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La révolution russe par Victor Serge

mercredi 7 mars 2018, par Robert Paris

Lettre de Russie

Petrograd, 1er septembre 1921.

Petrograd par une belle journée d’août. Place Michel, sous les fenêtres d’un palais et d’un théâtre bondé tous les soirs, trois étranges attelages sont arrêtés. Ce sont des chariots bas, recouverts de bâches, traînés par de petits chevaux dont les côtes font lamentablement saillie sous la peau tendue, poussiéreuse, lâchée de sueur. Les conducteurs las, vieux moujiks barbus, demandent, la route. Alentour le va-et-vient des tramways, le double flot des passants bien vêtus (en somme) de la grande ville. Sous les bâches, sur lesquelles vient tomber un flot de soleil, il y a de petites têtes blondes ébouriffées et de vieux visages terreux de malades que la faim consume.

— D’où venez-vous, petit père ?

— De Samara.

Du pays de la faim. Et ils ont fait plus de mille kilomètres, chassés par le désir de vivre, de vivre quand même — alors que leur peuple entier, là-bas, semble condamné.

...Deux fillettes, debout dans le chariot, regardent sans étonnement la foule et la ville. Elles ont des yeux bleus fatigués, des joues creuses et grises — de poussière et d’anémie. Elles ont déjà traversé tant de villes inhospitalières que même celle-ci ne les étonne pas.

...Ils arrivent ainsi, les plus courageux et les plus chanceux des fuyards de la Volga, dans toutes les villes de l’immense Russie. Ils amènent avec eux des mourants et des morts, parfois de petits cadavres crispés, des êtres difformes, au ventre ballonné par des nourritures immondes, des maladies... Ils traversent les cités dont la souffrance est si peu de chose, comparée à la leur, pareils à des sauvages d’une autre race. Les gens de la ville, vêtus à l’européenne, souvent avec un reste d’élégance, s’arrêtent au bord des trottoirs pour les voir passer. Les meilleurs poussent un soupir. D’autres disent, imbéciles : « Tant pis, tant mieux ! Les bolcheviks ne s’en tireront pas, cette fois ! »

Trouveront-ils asile et pain, dans notre grande ville dévastée où la vie est si dure ? Je considère la foule sur la place et voici que j’en doute presque. Tous ces passants ont des têtes et des habits de l’ancien régime. Des ouvriers, des révolutionnaires, les uns sont morts, les autres font obscurément de pénibles besognes — et sont mal vêtus, sont mal nourris et n’ont plus rien à donner. Or, un café, une confiserie, viennent de s’ouvrir à cent mètres d’ici où le petit-bourgeois qui passe dépense en dix minutes trois ou quatre salaires mensuels d’ouvrière communiste. Et j’ai tout à coup, pauvres gens affamés, la sensation très nette que vous n’avez rien à espérer de ces boutiquiers, de leurs clients, de l’écœurante petite-bourgeoisie des capitales que votre inconscience a si souvent soutenus. Vous n’avez rien à espérer que de ceux, prolétaires épuisés, communistes rescapés de la guerre civile, qui sont presque aussi pauvres que vous.

On passe devant des étalages tout flambant neufs, à la fois opulents et piètres. Ici l’on peut dîner en gastronome — à la condition d’être avec bonheur un de ces gros dilapidateurs des stocks de la Commune que la Commission Extraordinaire fusille encore lorsqu’elle les prend sur le fait. J’entre.

Trois messieurs sont là qui parlent avec le patron de rétablissement, vieil antiquaire à bésicles. La salle est ornée de gravures, de miniatures, de porcelaines — produits d’excellentes opérations faites par un connaisseur. Ces menues choses représentent des millions de roubles. Par la fenêtre je vois s’éloigner les attelages misérables des affamés. Je me demande par quel miracle tiennent debout les pauvres bêtes éreintées qui les traînent.

Et j’entendis parler un monsieur qui vient de poser sur une chaise cannelée son portefeuille de technicien grassement rétribué :

— Les Américains, le capital anglais... Ce sera une excellente affaire... oh ! tout à fait bonne ! Une concession ? Non, pas encore... Vous dites dix-sept millions ? En valuta ça fait... peu de chose... dix-neuf millions... les Américains.

Des bribes de mots me parviennent. Puis d’autres :

— La famine... les conséquences politiques de la famine... ils sont fichus... fichus...

Et de nouveau :

— ...Le capital anglais... les Américains, Une mince demoiselle leur apporte le café au lait et des petits gâteaux. Le patron-antiquaire exhibe une miniature que l’on estime tout bas en roubles du tsar, de la douma, des soviets, en francs, en marks, en dollars...

Je me rappelle les « Blancs » de 1919. J’ai lu ce matin qu’un nouveau complot vient d’être découvert. Ce n’est pas encore le plus vrai, le plus dangereux.

Il y a déjà des hommes qui s’imaginent pouvoir demain dépecer la révolution morte...

L’après-midi, un jeune étudiant juif de Kharkov est venu chez moi. Très simplement, sans se douter qu’il disait des choses effroyables, qu’il nous ramenait, nous réunis en 1921 dans une des grandes capitales du monde civilisé, au temps des tueries mérovingiennes, il nous a conté en prenant le thé, combien de fois il avait failli être fusillé parce que juif. Cinq, ou six fois en dix-huit mois. Comment a-t-il survécu ? Le même hasard un peu déconcertant qui fait que des soldats survivent à cinq ou six assauts, l’a épargné... Tour à tour les blancs, les égorgeurs de Petlioura1, les makhnovitsi2, d’autres encore dont ou ne sait pas la couleur politique (?) ont voulu le tuer. Son malheur est d’avoir le type de sa race.

— Jid ? (youpin) ne dis pas non ou gare !

Le premier venu, un soir trouble de pogrom, l’interroge ainsi dans la rue, dans un wagon, dans sa demeure. Les crosses sont levées sur sa tête.

— Oui, juif.

— Au mur ! En route !

En route, tranquille (il en a tant vu assassiner depuis qu’on a égorgé son propre frère). Il offre des cigarettes à son bourreau qui, de bonne composition, lui dit tout à coup : « Fous le camp ! »

Une autre fois les makhnovitsi l’ont pris. Il a déclaré connaître un ami du batko. Et le batko lui-même l’a gracié.

Une autre fois encore un illettré prit son carnet d’étudiant pour un carnet de communiste et voulut lui casser la tête.

Une autre fois enfin les égorgeurs l’ayant amené pour le tuer au pied d’une haie, décidèrent de le tirer au vol en le jetant par-dessus la haie. Ces égorgeurs, un peu ivres, furent maladroits...

Il trouve, cet étudiant, que ces choses sont simples, normales. Venu chercher des livres ici, il va retourner là-bas avec l’espoir de vivre pourtant. Il n’est pas communiste, mais sympathise avec les rouges ; où ceux-ci s’installent, les pogroms cessent.

Le soir j’ai rencontré un « révolutionnaire » ennemi des communistes. Nous ne manquons jamais d’échanger au passage quelques répliques plus ou moins acérées.

Désignant du geste la rue où la petite bourgeoisie semble, avec la liberté du petit commerce, reprendre pied, odieusement, il m’a demandé, narquois, et, de toute évidence, satisfait :

— Nierez-vous maintenant la délaite ?

Il ne fallait pas faire ceci... il fallait faire cela... C’est la faute au Parti... Il fallait écouter les mencheviks si prévoyants... Il ne fallait peut-être pas faire de révolution du tout... Il fallait laisser le pouvoir aux socialistes révolutionnaires... Il fallait ériger les syndicats en République du Travail... Il fallait dissoudre l’État, décentraliser, instituer l’anarchie...

Le « révolutionnaire » dissident et malcontent que l’on rencontre conclut son réquisitoire invariable selon l’étiquette qu’il veut porter au front... Pendant la guerre, ainsi, dans les bars, de très braves gens faisaient de la critique militaire et de la stratégie.

Mais j’écoute le « camarade ». Et je me rends compte qu’il éprouve une amère satisfaction à constater quel immense danger environne « la révolution des autres », à dire : « moi, je m’en lave les mains, j’aurais fait mieux que Lénine ! » ; à penser que si tout s’effondre un jour dans la vague de sang d’une atroce réaction il pourra triompher en criant impunément que « c’est la faute aux bolcheviks... »

Il n’a jamais réquisitionné du pain dans les campagnes, lui. Il n’a jamais fait des visites domiciliaires. Il ne s’est pas battu contre Cronstadt. Il n’a jamais fait arrêter personne. Il n’est pas commissaire. Il n’a fait aucune des sales besognes de la guerre des classes. Il est propre, il est pur, il est idéaliste.

Il triomphera si la révolution périt.

Je sais bien qu’elle encourt, cette révolution, des reproches nombreux. Mais je ne sais pas quels sont ceux qui ont le droit de les lui faire. La critique est tellement aisée des errements de ceux qui ont tenté de maîtriser la formidable tourmente sociale où périt un monde, où naît, quoi qu’on dise et fasse, un autre monde. Mais est-ce l’heure de la critique ?

Est-ce l’heure quand notre nouvelle politique économique — nécessaire, nul n’en doute — s’avère comme une trêve avec l’ennemi le plus tenace et le plus résolu de la révolution des pauvres, avec la petite-bourgeoisie qui a gangrené nos institutions, pillé (quelquefois légalement) nos stocks, survécu à force de platitude à toute terreur rouge et n’adore que le bénéfice ? Quand dans la région de la Volga trente millions de paysans — les trois quarts de la population totale de la France — meurent de faim, quand des millions de faibles et d’enfants vont périr, cet hiver, quoi qu’on fasse pour leur venir en aide.

Et ne faut-il pas, d’ailleurs, une singulière aberration mentale pour ne pas comprendre qu’à l’immense souffrance des Russes, il y a des causes multiples et profondes en présence desquelles les actes des chefs et des partis sont bien peu de choses ? Qu’on se rappelle :

Quatre années de guerre impérialiste, puis quatre années de guerres civiles. L’intervention étrangère sur sept fronts. Les complots incessants. Le blocus. Le sabotage des techniciens. L’ignorance et l’esprit borné des masses paysannes. L’épuisement, par la guerre et la faim, du prolétariat révolutionnaire. La mort des meilleurs. Cela dans le pays du monde où il y avait auparavant le moins de chemins de fer et le plus d’illettrés.

Quatre fois la guerre passa et repassa sur les régions aujourd’hui affamées, suivant avant la sécheresse, une agriculture toujours très primitive. C’est là que l’Entente souleva les tchéco-slovaques en 1918. Là que les constituants voulurent gouverner. Là que revint Koltchak. Là que les blancs décimèrent le plus cruellement, par la terreur, toute une population, Maintenant la terre est morte. Qui l’a tuée ?

Il me semble que chaque chose, chaque voix, à chaque pas que l’on fait dans la rue d’une ville russe, attestent aujourd’hui plus que jamais que la révolution russe a surtout été le magnifique sacrifice d’un jeune peuple d’élite à l’avenir du monde.

Notes

1 Simon Petlioura (1879-1926), chef nationaliste ukrainien, dont les forces se rendirent coupables de pogroms.

2 Nestor I. Makhno (1889-1935), dirigeant de partisans en Ukraine, était le symbole de l’anarchisme russe ; allié par intermittence de l’Armée rouge il fut finalement battu par elle et dut émigrer.

Révolution-légende et révolution-réalité

Victor Serge

Août 1921

L’homme pense mal et peu — le moins possible. Afin de s’alléger la tâche de penser, il a imaginé les idées toutes faites qu’il suffit d’accepter et de répéter, les lieux communs, les images conventionnelles, les clichés. Il s’agit au fond d’une monnaie verbale. Ceux qui pensent ne songent que rarement à s’enquérir de la valeur véritable de la pièce qu’on leur passe, à en éprouver le métal. Ils deviennent ainsi dupes et jouets d’une foule d’illusions, dont il est d’autant plus difficile de se défaire que notre esprit oblitéré par des connaissances livresques a quelque peu perdu le sens ides réalités. Les générations qui ont vu et fait la grande guerre ne s’attendaient pas à jouer un certain rôle dans de « grandes révolutions ». Avant la guerre le mot révolution avait une certaine vogue. On peut dire qu’une sorte d’admiration générale l’environnait. Pensant à 1789-1793, on y accolait volontiers l’épithète de grande, et des gens paisibles, de mœurs bourgeoises et passablement conservatrices, gagnaient honorablement leur quotidienne bonne chère à compiler ou écrire des tomes laudatifs sur les personnages de « l’épopée révolutionnaire ».

Les témoins de la révolution russe, non ceux qui en parlent bien au chaud à des milliers de lieues de distance, mais ceux qui la vivent dans les rues mornes de Petrograd ou de Moscou, peuvent à présent concevoir à peu près ce que fut la grande révolution française, — ce que vécurent les citoyens de la République Une et Indivisible. L’histoire — qui n’est le plus souvent que la légende, constatons-le — n’en a presque rien dit. Elle a fait pis. C’est à travers Victor Hugo1, Michelet2, et M. Tout-le-Monde qui les vulgarisa que nous avons appris à concevoir la révolution, tragique, épique, grande, magnifique, superbe, poétique, que sais-je ! Pour en trouver une description plus objective il faut ouvrir Taine3 que le grand public ne lit pas — précisément peut-être parce que son amour de la légende en est choqué.

Danton4, Robespierre5, Marat6. La Patrie en danger, Valmy, Thermidor ! L’adolescent ferme son manuel d’histoire (ou « quatre-vingt treize ») et voit défiler dans son imagination grisée un lumineux cortège de héros, environnés d’éclairs et de lumière. Mme Roland7 meurt en lisant une très belle phrase8... Au fond, et c’est une vérité absolue, la littérature a complètement faussé dans nos esprits l’idée de la révolution française. Si l’on songe qu’elle est après tout récente — moins d’un siècle et demi — un grand scepticisme nait quant à l’appréciation des travaux et des notions historiques... Tout ce que la littérature et la légende ont conservé de la révolution a certes vécu — mais perdu, noyé, mêlé inextricablement parmi une foule de toutes autres choses. 89-93, ç’a été une longue tourmente où les plus sages ne voyaient plus clair, une angoisse infinie, une ère de brutalités, de crimes, d’erreurs, d’exaltations, de malheurs inexprimables. La terreur, ce n’est concrètement qu’une mare de sang noirâtre qui pue sous la guillotine dressée nuit et jour, ce n’est, si l’on veut un symbole, qu’un monceau de têtes coupées hideusement, défigurées... Les « géants de la Convention » avaient peur les uns des autres ; la guerre était faite de boucheries atroces et plus laides encore — si possible — que la « guerre en dentelles » des temps royaux ; les campagnes brûlaient et s’ensauvageaient, on avait faim, on se demandait avec désespoir quand le drame inintelligible finirait. Et presque personne n’y prévoyait rien.

En Russie la Révolution-Légende a d’abord puissamment concouru au succès de la révolution-réalité ; puis elle lui a fait le plus grand tort. C’est elle qui a divisé les révolutionnaires. Beaucoup — d’entre les meilleurs — quand ils ont vu la chose en ont été épouvantés. Ils ne l’ont pas reconnue, ils l’ont désavouée. Au fond je ne puis expliquer que de cette façon l’aberration de certains hommes absolument sincères et désintéressés (Tchaikovsky9, Brechkovskaia10) — passés en fait au coup de la contre-révolution, et la stupeur douloureuse d’un Kropotkine devant les événements qui vérifient ses propres théories (voir sa Grande Révolution française) est de la même nature. Ceux-là seuls ont pu demeurer fermes en présence des réalités qui leur étaient supérieurs — à force de clairvoyance, de sang-froid, parti pris — ou dont le cœur et l’esprit obtus n’ont qu’une vie sans intensité. Une révolution n’est pas un poème épique ; on la comparerait avec plus de raison à une crise violente survenant au cours d’une maladie. Et nulle comparaison ne sera meilleure ici que celle que l’on peut emprunter au langage biologique ou médical. L’abcès crève, la larve se transforme laborieusement, douloureusement peut-être en insecte, la vie recommence dans la souffrance et le dénuement physique. « Accouchement des sociétés » a-t-il été dit. Soit. Un accouchement n’est pas beau. La chair se crispe, se déchire, se révolte, saigne, l’être nouveau naît sans intelligence, sans force, mais acharné à vivre et souffrant déjà puisqu’il pleure. Et il commence lui aussi par avoir faim.

L’idée de la révolution doit être revisée dans les esprits, au contact de la réalité actuelle, afin — d’abord — de remplacer une notion fausse par une notion exacte — pour le seul avantage de l’intelligence (ce qui est déjà suffisant), afin, ensuite, que ceux qui veulent la révolution et vont vers elle, sachent bien où ils vont.

La guerre n’est pas glorieuse. Elle est affreuse. La gloire n’est qu’une notion subjective chez le spectateur — et encore chez le spectateur distant. Sans doute d’Assas11, percé de coups de baïonnette, pour avoir crié dans la nuit : « A moi, France ! Voici l’ennemi ! »12 est magnifique... à décrire, mais la réalité qu’il a vécue, lui, la seule réalité pour lui ç’a été l’égarement, la soudaine désespérance de l’homme aux abois, cerné — puis l’effroyable douleur physique de sa chair déchirée par les couteaux. La guerre sociale, avec ses drames sans nombre, doit être ainsi jugée objectivement et surtout en dehors des considérations littéraires...

Deux vastes expériences devraient enfin le permettre à ceux qui se soucient d’un jugement sain. Quand une vieille société faiblit, se désagrège mais, s’obstinant à durer, réprime avec une sénile violence, les formes nouvelles de la vie montante, il suffit d’une secousse extérieure ou intérieure pour que se produise la révolution. Un monde crève, un monde nait. Le déséquilibre mental chez les foules et chez les individus devient fréquent. Les fanatismes s’exaspèrent Hommes et choses sont emportés par une sorte de tempête où les plus forts survivent — mais beaucoup au hasard... Economiquement, le chaos, la désorganisation. On ne peut travailler, la production semble détruite. D’autre part, le vol. Il s’agit toujours d’une expropriation (en 1789-93 le tiers-Etat exproprie la noblesse et le clergé, en 1917-19, le prolétariat et le moujik exproprient la bourgeoisie et la noblesse) ; or, on n’exproprie pas sans songer d’abord à soi — du moins, en règle générale. Au moral, le trouble, l’inquiétude, l’angoisse, le désarroi. Les anciennes valeurs sombrent ; les nouvelles ne sont point assurées. Telle est la révolution-réalité. Elle ne peut être autre chose. Pour, à travers cette tourmente, poursuivre son chemin vers l’avenir — ou, pour consentir à l’avance à tous les risques d’un voyage à travers cette tourmente, l’homme qui veut « que crève le vieux monde » et que naisse l’ordre nouveau, ne doit plus regarder la réalité à travers la légende — mais en prendre stoïquement son parti. La grande œuvre révolutionnaire, il doit l’accomplir comme une rude et douloureuse tâche nécessaire à l’enfantement de l’avenir.

Victor SERGE.

Petrograd, août 1921.

Notes

1 Victor Hugo (1802-1885), écrivain français, auteur du roman Quatrevingt-treize.

2 Jules Michelet (1798-1874), historien français, auteur d’une Histoire de la Révolution française.

3 Hippolyte Taine (1828-1893), écrivain français, auteur de Les Origines de la France contemporaine.

4 Georges Danton (1759-1794) révolutionnaire jacobin.

5 Maximilien Robespierre (1758-1794), révolutionnaire jacobin.

6 Jean-Paul Marat (1743-1793), révolutionnaire jacobin.

7 Manon Roland (1754-1793), révolutionnaire girondine.

8 La citation généralement attribuée est « Ô Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! », mais il s’agit d’une élaboration sur les paroles rapportées par son bourreau Charles-Henri Sanson : « Ô Liberté, comme on t’a jouée ! ».

9 Nikolaï Vassilievitch Tchaïkovsky (1850-1926), Socialiste-Révolutionnaire. Après la révolution d’octobre 1917 membre du Comité Panrusse pour le Salut de la Patrie et de la Révolution, chef du gouvernement contre-révolutionnaire d’Arkhangelsk. Emigre à Londres en 1920.

10 Yekaterina Konstantinovna Brechko-Brechkovskaia (1844-1934), surnommée Babouchka ou « la grand-mère de la révolution », Socialiste-Révolutionnaire, soutient Kerensky en 1917, émigre en 1919.

11 Louis d’Assas du Mercou dit le Chevalier d’Assas (1733-1760), militaire et aristocrate français.

12 En fait d’Assas est supposé avoir crié « À moi, Auvergne ; c’est l’ennemi ! » à la bataille de Clostercamp (Kloster Kampen) en Allemagne – il faisait partie du régiment d’Auvergne. Cependant ce mot n’est pas mentionné par des témoins, si ce n’est dans une autre bouche, celle du sergent Dubois.

La Révolution d’Octobre à Moscou

Septembre 1920

Les traces de la guerre civile à Moscou

Les blessures de la guerre civile ne se sont pas encore cicatrisées à Moscou. Il est des places où l’on a l’impression d’être sur un champ de bataille, le feu venant de cesser. Rares sont les rues ou les ruelles dont quelques maisons au moins ne portent encore la trace des balles. Moscou, vieille ville qui grandit lentement au cours des siècles, a plusieurs enceintes de boulevards ou des murailles. On s’est âprement battu sur les boulevards, on s’est retranché derrière les murailles. Les portes du Kitai-Gorod, sorte d’enceinte de briques enfermant au centre même de la cité le quartier jadis le plus commerçant, ont dû être attaquées et défendues avec rage. Les premières maisons des rues qui les avoisinent sont littéralement criblées de balles. Les voûtes mêmes des larges portes basses ont quelque chose de tragique, entamées, mordues, creusées par des éclatements multipliés. Il y a dans la rue Illinka une petite église qui est un joyau d’art russe ; ses tours byzantines d’un bleu intense sont parsemées d’éclatantes étoiles d’or et dominées par de gracieuses croix dorées. Comme la plupart des croix orthodoxes celles-ci s’érigent sur le croissant renversé — car le christianisme est une victoire. Par les beaux matins de soleil le regard s’attarde volontiers à contempler cette fête de couleurs ; et l’on s’aperçoit alors que la façade entière de la petite église porte des centaines de blessures. Sans doute avait-on dissimulé sous un de ces clochetons bleus étoilés d’or une mitrailleuse. Et des hommes se sont entretués ici avec acharnement.

Au hasard des pas, dans les rues silencieuses et calmes où la lutte n’eut pas d’importance, on lève la tête et l’on remarque autour d’une fenêtre des entailles demeurées fraîches, dans la pierre ou la brique. Un tireur s’était embusqué là, qu’il a fallu descendre à coups de carabine. La place Rouge dont les hautes murailles et les tours du Kremlin forment un des côtés est dominée par un de ses palais. On ne trouverait probablement pas sur la façade de ce vaste édifice moderne une surface de cinquante centimètres carrés qui n’ait reçu quelques balles. Les Junkers s’étaient retranchés derrière ces fenêtres ; et l’on s’est mitraillé de la place au palais. Au cœur de la ville, l’hôtel Métropole (maintenant deuxième Maison des Soviets et Commissariat des Affaires étrangères), de construction relativement récente, montre sur ses façades de bizarres tâches blanchâtres. Quelques obus y avaient fait des brèches que l’on a parfaitement bouchées — mais sans prendre la peine de les repeindre. A l’angle du boulevard Tvershaf1 et de la Bolchaia Nikitskaia (rue) un carrefour a conservé l’aspect tragique des lendemains d’émeute. Voici deux hautes maisons modernes aux balcons de fer forgé, aux charpentes d’acier métallique, dont il ne subsiste plus que des squelettes de pierre, de fer et d’acier, derrière des façades calcinées. Les fenêtres sont des trous noirs, béants ; l’œil s’étonne le soir d’y apercevoir tout à coup le rayonnement tranquille des étoiles. En face, tout un carré de maisons en briques a été complètement détruit. Il n’en reste plus que des morceaux de pierraille. L’artillerie bolchevik, placée en haut du boulevard, a ainsi détruit ce nid de Junkers. Les maisons avoisinantes ont été défendues et attaquées avec obstination. Les bordures de certaines fenêtres sont littéralement frangées par les balles. Mais je vois le long des boulevards ou dans des ruelles bordées de jardins quelques endroits où les grandes journées de la guerre civile ont laissé de plus terribles marques bien que moins apparentes. Le passant les voit à peine et n’y songe plus. C’est par exemple, en face d’un large boulevard planté d’arbres, où les mamans viennent promener leurs bébés, une petite muraille blanche, et dans cette muraille à hauteur d’homme, deux ou trois alvéoles... Ici l’on a « collé au mur » un homme et on l’a fusillé. Un homme... Qui ? Un des nôtres, un des leurs ? Insurgé des faubourgs ou junker élégant ? Passe ton chemin, révolutionnaire, et trêve de sentiments !

Dons l’enceinte même du Kremlin, presque en face du beffroi d’Ivan le Terrible qui domine tout Moscou, en face de l’énorme cloche de bronze et du tsar des canons, dont la courte gueule a plus d’un archine et demi2 de diamètre, la façade d’un long petit bâtiment peint en rouge, aux fenêtres grillées, décèle de récentes réparations. A soixante centimètres de terre on remarque une série continue de taches claires... Rien d’autre ne subsiste de l’épisode le plus atroce des batailles d’octobre. Devant cette façade les junkers fusillèrent à coups de mitrailleuses la foule désarmée des travailleurs de l’arsenal du Kremlin. Les mitrailleuses tirent plutôt bas, on le voit...
Entre deux dictatures : Kerensky, les émeutes de juillet, l’attitude du Parti bolchevik

Un livre paru en 1919 à Moscou sous ce titre Moscou en octobre 1917, réunit quelques témoignages d’acteurs du drame révolutionnaire. Rien n’a encore été écrit de définitif sur la révolution d’octobre ; force nous est donc de nous contenter de ce recueil pour retracer un tableau sommaire de ce que furent à Moscou les batailles décisives d’octobre. Complétés par des conversations privées. mes éléments d’information laissent donc énormément à désirer. Je crois devoir signaler tout d’abord leurs défauts. Le petit recueil en question, d’une forme assez vivante, n’est pas un historique des événements dont il donne plutôt une impression. Il est très court : en deux cents pages, 27 signatures3 de militants bolcheviks s’y succèdent. On n’y trouve aucun renseignement concernant la collaboration — qui fut pourtant très efficace — au mouvement des socialistes-révolutionnaires de gauche et des anarchistes. Lacune grave qu’il faudra tôt ou tard combler.

Le gouvernement de Kerensky, où les socialistes-révolutionnaires avaient une influence prédominante, était un gouvernement de coalition groupant à la fois socialistes, socialistes-révolutionnaires et mencheviks et cadets (constitutionnels-démocrates parti Milioukov). Sa politique consistait à temporiser avec le prolétariat des grandes villes qui exigeait des réformes décisives, à promettre la terre aux paysans et à fidèlement servir la cause des alliés, c’est-à-dire de l’Entente impérialiste. Ceci impliquait la continuation à tout prix de la guerre, contrairement à la volonté de l’immense majorité des soldats et des ouvriers pour qui la révolution signifiait la fin du massacre. Remettant à l’Assemblée Constituante — dont il différait les élections — l’accomplissement des réformes sociales promises, Kerensky, soutenu d’ailleurs par Tchernov (s.-r.) et par les leaders mencheviks Tchkhéidzé, Tseretelli, Dan, s’efforce de continuer la guerre et de contenir la révolution. Le 18 juin, sous la pression des états-majors alliés, il déclenche — à l’aide de quels procédés d’intimidation et de quels expédients ! — la dernière offensive russe. Des bataillons d’attaque formés presque exclusivement d’anciens officiers se font inutilement hacher par la mitraille allemande. On sait les contre-coups stratégiques désastreux de cette offensive. Dès ce moment le gouvernement Kerensky est perdu. Les 3 et 4 juillet un mouvement révolutionnaire parti des usines de Petrograd, issu des masses mêmes, et qui n’a pas de chefs connus, menace de jeter bas tout l’édifice fragile du pouvoir. Ce mouvement vise aussi les dirigeants officiels du soviet, Tseretelli, Dan, Tchkhéidzé. Son importance historique est extrême : car il montre la population ouvrière de Petrograd insurgée contre ceux-là mêmes qui prétendent parler en son nom, manifestant par un acte sa volonté de continuer la révolution. A vrai dire le mouvement des 3-4 juillet fut déclenché et dirigé par les anarchistes. Le Comité Central du parti bolchevik le jugea prématuré et ne le sanctionna pas. Trotsky explique ainsi l’attitude du Parti à ce moment :

Nous considérions que l’heure n’était pas encore venue d’agir de la sorte, à cause de l’état d’esprit rétrograde des campagnes. Mais nous craignions d’autre part que les événements du front ne créassent le chaos au sein de la révolution et ne fissent désespérer les masses. L’attitude de notre Parti en présence des événements des 3-5 juillet fut donc imprécise. Nous redoutions que Petrograd ne se séparât du reste du pays et nous espérions pourtant que son initiative énergique sauverait la situation. Nos agitateurs dans les masses marchaient avec elles et se montraient intraitables.

(Trotsky, La révolution d’octobre, p. 27.)

Insuffisamment soutenu par les uns, désapprouvé par les autres, le mouvement populaire échoue. La force armée — celle des junkers, des cosaques, des chevaliers de Saint-Georges — le réprime. On tue, on assomme, on incarcère les « émeutiers ». On saccage les clubs ouvriers. On traque systématiquement les bolcheviks rendus responsables de tout à cause de leur irréductible opposition. Lounatcharsky et Trotsky sont jetés en prison. Lénine et Zinoviev se cachent. Fin août la réaction en est à son point culminant. Une intrigue s’ourdit entre Kornilov, Kerensky, Savinkov — terroriste à tout faire — pour instituer la dictature. Kornilov se lance dans l’aventure, désavoué par ses alliés sitôt qu’ils ont compris que la dictature militaire ne se partageait pas. Pour repousser le condottiere voici que l’on appelle de Cronstadt les matelots bolcheviks et anarchistes que l’on vilipendait et punissait hier pour leur participation aux émeutes de juillet. Le soviet arme les ouvriers. Un grand pas est fait...

Et la guerre continue, comme les alliés l’exigent. Des réformes qui sont la condition même de la révolution, aucune n’est accomplie sinon celles que la révolution a réalisées elle-même dans les mœurs. L’Assemblée Constituante est encore problématique. Les prisons sont pleines de bolcheviks et d’émeutiers divers. Les missions alliées foisonnent, s’agitent, répandent force argent. Des socialistes qui gouvernent, les uns pensent à la dictature bourgeoise, les autres rêvent de faire surgir du chaos, par l’éloquence et la persuasion, une république démocratique où les riches et les pauvres s’entendraient pour aller vers le... socialisme. Telle est en somme la situation générale à la veille de la révolution d’octobre dont nous allons maintenant examiner la préparation, principalement en ce qui concerne Moscou.

Après les émeutes de juillet, le parti bolchevik persécuté, se conforme à la volonté évidente des masses et décide de « travailler en vue de l’insurrection ». L’agitation bolchevik en ce sens est si bien accueillie que le 24 septembre, aux élections des Doumas municipales de Moscou, le « parti de l’insurrection » obtient 50 % du total des voix. L’immense majorité de la population ouvrière est donc avec lui. Le 12 août, quand se réunit la Conférence Démocratique des socialistes-révolutionnaires, des mencheviks et des cadets, l’état d’esprit des ouvriers est tel qu’ils décident sur-le-champ la grève générale et que les cuisiniers de l’hôtel Métropole refusent de préparer les repas des membres de la Conférence. Ces messieurs s’en vont à jeun.

Au sein du parti bolchevik on hésite pourtant encore. Lénine et la gauche veulent l’appel immédiat aux armes. Lénine écrit en ce sens au Comité Central qui décide de ne pas même publier cette lettre dans le parti. Trotsky et Boukharine sont aussi « gauches ». Parmi les modérés on note Zinoviev, Kamenev, Rykov, Noguine. Lénine brusque alors les choses et s’adresse directement à tous les militants. Il leur écrit : « Le moment est venu ! » (Et c’est ici le lieu de noter le rôle capital de celui qui prononce ces graves paroles. Lénine, avec une divination que l’on peut qualifier de géniale, a su choisir l’heure historique.

Fin septembre le Comité Contrai se réunit à Petrograd chez le menchevik Soukhanov, pour discuter l’insurrection. Lénine arrive, grimé, portant perruque, bientôt suivi d’un Zinoviev méconnaissable. Les extrêmes et les modérés se retrouvent en présence ; cette fois les premiers remportent. Lénine, Trotsky, V.N. Yakovleva (de Moscou) font décider, contre Zinoviev et Kamenev, que l’on saisira la prochaine occasion pour prendre les armes. Cette réunion est le point de départ d’une action parallèle dans les deux capitales.

Une douzaine de jours avant la révolution, à Moscou, une poignée de militants (Lomov, Yakovleva, Boukharine, Smirnov, Obolensky) décide d’appeler les ouvriers à réaliser leurs revendications sans tenir compte des autorités du gouvernement Kerensky. Sur rapport de Boukharine et de Smirnov le soviet décrète la journée de 8 heures, l’attribution aux travailleurs des logements disponibles dans la ville, et invite les peaussiers à mettre eux-mêmes en marche leurs usines. Car il fallait conquérir de haute lutte, contre un gouvernement socialiste, d’aussi timides réformes.

A quelques jours de là, une conférence urbaine du parti bolchevik se réunit. Semachko, Ossinsky, Smirnov y parlent de l’insurrection. « Chiffres et statistiques en mains, écrit un témoin (N. Norov) ils démontrent que si le prolétariat qui peut seul terminer la guerre, ne prend pas le pouvoir, la Russie sera ruinée, le pain et le combustible manqueront, les chemins de fer et les usines ne pourront plus fonctionner... Leurs discours ont un caractère scientifique. voir académique. Ce n’était pas, semblait-il, une assemblée de révolutionnaires projetant un bouleversement social, mais l’assemblée d’une société savante. L’auditoire composé pour la moitié de représentants des organisations militaires semblait indifférent. Personne ne demanda la parole pour contredire. Quand on mit aux voix, toutes les mains se levèrent : la Conférence vota l’insurrection à l’unanimité. » Cela, sans emballement, sans excès de paroles même, tant il s’agissait d’une chose évidemment nécessaire aux yeux de tous.

On est manifestement entre deux dictatures. Ou la réaction, ou la révolution. La réaction opère déjà. Kerensky fait donner l’artillerie contre le soviet de Kalouga. Mais les soldats qu’on veut faire marcher au front refusent l’obéissance. Si bien que Martov même demande la paix.
Parallélisme remarquable des événements à Petrograd et à Moscou

A Petrograd, la situation se dénoue.

Kerensky exige la soumission absolue du soviet, aux ordres du gouvernement et l’envoi des régiments révolutionnaires au front. Il essuie un refus catégorique. Un bataillon d’assaut et l’école militaire d’Oranienbaum marchent alors sur Petrograd pour réduire le soviet. Mais cette force armée fond en route tant les esprits y sont favorables aux bolcheviks. Pour couper l’institut Smolny ou siègent le soviet et le Comité Central bolchevik des faubourgs ouvriers qui sont de l’autre côté de la Neva, on a alors l’excellente idée de lever les ponts. C’était compter sans les marins bolcheviks. Leur canonnière l’Aurore remonte aussitôt la Neva et vient braquer ses canons sur le Palais d’Hiver où logeait modestement Kerensky. Les ponts s’abaissent. De part et d’autres on hésite. A Smolny, Lénine apparaît et les hésitations cessent. La poste centrale, le télégraphe sont pris. Un rapide combat s’engage autour du Palais d’Hiver défendu par un bataillon de femmes. C’est, instantanément, presque sans effusion de sang, la victoire complète. Kerensky a disparu. Le Comité Central bolchevik et le Comité militaire révolutionnaire dirigent l’action (25 octobre vieux style). Le camarade Lomov est envoyé en toute hâte à Moscou pour y déclencher le mouvement

Il y a en ce moment deux pouvoirs à Moscou. La Douma municipale et le Comité Central bolchevik. Au soviet les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks contrecarrent encore avec succès les efforts des éléments d’avant-garde. La Douma de Moscou offre un spectacle curieux. Elle est présidée par le maire de la ville, un « socialiste-révolutionnaire » — droitier bien entendu — Roudnev4, personnage qui rendit à Kornilov de solennelles visites, qui assiste aux solennités religieuses, et fait volontiers chorus avec les cadets pour menacer les « minorités anarchistes ».

La Douma5 composée d’éléments bourgeois, petits-bourgeois, intellectuels, à une majorité assez ferme de socialistes-révolutionnaires et de cadets, auxquels se joignent fréquemment des mencheviks. Elle est impopulaire. Comme à la Convention les tribunes y manifestent bruyamment et c’est pour applaudir à l’opposition bolchevik. La discussion du rétablissement de la peine de mort au front, pour les soldats, creuse un abîme entre la Douma et ses commettants. Par contre les élections aux Doumas municipales, des divers quartiers de la ville ont donné la majorité aux bolcheviks dans 14 arrondissements sur 17. Les mencheviks se sont effondrés, les s.-r. ont été battus, les cadets ont gagné. Les partis extrêmes — réaction ou révolution — sont bien face à face. Voici que les ouvriers présentent à la Douma réactionnaire un ultimatum, que la grève générale doit suivre au cas où satisfaction ne leur serait pas immédiatement accordée. La Douma en délibéré le 23 octobre sous la présidence du s.-r. Minor6. Séance orageuse. Mencheviki et s.-r. invoquent la « patrie en danger », montrent « l’ennemi aux portes ». Les tribunes les accablent d’injures : « Traîtres ! Traîtres ! » On se bat presque dans les couloirs où un bolchevik est malmené par les édiles conservateurs. A la fin de la séance la grève générale est un fait : les chauffeurs refusent de ramener les membres de l’Assemblée chez eux. Deux choses sont ici saisissantes : le parallélisme des événements entre Petrograd et Moscou ; la spontanéité, l’unanimité du mouvement ouvrier que traduisent des faits aussi symptomatiques que le geste des chauffeurs.

Pour opposer une autorité à cette Douma réactionnaire les bolcheviks ont réuni en assemblée générale les élus de toutes les doumas locales et malgré l’opposition des mencheviks et des s.-r. constitué le soviet des Doumas qui destitue, comme ne représentant plus les intérêts et la volonté de la population, la Douma centrale.

Le 24 octobre, le maire Roudnev préside à la formation du Comité de Salut Public. s.-r. et cadets y collaborent, mais l’élément le plus droitier y domine dès le premier moment. Les cadets Astrov7 et Kichkine8 en font partie. On croit avoir trouvé un Galliffet9 : le colonel Riabtsev10. Fiévreusement la Douma est approvisionnée en armes et munitions. Des gardes blanches se forment. Les junkers (élèves des écoles militaires) constituent le noyau de l’armée réactionnaire. La disproportion des forces en présence est au premier moment effrayante. La réaction a ses junkers, un corps d’élite, des mitrailleuses en abondance, des automobiles blindées. Les ouvriers n’ont — à la veille et au début du mouvement — que quelques contingents de troupe, leurs gardes rouges et quelque deux cents hommes, en majorités soldats, arrivés de Dvinsk en qualité de prisonniers : peu de mitrailleuses, pas de canons. Leurs forces ne grandiront que pendant la lutte même.

Aussi le ton du maire est-il cassant. C’est entouré d’officiers, de magistrats et de fonctionnaires du syndicat des cheminots qu’il reçoit les délégués ouvriers et leur pose ses conditions : Capitulation, arrestation du Comité, révolutionnaire militaire ; ou bien son artillerie démolira l’édifice du Soviet. Les parlementaires bolcheviks, en dépit de la parole qui leur a été donnée, ont quelque peine à sortir de l’état-major des blancs, couchés en joue par vingt fusils.

La lutte s’engage pour la possession du Kremlin, gardé par des soldats bolcheviks mais entouré par les junkers. C’est sur la place Rouge que le premier sang est versé : celui des hommes de Dvinsk sur qui les junkers ont tiré. Tout d’abord la réaction a l’avantage. Les junkers prennent le Kremlin et manœuvrent pour cerner le soviet. Ils occupent plusieurs quartiers ; leurs efforts tendent à isoler le centre — le soviet, siège du Comité militaire révolutionnaire — des faubourgs ouvriers. Un moment, ils y réussissent et l’on a l’impression très net que le soviet va être pris. En vingt endroits on se fusille avec acharnement. La journée la plus critique est celle du 29. Le lendemain arrivent des gardes rouges des faubourgs, celles de Toula et de diverses localités environnantes. Cosaques et uhlans refusent de marcher contre les ouvriers. Le 2 novembre, junkers et gardes blancs capitulent.
Les forces en présence

Mais voyons de plus près les phases ultimes et décisives de cette lutte. Et d’abord les forces en présence.

Un des membres du Comité révolutionnaire militaire, N. Mouralov, en donne le tableau approximatif que voici : « Nos ennemis devaient avoir environ 10 000 hommes. Ils avaient des junkers des écoles Alexandrovski et Alexeesk, toutes les écoles de sous-officiers, l’état-major de la région, le Comité du Salut Public, les sections militaires :des S.-R et des mencheviks, la jeunesse des écoles. Nous étaient par contre acquis tous les régiments d’infanterie, la première brigade d’artillerie de réserve, le bataillon cycliste, les hommes de Dvinsk, de Pavlovsk, de Kostroma, de Serpoukliov, soit environ 15 000 hommes actifs et 25 000 hommes en réserve, 3 000 ouvriers armés, 6 batteries légères et quelques grosses pièces. » Cette simple énumération fait puissamment ressortir la composition de classe des combattants ; là tous les éléments bourgeois et petits-bourgeois, y compris les intellectuels ; ici la masse grise des soldats, c’est-à-dire des paysans et des ouvriers portant l’uniforme, la chair à canon... »

Le 25 octobre, l’Assemblée des deux soviets des soldats et des ouvriers, réunis, élit par 394 voix contre 106 (mencheviks et sans-parti) et 25 abstentions le Comité révolutionnaire militaire. Les s.-r. avaient refusé de participer au vote. Ce Comité est formé des bolcheviks Oussiévitch11, Mouralov, Lomov, Smirnov, des mencheviks Nikolaev et Teytelbaunm et de Konstantinov, délégué d’un groupe secondaire, celui de « l’union ».12

Ce n’est que le 26 et le 27 que les événements de Petrograd sont connus Le C.R.M. ordonne le même jour à la garnison de se tenir prêts à toutes les éventualités et de n’obéir qu’aux ordres émanant de ses membres. Le 26 la Conférence des délégués de la garnison vote par 106 voix contre 18 la confiance au C.R.M.

Le Bureau Central des syndicats de Moscou, la Fédération des cheminots et les « socialistes-révolutionnaires internationalistes » envoient leurs représentants au Comité. Cette composition bigarrée n’était pas de nature à en augmenter les forces. Les mencheviks avaient d’ailleurs déclaré n’y entrer que pour contribuer à « provoquer un dénouement aussi indolore que possible à la tentative de coup d’Etat des chefs bolcheviks »13.

Le 20 même, le commandant des troupes du Comité de Salut Public, Riabtsev, exige la dissolution immédiate du C.R.M., la livraison du Kremlin et des armes. Les socialistes-révolutionnaires du soviet des paysans appuient cette demande.

Le 28, le journal menchevik Vpered (En Avant) annonce la sortie des mencheviks du C.R.M. et fait retomber sur les bolcheviks toute la responsabilité du sang versé.

Pendant ce temps la bataille des rues se poursuit

Le 28 dans la nuit, le commandant bolchevik du Kremlin, coupé de ses communications et induit en erreur rend le Kremlin. Les junkers occupent a ce moment tout le cente de la ville, les gares, l’usine électrique, le téléphone : le C.R.M. siégeant au soviet est à peu près entouré. Mais le même jour les quartiers ouvriers se lèvent ; l’afflux des gardes rouges opérant une pression des faubourgs vers le centre fait pressentir la victoire de la révolution. Le 29 au soir une suspension d’armes de vingt-quatre heures est signée. Les junkers veulent gagner du temps afin de recevoir des renforts. Quelques contingents blancs étant arrivés ils rompent l’armistice aux Nikitskié Vorota. Mais les troupes révolutionnaires et les gardes rouges gagnent du terrain d’heure en heure. Toute l’artillerie est aux mains des insurgés. Bientôt les junkers ne tiennent plus qu’au Kremlin. Après de longues hésitations — causées par la crainte de provoquer des destructions d’œuvres d’art — le C.R.M. se décide à ordonner le bombardement du Kremlin. Le 2 novembre, le président du Comité du Salut Public demande un armistice. Le même jour, à 4 heures, la capitulation des blancs était un fait consommé. Le C.R.M. garantissait aux junkers rendant les armes la vie sauve et la liberté.

Cette clémence devait être néfaste à la révolution. Junkers, officiers, cadets. s.-r. qui venaient de la combattre pendant une semaine et eussent impitoyablement fusillé leurs adversaires en cas de victoire (nous en verrons dans quelques instants de nombreuses preuves) devaient se disperser aussitôt par la vaste Russie pour y organiser la guerre civile. La révolution allait les retrouver devant elle à Yaroslav, à Kazan, sur le Don, en Crimée — et dans tous les complots de l’intérieur. Un militant14. dont nous avons le témoignage sous les yeux attribue la responsabilité de cette faute au C.R.M. Il écrit :

La victoire fut incomplète à cause de l’attitude du C.R.M. Et si nous eûmes cette victoire, telle quelle, nous le devons à l’élan spontané des masses, au stoïcisme et à l’énergie des militants des quartiers ouvriers qui vivaient et marchaient avec la masse.

Episodes de la bataille des rues. Les débuts de la terreur blanche

Les batailles de rues sont fertiles en épisodes émouvants. L’histoire de celles-ci n’est pas faite et ceux qui la connaissent n’ont pas le temps d’écrire. Dans la poignée de souvenirs qu’ils nous offrent, je ne prendrai que quelques épisodes caractéristiques et, en un sens, précieux : car ils montrent l’esprit dont étaient animés les défenseurs du vieil ordre légal et les commencements, pendant la bataille, de la terreur blanche.

Un camarade letton, O. Berzine. commandait la garnison du Kremlin formée de soldats, bolcheviks du 193e et du 56e d’infanterie. Les junkers en gardaient cependant les issues : si bien que pour entrer au Kremlin, il fallait deux laissez-passer : celui des rouges et celui des blancs. Dans la nuit du 28 octobre, O. Berzine qui ne communiquait plus avec la ville où la fusillade avait presque cessé est appelé au téléphone par le colonel Riabtsev qui lui annonce « que toutes les troupes insurgées ont rendu les armes, que l’ordre est rétabli et qu’il a 85 minutes pour capituler ». Berzine répond : « Nous nous rendons ». Mais quand il en informe ses soldats, ils le couchent en joue en criant à la trahison. Il ne réussit que difficilement à les calmer. Il va ensuite ouvrir les portes. Aussitôt qu’il apparaît, des junkers lui crient : « Jette ton sabre ». Son revolver et ses galons lui sont arrachés. Quelqu’un le soufflète en présence d’un général et d’un commandant tandis qu’il conduit les junkers de porte en porte, on l’injurie, on le frappe. Il tombe plusieurs fois : et ce sont des officiers qui s’acharnent sur lui. Il entend çà et là le tic-tac des mitrailleuses et comprend qu’on fusille ses hommes. Gardé à vue dans une chambre, Berzine reçoit la visite du colonel Pekarsky (du 56e d’infanterie) qui vient lui dire : « Ah ! vous voilà ! Je m’étonne qu’on ne vous ait pas tué. Il faut vous tuer. »

Les travailleurs de l’arsenal du Kremlin sympathisant naturellement avec l’insurrection populaire, s’étaient néanmoins bornés à continuer leur tâche habituelle. Ils n’apprirent l’entrée des junkers que lorsqu’on vint arrêter leur Comité de fabrique. Peu après l’ordre leur était donné de se munir, de leurs pièces d’identité, et de s’aligner dans la cour. Arrivés là, trois mitrailleuses sont démasquées devant eux. Ils ne peuvent pourtant pas s’imaginer qu’on va les fusiller ainsi, sans jugement, sans raison, eux désarmés, eux qui n’ont pas combattu ! Un commandement retentit : « Alignement ! Fixe ! » Les hommes s’immobilisent la main à la couture du pantalon. Un signal est fait alors et le vacarme des trois mitrailleuses mises en action se mêle à des cris d’épouvante, à des râles, à des sanglots. Tous ceux que la première décharge n’a pas fauchés se précipitent vers la seule issue : une petite porte étroite demeurée ouverte derrière eux. Le feu des mitrailleuses continue : au bout de quelques minutes il se forme devant cette porte un tas d’hommes renversés les uns sur les autres, hurlants et sanglants, que l’on achève de mitrailler. Sur ces monceaux de morts et de mourants on tire le canon. Les obus éclaboussent de sang et de chair les murs des bâtiments voisins. Les quelques survivants ne durent d’avoir la vie sauve qu’aux instantes prières du général Koigorodov, leur chef, qui les secourut lui-même15.

Ce massacre d’une foule de vaincus désarmés n’est pas un fait isolé. Les blancs arrêtaient et naturellement fusillaient un peu partout. Ils arrêtaient un homme sur sa mine, sur une dénonciation, pour un mot. Les voici fouillant un appartement à la recherche d’ondes cachées. D’armes, point. Mais on les a reçus fraîchement. « C’est à se croire chez les bolcheviks », dit un aspirant à son interlocuteur, le camarade Bouravtsev, « et je vous défends de sortir de chez vous ». « Avez-vous un mandat qui vous confère ce droit ? » La reprise est péremptoire : « Point n’en est besoin ». Un quart d’heure se passe et les junkers reviennent : « Vous êtes un bolchevik. Suivez-nous ». L’homme s’en va, sous bonne garde, parmi les railleries. « S’il tente de s’échapper, tirez dessus ». entend-il dire derrière lui. On l’enferme dans une chambre vide de l’école militaire d’Alexandrovsk, où le rejoignent bientôt divers compagnons de captivité. C’est la chambre des condamnés à mort. Dans le corridor voisin un colonel siège, dont ils entendent la voix de fausset, prononcer des arrêts : « A fusiller immédiatement ». « A fusiller avec la prochaine fournée ». « A la chambre des condamnés... » D’un moment à l’autre on peut venir les chercher pour les conduire devant le peloton d’exécution.

Quels sont ces condamnés ? Des ouvriers, des gamins, des soldats (ceux-ci les plus nombreux), quelques intellectuels. Les causes de l’arrestation : possession d’une arme, d’un laissez-passer du C.R.M., dénonciation. Au reste il y a des malheureux arrêtés par hasard, comme ce jeune homme d’apparence bourgeoise qui avait intempestivement allumé l’électricité dans sa chambre — ce que l’on avait pris pour un signal. S’attendant à être libéré il fatiguait de ses supplications ceux des geôliers qui se montraient au seuil de la pièce. Un officier entre, l’écoute d’abord, puis le toise sévèrement : « Quoi ? Quoi ?... en liberté, vous ? Mais il y va pour vous de la potence ! » Toute une journée se passe ainsi. Les condamnations se succèdent de plus en plus pressées. A chaque instant la porte s’ouvre pour livrer passage à un nouvel arrivant qui entre le visage défait, chancelant, assommé par l’arrêt de mort. Mais on se fait à l’idée de l’exécution prochaine : et les nouvelles du dehors apportées par les nouveaux venus donnent quelque espoir. Dans la soirée un incident trouble ces damnés : un prisonnier dons le corridor voisin se met à crier, se débat contre ses geôliers. On le bâillonne, sa voix s’étrangle ; ils l’entendent emmener, « au mur », sans doute...

L’auteur de cette relation a été sauvé par la victoire des rouges. Un autre raconte comment les junkers arrêtaient dans les rues. Il s’agit d’un soldat, membre du Comité de son bataillon, arrêté au coin d’une rue par une patrouille à la tête de laquelle se trouve le prince Gagarine. Aussitôt que l’on a trouvé dans ses poches l’attestation du Comité régimentaire, le soldat est frappé, tandis que des voix crient autour de lui : « Au réverbère ! Au mur ! »

Le prisonnier s’adresse au prince Gagarine :

« Les Allemands ne traitent pas ainsi leurs prisonniers. »

Et le prince pour toute réponse, ordonne aux junkers : « Allez-y à coups de crosse ! »

Le soldât tombe, assommé. Il reprend connaissance pour s’entendre dire qu’on va le fusiller. Avec d’autres il est conduit au Kremlin. Au départ le prince Gagarine donne l’ordre de « tirer sur qui se retournera » — et à l’arrivée il fait jurer aux élèves de la 2e école, de ne pas laisser sortir leurs prisonniers vivants.

* * *

Les faits de cette nature furent naturellement très nombreux. Ils prouvent chez les défenseurs du gouvernement de Kerensky la volonté bien arrêtée de noyer dans le sang l’insurrection ouvrière. Tels sont les débuts de la terreur blanche. Vainqueurs, les hommes de l’ordre démocratique se fussent cru en devoir de décimer la population laborieuse de la capitale pour en finir définitivement avec le mouvement révolutionnaire. Ainsi la terreur était inévitable. Les intérêts de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie l’exigeaient ; leurs serviteurs y voyaient une chose toute naturelle. Comme on l’a vu la révolution victorieuse ne versa pas de sang inutile, ne commit pas d’actes de représailles : elle ne devait recourir à la terreur que poussée à bout, longtemps après.

Dès les premiers moments de la lutte les réactionnaires affichent le mépris le plus absolu de la liberté et de la vie des « rebelles ». L’insurgé ne s’est-il pas mis hors la loi ? Ce n’est plus un citoyen, c’est un homme à tuer. Ainsi le considèrent les juristes de la bourgeoisie, et ses législateurs, et ses mercenaires, et ses scribes...

...Or, quels sont ces fusilleurs ? Les chefs : officiers de l’ancien régime, ralliés à la démocratie ; industriels, avocats et négociants, cadets, « militants » socialistes-révolutionnaires (hélas !), c’est-à-dire militants du parti qui a donné à la révolution les Kalyayev16, les Sazonov17, tant de purs héros. Fallait-il que leur aberration fût grande et qu’elle ait des causes profondes pour les transformer ainsi en alliés de la réaction ! Les sous-ordres, les hommes : junkers et jeunesse des écoles, étudiants. Ceci est navrant. Le passé révolutionnaire de la jeunesse des écoles russes permettait d’en espérer autre chose. L’esprit de classe, en ce lendemain d’une révolution politique, en cette veille d’une révolution sociale creusait donc un fossé infranchissable entre le peuple inculte, aux mains calleuses, des ouvriers et des soldats, et les intellectuels issus de la petite-bourgeoisie.

* * *
Comment se battent les rouges

Efforçons-nous d’évoquer quelques moments de la lutte, quelques scènes, quelques visages, d’après ces souvenirs épars.

Le Comité révolutionnaire militaire siégeait dans les bâtiments du soviet, au sommet de la rue Tverskaia, face à l’ancienne place Skobelev. Le soir du deuxième jour de lutte, sa situation devint particulièrement critique. Les junkers occupaient les quartiers avoisinants. Le soviet formait une sorte d’îlot qui pouvait être submergé en quelques heures... La fusillade se rapprochait de plus en plus. Les défenseurs du Comité se comptèrent : ils étaient deux cents.

Au second étage, dans une chambre donnant sur la cour, le C. R. M. siège en permanence ainsi que le Comité de Cinq désigné par le parti. L’état-major est à côté. Du dehors montent des cris, des rumeurs, et par-dessus tout le crépitement continu de la fusillade. Mouralov, Noguine, Lomov, Oussiévitch — qui sera tué dans quelques heures — Soloviev sont là, tantôt délibérant, tantôt reposant sur un coin du divan. Tout à coup, alerte ! en toute hâte il faut déménager dans une autre pièce, celle-ci se trouvant exposée au feu d’une mitrailleuse, placée, dit-on, sur un toit voisin. La fusillade crépite, semble-t-il, sous les fenêtres. Ce sera peut-être dans quelques instants le dernier acte de résistance au centre. En hâte deux jeunes femmes — les secrétaires du C. R. M. — confectionnent des brassards rouges pour les membres du Comité. Si l’ennemi entre, qu’il voie bien que les chefs ne se dérobent pas ! Mais une rumeur traverse soudain ce groupe d’insurgés qui allait désespérer non de vaincre mais de vivre assez pour voir la victoire : « Notre artillerie est sur la place ! » C’est vrai. Le premier coup de canon fait trembler les vitres. Et le coup porte juste : l’obus éclate dans une chambre de l’Hôtel National (aujourd’hui première maison des soviets) occupé par les junkers.

L’état-major de l’insurrection est sauvé.

* * *

Au soviet.

Smidovitch18, vieux militant bolcheviste, arriva au Comité sortant d’une conférence avec les cheminots. Il relate ses démarches. Tout à coup il s’interrompt : son regard est tombé sur un revolver :
— Dire que je ne sais pas même tirer ! s’exclame ce vieil insurgé.

Il prend le revolver, le tourne, le retourne. Le coup part, sans faire de mal à personne heureusement.

Et il a les cheveux gris ! Murmure quelqu’un avec reproche.

* * *

Mais il ne servirait à rien de multiplier les récits de ces scènes. Trop de choses seraient à évoquer pour qu’on puisse se limiter à quelques-unes. Dans le seul recueil que j’ai sous les yeux on entrevoit au cours du récit tant de raccourcis saisissants, que cela donne de l’émeute une impression poignante et magnifique. Voici, dans une taverne (traktir) un Comité insurrectionnel de quartier. Bottés, le revolver à la ceinture, des hommes sommeillent affalés sur des sacs. La pièce est encombrée de caisses de munitions. Des saucissons voisinent avec des cartouches. Un ouvrier, visage fiévreux, yeux rougis, brûlants, creusés par trois nuits de veille, signe des laissez-passer. D’autres, un jeune, un vieux, une femme mal coiffée qui n’a pas dormi elle aussi depuis 48 heures, discutent penchés sur un plan de la ville. Quelque part dans le voisinage une mitrailleuse travaille : et plus loin le canon gronde. Autre décor. La nuit, la pluie. Flaques sur les pavés. Rares lanternes dont la jaune lueur se prolonge en zigzags sur les trottoirs et dans les ruisseaux. Deux femmes s’en vont par les rues noires, écoutant à travers le clapotis de l’eau les rumeurs du combat. Le Comité leur confie une mission. Le cœur serré elles vont. Chut ! Des pas résonnent. Une ombre apparaît à l’autre bout de la rue, suivie d’autres. Patrouille d’éclaireurs, sans doute : junkers, explorant les abords du soviet ? Fuir ? Impossible. Résister ? Inutile. Quelle navrance, pourtant, finir ici, sans avoir servi à rien, d’une balle dans la nuque ! Elles attendent angoissées, stoïques. Ce sont des rouges ! « Salut, camarades ! » Elles ont passé. Autre décor. Deux insurgés sont en vedette dans une maison éventrée par un obus. Nuit noire. Ils sont accroupis ou couchés parmi du plâtras, des gravats, des flacons cassés, des débris de miroir. A la lueur d’une explosion ils ont reconnu que ç’avait été une boutique de coiffeur. Deux fois des bombes éclatent dans la pièce, les couvrent de plâtras et par miracle, les épargnent. Sinistres, furtifs, le fusil au poing, des maraudeurs viennent, flairent le danger et s’écartent. Les deux insurgés veillent. De la bataille ils ne voient qu’un cadavre allongé dans la rue, au seuil d’une demeure. Cela ressemble à la garde dans un trou d’obus : car la guerre civile est souvent pareille à l’autre guerre ; Avec plus de trahison, pourtant. Longtemps les junkers ont tenu le poste. On les en a chassés à la fin. En tirailleurs les rouges progressent des deux côtés de la rue, longeant les maisons. Plus de résistance devant eux : du sang çà et là sur les trottoirs et quelques formes allongées, rigides, sur le péristyle de la porte, là-bas. Mais, des fenêtres voisines claquent encore des coups de revolver. Ce sont les habitants du quartier, négociants, employés, intellectuels, qui tirent leurs dernières cartouches et se cachent. Car on a beau fouiller les maisons, les intérieurs y sont innocemment bourgeois. Un homme cependant s’abat foudroyé en passant près d’une fenêtre. Et c’est atroce ce meurtre inutile et anonyme. L’ « habitant » se venge. Ah !vous avez troublé sa quiétude d’électeur, d’homme d’ordre, de bon époux et de bon exploiteur, socialistes, communistes, anarchistes de malheur ! Comme on vous fusillerait de bon cœur !
L’organisation bolchevik

L’organisation des rouges était assez complète, grâce surtout au mécanisme éprouvé du Parti bolchevik. Le dévouement, l’énergie des militants, suppléaient d’ailleurs à ses lacunes. Et telles semblent être les conditions de la victoire dans une insurrection :

Existence d’une organisation révolutionnaire forte, souple, consciente, résolue ;

Action des masses, unanimité de sentiments de l’élite ouvrière ;

Action de la troupe agissant de concert avec les révolutionnaires.

Les comités du Parti siégeaient nuit et jour en permanence Comités de Moscou, du District et de la région). Toutes les décisions de quelque importance étaient prises par le Parti et par le Comité révolutionnaire militaire, agissant ensemble. Ce sont eux qui décident, le premier jour de la bataille, de suspendre la parution de tous les journaux bourgeois et socialistes indécis. Le lendemain ne parurent que la Pravda bolchevik et les Izvestia du Soviet, c’est-à-dire que la presse se trouva du coup réduite à ce qu’elle devait être plus tard quand la guerre civile intérieure et extérieure devint chronique.

Les états-majors s’improvisaient parfois sur place. On prenait une fonction, et si on la remplissait bien on la gardait. Quand les renforts devenaient nécessaires sur un-point, un messager courait à l’état-major du rayon, criait à tue-tête : « Camarades, il nous faut, absolument vingt-cinq ou cinquante hommes Le Chef du secteur libellait un ordre sur une feuille de son calepin et le confiait au guide du détachement formé sur-le-champ de volontaires. Il y en avait généralement trop ou pas assez, rarement le nombre requis.

La plupart des militants qui dirigeaient l’action ne dormaient pas. Les nuits et les jours se confondaient dans le fracas et l’activité dévorante de la bataille. Quand la fatigue prenait le dessus, on sommeillait le coude sur une table, jusqu’au réveil en sursaut dans le fracas du canon ou jusqu’à l’arrivée d’un camarade, naïvement indigné qu’on puisse dormir à un pareil moment.

Les chefs des secteurs ne furent autorisés par le C. R. M. à quitter leurs portes pour présenter eux-mêmes leurs rapports que lorsque la partie parut bien gagnée. Des agents de liaison maintenaient le contact entre les secteurs. Les insurgés n’ayant pas de téléphone de campagne.

Des cuisines militaires ambulantes ravitaillaient les combattants rouges.

Il arrivait souvent que les postes de confiance fussent répartis au hasard des rencontres et des nécessités. Rien de plus significatif que ces nominations en temps d’émeute. La poste est prise, il faut y envoyer quelqu’un immédiatement. « Allez-y ! » dit-on à à V. N. Podbielsky19. « J’y vais. » Podbielsky, tout étranger jusqu’à ce jour à cette grande administration, devait pourtant demeurer jusqu’à sa mort Commissaire du Peuple pour les P. T. T.

Quelques instants avant de signer la cessation des hostilités, les membres du C. R. M., « éreintés, sales, les yeux rougis par l’insomnie », s’aperçoivent qu’ils ont à désigner un commandant militaire de la région. Commandant ou commissaire ? Ils hésitent. Ces notions sont confuses. Va pour « commissaire » ! Acceptes-tu, Mouralov ? Bon. » C’est tout. La nomination est tapée sur une Remington, scellée d’un cachet ; et il y dès ce moment, à Moscou, une nouvelle autorité militaire.

Dans la cour du bâtiment du Soviet, le nouveau commissaire Mouralov et d’autres camarades pataugent, en attendant des automobiles. Un curieux note ce bout de dialogue :

— Qu’est-ce que tu veux être, toi, Lopachov ?

— Hum !... Je crois qu’il y a un poste de général attaché à la place...

Eclat de rire.

— Va pour général attaché à la place. Entendu, vieux.

— Moi, dit un autre, je suis ton aide de camp.

— Ça va.

Une demi-heure plus tard, de vieux généraux recevaient avec confusion et déférence leurs nouveaux supérieurs hiérarchiques...

Ainsi fut créée une nouvelle autorité militaire. Créée simplement ou, mieux encore, engendrée par l’action même et, comme tout ce qui naît, baptisée dans le sang.

(A. Arossev20.)

Les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks

Le Parti bolchevik étant la seule organisation puissante et nombreuse qui comprit la volonté des masses et consentit à se mettre à leur tète, eut, dans ces événements, le rôle dominant. Collaborèrent énergiquement avec lui les socialistes-révolutionnaires de gauche (Sabline21, notamment) et les anarchistes, nombreux, dévoués, mais éparpillés.

Mais la plupart des socialistes-révolutionnaires, tout le parti gouvernemental, la droite et le centre, la plupart aussi des mencheviks, se trouvèrent du côté de la bourgeoisie, prêts, dès le premier jour, à verser le sang ouvrier pour rétablir « l’ordre démocratique ».

L’organe, officiel des s.-r., Troud (le Travail), publiait le 5 novembre, alors que les pavés n’étaient pas encore lavés du sang des victimes de la guerre civile, ces lignes :

Ceux qui siégeaient à la Douma et au Kremlin, ceux au nom de qui agissaient les junkers, formaient la Douma municipale socialiste et le Comité du Parti Socialiste-Révolutionnaire.

« En tirant sur les travailleurs dans les rues de Moscou, écrit le camarade Novitsky (à qui j’emprunte cette citation), les s.-r. ont fusillé leur propre parti. »

A la même époque, avant et après la révolution, les journaux mencheviks accablaient les bolcheviks de reproches et d’injures. Des hésitations se remarquaient pourtant au sein de ce parti. Le 25 octobre, le menchevik Deviatkine22 déclarait à la Douma moscovite, au nom de sa fraction : « Si le gouvernement entre dans la voie des représailles, nous serons avec la classe ouvrière. »

En fait, les meneurs mencheviks observèrent une neutralité plutôt hostile à la révolution prolétarienne ; l’ensemble des ouvriers social-démocrates adhéra néanmoins, sans réserves, au mouvement.
Après la victoire

Le 2 novembre 1917, la révolution ouvrière était à Moscou, victorieuse comme elle l’avait été à Petrograd dès le 25 octobre. Ici et là, sa situation n’en était pas moins hérissée de difficultés. Une nouvelle lutte commençait, infiniment plus dangereuse et plus âpre que la bataille des rues.

Il fallait tout organiser, malgré la conspiration réactionnaire permanente et le sabotage des fonctionnaires et des intellectuels.

Quel héritage recueillait le nouveau régime soviétiste ? La désorganisation des transports, le chômage de l’industrie, la disette, le désordre, le gâchis, le sabotage, la mauvaise volonté de tous ceux que leurs intérêts ou leurs préjugés rattachaient au passé. Grande leçon : car tels doivent être les lendemains de toutes les insurrections victorieuses.

Tandis que les bolcheviks occupaient la Douma, les membres réactionnaires de l’ancienne Douma que l’on avait laissés en liberté — s.-r. et cadets— s’organisaient à la fois ouvertement et clandestinement pour l’action : la conspiration contre-révolutionnaire s’instituait en permanence.

Le tableau que les bâtiments de la Douma offrent aux nouveaux arrivants est symbolique. Les obus ont crevé les murailles en divers endroits. Il y a des planchers défoncées, des chambres où tout a été pulvérisé. Documents et papiers sont dispersés dans les bureaux ainsi que par un ouragan. Les dossiers ont servi à boucher les fenêtres. On a fait sauter les tiroirs des secrétaires. Les machines à écrire ne sont plus bonnes à grand’chose... D’ailleurs les employés de la ville, à l’instigation de l’ancienne administration, se mirent en grève. Et cette grève contre la révolution ouvrière, 16 000 employés municipaux la prolongèrent pendant quatre mois. Que l’on juge de la situation qui en résulta pour les administrations publiques et que l’on pèse les responsabilités.

Remettre en activité les administrations de la ville présentait, dans ces conditions, une difficulté inouïe. La grève de tous les employés – sans exception – des médecins, des instituteurs, des ingénieurs, des techniciens, etc., le boycottage des emplois, le sabotage des nouveaux fonctionnaires d’une part, de l’autre la nécessité de payer aux ouvriers leur salaire normal (et les administrations civiles et militaires fournissaient du travail à 200 000 ouvriers), de nourrir des dizaines de milliers de réfugiés et d’invalides, d’entretenir les troupes, les hôpitaux, les hospices, de pourvoir à tout prix à l’entretien du service des eaux, des égouts, des tramways, des abattoirs, du gaz, de l’électricité, tel fut le problème devant lequel les travailleurs et des militants très inexpérimentés en ces matières se trouvèrent tout à coup, n’ayant à compter, pour le résoudre, que sur leurs propres moyens.

(Anioutkine.)

On peut dire aujourd’hui que le Soviet de Moscou fut à la hauteur de sa tâche. En dépit de tout, les services publics fonctionnèrent normalement. La situation ne devait devenir critique qu’après des mois et des années de guerre civile.
Conclusion

Ainsi s’accomplit, dans la capitale d’un des plus grands pays civilisés, une révolution dont l’importance historique ne se peut encore aucunement apprécier : la première révolution sociale des temps modernes, la première expropriation des riches par les travailleurs conscients de leurs droits.

Essayons de résumer en quelques lignes son expérience :

La révolution d’octobre, en Russie, est voulue par les masses qui, en juillet, à Petrograd, prennent même l’initiative de l’action. Economiquement, politiquement, psychologiquement, elle était nécessaire.

Son succès rapide est assuré par une nombreuse élite révolutionnaire que la lutte clandestine contre le tsarisme a éprouvée, trempée, aguerrie. A la tête de cette élite il y a un grand parti bien organisé (parti bolchevik). Dans ce parti un homme se révèle doué d’une intelligence supérieure des situations, en choisissant l’heure. Tel est l’immense mérite de Lénine.

Deux minorités irréductibles, l’une réactionnaire, l’autre révolutionnaire, se trouvant en présence, la lutte ne pouvait se terminer que par les armes. Il n’y avait que deux solutions possibles : dictature réactionnaire ou dictature révolutionnaire. Le concours des masses décide la victoire.

Noter le rôle des troupes, qui est stratégiquement de la première importance. La fidélité de quelques régiments eût pu donner à la réaction une victoire, sans doute momentanée, mais cruelle et grosse de conséquences.

Dès le commencement de la guerre civile la réaction (et la réaction seule) se montre animée de la ferme volonté d’instituer la terreur blanche.

Il faudra plus tard, longtemps après, des complots incessants, des assassinats, le sabotage et l’intrigue étrangère pour susciter enfin la terreur rouge...

Dans la guerre sociale les éléments d’origine petite-bourgeoise (officiers, intellectuels, étudiants) et les petits fonctionnaires et employés gravitant autour de la petite-bourgeoisie dont ils ont du reste la mentalité, sont les plus dangereux pour le prolétariat. Quels que soient les programmes de leurs partis, quel que soit parfois leur passé libéral ou même révolutionnaire, ils se révèlent nécessairement, opiniâtrement les alliés de la réaction. Leur résistance passive, après la révolution, est aussi redoutable que leur résistance active pendant la révolution.

Les batailles de la révolution, en dépit de l’acharnement des deux partis, ne font que peu de victimes. La résistance ultérieure de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie (grève des techniciens, sabotage, etc.) fut par contre en Russie la cause d’une persistante misère et de calamités sans nombre

Au lendemain d’une insurrection victorieuse il importe que les travailleurs révolutionnaires, s’ils ne se sont pas acquis le concours d’un nombre suffisant de techniciens conscients, puissent les contraindre dans l’ensemble à travailler sous un contrôle efficace.

L’expérience de la révolution d’octobre, mieux connue, sera fertile en enseignements. Les militants tireront eux-mêmes de ce résumé trop rapide et trop incomplet les conclusions théoriques qu’il suggère.

Petrograd, septembre 1920.

Notes

1 Tverskoï ?

2 1,06 mètre.

3 Notamment celles des camarades Ovsiannikov, Norov, Olminsky, Lomov, Mouralov, O. Berzine, Noskov, Vinograskaia. (Note de Victor Serge)

4 Vadim Viktorovitch Roudnev (1884-1940).

5 Nous pouvons, pour la clarté de l’exposition comparer la Douma de Moscou au conseil municipal de la Ville de Paris et les Doumas locales aux conseils municipaux des arrondissements. (Note de Victor Serge)

6 Ossip Solomonovitch Minor (1861-1932 ou 1934).

7 Nikolaï Ivanovitch Astrov (1868-1934).

8 Nikolaï Mikhaïlovitch Kichkine (1864-1930), ministre de l’assistance publique du gouvernement provisoire.

9 Gaston de Gallifet (1830-1909), officier qui fut à la tête de la répression de la Commune de Paris en 1871.

10 Constantin Ivanovitch Riabtsev (1879-1919).

11 Grigori Alexandrovitch Oussiévitch, dit Tinski (1890-1918).

12 Edinstvo, le groupe de Plekhanov.

13 Cité par Olminsky. (Note de Victor Serge)

14 M. Olminsky. (Note de Victor Serge)

15 D’après le récit du rescapé Illa Noskov. (Note de Victor Serge)

16 Ivan Platonovitch Kaliaev (1877-1905), poète, tue le grand-duc Serge en 1905.

17 Egor Sergueïevitch Sazonov (1879-1910), tue le ministre de l’intérieur Plehve en 1904.

18 Piotr Germoguenovitch Smidovitch (1874-1935).

19 Vadim Nikolaïevitch Podbielsky (1887-1920).

20 Alexandre Arossev (1890-1938), bolchevik dès 1907, est ambassadeur d’URSS à Prague de 1929 à 1933.

21 Youri Vladimirovitch Sabline (1897-1937).

22 Alexandre Fédorovitch Deviatkine (1884-1932).

Lénine - 1917

On s’accorde en Russie à considérer comme un des grands mérites de la Librairie de l’Etat la publication des Œuvres Complètes de Lénine, en 24 volumes. Ce travail a pris plusieurs années. Il a fallu rechercher dans une foule de publications illégales que, souvent, les archives de la police avaient seules réussi à conserver, des articles signés de maints pseudonymes, les identifier, les collationner. Kamenev raconte que Lénine, dédaigneux de tout ce qui n’était pas action, complètement dépourvu, en outre, de toute vanité littéraire et tellement absorbé par les tâches présentes, qu’il en arrivait à méconnaître les œuvres du passé, objecta d’abord à ces recherches :

— Pourquoi faire ? Que n’a-t-on pas écrit au cours de trente années. Ce n’est pas la peine !

Nous sommes d’un avis différent, certains que l’avenir confirmera le nôtre. Les Œuvres Complètes de Lénine sont d’une inappréciable valeur théorique, historique et psychologique (elles aideront peut-être à faire la psychologie du génie). L’étude que voici est consacrée au seul tome XIV, qui comprend d’ailleurs deux volumes de 314 et 528 pages. Œuvre de 1917, œuvre décisive. Le remarquable petit livre sur L’Etat et la Révolution appartient à ce cycle de travaux. Je n’en parlerai guère. Cet ouvrage, qui pourrait s’il y avait une bonne foi intellectuelle chez les libertaires d’aujourd’hui dissiper tout malentendu idéologique entre anarchistes et communistes, déjà traduit en français, se suffit à lui-même. Je chercherai seulement à donner ici au lecteur une idée de la pensée de Lénine pendant la marche du prolétariat russe à la révolution.

« La pensée... » Je suis frappé de l’insuffisance de ce mot. La pensée de Lénine est action. Ses articles sont dictés par la nécessité quotidienne de l’action, s’identifient à elle, la précèdent, la stimulent, la justifient. Voici que nous découvrons d’emblée un des traits essentiels de cette personnalité formidable : aucune dissociation, chez Lénine, de l’action et de la pensée. Aucune déformation professionnelle de l’intellectuel. Jamais de spéculation dans l’abstrait. Harmonie totale de l’intelligence et de la volonté.

I
La légende du wagon plombé

« Pour qu’une révolution ait lieu, écrivait Lénine en 1915, (Le Krach de la II e Internationale ), il ne suffit généralement pas que les classes inférieures de la société ne veuillent plus, il faut aussi que les classes supérieures ne puissent plus vivre à l’ancienne manière... » Ce qui arrivait précisément à la Russie autocratique à la fin de 1915. L’ambassadeur d’Angleterre à Petrograd, M. Buchanan , redoutant une défection de la Russie envers les Alliés, se livrait à de ténébreuses intrigues qui allaient jouer leur rôle dans la révolution de mars. C’est d’accord avec lui que MM. Milioukov et Goutchkov exigèrent l’abdication de Nicolas II , Dès avant, le général Dénikine le consigne dans ses Mémoires, le Grand Quartier Général russe, mécontent de la Cour, avait pensé à un coup d’Etat.

Pour la plupart des hommes d’Etat du monde, la chute de l’absolutisme russe est une surprise ; pour Lénine ce n’est que le commencement de l’éclatante confirmation de la théorie qu’il ne s’est pas lassé d’affirmer depuis le début de la guerre, exactement depuis le 1er novembre 1914 : la guerre impérialiste doit se transformer en guerre civile. L’affirmation théorique se confond ici avec le mot d’ordre, tant la pensée est réaliste et volontaire. Et pendant qu’à Pétersbourg, le prince Lvof , président du Conseil et avec lui Milioukov et Kérensky prodiguent aux ambassadeurs alliés les assurances les plus réconfortantes sur la continuation de la guerre et le rétablissement de l’ordre, pendant qu’ils songent à ne pas abolir la monarchie en Russie, Lénine, à Zurich, prépare son départ.

Son retour en Russie, par l’Allemagne, a permis à la presse bourgeoise de cultiver pendant des années la plus calomnieuse légende. La vérité, très simple, est pourtant établie de façon irréfutable par une série de témoignages qu’il y a lieu de noter en passant. La voici. Le gouvernement anglais ayant refusé aux émigrés révolutionnaires russes, réfugiés en Suisse, sans distinction de parti, l’autorisation de se rendre en Russie par mer, le Comité d’Evacuation de Zurich, dont faisaient partie, outre des bolcheviks, des menchéviks et des membres du Bund socialiste juif, décida sur la proposition du leader menchévik L. Martov, de demander le passage par l’Allemagne. Tous les télégrammes envoyés à ce sujet en Russie furent, semble-t-il, interceptés par le gouvernement provisoire. Le socialiste suisse Fritz Platten conclut finalement un accord avec l’ambassadeur d’Allemagne à Berne. Le passage fut accordé aux émigrés aux trois conditions suivantes : « 1° Bénéficient du droit de passage tous les émigrés quelle que soit leur opinion sur la guerre ; 2° En cours de route, leur wagon jouit de l’exterritorialité ; 3° Les émigrés s’engagent à exiger du gouvernement russe le renvoi d’un nombre d’internés allemands correspondant au leur ». Dix socialistes européens, « ayant pris connaissance des obstacles opposés au rapatriement des internationalistes russes par les gouvernements de l’Entente et des conditions de leur voyage par l’Allemagne » approuvèrent ce voyage dans une résolution signée. Ces dix socialistes étaient : Paul Hartstein (Paul Lévi ) (Allemagne) ; H. Guilbeaux et F. Loriot (France) ; Bronsky (Pologne) ; F. Platten (Suisse) ; Lindhagen (maire de Stockholm) ; Ström, Ture Nerman, Kilbom, Hansen (Suède et Norvège). 32 émigrés firent ce voyage, 19 seulement étaient bolcheviks. De l’état d’esprit des bolcheviks pendant leur traversée de l’Allemagne, on jugera par ces quelques mots pris dans un discours de Lénine à la Conférence panrusse du parti bolchevik des 24-29 avril, à Pétrograd :

Pendant notre voyage à travers l’Allemagne, MM. les socialchauvins allemands voulurent nous visiter dans notre wagon. Nous leur fîmes répondre que pas un d’entre eux ne mettrait les pieds chez nous ou n’en sortirait sans scandale. Avec Karl Liebknecht nous eussions volontiers causé...

La pensée de Lénine au départ de Zurich

Avant de quitter Zurich, Lénine avait adressé une lettre d’adieu aux camarades suisses . Ce document publié à l’époque par les journaux suisses, aujourd’hui complètement oublié, est à plusieurs titres remarquable. Avant même de fouler le sol russe, Lénine exprime déjà des idées qu’il répétera presque dans les mêmes termes en octobre 1922 dans ses derniers discours (sur la nep).

Le grand honneur de commencer les révolutions qui découlent avec nécessité de la guerre civile, échoit à la Russie... dont le prolétariat est moins organisé, moins conscient, moins préparé que celui des autres pays...

La Russie est un des pays les plus arriérés de l’Europe... mais la révolution bourgeoise peut y avoir une énorme ampleur, devenir le prologue de la révolution socialiste mondiale : un petit pas vers elle.

Le socialisme ne peut pas vaincre immédiatement en directement en Russie. Mais la masse paysanne peut pousser la révolution agraire inévitable et mûre jusqu’à la confiscation de tous les immenses domaines privés.

Cette révolution se serait pas encore socialiste, mais donnerait une formidable impulsion au mouvement socialiste international.

Elle permettrait au prolétariat des villes de développer les soviets, de remplacer par eux les anciens instruments d’oppression de l’Etat bourgeois — armée, police, etc., — d’appliquer diverses mesures révolutionnaires... pour le contrôle de la production et de la répartition.

Sentez-vous dans ces nettes prévisions la réserve, la prudente discrimination du possible et de l’impossible, le souci de mise en garde contre les illusions ? Rapprochez ce texte du discours de Lénine prononcé à l’occasion du V e anniversaire de la Révolution d’Octobre . Vous verrez avec quelle sûreté de jugement ce chef de révolution a su mesurer la puissance des éléments sociaux déchaînés et les limites de cette puissance...

A la même époque, Lénine adresse à la Pravda de Petrograd une Lettre de Loin , publiée les 21-22 mars, huit jours avant son arrivée en Russie. C’est une analyse serrée de l’ensemble des faits, de leurs antécédents, des forces actives. Déjà une allusion menaçante, soulignée : « Milioitkov détient, temporairement, le pouvoir. » Trois grandes forces sont en jeu : la monarchie tsariste, tombée ; la bourgeoisie, classe nouvelle arrivant au pouvoir : les Soviets, « embryon de gouvernement ouvrier ». Le prolétariat a deux alliés : les paysans pauvres, les prolétaires de l’étranger. Les tâches présentes sont de « préparer la victoire dans la deuxième étape de la révolution », et, pour cela, « d’abord conquérir une république démocratique et assurer la victoire complète des paysans sur les propriétaires ; puis marcher vers le socialisme ».

Tel était le plan de Lénine à son départ de Suisse. Le 3 avril, il débarquait à Pétrograd, accompagné de G. Zinoviev .

II - Par la persuasion

Le 4 avril — le lendemain de son arrivée — Lénine présente aux militants ses Thèses sur les objectifs du prolétariat dans la révolution actuelle .

Songez que les ministres bourgeois du gouvernement provisoire discourent sur la guerre jusqu’au bout ; que M. Milioukov rêve des Dardanelles ; que les socialistes-révolutionnaires se voient déjà à la tête d’une république radicale tout aussi « avancée » que la IIIe République Française en ses bons jours ; et que personne, personne, ne voit clair dans la tourmente grandissante.

Personne : sauf, évidemment, cet agitateur inconnu hier des milieux politiques russes, suivi d’un petit parti « de fanatiques », « scissionnistes professionnels », comme les qualifient avec dédain les socialistes raisonnables, — personne, sauf ce nouveau venu. — Trapu, large d’épaules, grand front dénudé, regard malicieux, des yeux bleu-verts, pommettes larges d’Asiatique, menton achevé par une large et courte pointe de barbe roussâtre. Pas d’éloquence. Des gestes simples qui empoignent et convainquent. Un parler familier, sans images, sans effets, sans périodes marquées, sans invites à l’applaudissement. On dirait d’un robuste paysan provincial, malin comme quatre — et bonhomme avec cela — démontrant l’excellence d’une affaire qui s’impose. Il descend d’un train qui vient de traverser l’Europe. Et il expose aux ouvriers bolcheviks de Pétrograd, qui ont fait la révolution de mars, la situation qu’il connaît mieux qu’eux, les fins que seul il discerne...

La guerre est impérialiste, comme elle l’était sous Nicolas II ; il ne pourrait être question d’une guerre de défense révolutionnaire que s’il y avait un pouvoir ouvrier ; la paix démocratique est impossible sans renversement du capitalisme.

Le trait caractéristique du moment actuel réside dans le passage de la première étape de la révolution — qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie en raison du développement insuffisant de la conscience et des organisations prolétariennes, — à la deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux paysans pauvres.

Mais « le parti bolchévique est en faible minorité dans les Soviets ». Qu’il se confine donc dans la propagande et l’agitation. Il vaincra parce qu’il a raison. C’est un parti clairvoyant parmi des partis et des foules aveugles. Il faudra bien qu’on le suive !

Les Soviets constituent la seule forme révolutionnaire du pouvoir. « Pas de république parlementaire. Y revenir quand nous avons des Soviets, ce serait faire un pas en arrière. » Le programme pratique : confiscation de tous les domaines ; nationalisation des terres par les Soviets paysans locaux ; fusion des banques en une seule banque nationale placée sous le contrôle des Soviets.

8. L’introduction du socialisme n’est pas notre but immédiat ; il ne s’agit que de passer sans délai au contrôle de la production et de la répartition par les Conseils ouvriers...

Quant au parti, un Congrès doit être promptement réuni afin de modifier le programme dans ses paragraphes concernant l’impérialisme, la guerre, « notre attitude envers l’Etat, notre revendication d’Etat-Commune (sur le modèle de la Commune de Paris) », afin aussi de modifier l’appellation du parti qui doit se définir communiste, le terme social-démocrate étant déshonoré par la trahison de la IIe Internationale.

Posément, Lénine constate que les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, partis empreints d’une idéologie de petite bourgeoisie, sont en majorité dans les masses comme dans les Soviets. Mais la bonne foi des masses est patente ; c’est par la persuasion qu’on les conquiert. Lénine ne donne que ce mot d’ordre : Propagande ! Propagande ! — « Pas de violence tant que le gouvernement bourgeois n’a pas commencé. »

Cependant, l’Unité (Edinstvo), organe des social-démocrates de défense nationale, l’accuse déjà de fomenter la guerre civile.

L’Edinstvo écrit : « Lénine délire... »

Selon son habitude de frapper fort, à coups répétés, sur le même clou, Lénine revient sans cesse sur toutes ces idées directrices. Dans ses Lettres sur la Tactique (avril), il insiste :

Non seulement je ne compte pas sur la transformation immédiate de notre révolution en révolution sociale, mais je mets en garde contre cette transformation...

Et pourtant :

« Hors du socialisme, pas de salut » (8 avril).

1° Il faut renverser le gouvernement bourgeois ;

2° On ne peut pas encore le renverser, car la majorité des Conseils ouvriers le soutient,

Que faire, alors ? Conquérir la majorité.

« Nous ne sommes pas des blanquistes. Nous ne sommes pas partisans de la prise du pouvoir par une minorité. » (Dualité des pouvoirs , 9 avril.)

L’idée de l’Etat révolutionnaire à constituer plus tard se précise dans l’esprit de Lénine. La future république des Soviets s’inspirera de l’exemple de la Commune de Paris — Lénine le répète à diverses reprises — en créant un type d’Etat nouveau dont les caractères essentiels sont que :

La source du pouvoir n’est pas dans la loi, délibérée et promulguée par le Parlement, mais dans l’initiative directe des masses populaires, initiative locale, prise en bas...

La police et l’armée, institutions différentes du peuple et opposées au peuple, sont remplacées par l’armement du peuple...

Les fonctionnaires sont remplacés par le peuple même ou, tout au moins, placés sous son contrôle ; ils sont nommés par élections et peuvent à tout moment être rappelés par leurs mandants...

(Id. )

Le fait capital à ce moment, c’est la dualité déjà existante des pouvoirs. Deux gouvernements existent. L’un, bourgeois, qui ne peut rien sans l’autre, gouvernement ouvrier constitué par les Soviets, qui ne veut encore rien...

Les leaders du Soviet de Pétrograd sont Tchkheidzé , Tseretelli , Stiéklov — ce dernier pas encore rallié au bolchévisme — tous menchéviks que Lénine raille de vouloir suivre les traces de Louis Blanc . Par-dessus tout, ils ont peur d’une révolution des masses. Toute leur ambition se borne à exercer des pressions savantes sur le gouvernement, Kérensky , ministre de la Justice, dans le cabinet bourgeois, fait parmi eux d’éloquentes apparitions. La physionomie de ce Soviet des premiers temps de la révolution a été dépeinte, avec une grande intensité de vie, par N. Soukhanov , dans ses Notes sur la Révolution. Ce chroniqueur hors ligne (menchévik) fait ressortir, lui aussi, l’impuissance du gouvernement légal auquel les travailleurs n’obéissaient point, et la puissance irrésistiblement croissante du Conseil spontanément formé par les ouvriers. Or, écrit Lénine ,

il ne peut y avoir deux pouvoirs. L’un des deux doit disparaître. Toute, la bourgeoisie russe travaille à réduire les Soviets à l’impuissance...

La dualité des pouvoirs ne correspond qu’à une période de transition... vers la pure dictature du prolétariat et de la paysannerie.

Maintenant, comme plus tard, envisageant sans cesse la prise du pouvoir qu’il considère comme certaine, — bien que son parti ne soit encore qu’une faible minorité, Lénine s’attache, en toute occasion, à préciser ses vues sur l’Etat. C’est toujours en rappelant trois points essentiels : qu’il n’y a de différence entre bolcheviks et anarchistes que sur les moyens et non sur la fin ; qu’il faut démolir le vieil Etat bourgeois ; qu’il faut créer un nouvel Etat profondément révolutionnaire dont la Commune de Paris nous a donné la première idée. On retrouvera les mêmes conceptions dans l’Etat et la Révolution.

Le marxisme diffère de l’anarchisme en ce qu’il admet la nécessité de l’Etat pendant la période révolutionnaire en général et pendant la transition du capitalisme au socialisme en particulier.

Devoirs du prolétariat après la révolution , 10 avril.

Dans le même document , proposant de substituer dans l’appellation du parti le mot « communiste » au mot « social-démocrate », il remarque que :

ces termes (soc.-dém.) sont scientifiquement inexacts. La démocratie est une des formes de l’Etat. Or, marxistes, nous sommes contre tout Etat.

A la même époque (Devoirs du prolét., etc., 10 avril), Lénine, revenant avec la continuité de pensée qui est peut-être sa plus forte caractéristique intellectuelle, sur ce qu’il a maintes fois écrit en 1914, 1915, 1916, de la nécessité de constituer la IIIe Internationale, constate « le Krach de l’Internationale de Zimmerwald », qui n’a pas pu se résoudre à une rupture décisive avec les socialistes de défense nationale. Il passe en revue les forces de la future Internationale, « internationaliste en fait », en écarte Longuet , Ledebour , Haase , Martov , tous centristes, et conclut :

« Attendre ? Non. Fonder la IIIe Internationale ! »

III - Le flot monte. — Le 22 avril...

Il faudrait pouvoir suivre, en même temps que les développements de la pensée de Lénine, ceux des événements. Mais c’est chose impossible. Force me sera de noter seulement, dans la grande bourrasque, quelques faits, quelques dates, servant de points de repère. Du 22 au 27 février, la rue de Pétrograd balaie l’autocratie. Le 27 février, le Soviet de Pétrograd se constitue. Nicolas II abdique le 2 mars en faveur du grand-duc Michel , qui abdique à son tour le 3. Le 14 mars, le Soviet de Pétrograd lance son appel aux peuples, pour une paix démocratique. Le 18 avril, M. Milioukov , ministre des Affaires Etrangères du gouvernement Lvof , adresse une note aux puissances, Le gouvernement russe reste fidèle aux traités, c’est-à-dire à l’impérialisme, tout en souhaitant une paix démocratique. « La Russie fera la guerre jusqu’à la victoire totale, » L’hypocrite formule n’est que trop claire. (« Les conditions de la paix ne peuvent être arrêtées qu’en plein accord avec nos alliés... On ne peut pas ignorer les principes reconnus par tous les alliés, de la reconstitution de la Pologne, de l’Arménie et de la satisfaction des revendications nationales des Slaves d’Autriche... » Déclaration de Milioukov, à Moscou, 10-23 avril.)

Dans la Pravda du 13, Lénine répond à ces nettes paroles de l’homme d’Etat bourgeois pat un appel aux soldats :

Camarades soldats ! Déclarez que cous ne voulez pas mourir pour les traités secrets signés par Nicolas II et demeurés sacrés pour Milioukov !

Sur la guerre, les idées de Lénine sont bien claires depuis le premier jour. Dans cette conflagration mondiale, seule la petite Serbie pourrait invoquer à bon droit les nécessités de la défense nationale. Les grandes puissances belligérantes se battent pour un nouveau partage du monde, toutes impérialistes, elles sont toutes également responsables. Le devoir des révolutionnaires est de combattre chacun le gouvernement de son pays et de préparer la révolution qui peut résulter de la guerre. La révolution russe n’a rien à attendre ni de la bourgeoisie libérale lusse, ni des Etats alliés ; elle a tout à attendre des prolétaires du monde et en premier lieu de l’« ennemi », du pauvre bougre de soldat allemand ou autrichien avec lequel i ! faut, autant que possible, fraterniser dans les tranchées...

Ces vérités évidentes, les bolcheviks sont les seuls à les exprimer sans cesse. Elles traduisent en formules lapidaires, elles élèvent à la conscience théorique, le sentiment impérieux et précis des masses, en premier lieu des masses de combattants. Ce qui les séduit au bolchévisme, c’est sa netteté, alors que le Soviet menchévik et socialiste-révolutionnaire adopte des formules équivoques, n’ose même pas désapprouver l’Emprunt de la Liberté, que l’Edinstvo de Plékhanov , la Gazette ouvrière , Terre et Liberté, La Volonté du Peuple, bref toute la presse de la « démocratie révolutionnaire », appuient...

La note de Milioukov aux Alliés (du 18 avril), provoque une crise immédiate. On peut dire que la première vague de la révolution d’octobre monte à ce moment, avec une force irrésistible, du fond de l’indignation populaire.

« Le gouvernement découvre son jeu », écrit Lénine, « Que Va faire le Soviet ? Ou le Soviet s’inclinera et Milioukov l’anéantira demain ; ou le Soviet entrera dans notre voie... » Pour la première fois, l’article de la Pravda se termine par ces mots :

« Ouvriers et soldats, dites-le maintenant bien haut : nous exigeons un pouvoir unique, celui des Soviets l » (20 avril).

Le 22, Lénine insiste : les gouvernements capitalistes ne peuvent pas ne pas vouloir d’annexions. « En dehors de la transmission du pouvoir à la classe révolutionnaire, pas d’issue. » Ce sont des jours graves. A Pétrograd et à Moscou, des foules ouvrières déferlent dans les rues. « Pétrograd bout. » On manifeste contre la guerre. On contre-manifeste. Sur les bannières dressées au-dessus d’une mer humaine, à la perspective Nevsky, on lit ces mots en lettres énormes : « Tout le pouvoir aux Soviets ! » Au coin de la Sadovaïa, des patriotes tirent sur les « antipatriotes ». Premiers coups de feu de la guerre civile. Pendant ce temps, le Soviet, toujours dirigé par les menchéviks, reçoit les explications du gouvernement — et s’en déclare satisfait... Par 34 voix contre 19, l’Exécutif du Soviet vote la confiance au gouvernement provisoire... « L’incident » est liquidé. Pauvres politiques, lamentables socialistes que ceux qui, dans les événements de ces jours, n’ont vu qu’un « incident » à liquider par un vote ! Heureusement qu’une voix, claire, celle-là, retentit à l’écart :

Ce n’est pas, constate Lénine, ni la première ni la dernière oscillation de la masse petite bourgeoise et demi-prolétarienne.

Mais, camarades ouvriers, l’heure presse. Celle première crise sera suivie d’autres crises. Consacrez toutes vos forces à la propagande, à convaincre les arriérés, non seulement par des meetings, mais par le contact direct avec chaque groupe, avec chaque régiment...

Groupez-vous autour des Soviets, dans les Soviets, par la persuasion fraternelle et par le renouvellement partiel des mandats, formez une majorité.

(23 avril).

Ainsi Lénine ne se laisse point griser par la montée du flot de foule qui vient d’ébranler le gouvernement Lvof. Son mot d’ordre reste : Propagande ! Propagande ! L’éditorial de la Pravda du même jour, non signé, mais écrit par lui, se termine par ces lignes en caractères gras :

Nous ne serons pour le passage du pouvoir aux prolétaires et aux demi-prolétaires que lorsque les Conseils des Ouvriers et des Soldats se rangeront à notre politique et coudront prendre le pouvoir.

IV - Et voici des ministres socialistes

Milioukov, devenu impossible, a démissionné. Le 1er mai, dans toutes les villes de Russie, d’immenses manifestations populaires exigent une paix démocratique. La fermentation du pays est telle que l’autorité du gouvernement provisoire apparaît surtout formelle. Lénine, observateur sagace des petits faits quotidiens, en note deux, d’une profonde signification. A Nijni-Novgorod, les ouvriers ont supprimé la police. Une milice prolétarienne, payée par les usines, assure l’ordre. En Sibérie, à lénisseissk, le Soviet a pris le pouvoir. Le président du Conseil, prince Lvof , envoie là-bas un commissaire. « Les fonctionnaires nommés, décide fièrement le Soviet de l’endroit, ne commanderont qu’après avoir passé sur nos cadavres. » On pourrait noter des milliers de faits analogues. Partout, dans l’immense Empire, par millions, de telles initiatives proclament la naissance d’une société nouvelle, dans la déliquescence des anciens pouvoirs. Le gouvernement purement bourgeois du prince Lvof (dans lequel Kérensky , représentant officieux du Soviet, était le seul socialiste) cède la place, le 6 mai, à un gouvernement de coalition socialiste-bourgeois, comprenant deux menchéviks (Tseretelli aux Postes et Télégraphes, Skobeleff au Travail), et deux socialistes-révolutionnaires (Tchernov à l’Agriculture, Kérensky, Guerre et Marine). A leurs partis et aux travailleurs, ces ministres socialistes promettent de travailler pour la paix des peuples, de préparer une solution à la question agraire, de hâter la réunion de la Constituante. Les campagnes espèrent. Tchemov, le leader du parti socialiste-révolutionnaire, parti de la révolution agraire, n’est-il pas au pouvoir ? Période confuse d’espérances populaires et de déception. Les ambassadeurs alliés commencent à s’inquiéter. A quand la prochaine offensive russe, à quand ?

Les Bolcheviks travaillent

La justesse de notre tactique est chaque jour confirmée. Mais nous avons besoin d’une organisation des masses prolétariennes trois fois meilleure qu’aujourd’hui. Dans chaque arrondissement, dans chaque quartier, dans chaque usine, dans chaque compagnie de troupe, nous devons avoir une organisation fraternelle, capable d’agir comme un seul homme. Chacune de ces organisations doit être directement reliée au Comité Cenfral par des liens solides que l’ennemi ne puisse pas rompre du premier coup, par des liens affermis et vérifiés de jour en jour, d’heure en heure, pour que l’ennemi ne puisse pas nous surprendre. » (Pravda, 25 avril.)

A la Conférence panrusse du parti bolchevik, Lénine (24, 29 avril) présente son projet de modification du programme. Relevons-y ces lignes :

Le parti veut une république prolétarienne et paysanne plus démocratique, dans laquelle la police et l’armée permanente seront remplacées par l’armement du peuple...

Le parti veut « l’autocratie du peuple ». Il préconise la « suppression de la langue d’Etat », — « le droit pour toutes les nationalités de se constituer en Etats autonomes », — « la nationalisation des banques, des trusts et des cartels », — « la confiscation des terres à transmettre immédiatement aux paysans organisés en soviets ». Le parti « conseille » aux travailleurs des campagnes de transformer les grands domaines en exploitations collectives modèles.

A la même époque se situe une polémique de Lénine avec Plékhanov . Tout le différend entre menchéviks et bolcheviks s’y résume. De l’avis du vieux chef de la social démocratie russe, « la révolution socialiste suppose un long travail d’éducation et d’instruction de la classe ouvrière » ; « les conditions objectives de la révolution socialiste n’existent pas en Russie ». Pour ces raisons, résignons-nous à subir la démocratie bourgeoise et continuons la guerre...

— La démocratie ? demande alors Lénine. Mais qui dit démocratie dit pouvoir de la majorité, et nous avons une majorité paysanne qui veut la terre. Cette majorité peut-elle exiger : 1° La nationalisation des terres ; 2° celle des banques ; 3° celle de l’industrie du sucre ? Elle l’exige. Satisfaisons ces revendications,

ensuite la marche au socialisme deviendra possible. Et si les ouvriers plus avancés des pays d’Occident, rompant avec leurs Plékhanov, nous soutiennent, le passage effectif de la Russie au socialisme sera assuré.

La question agraire

Autre polémique. Le ministre des Finances Chingarev propose, pour résoudre la question agraire, « les accords à conclure à l’amiable entre paysans et propriétaires ». On s’étonne de tant de candeur en période de révolution : ce bourgeois bien intentionné ne voulait pas voir la tempête. Comme Plékhanov ne voulait pas faire la révolution, il fournit à Lénine l’occasion d’une écrasante démonstration au premier Congrès panrusse des paysans (22 mai). 30.000 propriétaires riches possèdent en Russie près de 70 millions de déciatines (hectares, env.), soit en moyenne 2.000 hectares par tête. Par contre, d’après le recensement le plus récent, il y a en Russie environ dix millions de familles paysannes pauvres disposant ensemble de 70 à 75 millions de déciatines, soit 7 déciatines par famille ! Un accord amiable entre ces pauvres et ces riches — c’est-à-dire la location des terres — ne serait ni juste ni avantageux. Les bolcheviks sont pour une prise de possession, organisée, des terres par les paysans.

Le ministre socialiste-révolutionnaire Tchernov s’en remet à l’Assemblée Constituante pour régler la question agraire. Lénine crie au paysan : « N’attends pas la Constituante, prends la terre ! La Constituante décidera ; agissons avant. » — Pour prendre la terre, le paysan doit s’unir à l’ouvrier. L’expropriation des terres se rattache au contrôle ouvrier de la production, à l’obligation du travail, à la question de la paix :

Le travail libre sur la terre libre n’est pas encore la solution... Nous ne sortirons pas par cette voie de la ruine générale. Il faut l’obligation générale du travail, la plus grande économie du travail humain, un pouvoir extraordinairement ferme et fort pour appliquer l’obligation du travail...
(Discours au Congrès des paysans, 22 mai.)

Il faut un pouvoir fort

Puis :

Il faut terminer rapidement cette guerre, non par une paix avec l’Allemagne, mais par une paix générale, non par une paix capitaliste, mais par une paix des travailleurs faite contre tous les capitalistes.

(Lettre aux délégués paysans, 11 mai.)

Comment surgit chez Lénine cette formule du pouvoir fort et de l’obligation du travail ? Elle est suggérée par les circonstances : il ne peut y avoir d’autre réponse à la grève perlée des capitalistes qui organisent sciemment, mus par leur instinct de classe, la ruine du pays.
Du coup, Lénine a réfuté toutes les déformations de sa pensée par les adversaires du bolchévisme. Partageux ? Non. Pas d’appropriation personnelle des terres, la nationalisation. Anarchiste ? Non. Un pouvoir fort, celui des travailleurs. On le sent anxieux de comprendre comme d’être bien compris, on découvre chez lui un robuste, un formidable bon sens malicieux qui l’identifie presque aux moujiks, ses auditeurs, dont il dispute la conscience à tant de concurrents. Sa règle de pensée de véritable chef de peuple, il nous la donne incidemment : elle est lumineuse :

Jamais des millions d’hommes n’écouteront les conseils du parti, si ces conseils ne coïncident avec ce que leur enseigne l’expérience de leur propre vie

(Discours du 22 mai.)

L’immensité du péril suggère la dictature

Soulignons que Lénine vient de parler d’un pouvoir fort. C’est, à vrai dire, la deuxième ou troisième fois, mais c’est nouveau. La Pravda du 6 mai avait déjà publié un article de lui, intitulé avec une belle clarté : Nous voulons un pouvoir fort. (« le seul pouvoir révolutionnaire sûr, fort et possible... celui des Soviets »). Auparavant, dans ses affirmations répétées de la nécessité de fonder un nouvel Etat révolutionnaire, Lénine paraissait surtout vouloir faire ressortir qu’il s’agissait d’un Etat profondément différent de l’ancien, où les masses populaires exerceraient une sorte de pouvoir direct. Sa conception avait, jusque dans la forme, quelque chose de libertaire, au sens étymologique du mot. Il emploie quelquefois l’adjectif russe, intraduisible, vsénarodnoé, de tout le peuple. Certes, cet Etat devrait être fort. Quoi de plus fort, d’ailleurs, que le peuple révolutionnaire en armes ? Mais plus libérateur que fort. D’où vient que Lénine précise maintenant sa pensée et l’accentue dans le sens d’une dictature rigoureuse, étroite, forcément concentrée, telle qu’on n’en trouve pas même le germe dans la Commune de Paris (hélas ! car si elle eût eu un parti dictatorial, la Commune se fût certainement mieux défendue) ?

Du danger.

La disette approche. Le chômage. La crise financière. Une effroyable catastrophe économique. Les matières premières vont manquer dans toutes les usines. Le combustible s’épuise, Le chaos s’installe dans les transports. Les usines ferment. Quantité d’ouvriers n’ont plus de pain. Le rouble se déprécie. Une révolution n’est pas une période de production ; en outre, les classes possédantes, menacées, freinent ou arrêtent la production pour prendre le pauvre par la faim, et dresser aux yeux de tous le spectre de la famine. Le 14 mai, Lénine, commentant divers articles alarmistes : La ruine menace ! conclut :

La catastrophe vient. Il n’est qu’une voie de salut : la discipline révolutionnaire, les mesures révolutionnaires de la classe révolutionnaire...

Skobeleff et le ministre bourgeois Koutler dénoncent « l’immense péril ». Skobeleff, avec une inconséquence déconcertante, propose d’imposer les classes possédantes « parfois jusqu’à 100 % » ! L’imposition à 100 %, c’est la confiscation. Un gouvernement bourgeois peut-il s’engager dans la voie des confiscations ? Et ce, pour éviter une débâcle économique causée en grande partie par les classes possédantes précisément affolées à l’idée des confiscations possibles ? Lénine réfute ce pauvre raisonnement. Allons donc ! Ce qu’il faut, c’est « briser la résistance de quelques centaines de milliers de riches ». D’autres préconisent l’établissement de prix maximum sur les vivres, le contrôle de l’Etat sur la production. Mais qu’est-ce que votre Etat ? leur demande Lénine.

Le mois de mai s’achève, le mois de juin débute sous l’impression d’une imminente catastrophe économique.

V

On arrive à un tournant. Le gouvernement provisoire du prince Lvof — quatre ministres socialistes — vont gouverner et faire la guerre. Il s’en prend aux agitateurs dans l’armée, aux soldats révolutionnaires, au Soviet de Cronstadt, lequel d’ailleurs ne se laisse pas intimider et l’amène à résipiscence. Au front il prépare l’offensive exigée, sur un ton de plus en plus impérieux, par les ambassadeurs alliés. L’offensive à la veille de la catastrophe économique ! — L’offensive est enfin, soudainement déclenchée « au nom de la paix », le 18 juin, par le ministre de la guerre Kerensky . Vu l’impréparation technique et la volonté des soldats de ne plus se battre, elle tourne promptement au désastre. En vain quelques bataillons « patriotes » se font-ils hacher par la mitraille allemande. — Or, ce même jour a lieu à Pétrograd une manifestation organisée par le Comité central bolchevik contre la guerre et le gouvernement de coalition. L’appel des bolchéviks est entendu des masses. C’est un triomphe. 400.000 ouvriers et soldats défilent dans les rues. Des centaines de drapeaux rouges portent la devise des bolcheviks : « Tout le pouvoir aux Soviets », à laquelle les menchéviks opposent sur trois pancartes leur mot d’ordre : « Confiance au gouvernement provisoire ! » Confiance ! Ils ont bien choisi leur moment. Le flot rouge monte, monte encore, et cette fois plus haut.

En face de cette piteuse confiance comme les mots d’ordre des bolcheviks sont nets : « Ni paix séparée avec l’Allemagne, ni traités secrets avec les anglo-français. » — « Assez d’hésitations... Assez de confiance aux capitalistes... Action révolutionnaire ! »

Lénine fait preuve, comme toujours, d’une intuition remarquable de l’état d’esprit des masses. Le 13 juin il constate : « Nous sommes au tournant . »

Le prolétariat socialiste et notre parti doivent faire preuve du maximum de vigilance et de sang-froid : que les futurs Cavaignac commencent les premiers.

Ils commenceront les premiers, comme le veut Lénine. Ce sera bientôt l’aventure Kornilov . Sûr de la confirmation que lui donnera l’avenir, Lénine pose la question : D’où viennent les Cavaignac ? Des menchéviks, en effet, on écrit aux bolcheviks : « Si venait un vrai Cavaignac, nous serions avec vous. » Les Cavaignac, leur riposte Lénine, ne surviennent qu’à la faveur des hésitations des partis petits-bourgeois tels que les vôtres (16 juin).

A ce moment (19 juin) se situe l’incident de la villa de l’ancien ministre Dournevo, occupée par les anarchistes et par plusieurs syndicats. La police du gouvernement provisoire tente un coup de main nocturne, resté infructueux, pour en déloger les occupants. Ce fait est enregistré comme un symptôme : le gouvernement veut montrer de la poigne...

Retenons de ces jours-là deux articles de Lénine et un discours. L’un des articles s’intitule : Jacobins ? Lénine y présente l’alternative : « Ou contre-révolution, ou jacobinisme. »

Les historiens de la bourgeoisie voient dans le jacobinisme une chute. Ceux du prolétariat y voient un des plus hauts essors de la classe opprimée, en lutte pour sa libération. Les jacobins ont donné à la France le meilleur exemple de révolution démocratique et de résistance à la coalition des monarques...

Le jacobinisme en Europe ou aux frontières de l’Europe et de l’Asie, au XXe siècle, serait la domination du prolétariat, classe révolutionnaire, appuyée par les paysans pauvres et bénéficiant de conditions matérielles permettant la marche au socialisme.

(24 juin)

L’autre traite d’une question de détail, mais de celles auxquelles Lénine attribua toujours une énorme importance. Il faut organiser un syndicat de journaliers agricoles , car « aucun Etat ne viendra en aide au salarié dans son village s’il ne se vient lui-même en aide ».

Le discours prononcé au premier congrès panrusse des Soviets traite de la guerre. Lénine y relève, surtout les contradictions des socialistes qui veulent continuer révolutionnairement la guerre de Nicolas II . L’issue : « Pas de paix séparée avec les capitalistes allemands, rupture complète avec les capitalistes anglais et français. » Une mesure à prendre sans délai : publier les traités secrets.

Le 2 juillet, les ministres cadets (constitutionnels démocrates) et le prince Lvof , président du Conseil, démissionnent à propos de la question d’Ukraine. Ils ne sauraient admettre l’autonomie nationale de l’Ukraine, à laquelle ils ne peuvent pas non plus s’opposer.
Les journées sanglantes de Juillet

Depuis l’offensive, l’affaire de la villa Dournovo, les difficultés avec l’Ukraine, l’impopularité de la coalition gouvernementale socialiste-bourgeoise a grandi d’heure en heure. La coupe déborde, dans les journées de juillet, prologue véritable de la révolution d’octobre. Les réservistes de 40 ans exigent qu’on les démobilise. On craint que les généraux réactionnaires ne livrent Pétrograd aux Allemands. On s’attend à l’envoi au front des régiments les plus « rouges » de la garnison. L’initiative de la manifestation insurrectionnelle vient des masses, dans lesquelles les groupes anarchistes jouent parfois le rôle d’un ferment actif. Les bolcheviks ne croient pas le moment venu. Le 3 juillet, un régiment de mitrailleurs se rend devant le petit palais de la Kssechinskaya, ballerine et favorite de l’Empereur déchu, occupé maintenant par le Comité central du parti bolchevik. Les soldats exhortent les bolcheviks à l’action. Lachévitch et Kouraev leur répondent : « Pas encore ! » Ils se font siffler. La Pravda a préparé un ordre d’abstention. On y redoute un guet-apens, une tentative révolutionnaire prématurée facile à réprimer. Mais la ville ouvrière bouge tout entière, il faut la suivre. A 10 heures du soir, le Comité central du Parti bolchevik décide une « manifestation pacifique ». La manifestation du 4 est inoubliable. Un demi-million d’hommes armés proclament qu’ils en ont assez des tergiversations, que la révolution doit continuer. Les matelots de Cronstadt sont venus. La garnison de la forteresse de Pierre et Paul manifeste aussi.

Des coups de feu s’échangent. L’ordre révolutionnaire n’est pourtant guère troublé. Et le Comité Exécutif du Soviet refuse de prendre le pouvoir. Que faire ? Si une révolution sans prise de pouvoir était possible ailleurs que dans les pauvres cervelles des théoriciens libertaires, les prolétaires de Pétrograd la feraient ce jour-là. Le 5 juillet, le reflux se produit de lui-même. Les soldats rentrent à la caserne, les ouvriers à l’usine, tandis qu’arrivent, sans rencontrer de résistance, des troupes patriotes appelées par Kérensky. Les junkers des écoles militaires occupent les points stratégiques de la ville. Les arrestations de « meneurs » commencent. L’Exécutif Central des Soviets décide la « dictature » (contre qui ?) et le désarmement des ouvriers, des soldats et des marins. Trotsky est arrêté. Lénine et Zinoviev se cachent. La Pravda est supprimée.

Répression et Calomnie

Au lendemain des sanglantes journées de juillet, commence contre les bolcheviks une campagne de calomnies que l’on peut, sans exagération, qualifier la plus grande des temps modernes, la plus grande, à coup sûr, depuis celle que Pitt soudoya contre la révolution française. Elucidons-en l’origine. Grégoire Alexinsky , aventurier politique qui avait passé par le parti bolchevik dont il fut le représentant à la IIe Douma, devenu chauvin pendant la guerre, chassé dès avant la révolution de la rédaction du Monde Contemporain — influente revue patriote russe dirigée par le menchévik Jordansky — pour ses accointances avec le ministre Protopopov , si universellement méprisé que les menchéviks et les socialistes révolutionnaires, en majorité au Soviet de Pétrograd, avaient refusé, malgré son talent reconnu, de l’admettre parmi eux avant qu’il se fût « réhabilité », fabriqua, sur les demandes du Service de Contre-Espionnage, des documents établissant les relations de Lénine avec l’Allemagne... Informé de la publication projetée de ces faux, le leader menchévik Tcheidzé , adversaire irréconciliable des bolcheviks, indigné de la malpropre manœuvre, promit, le 4 juillet, à Staline , de l’empêcher. La publication eut lieu cependant et servit à justifier une instruction judiciaire. Lancée, la calomnie fit son chemin de par le vaste monde...
Une révolution pacifique était-elle possible ?

Les chiens aboient, la révolution continue. Pendant trois semaines, Lénine et Zinoviev se cachent aux environs de Pétrograd, à Sestroretzk, dans les bois. Ils passent les nuits dans une meule de foin. Puis Lénine réussit à franchir la frontière finlandaise sur une locomotive, en qualité de chauffeur. Successivement, il se cache à Helsingfors, à Vyborg, à Pétrograd. On a de lui une photographie de cette époque sur une carte d’identité délivrée par un Comité d’usine : la face est anguleuse, rude, les pommettes saillantes, fortement accentuées. On croirait vraiment un de ces prolétaires-paysans russes qui ont dans les veines un peu de sang mongol. Dans sa retraite, Lénine achève un petit livre commencé en Suisse : L’Etat et la Révolution . Merveilleux exemple nouveau de la continuité de sa pensée et de l’adéquation de cette pensée aux événements. Les pages qu’il a commencées à Zurich, dans sa tranquille chambrette d’émigré, il les termine, vivantes et logiques, pendant que la police de Kérensky le traque.

Il en écrit d’autres aussi, non moins fortes. L’article A propos des mots d’ordre , publié en feuille volante par le Soviet de Cronstadt, est d’une grosse importance. Lénine y résume l’enseignement des événements de juillet. Lénine y révèle avec force un aspect presque oublié de sa pensée sur la révolution. Jusqu’alors, il admettait la possibilité d’une révolution à peu près pacifique, c’est-à-dire d’une prise de pouvoir par les Soviets, sans déchirement dans la classe ouvrière et dans les classes moyennes appelées à graviter autour d’elle. La résistance inévitable des classes possédantes aurait dû, certes, être brisée. Mais les partis ouvriers socialistes, gagnés à l’idéologie petite-bourgeoise, auraient pu être amenés à suivre la révolution prolétarienne au lieu de se joindre à la contre-révolution. Bien des douleurs eussent été ainsi évitées. Rapprochons ce que Lénine écrit maintenant de ses conseils obstinés : Dans les Soviets, vis-à-vis de nos adversaires socialistes, la propagande, la persuasion ! — et de sa théorie d’un Etat populaire libérateur. Il savait affronter les pires nécessités ; il savait aussi apercevoir et ménager les possibilités les meilleures. « A partir du 4 juillet, écrit-il, le mot d’ordre : Tout le pouvoir aux Soviets, cesse d’être juste », car la période de partage paisible du pouvoir entre le gouvernement provisoire et les Soviets a pris fin. Jusqu’alors :

Les armes entre les mains du peuple et l’absence de violence sur le peuple caractérisaient la situation.

Le mot d’ordre était celui d’une étape à franchir, immédiatement possible, dans le sens d’un développement pacifique de la révolution .

Personne, en effet, n’eût pu s’opposer à la prise du pouvoir par les Soviets ; et, dans les Soviets, la lutte entre les partis pouvait être à peu près pacifique. Mais « désormais la voie pacifique est devenue impraticable ». — « Les oscillations du pouvoir ont cessé. Au point décisif, le pouvoir a passé à la contre-révolution. » Les partis petits-bourgeois, menchévik et socialiste-révolutionnaire se sont révélés complices de la bourgeoisie :

Le 27 février, toutes les classes étaient contre la monarchie. Le 4 juillet, toutes les classes étaient contre la classe ouvrière.

D’aucuns placent leur espoir en la future Assemblée Constituante. « Illusions constitutionnelles ! »

L’Etat, dit Engels, est avant tout formé de contingents d’hommes armés disposant d’accessoires matériels tels que prisons, etc.

Or, en ce moment, le pouvoir réel c’est celui des cosaques, des junkers, des généraux monarchistes.

Ce pouvoir doit être renversé par la force,

Tout le parti doit se préparer à la bataille. Mais temporiser. « Agir maintenant, ce serait faire le jeu de la contre-révolution. »

La bataille décisive ne sera possible que lors d’un nouvel élan de la révolution, venant de la profondeur des masses.

Dans la révolution qui vient, « les Soviets ne seront plus des organes d’entente avec la bourgeoisie, ils seront des organes de combat contre elle ».

VI
Un rhéteur : Kérensky

Le 8 juillet, Kérensky assume la présidence du Conseil. Le troisième cabinet de coalition est fortement influencé par les socialistes-révolutionnaires. Avksentiev , un des grands leaders du parti, y détient un portefeuille, Terestchenko et Nekrassof y représentent la bourgeoisie. Les socialistes sincères n’ont qu’une espérance : la Constituante ! Lénine, pour d’excellentes raisons, repousse cette illusion. « Sans une formidable révolution économique, on n’abolira pas la propriété privée des terres. » Avant l’affermissement des Soviets, la Constituante ne pourra rien. Ou les élections fixées au 30 septembre n’auront pas lieu, ou l’Assemblée Constituante sera impuissante. La lutte des classes seule importe, non les élections.

Pour que la majorité décide réellement du sort de l’Etat, il faut que soient réalisées des conditions bien définies...

Une révolution se distingue précisément de la situation normale d’un Etat en ce que les questions litigieuses... sont directement tranchées par la lutte des classes et des masses... De ce fait essentiel ressort l’insuffisance de manifester en période révolutionnaire « la volonté de la majorité ». Ce qu’il faut, c’est être le plus fort au moment décisif, à l’endroit décisif. En un mol : vaincre.

En fin de compte, les questions sociales sont tranchées par la lutte des classes sous sa forme la plus aiguë, celle de la guerre civile, le facteur économique est décisif.

(Le Moment actuel , brochure, 26 juillet.)

Pendant les mois qui vont suivre, jusqu’à la révolution d’octobre, Kérensky sera le chef du gouvernement provisoire. Avec lui, la révolution bourgeoise entre dans une phase oratoire. L’homme que Lénine appelle « ce petit bavard de Kérensky » se croit fait pour jouer les premiers rôles de l’Histoire. Brillant avocat sous l’ancien régime, coutumier des grands procès politiques, socialiste-révolutionnaire, député « travailliste » à la IVe Douma, ministre de la Justice dans le premier gouvernement provisoire, ministre, de par les effets d’un grand discours, Kérensky, en toute occurrence, parle, déclame, s’exalte. Admirable orateur, voix qui sait enflammer, monter, clamer, expirer en accords toujours prenants. Rhéteur incomparable. J’ai connu des braves gens qui, des années après l’avoir entendu une fois ou deux, évoquaient ses gestes, sa voix, ses yeux. (« Ah ! ses yeux i Quel grand révolutionnaire c’était ! », me disait, en 1919, à Pétrograd, une vieille demoiselle sentimentale.) Ayant accepté, en mars, un portefeuille, contrairement à la volonté du Soviet, il accourt au Palais de Tauride, parodie avec fougue un discours fameux de Danton : « Je serai le ministre de la révolution ! », soulève une ovation enthousiaste — et garde son portefeuille à côté de M. Milioukov . Quand le tsar abdique, Kérensky, plus éloquent que jamais, adresse au Pendeur découronné une magnifique phrase, une phrase qui ravit tellement les courtisans que le baron Nolde la consigne dans ses Mémoires : « Daignez croire. Majesté Impériale, que nous porterons le précieux vase de votre pouvoir jusqu’à l’Assemblée Constituante sans épancher une goutte de son contenu... » Kérensky est l’homme de la navrante offensive de juin. Kérensky est ce parleur hystérique dont Soukhanov , dans ses Notes sur la Révolution, donne un terrible portrait. A la tribune, quand l’argument lui fait défaut, quand la période frémissante n’y supplée point, il chancelle, blêmit, s’affaisse, pris d’un commencement de syncope. Ce tribun semble près de mourir pour le peuple. Logé au Palais d’Hiver, Kérensky recevait souvent dans la bibliothèque de l’Empereur. J’ai quelque part une photo qui le représente, dans cette pièce, accroupi à l’orientale sur un divan, avec ce visage — blême, aux profonds yeux sombres — d’homme d’Etat tragique, qu’il savait si bien se composer. Il avait le culte de l’attitude et de la phrase. Dans les fragments de mémoires qu’il a publiés (Gatchina), les mots qu’on retrouve le plus souvent sont : Je, Moi. Relatant les plus graves événements, il a des phrases comme celle-ci : « Je pris dans l’automobile une pose nonchalante... » Il n’a fait, dans toute la révolution, que prendre des poses et rythmer des périodes. Et ce rhéteur se prenait pour un chef de révolution. Il est vrai qu’il y avait derrière lui Savinkov , dont nous reparlerons.

Le début du « bonapartisme »

L’avènement de Kérensky au pouvoir, Lénine le caractérise, le 29 juillet, comme le début du Bonapartisme . Vision très exacte des faits : Kérensky va préparer les voies à Kornilov . Comme toujours, la formule de Lénine est synthétique :

L’histoire de France nous montre que la contre-révolution bonapartiste grandit à la fin du XVIIIe siècle (puis une seconde fois en 1848-52) sur le terrain de la bourgeoisie contre-révolutionnaire, et prépara, à son tour, la restauration de la monarchie légitime. Le bonapartisme est une forme du gouvernement qui naît des intentions contre-révolutionnaires de la bourgeoisie parmi les transformations et la révolution démocratiques.

(Le Prolétaire, 19 août. )

Pendant que se trame, en de louches conciliabules entre l’Etat-Major et le Gouvernement, le faux 18 Brumaire de Kornilov, Lénine reporte son attention sur les forces profondes de la révolution : les masses paysannes. Les Izvestia du Soviet panrusse des paysans ont publié un Cahier de revendications modèle, rédigé d’après 242 cahiers adressés au premier Congrès panrusse des paysans. Les paysans veulent la démocratie (éligibilité de fonctions, suppression de l’armée permanente) et la terre : expropriation sans indemnité, nationalisation des grands domaines, interdiction du salariat, répartition égalitaire des terres entre les cultivateurs, partages périodiques. Remarquez combien ce programme de la révolution paysanne est voisin de celui de Lénine. Or, les socialistes-révolutionnaires feignent de l’accepter.

Ils se dupent eux-mêmes et dupent le pays en admettant que de semblables mesures sont possibles sans renversement de l’Etat capitaliste.

(29 août)

Les socialistes-révolutionnaires, « utopistes petits-bourgeois », réalisent verbalement le bloc avec les paysans et réellement le bloc avec la bourgeoisie. Le parti socialiste-révolutionaue a trahi les paysans. Désormais

Ou la classe ouvrière mènera les paysans de l’avant vers le socialisme, ou la bourgeoisie libérale les tirera en arrière, vers la réconciliation avec le capitalisme.

Le programme paysan ne peut être appliqué que par un pouvoir prolétarien, dont les paysans n’ont rien à craindre. Lénine, citant Engels, précise que l’idée d’exproprier les petits cultivateurs ne peut venir à aucun socialiste, « La supériorité de la culture socialiste s’imposera par la force de l’exemple. »

Lénine professe qu’ « une question essentielle dans toute révolution est celle de la possession de l’Etat », ou plus exactement du pouvoir réel. Or, la caractéristique du moment actuel, c’est pour lui qu’on est entre deux dictatures. Demain appartient au prolétariat ou à Bonaparte. Pas de milieu. Dans sa polémique avec le menchévik Soukhanov, Lénine montre les progrès quotidiens « des Kalédine ». La situation qui se présente alors ressemble, à bien des égards, à celle que l’Allemagne traversa en septembre-novembre 1923. La réaction, disposée au coup de force, temporise, croyant gagner la partie sans recourir aux moyens extrêmes :

Les Kalédines ne sont pas des imbéciles. Pourquoi se lanceraient-ils violemment de l’avant, risqueraient-ils un échec, quand ils obtiennent chaque jour un peu de ce qu’il leur faut ? Et ces petits imbéciles de Skobeleff , Tseretelli , Tchemov , Avksentief , Dan , Liber , qui vont criant au triomphe de la démocratie ! Victoire ! A chaque pas en avant des Kalédines, voir une victoire en ce que les Kalédines, les Kornilov, les Kérensky ne nous avalent pas d’un seul coup !

La racine du mal est dans la prédisposition de la masse petite-bourgeoise, du fait de sa situation économique, à une crédulité et à une inconscience étonnantes.

...Un revirement décisif n’est plus facile. Il est absolument impossible sans une nouvelle révolution.

Ces lignes datent de la veille même du coup de main de Kornilov.

Savinkov et Kornilov

Né de la répression des émeutes de juillet, le cabinet socialiste-révolutionnaire de Kérensky est en réalité un gouvernement de réaction. La dialectique de la lutte des classes veut que des socialistes aplanissent les chemins d’une réaction bourgeoise plus franche. Le prolétariat est encore trop fort. Il ne surfit pas de le frapper. Il faut aussi le tromper. Après les persécutions des bolcheviks, d’énergiques mesures, inspirées par le haut commandement et par le ministre de la guerre Savinkov , ont été prises dans le but de rétablir la discipline aux armées. La principale de ces mesures, objet d’une intense agitation des bolcheviks, est le rétablissement de la peine de mort aux armées. Les pouvoirs des Comités régimentaires sont à peu près annulés. Kornilov , idole de la bourgeoisie russe, tient de Kérensky sa nomination de généralissime. C’est un soldat énergique, d’une grande bravoure personnelle, dur, fermement réactionnaire. Ainsi que les autres généraux, il ne voit de salut que dans la dictature militaire, et ne cache pas son avis. Les 12-14 août, à la Conférence démocratique de Moscou, Kornilov est apparu comme le futur chef de l’Etat.

Boris Savinkov est ministre de la Guerre. Figure singulière, très forte, de grand aventurier politique. Militant socialiste-révolutionnaire, écrivain, romancier, quelque peu poète même, terroriste, bon organisateur, Savinkov est l’une des illustrations du mouvement révolutionnaire. A la tête de l’organisation de combat du Parti socialiste-révolutionnaire, il a, pendant des années, dirigé l’action terroriste d’un parti qui compta des Guerchouni , des Kaliaev , des Sazonov , des Balmachev . Il a minutieusement préparé l’exécution du grand-duc Serge Plehve : il a participé lui-même à ces actions. Il s’est penché, dans la rue terrifiée de Pétrograd, sur le cadavre de Plehve, pour constater sa réussite. Dans toutes ces périlleuses entreprises, il s’est trouvé le collaborateur intime de l’agent provocateur Azef , autre chef de l’Organisation de Combat. Ce terroriste intrépide est l’auteur de deux romans : Ce qui n’advint pas, le Cheval blême, 1906, empreints du plus profond désarroi moral, où l’inanité de l’effort révolutionnaire est comme écrite avec du sang. Terroriste professionnel habitué à exécuter des ennemis autant qu’à sacrifier délibérément les meilleurs d’entre ses compagnons de lutte, avec, au fond, cette absence totale de confiance et de foi en la révolution, c’était bien un homme capable de tout, sauf de comprendre un vaste mouvement de masses et d’apprécier avec justesse les forces sociales en présence. Car nul n’est plus éloigné d’être un chef révolutionnaire que le dilettante. Savinkov servit de truchement entre Kornilov et Kérensky. Tous les trois furent d’avis qu’un pouvoir fort — le leur — devait être installé par l’armée.

Le 26 août, Kornilov marcha subitement sur Pétrograd à la tête de ses cosaques. L’unanimité de la bourgeoisie l’attendait. L’unanimité du prolétariat se réalisa pratiquement, à l’instant. La résistance se cristallise autour des Soviets. Au dernier moment, Kérensky, jugeant l’affaire mal partie, désavoua son complice et le destitua. L’agitation bolchevik désorganisa les troupes réactionnaires avant qu’elles eussent pris contact avec les gardes rouges formées en toute hâte.

Action révolutionnaire et compromis

Ces événements n’avaient pas surpris Lénine. Dans sa Lettre au Comité Central du Parti , Lénine trace la tactique du moment, souple tactique du front uni : « Combattre Kornilov, mais démasquer Kérensky. » Sa conclusion est : « Nous nous sommes extraordinairement rapprochés du pouvoir, mais de biais. » Jamais peut-être la situation révolutionnaire n’a été aussi délicate. Les bolcheviks doivent littéralement louvoyer, eux qui se sentent de plus en plus nettement appuyés par des forces énormes. Il faut briser l’offensive de la réaction militaire, partant défendre un gouvernement provisoire contre-révolutionnaire dans son essence ; le défendre aujourd’hui pour le renverser demain, de façon ou d’autre ; et il faut chaque jour parler clair à des masses d’un esprit plutôt simpliste que trop de politiciens s’évertuent à berner. C’est à ce moment que Lénine écrit son remarquable article Sur les compromis :

On appelle, en politique, compromis, la concession, l’abandon d’une partie des revendications soutenues par un parti, en vue de réaliser un accord avec un autre parti...

Engels avait raison quand, dans sa critique du Manifeste des communistes blanquistes (1873), il tournait en ridicule leur déclaration : Aucun compromis ! Ce n’est, disait-il, qu’une phrase. Car un parti combattant doit souvent subir les compromis que lui imposent les circonstances, car il serait absurde de renoncer une fois pour toutes à se faire payer une dette à tempérament. Un parti authentiquement révolutionnaire ne doit pas proclamer une impossible répudiation de tout compromis, mais doit savoir, à travers tous les compromis que la nécessité peut lui imposer, demeurer fidèle à sa classe, à son œuvre révolutionnaire, à la préparation de la révolution, à l’éducation des masses pour la victoire de la révolution.

(3 sept. 1917.)

Le compromis qu’aperçoit Lénine, c’est « la dernière chance d’une continuation pacifique de la révolution ».

Le compromis de notre parti, c’est le retour à la revendication d’avant juillet : Tout le pouvoir aux Soviets, un gouvernement de menchéviks et de socialistes-révolutionnaires responsable devant les Soviets.

Maintenant, et rien que maintenant, pendant quelques jours peut-être, ou pendant une ou deux semaines, un tel gouvernement pourrait se former et s’affermir tout à fait pacifiquement. Il assurerait, avec une énorme probabilité, le progrès pacifique de toute la révolution russe.

Lénine souligne que l’occasion est unique, précieuse, et que les bolcheviks ne posent aucune condition spéciale à leurs adversaires socialistes ; que ceux-ci pourraient promptement réaliser le programme de leur bloc politique ; que « la commune russe est inévitable... »

Mais il parle à des politiciens petits-bourgeois dans l’esprit desquels les réalités sociales sont depuis longtemps remplacées par de vieux clichés empruntés au vocabulaire des démocraties d’Occident. Les socialistes-révolutionnaires rêvent de Constituante. Les menchéviks évoquent avec angoisse les horreurs possibles de la guerre civile. Ces socialistes sont ballottés entre l’utopie parlementaire — mêlée de réminiscences d’Histoire — et la peur des coups. Quelques jours suffisent à Lénine pour se rendre compte que, cette fois encore, les partis démocratiques se révèlent incapables et lâches. Avec quel brutal mépris il répond aux trembleurs !

— Des flots de sang vont couler, dites-vous, si c’est la guerre civile ? Mais « à la guerre les soldats ont vu des mers de sang » !

A partir du 15-16 septembre, commence pour Lénine la marche au pouvoir.

VII
La marche au pouvoir

Plus un mot sur les compromis. La tâche de Lénine est désormais de convaincre les ouvriers qu’ils peuvent vaincre, qu’ils doivent vaincre ; de leur expliquer pourquoi et comment ; de savoir le moment de l’action.

Le Chemin Ouvrier publie, le 16 septembre, un article de lui où nous trouvons ces lignes :

Dressant le bilan... nous arrivons à conclure que le début de la guerre civile a manifesté du côté du prolétariat de la force, de la conscience, des assises solides, l’accroissement et l’organisation du mouvement. Du coté de la bourgeoisie, aucune force, aucune conscience de masse, aucune assise, aucune chance de victoire.

La résistance de la bourgeoisie à l’expropriation des terres sans indemnité... est naturellement inéluctable. Mais pour qu’elle devienne guerre civile, il faudrait que la bourgeoisie eût des masses quelconques, capables de faire la guerre et de battre les Soviets, Elle n’en a pas ; elle n’a pas où les prendre.

Ce raisonnement paraît aujourd’hui avoir été réfuté par une guerre civile acharnée de plusieurs années. Il était pourtant juste. La révolution d’octobre fut, en somme, pacifique. Ce fut, en tout cas, la moins sanglante, la plus facile des révolutions de l’Histoire. La guerre civile ne s’alluma que plusieurs mois après, grâce à l’intervention directe des impérialismes étrangers. Le soulèvement des Tchécoslovaques (été 1918), dans l’organisation duquel la Mission militaire française en Russie a joué un si grand rôle, en a été le premier épisode important.

Les 26-27 septembre, l’organe bolchevik publie, sous la signature « N. K. », un article de Lénine : Les Tâches de la Révolution . C’est déjà un véritable programme de parti gouvernant.

Le gouvernement des Soviets doit proposer immédiatement à tous les peuples belligérants (à la fois aux gouvernements, aux ouvriers et aux paysans) une paix générale à des conditions démocratiques et un armistice immédiat (de trois mois au moins). La principale condition d’une paix démocratique étant la possibilité pour toutes les nations européennes ou coloniales de décider de leur propre sort. Si la Russie est ensuite obligée à se battre, ce sera avec une toute autre conscience.

Le programme intérieur tient en peu de mots : la terre aux travailleurs ; contrôle ouvrier de la production et de la répartition ; arrestation des meneurs de la contre-révolution bourgeoise.

En prenant le pouvoir, les Soviets pourraient encore — et c’est vraisemblablement la dernière chance — assurer le développement pacifique de la révolution.

Il en coûte à Lénine de renoncer à cette dernière chance ! Si on la laisse échapper tout concourt à faire ressortir l’inéluctabiliié de la plus âpre guerre civile.

Un fait nouveau se produit dans l’entre-temps. Les Soviets se transforment. Citadelles des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, ils se bolchévisent. De nouvelles majorités s’y forment. Le 31 août, à Pétrograd, et le 6 septembre, à Moscou, les motions bolcheviks présentées aux Soviets obtiennent pour la première fois des majorités. Le 8 septembre, les bureaux menchéviks-socialistes-révolutionnaires des deux Soviets démissionnent. Le 25 septembre, Trotsky est élu président du Soviet de Pétrograd ; le bolchevik Noguine est porté à la présidence du Soviet de Moscou. Le 26 septembre, le Soviet de Tachkent prend officiellement le pouvoir. Les troupes du gouvernement provisoire le lui reprennent... La vague rouge monte, monte. Les Allemands viennent d’occuper Riga que les fusiliers lettons — bolcheviks en grand nombre — ont défendu avec héroïsme. On craint, dans Pétrograd rouge, que les militaires accusés par la rumeur publique d’avoir saboté la défense de Riga pour mettre la capitale ouvrière sous le coup d’une menace directe, ne livrent Pétrograd aux Allemands. La presse bourgeoise souligne avec tant de zèle l’impossibilité de défendre Pétrograd, que c’est comme une invitation adressée aux généraux du Kaiser...

Le Signal !

C’est alors que Lénine adresse — entre le 14 et le 22 septembre — sa fameuse Lettre au Comité Central du parti bolchevik , commencée par ces mots :

Ayant obtenu la majorité dans les Soviets des ouvriers et des soldats des deux capitales, les bolchéviks peuvent et doivent prendre le pouvoir gouvernemental.

Seul un gouvernement bolchevik satisfera les masses. « La majorité du peuple est avec nous. » Il faut agir vite : la reddition de Pétrograd aux Allemands diminuerait cent fois nos chances. L’heure de l’insurrection doit être précisée par ceux qui sont en contact direct avec les masses. Mettre à l’ordre du jour dans le parti : l’insurrection. « Je rappelle la parole de Marx : l’insurrection est un art. »

En prenant le pouvoir à la fois à Moscou, et à Piter (Péirograd) — peu importe qui commencera, peut-être Moscou commencera-t-elle — nous vaincrons inconditionnellement et certainement.

Inconditionnellement et certainement, ces trois derniers mots sont soulignés. La lettre est d’un style laconique : signal, commandement.

Ecrite d’un jet, par une main qui n’a point tremblé.

Pendant que Lénine l’écrivait, Kérensky discourait à la Conférence Démocratique de Moscou, constituait un nouveau ministère de coalition avec la bourgeoisie, constituait un préparlement...

Marxisme et Insurrection

Une autre Lettre au Comité Central du Parti suit celle-ci dans les mêmes journées, qui traite du Marxisme et de l’insurrection.

L’insurrection, pour être couronnée de succès, doit avoir pour appui non un complot, non un parti, mais la classe avancée. Cela premièrement. L’insurrection doit s’étayer d’un plan révolutionnaire du peuple. Cela en deuxième lieu. L’insurrection doit s’appuyer sur un point tournant de l’histoire de la révolution grandissante au moment où l’activité des masses populaires atteint son plus haut degré, où les hésitations dans les rangs ennemis atteignent le leur comme parmi les faibles amis de la révolution équivoques et indécis. Cela en troisième lieu. Par cette façon de poser les trois conditions de l’insurrection, le marxisme diffère du blanquisme.

A cette heure, toutes les conditions requises sont données. C’est la première fois. Lénine jette un coup d’œil sur le chemin parcouru, expose pourquoi l’insurrection n’était pas encore possible les 3-4 juillet. Nous n’avions pas la majorité parmi les ouvriers et les soldats. Il n’y avait pas d’élan général des masses populaires dans tout le pays. Il n’y avait pas alors d’hésitations parmi nos ennemis et dans les classes moyennes. L’insurrection eût donc été une faute. Nous n’eussions pas gardé le pouvoir. La province était trop arriérée. Depuis le coup de Kornilov, elle est sortie de sa torpeur.

Aujourd’hui, « le peuple est près du désespoir ». « Nous seuls pouvons le sauver » :

Seul notre parti, victorieux par l’insurrection, peut sauver Piter (Pétrograd), car si nos propositions de paix sont repoussées, si nous n’obtenons pas même d’armistice, nous devenons résolument partisans de la défense, nous nous mettons à la tête des partis militaires, nous devenons le parti le plus militaire, nous faisons la guerre révolutionnaire. Nous prenons tout le pain, toutes les chaussures aux capitalistes. Nous leur laisserons des épluchures, nous les chausserons de lapti . Nous donnerons tout le pain et toutes les chaussures au front !

Et nous garderons Piter.

Les ressources matérielles et spirituelles de la guerre révolutionnaire sont encore, en Russie, incommensurablement grandes ; il y a 99 chances sur 100 que les Allemands nous accorderont au moins un armistice. Obtenir un armistice maintenant, ce serait déjà vaincre l’univers.

Jamais Lénine ne se contente d’indiquer les grandes lignes générales de faction. Son esprit concret va au détail précis. Il faut, écrit-il, rédiger une déclaration courte, aussi courte que possible, et précise : pourquoi nous rompons avec les partis qui ont trahi la révolution. La lire à la Conférence Démocratique de Moscou, puis appeler à l’action et non à la parole... jeter toute notre fraction dans les usines et les casernes ; c’est là le nerf vital, le salut de la révolution, le moteur de la Confèrence Démocratique,..

Il faut « organiser un Quartier Général, répartir les forces, placer les régiments les plus sûrs aux points stratégiques » ; au jour dit, arrêter le gouvernement, s’emparer de la forteresse Pierre et Paul, « installer notre Etat-Major à la station téléphonique centrale... »

Vers le Capitalisme d’Etat

Les jours mêmes peut-être où il adresse au Comité Central de son parti ces ardentes missives de chef d’insurrection, Lénine travaille à la révision du programme bolchevik. Et l’étude critique qu’il écrit sur ce sujet jette une éclatante lumière sur l’ampleur de sa pensée. Il vient de donner le signal de la marche au combat. Il est tout entier volonté tendue, ardeur impérieuse, commandement d’action. Mais seul avec lui-même, dans la chambre d’ouvrier qui lui sert de refuge, quand il envisage l’avenir du parti de la révolution, le réalisme le plus froid ne le quitte pas un instant. En voici la preuve. Boukharine et Sokolnikov ont proposé de supprimer tout bonnement le programme minimum du parti.

« Nous n’avons pas encore vaincu ! » leur répond Lénine.

Nous ne savons pas quand, après notre Victoire, viendra la révolution en Occident. Il n’est pas impossible qus notre victoire soit suivie de périodes de réaction...

Ecrite à la même époque, sa brochure sur La Catastrophe imminente et les moyens de la conjurer expose, en présence de la débâcle économique imminente, le programme que nous connaissons déjà (nationalisation des banques et des monopoles capitalistes, abolition du secret commercial, syndicalisation obligatoire des industriels et commerçants, rationnement et organisation obligatoire de la population en associations de consommation). Nous noterons, dans ces pages, l’esquisse très nette de la théorie du capitalisme d’Etat que Lénine allait reprendre plus tard avec vigueur, en 1921, à l’inauguration de la nouvelle politique économique :

Le capitalisme de l’Etat-monopolisateur, avec un Etat réellement révolutionnaire-démocratique, constitue inéluctablement un pas vers le socialisme.

Le socialisme n’est pas autre chose qu’un pas en avant après le monopole d’Etat capitaliste. Ou encore : le socialisme n’est pas autre chose que le monopole de l’Etat capitaliste employé dans l’intérêt du peuple entier et ne cessant que dans cette mesure d’être un monopole capitaliste.

Après le monopole, on ne peut plus aller de l’avant sans aller vers le socialisme.

La dialectique de l’histoire est précisément telle que la guerre, en précipitant à l’extrême la transformation du capitalisme, de monopoles en capitalisme-monopole d’Etat, a du coup rapproché très sensiblement l’humanité du socialisme.

La guerre impérialiste est le prélude de la révolution socialiste. Cela, non seulement parce que ses horreurs déterminent la révolte du prolétariat — aucune révolte ne pourrait réaliser le socialisme s’il n’était économiquement mûr — mais aussi parce que le capitalisme monopole d’Etat est la préparation matérielle la plus complète du socialisme...

Les forces en présence

Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? Cette brochure, Lénine l’écrivit en fin septembre. C’est un modèle de dialectique sensée, serrée, de froid raisonnement, d’argumentation convaincante. Pas une seule figure de rhétorique. Une interprétation intelligente des faits. Une question de force et des arguments de force. Prendre le pouvoir ? Les bolcheviks n’oseront pas ! — a-t-on dit au Soviet de Pétrograd, « J’ai déjà crié, en réponse à Tseretelli , dit Lénine, que nous prendrions le pouvoir. » Et, considérant un à un les arguments des pessimistes, il les réfute.

Le prolétariat n’est pas isolé. La majorité des Soviets ouvriers, soldats et paysans, lui est acquise. A la Conférence Démocratique de Moscou — organisée par les S.-R. et les menchéviks — les voix des Soviets se sont réparties ainsi :

Pour la coalition des partis socialistes et bourgeois : Soviets ouvriers et soldats, 83 ; paysans, 102 ; total, 185. — Contre : Ouvriers et soldats, 192 ; paysans, 70 ; total, 262. — A une conférence des Comités Exécutifs de Soviets, tenue à Pétrograd, les résultats ont été les suivants : pour la coalition sociale et bourgeoise, 4 Soviets paysans de province ; pour une coalition purement socialiste, 3 Soviets paysans et 2 armées ; Contre la coalition avec la bourgeoisie, 23 provinces et 4 armées ! — Lénine observe que les provinces riches (Samara, Tauride, Mer Noire) votent pour. Plus tard, remarquerons-nous la guerre civile y sévira. Les centres industriels (Vladimir, Riazan, Kostroma, Moscou) votent aussi pour. Il est vrai : mais notre majorité est forte. « Les forces vives de la démocratie sont avec nous. »

Vainqueurs, que ferons-nous ?

Marx enseignait, d’après l’expérience de ta Commune de Paris, que le prolétariat ne peut pat s’emparer simplement d’un mécanisme d’Etat tout fait et le mettre en action conformément à ses propres desseins, mais que le prolétariat doit briser ce mécanisme et le remplacer par un autre.

Tout n’est pas à détruire dans le mécanisme de PEtat capitaliste. Certains éléments, au contraire, sont appelés à rendre à la révolution de précieux services :

Outre son mécanisme essentiel de coercition, armée permanente, police, administration, il y a dans l’Etat moderne un mécanisme étroitement attaché aux banques et aux syndicats industriels, mécanisme qui accomplit un grand travail de recensement et d’enregistrement, si l’on peut s’exprimer ainsi. Ce mécanisme, on ne peut pas et il ne faut pas le briser. Il faut l’arracher aux capitalistes, il faut en couper, en détacher, en amputer les capitalistes, et le soumettre aux Soviets prolétariens, l’élargir, élargir son emprise, en faire quelque chose qui tienne au peuple entier. On peut le faire en s’appuyant sur les conquêtes du capitalisme le plus grand (de même qu’en général la révolution prolétarienne ne peut atteindre son but qu’en s’appuyant sur ces conquêtes).

Le capitalisme a créé, sous forme de banques, de syndicats, de postes, de sociétés de consommation, d’associations de fonctionnaires et d’employés, un mécanisme de recensement. Sans les grandes banques, le socialisme serait irréalisable.

Les grandes banques constituent le « mécanisme d’Etat » dont nous avons besoin pour réaliser le socialisme et que nous prenons tout fait au capitalisme...

Les bolcheviks se rendront-ils durablement maîtres de l’Etat conquis ? Avant la révolution de 1905, 130.000 propriétaires fonciers gouvernaient la Russie en maîtres absolus. Les bolcheviks sont 240.000, et ils ont reçu 1.000.000 de suffrages. L’appui de la majorité active de la population leur est assuré. Ils appelleront les pauvres à participer à la gestion de l’Etat. Les ouvriers contrôleront eux-mêmes la répartition des vivres et des produits de l’industrie. La force vitale représentée par le nouveau pouvoir sera invincible... Et qu’on ne parte point des calamités de la guerre civile. La guerre civile a commencé dans les campagnes par la faute de ceux qui, ne voulant pas de révolution, refusent la terre aux paysans.

La crise est mûre

« La crise est mû re », écrit Lénine le 7 octobre. Deux faits l’attestent : le réveil du mouvement ouvrier international : Liebknecht en Allemagne, Adler en Autriche, Mac L ean en Angleterre. « Les prisons d’Allemagne, de France, d’Italie, d’Angleterre sont bondées d’internationalistes. » Des mutineries militaires se produisent en Allemagne. « Nous sommes à la veille d’une révolution mondiale »,

L’autre fait, c’est, en Russie, l’insurrection paysanne :

Dans un pays paysan, sous un gouvernement républicain révolutionnaire soutenu par les partis socialistes, révolutionnaire et menchévik, hier encore dominants dans la démocratie petite-bourgeoise, l’insurrection paysanne grandit... C’est invraisemblable, mais c’est ainsi.

Le premier fait prouve que la révolution sociale de Russie vient à son heure. Le second que la banqueroute des partis réformistes est consommée. Les provinces de Toula, Tambov, Riazan, Kalouga se sont soulevées. Les paysans, qui attendaient de la révolution la paix et la terre, déçus, s’insurgent, saisissent les récoltes des propriétaires fonciers, brûlent leurs résidences. Le gouvernement Kérensky réprime lorsqu’il en a la force. Heureusement, ses forces sont restreintes. « Ecraser l’insurrection paysanne, l’avertit Lénine, ce serait tuer la révolution. »

L’armée, paysanne dans son essence, devient nerveuse. Il y a beau temps qu’elle ne veut d !us se battre. Les troupes de Finlande et la flotte de la Baltique se prononcent contre Kérensky. A Moscou, sur 17.000 soldats consultés, 14.000 votent pour les bolcheviks. Même accentuation de tendance dans la population des capitales. En juin, les socialistes révolutionnaires et les menchéviks obtenaient à Moscou, aux élections de la Douma municipale, 70 % des voix. Ils viennent de n’en plus avoir que 18 %. Les cadets, grands-bourgeois, se sont fortifiés, passant de 17 % à 30 %.

Les suffrages accordés aux bolcheviks sautent de 34,000 à 82.000 ; ils en obtiennent au total 47 %. Ainsi : effondrement des partis du centre, renforcement de l’extrême-droite et de l’extrême-gauche. Interrègne entre deux dictatures.

La crise est mûre. Tout l’avenir de la révolution est en jeu. Tout l’avenir de la révolution prolétarienne socialiste internationale est en jeu.

Temporiser devient un Crime

Le Comité central du parti bolchevik hésite cependant encore, devant l’immensité des responsabilités, Des voix s’y prononcent contre l’insurrection. Lénine, pour qui la discipline a toujours été vivante, intelligente, jamais passive, entre dans la voie de l’indiscipline en s’adressant directement aux Comités du parti de Moscou et de Pétrograd

Chers camarades !

Les bolchéviks ne sont pas en droit d’attendre le congrès Ses Soviets. Ils doivent prendre le pouvoir sur-le-champ. Ils sauveront ainsi la révolution mondiale (une entente entre tous les impérialistes contre nous est possible ; après les fusillades d’Allemagne, ils seront conciliants les uns envers les autres), la révolution russe (car la vague actuelle d’anarchie peut devenir plus forte que nous) et la vie de centaines de milliers de combattants de la guerre...

Si on ne peut pas prendre le pouvoir sans insurrection, il faut faire l’insurrection sur l’heure. Il est fort possible que l’on puisse prendre le pouvoir sans insurrection, si par exemple, le Soviet de Moscou (avec celui de Pétrograd) prenait le pouvoir immédiatement et se déclarait gouvernement. A Moscou, la victoire est assurée, personne ne résistera. A Piter on peut attendre un moment. Le gouvernement n’a rien à faire et n’a point de salut. Il se rendra.

...La paix nous la proposerons demain ; la terre aux paysans sur l’heure ; des concessions aux cheminots et aux postiers sur l’heure...

... La victoire est certaine. 9 chances sur 10 pour qu’elle nous soit acquise sans effusion de sang.

Le 8 octobre, dans ses Conseils d’un spectateur, Lénine résume « les règles de l’insurrection, considérée par Marx comme un art » :

Ne jamais jouer avec l’insurrection, mais en la commençant, savoir fermement qu’il faut aller jusqu’au bout.

S’assurer une grande supériorité de forces au point décisif, au moment décisif, sans quoi l’adversaire, supérieur par la préparation et par l’organisation, anéantira les insurgés.

Une fois l’insurrection commencée, agir avec le maximum de décision et absolument, à tout prix, engager l’offensive : « La défensive est la mort de l’insurrection. »

Tâcher de surprendre l’ennemi, saisir le moment où ses troupes sont dispersées.

Obtenir chaque jour — chaque heure même, peut-on dire quand il s’agit d’une ville — quelque succès, fût-il de peu d’importance, afin de conserver la supériorité morale.

Pour vaincre les hésitations

Les 16-17 octobre, nouvelle Lettre aux camarades , très longue, très persuasive, pour mettre un terme aux hésitations de quelques-uns. Deux d’entre les militants en vue du parti ont combattu, dans une assemblée des bolcheviks de Pétrograd, la thèse de l’insurrection immédiate. Chaque argument de ces « tristes pessimistes » Lénine les reproduit et les réfute. Le plus sérieux me paraît être celui-là : « Nous nous fortifions chaque jour ; nous pouvons former à l’Assemblée Constituante une forte opposition. Pourquoi risquerions-nous tout ? » Ainsi parle le vieil homme social-démocrate qui sommeille encore au fond de l’âme de quelques bolcheviks. Comme si « l’attente de l’Assemblée Constituante résolvait le problème de la famine et celui de l’abandon de Pétrograd aux Allemands » !

La faim n’attend pas. L’insurrection paysanne n’a pas attendu. La guerre n’attend pas. Les amiraux en fuite n’ont pas attendu.

— Ah ! si les gens de Kornilov recommençaient ! Mais commencer nous-mêmes ? Pourquoi risquer ?

... Et si, riposte Lénine, la deuxième promotion de Kornilov a aussi profité de la leçon ? Si elle attend les émeutes de la faim, la rupture du front, la capitulation de Pétrograd, sans agir jusque-là ?

... Il n’y a pas de force au monde, autre que celle d’une révolution prolétarienne victorieuse, qui puisse passer des lamentations et des larmes à l’action révolutionnaire.

Et l’action révolutionnaire donnera du pain. La bourgeoisie n’en donnera pas.

Le dernier article de Lénine paru avant la révolution d’octobre a pour titre : Les paysans de nouveau dupés par le parti s.-r. (paru dans la Pravda ouvrière du 24-25 octobre, jour même de l’insurrection.) Lénine y relève que le ministre socialiste-révolutionnaire S.-L. M as lov , vient de publier un projet de loi agraire qui laisse subsister la propriété privée des terres et impose aux paysans le paiement d’un droit de fermage aux propriétaires. Une partie seulement des domaines privés doit constituer — dans ces conditions — un fonds de terres à louer.

Que les paysans le sachent, seul le parti ouvrier, seuls les bolcheviks demeureront, jusqu’au bout, inébranlables contre les capitalistes, contre les propriétaires, et défendront les intérêts des paysans les plus pauvres comme ceux de tous les travailleurs.

Dans deux ou trois jours, un décret du Conseil des Commissaires du Peuple déclarera le soi propriété de la nation des travailleurs.

Les S.-R. gauche et les Anarchistes au 24 Octobre

Le soulèvement de Pétrograd a lieu le 25 octobre, vieux style. Le gouvernement provisoire de Kérensky n’oppose, tant il est impuissant, presque pas de résistance. Un bataillon de femmes le défend pendant quelques heures. Aux premiers obus lancés par l’Aurore qui, de Cronstadt a remonté la Neva, sur le Palais d’Hiver, les ministres tremblants se rendent. Ils vont rejoindre, dans la prison de Pierre-et-Paul, d’autres ministres : ceux du tsar. Kérensky a pris la fuite. A Moscou, la bataille, très vive, dure plusieurs jours et se termine par la victoire complète des ouvriers et des soldats sur les écoles militaires, les étudiants, l’élément bourgeois et les socialistes-révolutionnaires de droite.

Nous avons noté, jour après jour, l’action de Lénine, Nous venons de le voir conduire d’un pas sûr et d’un geste impératif son parti à la révolution. Il nous appert maintenant avec la netteté de l’évidence qu’en ces heures, Lénine seul, dans la tourmente révolutionnaire et la rapide décomposition de la société bourgeoise, joignit à une vision claire des possibilités une ferme volonté. L’événement l’a prouvé, en lui accordant une éclatante victoire. Mais nous avons aussi d’autres arguments à retenir parce qu’ils font ressortir impitoyablement la supériorité du marxiste révolutionnaire sur ses frères d’armes d’octobre 1917, le socialiste-révolutionnaire de gauche et l’anarchiste.

Quelques jours avant la révolution d’octobre les leaders socialistes-révolutionnaires de gauche Kamkov , Nathanson et Schreider , disaient à Trotsky qu’ils ne soutiendraient pas l’insurrection. L’excellent écrivain socialiste-révolutionnaire, Mstislavsky , qui est aussi d’ailleurs un de nos bons camarades, a exposé, dans son livre, Cinq journées, pourquoi les s.-r. de gauche ne voulaient pas, à ce moment, de prise violente du pouvoir. Ils concevaient le système des soviets comme « essentiellement antipolitique, anti-étatiste ». Pour le réaliser, ils entendaient laisser le vieil état bourgeois achever de se décomposer ; leur intention était de ne pas prendre le pouvoir pour n’être pas obligés de reconstruire l’Etat. Ils étaient loin, on le voit, dans leur romantisme révolutionnaire, du clair jacobinisme de Lénine. Ils voguaient en pleine mer océane d’Utopie. Car sans un pouvoir fort et centralisé aucune défense victorieuse, tant extérieure qu’intérieure, de la révolution n’eût été possible.

Quant aux anarchistes, non moins romantiques, mais beaucoup plus désorientés, ils atteignaient le comble de la confusion. Beaucoup allaient se battre dans les rues de Pétrograd et de Moscou, aux côtés des bolcheviks. Quelques-uns, comme le vieux docteur Atabekian , fidèle ami de Kropotkine , allaient se lamenter, passifs, sur les horreurs de la guerre civile. Le groupe le plus autorisé, en ce sens qu’il était seul à posséder un semblant de doctrine, un ensemble de militants de valeur, un organe répandu, le Goloss Trouda (La Voix du Travail) qui fit un moment la concurrence à la Pravda dans les usines de Petrograd, publia deux ou trois jours avant la révolution d’octobre une déclaration que je regrette infiniment de devoir citer ici de mémoire (quoique l’original soit en ma possession). Les anarchistes syndicalistes, y était-il dit, prévoyaient que le soulèvement ne pourrait aboutir qu’à la constitution d’un pouvoir nouveau. Adversaires de tout pouvoir, ils s’abstiendraient d’abord. Mais si les masses laborieuses suivaient le mouvement, ils suivraient, eux, les niasses laborieuses... On imaginerait malaisément plus complète et piteuse abdication politique.

Ainsi, la révolution d’octobre dont Lénine fut l’organisateur et le cerveau a bien été, essentiellement, l’œuvre des bolcheviks.

Le Réaliste et le Réalisateur

Nous avons suivi la pensée et l’action de Lénine depuis la. veille de son départ de Zurich jusqu’à la formation, au ministère désaffecté de Smolny — ancienne école des demoiselles nobles — du Conseil des Commissaires du Peuple, dont il restera, jusqu’à sa mort, le président. De cette étude sans doute trop sommaire nous pouvons essayer de dégager à défaut de plus larges conclusions qui nécessiteraient un travail beaucoup plus vaste, les caractéristiques les plus évidentes de sa formidable personnalité.

Déjà, nous avons observé qu’il n’a aucune des déformations psychologiques propres à l’intellectuel. La théorie pure le rebute. Sa pensée est le commencement, la règle, le guide de l’action. Sa théorie est la lumière projetée sur les faits, par une méthode de raisonnement scientifique dialectique, pour l’action. Lénine n’est pas théoricien, du moins en 1917. Sans doute le fut-il auparavant, lorsqu’il s’agissait de former, par l’éducation théorique, un parti révolutionnaire pour l’action future. En 1917, il est homme d’action. Lénine n’est pas écrivain : il n’écrit que par nécessité, tout juste ce qu’il faut pour l’action quotidienne, sans plus de souci de la forme et du style qu’il n’en faut pour atteindre absolument le but : convaincre, éclairer, réfuter, dissuader, discréditer selon le cas. Son style, dépourvu de toute recherche littéraire, a la simplicité rectiligne de sa phrase parlée. Il jette les arguments avec force. Il les répète, il les enfonce obstinément. On sent toujours chez lui une double violence intérieure : celle de la conviction et celle de l’en-avant qui le tend, tout entier, vers les actes, Lénine, marxiste si intransigeant, n’est pas un dogmatique. Le dogme n’est-il pas toujours le refuge des esprits timorés ou faibles, inhabiles à s’adapter aux réalités ? Or, le réalisme de Lénine est tel qu’une formule vraie hier ne saurait le tromper aujourd’hui pour peu que les faits aient changé. Jamais les formules ne l’empêchent de voir les réalités, déformation mentale fréquente chez les doctrinaires. A son sens des réalités s’ajoute une réserve inépuisable de bon sens qui fait que le vieil Illitch est seul à ne point perdre la tête lorsque autour de lui, les meilleurs s’emballent, exagèrent, désespèrent, se lassent... Et l’application qu’il a faite du marxisme révolutionnaire suffit à prouver combien la méthode communiste est étrangère à tout dogmatisme. Lénine est puissamment équilibré. Remarquons en passant sa vigueur et son endurance physiques. Le métier de chef de révolution est très dur. En 1917, Lénine accomplit, dans les conditions matérielles les plus précaires un labeur dont les 850 pages du tome XIV de ses Œuvres complètes ne donnent qu’une faible idée. J’ai dit qu’il dormit pendant des longs jours dans les meules de foin de Sestroretzk. Mais son équilibre intérieur est plus frappant encore. Ni témérité ni pusillanimité. La plus grande hardiesse quand il le faut. La temporisation la plus circonspecte quand i ! le faut. Passive, mesurée ou cassante la résistance à toutes les déviations. Une étonnante assurance qui est comme la conscience du génie. De 1914 à 1917, Lénine, seul marxiste révolutionnaire irréductible dans le mouvement socialiste international, lutte contre le courant des patriotismes frénétiques.

Dans les journées de juillet, il tient tête à l’impatience révolutionnaire. Après Kornilov, il propose des compromis. Mais, l’heure venue, il donne le signal à toutes les audaces ; et, seul, pendant des semaines, tous les jours, inlassablement il crie à son parti : C’est l’heure d’agir ! l’heure d’agir !

Les Historiens n’auront pas à mentir

La dialectique marxiste de Lénine est une méthode rigoureusement scientifique d’investigation des faits sociaux servant de base à une méthode d’action révolutionnaire. Comprendre le monde pour le transformer. Lénine est un esprit scientifique : sa connaissance des faits sociaux, de leurs rapports, de leurs proportions, de leurs causes, est approfondie. Mais la connaissance n’est pour lui qu’un moyen de prévoir et, prévoyant, d’agir. La plupart de ses prévisions de savant, les événements les ont confirmées. Dès 1905, il prévoyait le rôle du prolétariat dans la révolution russe. Dès le congrès socialiste international de Stuttgart, il prévoyait la guerre impérialiste. Dès 1914, il prévoyait les révolutions qui allaient naître de la guerre. Dès mars 1917, il apercevait les grandes possibilités de la révolution russe, à peine commençante, et ses limites. Seulement le prévoir et le vouloir se confondaient à un tel point chez lui, qu’on se demande parfois à scruter les événements, lequel des deux éléments l’emporte. Quelles sont, dans l’éclatant succès historique de Lénine, les parts respectives de la nécessité sociale et de l’action révolutionnaire ? Il a vaincu parce qu’il a su, investigateur précis, armé des meilleures disciplines intellectuelles, discerner les chemins que devait suivre l’Histoire. Mais sur ces chemins il s’est fait l’instrument actif, intelligent, habile, volontaire de l’Histoire. Toute technique utilise adroitement certaines forces de la nature contre certaines autres. La technique révolutionnaire de Lénine a donné au prolétariat et à la paysannerie russe une victoire qui n’était nullement fatale.

Plutarque a menti... M. Jean de Pierrefeu qui, pour avoir pendant quelques sanglantes années appliqué son esprit au libellé des mensonges officiels de la guerre, finit par connaître combien sont frelatées les gloires de la grande tuerie, a fait de spirituelles démonstrations sur ce thème : les Etats-Majors n’ont rien su prévoir, rien su réaliser de ce qu’ils s’étaient essayés à prévoir : les généraux illustres n’ont gagné de batailles que malgré eux ou sans le savoir ; le maréchal Foch n’a vaincu qu’en oubliant tout ce qu’il avait enseigné à l’Ecole de Guerre ; les plans n’ont jamais été appliqués ni les tactiques suivies ; les plus savants capitaines se sont quelquefois acharnés, dans leur incompréhension de la guerre moderne, à vouloir l’impossible (théorie de la percée, etc.) Nous savions sans M. de Pierrefeu que les héros, c’est-à-dire les hommes les plus représentatifs de la bourgeoisie à son déclin doivent incarner tout le mensonge, toute la décadence de leur classe. Mais l’occasion nous est bonne de camper en face des piètres bonshommes chamarrés qui sont les vainqueurs et les vaincus illustres de la grande guerre le premier héros de la révolution prolétarienne, le simple vieil Illitch. L’historien qui fera l’Histoire de Lénine n’aura pas à mentir pour le grandir.

Lénine a gagné la bataille à laquelle il se préparait depuis quinze ans. Lénine ne l’a gagnée qu’en demeurant fidèle à son enseignement, grâce à sa prévoyance, à son intelligence, à l’excellence de ses méthodes. Plus précisément encore la victoire d’octobre n’est due qu’à la stricte application de sa tactique et de ses plans conçus depuis mars. A la différence des stratèges absurdes de la guerre impérialiste qui n’ont jamais cessé de chercher — les Austro-Allemands à Verdun, les Alliés en Champagne, par exemple — une décision militaire impossible, le premier grand stratège de ta révolution, loin de vouloir l’impossible, nous a donné une magistrale leçon de réalisme et mis en garde contre les desseins exagérés.

Puissance de l’Unité

Lénine est un bloc. L’unité de sa personnalité a quelque chose de terrible. Sa puissance a certainement été, dans une large mesure, la puissance de l’unité.

Du crâne aux talons l’homme, carré d’épaules, bien planté, sûr de lui-même, un peu fruste, au regard familier, positif, malicieux, têtu, l’homme se reflétait dans ses paroles, dans son geste, dans son style et reflétait tout entier sa pensée identique à son action, Quand il démontrait, ses deux poings martelaient l’évidence que ses yeux plantaient dans les yeux de la foule, que ses livres et sa vie imposaient aux esprits. Quand il attaquait, il se lançait tout entier contre l’adversaire ; l’argument se mêlant de haine et de mépris, s’achevait en invective. Sa pensée s’animait toujours d’une sorte de violence physique ; le mot devenait coup, la phrase assommait ou illuminait.

Sa pensée, répandue, au cours d’une trentaine d’années, dans vingt-quatre compacts volumes révèle la même invincible unité que sa personnalité et sa vie. De 1903 à 1905, 1914, 1917, 1921 tout se tient, s’enchaîne, s’ordonne dans un développement sans déviations marquantes. D’abord, il a formé le parti, centralisé, « coulé tout en fer, d’une seule pièce » suivant une expression chère aux Russes, le parti unique de la Dévolution, Puis il a marché vers la révolution encore invisible dans les brumes de l’avenir, de son pas bonhomme, en répétant, à travers les déserts de l’Helvétie : « La guerre impérialiste deviendra guerre civile » ; puis il a conduit son parti dans la révolution russe, premier acte de la révolution mondiale qui refera l’unité du monde... L’homme, toute sa vie, toute sa pensée, toute son action, tout son parti, toute son œuvre historique réalisaient une prodigieuse unité.

Ce géant taillé d’un seul bloc dans la plus puissante matière humaine se dresse, pour des siècles, au seuil des temps nouveaux.

VICTOR-SERGE. Mars-Avril 1924.

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