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Août 1914 : le crime de masse des classes possédantes

mardi 14 août 2018, par Robert Paris

Le 6 août 1914

Tract aux soldats français et allemands sur le front :

« Français ou Allemands, vous êtes des dupes !

« Cette guerre, on vous l’a présentée, dans les deux camps, non seulement comme une guerre défensive, mais comme une lutte pour le Droit des Peuples, la Justice, la Liberté. Pourquoi ? Parce qu’on savait bien que pas un ouvrier, pas un paysan d’Allemagne, pas un ouvrier, pas un paysan de France, n’aurait donné son sang pour une guerre offensive, pour une conquête de territoires et de marchés !

On vous a fait croire, à tous, que vous alliez vous battre pour écraser l’impérialisme militaire voisin. Comme si tous les militarismes ne se valaient pas ! Comme si le nationalisme belliqueux n’avait pas eu, ces dernières années, autant de partisans en France qu’en Allemagne ! Comme si, depuis des années, les impérialismes de vos deux gouvernements n’avaient pas couru les mêmes risques de guerre !... Vous êtes des dupes ! On vous a fait croire, à tous, que vous alliez défendre votre patrie contre l’intrusion criminelle d’un agresseur – alors que chacun de vos états-majors, français ou allemand, étudiait d’être le premier à déclencher une offensive foudroyante ! Alors que, dans vos deux armées, vos chefs cherchaient à s’assurer les avantages de cette « agression », qu’ils font mine de dénoncer aujourd’hui chez l’adversaire, pour justifier à vos yeux cette guerre qu’ils préparaient !

Vous êtes de dupes ! Les meilleurs d’entre vous croient, de bonne foi, se sacrifier pour le Droit des Peuples. Alors qu’il n’a jamais été tenu compte ni des Peuples ni du Droit, autrement que dans les discours officiels ! Alors qu’aucune des nations jetées dan la guerre n’a été consultée par un plébiscite ! Alors que vous êtes tous envoyés à la mort par le jeu d’alliances secrètes, anciennes, arbitraires, dont vous ignoriez la teneur, et que jamais aucun de vous n’a contresignées !...

Vous êtes tous des dupes ! Vous, Français dupés, vous avez cru qu’il fallait barrer la route à l’invasion germanique, défendre la Civilisation contre la menace de la Barbarie. Vous, Allemands dupés, vous avez cru que votre Allemagne était encerclée, que le sort du pays était en jeu, qu’il fallait sauver votre prospérité nationale exposée aux convoitises étrangères.

Et tous, Allemands ou Français, chacun de votre côté, pareillement dupes, vous avez cru de bonne foi, que, pour vous seuls, cette guerre était une « guerre sainte » ; et qu’il fallait, sans marchander, par amour patriotique, faire à l’ « honneur » de votre nation, au « triomphe de la Justice », le sacrifice de votre bonheur, de votre liberté, de votre vie !...

Vous êtes des dupes ! Contaminés, en quelques jours, par cette excitation factice qu’une propagande éhontée a fini par vous communiquer, à vous tous qui en serez les victimes, vous êtes partis héroïquement, les uns contre les autres, au premier appel de cette patrie qu’aucun danger réel n’a jamais menacée ! Sans comprendre que, des deux côtés, vous étiez les jouets de vos classes dirigeantes ! Sans comprendre que vous étiez l’enjeu de leurs combinaisons, la monnaie qu’ils gaspillent pour satisfaire leurs besoins de domination et de lucre !

Car c’est bien exactement avec les mêmes mensonges que les pouvoirs constitués de France et d’Allemagne vous ont sournoisement dupés ! Jamais les gouvernements d’Europe n’avaient encore fait preuve d’un tel cynisme, disposé d’un pareil arsenal d’habiletés, pour multiplier les calomnies, suggérer les fausses interprétations, répandre des nouvelles mensongères, semer par tous les moyens cette panique et cette haine dont ils avaient besoin pour faire de vous leurs complices !...

En quelques jours, sans même avoir eu le temps d’évaluer l’énormité des sacrifices qu’on exige de vous, vous avez été encasernés, équipés, poussés au meurtre et à la mort. Toutes les libertés supprimées d’un coup !

Dans les deux camps, une dictature militaire impitoyable ! Malheur à qui voulait raisonner, demander des comptes, se reprendre ! D’ailleurs, qui de vous l’aurait pu ? Vous ignoriez tout de la vérité ! Votre seul moyen d’information, c’est la presse officielle, le mensonge national ! Toute-puissante, au cœur de ses frontières fermées, cette presse n’a plus qu’une voix : la voix de ceux qui vous commandent, et pour qui votre ignorance crédule, votre docilité, sont indispensables à la réalisation de leurs buts criminels ! (…)

Maintenant, vous y avez goûté, à leur guerre !... Vous avez entendu le sifflement des balles, le gémissement des blessés, des mourants ! Maintenant vous pouvez pressentir l’horreur des charniers qu’ils vous préparent !... Déjà, la plupart d’entre vous, dégrisés, sentent tressaillir au fond de leur conscience la honte de s’être si docilement laissé duper ! Le souvenir des êtres chers que vous avez si vote abandonnés, vous hante. Sous la pression des réalités, vos esprits se réveillent, vos yeux s’ouvrent enfin ! Que sera-ce quand vous aurez compris pour quels mobiles inavouables, pour quels espoirs de conquête et d’hégémonie, pour quels profits matériels qui vous sont étrangers et dont aucun de vous ne profitera jamais, la féodalité d’argent, maîtresse de cette guerre, vous impose ce monstrueux sacrifice !

Qu’a-t-on fait de votre liberté ? De votre conscience ? De votre dignité d’hommes ? Qu’a-t-on fait du bonheur de vos foyers ? Qu’a-t-on fait de l’unique trésor qu’un homme du peuple ait à défendre : sa vie ? L’Etat français, l’Etat allemand, ont-ils dans le droit de vous arracher à votre famille, à votre travail, et de disposer de votre peau, contre vos intérêts personnels les plus évidents, contre votre volonté, contre vos convictions, contre les plus humains, les plus purs, les plus légitimes, de vos instincts ? Qu’est-ce qui leur a donc donné, sur vous, ce monstrueux pouvoir de vie et de mort ? Votre ignorance ! Votre passivité ! (…)

L’instant est venu de secouer le joug ! Cette liberté, cette sécurité, cette joie de vivre, tout ce bonheur qui vous a été ravi, il ne tient qu’à vous de le reconquérir ! (…)

Le succès dépend d’une action de masse, déclenchée en même temps des deux côtés de la frontière ! Si vous étiez cinquante à refuser le sacrifice, vous seriez impitoyablement passés par les armes. Mais si vous êtes cinq cents, si vous êtes mille, dix mille ; si vous vous soulevez en masse, dans les deux camps à la fois ; si votre cri de révolte se propage de régiment en régiment, dans vos deux armées ; si vous faites éclater enfin l’invulnérable force du nombre, aucune répression n’est possible ! Et les chefs qui vous commandent, et les gouvernements qui vous ont donné ces chefs, se trouveront, en quelques heures, paralysés pour jamais au centre même de leur puissance criminelle….

Français et Allemands ! Vous êtes des hommes, vous êtes des frères ! Au nom de vos mères, de vos femmes, de vos enfants ; au nom de ce qu’il y a de plus noble en vous ; au nom de ce souffle créateur, venu du fond des siècles, et qui tend à faire de l’homme un être juste et raisonnable, saisissez cette dernière chance ! (…) »

L’été 1914, dans « Les Thibaut » de Roger Martin du Gard

Au même moment, en août 1914, Bergson déclare à l’Académie des Sciences morales : « La lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la Civilisation contre la Barbarie. » !!!!

En face, un rare Romain Rolland écrit : « Le Docteur Roux, de l’Institut Pasteur, et un autre de ses collègues, ont refusé de s’associer à la proposition de l’Académie de Médecine, voulant rayer les noms des intellectuels allemands… Au Reichstag, le courageux Liebknecht refuse de voter les crédits pour la guerre. Son parti le désavoue. Toute l’Allemagne l’insulte et le bafoue. On lui jette à la face, comme une injure, le nom de « solitaire » et d’ « étranger ». Que ce soit pour lui, plus tard, un surnom glorieux ! Justice soit rendue à quelques socialistes allemands ! On a seulement connaissance, à la fin octobre 1914, d’une déclaration du 10 septembre, signée de Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Franz Mehring et Clara Zetkin : ils désavouent la guerre actuelle, et ils ajoutent que l’état de siège actuel leur interdit d’exprimer leur opinion. Ils affirment que plus de quatorze socialistes, au Reichstag, ont refusé les crédits de guerre (plus trois autres qui n’assistaient pas à la séance). »

Ceux qui, en Allemagne, combattaient la boucherie guerrière de 1914-1918

Allemagne 1914 : déclaration de guerre... à la guerre impérialiste mondiale

Il y a cent ans, l’écrivain pacifiste Romain Rolland dénonçait les bourgeoisies occidentales qui jetaient le monde dans la guerre de 1914-1918

Il était une fois… un courant des intellectuels européens… avant la boucherie impérialiste de 1914

Se souvenir du 1er août 1914 ? Mais pour en tirer quelle leçon ?

Il y a cent ans, la première guerre mondiale (1914-1918) démarrait. Oui, mais pour quelle raison ?

La première guerre mondiale en Europe n’était nullement une surprise…

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article3982

Quand les armées française et allemande massacraient les populations civiles d’Alsace et de Lorraine qu’elles prétendaient venir sauver par la première guerre mondiale….

Première Guerre Mondiale et Révolution

Le dernier poilu ou la dernière boucherie guerrière ?

Henri Barbusse, « Le feu » :

À la place où nous nous sommes laissés tomber, nous attendons le jour. Il vient, peu à peu, glacé et sombre, sinistre, et se diffuse sur l’étendue livide.

La pluie a cessé de couler. Il n’y en a plus au ciel. La plaine plombée, avec ses miroirs d’eau ternis, a l’air de sortir non seulement de la nuit, mais de la mer.

À demi assoupis, à demi dormants, ouvrant parfois les yeux pour les refermer, paralysés, rompus et froids — nous assistons à l’incroyable recommencement de la lumière.

Où sont les tranchées ?

On voit des lacs, et, entre ces lacs, des lignes d’eau laiteuse et stagnante.

Il y a plus d’eau encore qu’on n’avait cru. L’eau a tout pris ; elle s’est répandue partout, et la prédiction des hommes de la nuit s’est réalisée : il n’y a plus de tranchées, ces canaux ce sont les tranchées ensevelies. L’inondation est universelle. Le champ de bataille ne dort pas, il est mort. Là-bas, la vie continue peut-être, mais on ne voit pas jusque-là.

Je me soulève à moitié, péniblement, en oscillant, comme un malade, pour regarder cela. Ma capote m’étreint de son fardeau terrible. Il y a trois formes monstrueusement informes à côté de moi. L’une — c’est Paradis avec une extraordinaire carapace de boue, une boursouflure à la ceinture, à la place de ses cartouchières – se lève aussi. Les autres dorment et ne font aucun mouvement.

Et puis, quel est ce silence ? Il est prodigieux. Pas un bruit, sinon, de temps en temps, la chute d’une motte de terre dans l’eau, au milieu de cette paralysie fantastique du monde. On ne tire pas… Pas d’obus, parce qu’ils n’éclateraient pas. Pas de balles, parce que les hommes…

Les hommes, où sont les hommes ?

Peu à peu, on les voit. Il y en a, non loin de nous, qui dorment affalés, enduits de boue des pieds à la tête, presque changés en choses.

À quelque distance, j’en distingue d’autres, recroquevillés et collés comme des escargots le long d’un talus arrondi et à demi résorbé par l’eau. C’est une rangée immobile de masses grossières, de paquets placés côte à côte, dégoulinant d’eau et de boue, de la couleur du sol auquel ils sont mêlés.

Je fais un effort pour rompre le silence ; je parle, je dis à Paradis qui regarde aussi de ce côté :

— Sont-ils morts ?

— Tout à l’heure on ira voir, dit-il à voix basse. Restons là encore un peu. Tout à l’heure on aura le courage d’y aller.

Tous les deux on se regarde et on jette les yeux sur ceux qui sont venus s’abattre ici. On a des figures tellement lassées que ce ne sont plus des figures ; quelque chose de sale, d’effacé et de meurtri, aux yeux sanglants, en haut de nous. Nous nous sommes vus sous tous les aspects, depuis le commencement – et pourtant, nous ne nous reconnaissons plus.

Paradis détourne la tête, regarde ailleurs.

Tout à coup, je le vois qui est saisi d’un tremblement. Il étend un bras énorme, encroûté de boue :

— Là… là… fait-il.

Sur l’eau qui déborde d’une tranchée au milieu d’un terrain particulièrement hachuré et raviné, flottent des masses, des récifs ronds.

Nous nous traînons jusque-là. Ce sont des noyés.

Leurs têtes et leurs bras plongent dans l’eau. On voit transparaître leurs dos avec les cuirs de l’équipement, vers la surface du liquide plâtreux et leurs cottes de toile bleue sont gonflées, avec les pieds emmanchés de travers sur ces jambes ballonnées, comme les pieds noirs boulus adaptés aux jambes informes des bonshommes en baudruche. Sur un crâne immergé, des cheveux se tiennent droit dans l’eau comme des herbes aquatiques. Voici une figure qui affleure : la tête est échouée contre le bord, et le corps disparaît dans la tombe trouble. La face est levée vers le ciel. Les yeux sont deux trous blancs ; la bouche est un trou noir. La peau jaune, boursouflée, de ce masque apparaît molle et plissée, comme de la pâte refroidie.

Ce sont les veilleurs qui étaient là. Ils n’ont pas pu se dépêtrer de la boue. Tous leurs efforts pour sortir de cette fosse à l’escarpement gluant qui s’emplissait d’eau, lentement, fatalement, ne faisaient que les attirer davantage au fond. Ils sont morts cramponnés à l’appui fuyant de la terre.

Là sont nos premières lignes, et là les premières lignes allemandes, pareillement silencieuses et refermées dans l’eau.

Nous allons jusqu’à ces molles ruines. On passe au milieu de ce qui était hier encore la zone d’épouvante, dans l’intervalle terrible au seuil duquel a dû s’arrêter l’élan formidable de notre dernière attaque – où les balles et les obus n’avaient pas cessé de sillonner l’espace depuis un an et demi, et où, ces jours-là, leurs averses transversales se sont furieusement croisées au-dessus de la terre, d’un horizon à l’autre.

C’est maintenant un surnaturel champ de repos. Le terrain est partout taché d’êtres qui dorment, ou qui, s’agitant doucement, levant un bras, levant la tête, se mettent à revivre, ou sont en train de mourir.

La tranchée ennemie achève de sombrer en elle-même dans le fond de grands vallonnements et d’entonnoirs marécageux, hérissés de boue, et elle y forme une ligne de flaques et de puits. On en voit, par places, remuer, se morceler et descendre les bords qui surplombaient encore. À un endroit, on peut se pencher sur elle.

Dans ce cycle vertigineux de fange, pas de corps. Mais, là, pire qu’un corps, un bras, seul, nu et pâle comme la pierre, sort d’un trou qui se dessine confusément dans la paroi à travers l’eau. L’homme a été enterré dans son abri et n’a eu que le temps de faire jaillir son bras.

De tout près, on remarque que des amas de terre alignés sur les têtes des remparts de ce gouffre étranglé sont des êtres. Sont-ils morts ? dorment-ils ? On ne sait pas. En tout cas, ils reposent.

Sont-ils Allemands ou Français ? On ne sait pas.

L’un d’eux a ouvert les yeux et nous regarde en balançant la tête. On lui dit :

— Français ?

Puis :

— Deutsch ?

Il ne répond pas, il referme les yeux et retourne à l’anéantissement. On n’a jamais su qui c’était.

On ne peut déterminer l’identité de ces créatures : ni à leur vêtement, couvert d’une épaisseur de fange ; ni à la coiffure : ils sont nu-tête ou emmaillotés de laine sous leur cagoule fluide et fétide ; ni aux armes : ils n’ont pas leur fusil, ou bien leurs mains glissent sur une chose qu’ils ont traînée, masse informe et gluante, semblable à une espèce de poisson.

Tous ces hommes à face cadavérique, qui sont devant nous et derrière nous, au bout de leurs forces, vides de paroles comme de volonté, tous ces hommes chargés de terre, et qui portent, pourrait-on dire, leur ensevelissement, se ressemblent comme s’ils étaient nus. De cette nuit épouvantable il sort d’un côté ou d’un autre quelques revenants revêtus exactement du même uniforme de misère et d’ordure.

C’est la fin de tout. C’est, pendant un moment, l’arrêt immense, la cessation épique de la guerre.

À une époque, je croyais que le pire enfer de la guerre ce sont les flammes des obus, puis j’ai pensé longtemps que c’était l’étouffement des souterrains qui se rétrécissent éternellement sur nous. Mais non, l’enfer, c’est l’eau.

Le vent s’élève. Il est glacé et son souffle glacé passe au travers de nos chairs. Sur la plaine déliquescente et naufragée, mouchetée de corps entre ses gouffres d’eau vermiculaires, entre ses îlots d’hommes immobiles agglutinés ensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui s’aplatit et sombre, de légères ondulations de mouvements se dessinent. On voit se déplacer lentement des bandes, des tronçons de caravanes composées d’êtres qui plient sous le poids de leurs casaques et de leurs tabliers de boue, et se traînent, se dispersent et grouillent au fond du reflet obscurci du ciel. L’aube est si sale qu’on dirait que le jour est déjà fini.

Ces survivants émigrent à travers cette steppe désolée, chassés par un grand malheur indicible qui les exténue et les effare — lamentables, et quelques-uns sont dramatiquement grotesques lorsqu’ils se précisent, à demi déshabillés par l’enlisement dont ils se sauvent encore.

En passant, ils jettent les yeux autour d’eux, nous contemplent, puis retrouvent en nous des hommes, et nous disent dans le vent :

— Là-bas, c’est pire qu’ici. Les bonhommes tombent dans les trous et on n’peut pas les retirer. Tous ceux qui, pendant la nuit, ont mis pied sur le bord d’un trou d’obus, sont morts… Là-bas, d’où qu’on vient, tu vois par terre une tête qui r’mue les bras, scellée ; il y a un chemin de claies qui, par endroits, ont cédé et se sont trouées, et c’est une souricière d’hommes. Là où il n’y a plus de claies, il y a deux mètres d’eau… Leur fusil ! y en a qui n’ont jamais pu l’déraciner. Regarde ceux-là : on a coupé tout le bas de leur capote – tant pis pour les poches – pour les dégager, et aussi parce qu’ils n’avaient pas la force de tirer un poids pareil… La capote de Dumas, qu’on a pu lui enlever, elle pesait bien quarante kilos : on pouvait tout juste, à deux, la soulever des deux mains… Tiens, lui, qu’a les jambes nues, ça lui a tout arraché, son pantalon, son caleçon, ses souliers – tout ça arraché par la terre. On n’a jamais vu ça, jamais.

Et égrenés, car ces traînards ont des traînards, ils s’enfuient dans une épidémie d’épouvante, leurs pieds extirpant du sol de massives racines de boue. On voit s’effacer ces rafales d’hommes, décroître les blocs qu’ils font, murés dans des vêtements énormes.

Nous nous levons. Debout, le vent glacial nous fait frissonner comme des arbres.

Nous allons à petits pas. On oblique, attirés par une masse formée de deux hommes étrangement mêlés, épaule contre épaule, les bras autour du cou l’un de l’autre. Le corps à corps de deux combattants qui se sont entraînés dans la mort et s’y maintiennent, incapables pour toujours de se lâcher ? Non, ce sont deux hommes qui se sont appuyés l’un sur l’autre pour dormir. Comme ils ne pouvaient pas s’étendre sur le sol qui se dérobait et voulait s’étendre sur eux, ils se sont penchés l’un vers l’autre, se sont empoignés aux épaules, et se sont endormis, enfoncés jusqu’aux genoux dans la glaise.

On respecte leur immobilité, et on s’éloigne de cette double statue de pauvreté humaine.

Puis nous nous arrêtons bientôt nous-mêmes. Nous avons trop présumé de nos forces. Nous ne pouvons pas encore nous en aller. Ce n’est pas encore fini. On s’écroule à nouveau dans une encoignure pétrie, avec le bruit d’un bloc de gadoue qu’on jette.

On ferme les yeux. De temps en temps, on les ouvre.

Des gens se dirigent en titubant vers nous. Ils se penchent sur nous, et parlent d’une voix basse et lassée.

L’un d’eux dit :

— Sie sind todt. Wir bleiben hier.

L’autre répond : Ia, comme un soupir.

Mais ils nous voient remuer. Alors, aussitôt, ils échouent en face de nous. L’homme à la voix sans accent s’adresse à nous :

— Nous levons les bras, dit-il.

Et ils ne bougent pas.

Puis ils s’affalent complètement – soulagés, et, comme si c’était la fin de leur tourment, l’un d’eux, qui a sur la face des dessins de boue comme un sauvage, esquisse un sourire.
— Reste là, lui dit Paradis sans remuer sa tête qui est appuyée en arrière sur un monticule. Tout à l’heure, tu viendras avec nous, si tu veux.

— Oui, dit l’Allemand. J’en ai assez.

On ne lui répond pas.

Il dit :

— Les autres aussi ?

— Oui, dit Paradis, qu’ils restent aussi s’ils veulent.

Ils sont quatre qui se sont étendus par terre.

L’un d’eux se met à râler. C’est comme un chant sanglotant qui s’élève de lui. Alors, les autres se dressent à demi, à genoux, autour de lui et roulent de gros yeux dans leurs figures bigarrées de saleté. Nous nous soulevons et nous regardons cette scène. Mais le râle s’éteint, et la gorge noirâtre qui remuait seule sur ce grand corps comme un petit oiseau, s’immobilise.

— Er ist todt, dit un des hommes.

Il commence à pleurer. Les autres se réinstallent pour dormir. Le pleureur s’endort en pleurant.

Quelques soldats sont venus, en faisant des faux pas, cloués par des arrêts soudains, comme des ivrognes, ou bien en glissant comme des vers, se réfugier jusqu’ici, parmi le creux où nous sommes déjà incrustés, et on s’endort pêle-mêle dans la fosse commune.

On se réveille. On se regarde, Paradis et moi, et on se souvient. On rentre dans la vie et dans la clarté du jour comme dans un cauchemar. Devant nous renaît la plaine désastreuse où de vagues mamelons s’estompent, immergés, la plaine d’acier, rouillée par places, et où reluisent les lignes et les plaques de l’eau – et dans l’immensité, semés çà et là comme des immondices, les corps anéantis qui y respirent ou s’y décomposent.

Paradis me dit :

— Voilà la guerre.

— Oui, c’est ça, la guerre, répète-t-il d’une voix lointaine. C’est pa’ aut’ chose.

Il veut dire, et je comprends avec lui :

« Plus que les charges qui ressemblent à des revues, plus que les batailles visibles déployées comme des oriflammes, plus même que les corps à corps où l’on se démène en criant, cette guerre, c’est la fatigue épouvantable, surnaturelle, et l’eau jusqu’au ventre, et la boue et l’ordure et l’infâme saleté. C’est les faces moisies et les chairs en loques et les cadavres qui ne ressemblent même plus à des cadavres, surnageant sur la terre vorace. C’est cela, cette monotonie infinie de misères, interrompue par des drames aigus, c’est cela, et non pas la baïonnette qui étincelle comme de l’argent, ni le chant de coq du clairon au soleil ! »

Paradis pensait si bien à cela qu’il remâcha un souvenir, et gronda :

— Tu t’rappelles, la bonne femme de la ville où on a été faire une virée, y a pas si longtemps d’ça, qui parlait des attaques, qui en bavait, et qui disait : « Ça doit être beau à voir !… »

Un chasseur, qui était allongé sur le ventre, aplati comme un manteau, leva la tête hors de l’ombre ignoble où elle plongeait, et s’écria :

— Beau ! Ah ! merde alors !

 » C’est tout à fait comme si une vache disait : « Ça doit être beau à voir, à La Villette, ces multitudes de bœufs qu’on pousse en avant ! »

Il cracha de la boue, la bouche barbouillée, la face déterrée comme une bête.

— Qu’on dise : « Il le faut », bredouilla-t-il d’une étrange voix saccadée, déchirée, haillonneuse. Bien. Mais beau ! Ah ! merde alors !

Il se débattait contre cette idée. Il ajouta tumultueusement :

— C’est avec des choses comme ça qu’on dit, qu’on s’fout d’nous jusqu’au sang !

Il recracha, mais, épuisé par l’effort qu’il avait fait, il retomba dans son bain de vase et il remit la tête dans son crachat.

Paradis, hanté, promenait sa main sur la largeur du paysage indicible, l’œil fixe, et répétait sa phrase :

— C’est ça, la guerre… Et c’est ça partout. Qu’est-ce qu’on est, nous autres, et qu’est-ce que c’est, ici ? Rien du tout. Tout ça qu’tu vois, c’est un point. Dis-toi bien qu’il y a ce matin dans le monde trois mille kilomètres de malheurs pareils, ou à peu près, ou pires.

— Et puis, dit le camarade qui était à côté de nous – et qu’on ne reconnaissait pas, même à la voix qui sortait de lui – demain ça r’commencera. Ça avait bien r’commencé avant-hier et les autres jours d’avant !

Le chasseur, avec effort, comme s’il déchirait le sol, arracha son corps de la terre où il avait moulé une dépression semblable à un cercueil suintant, et il s’assit dans ce trou. Il cligna des yeux, secoua sa figure frangée de vase, pour la nettoyer, dit :

— On s’en tirera cette fois-ci encore. Et qui sait, p’t’êt’ que demain aussi on s’en tirera ! Qui sait ?

Paradis, le dos plié sous des tapis de terreau et de glaise, cherchait à rendre l’impression que la guerre est inimaginable, et incommensurable dans le temps et l’espace.

— Quand on parle de toute la guerre, songeait-il tout haut, c’est comme si on n’disait rien. Ça étouffe les paroles. On est là, à r’garder ça, comme des espèces d’aveugles…

Une voix de basse roula un peu plus loin :

— Non, on n’peut pas s’figurer.

À cette parole un brusque éclat de rire se déchira.

— D’abord, comment, sans y avoir été, s’imaginerait-on ça ?

— I’ faudrait être fou ! dit le chasseur.

Paradis se pencha sur une masse étendue, répandue, à côté de lui.

— Tu dors ?

— Non, mais j’bouge pas, barbota aussitôt une voix étouffée et terrorisée qui sourdait de la masse, couverte d’une housse limoneuse épaisse et si bossuée qu’elle semblait piétinée. J’vas t’dire : j’crois qu’j’ai l’ventre crevé. Mais j’en suis pas sûr, et j’ose pas l’savoir.

— On va voir…
— Non, pas encore, dit l’homme. J’voudrais rester encore un peu comme ça.

Les autres ébauchaient des mouvements en clapotant, se traînant sur les coudes, rejetant l’infernale couverture pâteuse qui les écrasait. La paralysie du froid se dissipait petit à petit parmi cette grappe de suppliciés, bien que la clarté ne progressât plus sur la grande mare irrégulière où descendait la plaine. La désolation continuait, non le jour.

L’un de nous qui parlait tristement, comme une cloche, dit :

— T’auras beau raconter, s’pas, on t’croira pas. Pas par méchanceté ou par amour de s’ficher d’toi, mais pa’ce qu’on n’pourra pas. Quand tu diras plus tard, si t’es encore vivant pour placer ton mot : « On a fait des travaux d’nuit, on a été sonnés, pis on a manqué s’enliser », on répondra : « Ah ! » ; p’têt’ qu’on dira : « Vous n’avez pas dû rigoler lourd pendant l’affaire. » C’est tout. Personne ne saura. I’ n’y aura qu’toi.

— Non, pas même nous, pas même nous ! s’écria quelqu’un.

— J’dis comme toi, moi : nous oublierons, nous… Nous oublions déjà, mon pauv’vieux !

— Nous en avons trop vu !

— Et chaque chose qu’on a vue était trop. On n’est pas fabriqué pour contenir ça. Ça fout l’camp d’tous les côtés ; on est trop p’tit.

— Un peu, qu’on oublie ! Non seulement la durée de la grande misère qui est, comme tu dis, incalculable, depuis l’temps qu’elle dure : les marches qui labourent et r’labourent les terres, talent les pieds, usent les os, sous le poids de la charge qui a l’air de grandir dans le ciel, l’éreintement jusqu’à ne plus savoir son nom, les piétinements et les immobilités qui vous broient, les travaux qui dépassent les forces, les veilles, sans bornes, à guetter l’ennemi qui est partout dans la nuit, et à lutter contre le sommeil – et l’oreiller de fumier et de poux. Mais même les sales coups où s’y mettent les marmites et les mitrailleuses, les mines, les gaz asphyxiants, les contre-attaques. On est plein de l’émotion de la réalité au moment, et on a raison. Mais tout ça s’use dans vous et s’en va, on ne sait comment, on ne sait où, et i’ n’reste plus qu’les noms, qu’les mots de la chose, comme dans un communiqué.

— C’est vrai, c’qu’i’ dit, fit un homme sans remuer la tête dans sa cangue. Quand j’sui’ été en permission, j’ai vu qu’j’avais oublié bien des choses de ma vie d’avant. Y a des lettres de moi que j’ai relues comme si c’était un livre que j’ouvrais. Et pourtant, malgré ça j’ai oublié aussi ma souffrance de la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est des choses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà ce qu’on est.

— Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu !

Cette perspective vint s’ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d’un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge.

— Ah ! si on se rappelait ! s’écria l’un.

— Si on s’rappelait, dit l’autre, y aurait plus d’guerre !

Un troisième ajouta magnifiquement :

— Oui, si on s’rappelait, la guerre serait moins inutile qu’elle ne l’est.

Mais tout d’un coup, un des survivants couchés se dressa à genoux, secoua ses bras boueux et d’où tombait la boue, et, noir comme une grande chauve-souris engluée, il cria sourdement :

— Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là !

Dans ce coin bourbeux où, faibles encore et impotents, nous étions assaillis par des souffles de vent qui nous empoignaient si brusquement et si fort que la surface du terrain semblait osciller comme une épave, le cri de l’homme qui avait l’air de vouloir s’envoler éveilla d’autres cris pareils :

— Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là !

Les exclamations sombres, furieuses, de ces hommes enchaînés à la terre, incarnés de terre, montaient et passaient dans le vent comme des coups d’aile :

— Plus de guerre, plus de guerre !

— Oui, assez !

— C’est trop bête, aussi… C’est trop bête, mâchonnaient-ils. Qu’est-ce que ça signifie, au fond, tout ça – tout ça qu’on n’peut même pas dire !

Ils bafouillaient, ils grognaient comme des fauves sur leur espèce de banquise disputée par les éléments, avec leurs sombres masques en lambeaux. La protestation qui les soulevait était tellement vaste qu’elle les étouffait.

— On est fait pour vivre, pas pour crever comme ça !

— Les hommes sont faits pour être des maris, des pères – des hommes, quoi ! – pas des bêtes qui se traquent, s’égorgent et s’empestent.

— Et tout partout, partout, c’est des bêtes, des bêtes féroces ou des bêtes écrasées. Regarde, regarde !

… Je n’oublierai jamais l’aspect de ces campagnes sans limites sur la face desquelles l’eau sale avait rongé les couleurs, les traits, les reliefs, dont les formes attaquées par la pourriture liquide s’émiettaient et s’écoulaient de toutes parts, à travers les ossatures broyées des piquets, des fils de fer, des charpentes – et, là-dessus, parmi ces sombres immensités de Styx, la vision de ce frissonnement de raison, de logique et de simplicité, qui s’était mis soudain à secouer ces hommes comme de la folie.

On voyait que cette idée les tourmentait : qu’essayer de vivre sa vie sur la terre et d’être heureux, ce n’est pas seulement un droit, mais un devoir – et même un idéal et une vertu ; que la vie sociale n’est faite que pour donner plus de facilité à chaque vie intérieure.

— Vivre !…

— Nous !… Toi… Moi…

— Plus de guerre. Ah ! non… C’est trop bête !… Pire que ça, c’est trop…

Une parole vint en écho à leur vague pensée, à leur murmure morcelé et avorté de foule… J’ai vu se soulever un front couronné de fange et la bouche a proféré au niveau de la terre :

— Deux armées qui se battent, c’est comme une grande armée qui se suicide !

— Tout de même, qu’est-ce que nous sommes depuis deux ans ? De pauvres malheureux incroyables, mais aussi des sauvages, des brutes, des bandits, des salauds.

— Pire que ça ! mâcha celui qui ne savait employer que cette expression.

— Oui, je l’avoue !

Dans la trêve désolée de cette matinée, ces hommes qui avaient été tenaillés par la fatigue, fouettés par la pluie, bouleversés par toute une nuit de tonnerre, ces rescapés des volcans et de l’inondation entrevoyaient à quel point la guerre, aussi hideuse au moral qu’au physique, non seulement viole le bon sens, avilit les grandes idées, commande tous les crimes – mais ils se rappelaient combien elle avait développé en eux et autour d’eux tous les mauvais instincts sans en excepter un seul : la méchanceté jusqu’au sadisme, l’égoïsme jusqu’à la férocité, le besoin de jouir jusqu’à la folie.

Ils se figurent tout cela devant leurs yeux comme tout à l’heure ils se sont figuré confusément leur misère. Ils sont bondés d’une malédiction qui essaye de se livrer passage et d’éclore en paroles. Ils en geignent ; ils en vagissent. On dirait qu’ils font effort pour sortir de l’erreur et de l’ignorance qui les souillent autant que la boue, et qu’ils veulent enfin savoir pourquoi ils sont châtiés.

— Alors quoi ? clame l’un.

— Quoi ? répète l’autre, plus grandement encore.

Le vent fait trembler aux yeux l’étendue inondée et, s’acharnant sur ces masses humaines, couchées ou à genoux, fixes comme des dalles et des stèles, leur arrache des frissons.

— Il n’y aura plus d’guerre, gronde un soldat, quand il n’y aura plus d’Allemagne.

— C’est pas ça qu’il faut dire ! crie un autre. C’est pas assez. Y aura plus de guerre quand l’esprit de la guerre sera vaincu !

Comme le mugissement du vent avait étouffé à moitié ces mots, il érigea sa tête et les répéta.

— L’Allemagne et le militarisme, hacha précipitamment la rage d’un autre, c’est la même chose. Ils ont voulu la guerre et ils l’avaient préméditée. Ils sont le militarisme.

— Le militarisme… reprit un soldat.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-on.

— C’est… c’est la force brutale préparée qui, tout d’un coup, à un moment, s’abat. C’est être des bandits.

— Oui. Aujourd’hui, le militarisme s’appelle Allemagne.

— Oui ; mais demain, comme qu’i’ s’appellera ?

— J’sais pas, dit une voix grave, comme celle d’un prophète.

— Si l’esprit de la guerre n’est pas tué, t’auras des mêlées tout le long des époques.

— Il faut… il faut.

— Il faut se battre ! gargouilla la voix rauque d’un corps qui, depuis notre réveil, se pétrifiait dans la boue dévoratrice. Il le faut ! – et le corps se retourna pesamment. – Il faut donner tout ce que nous avons, et nos forces et nos peaux, et nos cœurs, toute not’ vie, et les joies qui nous restaient ! L’existence de prisonniers qu’on a, il faut l’accepter des deux mains ! Il faut tout supporter, même l’injustice, dont le règne est venu, et le scandale et la dégoûtation qu’on voit – pour être tout à la guerre, pour vaincre ! Mais, s’il faut faire un sacrifice pareil, ajouta désespérément l’homme informe, en se retournant encore, c’est parce qu’on se bat pour un progrès, non pour un pays ; contre une erreur, non contre un pays.

— Faut tuer la guerre, dit le premier parleur, faut tuer la guerre, dans le ventre de l’Allemagne !

— Tout de même, fit un de ceux qui étaient assis là, enraciné comme une espèce de germe, tout de même, on commence à comprendre pourquoi il fallait marcher.

— Tout de même, marmotta à son tour le chasseur, qui s’était accroupi, y en a qui se battent avec une autre idée que ça dans la tête. J’en ai vu, des jeunes, qui s’foutaient pas mal des idées humanitaires. L’important pour eux, c’est la question nationale, pas aut’chose, et la guerre une affaire de patries : chacun fait reluire la sienne, voilà tout. I’s s’battaient, ceux-là, et i’s s’battaient bien.

— I’s sont jeunes, ces petits gars qu’tu dis. I’s sont jeunes. Faut pardonner.

— On peut bien faire sans savoir bien c’qu’on fait.

— C’est vrai qu’les hommes sont fous ! Ça, on l’dira jamais assez !

— Les chauvins, c’est d’la vermine…, ronchonna une ombre.

Ils répétèrent plusieurs fois, comme pour se guider à tâtons :

— Faut tuer la guerre. La guerre, elle !

L’un de nous, celui qui ne bougeait pas la tête, dans l’armature de ses épaules, s’entêta dans son idée :

— Tout ça, c’est des boniments. Qu’est-ce que ça fait qu’on pense ça ou ça ! Faut être vainqueurs, voilà tout.

Mais les autres avaient commencé à chercher. Ils voulaient savoir et voir plus loin que le temps présent. Ils palpitaient, essayant d’enfanter en eux-mêmes une lumière de sagesse et de volonté. Des convictions éparses tourbillonnaient dans leurs têtes et il leur sortait des lèvres des fragments confus de croyances.

— Bien sûr… Oui… Mais faut voir les choses… Mon vieux, faut toujours voir le résultat.

— L’résultat ! Être vainqueurs dans cette guerre, se buta l’homme-borne, c’est pas un résultat ?

Ils furent deux à la fois qui répondirent :

— Non !

À cet instant, il se produisit un bruit sourd. Des cris jaillirent à la ronde et nous frissonnâmes.

Tout un pan de glaise s’était détaché du monticule où nous étions vaguement adossés, déterrant complètement, au milieu de nous, un cadavre assis les jambes allongées.

L’éboulement creva une poche d’eau amassée en haut du monticule et l’eau s’épandit en cascade sur le cadavre et le lava pendant que nous le regardions.

On cria :

— Il a la figure toute noire !

— Qu’est-ce que c’est que cette figure ? haleta une voix.

Les valides s’approchaient en cercle comme des crapauds. Cette tête qui apparaissait en bas-relief sur la paroi que la chute de terre avait mise à nu, on ne pouvait pas la dévisager.

— Sa figure ! C’est pas sa figure !

À la place de la face, on trouvait une chevelure.

Alors on s’aperçut que ce cadavre qui semblait assis était plié et cassé à l’envers.

On contempla dans un silence terrible, ce dos vertical que nous présentait la dépouille disloquée, ces bras pendants et courbés en arrière, et ces deux jambes allongées qui posaient sur la terre fondante par la pointe des pieds.

Alors le débat reprit, réveillé par ce dormeur effroyable. On clama furieusement comme s’il écoutait :

— Non ! être vainqueurs ce n’est pas le résultat. Ce n’est pas eux qu’il faut avoir, c’est la guerre.

— T’as donc pas compris qu’il faut en finir avec la guerre ? Si on doit remettre ça un jour, tout c’qui a été fait ne sert à rien. Regarde ; ça ne sert à rien. C’est deux ans ou trois ans, ou plus, de catastrophes gâchées.

— Ah ! mon vieux, si tout c’qu’on a subi n’était pas la fin de c’grand malheur-là – j’tiens à la vie : j’ai ma femme, ma famille, avec la maison autour d’eux, j’ai des idées pour ma vie d’après, va… Eh bien, tout de même, j’aimerais mieux mourir.

— J’vais mourir, fit en ce moment précis, comme un écho, le voisin de Paradis, qui sans doute avait regardé la blessure de son ventre, je l’regrette à cause de mes enfants.

— Moi, murmura-t-on ailleurs, c’est à cause de mes enfants que je ne le regrette pas. J’vais mourir, donc j’sais c’que j’dis, et j’me dis : « I’s auront la paix, eux ! »

— Moi, j’mourrai p’t’êt’ pas, dit un autre avec un frémissement d’espoir qu’il ne put contenir, même à la face des condamnés, mais j’souffrirai. Eh bien, j’dis : tant pis, et j’dis même : tant mieux ; et j’saurai souffrir plus, si je sais que c’est pour quelque chose !

— Alors faudra continuer à s’battre après la guerre ?

— Oui, p’t’êt’…

— T’en veux encore, toi !

— Oui, parce que j’n’en veux plus ! grogna-t-on.

— Et pas contre des étrangers, p’t’êt’, i’ faudra s’battre ?

— P’têt’, oui…

Un coup de vent plus violent que les autres nous ferma les yeux et nous étouffa. Quand il fut passé, et qu’on vit la rafale s’enfuir à travers la plaine en saisissant par endroits et en secouant sa dépouille de boue, en creusant l’eau des tranchées qui béaient longues comme la tombe d’une armée – on reprit :

— Après tout, qu’est-ce qui fait la grandeur et l’horreur de la guerre ?

— C’est la grandeur des peuples.

— Mais les peuples, c’est nous !

Celui qui avait dit cela me regardait, m’interrogeait.

— Oui, lui dis-je, oui, mon vieux frère, c’est vrai ! C’est avec nous seulement qu’on fait les batailles. C’est nous la matière de la guerre. La guerre n’est composée que de la chair et des âmes des simples soldats. C’est nous qui formons les plaines de morts et les fleuves de sang, nous tous — dont chacun est invisible et silencieux à cause de l’immensité de notre nombre. Les villes vidées, les villages détruits, c’est le désert de nous. Oui, c’est nous tous et c’est nous tout entiers.

— Oui, c’est vrai. C’est les peuples qui sont la guerre ; sans eux, il n’y aurait rien, rien, que quelques criailleries, de loin. Mais c’est pas eux qui la décident. C’est les maîtres qui les dirigent.

— Les peuples luttent aujourd’hui pour n’avoir plus de maîtres qui les dirigent. Cette guerre, c’est comme la Révolution française qui continue.

— Alors, comme ça, on travaille pour les Prussiens aussi ?

— Mais, dit un des malheureux de la plaine, il faut bien l’espérer.

— Ah zut, alors ! grinça le chasseur.

Mais il hocha la tête et n’ajouta rien.

— Occupons-nous de nous ! Il ne faut pas s’mêler des affaires des autres, mâchonna l’entêté hargneux.

— Si ! il le faut… parce que ce que tu appelles les autres, c’est justement pas les autres, c’est les mêmes !

— Pourquoi qu’c’est toujours nous qui marchons pour tout le monde !

— C’est comme ça, dit un homme, et il répéta les mots qu’il avait employés à l’instant : Tant pis, ou tant mieux !

— Les peuples, c’est rien et ça devrait être tout, dit en ce moment l’homme qui m’avait interrogé reprenant sans le savoir une phrase historique vieille de plus d’un siècle, mais en lui donnant enfin son grand sens universel.

Et l’échappé de la tourmente, à quatre pattes sur le cambouis du sol, leva sa face de lépreux et regarda devant lui, dans l’infini, avec avidité.

Il regardait, il regardait. Il essayait d’ouvrir les portes du ciel.

— Les peuples devraient s’entendre à travers la peau et sur le ventre de ceux qui les exploitent d’une façon ou d’une autre. Toutes les multitudes devraient s’entendre.

— Tous les hommes devraient enfin être égaux.

Ce mot semblait venir à nous comme un secours.

— Égaux… Oui… Oui… Il y a de grandes idées de justice, de vérité. Il y a des choses auxquelles on croit, vers lesquelles on se tourne toujours pour s’y attacher comme à une sorte de lumière. Il y a surtout l’égalité.

— Il y a aussi la liberté et la fraternité.

— Il y a surtout l’égalité !

Je leur dis que la fraternité est un rêve, un sentiment nuageux, inconsistant ; qu’il est contraire à l’homme de haïr un inconnu, mais qu’il lui est également contraire de l’aimer. On ne peut rien baser sur la fraternité. Sur la liberté non plus : elle est trop relative dans une société où toutes les présences se morcellent forcément l’une l’autre.

Mais l’égalité est toujours pareille. La liberté et la fraternité sont des mots, tandis que l’égalité est une chose. L’égalité (sociale, car les individus ont chacun plus ou moins de valeur, mais chacun doit participer à la société dans la même mesure, et c’est justice, parce que la vie d’un être humain est aussi grande que la vie d’un autre), l’égalité, c’est la grande formule des hommes. Son importance est prodigieuse. Le principe de l’égalité des droits de chaque créature et de la volonté sainte de la majorité est impeccable, et il doit être invincible — et il amènera tous les progrès, tous, avec une force vraiment divine. Il amènera d’abord la grande assise plane de tous les progrès : le règlement des conflits par la justice qui est la même chose, exactement, que l’intérêt général.

Ces hommes du peuple qui sont là, entrevoyant ils ne savent encore quelle Révolution plus grande que l’autre, et dont ils sont la source, et qui déjà monte, monte à leur gorge, répètent :

— L’égalité !…

Il semble qu’ils épèlent ce mot, puis qu’ils le lisent clairement partout – et qu’il n’est pas sur la terre de préjugé, de privilège et d’injustice qui ne s’écroule à son contact. C’est une réponse à tout, un mot sublime. Ils tournent et retournent cette notion et lui trouvent une sorte de perfection. Et ils voient les abus brûler d’une éclatante lumière.

— Ce s’rait beau ! dit l’un.

— Trop beau pour être vrai ! dit l’autre.

Mais le troisième dit :

— C’est parce que c’est vrai que c’est beau. Ça n’a pas d’autre beauté : alors !… Et ce n’est pas parce que c’est beau que ça sera. La beauté n’a pas cours, pas plus que l’amour. C’est parce que c’est vrai que c’est fatal.

— Alors, puisque la justice est voulue par les peuples et que les peuples sont la force, qu’ils la fassent.

— On commence déjà ! dit une bouche obscure.

— C’est sur la pente des choses, annonça un autre.

— Quand tous les hommes se seront faits égaux, on sera bien forcé de s’unir.

— Et il n’y aura pas, à la face du ciel, des choses épouvantables faites par trente millions d’hommes qui ne les veulent pas.

C’est vrai. Il n’y a rien à dire contre cela. Quel semblant d’argument, quel fantôme de réponse pourrait-on, oserait-on opposer à cela : « Il n’y aura pas, à la face du ciel, des choses faites par trente millions d’hommes qui ne les veulent pas. » J’écoute, je suis la logique des paroles que profèrent ces pauvres gens jetés sur ce champ de douleur, les paroles qui jaillissent de leur meurtrissure et de leur mal, les paroles qui saignent d’eux.

Et maintenant, le ciel se couvre. De gros nuages le bleuissent et le cuirassent en bas. En haut, dans un faible étamage lumineux, il est traversé par des balayures démesurées de poussière humide. Le temps s’assombrit. Il va y avoir encore de la pluie. Ce n’est pas fini de la tempête et de la longueur de la souffrance.

— On se demandera, dit l’un : « Après tout, pourquoi faire la guerre ? » Pourquoi, on n’en sait rien ; mais pour qui, on peut le dire. On sera bien forcé de voir que si chaque nation apporte à l’Idole de la guerre la chair fraîche de quinze cents jeunes gens à déchirer chaque jour, c’est pour le plaisir de quelques meneurs qu’on pourrait compter ; que les peuples entiers vont à la boucherie, rangés en troupeaux d’armées, pour qu’une caste galonnée d’or écrive ses noms de princes dans l’histoire, pour que des gens dorés aussi, qui font partie de la même gradaille, brassent plus d’affaires – pour des questions de personnes et des questions de boutiques. Et on verra, dès qu’on ouvrira les yeux, que les séparations qui sont entre les hommes ne sont pas celles qu’on croit, et que celles qu’on croit ne sont pas.

— Écoute ! interrompit-on soudain.

On se tait, et on entend au loin le bruit du canon. Là-bas, le grondement ébranle les couches aériennes et cette force lointaine vient déferler faiblement à nos oreilles ensevelies, tandis qu’alentour l’inondation continue à imprégner le sol et à attirer lentement les hauteurs.

— Ça r’prend…

Alors l’un de nous dit :

— Ah ! tout c’qu’on aura contre soi !
Déjà il y a un malaise, une hésitation, dans la tragédie du colloque qui s’ébauche, entre ces parleurs perdus, comme une espèce d’immense chef-d’œuvre de destinée. Ce n’est pas seulement la douleur et le péril, la misère des temps, qu’on voit recommencer interminablement. C’est aussi l’hostilité des choses et des gens contre la vérité, l’accumulation des privilèges, l’ignorance, la surdité et la mauvaise volonté, les partis pris, et les féroces situations acquises, et des masses inébranlables, et des lignes inextricables.
Et le rêve tâtonnant des pensées se continue par une autre vision où les adversaires éternels sortent de l’ombre du passé et se présentent dans l’ombre orageuse du présent.

Les voici… Il semble qu’on la voie se silhouetter au ciel sur les crêtes de l’orage qui endeuille le monde, la cavalcade des batailleurs, caracolants et éblouissants – des chevaux de bataille porteurs d’armures, de galons, de panaches, de couronnes et d’épées… Ils roulent, distincts, somptueux, lançant des éclairs, embarrassés d’armes. Cette chevauchée belliqueuse, aux gestes surannés, découpe les nuages plantés dans le ciel comme un farouche décor théâtral.
Et bien au-dessus des regards enfiévrés qui sont à terre, des corps sur qui s’étage la boue des bas-fonds terrestres et des champs gaspillés, tout cela afflue des quatre coins de l’horizon, et refoule l’infini du ciel et cache les profondeurs bleues.
Et ils sont légion. Il n’y a pas seulement la caste des guerriers qui hurlent à la guerre et l’adorent, il n’y a pas seulement ceux que l’esclavage universel revêt d’un pouvoir magique ; les puissants héréditaires, debout çà et là par-dessus la prostration du genre humain, qui appuient soudain sur la balance de la justice, parce qu’ils entrevoient un grand coup à faire. Il y a toute une foule consciente et inconsciente qui sert leur effroyable privilège.

— Il y a, clame en ce moment un des sombres et dramatiques interlocuteurs, en étendant la main comme s’il voyait, il y a ceux qui disent : « Comme ils sont beaux ! »

— Et ceux qui disent : « Les races se haïssent ! »

— Et ceux qui disent : « J’engraisse de la guerre, et mon ventre en mûrit ! »

— Et ceux qui disent : « La guerre a toujours été, donc elle sera toujours ! »

— Il y a ceux qui disent : « Je ne vois pas plus loin que le bout de mes pieds, et je défends aux autres de le faire ! »

— Il y a ceux qui disent : « Les enfants viennent au monde avec une culotte rouge ou bleue sur le derrière ! »

— Il y a, gronda une voix rauque, ceux qui disent : « Baissez la tête, et croyez en Dieu ! »


Ah ! vous avez raison, pauvres ouvriers innombrables des batailles, vous qui aurez fait toute la grande guerre avec vos mains, toute-puissance qui ne sert pas encore à faire le bien, foule terrestre dont chaque face est un monde de douleurs — et qui, sous le ciel où de longs nuages noirs se déchirent et s’éploient échevelés comme de mauvais anges, rêvez, courbés sous le joug d’une pensée ! – oui, vous avez raison. Il y a tout cela contre vous. Contre vous et votre grand intérêt général, qui se confond en effet exactement, vous l’avez entrevu, avec la justice — il n’y a pas que les brandisseurs de sabres, les profiteurs et les tripoteurs.
Il n’y a pas que les monstrueux intéressés, financiers, grands et petits faiseurs d’affaires, cuirassés dans leurs banques ou leurs maisons, qui vivent de la guerre, et en vivent en paix pendant la guerre, avec leurs fronts butés d’une sourde doctrine, leurs figures fermées comme un coffre-fort.
Il y a ceux qui admirent l’échange étincelant des coups, qui rêvent et qui crient comme des femmes devant les couleurs vivantes des uniformes. Ceux qui s’enivrent avec la musique militaire ou avec les chansons versées au peuple comme des petits verres, les éblouis, les faibles d’esprit, les fétichistes, les sauvages.
Ceux qui s’enfoncent dans le passé, et qui n’ont que le mot d’autrefois à la bouche, les traditionalistes pour lesquels un abus a force de loi parce qu’il s’est éternisé, et qui aspirent à être guidés par les morts, et qui s’efforcent de soumettre l’avenir et le progrès palpitant et passionné au règne des revenants et des contes de nourrice.
Il y a avec eux tous les prêtres, qui cherchent à vous exciter et à vous endormir, pour que rien ne change, avec la morphine de leur paradis. Il y a des avocats – économistes, historiens, est-ce que je sais ! – qui vous embrouillent de phrases théoriques, qui proclament l’antagonisme des races nationales entre elles, alors que chaque nation moderne n’a qu’une unité géographique arbitraire dans les lignes abstraites de ses frontières, et est peuplée d’un artificiel amalgame de races ; et qui, généalogistes véreux, fabriquent, aux ambitions de conquête et de dépouillement, de faux certificats philosophiques et d’imaginaires titres de noblesse. La courte vue est la maladie de l’esprit humain. Les savants sont en bien des cas des espèces d’ignorants qui perdent de vue la simplicité des choses et l’éteignent et la noircissent avec des formules et des détails. On apprend dans les livres les petites choses, non les grandes.

Et même lorsqu’ils disent qu’ils ne veulent pas la guerre, ces gens-là font tout pour la perpétuer. Ils alimentent la vanité nationale et l’amour de la suprématie par la force. « Nous seuls, disent-ils chacun derrière leurs barrières, sommes détenteurs du courage, de la loyauté, du talent, du bon goût ! » De la grandeur et de la richesse d’un pays, ils font comme une maladie dévoratrice. Du patriotisme, qui est respectable, à condition de rester dans le domaine sentimental et artistique, exactement comme les sentiments de la famille et de la province, tout aussi sacrés, ils font une conception utopique et non viable, en déséquilibre dans le monde, une espèce de cancer qui absorbe toutes les forces vives, prend toute la place et écrase la vie et qui, contagieux, aboutit, soit aux crises de la guerre, soit à l’épuisement et à l’asphyxie de la paix armée.

La morale adorable, ils la dénaturent : Combien de crimes dont ils ont fait des vertus, en les appelant nationales — avec un mot ! Même la vérité, ils la déforment. À la vérité éternelle, ils substituent chacun leur vérité nationale. Autant de peuples, autant de vérités, qui faussent et tordent la vérité.

Tous ces gens-là, qui entretiennent ces discussions d’enfants, odieusement ridicules, que vous entendez gronder au-dessus de vous : « Ce n’est pas moi qui ai commencé, c’est toi ! – Non, ce n’est pas moi, c’est toi ! – Commence, toi ! – Non, commence, toi ! », puérilités qui éternisent la plaie immense du monde parce que ce ne sont pas les vrais intéressés qui en discutent, au contraire, et que la volonté d’en finir n’y est pas ; tous ces gens-là qui ne peuvent pas ou ne veulent pas faire la paix sur la terre ; tous ces gens-là, qui se cramponnent, pour une cause ou pour une autre, à l’état de choses ancien, lui trouvent des raisons ou lui en donnent, ceux-là sont vos ennemis !

Ce sont vos ennemis autant que le sont aujourd’hui ces soldats allemands qui gisent ici entre vous, et qui ne sont que de pauvres dupes odieusement trompées et abruties, des animaux domestiques… Ce sont vos ennemis, quel que soit l’endroit où ils sont nés et la façon dont se prononce leur nom et la langue dans laquelle ils mentent. Regardez-les dans le ciel et sur la terre. Regardez-les partout ! Reconnaissez-les une bonne fois, et souvenez-vous à jamais !

— Ils te diront, grogna un homme à genoux, penché, les deux mains dans la terre, en secouant les épaules comme un dogue : « Mon ami, t’as été un héros admirable ! » J’veux pas qu’on m’dise ça !

 » Des héros, des espèces de gens extraordinaires, des idoles ? Allons donc ! On a été des bourreaux. On a fait honnêtement le métier de bourreaux. On le r’fera encore, à tour de bras, parce qu’il est grand et important de faire ce métier-là pour punir la guerre et l’étouffer. Le geste de tuerie est toujours ignoble – quelquefois nécessaire, mais toujours ignoble. Oui, de durs et infatigables bourreaux, voilà ce qu’on a été. Mais qu’on ne me parle pas de la vertu militaire parce que j’ai tué des Allemands. »

— Ni à moi, cria un autre à voix si haute que personne n’aurait pu lui répondre, même si on avait osé, ni à moi, parce que j’ai sauvé la vie à des Français ! Alors, quoi, ayons le culte des incendies à cause de la beauté des sauvetages !

— Ce serait un crime de montrer les beaux côtés de la guerre, murmura un des sombres soldats, même s’il y en avait !

— On t’dira ça, continua le premier, pour te payer en gloire, et pour se payer aussi de c’qu’on n’a pas fait. Mais la gloire militaire, ce n’est même pas vrai pour nous autres, simples soldats. Elle est pour quelques-uns, mais en dehors de ces élus, la gloire du soldat est un mensonge comme tout ce qui a l’air d’être beau dans la guerre. En réalité, le sacrifice des soldats est une suppression obscure. Ceux dont la multitude forme les vagues d’assaut n’ont pas de récompense. Ils courent se jeter dans un effroyable néant de gloire. On ne pourra jamais accumuler même leurs noms, leurs pauvres petits noms de rien.

— Nous nous en foutons, répondit un homme. Nous avons aut’chose à penser.

— Mais tout cela, hoqueta une face barbouillée et que la boue cachait comme une main hideuse, peux-tu seulement le dire ? Tu serais maudit et mis sur le bûcher ! Ils ont créé autour du panache une religion aussi méchante, aussi bête et aussi malfaisante que l’autre !

L’homme se souleva, s’abattit, mais se souleva encore. Il était blessé sous sa cuirasse immonde, et tachait le sol, et, quand il eut dit cela, son œil élargi contempla par terre tout le sang qu’il avait donné pour la guérison du monde.

Les autres, un à un, se dressent. L’orage s’épaissit et descend sur l’étendue des champs écorchés et martyrisés. Le jour est plein de nuit. Et il semble que, sans cesse, de nouvelles formes hostiles d’hommes et de bandes d’hommes s’évoquent, au sommet de la chaîne de montagnes des nuages, autour des silhouettes barbares des croix et des aigles, des églises, des palais souverains et des temples de l’armée, et s’y multiplient, cachant les étoiles qui sont moins nombreuses que l’humanité – et même que ces revenants remuent de toutes parts dans les excavations du sol, ici, là, parmi les êtres réels qui y sont jetés à la volée, à demi enfouis dans la terre comme des grains de blé.

Mes compagnons encore vivants se sont enfin levés ; se tenant mal debout sur le sol effondré, enfermés dans leurs vêtements embourbés, ajustés dans d’étranges cercueils de vase, dressant leur simplicité monstrueuse hors de la terre profonde comme l’ignorance, ils bougent et crient, les yeux, les bras et les poings tendus vers le ciel d’où tombent le jour et la tempête. Ils se débattent contre des fantômes victorieux, comme des Cyrano et des don Quichotte qu’ils sont encore.

On voit leurs ombres se mouvoir sur le grand miroitement triste du sol et se refléter sur la blême surface stagnante des anciennes tranchées que blanchit et habite seul le vide infini de l’espace, au milieu du désert polaire aux horizons fumeux.

Mais leurs yeux sont ouverts. Ils commencent à se rendre compte de la simplicité sans bornes des choses. Et la vérité non seulement met en eux une aube d’espoir, mais aussi y bâtit un recommencement de force et de courage.

— Assez parlé des autres, commanda l’un d’eux. Tant pis pour les autres !… Nous ! Nous tous !…

L’entente des démocraties, l’entente des immensités, la levée du peuple du monde, la foi brutalement simple… Tout le reste, tout le reste, dans le passé, le présent et l’avenir, est absolument indifférent.

Et un soldat ose ajouter cette phrase, qu’il commence pourtant à voix presque basse :

— Si la guerre actuelle a fait avancer le progrès d’un pas, ses malheurs et ses tueries compteront pour peu.

Et tandis que nous nous apprêtons à rejoindre les autres, pour recommencer la guerre, le ciel noir, bouché d’orage, s’ouvre doucement au-dessus de nos têtes. Entre deux masses de nuées ténébreuses, un éclair tranquille en sort, et cette ligne de lumière, si resserrée, si endeuillée, si pauvre, qu’elle a l’air pensante, apporte tout de même la preuve que le soleil existe.

Décembre 1915.

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