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Quand Staline a eu l’audace de déporter Trotsky et les "trotskistes"...

mardi 13 février 2018, par Robert Paris

« Le tournant obscur » de Victor Serge :

« 1927 - Il n’y eut pas un opposant sur les seize cent et quelques délégués du XVe Congrès, devant lesquels Staline parla plus de sept heures. Boukharine, Rykov, Ordjonikidzé développèrent comme lui le thème du succès continu, dans tous les domaines : électrification, instruction publique, agriculture, communisme international. Les thèses de Molotov sur l’agriculture, nettement influencées par nos critiques, laissaient pressentir un gros effort pour accroître l’importance des exploitations collectives jusqu’ici insignifiantes. On affecta de ne point accorder d’importance au déchirement du Parti : qu’ « une poignée » d’ « intellectuels pessimistes », « sans racines dans les masses », pris de panique, travaillés par des ambitions hystériques, s’en aille, tant mieux ! Boukharine dénonça le crime du trotskysme, qui, le voulant ou non, préparait la formation d’un second parti ; et derrière ce second parti feraient masse inéluctablement tous ceux qui maudissaient le régime ; ainsi le schisme mènerait à l’effondrement de la dictature du prolétariat ; ainsi l’opposition ne serait que le bélier de la « troisième force silencieuse, ennemie du socialisme – la réaction ». L’opposition avait très peur elle-même de ce raisonnement dont elle admettait en somme la justesse, elle adressa au Congrès un nouveau message de fidélité malgré tout. Que la « troisième force », celle des parvenus et des profiteurs, fît déjà organisée au sein de la bureaucratie du Parti, cette idée n’était venue qu’à un jeune inconnu, Ossovsky, désavoué de tout le monde. Rakovsky fut hué par le Congrès. Kaménev, plus habile, ne fut que houspillé. Staline savait ce qui se passait parmi ses adversaires. Zinoviev, Kaménev, Evdokinov et Badaev, ceux de Léningrad penchaient pour la reddition… « Staline veut nous chasser du Parti ; nous devons le déjouer en y restant, à tout prix, malgré lui… » Bâtisseurs du système, Zinoviev et Kaménev, qui tenaient ce raisonnement, se rendaient compte de la puissance de la machine bureaucratique en dehors de laquelle rien, rien ne pourrait vivre… Zinoviev déclarait : « Léon Davidovitch, l’heure est venue d’avoir le courage de capituler… ». Et Trotsky : « S’il lui avait suffi de ce courage-là, la Révolution serait achevée dans le monde entier… » On apprit au milieu du Congrès, le 11 et 12 décembre, la fulgurante victoire de la Commune de Canton, venant à point pour réfuter le pessimisme de l’opposition, qui considérait la révolution chinoise comme vaincue pour longtemps. La presse exulta… Vingt-quatre heures plus tard, la flambée cantonaise s’éteignait sous des flots de sang : les coolies, qui avaient cru se battre pour la justice sociale, mouraient par milliers, pour le communiqué. N’importe. Zinoviev, Kaménev, Evdokinov, Bakaev enjambaient aussi ces cadavres-là… Kaménev déclarait : « Nous nous soumettons sans réserves aux décision du Congrès, si pénibles qu’elles puissent être pour nous… » On était débarrassés de Trotsky… L’exclusion du Parti, nous l’avait-on assez répété, c’était pour nous (appelés trotskystes) la mort politique, la mort politique entendez-vous ?... Le Comité Central engagea des pourparlers avec les exclus les plus réputés… Trotsky devait aussi partir « de son plein gré » pour Alma-Ata, autrefois Vierny, petite ville perdue entre les montagnes de l’Ala Taou et les déserts de la Grande Horde kirghize, à peu de distance de l’infranchissable frontière montagneuse du Turkestan chinois. Ayant rompu avec l’hypocrisie des déportations inavouées, il reçut aussitôt un papier du Guépéou lui enjoignant de partir en qualité de déporté, condamné – par mesure administrative – en vertu de l’article 58 du code pénal sur les menées contre-révolutionnaires. Il habitait à ce moment chez Biéloborodov, bolchevik de l’Oural, qui avait eu à décider en 1918 du sort de la dynastie des Romanov, maintenant relevé de ses fonctions de commissaire du peuple à l’Intérieur… Il fût enlevé… (Il disparut en 1936)… Des camarades veillaient nuit et jour dans la rue, surveillés eux-mêmes par des mouchards. Des motocyclistes du Guépéou observaient les allées et venues des autos. Je montai par un escalier de service ; à l’étage, une porte gardée. « C’est ici. » Celui que nous appelions entre nous, avec un respect affectueux, le Vieux – comme autrefois Lénine – vivait dans une petite chambre donnant sur la cour, où il n’y avait qu’un lit anglais et une table chargée de cartes de tous les pays du monde. Vêtu d’une veste d’intérieur fort usagée, alerte et grand, la haute chevelure presque blanche, le teint maladif, il déployait, en cage, une énergie acharnée. Dans la pièce voisine, on recopiait les messages qu’il venait de dicter. Dans la salle à manger, on recevait les camarades qui arrivaient de tous les coins du pays et avec lesquels il allait s’entretenir à la hâte entre deux coups de téléphone. L’arrestation de tous était possible d’un moment à l’autre ; après l’arrestation, quoi ? On ne savait pas, on allait sans crainte au-devant de tout, mais on se dépêchait de tirer parti des dernières heures, car c’était sûrement les dernières heures… Trotsky rédigeait pour Paris l’innocente « Lettre à Pierre », qui allait être saisie par le Guépéou et publiée pour justifier la déportation de l’organisateur de la victoire. La foule empêcha un soir le départ de Trotsky. Elle remplissait la gare, elle occupait les rails, elle visitait les trains de l’Asie centrale. Le Guépéou différa le départ de trois jours, puis vint enlever Trotsky par surprise : pour que nul mensonge ne fût possible sur sa déportation, Léon Davidovitch, s’étant enfermé, laissa enfoncer toutes les portes par les gens de la police, refusa de marcher, se fit porter. Une auto l’emporta pour une station déserte, vers l’exil, vers un avenir inconnu plein de menaces. Je pensais qu’il arrivait vraiment au sommet d’une belle destinée. S’il était mystérieusement assassiné – ce que nous craignions par-dessus tout – il demeurerait à jamais le symbole de la Révolution poignardée. Si on le laissait vivre, il continuerait sa lutte et son œuvre tant qu’une plume lui resterait dans les doigts, un souffle dans la poitrine, fût-ce au fond des prisons… Plus que la lucidité de ses jugements, plus que la vigueur de son style, cette fermeté d’âme que nul doute n’effleurait, si sûre que le doute à son égard eût été absurde, faisait de Trotsky, à une époque d’usure morale, le chef exemplaire dont la seule existence, fût-il bâillonné, rendrait confiance en l’homme. Le dénigrement n’avait plus de prise sur son nom, la calomnie et l’injure infatigablement prodiguées contre lui pas l’agitation totalitaire, à l’école, dans la presse, par les hauts-parleurs, dans les tribunaux, sur les scènes, sur l’écran, partout, finissaient par se retourner contre elles-mêmes, impuissantes, en lui faisant une étrange auréole nouvelle ; et lui qui n’avait jamais su former un parti – ses capacités d’organisateur étant d’un ordre tout à fait différent – s’assura, par la vertu d’une force morale, quelques milliers de dévouements indéfectibles. Il partit, il disparut. Par une note, en corps sept, reléguée dans l’infime rubrique des faits divers, les Izvestia annoncèrent sa déportation pour « menées insurrectionnelles », accusation extravagante jusqu’à la bouffonnerie. Deux années environ auparavant, un coup de force eût été possible contre le Bureau Politique de Zinoviev-Kaménev-Staline, déjà divisé à l’intérieur et rendu très impopulaire par les premières répressions au sein du Parti et la crise économique latente. L’armée et le Guépéou eussent plébiscité Trotsky, s’il l’avait voulu. La question s’est posée, entre opposants : ferait-on une grande manifestation à Moscou, irait-on plus loin, ferait-on un coup de force ? Je ne sais si elle fit bien l’objet de délibérations formelles. C’est à ce moment, quoi qu’il en soit, que Trotsky renonça au pouvoir par respect d’une loi non écrite qui ne permet pas de recourir aux pronunciamientos au sein d’un régime socialiste : car il y a de trop grandes chances, même agissant avec les plus nobles intentions, pour que ce régime en meure, faisant tout naturellement place à une dictature militaire et policière, donc antisocialiste par définition. En même temps que Trotsky, partirent pour la déportation : à Astrakhan, Christian Rakovsky, la veille ambassadeur à Paris, le vieux socialiste européen de Zimmerwald et Kienthal, le révolutionnaire de la République moldave de 1918, le chef du gouvernement de l’Ukraine pendant la guerre civile ; dans l’Oural, Préobrajensky, combattant de l’insurrection d’octobre à Moscou, ex-secrétaire du C.C., ex-commissaire aux armées, économiste réputé, l’auteur avec Boukharine, de l’ « A.B.C. du communisme », traduit en maintes langues ; en Sibérie, Karl Radek, survivant des insurrection spartakistes de Berlin, le plus doué des agitateurs du Komintern ; Sosnovsky, ancien forçat, grand journaliste, porte-parole de Lénine au premier Exécutif des Soviets, qui fut un vrai parlement de révolution ; Sérébriakov, ex-secrétaire du C.C., ouvrier devenu un véritable chef d’industrie, chef de mission commerciale aux Etats-Unis ; Smilga, économiste, une des meilleures têtes du Parti ; Voya Voyouvitch, ex-dirigeant de l’Internationale des Jeunesses communistes ; les deux Smirnov, de gauche et d’extrême-gauche, Ivan Nikitch et Vladimir Mikhaïlovitch, ce dernier un des hommes qui avaient conquis Moscou, au prix d’une bataille de rues de huit jours, en 1917, avec Mouralov et Sapronov, également déportés ; une foule d’autre enfin… A cinquante ans un peu passés, Ivan Nikitch Smirnov,… quand on lui retira son portefeuille de commissaire du peuple aux P.T.T., il en fut sincèrement content : « Ça nous ferait du bien à tous de rentrer pour quelques temps dans le rang… » Il n’avait pas un centime, il alla se faire inscrire à la Bourse du Travail, au registre des chômeurs ; mécanicien de précision, il espérait se faire embaucher assez vite dans une usine. Un petit fonctionnaire rogue vit se pencher sur son guichet ce grand bonhomme grisonnant, à l’œil vif, qui, dans le questionnaire qu’on lui fit remplir, écrivit au chapitre du dernier emploi occupé : « commissaire du peuple à… » La Bourse du Travail consulta le Comité Central ; le Guépéou déporta Ivan Nikitch… A la bataille de Sviajsk, en 1918, avec Trotsky, Rosengoltz, un vieil officier, des dactylos, des mécaniciens du train spécial de l’armée, des cuisiniers, des télégraphistes, Ivan Nikitch Smirnov avait, au milieu de la déroute des Rouges, arrêté net l’offensive des Blancs commandée par Kappel et Savinkov… Pour la jeune génération il incarnait, sans gestes ni phrases, l’idéalisme du Parti. Les déportations suivirent très vite, par centaines… »

Léon Trotsky dans "Ma vie" :

En janvier 1925, je fus relevé de mes fonctions de commissaire du peuple à la Guerre. Cette décision avait été soigneusement préparée par la lutte qui avait précédé. Redoutant les traditions d’Octobre, les épigones craignaient surtout de laisser subsister les traditions de la guerre civile et de ma liaison avec l’armée. Je cédai mon poste militaire sans combattre et même avec un sentiment de soulagement, songeant à enlever à mes adversaires le moyen d’insinuer que je formais le plan d’utiliser l’armée à mes fins. Pour justifier leurs actes, les épigones m’avaient d’abord attribué des desseins fantastiques de cette sorte, et ensuite, finirent par y croire à moitié. Dès 1921 cependant, je m’intéressais personnellement à un autre domaine. La guerre était finie, l’armée qui avait compté 5 300 000 hommes n’en gardait plus que 600 000. Les travaux de la Guerre étaient réduits au train-train bureaucratique. La première place dans le pays était prise par les questions d’économie qui, au moment où se terminèrent les hostilités, absorbaient mon temps et mon attention beaucoup plus que les problèmes militaires.

En mai 1925, je fus nommé président du comité des concessions, chef de la direction électro-technique et président de la direction scientifique et technique de l’industrie. Ces trois domaines n’avaient rien de commun entre eux. On me les avait assignés à mon insu et l’on avait pour cela des raisons spécifiques : il s’agissait de m’isoler du parti, de me surcharger de travaux courants ; de me placer sous un contrôle spécial, etc. Je m’efforçai pourtant consciencieusement d’entrer dans ma tâche sur ces nouvelles bases. M’appliquant au travail dans trois institutions que je ne connaissais pas, je m’y jetai la tête la première. Ce qui m’intéressait le plus, c’étaient les instituts scientifiques et techniques, lesquels, grâce à la centralisation de l’industrie, obtinrent chez nous une expansion assez considérable. J’inspectais avec assiduité les innombrables laboratoires, j’assistais avec beaucoup d’intérêt aux expériences, j’écoutais les explications de savants d’élite, j’étudiais, en mes heures de loisir, des manuels de chimie et d’hydrodynamique et je me sentais à demi administrateur, à demi étudiant.

Ce n’est pas en vain qu’en mes jeunes années je m’étais disposé à entrer à la faculté des sciences. Je me reposais en quelque sorte de la politique en étudiant les sciences naturelles et la technologie. Comme chef de la direction électro-technique, je visitais les centrales électriques que l’on était en train de construire et je fis, notamment, un voyage jusqu’au Dniepr où l’on effectuait alors de vastes travaux préparatoires pour la future station hydro-électrique. Deux bateliers, sur un léger canot de pêcheur, me firent descendre les rapides du fleuve à travers les remous, par la route que suivirent au temps jadis les Cosaques Zaporogues. Cela ne présentait, bien entendu, qu’un intérêt sportif. Mais j’étais profondément séduit par l’entreprise même du Dniepr, tant du point de vue économique que sous le rapport technique.

Pour prévenir des erreurs de calcul dans la construction de cette centrale, j’organisai une expertise américaine, qui fut suivie d’une expertise allemande. Je tâchai de rattacher mon nouveau travail non seulement aux problèmes courants de l’économie, mais aux tâches essentielles du socialisme. Luttant contre un esprit national obtus à l’égard des problèmes économiques (« l’indépendance » par un isolement où l’on est maître de son sort), je proposai l’élaboration d’un système de coefficient comparatif, concernant notre économie et l’économie mondiale. Ce problème se posait par suite de la nécessité de s’orienter convenablement sur le marché mondial, ce qui devait servir à résoudre les questions de l’importation, de l’exportation et de la politique des concessions. Dans le fond, le problème des coefficients relatifs, posé si l’on avouait la prépondérance des forces productrices mondiales sur toute production nationale, indiquait que j’engageais une campagne contre la théorie réactionnaire du socialisme dans un seul pays.

Sur les problèmes nouveaux que j’avais à résoudre, je faisais des conférences, je publiais des livres et des brochures. Mes adversaires ne pouvaient accepter la bataille sur ce terrain, et ne le voulaient pas. Ils formulèrent, pour eux-mêmes, la situation ainsi : Trotsky s’est fait une nouvelle citadelle. La direction électro-technique et les instituts scientifiques les inquiétèrent dès lors presque autant que le commissariat de la Guerre et l’Armée rouge les avaient alarmés. L’appareil de Staline me suivait à la trace. Toute démarche pratique de ma part donnait lieu à une intrigue compliquée dans la coulisse. Toute généralisation théorique apportait un aliment à la mythologie des ignares inventeurs du « trotskysme ». Mon travail pratique fut mis dans des conditions impossibles. Je n’exagérerai pas si je dis qu’une bonne partie du travail créateur de Staline et de son adjoint Molotov eut pour but d’organiser autour de moi un véritable sabotage. Il devint presque irréalisable d’obtenir les ressources indispensables pour les institutions qui dépendaient de moi. Les personnes qui travaillaient dans ces établissements craignaient pour leur sort ou, du moins, pour leur carrière.

La tentative faite par moi pour obtenir des vacances au point de vue politique n’avait donc évidemment pas réussi. Les épigones ne pouvaient plus s’arrêter à moitié chemin. Ce qu’ils avaient déjà fait leur inspirait trop de craintes. Les calomnies lancées la veille pesaient sur eux et exigeaient de leur part, pour aujourd’hui, un redoublement de perfidie. Je finis par demander d’être relevé de la direction électro-technique et de celle des instituts scientifiques et techniques. Le comité principal des concessions donnait tout de même moins de champ aux intrigues, le sort de chaque concession étant décidé au bureau politique.

Pendant ce temps, la vie du parti était arrivée à une nouvelle crise. Dans la première période de la lutte, on m’avait opposé la « troïka ». Mais ce triumvirat était lui-même loin de l’unité. Kaménev, de même que Zinoviev, étaient, admettons, plus capables que Staline sur les plans théorique et politique. Mais à l’un et à l’autre, il manquait ce petit rien qui s’appelle du caractère. Les vues internationales, plus étendues que celles de Staline, qu’ils avaient acquises dans l’émigration sous la direction de Lénine, les avaient affaiblis, au lieu de les affermir. Le courant adopté était dans le sens d’un développement national autonome et la vieille formule du patriotisme russe « on les couvrira du bonnet » était maintenant traduite avec zèle dans la langue néo-socialiste. La tentative que firent Zinoviev et Kaménev pour maintenir au moins partiellement les idées internationales fit d’eux, aux yeux de la bureaucratie, des « trotskystes » de deuxième ordre. Ils n’en mirent que plus d’acharnement dans leur campagne contre moi, pour consolider dans cette voie la confiance que leur accordait l’appareil. Mais ce furent de vains efforts. L’appareil découvrait de plus en plus clairement en Staline le plus solide de ses représentants. Zinoviev et Kaménev se trouvèrent bientôt en hostilité directe avec Staline, et quand ils essayèrent de soumettre la discussion intérieure de la « troïka » au comité central, il se trouva que Staline y possédait une majorité inébranlable.

Kaménev passait officiellement pour le dirigeant de Moscou. Mais, depuis l’écrasement de l’organisation moscovite du parti qui avait eu lieu en 1923 (avec la collaboration de Kaménev) lorsque l’organisation s’était prononcée en majorité en faveur de l’opposition, la masse des militants communistes de Moscou gardait un silence morose. Dès que Kaménev fit ses premières tentatives pour résister à Staline, il resta entre ciel et terre. Il en fut autrement à Pétrograd. Les communistes de cette capitale furent prémunis contre l’opposition de 1923 par la lourde toiture de l’appareil de Zinoviev. Mais maintenant, leur tour était venu. Les ouvriers de Léningrad s’émurent de voir le courant pris dans le sens du koulak et du socialisme dans un seul pays. La protestation de classe des ouvriers coïncida avec la Fronde déclarée du haut dignitaire Zinoviev. Ainsi se forma une nouvelle opposition dont fit même partie, dans les premiers temps, Nadejda Kontantinovna Kroupskaïa.

Au grand étonnement de tous et avant tout d’eux-mêmes, Zinoviev et Kaménev se trouvèrent forcés de reprendre, l’un après l’autre, les arguments critiques de l’opposition et furent bientôt relégués au camp des « trotskystes ». Il n’est pas étonnant que, dans notre milieu, le rapprochement fait avec Zinoviev et Kaménev ait semblé, pour le moins, paradoxal. Parmi les oppositionnels, un bon nombre se déclarèrent contre ce bloc. Certains d’entre eux, même —à vrai dire, très peu— jugèrent possible de faire bloc avec Staline contre Zinoviev et Kaménev. Un de mes amis intimes, Mratchkovsky, vieux révolutionnaire et un des meilleurs chefs d’armée dans la guerre civile, se prononça contre tout bloc avec qui que ce fût, donnant de son attitude l’explication classique : « Staline trompera, Zinoviev se dérobera. » Mais, en fin de compte, des questions de cet ordre sont résolues par des appréciations politiques et non psychologiques. Zinoviev et Kaménev reconnurent ouvertement que les « trotskystes » avaient eu raison dans la lutte menée contre eux depuis 1923. Ils adoptèrent les bases de notre plate-forme. En de telles conditions il était impossible de ne pas faire bloc avec eux, d’autant plus qu’ils avaient derrière eux les milliers d’ouvriers révolutionnaires de Léningrad.

Kaménev et moi en dehors des séances officielles, ne nous rencontrâmes pas pendant trois ans, c’est-à-dire à dater de la nuit où Kamenev partant pour la Géorgie, promit de soutenir le point de vue de Lénine et le mien, mais, ayant appris que Lénine était dans un état grave, se rangea du côté de Staline. Dès sa première entrevue avec moi, Kaménev déclara ceci :

— Il suffit que vous vous montriez avec Zinoviev sur une même tribune : le parti trouvera aussitôt son véritable comité central.

Je ne pouvais que rire de cet optimisme bureaucratique. Kaménev, évidemment, sous-estimait le travail de décomposition du parti que la « troïka » avait accompli pendant trois ans. Je le lui indiquai sans aucune indulgence.

Le reflux du mouvement révolutionnaire qui avait commencé à la fin de 1923, c’est-à-dire après la défaite de la révolution allemande prit une extension internationale. En Russie, la réaction contre Octobre battait son plein. L’appareil du parti se rangeait de plus en plus vers la droite. En de telles conditions, il eût été puéril de croire qu’il nous suffisait de nous unir pour que la victoire tombât à nos pieds comme un fruit mûr.

— Il nous faut viser loin, répétai-je des dizaines de fois à Kaménev et à Zinoviev. Il faut que nous nous préparions à une lutte sérieuse, et pour longtemps.

Dans leur premier empressement, mes nouveaux alliés acceptèrent bravement cette formule. Mais ils ne devaient pas y suffire bien longtemps. Leur assurance tombait, non de jour en jour, mais d’heure en heure. Mratchkovsky, dans ses jugements sur les personnes, avait eu tout à fait raison : Zinoviev finalement se déroba. Mais il n’entraîna pas à sa suite tous ceux qui pensaient comme lui, loin de là. Le double revirement de Zinoviev avait, en tout cas, porté un coup irréparable à la légende du trotskysme.

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Au printemps de 1926, nous nous rendîmes, ma femme et moi, à Berlin. A bout de ressources devant la fièvre persistante qui me tenait, les médecins de Moscou, pour ne pas prendre sur eux toute la responsabilité, insistaient depuis longtemps sur la nécessité d’un voyage à l’étranger. Moi aussi, je voulais sortir de l’impasse : la fièvre me paralysait aux moments les plus critiques et était une sûre alliée pour mes adversaires. La question de ce voyage fut examinée au bureau politique. Le bureau se prononça en ce sens que, d’après toutes les données qu’il possédait et l’ensemble de la situation politique, il estimait que mon voyage serait extrêmement dangereux, tout en me concédant la liberté de décider A la résolution était jointe une note du Guépéou rédigée dans ce sens qu’on ne saurait admettre mon voyage à l’étranger. Le bureau politique craignait sans aucun doute qu’au cas où il m’arriverait des aventures désagréables à l’étranger, la responsabilité n’en fût reportée sur lui par le parti. L’idée de m’expédier de force à l’étranger, et encore à Constantinople, n’avait pas encore illuminé le cerveau de policier de Staline. Il se peut aussi que le bureau politique ait craint, de ma part, une action à l’étranger, pour le resserrement de l’opposition du dehors. Quoi qu’il en soit, après avoir pris conseil de mes amis, je décidai de partir.

A l’ambassade d’Allemagne, un accord fut obtenu sans difficulté et, au milieu d’avril, je partis avec ma femme, muni d’un passeport diplomatique délivré au nom de Kouzmenko, membre du commissariat de l’Instruction publique de l’Ukraine. Nous fûmes accompagnés par mon secrétaire Sermux, l’ancien chef de mon train, et par le fondé de pouvoir du Guépéou. Zinoviev et Kaménev me firent des adieux presque touchants : ils n’avaient pas du tout envie de rester en tête à tête avec Staline.

J’avais connu assez bien, dans les années d’avant-guerre, le Berlin du Hohenzollern. Il avait sa physionomie, dont personne ne disait qu’elle était agréable, mais que beaucoup déclaraient imposante. Berlin avait changé. Il n’avait plus maintenant de physionomie du tout, ou, du moins, ne la trouvais-je pas. La ville revenait lentement d’une longue et grave maladie qui avait été accompagnée d’une série d’opérations chirurgicales. L’inflation était déjà liquidée, mais le mark stabilisé n’était encore qu’un moyen d’estimation de l’anémie générale. Dans les rues, dans les magasins, sur les visages des passants, on sentait la pénurie et le désir impatient, parfois dévorant, d’un redressement. La ponctualité et la propreté allemande, pendant les dures années de la guerre, après les défaites et le brigandage de Versailles, avaient été vaincues par l’indigence. La fourmilière humaine réparait avec persévérance, mais sans joie, ses passages, ses couloirs, ses dépôts, écrasée sous la botte de la guerre. Dans le rythme de la rue, dans les mouvements et les gestes des passants, on sentait comme une nuance tragique de fatalisme : rien à faire ; la vie, ce sont les travaux forcés à perpétuité, il faut tout reprendre par le commencement.

Pendant plusieurs semaines je fus livré aux observations des médecins dans une des cliniques particulières de Berlin. A la recherche des origines mystérieuses de ma fièvre, les docteurs me repassaient l’un à l’autre. A la fin des fins, un spécialiste des maladies de la gorge émit l’hypothèse que la cause du mal pourrait bien être dans les amygdales et conseilla d’en faire, en tout cas, l’ablation. Les praticiens du diagnostic et les thérapeutes hésitaient : c’étaient des hommes d’âge qui, pendant la guerre, étaient restés à l’arrière. Le chirurgien, qui avait pour lui toute l’expérience de la guerre, les considérait avec un mépris écrasant. A l’entendre, on fait à notre époque l’ablation des amygdales tout aussi facilement que l’on rase des moustaches. Il fallut accepter.

Les aides voulaient me lier les bras, mais l’opérateur se contenta de l’assurance que je lui donnai de ma fermeté. Tout en me disant des blagues encourageantes, le chirurgien, je le sentais bien, se concentrait sur lui-même, maîtrisant une émotion. Le plus désagréable était de rester immobile, couché sur le dos, et de s’étouffer de son propre sang. L’opération dura de quarante à cinquante minutes. Tout se passa fort bien, si l’on ne tient pas compte de ce fait qu’elle ne servit à rien : quelque temps après, la fièvre revint.

Le temps que je passai à Berlin, ou plus exactement à la clinique, ne fut pas perdu pour moi. Je me jetai sur la presse allemande qui m’avait presque complètement manqué depuis le mois d’août 1914. On m’apportait chaque jour une vingtaine de publications allemandes et quelques périodiques d’autres pays que je laissais tomber sur le plancher au fur et à mesure de la lecture. Les professeurs qui venaient me voir devaient marcher sur un tapis fait de journaux de toutes les tendances possibles. Pour la première fois, en somme, j’eus dans les oreilles la gamme complète de la politique républicaine allemande. A vrai dire, je n’y découvris rien d’inattendu. La république était comme l’enfant trouvé de la défaite militaire ; les républicains l’étaient par nécessité, en vertu du traité de Versailles ; les social-démocrates étaient les légataires universels de la révolution de novembre qu’ils avaient eux-mêmes étouffée ; Hindenburg était un président démocrate. C’est à peu près ainsi que je m’étais représenté les choses. Il n’en était pas moins instructif de voir tout cela de plus près...
Le 1er mai, nous parcourûmes, ma femme et moi, la ville en automobile, nous allâmes dans les principaux quartiers, regardant les cortèges, les pancartes, écoutant les discours ; nous atteignîmes l’Alexanderplatz, nous nous mêlâmes à la foule. J’ai vu bien des cortèges de Premier Mai, plus imposants, plus nombreux et plus décoratifs, mais il y avait longtemps que je n’avais eu la possibilité d’avancer dans la masse sans attirer sur moi l’attention, me sentant une parcelle d’un ensemble anonyme, écoutant et observant. Une fois seulement, le collaborateur qui nous accompagnait me dit d’un air circonspect :

— Tenez, là, on vend vos portraits...

Mais, dans ces portraits, personne n’aurait pu reconnaître Kouzmenko, membre d’un commissariat de l’Instruction publique.

Pour le cas où ces lignes tomberaient sous les yeux du comte Westarp, de Hermann Müller, de Stresemann, du comte Reventlow, de Hilferding ou d’autres adversaires de mon admission en Allemagne, je crois nécessaire de porter à leur connaissance qu’alors je ne lançai aucun mot d’ordre répréhensible, que je ne collai pas d’affiches subversives, et que je ne fus en somme qu’un observateur qui, quelques jours après, devait subir une opération.

Nous allâmes aussi à la « fête du vin » en banlieue... Il y avait là une multitude incalculable. En dépit des dispositions toutes printanières de la foule, soutenue par le soleil et le vin, l’ombre grise des années passées s’étendait sur les promeneurs, sur ceux qui s’amusaient ou essayaient de s’amuser. Il suffisait d’y regarder un peu plus attentivement et tous avaient l’air de sortir d’une lente convalescence : la gaîté réclamait d’eux encore trop d’effort. Nous passâmes plusieurs heures dans la foule, observant, causant avec les gens, mangeant des saucisses servies sur des assiettes de carton, et nous bûmes même de la bière dont j’avais eu le temps d’oublier le goût. depuis 1917.

Je revenais rapidement à la santé après l’opération et je prévoyais déjà le jour de mon départ. Mais alors se produisit un incident inattendu qui, jusqu’à présent, n’est pas devenu tout à fait clair pour moi. Huit jours environ avant le départ, se montrèrent dans un corridor de la clinique deux messieurs en civil, de ceux dont les apparences indéterminées marquent tout à fait nettement la profession de policiers. Jetant un coup d’oeil par la fenêtre dans la cour, j’y aperçus au moins une demi-douzaine de messieurs tout pareils, lesquels, tout en étant très différents les uns des autres, avaient en même temps entre eux une ressemblance parfaite. J’attirai là-dessus l’attention de Krestinsky qui, à ce moment-là, se trouvait chez moi. Quelques minutes plus tard, un des internes frappa à ma porte et me déclara, tout ému, que son professeur l’avait chargé de m’avertir : un attentat se préparait contre moi.

— J’espère qu’il n’est pas préparé par la police ? demandai-je, en indiquant les nombreux agents.

Le docteur émit cette hypothèse que la police était venue pour empêcher l’attentat.

Deux ou trois minutes après arriva un commissaire ; il déclara à Krestinsky que la police, effectivement, avait été informée de la préparation d’un attentat contre moi et avait pris des mesures extraordinaires de protection. Toute la clinique s’agita. Les infirmières se transmettaient entre elles la nouvelle, disant et répétant aux malades que Trotsky se trouvait dans la clinique et que, pour cette raison, des bombes seraient jetées dans l’établissement. Il en résulta une atmosphère qui n’était guère celle d’un lieu de traitement. Je m’entendis avec Krestinsky pour mon transfert immédiat à l’ambassade des soviets. La rue, devant la clinique, était barrée par la police. Quand on me transporta, ma voiture fut accompagnée par des autos policières.

La version officielle fut à peu près celle-ci : on avait découvert un nouveau complot des monarchistes allemands et un des conspirateurs arrêtés aurait déclaré au juge d’instruction que les gardes blancs russes préparaient pour bientôt un attentat contre Trotsky qui se trouvait à Berlin. Il faut dire que les diplomates allemands avec lesquels nous nous étions entendus au sujet de mon voyage avaient omis intentionnellement de faire part de notre accord à la police, considérant que celle-ci avait dans ses effectifs un trop grand nombre de monarchistes. La police reçut avec défiance la déclaration du monarchiste qu’elle avait arrêté, mais enfin procéda à des vérifications au sujet de ma présence dans la clinique : à son grand étonnement, il se trouva que le renseignement était vrai. Comme l’enquête se faisait aussi chez les professeurs, je reçus simultanément deux avertissements : celui de l’interne et celui du commissaire. Jusqu’à ce jour, naturellement, je ne sais si véritablement un attentat se préparait et si, effectivement, la police fut informée de ma présence par les propos d’un monarchiste qu’elle avait arrêté. Mais je soupçonne que les choses se firent plus simplement. Les diplomates, faut-il penser, ne gardèrent pas le « secret », et la police, vexée d’un manque de confiance, décida de montrer soit à Stresemann, soit à moi, que, sans sa collaboration, on ne pouvait se faire faire convenablement l’ablation des amygdales. Qu’il en soit ainsi ou autrement, la clinique fut bouleversée, et moi, puissamment protégé contre des ennemis problématiques, j’allai m’installer à l’ambassade. Il y eut plus tard dans la presse allemande de faibles échos, donnés sans aucune certitude, de cette histoire ; évidemment, personne ne voulait y croire.

Les journées de mon séjour à Berlin coïncidèrent avec de grands événements européens : la grève générale en Angleterre et le coup d’Etat de Pilsudski en Pologne. Ces deux événements aggravèrent à l’extrême mes dissentiments avec les épigones et déterminèrent un développement plus violent de la lutte que nous devions mener par la suite.

A ce sujet, il faut dire ici quelques mots. Staline, Boukharine, et, dans la première période, même Zinoviev, croyaient couronner leur politique par un bloc diplomatique entre les dirigeants des syndicats soviétiques et le conseil général des trade-unions britanniques. Borné comme un provincial, Staline s’imaginait que Purcell et autres leaders des trade-unions étaient disposés à assurer, à une minute difficile, un appui à la république des soviets contre la bourgeoisie britannique, et qu’ils en étaient capables. Quant aux leaders des trade-unions, ils estimaient non sans raison que, devant la crise du capitalisme britannique et le mécontentement grandissant des masses, ils auraient intérêt à se donner une couverture du côté gauche, sous forme d’une amitié officielle avec les dirigeants des syndicats soviétiques, amitié qui ne les obligeait à rien. Des deux côtés, on prenait soin de ne marcher que par tours et détours, et l’on craignait plus que tout de nommer les choses par leurs noms. La politique pourrie s’était déjà brisée plus d’une fois aux grands événements. La grève générale de mai 1926 fut un fait d’une très haute importance non seulement dans la vie de l’Angleterre, mais dans la vie intérieure de notre parti.

Le sort de l’Angleterre, depuis la guerre, était d’un intérêt exceptionnel. Un changement considérable dans sa situation mondiale ne pouvait pas ne pas provoquer des modifications tout aussi brusques dans les rapports de ses forces intérieures.

Il était parfaitement clair que, quand bien même l’Europe, dont l’Angleterre, parviendrait de nouveau à un certain équilibre social pour une plus ou moins longue période, la Grande-Bretagne ne pourrait arriver à cet équilibre qu’à travers une série de conflits et de secousses très sérieux. Je jugeais probable que le conflit dans l’industrie charbonnière pouvait précisément en Angleterre amener une grève générale. De là, je concluais qu’inévitablement, dans une période prochaine, des contradictions profondes entre les vieilles organisations de la classe ouvrière et ses nouvelles tâches historiques se manifesteraient. Pendant l’hiver de 1924, et au printemps de 1925, j’écrivis au Caucase, sur ce sujet, une brochure (Où va l’Angleterre ?). Au fond, l’ouvrage était dirigé contre la conception officielle du bureau politique qui espérait voir évoluer vers la gauche le conseil général et le communisme pénétrer graduellement, sans douleur, les rangs du Labour Party et des trade-unions. Dans une certaine mesure, pour éviter des complications inutiles, mais aussi pour vérifier l’état d’esprit de mes adversaires, je soumis le manuscrit à l’examen du bureau politique. Comme il s’agissait de prévisions, et non pas d’une critique du passé, aucun des membres du bureau politique n’osa se prononcer. L’ouvrage passa sans difficulté par la censure et fut imprimé tel qu’il avait été écrit, sans la moindre modification. Il parut bientôt après en anglais. Les leaders officiels du socialisme anglais considérèrent cette brochure comme l’oeuvre fantaisiste d’un étranger qui ne savait rien de la vie anglaise et qui rêvait de porter sur le terrain de la Grande-Bretagne la grève générale « à la russe ». Des jugements de cette sorte ont été formulés par dizaines, sinon par centaines, et il faut mentionner d’abord Mac Donald qui, dans le concours des banalités politiques, mérite incontestablement la première place.

Or, quelques mois à peine s’étaient écoulés que la grève des charbonnages devenait une grève générale. Je n’avais pas du tout compté sur une confirmation si rapide de mes prévisions. Si la grève générale démontrait la justesse d’un jugement marxiste s’opposant aux appréciations arbitraires du réformisme britannique, la conduite du conseil général pendant cette grève marqua la faillite des espérances placées par Staline sur Purcell. A la clinique, je rassemblais avec la plus grande avidité et collationnais tous les renseignements qui caractérisaient la marche de la grève générale et, particulièrement, les rapports des masses et des leaders. Ce qui m’indignait le plus, c’était le caractère des articles de la Pravda de Moscou. Elle se donnait comme tâche principale de dissimuler la faillite et de sauver la face. Pour y arriver, elle ne pouvait faire autrement que de déformer avec cynisme les faits. Il ne peut y avoir, pour un homme politique révolutionnaire, de plus grande chute idéologique que de tromper les masses !

Dès mon arrivée à Moscou, je réclamai une rupture immédiate du bloc fait avec le conseil général. Zinoviev, après les tergiversations inévitables, se joignit à moi. Radek fut d’un avis contraire. Staline s’accrochait au bloc, même à des apparences de bloc, de toutes ses forces. Les trade-unionistes britanniques attendirent la fin de leur grave crise intérieure et, ensuite, repoussèrent leur allié généreux mais inapte, d’un coup de pied peu courtois.

Des événements non moins notables avaient lieu, à la même époque, en Pologne. La petite bourgeoisie, cherchant avec effarement une issue, s’était engagée dans la voie de l’insurrection et avait élevé sur le pavois Pilsudski. Le leader du parti communiste, Warski, décida que, sous ses yeux, se développait « la dictature démocratique du prolétariat et des paysans », et il appela le parti communiste à l’aide de Pilsudski. Je connaissais Warski depuis longtemps. Du vivant de Rosa Luxembourg, il pouvait encore occuper sa place dans les rangs de la révolution. Par lui-même, il n’avait jamais été qu’une place vide. En 1924, Warski, après de grandes hésitations, déclara qu’il avait enfin compris combien le « trotskysme » était nuisible, comme sous-estimant la classe paysanne dans l’affaire de la dictature démocratique. Comme récompense pour sa docilité, il obtint le rôle de leader et il attendait avec impatience l’occasion d’étrenner les galons qu’il avait reçus si tard. En mai 1926, Warski ne manqua pas de profiter d’une occasion si exceptionnelle pour se flétrir lui-même et souiller le drapeau du parti. Bien entendu, il n’en fut pas châtié : l’appareil de Staline le protégea contre l’indignation des ouvriers polonais.

La lutte, pendant 1926, devenait de plus en plus ardente. Vers l’automne, l’opposition fit une incursion ouverte dans les réunions de cellules du parti. L’appareil opposa une résistance forcenée. A la lutte idéologique se substitua le mécanisme administratif : appels au téléphone de la bureaucratie du parti dans les réunions de cellules ouvrières, furieux encombrements d’automobiles, grondements de klaxons, coups de sifflets bien organisés, hurlements au moment où les oppositionnels montaient à la tribune. La fraction dirigeante l’emportait par la concentration mécanique de ses forces, par les menaces, par la répression. Avant même que la masse du parti eût eu le temps d’écouter, de comprendre et de parler, elle prit peur, à l’idée d’une scission et d’une catastrophe. L’opposition dut battre en retraite. Le 16 octobre, nous fîmes une déclaration où il était dit en substance que, considérant nos idées comme justes et gardant par devers nous le droit de combattre pour elles dans les rangs du parti, nous renoncions aux actes qui pouvaient amener un danger de scission. La déclaration du 16 octobre était faite non pour l’appareil mais pour la masse du parti. Ce fut une démonstration de notre désir de rester dans le parti et de le servir. Bien que les stalinistes, dès le lendemain, aient commencé à rompre la trêve, nous avions gagné du temps. L’hiver de 1926-1927 nous permit de souffler, d’arriver à approfondir théoriquement nos idées sur une série de questions.
Dès le début de 1927, Zinoviev était prêt à capituler, sinon d’un coup, du moins par étapes. Mais alors, se produisirent des événements bouleversants en Chine. Le caractère criminel de la politique de Staline sautait aux yeux. Cela retarda pour un certain temps la capitulation de Zinoviev et de tous ceux qui l’ont suivi un peu plus tard.

La direction des épigones en Chine marquait que l’on foulait aux pieds toutes les traditions du bolchevisme. Le parti communiste chinois fut, contre sa volonté, inséré dans le parti bourgeois du Kuomintang et soumis à la discipline militaire. La création des soviets fut interdite. Il fut recommandé aux communistes de contenir la révolution agraire et de ne pas armer les ouvriers sans l’autorisation de la bourgeoisie. Bien avant que Tchang Kaï-Chek eût écrasé les ouvriers de Shanghaï et eût concentré le pouvoir dans les mains de la clique militaire, nous avions annoncé que cette issue était inévitable. Dès 1925, j’exigeais que les communistes sortissent du Kuomintang. La politique de Staline-Boukharine préparait et facilitait l’écrasement de la révolution ; bien plus, avec les répressions exercées par l’appareil de l’Etat, elle assurait le travail contre-révolutionnaire de Tchang Kaï-Chek contre notre critique. En avril 1927, Staline, dans une réunion du parti à la salle des Colonnes, défendait encore la politique de la coalition avec Tchang Kaï-Chek et demandait de lui faire confiance. Cinq ou six jours après, Tchang Kaï-Chek noyait dans le sang les ouvriers de Shanghai et le parti communiste.

Un flot d’indignation parcourut le parti. L’opposition releva la tête. En dépit de toutes les règles de la conspiration —et, à cette époque-là, nous étions forcés, à Moscou, de défendre les ouvriers chinois contre Tchang Kaï-Chek par des méthodes de conspirateurs— les oppositionnels vinrent par dizaines chez moi, au local du comité principal des concessions. Un bon nombre de jeunes camarades croyaient qu’une faillite si évidente de la politique de Staline devait rapprocher la victoire de l’opposition. Dans les premières journées qui suivirent le coup d’Etat de Tchang Kaï-Chek, je versai plus d’un seau d’eau froide sur les têtes de mes jeunes amis et non pas seulement sur ces jeunes têtes. Je démontrais que l’opposition ne pouvait nullement remonter grâce à la défaite de la révolution chinoise. Que nos prévisions se soient justifiées, cela nous attirera un millier, cinq ou dix milliers de nouveaux adhérents. Pour des millions d’hommes, ce qui a une signification décisive, ce n’est pas la prévision, c’est le fait même de l’écrasement du prolétariat révolutionnaire. Après l’écrasement de la révolution allemande en 1923, après l’échec de la grève générale anglaise en 1926, la nouvelle défaite en Chine ne peut que renforcer le découragement des masses à l’égard de la révolution internationale. Or, c’est ce découragement même qui est la source psychologique essentielle de la politique de Staline, faite d’un nationalo-réformisme.

Il se trouva, très vite, que, comme fraction, nous étions effectivement devenus plus forts, c’est-à-dire idéologiquement mieux groupés et plus nombreux. Mais le cordon ombilical qui nous rattachait au pouvoir fut coupé par le glaive de Tchang Kai-Chek. L’allié russe de celui-ci, Staline, qui était définitivement compromis, n’avait plus qu’à compléter l’écrasement des ouvriers de Shanghaï par l’écrasement organisationnel de l’opposition. Le noyau de l’opposition était un groupe de vieux révolutionnaires. Mais nous n’étions déjà plus seuls. Autour de nous se groupaient des centaines et des milliers de révolutionnaires de la nouvelle génération, laquelle avait été pour la première fois appelée à la vie politique par la révolution d’Octobre, avait vécu la guerre civile, avait en toute sincérité pris l’alignement devant la gigantesque autorité du comité central de Lénine et qui, seulement à partir de 1923, s’était mise à penser avec indépendance, à critiquer, à appliquer les méthodes du marxisme aux nouvelles conversions du mouvement et qui, chose encore plus difficile, avait appris à assumer la responsabilité d’une initiative révolutionnaire. Actuellement, des milliers de ces jeunes révolutionnaires approfondissent leur expérience politique en étudiant la théorie dans les prisons et les lieux de déportation du régime staliniste.

Le groupe principal de l’opposition marchait vers ce dénouement les yeux ouverts. Nous comprenions trop clairement que, si nous voulions faire de nos idées celles de la nouvelle génération ouvrière, ce n’était pas par de la diplomatie et des arguties, mais, seulement, par une lutte ouverte sans nous arrêter devant aucune conséquence pratique. Nous allions au devant d’une défaite immédiate, préparant avec assurance notre victoire idéologique dans un plus lointain avenir.

L’emploi de la force matérielle a joué et joue un rôle immense dans l’histoire humaine : parfois dans un sens progressiste, le plus souvent pour la réaction ; cela dépend de la classe qui applique les mesures de violence, cela dépend aussi des buts poursuivis. Mais, de là, il y a loin jusqu’à conclure que, par la violence, on puisse résoudre toutes les questions et surmonter tous les obstacles. On peut par les armes retenir un certain temps le développement des tendances historiques progressistes. Il est impossible de couper une fois pour toujours la route aux idées progressistes. Voilà pourquoi, quand il s’agit de la lutte de grands principes, le révolutionnaire ne peut avoir qu’une règle : « Fais ce que dois, advienne que pourra. »

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A mesure qu’approchait le XVe congrès qui était fixé pour la fin de 1927, le parti se sentait de plus en plus arrivé à un carrefour historique. Une profonde anxiété avait passé dans ses rangs. Si monstrueuse que fût la terreur, le désir d’entendre l’opposition s’était éveillé dans le parti. Ce but ne pouvait être atteint que dans une voie illégale. Il y eut, en divers coins de Moscou et de Léningrad, des réunions secrètes d’ouvriers, d’ouvrières, d’étudiants, qui se rassemblaient au nombre de vingt, de cent, et même de deux cents, pour entendre un des représentants de l’opposition. Dans le courant d’une journée, je visitais deux ou trois, parfois quatre de ces réunions. Elles avaient lieu, habituellement, dans des logements d’ouvriers. Deux petites chambres bondées ; l’orateur se tenait dans le cadre de la porte. Parfois, tous étaient assis par terre ; le plus souvent, faute de place, il fallait converser tous debout. Les représentants de la commission de contrôle se présentaient fréquemment à de telles réunions, exigeant la dispersion de l’assemblée. On leur proposait de prendre part à la discussion. Quand ils faisaient du désordre, on les jetait dehors. Au total, dans ces assemblées, à Moscou et à Léningrad, environ vingt mille personnes passèrent. Le courant montait. L’opposition prépara très habilement une grande réunion dans la salle de l’Ecole supérieure technique dont on s’était emparé par l’intérieur. Il y eut plus de deux mille assistants. Une grande foule resta dans la rue. Les tentatives faites par l’administration pour nous empêcher de parler furent impuissantes. Kaménev et moi parlâmes environ deux heures. A la fin des fins le comité central lança un appel aux ouvriers, leur indiquant la nécessité de disperser les assemblées de l’opposition par la force. Cet appel ne devait servir qu’à dissimuler les attaques soigneusement préparées contre l’opposition par des groupes de combat sous la direction du Guépéou. Staline désirait un dénouement sanglant. Nous donnâmes le signal d’une suspension temporaire des grandes réunions. Mais cela ne se fit qu’après la manifestation du 7 novembre.

En octobre 1927, la session du comité exécutif central avait lieu à Léningrad. En l’honneur de la session, il y eut une manifestation de masses. Par une rencontre fortuite de circonstances, cette manifestation prit un sens tout à fait inattendu. Avec Zinoviev et quelques autres personnes, je parcourus la ville en auto pour voir le nombre et l’état d’esprit des manifestants. Nous passâmes finalement devant le palais de Tauride où des tribunes avaient été établies sur des camions automobiles pour les membres du comité exécutif central. Notre voiture s’arrêta devant un barrage : on ne laissait pas passer. Nous n’avions pas eu le temps de nous demander comment nous sortirions de cette impasse que le commandant de la troupe se précipita vers notre automobile et, sans malice, nous proposa de nous mener à la tribune. Nous n’avions pas eu le temps de sortir de nos propres hésitations que déjà deux rangées de miliciens nous avaient frayé une voie vers le dernier des camions qui était encore libre. Dès que les masses surent que nous nous trouvions sur la tribune de l’extrémité, la manifestation changea brusquement d’aspect. Les masses passaient avec indifférence devant les premiers camions, sans répondre aux salutations qui leur étaient lancées, et se hâtaient vers nous. Bientôt, autour de notre camion, une digue humaine de milliers d’hommes fut formée. Les ouvriers et les soldats de l’Armée rouge s’arrêtaient, regardaient en l’air, poussaient des cris de bon accueil et n’avançaient que sous la poussée impatiente de la multitude qui était derrière eux. Un détachement de la milice, qui fut envoyé vers notre camion pour rétablir l’ordre, fut lui-même saisi par l’ambiance et ne manifesta aucune activité. Des centaines des agents les plus fidèles de l’appareil furent lancés dans la foule. Ils essayèrent de siffler, mais les coups de sifflet isolés se perdaient forcément dans les acclamations des sympathisants. Plus cela allait, plus cela devenait insoutenable pour les dirigeants officiels de la manifestation. Finalement, le président du comité exécutif central panrusse et quelques-uns des membres les plus en vue de ce comité descendirent de la tribune autour de laquelle le vide s’était fait, et grimpèrent sur la nôtre qui occupait la dernière place et n’était destinée qu’aux orateurs les moins remarqués. Cependant, ce coup audacieux ne sauva pas leur situation : la masse rappelait avec impatience des noms qui n’étaient pas ceux des maîtres officiels du moment.

Zinoviev, immédiatement, se trouva tout plein d’optimisme et espéra de la manifestation les plus grandes conséquences. Je ne me rattachais pas à son appréciation impulsive. La masse ouvrière de Pétrograd montrait qu’elle était mécontente sous la forme de sympathies platoniques à l’adresse des leaders de l’opposition, mais elle n’était pas encore capable d’empêcher l’appareil de nous régler notre compte. A cet égard, je ne me faisais aucune illusion. D’autre part, la manifestation devait suggérer à la fraction dirigeante la nécessité d’en finir le plus tôt possible avec l’opposition pour mettre la masse devant le fait accompli.

L’étape suivante fut celle de la manifestation de Moscou en l’honneur du Xe anniversaire d’Octobre. Comme organisateurs de cette manifestation, auteurs d’articles à ce sujet et orateurs, on vit partout des hommes qui, pendant la révolution d’Octobre, avaient été de l’autre côté de la barricade ou bien, tout simplement, s’étaient embusqués sous le toit familial, attendant de savoir comment tourneraient les événements, et qui n’avaient adhéré à la révolution qu’après sa victoire décisive. C’est avec humour plutôt qu’avec amertume que je lus les articles ou entendis par radio les discours dans lesquels ces parasites m’accusaient de trahir la révolution d’Octobre. Quand on comprend la dynamique d’un processus historique et qu’on voit comment votre adversaire est mû par les ficelles que tient une main dont il ne sait rien lui-même, les infamies et les perfidies les plus odieuses n’ont plus aucune prise sur vous.

Les oppositionnels décidèrent de participer au cortège avec leurs pancartes. Les mots d’ordre ainsi exposés n’étaient nullement dirigés contre le parti : « Tirons sur la droite, sur le koulak, sur le nepman, sur le bureaucrate. » « Exécutons le testament de Lénine. » « Contre l’opportunisme, contre la scission, pour l’unité du parti léniniste. » Actuellement, ces mots d’ordre constituent le Credo officiel de la fraction staliniste dans sa lutte contre la droite. Le 7 novembre 1927, les pancartes de l’opposition furent arrachées aux porteurs, mises en pièces ; les porteurs eux-mêmes subirent les sévices d’équipes spécialement recrutées pour cela. L’expérience de la manifestation de Léningrad avait profité aux dirigeants officiels. Cette fois, ils s’étaient infiniment mieux préparés. On sentait du malaise dans la masse. Elle participait à la manifestation avec une anxiété profonde. Au-dessus de l’immense multitude désorientée et inquiète se dressaient deux groupes actifs : l’opposition et l’appareil. Comme volontaires pour la lutte contre les « trotskystes » vinrent au secours de l’appareil des éléments bien connus en tant que non révolutionnaires, partiellement même des éléments fascistes de la rue de Moscou. Un milicien, sous prétexte d’avertissement, tira publiquement sur mon automobile. Quelqu’un avait dirigé son bras. Un fonctionnaire ivre, d’une équipe de pompiers, sauta sur le marchepied de ma voiture, proférant les injures les plus grossières, et brisa une vitre. Pour quiconque sait voir, le 7 novembre 1927 à Moscou fut une répétition de Thermidor. Il y eut une manifestation toute pareille à Léningrad. Zinoviev et Radek qui s’y étaient rendus subirent l’attaque d’un détachement spécial qui, prétendant les protéger contre la foule, les enferma pour tout le temps de la manifestation dans un bâtiment. Zinoviev nous écrivit le jour même, à Moscou :

« Toutes les informations indiquent que ces faits répugnants seront très utiles à notre cause. Nous nous inquiétons de savoir ce qui s’est passé chez vous. Les liaisons [il s’agit de causeries illégales avec les ouvriers] réussissent fort bien. Il y a un grand revirement en notre faveur. Pour l’instant, nous n’avons pas l’intention de quitter la place. »

Ce fut le dernier éclat de l’énergie oppositionnelle de Zinoviev. Le lendemain, il était rentré à Moscou et insistait pour capituler.

Le 16 novembre, Ioffé se suicidait et sa mort fit une trace profonde dans la lutte qui se développait.
Ioffé était très gravement malade. Du Japon où il avait été ambassadeur, on l’avait ramené dans le pire état. Il fut bien difficile d’obtenir qu’on l’envoyât à l’étranger. Ce voyage fut trop court. Les résultats furent bons mais insuffisants. Ioffé devint mon adjoint au comité principal des concessions. Toutes les affaires courantes reposaient sur lui. La crise du parti lui fut très pénible. Ce qui le bouleversa surtout, ce fut la perfidie. A plusieurs reprises il eut des élans pour s’engager à fond dans la lutte. Je l’en dissuadais, craignant pour sa santé. Ce qui indigna particulièrement Ioffé, ce fut la campagne menée contre la théorie de la révolution permanente. Il n’arrivait pas à digérer qu’on persécutât bassement ceux qui avaient prévu de loin la marche et le caractère de la révolution, cette persécution venant d’hommes qui profitaient seulement des résultats obtenus. Ioffé m’avait fait part d’une conversation qu’il avait eue avec Lénine, en 1919, je crois, sur le thème de la révolution permanente. Lénine lui avait dit :

— Oui, c’est Trotsky qui a eu raison.

Ioffé voulait publier cette conversation. Je faisais tout pour l’en dissuader. Je voyais d’avance quelle avalanche d’accusations infâmes tomberait sur lui. Ioffé savait insister, il avait sa manière à lui, avec de la douceur dans la forme mais inébranlable au fond. A chaque nouvelle explosion d’ignorance agressive et de félonie politique, il revenait chez moi, abattu et indigné, et répétait :

— Non, il faut publier la conversation.

Je lui démontrais une fois de plus qu’un « témoignage » de cette sorte ne changerait rien à rien, qu’il fallait refaire l’éducation de la nouvelle génération du parti et viser loin.

L’état physique de Ioffé, qui n’avait pas pu terminer sa cure à l’étranger, empirait de jour en jour. Vers l’automne, il fut forcé d’abandonner son travail et, ensuite, de s’aliter tout à fait. Des amis posèrent encore une fois la question de l’envoyer à l’étranger. Mais, cette fois, le comité central refusa purement et simplement. Déjà, les stalinistes se disposaient à expédier les oppositionnels dans une tout autre direction. Mon exclusion du comité central et ensuite du parti bouleversa Ioffé plus que personne. A l’indignation qu’il ressentit comme homme politique et personnellement, s’ajoutait la sensation vive de son impuissance physique. Il ne se trompait pas quand il sentait qu’il s’agissait du sort de la révolution. Il était incapable de lutter. Or, en dehors de la lutte, la vie, pour lui, n’avait aucun sens. Et il arriva à la dernière conclusion.

Je n’habitais déjà plus le Kremlin ; je logeais chez mon ami Biéloborodov qui avait encore le titre de commissaire du peuple à l’Intérieur bien qu’il fût constamment filé lui-même par les agents du Guépéou. En ces jours-là, Biéloborodov se trouvait dans son pays natal, l’Oural, où dans sa lutte contre l’appareil il essayait de trouver un chemin vers les ouvriers.

Je donnai un coup de téléphone au logement de Ioffé pour m’informer de sa santé. Il répondit lui-même : l’appareil téléphonique était à son chevet. Il y avait dans le ton de sa voix —je ne m’en rendis compte que plus tard— quelque chose d’extraordinaire, de tendu, d’alarmant. Il me pria de venir le voir. Une circonstance m’empêcha de satisfaire à sa demande immédiatement. C’étaient alors des journées très agitées : constamment, des camarades venaient chez Biéloborodov me consulter sur des questions urgentes. Une heure ou deux plus tard, une voix que je ne connaissais pas me dit par téléphone :
— Adolphe Abramovitch vient de se tuer d’un coup de revolver. Il y a sur sa table un pli pour vous.
Chez Biéloborodov étaient toujours de garde plusieurs oppositionnels de l’armée. Ils m’accompagnaient lorsque j’allais en ville. Nous nous rendîmes en toute hâte chez Ioffé. Lorsque nous sonnâmes et frappâmes à la porte, une voix, de l’autre côté, demanda le nom du visiteur et on ne nous ouvrit pas tout de suite : quelque chose de louche se passait à l’intérieur.

Sur un oreiller ensanglanté se dessinait le visage calme pénétré de la plus grande douceur, d’Adolphe Abramovitch. B***, membre du Guépéou, fouillait comme il voulait dans son bureau. Le pli n’était pas sur la table. J’exigeai qu’on me le rendît immédiatement. B*** marmotta qu’il n’y avait pas eu de lettre. Son air et son accent ne laissaient aucun doute : il mentait. Quelques minutes après, des amis arrivèrent de tous les points de la ville. Les représentants officiels du commissariat des Affaires étrangères et des institutions du parti se trouvaient isolés dans la masse des oppositionnels. Cette nuit-là, plusieurs milliers de personnes visitèrent le logement. La nouvelle de la lettre volée se répandit en ville. Les journalistes étrangers la firent connaître dans leurs télégrammes. Il devenait impossible de cacher plus longtemps le document. A la fin, on remit à Rakovsky une reproduction photographique du papier. Je ne me charge pas d’expliquer pourquoi une lettre, que Ioffé avait écrite pour moi et sous enveloppe cachetée portant mon nom, fut remise à Rakovsky, et non pas dans l’original mais en copie photographique. La lettre de Ioffé donne une image fidèle jusqu’au bout de mon ami défunt, mais c’est une image faite une demi-heure avant sa mort. Ioffé savait comment je le considérais, il était lié avec moi d’une profonde confiance morale et il me donnait le droit de biffer dans la lettre ce qui pouvait être superflu ou peu convenable à publier. N’ayant pas réussi à dérober la lettre au monde entier, le cynique adversaire tenta inutilement d’ailleurs d’utiliser pour ses desseins les lignes qui, justement, n’étaient pas destinées à la publication.

Ioffé tâcha que sa mort servît la cause à laquelle il avait donné toute sa vie. La main qui devait, dans une demi-heure, presser la détente de l’arme, avait rédigé un dernier témoignage, donnant à un ami d’ultimes conseils. Voici ce que disait Ioffé, s’adressant personnellement à moi, dans sa lettre d’adieu :
« Nous sommes, vous et moi, cher Lev Davidovitch, liés par des dizaines d’années de travail en commun, et, j’ose l’espérer, d’amitié personnelle. Cela me donne le droit de vous dire, en vous quittant, ce qui me semble être erroné en vous. Je n’ai jamais douté de la justesse du chemin que vous avez tracé et vous savez que, depuis plus de vingt ans, je marche avec vous, depuis les temps de « la révolution permanente ». Mais j’ai toujours estimé que ce qui vous manquait, c’était l’intransigeance, l’opiniâtreté de Lénine qui fut toujours prêt à rester même seul dans le chemin qu’il croyait le bon, prévoyant qu’il obtiendrait plus tard une majorité, que plus tard on reconnaîtrait toute la justesse de la voie suivie. Vous avez toujours eu raison en politique, depuis 1905, et je vous ai répété plus d’une fois ce que j’avais entendu de mes propres oreilles : Lénine reconnaissait que même en 1905 ce n’était pas lui qui avait raison, que c’était vous. Au moment de mourir, on ne ment pas, et je vous redis une fois de plus la même chose... Mais vous avez souvent renoncé à soutenir la justesse de votre point de vue, cherchant un accord, un compromis que vous surestimiez. C’est une erreur. Je le répète, en politique, vous avez toujours eu raison, mais maintenant vous avez plus raison que jamais. Un jour viendra où le parti le comprendra et l’histoire nécessairement l’appréciera. Ne vous effrayez donc pas maintenant si quelqu’un s’éloigne même de vous ou bien, et d’autant plus, si ceux qui viendront à vous ne sont pas aussi nombreux et ne viennent pas aussi vite que nous le voudrions tous. Vous voyez juste, mais le gage de la victoire de votre justesse d’idées est précisément dans le maximum d’intransigeance, dans la plus rigoureuse continuité, dans la complète absence de tout compromis, exactement de la même façon que ce fut le secret des victoires d’Ilitch. J’ai voulu vous le dire bien des fois, mais je ne m’y suis décidé qu’à présent, en adieu. »

On fixa les funérailles de Ioffé pour un jour ouvrable, à l’heure de la besogne, afin d’empêcher les ouvriers de Moscou d’y participer. Cependant elles ne rassemblèrent pas moins de dix mille personnes et ce fut une imposante manifestation oppositionnelle.

Pendant ce temps, la fraction de Staline s’occupait de la préparation du congrès, se hâtant de le placer devant le fait accompli de la scission. Ce que l’on appela les élections pour les conférences locales qui devaient envoyer des délégués au congrès eut lieu avant l’annonce officielle d’une « discussion » complètement faussée pendant laquelle des détachements militairement organisés de siffleurs empêchèrent les réunions de se tenir comme il fallait, par des moyens purement fascistes. Il serait difficile de concevoir quelque chose de plus infâme que la préparation du XVe congrès. Zinoviev et son groupe n’eurent aucune peine à deviner que le congrès achèverait seulement en politique l’écrasement matériel qui avait commencé dans les rues de Moscou et de Léningrad au dixième anniversaire de la révolution d’Octobre.

Le seul souci de Zinoviev et de ses amis était dès lors celui-ci : capituler en temps opportun. Ils ne pouvaient pas ne pas comprendre que les bureaucrates de Staline voyaient l’ennemi non pas en eux, oppositionnels de deuxième cuvée, mais dans le noyau de l’opposition qui était lié avec moi. Ils espéraient sinon mériter les bonnes grâces, du moins obtenir leur pardon par une rupture ostensible avec moi au moment du XVe congrès. Ils n’avaient pas calculé que quand on commet une double trahison, on en finit politiquement avec soi-même. Si, par leur coup de poignard dans le dos, ils ont temporairement affaibli notre groupe, ils se sont condamnés eux-mêmes à la mort politique. Le XVe congrès décida l’exclusion de l’opposition dans son ensemble. Les exclus étaient mis à la disposition du Guépéou.

Sur notre déportation dans l’Asie centrale, je citerai intégralement le récit de ma femme.

« Le 16 janvier 1927 dès le matin, c’est la préparation des bagages. J’ai de la fièvre, des vertiges à cause de la chaleur et de ma faiblesse, dans le chaos des choses et des effets que nous venons de déménager du Kremlin et que l’on empaquette pour les expédier avec nous. Un enchevêtrement de meubles, de caisses, de linge, de livres et la foule interminable des visiteurs, des amis qui sont venus faire leurs adieux. F. A. Guétier, notre médecin et ami, nous conseillait naïvement de différer le départ à cause de mon rhume. Il ne se représentait pas clairement ce que signifiait notre voyage et ce que pouvait signifier maintenant un « délai ». Nous espérions qu’en wagon je guérirais bientôt, d’autant plus qu’à la maison, dans les conditions de « ces derniers jours » qui avaient précédé le départ, il était difficile de se remettre bien vite. Sous mes yeux passent sans cesse et rapidement de nouvelles figures ; il y en a beaucoup que je vois pour la première fois. On s’embrasse, on serre des mains, on exprime des sympathies, des souhaits... Le chaos devient d’autant plus grand qu’on nous apporte des fleurs, des livres, des bonbons, des vêtements chauds, etc. La dernière journée de soucis, de tension, d’excitation arrive à sa fin. Nos effets sont partis pour la gare. Nos amis nous y ont devancés. Nous sommes assis dans la salle à manger, toute la famille, prêts au départ ; nous attendons les agents du Guépéou. Nous regardons la pendule... Il est neuf heures... il est neuf heures et demie... personne. Dix heures. C’est l’heure du départ du train. Qu’est-il arrivé ? A-t-on pris de nouvelles dispositions ? Coup de téléphone. Le Guépéou fait savoir que notre départ est différé, sans donner aucun motif.

« —Pour longtemps ? demanda L. D.

« —Pour deux jours, lui répond-on, vous partez après-demain.

« Une demi-heure plus tard on accourt de la gare s’enquérir de ce qui nous arrive ; ce sont d’abord des jeunes gens, ensuite Rakovsky et d’autres. Il y avait une formidable manifestation à la gare. Les gens attendaient. On criait « Vive Trotsky ! » Mais on ne voyait pas Trotsky. Où était-il ? Devant le wagon qui nous était destiné, une foule tumultueuse. De jeunes amis avaient fixé sur le toit du wagon un grand portrait de L. D. Ce fut accueilli par des « hourras » d’enthousiasme. Le train s’ébranla. Une secousse, une autre... Le convoi avait avancé et... s’arrêta subitement. Des manifestants étaient allés, en courant, au-devant de la locomotive, d’autres s’étaient accrochés aux wagons et avaient arrêté le train, réclamant Trotsky. Le bruit courut dans la foule que les agents du Guépéou auraient introduit subrepticement L. D. dans un wagon et l’empêcheraient de se montrer à ceux qui lui faisaient cette conduite. L’émotion dans la gare était indescriptible. Il y eut des bagarres avec la milice et les agents du Guépéou, il y eut des victimes de l’un et de l’autre côté ; des arrestations furent faites. Le train eut un retard d’une heure et demie. Un moment après, on nous rapporta de la gare nos bagages. Longtemps encore retentirent chez nous des sonneries de téléphone, venant d’amis qui désiraient constater que nous étions bien chez nous et qui nous apprenaient ce qui s’était passé à la gare. Il était beaucoup plus de minuit quand nous allâmes nous coucher. Après les émotions des jours précédents, nous dormîmes jusqu’à onze heures du matin. Plus aucune sonnerie. Le grand calme. La femme de mon fils aîné partit à son travail : n’avait-on pas encore deux jours devant soi ? Mais à peine avions-nous eu le temps de déjeuner qu’il y eut une sonnerie : c’était F. V. Biéloborodova qui venait nous voir ; puis ce fut M. M. Ioffé. Encore une sonnerie, et tout le logement fut envahi par des agents du Guépéou en civil et en uniforme. On remit à L. D. un mandat d’arrêt et d’expédition immédiate sous escorte à Alma-Ata. Mais qu’advenait-il des deux jours de délai dont le Guépéou avait parlé la veille ? C’était encore une tromperie ! Cette ruse de guerre avait été employée pour éviter une nouvelle manifestation au moment du départ.

« Les appels au téléphone n’arrêtaient pas. Mais il y avait un agent devant l’appareil qui, d’un air assez bonhomme, nous empêchait de répondre. Ce n’est que par un hasard que nous réussîmes à faire savoir à Biéloborodov que nous étions dans une souricière et qu’on nous enlevait par force. Plus tard, on nous apprit que « la direction politique » de l’expédition de L. D. avait été mise à la charge de Boukharine. C’est tout à fait dans l’esprit des machinations de Staline... On voyait fort bien que les agents étaient émus. L. D. refusa de partir de bon gré. Il profita du prétexte qu’on lui avait donné pour éclaircir complètement la situation. En effet, le bureau politique s’efforçait de donner à la déportation des oppositionnels, au moins de ceux qui étaient le plus en vue, l’apparence d’un accord de gré à gré. C’est dans ce sens que la déportation était expliquée aux ouvriers. Il fallait en finir avec cette légende et montrer ce qui était, et sous une telle forme qu’il fût impossible de se taire là-dessus ou de déformer la vérité. De là vint la décision que prit L. D. de forcer ses adversaires à employer ouvertement la violence. Nous nous enfermâmes avec deux de ceux qui étaient venus nous voir dans une chambre. Les pourparlers avec les agents du Guépéou eurent lieu à travers une porte fermée à clé. Les agents ne savaient que faire, hésitaient, consultèrent leurs chefs par téléphone, reçurent enfin des instructions et déclarèrent qu’ils allaient faire sauter la porte, étant donné qu’ils devaient exécuter les ordres reçus. L. D., pendant ce temps, dictait une instruction sur la conduite que devait suivre dans la suite l’opposition. Nous n’ouvrions pas. On entendit un coup de marteau. La vitre de la porte se brisa en éclats, un bras s’allongea qui portait les galons d’un uniforme.

« —Tirez sur moi, camarade Trotsky, tirez ! répéta d’une voix émue et pressante Kichkine, ancien officier qui avait plus d’une fois accompagné L. D. dans ses tournées sur le front.

« —Ne dites pas de bêtises, Kichkine, répondit tranquillement L. D. ; personne n’a l’intention de tirer sur vous ; faites ce que vous avez à faire.

« Les agents ouvrirent la porte et entrèrent, émus, éperdus. Voyant que L. D. n’avait aux pieds que des chaussons, ils cherchèrent ses souliers et les lui mirent. Ils allèrent lui chercher sa pelisse, son bonnet, ils l’habillèrent. L. D. refusa de marcher. Ils l’emportèrent à bras-le-corps. Nous les suivîmes. Je jetai sur moi ma pelisse, je chaussai mes bottines fourrées... La porte derrière moi claqua brusquement. Il y avait du bruit à l’intérieur. D’un cri j’arrête l’escorte qui emporte L. D. , dans l’escalier et j’exige qu’on laisse passer mes fils : l’aîné doit être déporté avec nous. La porte s’ouvrit toute grande, mes fils bondirent de là ainsi que nos visiteuses, Biéloborodova et Ioffé. Tous avaient réussi à s’ouvrir un chemin par la porte. Sérioja avait recouru à ses procédés de sportsman. En descendant l’escalier, Liova sonnait à toutes les portes, criant :

« —On emporte le camarade Trotsky !

« Des visages effarés apparaissent aux portes des logements et sur l’escalier. Dans cette maison, il n’y a comme locataires que des travailleurs des soviets. L’auto fut remplie. C’est avec bien du mal que Sérioja réussit à y faire rentrer ses jambes. Avec nous se trouvait Biéloborodova. Nous partons par les rues de Moscou. Sérioja n’a pas de bonnet, dans la hâte de ce départ il n’a pas eu le temps de prendre le sien ; aucun de nous n’a de caoutchoucs, ni de gants ; pas une valise ; pas même un sac à main ; tous sont dépourvus du moindre bagage. On nous mène non pas à la gare de Kazan, mais dans une tout autre direction : à la gare d’Iaroslav. Sérioja fait une tentative pour sauter à bas de l’automobile, dans l’intention de courir au poste où il est employé, et d’apprendre à notre belle-soeur qu’on nous emmène. Les agents saisissent fortement Sérioja par les bras et, s’adressant à L. D. le prient d’engager son fils à ne pas descendre de l’automobile.

« Nous arrivâmes dans une gare complètement vide. Les agents portèrent encore L. D. comme ils l’avaient fait dans le logement. Liova criait aux quelques cheminots qu’on rencontrait :

« —Camarades, regardez comment on emporte le camarade Trotsky !

« Un agent du Guépéou, qui naguère avait accompagné L. D. dans ses chasses, prit Liova au collet.

« —Vois-tu, cette espèce de pistolet ! s’écria-t-il avec insolence.

« Sérioja lui répliqua en lui envoyant la gifle d’un gymnaste expérimenté.

« Nous voici en wagon. Devant les fenêtres de notre compartiment et aux portières, des hommes de l’escorte. Les autres compartiments sont occupés par des agents du Guépéou. Où allons-nous ? Nous n’en savons rien. On ne nous a pas apporté nos effets. La locomotive qui n’emmenait que notre seul wagon se mit en marche. Il était deux heures de l’après-midi. Il se trouva que par le chemin de fer de ceinture nous nous dirigions vers une petite station perdue où l’on devait accrocher notre wagon à un train postal qui était parti de Moscou, de la gare de Kazan, se dirigeant vers Tachkent. A cinq heures, nous dîmes adieu à Sérioja et à Biéloborodova qui devaient prendre le train allant en sens inverse pour rentrer à Moscou.

« Nous continuâmes le voyage. J’avais de la fièvre. L. D. avait de l’entrain, il était presque gai. La situation était devenue nette. L’ambiance générale devint calme. L’escorte était prévenante et polie. On nous fit savoir que nos bagages partaient avec le train suivant et qu’à Frounzé (terminus de notre trajet par chemin de fer) ils nous rattraperaient : cela voulait dire au neuvième jour de notre voyage. Nous n’avions avec nous ni linge ni livres. Avec quel soin affectueux, pourtant, Sermux et Poznansky n’avaient-ils pas empaqueté les livres, les choisissant minutieusement, les uns pour la route, les autres pour les travaux des premiers temps ! Avec quelle sollicitude Sermux avait emballé les accessoires de bureau de L. D., connaissant ses goûts et ses habitudes à la perfection ! Que de voyages n’avait-il pas faits, pendant les années de la révolution, avec L. D. en qualité de sténographe et de secrétaire. L. D., en cours de route, travaillait toujours avec une triple énergie, profitant de l’absence du téléphone, n’étant pas dérangé par des visiteurs ; et ce travail portait de tout son poids d’abord sur Glasmann, ensuite sur Sermux. Cette fois-ci nous étions partis pour un très long voyage sans un seul livre, sans un crayon, sans une feuille de papier. Avant le départ, Sérioja nous avait procuré l’ouvrage scientifique de Séménov-Tianchansky sur le Turkestan ; nous avions l’intention de prendre en route quelque connaissance de notre nouvelle résidence que nous ne nous représentions qu’approximativement. Mais le livre de Séménov-Tianchansky était resté dans une valise avec d’autres effets, à Moscou. Nous étions donc en wagon sans aucun bagage, comme si nous nous rendions simplement d’un quartier de la ville dans un autre. Vers le soir, nous nous allongeâmes sur les banquettes, posant la tête sur les accoudoirs. A la porte entrouverte du compartiment se tenaient des sentinelles.

« Qu’est-ce qui nous attendait ensuite ? Quel caractère allait prendre notre voyage ? Et que serait le lieu de déportation ? Dans quelles conditions nous y trouverions-nous ? Le début n’annonçait rien de bon. Néanmoins, nous nous sentions calmes. Le wagon se balançait doucement. Nous étions couchés sur les banquettes. La porte entrouverte nous rappelait le régime de la prison. Nous étions las de tout l’imprévu, de la situation indéterminée, de la tension des derniers jours et nous nous reposions maintenant. Le calme régnait dans le wagon. L’escorte ne disait mot. J’étais souffrante. L. D. faisait tout pour alléger mon état, mais il ne disposait de rien que de sa bonne humeur caressante qui se communiquait à moi. Nous avions cessé de faire attention à ce qui nous entourait et nous jouissions de notre repos. Liova était dans le compartiment voisin. A Moscou, il s’était plongé tout entier dans le travail de l’opposition. Il était maintenant parti avec nous, en déportation, pour nous aider, il n’avait même pas eu le temps de dire adieu à sa femme. Dès lors, il fut notre unique moyen de communication avec le monde extérieur. Dans le compartiment il faisait presque sombre, des bougies brûlaient au-dessus de la portière, jetant une lueur terne. Nous avancions vers l’Orient.

« Plus nous nous éloignions de Moscou, plus l’escorte se montrait prévenante. A Samara, elle alla nous acheter du linge de rechange, du savon, de la poudre dentifrice, des brosses, etc. Comme nourriture nous avions les dîners que l’on commandait d’avance pour nous et pour l’escorte aux restaurants des gares. L. D. qui était toujours astreint à une diète sévère, mangeait maintenant gaîment de tout ce qu’on apportait et nous remontait le moral à Liova et à moi. Je l’observais avec étonnement et quelque crainte. Les effets qui avaient été achetés pour nous à Samara reçurent, dans notre conversation familière, des noms particuliers : telle serviette de toilette portait celui de Menjinsky ; chaussettes Iagoda (l’adjoint de Menjinsky), etc. Ainsi dénommées, les choses avaient un air plus drôle.

« Par suite des amoncellements de neige, notre train marchait avec un grand retard. Cependant, de jour en jour, nous entrions plus profondément dans l’Asie.

« Avant le départ, L. D. avait demandé qu’on lui permît d’emmener ses deux anciens collaborateurs. On le lui refusa. Alors Sermux et Poznansky décidèrent de partir de leur propre gré, dans le train même où nous serions. Ils s’installèrent dans un autre wagon, furent témoins de la manifestation, mais ne bougèrent pas de leur place, supposant que nous partions aussi dans le même convoi. Quelque temps après, ils découvrirent que nous n’y étions pas, descendirent à Arys et nous attendirent au train suivant. C’est là que nous les rejoignîmes. Liova seulement put les voir, car il jouissait d’une certaine liberté, mais tous nous fûmes profondément heureux de la rencontre. Voici une note de mon fils qui a été prise sur place : « Le matin, je me dirige vers la gare, pensant que j’y trouverai peut-être les camarades dont le sort a été l’objet de tant de conversations et d’inquiétudes pendant tout le trajet. Et en effet les voilà tous les deux devant moi ; ils occupent une table au buffet et jouent aux échecs. Il serait difficile de dépeindre ma joie. Je leur fais comprendre qu’ils ne doivent pas s’approcher de moi : après mon apparition au buffet, les allées et venues des agents sont comme toujours plus nombreuses. Je me hâte de retourner au wagon pour faire part de ma découverte. Joie générale. L. D. lui-même a de la peine à se fâcher de ce qu’ils ont fait : cependant, ils ont contrevenu à ses instructions et, au lieu de pousser plus loin leur voyage, ils ont attendu à la vue de tous, courant un risque inutile. Après m’être entendu avec L. D., je rédige pour eux un billet que j’espère pouvoir leur remettre quand il fera plus sombre. L’instruction comporte ceci : Poznansky se séparera de son compagnon, partira pour Tachkent immédiatement et y attendra un signal. Sermux poursuivra jusqu’à Alma-Ata sans entrer en communication avec nous. Passant sans m’arrêter devant Sermux, je réussis à lui donner rendez-vous derrière la gare, dans un lieu discret qui n’était pas éclairé. Poznansky y vient ; nous ne réussissons pas tout de suite à nous rencontrer ; quand nous nous trouvons enfin, nous sommes émus, nous nous hâtons, nous nous coupons constamment la parole. Je lui dis : « Ils ont brisé la porte, ils l’ont emporté « sur les bras... » Lui ne comprend pas quels sont ceux qui ont brisé la porte, pourquoi on a emporté L. D. Je n’ai pas le temps de le lui expliquer, on pourrait nous découvrir. En somme, l’entrevue ne donna aucun résultat... »

« Après la découverte qu’avait faite mon fils à Arys, nous continuâmes le voyage avec le sentiment d’avoir un fidèle ami dans le train. Nous en étions heureux. Au dixième jour du voyage, nous reçûmes nos bagages et nous nous empressâmes de prendre le livre de Séménov-Tianchansky. Nous lûmes avec intérêt ce qui y était dit de la nature, de la population, des jardins de pommiers ; le principal est que, là-bas, la chasse est merveilleuse. L. D. dépaqueta avec plaisir les accessoires de bureau qu’avait emballés Sermux. Nous arrivâmes à Frounzé (Pichpek) de bonne heure dans la matinée. C’est la dernière station de chemin de fer. Il gelait fort. Une neige blanche, pure, délicieuse, inondée de rayons solaires, nous éblouissait. On nous apporta des valenki et des touloupes. J’étouffais sous le poids des vêtements et, néanmoins, j’eus froid en route. L’autobus avançait lentement sur la piste crissante de neige, le vent nous piquait à la figure. Après un trajet d’une trentaine de kilomètres, on s’arrêta. Il faisait sombre. Il nous semblait que nous nous trouvions au milieu d’un désert de neige. Deux des hommes de l’escorte (nous étions accompagnés par douze ou quinze hommes) s’approchèrent de nous et nous apprirent avec une certaine confusion que le gîte pour la nuit « n’était pas fameux ». Nous eûmes du mal à descendre de voiture et, cherchant à tâtons dans l’obscurité le seuil de la station postale et la porte basse, nous entrâmes et nous nous débarrassâmes avec plaisir de nos touloupes. Il faisait pourtant froid dans l’isba ; l’endroit n’était pas chauffé. Les carreaux des toutes petites fenêtres étaient couverts de glaçons. Il y avait dans un coin un grand poêle russe, mais hélas ! il était froid comme glace. Nous nous réchauffâmes avec du thé. Nous mangeâmes un morceau. L. D. se mit à causer avec la tenancière de la station, une femme cosaque, et il la questionna en détail sur son existence ; il lui demanda aussi ce qu’elle savait de la chasse. Tout était curieux, mais le principal était que nous ne savions comment cela se terminerait. On fit les préparatifs du coucher. L’escorte s’était répartie dans le voisinage. Liova s’allongea sur un banc. L. D. et moi nous couchâmes sur la grande table, étendant sous nous les touloupes. Quand, enfin, nous fûmes installés pour la nuit dans les ténèbres de cette chambre glacée au plafond bas, j’éclatai de rire :

« —Cela ne ressemble pas du tout au logement du Kremlin !

« L. D. et Liova se montrèrent tout aussi amusés que moi.

« A l’aube, on se remit en route. Nous avions devant nous la partie la plus difficile du voyage. Il fallait passer la chaîne du Kourdaï. Le froid était dur. La pesanteur des vêtements était insupportable, c’était comme si un mur vous était tombé sur le dos. A une nouvelle étape, nous causâmes, en prenant le thé, avec un chauffeur et un agent du Guépéou qui étaient venus à notre rencontre d’Alma-Ata. Devant nous, peu à peu, certaines choses... parcelle par parcelle, se révélaient de la vie que nous ne connaissions pas encore. La route était difficile pour l’auto, les passages où la neige était tassée étaient parfois coupés par des amoncellements de neige fraîchement tombée. Le chauffeur menait adroitement sa machine, connaissait bien les particularités de la route, se réchauffait avec de la vodka. Vers la nuit, il gela de plus en plus fort. Sentant bien que tout dépendait de lui dans ce désert hivernal, le chauffeur se laissait aller à dire tout ce qu’il avait sur le coeur, critiquant sans cérémonie les chefs et le régime... Le représentant de l’autorité d’Alma-Ata, qui était assis à côté de lui cherchait même à se rendre aimable : pourvu seulement que notre conducteur nous menât à bon port ! Il était plus de deux heures quand, en pleines ténèbres, la voiture s’arrêta. Nous étions arrivés. Où cela ? Il se trouva que nous étions rue Gogol, à l’hôtel « Djétys », un garni qui datait évidemment du temps de Gogol. On nous donna deux petites chambres. Les pièces d’à côté furent occupées par l’escorte et par les agents régionaux du Guépéou. Liova fit la vérification des bagages : il se trouva que deux valises, contenant du linge et des livres, étaient restées quelque part dans les neiges. Hélas ! une fois de plus, nous avions perdu Séménov-Tianchansky. Nous avions perdu les cartes et les livres que L. D. avait rassemblés sur la Chine et l’Inde ; nous avions perdu les accessoires de bureau. Pour la sauvegarde de nos valises, il n’avait pas suffi de... quinze paires d’yeux.

« Liova, dès le matin, partit en reconnaissance. Il parcourut la ville, et avant tout, il alla voir les postes et télégraphes, un endroit qui devait se placer au centre même de notre existence. Il découvrit également la pharmacie. Infatigable, il rechercha tous les objets dont nous aurions besoin, des plumes, des crayons, du pain, du beurre, des bougies... Ni L. D. ni moi, dans les premiers jours, ne sortîmes de notre chambre ; ensuite, nous nous mîmes à faire de petites promenades le soir. Notre liaison avec le monde extérieur dépendait uniquement de notre fils.

« On nous apportait à manger d’une Stolovaïa voisine. Liova courait toute la journée. Nous l’attendions avec impatience. Il apportait les journaux. Il nous donnait aussi telles ou telles informations intéressantes sur les us et coutumes de la ville. Nous nous demandions avec inquiétude comment Sermux avait fait son voyage. Et un beau matin, quatre jours après notre arrivée à l’hôtel, nous entendîmes dans le corridor la voix bien connue. Comme elle nous était chère ! Nous écoutions à travers la porte les paroles de Sermux, son ton, ses pas. Cela nous ouvrait de nouvelles perspectives. On lui donna une chambre dont la porte était juste en face de la nôtre. Je sortis dans le corridor, il me salua de loin... Nous n’osions pas encore entrer en conversation, mais nous nous réjouissions en silence de ce voisinage. Le lendemain, en catimini, nous le fîmes entrer dans notre chambre, nous lui apprîmes en toute hâte ce qui s’était passé et nous convînmes de ce qu’il y aurait à faire pour notre avenir commun. Mais cet avenir ne devait pas être de longue durée. Le même jour, à dix heures du soir, arriva le dénouement. Tout était calme dans l’hôtel. L. D. et moi étions assis dans notre chambre, la porte était entrouverte sur le corridor glacé, car le poêle de fonte nous chauffait intolérablement. Liova était dans sa chambre. Nous entendîmes des pas légers, circonspects, les pas d’hommes qui marchent en bottes de feutre, dans le couloir ; aussitôt, nous nous mîmes à l’écoute tous les trois (il se trouva que Liova, lui aussi, tendait l’oreille et devinait ce qui se passait). « Ils sont venus », pensai-je rapidement. Nous entendîmes qu’on entrait sans frapper dans la chambre de Sermux, qu’on lui disait « Dépêchez-vous ! », que Sermux répondait : « Je peux au moins mettre mes valenki ? » Il était en pantoufles. Ce furent encore des pas légers, à peine perceptibles et le silence se rétablit. Ensuite, le portier ferma à clé la chambre d’où l’on avait emmené Sermux. Nous ne le revîmes plus. Il fut incarcéré quelques semaines dans le sous-sol du Guépéou d’Alma-Ata avec des criminels de droit commun, ne recevant qu’une ration de famine ; ensuite on l’expédia à Moscou, en ne lui donnant que vingt-cinq kopecks par jour pour sa nourriture. Cela ne pouvait suffire, même pour acheter du pain.
« Poznansky, comme nous l’apprîmes plus tard, fut arrêté en même temps à Tachkent et on l’expédia aussi à Moscou. Trois mois plus tard, nous reçûmes d’eux des nouvelles : ils étaient déjà déportés. Par un heureux hasard, lorsque, de Moscou, on les conduisait en Orient, ils s’étaient trouvés dans le même wagon et leurs places étaient l’une en face de l’autre. Séparés pour un temps, ils s’étaient retrouvés pour être séparés encore : on les envoya dans des endroits différents.

« L. D. se trouva ainsi privé de ses collaborateurs. Les adversaires prirent sur eux une revanche implacable pour les fidèles services qu’ils avaient rendus à la révolution, coude à coude avec L. D. Dès 1924, le gentil et modeste Glazmann avait été poussé au suicide. Sermux et Poznansky avaient été déportés. Boutov, le tranquille et laborieux Boutov avait été arrêté ; on avait réclamé de lui de faux témoignages, on l’avait amené à une interminable grève de la faim et à la mort dans une infirmerie de prison. Ainsi, le « secrétariat » que les ennemis de L. D. considéraient avec une haine en quelque sorte mystique, comme la source de tous les maux, se trouva enfin détruit. Les ennemis estimaient que L. D. était maintenant définitivement désarmé dans la lointaine Alma-Ata. Vorochilov s’en vantait publiquement :

« —S’il meurt là-bas, nous ne le saurons pas de sitôt.

« Mais L. D. n’était pas désarmé. A trois, nous formâmes une coopération. Notre fils fut chargé surtout d’établir nos relations avec le monde extérieur. Il avait la direction de notre correspondance. L. D. le dénommait tantôt ministre des Affaires étrangères, tantôt ministre des Postes et des Télégraphes. Notre correspondance prit bientôt un développement formidable, et le poids en retombait surtout sur Liova. Il était également garde du corps. C’était aussi lui qui rassemblait les documents dont L. D. avait besoin pour ses travaux : il fouillait les réserves de la bibliothèque, se procurait de vieux journaux, recopiait des textes. Il menait tous les pourparlers avec les chefs de l’endroit, s’occupait d’organiser des chasses, veillait sur le chien et sur l’état des armes. En outre il étudiait avec assiduité la géographie économique et les langues étrangères.

« Quelques semaines après notre arrivée, les travaux scientifiques et politiques de L. D. étaient déjà en pleine marche. Plus tard, Liova trouva aussi une dactylo. Le Guépéou n’inquiéta pas celle-ci, mais, de toute évidence, l’obligea à rapporter tout ce qu’elle avait écrit chez nous. Il serait très intéressant d’entendre le témoignage de cette demoiselle qui était peu expérimentée dans la lutte contre le trotskysme.

« A Alma-Ata, la neige était belle, blanche, pure, sèche : à pied ou en véhicule, on ne circulait guère dans le pays ; tout l’hiver, la neige gardait sa fraîcheur. Au printemps, elle était remplacée par des coquelicots. Quelle était leur abondance ! C’étaient d’immenses tapis, la steppe en était couverte sur d’innombrables kilomètres, tout était d’un rouge vif. En été, c’étaient les pommes, la fameuse espèce qu’on cultive à Alma-Ata, de grosses pommes rouges. Il n’y avait pas en ville de service des eaux, ni de lumière, ni de chaussée. Au centre, au marché, dans la boue, sur les marches du magasin, des Kirghiz se chauffaient au soleil, cherchant sur eux-mêmes certains insectes. La malaria sévissait. Il y avait même des cas de peste et, pendant les mois d’été, le nombre des chiens malades de la rage était très grand. Les journaux annonçaient des cas fréquents de lèpre dans la région... Et, malgré tout, nous vécûmes bien cet été. Nous louâmes une isba chez un horticulteur, sur des contreforts, d’où la vue s’ouvrait sur des montagnes chargées de neige, ramifications des Tian-Chan. Avec le propriétaire et sa famille, nous nous occupions de surveiller la maturation des fruits et nous prenions notre part du travail de la récolte. Le jardin passa par plusieurs de ces époques. Il était couvert de fleurs blanches. Puis les arbres s’alourdirent, leurs branches abaissées étant appuyées sur des tuteurs. Ensuite, les fruits formèrent des tapis bariolés sous les arbres, sur des couches de paille et les pommiers, délivrés de leur charge, relevèrent leurs branches. Et, dans le jardin, cela sentait la pomme mûre, la poire mûre ; des abeilles et des guêpes bourdonnaient. Nous préparions des confitures.

« En juin-juillet, dans la pommeraie, dans la petite maison couverte de roseaux entrelacés, le travail marchait sans arrêt, la machine à écrire crépitait sans cesse —chose inouïe dans cette région. L D. dictait une critique du programme de l’Internationale communiste, la corrigeait et la donnait à recopier. Le courrier était abondant : on recevait de dix à quinze lettres par jour, un grand nombre de thèses de toutes sortes, de la critique, de la polémique intérieure, des nouvelles de Moscou, une grande quantité de télégrammes sur des questions de politique comme sur des questions de santé. Les grands problèmes d’intérêt mondial arrivaient pêle-mêle avec des questions locales, avec de petites questions qui, d’ailleurs, semblaient aussi très importantes. Les lettres de Sosnovsky se rapportaient toujours à des thèmes d’actualité et étaient rédigées avec son entrain et sa virulence habituels. On recopiait des lettres remarquables de Rakovsky et on les expédiait à d’autres. La petite chambre au plafond bas était encombrée de tables, de liasses de manuscrits, de cartons, de journaux, de livres, de textes recopiés, de coupures. Liova, pendant des journées entières, ne sortait pas de sa chambre qui se trouvait à côté de l’écurie : il tapait, corrigeait ce qui avait été tapé par la dactylographe, mettait sous enveloppe, expédiait ou recevait le courrier, recherchait les passages qu’on avait besoin de citer. Un invalide nous apportait de la ville, à cheval, la correspondance. Vers le soir, L. D., assez fréquemment, partait avec son fusil et son chien, gagnant les montagnes, accompagné tantôt par moi, tantôt par Liova. On rentrait rapportant des cailles, des ramiers, des bartavelles ou des faisans. Tout allait bien jusqu’à l’accès habituel de malaria.

« C’est ainsi que nous vécûmes une année à Alma-Ata, ville de tremblements de terre et d’inondations, au pied des contreforts des monts Tian-Chan, sur la frontière de la Chine, à deux cent cinquante kilomètres du chemin de fer, à quatre mille kilomètres de Moscou, dans la société des lettres, des livres et de la nature.

« Bien que, à tout instant, nous soyons tombés sur des amis qui devaient cacher leurs sentiments (il est encore trop tôt pour parler d’eux), nous étions extérieurement complètement isolés de la population environnante, car quiconque essayait de se mettre en contact avec nous s’exposait à une répression parfois très rigoureuse... »

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Au récit de ma femme, j’ajouterai quelques extraits de ma correspondance d’alors.

Le 28 février, bientôt après notre arrivée, j’écrivais à quelques-uns de nos amis déportés :

« Comme on attend ici le transfert du gouvernement du Kazakstan, tous les logements ont été recensés. Ce n’est qu’en résultat de télégrammes envoyés par moi à Moscou, aux adresses le plus haut placées, que nous avons enfin obtenu un logement, après un séjour de trois semaines à l’hôtel. Il a fallu acheter quelques meubles, remettre à neuf un fourneau qui était en mauvais état et, d’une façon générale, s’occuper d’édification, a vrai dire, en dehors de tout plan : ce fut à la charge de Natalia Ivanovna et de Liova. L’édification n’est pas encore terminée à ce jour, car le fourneau ne veut pas se laisser chauffer...

« Je m’occupe beaucoup de l’Asie : géographie, économie, histoire et autres choses... Ce qui manque terriblement, ce sont les journaux étrangers. J’ai déjà écrit à certaines adresses pour demander qu’on m’envoie des journaux, même de ceux qui ne seraient pas de la dernière actualité. La poste arrive ici avec de grands retards et, autant qu’il paraît, très irrégulièrement...

« Le rôle du parti communiste hindou n’est pas du tout clair. Il y avait dans les journaux des télégrammes annonçant les manifestations dans certaines provinces des « partis ouvriers et « paysans ». Cette dénomination elle-même donne des craintes légitimes. Car enfin, le Kuomintang, lui aussi, avait été déclaré en son temps parti ouvrier et paysan. Si nous allions avoir une répétition de ce qui s’est déjà passé !...

« L’antagonisme anglo-américain s’est enfin fait jour. Maintenant Staline avec Boukharine semblent commencer a comprendre de quoi il s’agit. Nos journaux, pourtant, simplifient beaucoup trop en présentant les choses comme si l’antagonisme anglo-américain, s’aggravant constamment, devait mener directement à la guerre. On peut penser sans le moindre doute que, dans cette question, il y aura encore plus d’un revirement. Pour les deux partenaires, la guerre serait une chose trop risquée. Ils feront encore plus d’un effort pour arriver à s’entendre et pour la pacification. Mais, dans l’ensemble, l’évolution va à pas de géant du côté d’un dénouement sanglant. »

Pour la première fois je venais de lire, en route, le pamphlet de Marx : Herr Vogt [Voir traduction française de J. Molitor, édition Costes, Paris, 1927.—N.d.T.]. Pour réfuter une douzaine d’affirmations calomnieuses de Karl Vogt, Marx a écrit un livre de deux cents pages tassées, après avoir recueilli des documents, des témoignages, après avoir analysé les preuves directes et indirectes... Que ferions-nous si nous nous mettions à réfuter les calomnies des staliniens dans la même mesure ? Il faudrait peut-être éditer une encyclopédie comportant un millier de tomes...

En avril, je partageai avec les « initiés » les joies et les déceptions de la chasse :

« Nous partîmes avec notre fils sur la rivière Ili, dans la ferme intention d’utiliser la saison printanière jusqu’au bout. Cette fois, nous emportâmes des tentes, des pièces de feutre, des pelisses, etc., pour ne pas passer les nuits dans les yourtes [Yourtes : tentes de nomades. ce mot est employé dans l’Asie occidentale et, notamment, chez les Ostiaks. —N.d.T.]... Mais la neige se remit à tomber, les gelées revinrent. Ces journées peuvent être dites celles de grandes épreuves. La nuit, le froid atteignait huit et dix degrés. Néanmoins, pendant neuf jours, nous n’entrâmes pas dans une seule isba. Grâce à notre linge chaud et à la grande quantité de vêtements que nous avions, nous ne souffrions presque pas du froid. Cependant, nos bottes, en une nuit, gelaient, et il fallait les réchauffer sur un bûcher ; autrement, il était impossible de les mettre. Dans les premiers jours, nous chassâmes sur des marais ; ensuite, sur un lac à découvert. J’avais, sur un monticule, une hutte pour la chasse aux canards, dans laquelle je passais de douze à quatorze heures par jour. Liova se tenait tout simplement dans les roseaux, sous les arbres.

« A cause du mauvais temps, les vols de gibier étant irréguliers, la chasse en tant que chasse, ne réussissait pas. Nous rapportâmes plus de quarante canards et deux oies. Néanmoins, ce voyage me donna un extrême plaisir dont le fond était que, pour un temps, j’étais revenu à la barbarie : dormir en plein air, manger, à ciel ouvert, du mouton préparé dans un seau, ne pas se laver, ne pas se déshabiller et par conséquent ne pas s’habiller, tomber de cheval dans une rivière (c’est la seule fois que je dus me déshabiller sous un soleil de midi qui était brûlant), passer presque les vingt-quatre heures de la journée sur un petit pilotis au milieu des eaux et des roseaux —tout cela ne peut être vécu que rarement. Je rentrai à la maison sans la moindre apparence de rhume. Mais, une fois là, je m’enrhumai dès le lendemain et je restai couché toute une semaine...

« Nous commençâmes aussitôt à recevoir des journaux de l’étranger, par Moscou et par Astrakhan, par l’intermédiaire de Rakovsky. Aujourd’hui, j’ai reçu de lui une lettre. Il élabore pour l’institut Marx-Engels une thèse sur le saint-simonisme. En outre, il travaille à ses Mémoires. Pour quiconque connaît un peu la vie de Rakovsky, il est facile d’imaginer l’immense intérêt que présenteront ses souvenirs. »

Le 24 mai, j’écrivais à Préobrajensky qui, déjà, tergiversait :

« Ayant reçu vos thèses, je n’en ai absolument rien communiqué par écrit à personne. Avant-hier, j’ai reçu de Kalpachov le télégramme suivant : « Rejetons résolument propositions et appréciation Préobrajensky. Répondez immédiatement. Smilga, Alsky, Nétchaev. » J’ai reçu hier un télégramme d’Oust-Koulom : « N’estimons pas justes propositions de Préobrajensky. Biéloborodov, Valentinov. » De Rakovsky, j’ai reçu hier une lettre dans laquelle il ne fait pas votre éloge, mais exprime son attitude à l’égard du « cours de gauche » de Staline par la formule anglaise : « Voir venir. » Hier encore, j’ai reçu des lettres de Biéloborodov et de Valentinov. Tous deux sont extrêmement alarmés par je ne sais quelle missive de Radek à Moscou, qui est toute pénétrée d’un état d’esprit inquiétant. Ils sont exaspérés. S’ils me transmettent exactement le contenu de la lettre de Radek, je me solidarise entièrement avec eux. Je ne recommanderais pas d’encourager les impressionnistes.

« Depuis mon retour de la chasse, c’est-à-dire depuis les derniers jours de mars, je reste à la maison, sans bouger, toujours devant un livre ou la plume à la main, à peu près de sept ou huit heures du matin jusqu’à dix heures du soir. Je me dispose à prendre un peu de repos pendant quelques jours :

actuellement, il n’y a pas de chasse possible ; c’est pourquoi nous irons, Natalia Ivanovna, Sérioja (qui est ici en ce moment) et moi, à la pêche, sur la rivière Ili. De quoi il vous sera rendu compte en temps voulu.

« Avez-vous compris ce qui s’est passé en France avec les élections ? Pour moi je n’ai encore rien compris. La Pravda n’a même pas donné le chiffre total des votants, comparativement à celui des élections précédentes, de sorte que l’on ne peut savoir si le pourcentage des communistes s’est élevé ou abaissé. Je me dispose d’ailleurs à étudier cette question d’après les journaux étrangers, et alors j’écrirai. »

Le 26 mai, j’écrivais à Mikhaïl Okoudjava, un des vieux bolcheviks géorgiens :

« Dans la mesure où le cours nouveau de Staline indique des tâches à accomplir, il constitue sans aucun doute une tentative pour se rapprocher de notre position. En politique, ce qui décide cependant, ce n’est pas seulement le quoi, c’est aussi le comment et le qui. Les grandes batailles qui décideront du sort de la révolution sont encore affaire d’avenir.

« Nous avons toujours estimé, et nous l’avons dit plus d’une fois, que l’on ne saurait se représenter le processus du glissement politique de la fraction dirigeante comme une courbe constamment déclinante Et le glissement, en effet, ne se fait pas dans le vide, mais dans une société de classes où se produisent de profondes frictions intérieures. La masse essentielle du parti ne forme pas du tout un monolithe, elle constitue simplement, au plus haut degré, une matière première pour la politique. Il est inévitable que se produisent en elle des processus de différenciation, sous la pression des forces de classe venant de droite comme de gauche. Les événements graves qui ont eu lieu, en cette dernière période, dans le parti et dont nous subissons, vous et nous, les conséquences, ne sont, en quelque sorte, que le prélude d’une évolution ultérieure. De même que l’ouverture d’un opéra comporte les thèmes musicaux de l’oeuvre tout entière et les présente sous une forme concentrée, notre « ouverture » politique a seulement donné les mélodies qui, par la suite, se développeront dans toute leur ampleur, c’est-à-dire avec le concours des cuivres, des contrebasses, des tambours et autres instruments d’une sérieuse musique de classe. Le développement des événements confirme d’une façon absolument incontestable que nous avions raison, que nous avons encore raison, non seulement contre les hésitants et ceux qui ont retourné leur veste, c’est-à-dire contre les Zinoviev, les Kaménev, les Piatakov, et autres, mais contre nos chers amis de « la gauche », les confusionnistes d’ultra-gauche, dans la mesure où ils sont disposés à prendre l’ouverture pour l’opéra, c’est-à-dire à penser que tous les processus essentiels dans le parti et dans l’Etat se sont déjà achevés, et que Thermidor dont ils ont entendu parler pour la première fois par nous, est déjà un fait accompli... Ne pas se laisser aller à la nervosité, ne pas se tracasser inutilement, soi et les autres, apprendre, attendre, suivre attentivement et ne pas laisser la ligne politique que l’on suit se couvrir de la rouille des vexations personnelles, telle doit être notre conduite. »

Le 9 juin mourut à Moscou ma fille Nina qui partageait avec ardeur mes idées. Elle avait vingt-six ans. Son mari avait été arrêté peu de temps avant ma déportation. Elle avait continué à militer dans l’opposition jusqu’au jour où elle s’alita. Une phtisie galopante se déclara qui l’emporta en quelques semaines. La lettre qu’elle m’avait écrite de l’hôpital mit soixante-treize jours à me parvenir et ne m’arriva qu’après sa mort.

Rakovsky m’envoya le 16 juin ce télégramme :

« Reçu hier ta lettre sur grave maladie de Nina. Télégraphié à Alexandra Guéorguievna (la femme de Rakovsky) à Moscou. Aujourd’hui ai appris par les journaux que Nina a terminé le court trajet de sa vie révolutionnaire. Tout avec toi, cher ami, beaucoup de peine, mais espace infranchissable nous sépare. T’embrasse bien des fois fortement. Christian. »

Quinze jours plus tard arrivait une lettre de Rakovsky :

« Cher ami, j’éprouve une grande douleur pour Ninotchka, pour toi, pour vous tous. Depuis longtemps tu portes la lourde croix du révolutionnaire marxiste, mais maintenant tu éprouves pour la première fois la douleur infinie du père. De toute mon âme avec toi, je m’afflige d’être si loin de toi...

« Sérioja t’a probablement raconté quelles mesures absurdes ont été infligées à tes amis après le traitement inepte que tu as subi toi-même à Moscou. Je me suis présenté à ton logement une demi-heure après ton départ. Il y avait dans le salon un groupe de camarades, dont la plupart étaient des femmes ; parmi eux, Mouralov. « Qui est ici le citoyen Rakovsky ? dit une voix. —C’est moi, que vous faut-il ? —Suivez-moi ! » On me conduit par le corridor dans une petite chambre. Devant la porte, on m’ordonna de mettre « haut les mains ! » Après avoir tâté mes poches on m’arrêta. On me rendit la liberté à cinq heures. Mouralov, qui avait été l’objet de la même procédure après moi, fut retenu jusque tard dans la nuit... « Ils ont perdu la tête », me dis-je, et j’éprouvai non de la colère, mais de la honte pour nos propres camarades. »

J’écrivis à Rakovsky le 14 juillet :

« Cher Christian Guéorguiévitch je ne t’ai pas plus écrit qu’aux autres amis depuis une éternité, me bornant à expédier divers documents. Après mon retour de l’Ili où j’ai eu la première nouvelle du grave état de Nina, nous sommes allés immédiatement nous installer dans une Villa. C’est là que quelques jours après nous avons eu la nouvelle de la mort de Nina. Tu comprends ce que cela signifiait pour nous... Mais il fallait, sans perdre de temps, préparer pour le VIe congrès de l’Internationale communiste nos documents. C’était difficile. Mais, d’autre part, la nécessité d’accomplir ce travail coûte que coûte nous fit en quelque sorte l’effet d’un sinapisme et nous aida à dominer notre accablement pendant les premières semaines, les plus pénibles.

« Nous attendions ici pendant tout le mois de juillet, l’arrivée de Zinouchka [ma fille aînée]. Mais, hélas ! il a fallu y renoncer. Guétier a exigé catégoriquement qu’elle prît place immédiatement dans un sanatorium pour tuberculeux. Chez elle, la maladie date de longtemps et, comme elle a dû soigner Ninoutchka pendant les trois derniers mois, alors que celle-ci était déjà condamnée par les médecins, son état de santé à elle est sérieusement compromis...

« Parlons maintenant des travaux pour le congrès. J’ai décidé de commencer par une critique du projet de programme, en examinant toutes les questions qui nous opposent à la direction officielle. En résultat, je suis arrivé à faire un petit livre dont l’étendue est celle de onze feuilles d’imprimerie [Soit cent soixante-seize pages.—N.d.T.]. Dans l’ensemble, je donnais le résumé de ce qui avait été le fruit de notre travail collectif dans les cinq dernières années, depuis que Lénine avait abandonné la direction du parti, depuis que régnaient sans vergogne les épigones qui vécurent d’abord sur les intérêts du capital mais qui, bientôt, se mirent à dépenser le capital même.

« Au sujet de l’adresse au congrès, j’ai reçu plusieurs dizaines de lettres et de télégrammes. La statistique des voix n’est pas encore établie. En tout cas, sur une bonne centaine de voix, il n’y en a que trois qui se soient prononcées pour les thèses de Préobrajensky...

« Il est fort probable que le bloc de Staline avec Boukharine-Rykov conservera encore à ce congrès une apparence d’unité, afin de faire une dernière tentative désespérée pour jeter sur nous, « définitivement », une dalle mortuaire. Mais précisément, ce nouvel effort, qui, fatalement, ne réussira pas, peut extrêmement accélérer le processus de différenciation à l’intérieur du bloc, car, le lendemain même du congrès, la question se posera encore plus nettement : « Où va-t-on ensuite ? » Quelle sera la réponse donnée à cette question ? Après avoir perdu les possibilités de la situation révolutionnaire en Allemagne en 1923, nous avions, comme compensation, le zigzag d’ultra-gauche de 1924-1925 qui allait très en profondeur. Le cours d’ultra-gauche de Zinoviev fermenta grâce à la levure de la droite : lutte contre les partisans de l’industrialisation, roman avec Raditch, La Follette, l’Internationale paysanne, le Kuomintang, etc. Quand l’ultra-gauche se fut épuisée en vains efforts, la même levure de la droite amena la fermentation d’un cours de droite. On ne saurait exclure la possibilité d’un renouvellement des mêmes faits, plus largement, à une nouvelle étape, c’est-à-dire d’une nouvelle période de l’ultra-gauchisme s’appuyant sur les mêmes prémisses opportunistes. Cependant, les forces économiques du dessous peuvent briser ce courant d’ultra-gauchisme et imprimer un mouvement décisif vers la droite. »

En août, j’écrivais à plusieurs camarades :

« Vous avez certainement constaté que nos journaux ne donnent absolument aucun écho de la presse européenne et américaine concernant les événements qui se produisent dans notre parti. Cela seul donnait déjà à penser que de tels échos ne répondraient pas aux exigences du cours nouveau. Pour moi, ce n’est plus une hypothèse, c’est, au suprême degré, une claire démonstration donnée par la presse. Le camarade Andreïtchine m’a envoyé une page détachée du numéro de février de la revue américaine The Nation. Après avoir brièvement exposé les derniers événements qui se sont produits chez nous, cette revue, une des plus considérables de la démocratie de gauche, dit ceci :

« Tout cela met au premier plan la question suivante : qui est-ce qui représente la continuation du programme bolchevique en Russie, et qui amène l’inévitable réaction contre ce programme ? Le lecteur américain a toujours estimé que Lénine et Trotsky représentaient la même cause ; la presse conservatrice et les hommes d’Etat de chez nous sont arrivés à la même conclusion. C’est ainsi que le Time de New York a trouvé que, pour le nouvel an, le principal motif de réjouissance était dans l’exclusion de Trotsky, prononcée par le parti communiste, affirmant tout net que « l’opposition expulsée était d’avis d’éterniser les idées et le régime qui ont séparé la Russie de la civilisation occidentale ».

« La plupart des grands journaux européens écrivaient sur le même ton. Sir Austen Chamberlain, pendant la conférence de Genève, a déclaré, paraît-il, que l’Angleterre ne pouvait entrer en pourparlers avec la Russie pour cette simple raison que « Trotsky n’avait pas encore été collé au mur ».

Chamberlain doit être maintenant satisfait du bannissement de Trotsky... En tout cas, les représentants de la réaction en Europe sont unanimes dans leurs conclusions : c’est Trotsky, et non pas Staline qui est pour eux le principal adversaire communiste. »

« C’est assez éloquent, n’est-ce pas ? »

Un peu de statistique, d’après les notes prises par mon fils. D’avril à octobre 1928, nous avons envoyé d’Alma-Ata environ huit cents lettres politiques ; dans ce nombre, une série d’ouvrages très étendus. Nous avons expédié environ cinq cent cinquante télégrammes. Nous avons reçu plus de mille lettres politiques, longues ou courtes, et environ sept cents télégrammes, qui pour la plupart étaient expédiés par des collectivités. Tout cela circulait principalement entre les lieux de déportation, mais, de notre exil, les lettres s’infiltraient dans le reste du pays. Or, dans les mois les plus propices, il n’y avait que la moitié de la correspondance qui nous arrivât. En outre, de Moscou, nous reçûmes huit ou neuf courriers secrets, c’est-à-dire des documents et des lettres de conspiration qui nous parvenaient par des émissaires spéciaux ; nous en envoyâmes tout autant à Moscou. La poste clandestine nous tenait au courant de toutes les affaires et nous permettait, quoique avec de grands retards, de faire écho aux principaux événements.

Ma santé, vers l’automne, se gâta. Le bruit en parvint à Moscou. Des ouvriers se mirent à poser des questions dans les réunions. Les rapporteurs officiels ne trouvèrent rien de mieux que de représenter mon état physique comme des plus florissants [Un communiqué en ce sens parut aussitôt dans l’Humanité. —N.d.T.].

Le 20 septembre, ma femme expédia à Ouglanov, qui était alors secrétaire de l’organisation de Moscou, le télégramme suivant
 :
« Dans votre discours au plenum du comité de Moscou vous parlez de la maladie imaginaire de mon mari L. D. Trotsky. Voyant l’inquiétude et les protestations de nombreux camarades, vous vous écriez avec indignation : « Voilà à quelles mesures on a recours ! » D’après vous donc, il faut penser que des mesures indignes sont employées non par ceux qui déportent les compagnons de lutte de Lénine et les condamnent à la maladie, mais par ceux qui protestent contre de tels procédés. Sur quoi vous basez-vous et de quel droit usez-vous pour apprendre au parti, aux travailleurs, au monde entier, que les nouvelles venues de la maladie de L. D. sont fausses ? Car enfin, vous trompez le parti. Dans les archives du comité central, il y a des conclusions des meilleurs de nos médecins sur l’état de santé de L. D. Ces médecins se sont réunis en consultation à plusieurs reprises sur l’initiative de Vladimir Ilitch qui se préoccupait beaucoup de la santé de L. D. Ces consultations ont eu lieu également après la mort de Vladimir Ilitch et il y a été établi que L. D. souffrait de colite et d’une goutte causée par un mauvais fonctionnement de la circulation. Vous savez peut-être qu’en mai 1926, L. D. a subi à Berlin une opération pour se délivrer d’une fièvre qui le tourmentait depuis plusieurs années, mais que l’opération a été sans résultat. La colite et la goutte ne sont pas des maladies dont on puisse se guérir, surtout à Alma-Ata. Elles progressent avec les années. On ne peut maintenir un certain état de santé qu’à condition de suivre un régime régulier et un traitement convenable. Il n’y a rien de cela à Alma-Ata. Vous pouvez vous renseigner sur le régime et le traitement nécessaires en interrogeant le commissaire du peuple à la Santé, Sémachko, qui a pris plusieurs fois part aux consultations organisées sur la demande de Vladimir Ilitch. Ici, en outre, L. D. est devenu victime de la malaria qui agit à son tour sur la colite et la goutte, provoquant périodiquement de forts maux de tête. Il y a des semaines et des mois pendant lesquels son état s’améliore. Viennent ensuite des semaines et des mois d’indispositions graves. Tel est le véritable état des choses. Vous avez déporté L. D. d’après l’article 58, comme « contre-révolutionnaire ». On pourrait comprendre que vous déclariez que la santé de L. D. ne vous intéresse pas. Vous seriez, dans ce cas, tout simplement conséquents, appliquant cette persévérance périlleuse qui, si on n’y met pas un terme, conduira au tombeau non seulement les meilleurs révolutionnaires, mais même le parti et la révolution. Mais là, évidemment, sous la pression de l’opinion publique des ouvriers, vous n’avez pas le courage d’aller jusqu’au bout. Au lieu de dire que la maladie de Trotsky est un avantage pour vous, car elle peut l’empêcher de penser et d’écrire, vous niez simplement sa maladie. Dans leurs diverses manifestations, Kalinine, Molotov et d’autres agissent de même. Ce fait que vous êtes obligés de répondre à cette question devant la masse et de vous en tirer par des arguments aussi indignes montre que la classe ouvrière ne croit pas aux calomnies politiques lancées contre Trotsky. Elle ne croira pas davantage aux mensonges que vous lancez concernant son état de santé. »

N.I. SEDOVA-TROTSKY.

Appel des déportés à l’Internationale communiste, Léon Trotsky

13 janvier 1928

Nous soussignés, exclus des rangs du parti communiste de l’Union soviétique avant le XV° congrès de ce parti ou par décision de ce congrès, avons estimé nécessaire de faire appel en temps utile de cette exclusion auprès de l’organe suprême du mouvement communiste international, à savoir le VI° congrès du l’Internationale communiste . Cependant, sur ordre du G.P.U. (ou en partie sur résolution du comité central du parti), nous, vieux‑bolcheviks, sommes exilés dans les régions les plus éloignées d’Union soviétique sans qu’aucune accusation soit portée contre nous, dans le but unique d’empêcher notre liaison avec Moscou et les autres centres ouvriers, et, par conséquent, avec le VI° congrès mondial. Nous estimons donc nécessaire, à la veille de notre départ forcé vers des régions lointaines de l’Union, d’adresser la déclaration présente au présidium du comité exécutif de l’Internationale communiste, en le priant de le porter à la connaissance des comités centraux de tous les partis communistes.

Le G.P.U. nous exile sur la base de l’article 58 du Code criminel, c’est‑à­-dire pour « propagande ou agitation en faveur du renversement, de la sape ou de l’affaiblissement du pouvoir soviétique ou pour commettre des actes individuels contre-révolutionnaires ».
Avec un calme dédain, nous rejetons la tentative d’appliquer cet article à des dizaines de bolcheviks‑léninistes qui ont beaucoup fait pour établir, défendre et consolider le pouvoir soviétique dans le passé et, qui, à l’avenir aussi, consacreront toutes leurs forces à défendre la dictature du prolétariat.
La déportation administrative de vieux militants, sur ordre administratif du G.P.U., est tout simplement un nouveau maillon de la chaîne des événements qui ébranlent le P.C. soviétique. Ces événements auront une importance historique immense pour une série d’années. Les divergences de vues actuelles sont parmi les plus importantes de celles que connut l’histoire du mouvement révolutionnaire international. Il s’agit en substance de savoir comment ne pas mener à sa perte la dictature du prolétariat qui fut conquise en octobre 1917. La lutte dans le P.C. de l’U.R.S.S. se déroule dans le dos de l’I.C. ; celle­-ci n’y participe pas, elle l’ignore même. Les documents principaux de l’Opposition consacrés aux grandes questions de notre époque continuent à être inconnus de l’Internationale communiste. Les partis communistes sont toujours placés devant le fait accompli et ne font qu’apposer leur estampille sur des décisions adoptées d’avance. Nous estimons qu’une telle situation est issue du régime absolument faux en vigueur dans le P.C. de l’U.R.S.S. et dans l’I.C. tout entière.
L’âpreté exceptionnelle de la lutte au sein du parti, qui a amené notre exclusion de celui‑ci (et actuellement notre exil, sans qu’aucun fait nouveau puisse être invoqué pour le motiver), trouve précisément sa cause dans notre aspiration à faire connaître notre point de vue au parti et à l’I.C. Tant que Lénine était là, une telle activité était considérée comme normale et logique Les discussions se développaient à cette époque sur la base de la publication et de l’examen intégral de tous les documents concernant les questions litigieuses. Faute d’un tel régime l’I.C. ne peut devenir ce qu’elle doit être. La lutte pour le pouvoir du prolétariat international contre la bourgeoisie, extrêmement puissante, est encore entièrement devant lui. Cette lutte présuppose, du côté des partis communistes, une direction forte, jouissant d’une autorité morale, et capable d’agir par elle-même. Une telle direction ne peut être créée qu’au cours de nombreuses années, en sélectionnant les représentants les plus fermes, les plus aptes à déterminer leur action d’une façon autonome, les plus conséquents, les plus vaillants de l’avant‑garde du prolétariat. Dans l’exécution de leur tâche, des fonctionnaires, même les plus consciencieux, ne peuvent remplacer les guides de la Révolution. La victoire de la révolution prolétarienne en Europe et dans le monde entier dépend, dans une très large mesure, de la solution du problème de la direction révolutionnaire. Le régime intérieur de l’I.C. empêche de choisir et d’éduquer une pareille direction. Cela se manifeste surtout de façon éclatante par l’attitude des partis communistes étrangers en présence des procédures internes du P.C. de l’U.R.S.S. dont le sort est intimement lié au destin de l’I.C.
Nous, Oppositionnels, nous avons brisé les normes de la vie du parti. Pourquoi ? Parce que nous avons été dépouillés illégalement de la possibilité d’exercer nos droits normaux de membres du parti. Pour porter notre point de vue à la connaissance du congrès, nous avons été contraints de prendre sur nous d’utiliser une imprimerie d’État. Pour réfuter devant la classe ouvrière la falsification de notre point de vue, et, en particulier, la vile calomnie relative à notre prétendue liaison avec un officier de Wrangel [1] et la contre‑révolution en général, nous avons arboré, à la manifestation du X° anniversaire, des pancartes portant les inscriptions suivantes :

« Feu à droite, contre les Koulaks, les Nepmen et les Bureaucrates ! »

« Réalisons les dernières volontés de Lénine ! »

« Pour une véritable démocratie dans le Parti ! »

Ces mots d’ordre, incontestablement bolcheviques, furent déclarés non seulement hostiles au parti, mais contre‑révolutionnaires. De nombreux signes montrent qu’il faut s’attendre également, dans l’avenir, à des tentatives de créer de toutes pièces de prétendus liens entre l’Opposition et les organisations de gardes-blancs et de mencheviks dont nous sommes plus éloignés que quiconque.
Pour forger un tel amalgame, point n’est besoin de donner de motifs, pas plus d’ailleurs que pour nous déporter.
Dans la déclaration que nous avons adressée au XV° congrès, signée des camarades Smilga , Mouralov , Rakovsky et Radek , nous avons annoncé notre soumission aux décisions du XV° congrès et notre détermination à cesser le travail fractionnel. Néanmoins, on nous a exclus et l’on nous déporte à cause de nos opinions. Mais, par‑dessus tout, nous avons déclaré, et nous répétons ici, que nous ne pouvons pas renoncer aux opinions exprimées dans nos thèses et dans notre plate‑forme, car le cours des événements confirme leur justesse.
La théorie de la construction du socialisme dans un seul pays conduit inéluctablement à séparer le sort de l’U.R.S.S. de celui de la révolution prolétarienne internationale dans son ensemble. Poser ainsi la question, c’est saper, dans le domaine théorique et politique, les fondements même de l’internationalisme prolétarien. La lutte contre cette nouvelle théorie foncièrement anti‑marxiste, inventée en 1925 ‑ c’est‑à‑dire notre lutte pour les intérêts fondamentaux de l’I.C.‑ c’est ce qui a amené notre exclusion du parti et notre déportation administrative.
La révision du marxisme et du léninisme, dans la question fondamentale du caractère international de la révolution prolétarienne, provient du fait que la période de 1923 à aujourd’hui a été marquée par de dures défaites de la révolution prolétarienne internationale (1923 en Bulgarie et en Allemagne, 1925 en Estonie, 1926 en Angleterre, 1927 en Chine et en Autriche [2] ). Ces défaites ont créé à elles seules la possibilité de ce qu’on a nommé la stabilisation du capitalisme, car elles ont consolidé provisoirement la situation de la bourgeoisie mondiale ; par la pression renforcée de celle‑ci sur l’U.R.S.S., ces défaites ont ralenti l’allure de l’édification socialiste ; elles ont renforcé les positions de notre bourgeoisie à l’intérieur ; elles ont donné à celle‑ci la possibilité de se lier plus fortement à beaucoup d’éléments de l’appareil d’État soviétique ; elles ont accru la pression de cet appareil sur celui du parti, et elles ont conduit à l’affaiblissement de l’aile gauche de notre parti. Au cours de ces mêmes années, il s’est produit en Europe une renaissance provisoire de la social-démocratie, un affaiblissement provisoire des partis communistes, et un renforcement de l’aile droite à l’intérieur de ces derniers. L’Opposition dans le P.C.R., en tant qu’aile gauche ouvrière, a subi des défaites en même temps que s’affaiblissaient les positions de la révolution prolétarienne mondiale.
Si les partis de l’I.C. n’ont eu aucune possibilité d’apprécier exactement la signification historique de l’Opposition, la bourgeoisie mondiale, en revanche, a déjà émis son jugement sans ambiguïté. Tous les journaux bourgeois plus ou moins sérieux, dans tous les pays, considèrent l’Opposition du P.C.R. comme leur mortelle ennemie et envisagent au contraire la politique de la majorité actuellement dirigeante comme une transition nécessaire à l’U.R.S.S. vers le monde « civilisé », c’est‑à‑dire capitaliste.
Le présidium de l’I.C. devrait, selon nous, rassembler les opinions exprimées par les chefs politiques et par les organes principaux de la bourgeoisie, en ce qui concerne la lutte intérieure du P.C.R., afin de permettre au VI° congrès la possibilité de tirer les conclusions politiques nécessaires sur cette question primordiale.
L’issue et les leçons de la révolution chinoise, révolution qui constitue un des plus grands événements de l’histoire mondiale, ont été tenus dans l’obscurité, écartés de la discussion, et n’ont pas été assimilés par l’opinion publique de l’avant‑garde prolétarienne. En réalité, le comité central du P.C.R. a interdit la discussion des questions relatives à la révolution chinoise. Mais, sans l’étude des fautes commises, fautes classiques de l’opportunisme, il est impossible de ­concevoir dans l’avenir la préparation révolutionnaire des partis prolétariens d’Europe et d’Asie !
Indépendamment de la question de savoir sur qui retombe la responsabilité immédiate de la direction des événements de décembre à Canton [3] , ces événements fournissent un exemple frappant de putschisme lors du reflux de la vague révolutionnaire. Dans une période révolutionnaire, une déviation vers l’opportunisme est souvent le résultat de défaites dont la cause immédiate réside dans une direction opportuniste. L’Internationale communiste ne peut faire aucun nouveau pas en avant sans avoir tiré préalablement les leçons de l’expérience de l’insurrection de Canton, en corrélation avec la marche d’ensemble de la révolution chinoise. C’est là une des tâches essentielles du VI° congrès mondial. Les mesures de répression prises contre l’aile gauche, non seulement ne répareront pas les fautes déjà commises, mais, ce qui est plus grave, n’apprendront rien à personne.
La contradiction la plus flagrante et la plus menaçante de la politique du P.C.U.S. et de l’I.C. tout entière est constituée par le fait suivant : après quatre années de processus de stabilisation équivalant à un renforcement des tendances de droite dans le mouvement ouvrier, le feu continue à être, comme auparavant, surtout dirigé contre la Gauche. Dans la période qui vient de s’écouler, nous avons été témoins de fautes et de déviations opportunistes monstrueuses dans les partis communistes d’Allemagne, d’Angleterre, de France, de Pologne, de Chine, etc. Entre‑temps, l’aile gauche de l’I.C. a été l’objet d’un travail d’anéantissement qui se poursuit encore. Il est incontestable qu’actuellement les masses ouvrières d’Europe s’orientent politiquement vers la gauche, en raison des contradictions inhérentes au processus de stabilisation. Il est difficile de prédire à quelle allure se déroulera ce développement vers la gauche et quelle forme il prendra dans le proche avenir. Mais la campagne permanente contre les éléments de gauche prépare, pour le moment où s’aggravera la situation révolutionnaire, une nouvelle crise de direction semblable à celle que nous avons connue ces dernières années en Bulgarie, en Allemagne, en Angleterre, en Pologne, en Chine, etc., etc. ! Peut‑on exiger que des révolutionnaires, des léninistes, des bolcheviks, se taisent devant de telles perspectives ?
Nous n’estimons pas nécessaire de réfuter à nouveau l’affirmation absolument fausse que nous nierions le caractère prolétarien de notre Etat, la possibilité de l’édification socialiste, ou même la nécessité de la défense inconditionnelle de la dictature prolétarienne contre ses ennemis de classe de l’intérieur et de l’extérieur. Ce n’est pas là‑dessus que porte la discussion ; elle porte sur l’appréciation des dangers qui menacent la dictature du prolétariat, sur les méthodes pour combattre ces dangers, et comment distinguer entre les véritables et faux amis, les véritables et faux ennemis.
Nous affirmons qu’au cours des dernières années, sous l’influence de causes intérieures et internationales, le rapport des forces s’est modifié d’une manière défavorable pour le prolétariat ; que la place tenue par lui dans l’économie, dans la vie politique, économique et culturelle du pays, s’est amoindrie au lieu de grandir ; nous affirmons que, dans le pays, les forces de réaction thermidorienne se sont consolidées, et qu’en sous-estimant les dangers qui en découlent, ces dangers s’aggravent dans une proportion extraordinaire. En chassant l’Opposition du parti, l’appareil, inconsciemment, mais avec d’autant plus d’efficacité, rend service aux classes non prolétariennes qui ont tendance à se renforcer et à se consolider aux dépens de la classe ouvrière. C’est de ce point de vue que nous nous plaçons pour juger notre déportation, et nous ne doutons pas que dans un avenir prochain, l’avant‑garde du prolétariat mondial portera sur cette question le même jugement que nous.
Les représailles contre les Oppositionnels coïncident avec une nouvelle aggravation des difficultés économiques sans précédent dans les dernières années. La pénurie de produits industriels, la perturbation de la collecte des grains après trois bonnes récoltes, la menace grandissante contre le système monétaire ‑ tout cela ralentit le développement des force productives, affaiblit évidemment les éléments socialistes de l’économie et empêche d’améliorer les conditions de vie du prolétariat et des paysans pauvres.
Dans les conditions d’une aggravation de la situation en ce qui concerne les biens de consommation sur le marché, les ouvriers repoussent inévitablement les tentatives de réviser les conventions collectives dans le sens d’une baisse des salaires.
Le G.P.U. assure que ces échecs colossaux du cours qui prévaut actuellement relèvent de la responsabilité criminelle des Oppositionnels exilés, dont le véritable crime a été de prédire à plusieurs reprises, au cours des dernières années, que toutes les difficultés actuelles seraient l’inévitable conséquence d’un cours économique erroné, et d’avoir réclamé à temps un changement de ce cours.
La préparation du XV° congrès du parti ‑ convoqué après un intervalle d’un an et demi, en violation des statuts du parti ‑ a été elle-même une manifestation éclatante et grave de la violence croissante de l’appareil, s’appuyant de plus en plus sur des mesures de répression gouvernementale. De son côté, sans délibération et en brusquant les débats, le XV° congrès a adopté une résolution selon laquelle les congrès se réuniront dorénavant tous les deux ans.
Dans un pays de dictature prolétarienne, dont le parti communiste est l’expression, il est apparu nécessaire, dix ans après la révolution d’Octobre, d’arracher au parti son droit élémentaire de contrôler, au moins une fois par an, l’activité de ses organes et avant tout de son comité central.
Même dans les conditions les plus défavorables créées par la guerre civile et par la famine, les congrès se réunissaient parfois deux fois par an, mais jamais moins d’une fois. Alors le parti délibérait et décidait réellement, sur toutes les questions, ne cessant jamais d’être maître de son propre sort. Quelles forces contraignent donc maintenant à considérer les congrès comme un mal nécessaire qu’on cherche à réduire au minimum ?
Ces forces ne sont pas celles du prolétariat. Elles sont la résultante d’une pression étrangère à celui‑ci, exercée par son avant‑garde. Cette pression a conduit à l’exclusion de l’Opposition et à la déportation des Vieux­-bolcheviks en Sibérie et dans d’autres pays perdus.
Nous repoussons l’accusation d’aspirer à créer un nouveau parti. Nous disons par avance que les éléments d’un dit deuxième parti se rassemblent en réalité à l’insu des masses du pli parti et avant tout de leur noyau prolétarien, au point de rencontre des éléments dégénérés de l’appareil du parti et de l’Etat et des nouveaux propriétaires. Les pires représentants de la bureaucratie, munis ou non de la carte du parti, n’ayant absolument rien de commun avec la révolution prolétarienne internationale, se groupent toujours davantage, créant ainsi des points d’appui pour un deuxième parti qui commence à se dessiner et qui, au cours de son développement, peut devenir l’aile gauche des forces thermidoriennes.
L’accusation selon laquelle, nous, les défenseurs de la ligne historique du bolchevisme, aspirerions à créer un deuxième parti, sert en réalité inconsciemment à couvrir le profond travail souterrain des forces historiques hostiles au prolétariat. En face de ces processus, nous mettons l’I.C. en garde ; tôt ou tard, un jour viendra où ces processus seront évidents pour tous, mais chaque jour perdu compromet incontestablement le succès de la résistance.
Il faut préparer le VI° congrès de l’I.C. selon les voies et moyens selon lesquels les congrès étaient préparés du temps de Lénine : publier tous les documents principaux se rapportant aux questions litigieuses, en finir avec la persécution des communistes coupables seulement d’avoir exercé leur droit de membres du parti ; dans la discussion d’avant congrès, poser dans toute son ampleur la question du rapport des forces à l’intérieur du P.C. R., ainsi que la question de la ligne politique suivie par ce dernier.
Les questions litigieuses ne seront pas réglées par de nouvelles méthodes de répression. De telles mesures peuvent jouer un grand rôle positif lorsqu’elles servent à soutenir une ligne politique juste et à liquider plus facilement les groupements réactionnaires. En tant que bolcheviks, nous connaissons la valeur des mesures de répression révolutionnaires, et nous les avons appliquées à plusieurs reprises contre la bourgeoisie et ses agents, les s.r. et les mencheviks.
Aussi ne pensons‑nous pas un seul instant à renoncer à ces mesures contre les ennemis du prolétariat. Mais nous nous souvenons avec fermeté que la répression dirigée par les partis ennemis contre les bolcheviks est demeurée impuissante. En fin de compte, c’est la politique juste qui est décisive.
Pour nous, soldats de la révolution, compagnons d’armes de Lénine, notre déportation est l’expression la plus claire des changements dans le rapport des forces de classes dans ce pays et de la dérive opportuniste de la direction. En dépit de tout cela, nous demeurons fermement convaincus que la base du pouvoir soviétique est encore le prolétariat. Il est encore possible, au moyen d’un changement décisif dans la ligne de la direction, en corrigeant les erreurs déjà commises, par de profondes réformes, sans un nouveau soulèvement révolutionnaire, de renforcer et de consolider le système de la dictature prolétarienne. Cette possibilité peut devenir réalité si l’Internationale communiste intervient de façon décisive.
Nous en appelons à tous les partis communistes et au VI° congrès de l’Internationale, demandant avec instance l’examen de toutes ces questions, ouvertement, et avec la participation de tous les membres du parti. Le Testament de Lénine n’a jamais paru plus prophétique qu’en ce moment. Personne ne sait combien de temps le cours des événements historiques va nous laisser pour corriger les erreurs qui ont été commises. Nous soumettant à la force, nous quittons nos postes dans le parti et les soviets pour un exil absurde et futile. Ce faisant, nous ne doutons cependant pas une minute que chacun d’entre nous et nous tous serons encore nécessaires au parti et qu’il aura besoin de nous, mais encore qu’à l’heure des grandes batailles qui sont devant nous, nous retrouverons tous nos places dans les rangs combattants du parti.

C’est sur la base de tout ce qui vient d’être dit que nous demandons instamment au VI° congrès de l’Internationale communiste de nous réintégrer dans le parti.

Signatures : M . Alsky ‑ A. Beloborodov ‑ A. Ichtchenko - L. Trotsky ‑ K. Radek ‑ Kh. Rakovsky ‑ E. A. Préobrajensky ‑ I. N. Smirnov ‑ L. Sérébriakov ‑ I. Smilga - L Sosnovsky ‑ N. I. Mouralov ‑ G. Valentinov - Nevelson-Man ‑ V. Eltsine ‑ V. Vaganian ‑ V. Maliouta ‑ V. Kasparova ‑S. Kavtaradzé ‑ Vilenskij (Sibiriakov).

Notes

[1] Piotr N. Wrangel (1878‑1928), général du tsar, avait été le dernier chef de l’armée blanche avec le soutien du gouvernement français en 1920. L’épisode de « l’officier de Wrangel » s’était produit l’année précédente. Un individu prétendant se nommer Stroilov s’était présenté aux dirigeants de l’Opposition qui cherchaient les moyens d’imprimer la plate‑forme de cette dernière. Le G.P.U. « révéla » que Stroilov ‑ qui ne fut pas officiellement « retrouvé » ‑ était un ancien officier de l’armée Wrangel. Mais l’Opposition démontre sans réplique que cet ancien officier de Wrangel était aussi agent du G.P.U. en service.
Selon les services secrets polonais, Stroilov aurait été en réalité le célèbre Oupeninch, dit Opperput, l’homme qui noyauta puis décapita les organisations d’émigrés blancs et construisit le Trust. (cf. P. Broué, « La Main-d’œuvre blanche de Staline », Cahiers Léon Trotsky n° 24).

[2] Trotsky fait allusion ici à différentes défaites de l’I.C. ou du mouvement ouvrier, dans lesquelles la responsabilité des dirigeants de Moscou était engagée différemment. En Allemagne, après s’être décidé très tard à admettre l’existence d’une situation révolutionnaire, après avoir contribué à freiner les masses par une politique de « grand soir », l’I.C. avait sous‑estimé l’ampleur du recul d’Octobre et de la renonciation à l’insurrection. En Bulgarie, elle avait fait préparer un putsch qui fut réprimé dans le sang ; la Lettonie fut aussi le théâtre d’une insurrection manquée en 1925 ; en 1926, la grève générale britannique fut écrasée sans que le P.C. de l’U.R.S.S. ait jugé bon de rompre les relations au sein d’un comité syndical anglo‑russe avec les dirigeants réformistes qui cautionnaient et avaient la responsabilité de cet écrasement ; en Chine, Tchiang Kaï‑chek avait massacré les communistes à partir du « coup de Shanghai » et les forces du gouvernement chrétien social de Vienne avaient mitraillé en pleine capitale des manifestants ouvriers, faisant plus de trente morts.

[3] Après avoir porté pendant des mois la responsabilité de la politique de soutien au Guomindang et d’alliance avec Tchiang Kaï‑chek, et, après le début de la répression de celui-ci, après avoir continué cette politique avec ce qu’elle appelait « le Guomindang de gauche », la direction Staline‑Boukharine avait fait un brutal virage à gauche, sans doute dans la perspective du XV° congrès et pour étouffer les critiques de l’Opposition. Une fois de plus, son « gauchisme » avait revêtu la forme du putschisme, les militants communistes, seuls, se soulevant le 11 décembre 1927 au nom d’un « soviet de Canton » désigné par l’appareil. L’insurrection, privée du soutien populaire par sa conception même, ne dura que trois jours mais fut suivie d’une répression féroce. Trotsky nuancera plus tard son appréciation, comme on le verra dans ce volume, notamment dans sa correspondance avec Préobrajensky.

Il y a 80 ans, les trotskistes emprisonnés dans des camps étaient éliminés physiquement en totalité

Messages

  • Trotskyste à l’adolescence, j’en suis revenu tout en restant sympathisant jusqu’à ce que vers 45 ans, je découvris que dans "Ma vie" Trotsky parle paisiblement de "La dictature", pas du prolétariat, pas du parti, mais la dictature du duo Lénine- Trotsky. _
    Convaincu qu’il n’était pas du tout démocrate : l’article 58 qui a permis de l’exiler plus tard est son oeuvre personnelle,
    je suis resté avec cette idée qu’il était néanmoins supérieurement intelligent.

    Je garde mon estime à l’écrivain littéraire qu’il aurait pu être mais ce que vous publiez (merciiii je savais tout mais pas avec autant de détails) prouve qu’il pouvait se tromper tragiquement comme dans les lettres que vous citez où il dit que "les masses se révolteront nécessairement (sic) et renverseront les épigones..

    A partir de là je me trouve devant une double option très insatisfaisante :
    option 1 : Trotsky aurait pu prendre le pouvoir en s’appuyant sur l’armée ET (on le cache) le sinistre GPU. Il écrit "il n’y a pas de pronunciamientos en régime ouvrier" et "l’état ouvrier était trop faible pour qu’on puisse prendre ce risque"

     option 2 : faire ce qu’il a fait, combattre dans le parti. Il ne pouvait pas gagner - mais en supposant par impossible qu’il gagne, les révolutions ayant échoué ailleurs, il aurait bien dû tenter de "faire du socialisme dans un seul pays"

    Remarque : Staline a pris le risque de prendre le pouvoir assez violemment et le régime a tenu. Evidemment on ne peut pas parler de pouvoir ouvrier malgré la formule employée par la Ligue Communiste qd j’y étais "l’URSS est un état ouvrier dirigé par la couche des burocrates, la couche pas la classe"

    En tout cas je retiens le nom de votre site remarquable tout en ayant l’impression de revoir quelque chose de disparu dans les années 1980 comme un vieux patois agonisant. _

  • Merci cher ancien trotskysant pour votre sympathie envers notre ancien patois agonisant, mais il me semble quand même que cette langue révolutionnaire n’est pas si dépassée que cela, vus les développements révolutionnaires qui parcourent le monde. D’autre part, il t’a semblé que Lénine et Trtosky étaient des penseurs fondant tout sur l’Etat et je penses que tu t’es trompé, ils fondaient tout sur l’action directe des masses, sans laquelle l’Etat qu’ils voulaient n’était pas viable ni socialiste. D’ailleurs, ils disaient eux-mêmes que cet Etat des soviets n’était pas tout à fait un Etat. Trotsky n’a jamais pensé, pas plus que Lénine, que l’Etat ouvrier permettait de se passer de l’action révolutionnaire des prolétaires eux-mêmes. Quand la révolution a reculé en Europe, ils ne pouvaient que s’accrocher et pas redonner l’élan.

  • Trotskyste à l’adolescence, j’en suis revenu tout en restant sympathisant jusqu’à ce que vers 45 ans, je découvris que dans "Ma vie" Trotsky parle paisiblement de "La dictature", pas du prolétariat, pas du parti, mais la dictature du duo Lénine- Trotsky. _
    Convaincu qu’il n’était pas du tout démocrate : l’article 58 qui a permis de l’exiler plus tard est son oeuvre personnelle,
    je suis resté avec cette idée qu’il était néanmoins supérieurement intelligent.

    Je garde mon estime à l’écrivain littéraire qu’il aurait pu être mais ce que vous publiez (merciiii je savais tout mais pas avec autant de détails) prouve qu’il pouvait se tromper tragiquement comme dans les lettres que vous citez où il dit que "les masses se révolteront nécessairement (sic) et renverseront les épigones..

    A partir de là je me trouve devant une double option très insatisfaisante :
    option 1 : Trotsky aurait pu prendre le pouvoir en s’appuyant sur l’armée ET (on le cache) le sinistre GPU.
    Il écrit "il n’y a pas de pronunciamientos en régime ouvrier" et "l’état ouvrier était trop faible pour qu’on puisse prendre ce risque"

     option 2 : faire ce qu’il a fait, combattre dans le parti. Il ne pouvait pas gagner - mais en supposant par impossible qu’il gagne, les révolutions ayant échoué ailleurs, il aurait bien dû tenter de "faire du socialisme dans un seul pays"

    Remarque : Staline a pris le risque de prendre le pouvoir assez violemment et le régime a tenu. Evidemment on ne peut pas parler de pouvoir ouvrier malgré la formule employée par la Ligue Communiste qd j’y étais "l’URSS est un état ouvrier dirigé par la couche des burocrates, la couche pas la classe"

    En tout cas je retiens le nom de votre site remarquable tout en ayant l’impression de revoir quelque chose de disparu dans les années 1980 comme un vieux patois agonisant. _

  • Merci cher ancien trotskysant pour votre sympathie envers notre ancien patois agonisant, mais il me semble quand même que cette langue révolutionnaire n’est pas si dépassée que cela, vus les développements révolutionnaires qui parcourent le monde. D’autre part, il t’a semblé que Lénine et Trtosky étaient des penseurs fondant tout sur l’Etat et je penses que tu t’es trompé, ils fondaient tout sur l’action directe des masses, sans laquelle l’Etat qu’ils voulaient n’était pas viable ni socialiste. D’ailleurs, ils disaient eux-mêmes que cet Etat des soviets n’était pas tout à fait un Etat. Trotsky n’a jamais pensé, pas plus que Lénine, que l’Etat ouvrier permettait de se passer de l’action révolutionnaire des prolétaires eux-mêmes. Quand la révolution a reculé en Europe, ils ne pouvaient que s’accrocher et pas redonner l’élan.

  • Donc Staline avait raison d’essayer le socialisme dans un seul pays, que pouvait il faire d’autre ?

    A propos en tant que Gilet Jaune des rond-points je vous remercie de ne pas nous avoir maltraité comme tant de "révolutionnaires" l’ont fait.

    Que pensez-vous de gens comme Marceau Pivert ?
    Je pense au POUM à qui Trotsky a reproché de ne pas avoir pris le pouvoir en Catalogne. Il était trop démocrate alors que les Staliniens ne le sont pas (et bien sûr pas non plus les franquistes)

    Puisque j’ai parlé de la révolution espagnole et pour ne pas multiplier les messages, je pense que la phrase rabâchée "Staline ne voulait pas d’une révolution trop anarchiste à son gré" est inexacte.

    Bien sûr qu’il n’en voulait pas, mais dès fébrier 37 les staliniens avaient de fait le pouvoir en Catalogne puisqu’ils arrêtaient qui ils voulaient. _S’ils n’avaient pas privé d’armes les anarchistes qui combattaient en Aragon, la République aurait pris Saragosse, et comme Madrid tenait bon elle pouvait gagner.

    "Quand on a éloigné tout ce qui est impossible il ne reste que la vérité même si elle paraissait au début improbable" (Conan Doyle par le personnage de Sherlock Holmes)

    J’en suis venu donc à penser que Staline ne voulait pas non plus d’une Espagne communiste. ça paraît absurde au premier abord sans explication.

    Mais imaginons une Espagne communiste, même stalinienne.
    Elle aurait eu un prestige dans toute l’Europe et en tout cas en Europe occidentale. Elle aurait donc été indépendante de Staline, et.. ;
    paradoxalement elle aurait peut-être été à l’origine d’un mouvement révolutionnaire plus large, avec les révolutionnaires allemands par exemple,
    et aurait peut-être répandu cette révolution internationale (européenne en tout cas) à laquelle Staline ne croyait pas.

    Qu’en pensez-vous ?

    _

  • Staline avait-il raison d’essayer le socialisme dans un seul pays, que pouvait il faire d’autre ?

    Lire ici quelques éléments de réponse

    Effectivement, la phrase rabâchée "Staline ne voulait pas d’une révolution trop anarchiste à son gré" est inexacte.

    Elle l’est parce que Staline ne voulait nullement d’une révolution communiste même dans la Chine ou en Allemagne où des partis communistes n’étaient nullement concurrencés par des anarchistes.

    En fait, la politique de Staline a isolé la Russie et l’a affaiblie face au monde capitaliste parce qu’elle défendait non la pérennité du socialisme mais celle de la bureaucratie peureuse devant une remontée de la révolution mondiale et qui a trahi, du coup, les révolutions chinoise, allemande et espagnole.

    Je suis entièrement d’accord : Staline ne voulait pas plus d’une révolution stalinienne car il n’était pas révolutionnaire mais contre-révolutionnaire, en Russie comme en Espagne. La bureaucratie ne détenait son pouvoir en Russie que de la défaite de la révolution et elle voulait le conserver.

  • Vous dites que le POUM était trop démocrate et vous avez raison : il l’était trop... à l’égard de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie mais pas du tout à l’égard du prolétariat !!!

    Et Marceau Pivert de même !

    Voir ici le POUM

    Voir ici Marceau Pivert

    Et aussi là

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