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Que disent Marx, Engels et Lénine de « la matière » ?

samedi 3 février 2018, par Robert Paris

Que disent Marx, Engels et Lénine de « la matière » ?

Il est particulièrement intéressant de relire ce que disaient les théoriciens marxistes de la notion de matière, à la lueur des questionnements modernes des sciences sur cette question.

On a longuement discuté du nouveau statut de la matière que propose l’état actuel des sciences, un état dans lequel la matière n’est plus à séparer de la lumière, c’est-à-dire à la fois du mouvement, de l’électromagnétisme, de l’énergie et des interactions, mais aussi de l’espace et du temps, et encore du vide quantique. La notion moderne de matière doit donc englober l’ensemble de tous ces « objets » de la Physique qui sont interdépendants et indispensables les uns aux autres, inconcevables même séparément.

Comment alors la définir puisque la masse n’est plus la base de cette définition, contrairement à l’époque de Newton ?

Newton déclarait en effet dans son « Optiks » :

« Il me paraît probable qu’à l’origine Dieu a façonné la matière en particules solides, compactes, dures, impénétrables, capables de mouvement et ayant des grandeurs, des formes, des propriétés d’une nature et dans une proportion à l’espace telles qu’elles fussent le mieux conduites à la fin pour laquelle il les a formées. Et ces particules primitives étant des solides sont incomparablement plus dures que n’importe quel corps poreux constitué par elles, elles sont même tellement dures qu’elles ne s’usent jamais ni ne se cassent en morceaux, puisqu’il n’existe pas de force ordinaire capable de diviser ce que Dieu lui-même a fait un, au premier instant de la création. »

On va voir qu’il ne reste pas grand-chose d’une telle vision de la matière, ni l’éternité, ni la dureté, ni la compacité, ni la solidité, ni l’incassabilité ou l’indivisibilité, ni même l’impénétrabilité, ni surtout le fait que la matière serait une quantité. Newton définissait ainsi la matière :

« Quantité de matière : c’est cette quantité que j’entends désormais par le nom corps ou masse. » (Newton, « Principia »)

Et est-ce que la nouvelle Physique n’a pas fait disparaître la notion philosophique de « matière » ?

Certains scientifiques et quelques philosophes ont cru pouvoir l’affirmer, surtout à partir des conceptions de l’école de Copenhague de la physique quantique. Une espèce de subjectivisme absolu a cru pouvoir s’imposer après les grandes découvertes du monde microphysique. Lénine, déjà, s’était trouvé confronté au « positivisme » et à l’idéalisme tiré des premières affirmations quantiques.

Mais déjà aussi, des scientifiques quantiques eux-mêmes, comme Langevin, Perrin, Einstein et bien d’autres commençaient à s’en démarquer. La matière n’était pas morte, dans l’idée des physiciens. Et depuis, elle y vit toujours. Cohen-Tannoudji intitule son ouvrage majeur : « Matière-Espace-Temps ». Feynman est bien loin de nier ou de douter de la réalité de la matière, ou de ne pas utiliser ce concept :

« A nos simples yeux, rien ne change, mais si nous pouvions voir la matière grossie un milliard de fois, nous verrions qu’elle change en permanence : des molécules quittent la surface et d’autres y reviennent. » (Richard Feynman dans son cours de Physique)

Cependant, il y a encore bien des auteurs sérieux et compétents pour dénier la validité de la notion de matière ou réclamer une notion plus vague.

Michel Serres écrit ainsi dans « La Matière aujourd’hui » :

« Les physiciens ont parlé d’atomes, ils ont parlé de molécules, ils ont parlé de particules, ils ont parlé de champs quantiques, ils ont parlé d’un tas de choses, mais le mot « matière » n’est presque plus utilisé par eux. Il n’est plus utilisé que par les métaphysiciens, par exemple les matérialistes. »

Le physicien Bohr, déclarait que la physique ne concerne pas des « objets réels » mais le « couple inséparable objet-
sujet ».

Bernard d’Espagnat remettait en cause la « réalité forte » de la matière qu’il estimait au moins « voilée ».

Inexplicable et même inconcevable en effet la matière, si on veut l’analyser en la séparant de ses propriétés, en la séparant de son milieu, en la séparant de ses interactions !

La matière n’existe que parce qu’il existe un certain niveau d’interaction au sein de l’environnement (le vide quantique), c’est-à-dire à un certain niveau d’énergie, de température, d’agitation, d’échanges. L’atome et la molécule ne peuvent être conçus seulement comme une somme de matières (contrairement à ce que suggèrent les expression de « corps », de « solide », de « matière inerte » et de « masse »). Il faut sans cesse y rajouter des interactions. La particule, elle-même, n’a rien d’un objet composé de matière figée et compacte. On a affaire à un processus actif et non à des choses immuables, à des interactions en boucle et non à des actions à sens unique. C’est un processus infiniment agité, dans lequel objet et milieu s’interpénètrent sans cesse. Pas de séparation nette entre les corps mais une frontière fractale et mouvante. Pas d’équilibre permanent. Pas de continuité ni de régularité. Des transformations brutales permettent la conservation globale de la structure. Elles permettent aussi le changement qualitatif, à condition de passer un seuil. La matière est sujette à des transformations permanentes dues à des réactions entre éléments obéissant à des dynamiques opposées (matière et anti-matière, particules d’électricités opposées, etc).

On a donc longtemps eu une vision « additive » de la physique de la matière. Cela signifiait que les objets étaient des sommes de molécules, elles-mêmes considérées comme des sommes d’atomes, considérés comme la somme d’un noyau et d’électrons, le noyau étant une somme de protons et de neutrons et, enfin, proton et neutron étant des sommes de quarks.

L’ensemble a semblé dans un premier temps fonctionner comme un jeu de construction : on additionne les particules pour former des ensemble plus importants comme l’atome, les molécules et les macromolécules. On additionne les neutrons et les protons pour former le noyau des atomes et on rajoute les électrons pour former l’entourage atomique qui permet à l’atome d’être globalement neutre électriquement.

Cette logique additive n’est pas entièrement fausse mais elle a atteint ses limites d’explication et depuis longtemps maintenant elle est abandonnée par les physiciens pour expliquer le fonctionnement de la matière/lumière. La première raison provient du fait que cette image additive supposait que les particules soient des objets statiques, individuels, existant en permanence ou au moins sur de longues durées. A chaque particule individuelle était attribuée une masse qui était considérée comme attachée à la chose matérielle. La physique actuelle est très différente. L’individualité de la particule n’est plus admise. La masse est une propriété qui se déplace et saute d’un point à un autre, sans être fixée à un objet. L’objet lui-même n’est plus une image reconnue. En fait, la matière ne s’explique plus par la fixité mais, au contraire, par une dynamique extraordinairement agitée : celle du vide qui n’est plus synonyme d’absence. Le fondement du caractère apparemment conservatif de la structure globalement conservée qu’est la matière est l’agitation permanente du vide !

La cette vision a dû être profondément changée avec la physique quantique des champs selon laquelle le vide quantique est une apparition fugitive d’un nombre indéfini de particules qui n’existaient pas auparavant, le nombre total de particule n’étant pas un nombre fixe. L’énergie peut produire des particules. Les particules peuvent disparaître également. Enfin, la particule est « habillée », c’est-à-dire entourée d’un nuage de particules virtuelles d’interaction (photons, gluons, etc) pouvant se transformer en toutes les sortes de particules (et leurs antiparticules) ayant une durée de vie très courte, dites particules et antiparticules virtuelles. Le proton est entouré de gluons virtuels qui se polarisent en couples de quarks et antiquarks virtuels. L’électron est entouré d’un nuage de photons qui peuvent se matérialiser fugitivement en électrons et positons virtuels. Le nombre total de particules n’est donc pas une constante. Pas plus que le nombre de charges électriques.

La masse, elle aussi, est longtemps apparue comme additive. C’est ce que l’on constate à notre échelle. Par contre, à l’échelle de la matière atomique, il faut tenir compte des interactions qui ont, elles-mêmes, une masse. Dans l’atome, par exemple, il n’y a pas que le noyau et les électrons mais également l’énergie d’interaction qui les maintient ensemble. Il en va de même pour le noyau qui ne pourrait se maintenir stablement sans l’énergie qui maintient ensemble les nucléons. La masse ne s’avère d’ailleurs pas une propriété fixe d’une matière « solide », « compacte », « lourde ». C’est un phénomène. C’est une propriété et elle n’appartient pas en fixe à un objet individuel appelé la particule. La propriété peut migrer rapidement d’une particule virtuelle à une autre. Elle peut même disparaître dans un trou d’énergie négative ou par interaction avec l’antimatière.

Ce qui s’additionne, ce n’est ni la masse, ni l’énergie. On le voit en physique quantique au fait que des particules de masse qui s’entrechoquent peuvent disparaître en tant que telles pour donner de l’énergie et que l’énergie peut disparaître pour donner de la masse.

« A la source de ma conception, il y a une thèse que rejettent la plupart des physiciens actuels (école de Copenhague) et qui s’énonce ainsi : il y a quelque chose comme l’état "réel" du système, quelque chose qui existe objectivement, indépendamment de toute observation ou mesure, et que l’on peut décrire, en principe, avec des procédés d’expression de la physique. » dans "Remarques préliminaires sur les concepts fondamentaux".
« Les fondateurs de la mécanique quantique ont relancé quelques questions philosophiques majeures : celle de la réalité du monde extérieur, de l’objectivité des connaissances, de la causalité, de l’individualité et la substantialité des êtres physiques. Ils n’ont cessé d’avoir à s’expliquer avec la théorie de la connaissance et avec l’idéal de la science qu’avait élaborés Kant par une interprétation de la physique newtonienne. Cette explication avec Kant met en pleine lumière les ressorts philosophiques du grand débat sur le déterminisme. » explique ainsi Peter Atkins.
« Bohr explique qu’il est impossible d’obtenir une séparation bien nette entre le comportement des objets atomiques et leur interaction avec les appareils de mesure qui définissent leurs conditions d’existence. Cela signifie que la vitesse d’une particule, par exemple, n’est pas une propriété de la particule, mais une propriété partagée entre la particule et l’instrument de mesure. De cela, Bohr déduit que l’on doit bien se garder de tout raisonnement sur la réalité objective non observée. » écrit Etienne Klein dans « Regards sur la matière ».

Marx et Engels dans « La Sainte Famille » :

« Parmi les propriétés innées de la matière, le mouvement est la première et la plus éminente, non seulement en tant que mouvement mécanique et mathématique, mais plus encore comme instinct, esprit vital, force expansive, tourment de la matière (pour employer l’expression de Jacob Boehme). Les formes primitives de la matière sont des forces essentielles vivantes, individualisantes, inhérentes à elle, et ce sont elles qui produisent les différences spécifiques. »

Engels dans « Ludwig Feuerbach » :

« La matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit lui-même n’est que le produit le plus élevé de la matière. »

(…)

« La grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de « choses » achevées, mais comme un complexe de « processus » où les choses, en apparence stables, - tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les concepts, se développent et meurent en passant par un changement ininterrompu au cours duquel, finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours en arrière momentanés, un développement progressif finit par se faire jour – cette grande idée fondamentale a, surtout depuis Hegel, pénétré si profondément dans la conscience commune qu’elle ne trouve sous cette forme générale presque plus de contradicteurs. »

Engels, dans l’ « Anti-Dühring » :

« L’unité du monde ne consiste pas … L’unité du monde consiste dans sa matérialité, et celle-ci se prouve non par quelques boniments de prestidigitateur, mais par un long et laborieux développement de la philosophie et de la science de la nature. »

(…)

« La certitude qu’en dehors du monde matériel il n’existe pas encore un monde spirituel à part est le résultat d’une étude longue et pénible du monde réel, y compris les produits et procédés du cerveau humain. La matière sans mouvement est aussi inconcevable que le mouvement sans matière. Le mouvement, au sens le plus général, conçu comme mode d’existence de la matière, comme attribut inhérent à elle, embrasse tous les changements et tous les processus qui se produisent dans l’univers, du simple changement de lieu jusqu’à la pensée. »

(…)

« L’unité du monde ne consiste pas en son Etre ... L’unité réelle du monde consiste en sa matérialité, et celle-ci se prouve... par un long et laborieux développement de la philosophie et de la science de la nature... Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, et nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, et il ne peut y en avoir... Mais si l’on demande ensuite ce que sont la pensée et la conscience et d’où elles viennent, on trouve qu’elles sont des produits du cerveau humain et que l’homme est lui-même un produit de la nature, qui s’est développé dans et avec son milieu ; d’où il résulte naturellement que les productions du cerveau humain, qui en dernière analyse sont aussi des produits de la nature, ne sont pas en contradiction, mais en conformité avec l’ensemble de la nature. »
(…)

« Avant M. Dühring, les matérialistes parlaient de matière et de mouvement. Il réduit le mouvement à l’énergie mécanique comme à sa prétendue forme fondamentale, et rend ainsi inintelligible le rapport réel entre la matière et le mouvement, qui était d’ailleurs obscur aussi pour tous les matérialistes antérieurs. Et pourtant la chose est suffisamment simple. Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir. Mouvement dans l’espace de l’univers, mouvement mécanique de masses plus petites sur chaque corps céleste, vibration moléculaire sous forme de chaleur ou de courant électrique ou magnétique, décomposition et combinaison chimiques, vie organique : chaque atome singulier de matière dans l’univers participe à chaque instant donné à l’une ou à l’autre de ces formes de mouvement ou à plusieurs à la fois. Tout repos, tout équilibre est seulement relatif, n’a de sens que par rapport à telle ou telle forme de mouvement déterminée. Un corps peut, par exemple, se trouver sur la terre en équilibre mécanique, en repos au point de vue de la mécanique. Cela ne l’empêche absolument pas de participer au mouvement de la terre comme à celui de tout le système solaire, pas plus que cela n’empêche ses plus petites particules physiques d’être soumises aux vibrations conditionnées par sa température, ou ses atomes d’accomplir un processus chimique. La matière sans mouvement est tout aussi inconcevable que le mouvement sans matière. Le mouvement est donc tout aussi impossible à créer et à détruire que la matière elle-même, ce que la philosophie ancienne (Descartes) exprime en disant que la quantité de mouvement existant dans le monde reste constante. Le mouvement ne saurait donc être produit, il ne peut qu’être transmis. Si du mouvement est transmis d’un corps à un autre, on peut le considérer, en tant qu’il se transmet, qu’il est actif, comme la cause du mouvement en tant que celui-ci est transmis, qu’il est passif. Nous appelons ce mouvement actif énergie, le mouvement passif manifestation de l’énergie. Il est donc évident que l’énergie est aussi grande que sa manifestation, car dans l’une et dans l’autre, c’est le même mouvement qui s’accomplit.

Un état immobile de la matière s’avère ainsi être une des idées les plus creuses et les plus saugrenues, une pure “ imagination délirante ”. Pour en arriver là, il faut se représenter l’équilibre mécanique relatif dans lequel un corps peut se trouver sur la terre comme un repos absolu, et le reporter ensuite sur l’ensemble de l’univers. Il est vrai que cela devient plus facile si l’on réduit le mouvement universel à la seule énergie mécanique. Et puis, la limitation du mouvement à la seule énergie mécanique présente encore l’avantage que l’on peut se représenter une énergie comme au repos, enchaînée, donc momentanément inactive. Si, en effet, la transmission d’un mouvement, ce qui est très souvent le cas, est un processus un peu compliqué où interviennent divers intermédiaires, on peut différer la transmission réelle jusqu’à un moment quelconque en escamotant le dernier anneau de la chaîne. Ainsi, par exemple, si l’on charge un fusil et qu’on se réserve le moment où, en tirant sur la gâchette, on provoquera la décharge, c’est-à-dire la transmission du mouvement libéré par la combustion de la poudre. On peut donc se représenter que pendant l’état immobile identique à lui-même, la matière a été chargée d’énergie, et c’est ce que M. Dühring semble entendre, si toutefois il entend par là quelque chose, par l’unité de la matière et de l’énergie mécanique. Conception absurde, puisqu’elle reporte comme absolu sur l’univers un état qui, par nature, est relatif et qui ne peut donc jamais s’appliquer au même moment qu’à une partie de la matière seulement. Même si nous faisons abstraction de cela, la difficulté reste toujours de savoir, premièrement, comment le monde en est venu à être chargé, puisqu’aujourd’hui les fusils ne se chargent pas tout seuls, et deuxièmement, à qui appartient le doigt qui a alors pressé sur la gâchette. Nous avons beau dire et beau faire : sous la conduite de M. Dühring, nous en revenons toujours au ... doigt de Dieu.

De l’astronomie, notre philosophe du réel passe à la mécanique et à la physique, et il se plaint que la théorie mécanique de la chaleur, une génération après sa découverte, n’ait pas fait de progrès essentiels au delà du point où Robert Mayer l’avait lui-même peu à peu portée. En outre toute l’affaire serait encore très obscure ; il nous faut “ toujours rappeler à nouveau qu’avec les états de mouvement de la matière sont aussi donnés des rapports statiques et que ces derniers ne se mesurent pas en travail mécanique ... Si nous avons désigné auparavant la nature comme une grande ouvrière et que nous prenions maintenant cette expression dans son sens rigoureux, il nous faut ajouter encore que les états identiques à eux-mêmes, les états de repos ne représentent pas de travail mécanique. Il nous manque donc à nouveau le pont du statique au dynamique et si la chaleur dite latente est restée jusqu’ici un achoppement de la théorie, nous sommes forcés de reconnaître là aussi une défectuosité qu’on devrait encore moins nier dans les applications cosmologiques. ”

Tout ce verbiage sibyllin n’est rien d’autre, une fois de plus, que l’épanchement de la mauvaise conscience qui sent très bien qu’en produisant le mouvement à partir de l’immobilité absolue, elle s’est embourbée irrémédiablement, et qui a pourtant honte d’en appeler au seul sauveur, c’est-à-dire au Créateur du ciel et de la terre. Si même dans la mécanique, y compris la mécanique de la chaleur, il est impossible de trouver le pont du statique au dynamique, de l’équilibre au mouvement, à quel titre ferait-on à M. Dühring une obligation de trouver le pont qui mène de son état immobile au mouvement ? Voilà comment on se tire élégamment d’affaire.

Dans la mécanique ordinaire, le pont du statique au dynamique est... l’impulsion de l’extérieur. Lorsqu’une pierre d’un quintal est élevée à dix mètres de hauteur et suspendue en position libre de telle sorte qu’elle reste là dans un état identique à lui-même, dans un état de repos, il faut faire appel à un public de nourrissons pour pouvoir prétendre que la position actuelle de ce corps ne représente pas de travail mécanique ou que la distance entre cette position et la position antérieure ne se mesure pas eh travail mécanique. Le premier passant venu fera comprendre sans peine à M. Dühring que la pierre n’est pas allée toute seule s’accrocher là-haut à la corde, et le premier manuel de mécanique venu pourra lui dire que, s’il laisse retomber la pierre, elle produira en tombant autant de travail mécanique qu’il en fallait pour l’élever de dix mètres. Même le fait, simple entre tous, que la pierre est suspendue là-haut représente du travail mécanique, car si elle reste suspendue un temps suffisamment long, la corde se rompt dès que, par suite de décomposition chimique, elle n’est plus assez forte pour porter la pierre. Or, tous les processus mécaniques peuvent se réduire, pour parler comme M. Dühring, à des formes fondamentales simples comme celle-ci, et l’ingénieur est encore à naître qui sera incapable de trouver le pont du statique au dynamique, tant qu’il dispose d’une impulsion suffisante.

Certes, c’est une noix bien dure et une pilule bien amère pour notre métaphysicien, que le mouvement doive trouver sa mesure dans son contraire, le repos. C’est là une contradiction criante et, selon M. Dühring, toute contradiction est contre-raison. C’est pourtant un fait que la pierre suspendue représente une quantité de mouvement mécanique déterminée, mesurable exactement par le poids de la pierre et son éloignement du sol, et utilisable à volonté, - par exemple par chute libre, par glissement sur le plan incliné, par mouvement d’un treuil, - et il en va de même du fusil chargé. Pour la conception dialectique, la possibilité d’exprimer le mouvement en son contraire, le repos, ne présente absolument aucune difficulté. Pour elle, toute cette opposition, comme nous l’avons vu, n’est que relative ; point de repos absolu, d’équilibre inconditionnel. Le mouvement singulier tend vers l’équilibre, le mouvement d’ensemble supprime à nouveau l’équilibre. Aussi, le repos et l’équilibre, là où ils se rencontrent, sont-ils le résultat d’un mouvement limité et il va sans dire que ce mouvement peut se mesurer par son résultat, s’exprimer en lui et, en partant de lui se rétablir sous l’une ou l’autre forme. Mais M. Dühring ne saurait se contenter d’une représentation aussi simple de la chose. En bon métaphysicien, il commence par ouvrir entre le mouvement et l’équilibre un abîme béant, qui n’existe pas dans la réalité, et il s’étonne ensuite de ne pas trouver de pont pour franchir cet abîme qu’il a fabriqué de toutes pièces. Il pourrait tout aussi bien enfourcher son dada métaphysique et partir à la poursuite de la “ Chose en soi ” de Kant ; car c’est elle et rien d’autre qui, en fin de compte, se cache derrière cet introuvable pont.

Mais que penser de la théorie mécanique de la chaleur, et de la chaleur absorbée ou “latente”, qui est restée un “ achoppement ” de cette théorie.

Si par de la chaleur, on transforme une livre de glace à la température du point de congélation et à la pression atmosphérique normale en une livre d’eau à la même température, il disparaît une quantité de chaleur qui suffirait à échauffer la même livre d’eau de 0 à 79,4 degrés centigrades ou encore 79,4 livres d’eau d’un degré. Si l’on chauffe cette livre d’eau jusqu’au point d’ébullition, donc jusqu’à 100º, et qu’on la transforme alors en vapeur à 100º, il disparaît, jusqu’à ce que la dernière goutte d’eau se soit transformée en vapeur, une quantité de chaleur presque sept fois plus grande, suffisante pour élever d’un degré la température de 537,2 livres d’eau. Cette chaleur disparue est dite latente. Si, par refroidissement, la vapeur se retransforme en eau et l’eau en glace, la même quantité de chaleur qui avait été absorbée auparavant, redevient libre, c’est-à-dire sensible et mesurable en tant que chaleur. C’est cette libération de chaleur lors de la condensation de la vapeur ou de la congélation de l’eau qui est cause que de la vapeur, une fois refroidie à 100º, ne se transforme que peu à peu en eau, et qu’une masse d’eau à la température du point de congélation ne se transforme que très lentement en glace. Tels sont les faits. La question est donc : que devient la chaleur pendant qu’elle est latente ?

La théorie mécanique de la chaleur, selon laquelle la chaleur consiste en une vibration des plus petites particules des corps physiquement actives (molécules), vibration plus ou moins ample selon la température et l’état d’agrégation, - et susceptible dans certaines circonstances de se convertir en toute autre forme de mouvement, - cette théorie explique la chose en disant que la chaleur disparue a accompli du travail, s’est convertie en travail. Dans la fusion de la glace, l’étroite et ferme cohésion des diverses molécules entre elles se trouve supprimée et transformée en juxtaposition lâche ; dans la vaporisation de l’eau au point d’ébullition, un état est apparu dans lequel les différentes molécules n’exercent absolument aucune influence notable l’une sur l’autre et même, sous l’action de la chaleur, se dispersent dans toutes les directions. Or, il est évident que les différentes molécules d’un corps sont douées d’une énergie beaucoup plus grande à l’état gazeux qu’à l’état liquide, et de même à l’état liquide qu’à l’état solide. La chaleur absorbée n’a donc pas disparu ; elle a simplement été transformée et a pris la forme de l’expansibilité moléculaire. Dès que disparaissent les conditions dans lesquelles les différentes molécules peuvent affirmer cette liberté absolue ou relative, l’une par rapport à l’autre, c’est-à-dire dès que la température descend au-dessous du minimum soit de 100º, soit de 0º, cette force d’expansion se relâche, les molécules se pressent à nouveau l’une contre l’autre avec la même force qui les arrachait précédemment l’une de l’autre ; mais si cette force disparaît, c’est seulement pour reparaître comme chaleur, et dans une quantité de chaleur exactement égale à celle qui était précédemment absorbée. Cette explication est naturellement une hypothèse, comme toute la théorie mécanique de la chaleur, pour la raison que jusqu’ici personne n’a jamais vu une molécule, à plus forte raison une molécule en vibration. C’est pourquoi elle est certainement pleine de défauts, comme la théorie tout entière, qui est encore très jeune ; mais elle peut du moins expliquer comment les choses se passent, sans entrer d’aucune manière en conflit avec le fait que le mouvement ne se détruit ni ne se crée ; elle peut même indiquer exactement où est passée la chaleur au cours de sa transformation. La chaleur latente ou absorbée n’est donc, en aucun cas, un achoppement de la théorie mécanique de la chaleur. Au contraire, cette théorie établit pour la première fois une explication rationnelle du phénomène et s’il se produisait un achoppement, ce serait tout au plus du fait que les physiciens continuent à désigner la chaleur convertie en une autre forme d’énergie moléculaire par l’expression périmée et devenue impropre de “latente”.

Les états identiques à eux-mêmes et les situations de repos des états d’agrégtion solide, liquide et gazeux, représentent donc bien du travail mécanique, pour autant que le travail mécanique est la mesure de la chaleur. La croûte solide du globe tout comme l’eau de l’océan représente, en son état d’agrégation actuel, une quantité tout à fait déterminée de chaleur libérée, à laquelle correspond naturellement un quantum tout aussi déterminé de force mécanique. Lorsque la sphère gazeuse d’où est sortie la terre est passée à l’état d’agrégation liquide, et plus tard pour la plus grande partie à l’état solide, un quantum déterminé d’énergie moléculaire a été rayonné dans l’espace comme chaleur. La difficulté dont M. Dühring nous parle mystérieusement à l’oreille n’existe donc pas et, même dans les applications cosmiques, nous pouvons sans doute achopper à des défauts et à des lacunes, - dus à l’imperfection de nos moyens de connaissance, - mais nulle part à des obstacles insurmontables pour la théorie. Ici aussi, le pont du statique au dynamique est l’impulsion de l’extérieur, - refroidissement ou réchauffement provoqué par d’autres corps, qui agissent sur l’objet en état d’équilibre. Plus nous avançons dans cette philosophie de la nature de M. Dühring, plus impossibles apparaissent toutes les tentatives d’expliquer le mouvement par l’immobilité, ou de trouver le pont grâce auquel ce qui est purement statique, à l’état de repos, peut passer de lui-même à l’état dynamique, au mouvement. »

Engels dans « Dialectique de la nature » :

« La matière, comme telle, est pure création de la pensée et pure abstraction. Nous faisons abstraction des différences qualitatives des choses en les embrassant en tant qu’existant corporellement sous le concept de matière. La matière comme telle, à la différence des matières déterminées existantes, n’a donc pas d’existence sensible. »

(…)

« Personne n’a encore vu ni éprouvé autrement la matière comme telle et le mouvement comme tel, mais seulement les diverses substances et formes de mouvement existant réellement. La substance, la matière n’est pas autre chose que l’ensemble des substances duquel ce concept est abstrait ; le mouvement comme tel n’est pas autre chose que l’ensemble de toutes les formes de mouvement perceptibles par les sens ; des mots comme matière et mouvement ne sont que des abréviations, dans lesquelles nous réunissons, d’après leurs propriétés communes, beaucoup des choses différentes perceptibles par les sens. »

(…)

« Le terme même d’ « énergie » laisse encore place à l’illusion que l’énergie est quelque chose d’extérieur à la matière, quelque chose qui lui est apporté du dehors. »

(…)

« Le mouvement est le mode d’existence de la matière… la matière sans mouvement est aussi inconcevable que le mouvement sans matière. Le mouvement est donc aussi impossible à créer et détruire que la matière elle-même… »

(…)

« Le fait que les corps sont en relation réciproque implique déjà qu’ils agissent les uns sur les autres, et cette action réciproque est précisément le mouvement… L’action réciproque est le premier caractère qui se présente à nous, quand nous considérons la matière en mouvement dans son ensemble, du point de vue de la science de la nature d’aujourd’hui... »

(…)

« Toute la nature qui nous est accessible constitue un système, un ensemble cohérent de corps, étant admis que nous entendons par corps toutes les réalités matérielles, de l’astre à l’atome, voire à la particule d’éther, dans la mesure où l’on admet qu’elle existe. »

(…)

« C’est dans un cycle éternel que là matière se meut : cycle qui certes n’accomplit sa révolution que dans des durées pour lesquelles notre année terrestre n’est pas une unité de mesure suffisante, cycle dans lequel l’heure du suprême développement, l’heure de la vie organique, et plus encore celle où vivent des êtres ayant conscience d’eux-mêmes et de la nature, est mesurée avec autant de parcimonie que l’espace dans lequel existent la vie et la conscience de soi ; cycle ans lequel tout mode fini d’existence de la matière, - fût-il soleil ou nébuleuse, animal singulier ou genre d’animaux, combinaison ou dissociation chimiques,- est également transitoire, et où il n’est rien d’éternel sinon la matière en éternel changement, en éternel mouvement, et les lois selon lesquelles elle se meut et elle change. Mais, quelle que soit la fréquence et quelle que soit l’inexorable rigueur avec lesquelles ce cycle s’accomplit dans le temps et dans l’espace ; quel que soit le nombre des millions de soleils et de terres qui naissent et périssent ; si longtemps qu’il faille pour que, dans un système solaire, les conditions de la vie organique s’établissent, ne fût-ce que sur une seule planète ; si innombrables les êtres organiques qui doivent d’abord apparaître et périr avant qu’il sorte de leur sein des animaux avec un cerveau capable de penser et qu’ils trouvent pour un court laps de temps des conditions propres à leur vie, pour être ensuite exterminés eux aussi sans merci, -nous avons la certitude que, dans toutes ses transformations, la matière reste éternellement la même, qu’aucun de ses attributs ne peut jamais se perdre et que, par conséquent, si elle doit sur terre exterminer un jour, avec une nécessite d’airain, sa floraison suprême, l’esprit pensant, il faut avec la même nécessité que quelque part ailleurs et à une autre heure elle le reproduise. (…)

Même dans la science de la nature, nous rencontrons assez souvent des théories dans lesquelles le rapport réel est mis sur la tête, le reflet pris pour la forme primitive, et qui ont donc besoin d’être retournées de cette façon. Il est assez fréquent que de telles théories règnent quelque temps. Si la chaleur a passé, pendant presque deux siècles, pour une mystérieuse matière particulière, et non pour une forme de mouvement de la matière ordinaire, c’était exactement le cas dont nous parlons, et la théorie mécanique de la chaleur a opéré le retournement. Néanmoins, la physique dominée par la théorie de la substance calorique a découvert une série de lois de la chaleur fort importantes et, en particulier avec Fourier et Sadi Carnot, ouvert la voie à la conception juste qui, de son côté, avait à retourner les lois découvertes par sa devancière, à les traduire dans son propre langage. De même, en chimie, c’est la théorie du phlogistique qui, grâce à un siècle de travail expérimental, a fourni d’abord les matériaux à l’aide desquels Lavoisier a pu découvrir dans l’oxygène décrit par Priestley le correspondant dans la réalité du phlogiston imaginaire et rejeter de ce fait toute la théorie du phlogistique. Mais cela n’éliminait pas du tout les résultats expérimentaux de la théorie du phlogistique. Au contraire. Ils ont subsisté ; seule, la façon dont ils étaient formulés a été retournée, traduite de la langue phlogistique dans le langage chimique désormais valable, et ils ont continué à garder leur validité. (…)

Mais que dire du changement de forme du mouvement ou, comme on dit, de l’énergie ? Lorsque nous transformons de la chaleur en mouvement mécanique ou inversement, la qualité est pourtant modifiée et la quantité reste la même ? Tout à fait exact. Mais il en est du changement de forme du mouvement comme du vice de Heine : chacun pour soi peut être vertueux, mais pour le vice il faut toujours être deux . Le changement de forme du mouvement est toujours un processus qui s’effectue entre deux corps au moins,, dont l’un perd une quantité déterminée de mouvement de la première qualité (par exemple de chaleur), tandis que l’autre reçoit une quantité correspondante de mouvement de l’autre qualité (mouvement mécanique, électricité, décomposition chimique). Quantité et qualité se correspondent donc ici de part et d’autre et réciproquement. jusqu’ici on n’a pas réussi à l’intérieur d’un corps singulier isolé à convertir du mouvement d’une forme dans l’autre.

Il n’est question ici pour l’instant que de corps inanimés ; la même loi est valable pour les corps vivants, mais elle procède en eux dans des conditions très complexes, et aujourd’hui encore la mesure quantitative nous est souvent impossible.

Si nous nous représentons un corps inanimé quelconque divisé en particules de plus en plus petites, il ne se produit tout d’abord aucun changement qualitatif. Mais il y a une limite : si, comme dans l’évaporation, nous parvenons à libérer les molécules isolées, nous pouvons certes, dans la plupart des cas, continuer encore à diviser celles-ci, mais seulement au prix d’un changement total de la qualité. La molécule se décompose en ses atomes, qui ont isolément des propriétés tout à fait différentes de celles de la molécule. Dans le cas des molécules qui se composent d’éléments chimiques différents, la molécule composée est remplacée par des molécules ou des atomes de ces corps simples eux-mêmes ; dans le cas des molécules des éléments apparaissent les atomes libres, qui ont des effets qualitatifs tout à fait différents : les atomes libres de l’oxygène à l’état naissant produisent en se jouant ce que les atomes de l’oxygène atmosphérique liés dans la molécule ne réalisent jamais.

Mais la molécule elle-même est déjà qualitativement différente de la masse du corps physique dont elle fait partie. Elle peut accomplir des mouvements indépendamment de cette masse et tandis qu’en apparence celle-ci reste en repos, par exemple des vibrations caloriques ; elle peut, grâce à un changement de position ou de liaison avec les molécules voisines, faire passer le corps à un état d’allotropie ou d’agrégation différent, etc.

Nous voyons donc que l’opération purement quantitative de la division a une limite, où elle se convertit en une différence qualitative : la masse ne se compose que de molécules, mais elle est quelque chose d’essentiellement différent de la molécule, comme celle-ci l’est à son tour de l’atome. C’est sur cette différence que repose la séparation de la mécanique, science des masses célestes et terrestres, de la physique, mécanique des molécules, et de la chimie, physique des atomes.

Dans la mécanique, on ne rencontre pas de qualités ; tout au plus des états comme l’équilibre, le mouvement, l’énergie potentielle, qui tous reposent sur la transmission mesurable du mouvement et qui peuvent eux-mêmes s’exprimer quantitativement. Donc, dans la mesure où un changement qualitatif se produit, il est déterminé par un changement quantitatif correspondant.

En physique les corps sont traités comme chimiquement invariables ou indifférents ; nous avons affaire aux modifications de leurs états moléculaires et au changement de forme du mouvement, changement qui, dans tous les cas, au moins d’un des deux côtés, met en jeu les molécules. Ici, toute modification est une conversion de la quantité en qualité, une conséquence d’un changement quantitatif de la quantité du mouvement, quelle qu’en soit la forme, qui est inhérent au corps ou qui lui est communiqué. (…)

Le mouvement, au sens le plus général, conçu comme mode d’existence de la matière, comme attribut inhérent à elle, embrasse tous les changements et tous les processus qui se produisent dans l’univers, du simple changement de lieu jusqu’à la pensée. L’étude de la nature du mouvement devait, cela va sans dire, partir des formes les plus basses, les plus simples de ce mouvement et apprendre à les saisir, avant de pouvoir arriver à quelque résultat dans l’explication des formes supérieures et complexes. Ainsi, nous voyons que, dans le développement historique de la science de la nature, c’est la théorie du simple changement de lieu, la mécanique des corps célestes et des masses terrestres qui est élaborée la première ; viennent ensuite la théorie du mouvement moléculaire, la physique, et aussitôt après, allant presque de pair avec elle et parfois la précédant, la science du mouvement des atomes, la chimie. C’est seulement après que ces diverses branches de la connaissance des formes du mouvement régnant dans la nature inanimée eurent atteint un haut degré de développement que l’explication des phénomènes de mouvement représentant le processus de la vie pouvait être entreprise avec succès. Elle progressa dans la mesure où la mécanique, la physique et la chimie progressaient. Ainsi, tandis que, en ce qui concerne le corps animal, la mécanique est, depuis assez longtemps déjà, capable de ramener de façon satisfaisante les effets des leviers osseux mis en mouvement par contraction des muscles à ses propres lois, valables aussi dans la nature inanimée, le fondement physico-chimique des autres phénomènes de la vie en est encore presque à ses débuts . Si donc nous voulons étudier ici la nature du mouvement, nous sommes obligés de laisser de côté les formes de mouvement organiques. Aussi nous limiterons-nous par force, - étant donné l’état de la science, - aux formes de mouvement de la nature inanimée.

Tout mouvement est lié à quelque, changement de lieu, que ce soit changement de lieu de corps célestes, de masses terrestres, de molécules, d’atomes ou de particules d’éther. Plus la forme du mouvement est élevée et plus le changement de lieu est petit.

Celui-ci n’épuise en aucune façon la nature dudit mouvement, mais il en est inséparable. C’est donc lui qu’il faut étudier avant tout autre chose.

Toute la nature qui nous est accessible constitue un système, un ensemble cohérent de corps, étant admis que nous entendons par corps toutes les réalités matérielles, de l’astre à l’atome, voire à la particule d’éther, dans la mesure où l’on admet qu’elle existe. Le fait que ces corps sont en relation réciproque implique déjà qu’ils agissent les uns sur les autres, et cette action réciproque est précisément le mouvement. Ici déjà il apparaît que la matière est impensable sans le mouvement. Et si, de plus, la matière s’oppose à nous comme quelque chose de donné, aussi impossible à créer qu’à détruire, il en résulte que le mouvement est lui-même aussi impossible à créer qu’à détruire. Cette conclusion devint inéluctable, dès que l’on eut reconnu dans l’univers un système, un ensemble cohérent de corps. Et, comme la philosophie parvint à cette connaissance bien avant qu’elle se soit imposée efficacement dans la science de la nature, on s’explique pourquoi la philosophie conclut, deux cents bonnes années avant la science, à l’impossibilité de créer et de détruire le mouvement. Même la forme dans laquelle elle le fit reste toujours supérieure à la façon dont la science formule cette idée aujourd’hui. La thèse de Descartes, disant que la quantité de mouvement existant dans l’univers demeure toujours constante, n’est défectueuse que dans la forme, parce qu’elle applique à une grandeur infinie une expression n’ayant de sens que pour une grandeur finie. Par contre, dans la science de la nature, deux formulations de la même loi ont cours aujourd’hui : celle de Helmholtz sur la conservation de la force et la formule nouvelle, plus précise de la conservation de l’énergie. Comme nous le verrons, l’une affirme exactement le contraire de l’autre, et, en outre, chacune n’exprime qu’un seul côté du rapport.

Lorsque deux corps agissent l’un sur l’autre, de sorte qu’il en résulte le déplacement de l’un d’eux ou de tous deux, ce déplacement ne peut consister qu’en un rapprochement ou un éloignement. Ou bien ils s’attirent, ou bien ils se repoussent. Ou, pour parler en termes de mécanique, les forces qui jouent de l’un à l’autre sont centrales, elles jouent dans le sens de la droite reliant leurs centres. Il est aujourd’hui évident pour nous que les choses se passent ainsi dans l’univers, toujours et sans exception,. si complexes que paraissent beaucoup de mouvements. Ils nous paraîtrait absurde d’admettre que deux corps agissant l’un sur l’autre, et à l’action réciproque desquels ne s’opposent aucun obstacle ni aucune action d’un troisième corps, dussent exercer cette action autrement que selon la voie la plus courte et la plus directe, dans le sens de la droite reliant leurs centres. Mais on sait que Helmholtz (Conservation de la force, Berlin, 1847, paragraphes 1 et 2) a fourni également la preuve mathématique qu’action centrale et constance de la quantité de mouvement se déterminent réciproquement et qu’admettre des actions autres que centrales conduit à des résultats dans lesquels le mouvement devrait ou bien être créé ou bien être détruit. La forme fondamentale de tout mouvement est donc rapprochement ou éloignement, contraction ou extension, bref la vieille opposition polaire d’attraction et de répulsion.

Soulignons expressément que nous ne concevons pas ici attraction et répulsion comme de prétendues forces, mais comme de simples formes du mouvement. C’est ainsi déjà que Kant a conçu la matière, en tant qu’unité de l’attraction et de la répulsion. Nous verrons en temps voulu ce qu’il en est des « forces ».

Tout mouvement consiste en l’action réciproque de l’attraction et de la répulsion. Mais il n’est possible que si chaque attraction particulière est compensée ailleurs par une répulsion équivalente. Sans cela, avec le temps, l’un des côtés l’emporterait sur l’autre, et ce serait en fin de compte la cessation du mouvement. En conséquence, toutes les attractions et toutes les répulsions de l’univers doivent se compenser réciproquement. Par suite, la loi exprimant l’impossibilité de détruire et de créer le mouvement s’énonce de la façon suivante : tout mouvement d’attraction dans l’univers doit être complété par un mouvement de répulsion équivalent, et inversement ; ou bien, ainsi que l’exprimait, - bien avant que la science ait établi la loi de la conservation de la force, ou de l’énergie, - la philosophie antique : la somme de toutes les attractions dans l’univers est égale à la somme de toutes les répulsions.

Cependant, deux possibilités semblent encore rester ici pour que cesse un jour tout mouvement : ou bien la répulsion et l’attraction finissent effectivement par s’équilibrer, ou bien la totalité de la répulsion s’empare définitivement d’une partie de la matière et la totalité de l’attraction de l’autre partie. Pour la conception dialectique, ces possibilités sont exclues d’emblée. Une fois que la dialectique, s’appuyant sur les résultats acquis aujourd’hui de notre expérience scientifique de la nature, a démontré que toutes les expositions polaires en général sont déterminées par l’action réciproque des deux pôles opposés ; que la séparation et l’opposition de ces deux ne peut exister que dans les limites de leur connexion réciproque et de leur union ; qu’inversement leur union ne réside que dans leur séparation et leur connexion réciproque que dans leur opposition, il ne peut être question, ni d’un équilibre définitif de la répulsion et de l’attraction, ni de la répartition et concentration définitives d’une des formes du mouvement sur une moitié de la matière et de l’autre sur l’autre, donc ni d’une interpénétration réciproque, ni d’une séparation absolue des deux pôles. Ce serait exactement la même chose que d’exiger, dans le premier cas, que le pôle nord et le pôle sud d’un aimant se neutralisent réciproquement et l’un par l’autre, et, dans le second cas, qu’en sciant un aimant par le milieu entre les deux pôles, on obtienne ci une part une moitié nord sans pôle sud, d’autre part une moitié sud sans pôle nord. Mais, bien que l’impossibilité d’admettre de telles suppositions résulte déjà de la nature dialectique de l’opposition polaire, la prédominance du mode de pensée métaphysique chez les savants fait que la deuxième supposition, tout au moins, joue un certain rôle dans la théorie physique. Il en sera question en son temps.

Comment le mouvement se présente-t-il dans l’action réciproque de l’attraction et de la répulsion ? Le mieux sera de l’étudier à propos des formes particulières du mouvement lui-même. Le résultat apparaîtra alors en conclusion.

Considérons le mouvement d’une planète autour de son corps central. L’astronomie scolaire courante explique, avec Newton, l’ellipse décrite par l’action combinée de deux forces : l’attraction du corps central et une force tangentielle qui entraîne la planète normalement au sens de cette attraction. Cette école admet donc, outre la forme de mouvement à action centrale, une autre direction du mouvement, ou prétendue « force », qui s’exerce perpendiculairement à la droite reliant les centres des corps en question. Elle se met donc en contradiction avec la loi fondamentale mentionnée ci-dessus, selon laquelle, dans notre univers, tout mouvement ne peut se produire que dans la direction des centres des deux corps agissant l’un sur l’autre, ou, selon la formule, est provoqué seulement par des forces à action centrale. De ce fait, elle introduit dans la théorie un élément de Mouvement qui ainsi que nous l’avons vu également, aboutit nécessairement à la création ou à la destruction de mouvement, et, par conséquent suppose un créateur. Le problème était donc de réduire cette mystérieuse force tangentielle à une forme de mouvement à action centrale, et il fut résolu par la théorie cosmogonique de Kant et Laplace. On sait que cette conception fait naître l’ensemble du système solaire par contraction progressive d’une masse gazeuse raréfiée à l’extrême, tournant sur son axe ; par suite, le mouvement de rotation est évidemment le plus puissant à l’équateur de cette sphère gazeuse, et il détache de la masse des anneaux de gaz isolés qui se condensent pour former des planètes, des planétoïdes, etc., et gravitent autour au corps central dans le sens de la rotation primitive. Cette rotation elle-même s’explique ordinairement par le mouvement propre des particules gazeuses isolées ; ce mouvement se développe dans les directions les plus différentes, cependant qu’en fin de compte une direction déterminée l’emporte et provoque ainsi le mouvement de rotation qui, avec la contraction progressive de la sphère gazeuse, doit devenir de plus en plus fort. Mais, quelle que soit l’hypothèse qu’on adopte sur l’origine de la rotation, chacune d’elles élimine la force tangentielle réduite à une forme particulière de manifestation du mouvement à action centrale. Si l’élément directement central du mouvement de la planète est représenté par la pesanteur, par l’attraction entre celle-ci et le corps central, l’autre élément, l’élément tangentiel, apparaît comme un résidu, sous une forme transposée ou transformée, de la répulsion primitive des particules isolées de la sphère gazeuse. Le processus d’existence d’un système solaire se présente alors comme une action réciproque d’attraction et de répulsion au cours de laquelle l’attraction l’emporte peu à peu du fait que la répulsion est rayonnée dans l’espace sous forme de chaleur et se trouve, de cette manière, de plus en plus perdue pour le système.

On voit au premier coup d’œil que la forme de mouvement considérée comme répulsion est celle-là même que la physique moderne désigne sous le nom d’énergie. Par la contraction du système et sa conséquence ; la séparation des corps isolés dont il se compose aujourd’hui, le système a perdu de l’ « énergie », et même, d’après le célèbre calcul de Helmholtz, cette perte s’élève déjà actuellement aux 453/454es de la quantité totale de mouvement qui s’y trouvait à l’origine sous forme de répulsion.

Prenons ensuite une masse corporelle sur notre terre même. Elle est liée à la terre par la pesanteur, comme la terre pour sa part est liée au soleil ; mais, à la différence de celle-ci, elle n’est pas capable d’un mouvement planétaire libre. Elle ne peut être mise en mouvement que par une impulsion extérieure, et, même dans ce cas, dès que l’impulsion cesse, son mouvement s’arrête bientôt, soit par suite de l’action de la pesanteur seule, soit par suite de cette action en liaison avec la résistance du milieu où se meut cette masse. Cette résistance elle-même est, en dernière analyse, un effet de la pesanteur, sans laquelle la terre n’aurait pas à sa surface un milieu résistant, une atmosphère. Dans le mouvement purement mécanique à la surface de la terre, nous avons donc affaire à une situation dans laquelle la pesanteur, l’attraction, prédomine nettement, où donc, dans la production de mouvement, nous avons deux phases : d’abord agir contre la pesanteur, et ensuite laisser agir la pesanteur. En un mot, élever et laisser tomber.

De la sorte, nous avons de nouveau l’action réciproque entre, d’une part, l’attraction, et d’autre part, une forme de mouvement qui agit dans une direction opposée à la sienne, donc une forme répulsive. Or, dans les limites de la mécanique terrestre Pure (qui opère avec des masses dont l’état d’agrégation ou de cohésion est donné, immuable pour elle), on ne rencontre pas dans la nature cette forme répulsive du mouvement. Les conditions physiques et chimiques qui font se détacher un bloc de rocher d’une cime montagneuse ou rendent possible une chute d’eau sont en dehors du domaine de cette mécanique. Dans la mécanique terrestre pure, le mouvement de répulsion, d’élévation, doit donc Être produit artificiellement : par la force de l’homme, de l’animal, de l’eau, de la vapeur, etc. Et cette circonstance, cette nécessité de combattre artificiellement l’attraction naturelle, fait naître chez les mécaniciens la conviction que l’attraction, la pesanteur, ou, comme ils disent la force de pesanteur, est la forme la plus essentielle, voire même fondamentale du mouvement dans la nature. »

Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme :

« La matière est une catégorie philosophique servant à désigner la réalité objective donnée à l’homme dans ses sensations qui la copient, la photographient, la reflètent, et qui existe indépendamment des sensations. (...) La question est ainsi tranchée en faveur du matérialisme car le concept de matière ne signifie ... en gnoséologie (= théorie de la connaissance) que ceci : la réalité objective existant indépendamment de la conscience qui la réfléchit. »

(…)

« La destructibilité de l’atome, son caractère inépuisable, la variabilité de toutes les formes de la matière et de ses mouvements, ont toujours été le point d’appui du matérialisme dialectique. Toutes les limites sont relatives, conventionnelles, mobiles, dans la nature… »

(…)

« Il n’y a d’immuable, d’après Engels que ceci : dans la conscience humaine (quand elle existe) se reflète le monde extérieur qui existe et se développe en dehors d’elle. Aucune autre « immuabilité », aucune autre « essence », aucune « substance absolue », au sens où l’entend la philosophie oiseuse des professeurs, n’existe pour Marx et Engels. L’ « essence » des choses et la « substance » sont aussi relatives ; elles n’expriment que la connaissance humaine sans cesse approfondie des objets et si, hier encore, cette connaissance n’allait pas au-delà de l’atome et ne dépasse pas aujourd’hui l’électron ou l’éther, le matérialisme dialectique insiste sur le caractère transitoire, relatif, approximatif de tous ces jalons de la connaissance de la nature par la science humaine qui va en progressant. L’électron est aussi inépuisable que l’atome… »

Lénine, dans « Cahiers philosophiques » :

« Toute chose concrète est en rapports divers et souvent contradictoires avec tout le reste, ergo, elle est elle-même et autre chose. »

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