiser les insurgés comme assassins de l’archevêque Affre ! Et pourtant ils savaient parfaitement bien que l’archevêque avait été abattu par les soldats de l’ordre. Jacquemet, vicaire général de l’archevêque, présent sur les lieux, leur en avait aussitôt après fourni le témoignage.

Tout ce choeur de calomnies que le parti de l’ordre ne manque jamais dans ses orgies de sang, d’entonner contre ses victimes, prouve seulement que le bourgeois de nos jours se considère comme le successeur légitime du seigneur de jadis, pour lequel toute arme dans sa propre main était juste contre le plébéien, alors qu’aux mains du plébéien la moindre arme constituait par elle-même un crime.

La conspiration de la classe dominante pour abattre la révolution par une guerre civile poursuivie sous le patronage de l’envahisseur étranger, conspiration que nous avons suivie du 4 septembre même jusqu’à l’entrée des prétoriens de Mac-Mahon par la porte de Saint Cloud, atteignit son point culminant avec le carnage de Paris. Bismarck contemple avec satisfaction les cadavres du prolétariat de Paris, où il voit le premier acompte de cette destruction générale des grandes villes qu’il appelait de ses voeux alors qu’il était encore un simple rural dans la Chambre introuvable de la Prusse de 1849. Il contemple avec satisfaction les cadavres du prolétariat de Paris. Pour lui, ce n’est pas seulement l’extermination de la révolution, mais l’extermination de la France, maintenant décapitée, et par le gouvernement français lui-même. Avec ce manque de pénétration propre à tous les hommes d’État heureux, il ne voit que la surface de ce formidable événement historique. Quand donc auparavant l’histoire a-t-elle montré le spectacle d’un vainqueur qui couronne sa victoire en se faisant non seulement le gendarme, mais le nervi à gages du gouvernement vaincu ? Il n’y avait pas de guerre entre la Prusse et la Commune de Paris. Au contraire, la Commune avait accepté les préliminaires de paix, et la Prusse avait proclamé sa neutralité. La Prusse, donc, n’était pas un belligérant. Elle se comporta comme un nervi ; comme un nervi lâche, puisqu’elle ne prit sur elle aucun risque ; comme un nervi à gages, puisqu’elle avait lié d’avance le paiement du prix du sang, ses 500 millions, à la chute de Paris. Et ainsi apparaissait enfin le véritable caractère de cette guerre, ordonnée par la Providence contre la France athée et débauchée, châtiée par le bras de la pieuse et morale Allemagne ! Et cette violation sans exemple du droit des peuples, même tel que l’entendaient les légistes du monde antique, au lieu d’amener les gouvernements « civilisés » d’Europe à mettre au ban des nations le gouvernement prussien félon, simple instrument du cabinet de Saint-Pétersbourg, les incite seulement à se demander si les quelques victimes qui échappent au double cordon formé autour de Paris ne doivent pas être livrées aussi au bourreau de Versailles !

Qu’après la plus terrible guerre des temps modernes, le vaincu et le vainqueur fraternisent pour massacrer en commun le prolétariat, cet événement inouï prouve, non pas comme Bismarck le pense, l’écrasement définitif d’une nouvelle société montante, mais la désagrégation complète de la vieille société bourgeoise. Le plus haut effort d’héroïsme dont la vieille société soit encore capable est une guerre nationale ; et il est maintenant prouvé qu’elle est une pure mystification des gouvernements, destinée à retarder la lutte des classes, et on se débarrasse de cette mystification, aussitôt que cette lutte de classes éclate en guerre civile. La domination de classe ne peut plus se cacher sous un uniforme national, les gouvernements nationaux ne font qu’un contre le prolétariat !

Après la Pentecôte de 1871, il ne peut plus y avoir ni paix, ni trêve entre les ouvriers de France et ceux qui s’approprient le produit de leur travail. La main de fer d’une soldatesque mercenaire pourra tenir un moment les deux classes sous une commune oppression. Mais la lutte reprendra sans cesse, avec une ampleur toujours croissante, et il ne peut y avoir de doute quant au vainqueur final - le petit nombre des accapareurs, ou l’immense majorité travailleuse. Et la classe ouvrière française n’est que l’avant-garde du prolétariat moderne.

Tandis que les gouvernements européens témoignent ainsi devant Paris du caractère international de la domination de classe, ils crient haro sur l’Association internationale des travailleurs, - contre-organisation internationale du travail opposée à la conspiration cosmopolite du capital, - selon eux source maîtresse de tous ces malheurs. Thiers la dénonçait comme le tyran du travail, affectant d’en être le libérateur. Picard donnait l’ordre de couper toutes les communications entre les internationaux français et ceux de l’étranger ; le comte Jaubert, cette vieille momie, déjà complice de Thiers en 1835, déclare que le grand problème pour tous les gouvernements civilisés est d’extirper l’Internationale. Les ruraux de l’Assemblée nationale rugissent contre elle, et toute la presse européenne fait chorus. Un honorable écrivain français, complètement étranger à notre association, exprime son opinion en ces termes :

Les membres du Comité central de la garde nationale, aussi bien que la plus grande partie des membres de la Commune, sont les esprits les plus actifs, les plus intelligents et les plus énergiques de l’Association internationale des travailleurs.... des hommes qui sont profondément honnêtes, sincères, intelligents, dévoués, purs et fanatiques dans le bon sens du mot.

L’entendement bourgeois, tout imprégné d’esprit policier, se figure naturellement l’Association internationale des travailleurs comme une sorte de conjuration secrète, dont l’autorité centrale commande, de temps à autre, des explosions en différents pays. Notre Association n’est, en fait, rien d’autre que le lien international qui unit les ouvriers les plus avancés des divers pays du monde civilisé. En quel que lieu, sous quelque forme, et dans quelques conditions ne la lutte de classe prenne consistance, il est bien naturel que les membres de notre Association se trouvent au premier rang. Le sol sur lequel elle pousse est la société moderne même. Elle ne peut en être extirpée, fût-ce au prix de la plus énorme effusion de sang. Pour l’extirper, les gouvernements auraient à extirper le despotisme du capital sur le travail, condition même de leur propre existence parasitaire.

Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. Le souvenir de ses martyrs est conservé pieusement dans le grand coeur de la classe ouvrière. Ses exterminateurs, l’histoire les a déjà cloués à un pilori éternel, et toutes les prières de leurs prêtres n’arriveront pas à les en libérer.

Londres, le 30 mai 1871.

LE CONSEIL GÉNÉRAL

R.Applegarth, Ant. Arnaud, M. J. Boon, Fr. Bradnick, J. G. Buttery, F. Cournet, E. Delahaye, Eugène Dupont, W. Hales, Hurliman, Jules Johannard, Harriet Law, Fr. Lessner, Lochner, Charles Longuet, Marguerite, Constant Martin, Henry Mayo, George Milner, Charles Murray, Pfänder, J. Rodwanowski, John Rouch, Rühl, G. Ranvier, Vitale Regis, Sadler, Cowel Stepney, Alf. Taylor, W. Townshend, Éd. Vaillant, John Weston, F. J. Yarrow.

SECRÉTAIRES-CORRESPONDANTS :

Karl Marx, Allemagne et Russie ; Leo Frankel, Autriche et Hongrie ; A. Hermann, Belgique Th. Mottershead, Danemark ; J. G. Eccarius, États-Unis Le Moussu, sections françaises des États-Unis ; Auguste Serraillier, France ; Charles Rochat, Hollande ; J. P. Mac Donnell, Irlande ; Friedrich. Engels, Italie et Espagne ; Walery Wroblewski, Pologne ; Hermann Jung, Suisse,

Hermann JUNG, président de séance. John HALES, secrétaire général.

Londres, le 30 mai 1871, Rathborne Place 10.

Note à la première édition française (Bruxelles, 1872). - Nous n’avons pas besoin de dire que les membres et fonctionnaires de la Commune, dont les noms figurent au bas du manifeste et qui font aujourd’hui partie du Conseil général, n’ont connu le texte de cette publication qu’à leur arrivée à Londres. S’ils y mettent aujourd’hui leur signature, c’est pour qu’on ne puisse douter qu’ils en revendiquent hautement les principes.

Notes

[1] La révolution qui proclama la Commune à Lyon, le 22 mars, et la 23 mars à Marseille et à Saint-Étienne, fut très vite réprimée par le gouvernement de Thiers. En outre, la Commune fut proclamée à Toulouse, à Narbonne et dans quelques autres villes.

[2] Aux termes du traité de commerce conclu en 1860, entre Napoléon III et l’Angleterre, les taxes sur les marchandises anglaises étaient réduites.

[3] Mégère, une des Furies, déesse vivant dans le Tartare (enfer des Anciens) et chargée de punir les crimes des hommes.

[4] Hécate, nom de la déesse Diane, lorsqu’elle siégeait dans le Tartare.

1936

Où va la France

Mai-Juin 1936 : de la grève générale à la révolution ou à la guerre

Leçons du mouvement de 1936 en France, Léon Trotsky

France 1936 : Front Populaire, mythe et réalité

Le Front populaire, expliqué par Léon Blum

1968

Mai 68 en France, occasion manquée

Après 1968

Chronologie syndicale des luttes ouvrières en France

Soixante ans de luttes de classe en France

Lire encore

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.