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Le mouvement révolutionnaire en Amérique en 1920
jeudi 31 octobre 2024, par
John Reed
Le mouvement révolutionnaire en Amérique1
14 octobre 1920
La terreur blanche
Il y a deux ans, les Etats-Unis faisaient encore la guerre. Les leaders de la Fédération Américaine du
Travail (American Federation of Labor), ayant à leur tête M. Samuel Gompers, avaient mis au service du
gouvernement le concours des trade unions, et parcouraient l’Europe où ils défendaient la cause du
capitalisme international et cherchaient à détruire l’esprit révolutionnaire, toujours croissant, des ouvriers
du vieux continent. Tout comme en Angleterre, les trade-unions américaines avaient renoncé à une
grande partie de leurs droits et privilèges, et confié leurs intérêts à une institution gouvernementale
d’arbitrage, dénommée War Labour Board (Ministère du Travail de Guerre). Selon toute évidence, les
trade unions américaines étaient foncièrement patriotiques : elles achetaient des millions de dollars de
« bons de la liberté » et faisaient des dons au profit de la Croix-Rouge, de l’Y.M.C.A. 2 et d’autres
institutions de bienfaisance militaires ; elles assaillaient les personnes qui refusaient de se mettre debout
quand les orchestres exécutaient l’hymne national américain.
Il semblait donc que tout esprit d’opposition à la guerre fût détruit. Les leaders des partis socialistes,
qui avaient été forcés par les tendances révolutionnaires, toujours de plus en plus vives, des soldats, à
publier le « Manifeste de Saint-Louis », invitant les ouvriers à faire une campagne active contre la guerre,
sabotaient cette campagne d’une façon délibérée. Non seulement, ils n’avaient rien fait pour l’organiser,
mais quelques-uns parmi eux approuvaient même ouvertement les mesures et dispositions de guerre du
gouvernement. M. Meyer London, le seul membre socialiste du Congrès, a donné lecture de l’adresse
officielle du Congrès, célébrant l’anniversaire de l’adhésion de l’Italie à la coalition antigermanique. Les
chefs des groupes socialistes de New-York ont voté les fonds nécessaires pour la construction d’un arc de
triomphe en l’honneur des troupes rapatriées, et sur lequel se trouvent gravées les victoires américaines,
parmi lesquelles figure celle de Mourmansk. Et sur ces entrefaites, des centaines d’ouvriers ont été jetés
dans les prisons, rien que pour avoir tenté de mettre en pratique le programme de Saint-Louis : toutes les
manifestations socialistes et tous les meetings ont été interdits et les journaux socialistes suspendus.
Les Industrial Workers of the World (Union Universelle des Travailleurs Industriels,) — la grande
organisation d’ouvriers non spécialistes — furent persécutés sans merci, bien qu’ils ne se prononçassent
point officiellement contre la guerre. La bourgeoisie comprenait instinctivement que les I.W.W.
présentaient pour elle un grand danger. Quoique aucune loi prohibitive ne fût publiée contre les I.W.W., les
membres de cette organisation furent néanmoins partout déclarés hors la loi, arrêtés, maltraités et même
tués : 500 mineurs, membres des I.W.W., qui s’étaient mis en grève dans l’Etat d’Arizona, furent déportés
dans les régions incultes du pays par les agents des polices privées, au service de la compagnie ; plus de
cent leaders des I.W.W. furent condamnés à des peines de détention variant entre quinze et vingt-cinq
ans.
Sous la protection du régime de guerre, la bourgeoisie a inauguré un régime de terreur blanche. La
loi contre l’espionnage militaire — dont les dispositions visaient tout particulièrement les agents politiques
allemands — a été appliquée dans l’intention de détruire les organisations ouvrières et d’envoyer en
prison les propagandistes des idées socialistes et des I.W.W. Vers la fin de la guerre, on ne comptait
qu’une douzaine d’agents allemands, tout au plus, tombés sous le coup de la susdite loi contre
l’espionnage militaire, tandis que des milliers de détenus politiques, américains, dont Debs, Haywood et
beaucoup d’autres, se trouvaient incarcérés dans les prisons des États-Unis. Au fur et a mesure que la
bourgeoisie se rendait consciente de sa force et s’enivrait de son pouvoir, elle attaquait même les leaders
conservateurs du Parti Socialiste : Victor Berger, Adolphe Germer, et d’autres membres du Comité
Exécutif National, qui furent tous arrêtés et mis sous les verrous. L’auteur de ces lignes lui-même a été, à
deux reprises, l’objet d’inculpations de cette nature : une fois notamment pour avoir cité dans un discours
un article du Manchester Guardian !
Le gouvernement avait autorisé le recrutement d’une garde blanche bourgeoise, toujours dans le
même but officiel « de donner la chasse aux espions allemands ». Cette garde était formée de fabricants,
de banquiers, d’étudiants et de fonctionnaires ; elle portait diverses dénominations : c’étaient, par
exemple, « La Ligue de la Sécurité nationale », « La Ligue de Protection américaine », « La Société pour la
Défense de l’Amérique ». « Les Chevaliers de la Liberté », etc. Toutes ces organisations faisaient une
guerre implacable, ouverte et secrète, non seulement aux révolutionnaires, mais à tous les
propagandistes ouvriers. Leur but était de détruire toutes les organisations ouvrières qui fonctionnaient
dans le pays. Dans les fabriques et les usines, elles terrorisaient les ouvriers, en se servant de mouchards,
et obtenaient le renvoi de tout ouvrier membre actif d’une trade-union ou d’un parti socialiste. On forçait
les ouvriers à acheter les « bons de la liberté », à faire des dons à la Croix-Rouge, le tout sous menace de
perdre leur travail en cas d’opposition ; en province, on boycottait et ruinait les fermiers qui refusaient
d’acheter des bons de la liberté, en proportion de leurs revenus respectifs.
1 Source : numéro 36 du Bulletin communiste (première année), 14 octobre 1920.
2 Association Chrétienne des Jeunes Gens.
Quant aux travailleurs d’origine étrangère, on les persécuta avec un acharnement extraordinaire, et
tout particulièrement pendant la période qui suivit la révolution russe. Une loi spéciale fut promulguée,
autorisant le gouvernement à expulser du pays tout étranger qui « sympathisera ou fera partie d’une
organisation se prononçant pour le renversement du gouvernement actuel ou pour la suppression de la
propriété privée ». Sous le coup de cette loi, des centaines d’ouvriers d’origine étrangère furent chassés
des Etats-Unis, sans même avoir été entendus par les tribunaux et uniquement pour cette raison qu’ils
étaient socialistes ou membres de l’I.W.W. Parmi les travailleurs ainsi maltraités, les Russes étaient consi-
dérés par le gouvernement comme étant de beaucoup les plus dangereux. A New-York, par exemple, cinq
jeunes Russes, quatre jeunes gens et une jeune fille, furent arrêtés et traduits en justice sous l’inculpation
d’avoir imprimé et propagé une feuille dans laquelle ils accusaient d’hypocrisie la politique d’expansion et
de spoliation des Etats-Unis en Sibérie. L’un de ces jeunes gens, Jacques Schwartz, a été assassiné à
coups de poings pendant l’interrogatoire et la fouille qu’on lui a fait subir an poste de police ; les quatre
autres ont été condamnés à vingt-cinq ans de prison. La police envahit à quatre reprises, la « Maison du
Peuple » russe de New-York, et toute l’œuvre d’instruction et d’éducation de cette Maison a été
complètement anéantie par ces actes de violence.
La presse bourgeoise déchaîna une campagne de provocation des plus furieuses contre toutes les
organisations socialistes ou ouvrières et contre leurs agents de propagande. Chaque grève fut
représentée par ces journaux comme un attentat cherchant à renverser de vive force le gouvernement
des Etats-Unis. Les deux branches de la haute administration américaine, notamment les gouvernements
fédéraux et le gouvernement central, ont créé des commissions chargées d’en quêter sur le
« bolchevisme » ; ces commissions ne faisaient comparaître devant elles, en qualité de témoins, que des
personnes manifestement hostiles aux Soviets et des contre-révolutionnaires dont les dépositions furent
ensuite imprimées, — titres en caractères gras ! — dans tous les journaux bourgeois. En même temps, le
Directeur général des Postes, chaque fois qu’il le jugeait utile et nécessaire, ôtait à la presse socialiste et
ouvrière les moyens de communication et d’information ; et il était inutile de protester contre ses
décisions dont il n’expliquait jamais les motifs. Quant aux journaux publiés en langues étrangères, ils
furent tous soumis à une censure préalable.
L’atmosphère de répression créée par cette terreur blanche a facilité aux capitalistes la destruction
des organisations ouvrières. Le ministère du Travail de Guerre, sorte de commission d’arbi trage instituée
par le gouvernement, se trouvait sous le contrôle d’éléments libéraux et se montrait très favorable aux
intérêts des travailleurs. Mais bien que ce ministère eût derrière lui tout le pouvoir gouvernemental, et
que ses décisions fussent obligatoires, les grands capitalistes refusaient de s’y soumettre, alors que les
ouvriers leur devaient une obéissance complète et se voyaient mobilisés militairement, tout comme en
Russie sous le régime du tsar. Les restrictions établies par les trade-unions étalent violées ; les fabricants
et les industriels se mirent à remplacer les ouvriers qualifiés, hautement rétribués, par des travailleurs
peu expérimentés et non qualifiés. Ainsi, par exemple, l’Union des Mécaniciens se composait d’ouvriers
spécialistes hautement payés. A Bridgeport, centre très important d’industrie militaire, les mécaniciens
maintenaient le système de la closed shop (« boutique fermée »). Mais au cours de la guerre, les
manufacturiers ont engagé et mis au travail des ouvriers de peu d’expérience et médiocrement salariés,
en leur faisant exécuter à chacun le quart du travail d’un mécanicien spécialiste, et en mettant ainsi
quatre ouvriers bassement rétribués et n’appartenant pas à l’Union des Mécaniciens à la place de
travailleurs hautement rétribués. De cette manière, l’adresse et l’expérience professionnelles de vieilles
trade-unions se trouvèrent anéanties et leur puissance fut ruinée. D’un autre côté, le coût de la vie, prix
des vivres, etc., quoique contrôlé par le gouvernement, augmentait sans cesse et atteignit enfin un
niveau tel que même les salaires militaires très élevés ne suffirent plus pour vivre, ce qui rendit
nécessaires d’incessantes augmentations de tarifs et donna lieu à des grèves systématiques.
Toutes ces grèves rencontraient l’opposition des administrateurs officiels des trade-unions qui, tous,
occupaient des postes élevés dans le mécanisme militaire du gouvernement. Ils virent tout de suite que
ces grèves de forme nouvelle — grèves sans l’autorisation des administrations, grèves de sympathie,
avec une tendance à la grève générale — menaçaient l’existence même des trade-unions et celle de leurs
propres affaires... La Fédération Américaine du Travail (A.F.L.) compte environ cent cinquante unions
industrielles, ayant chacune ses propres administrateurs grassement payés, et ses propres contrats et
arrangements avec les fournisseurs de commandes. Quand une union ouvrière se mettait en grève, les
autres poursuivaient leur travail et, parfois, remplaçaient même les grévistes. La tendance vers une
action commune, qui se manifestait parmi les ouvriers spécialistes et à laquelle ceux-ci initiaient la masse
des ouvriers non qualifiée, qu’ils conduisaient et dirigeaient, menaçait la puissance des unions
bureaucratiques. Aussi ont-elles fait cause commune avec les capitalistes contre le « bolchevisme ».
Samuel Gompers a inauguré la grande campagne du « travail organisé » contre le « bolchevisme », et,
comme suite, de nombreuses unions ouvrières et professionnelles, qui s’étaient mises en grève pour des
raisons purement économiques et sans l’autorisation de leurs administrateurs officiels, ont été
suspendues dans leur activité et même expulsées de la Fédération Américaine du Travail.
La guerre terminée, la terreur blanche n’a pas cessé de faire rage dans le pays ; elle a même revêtu un caractère encore plus sévère qu’auparavant. Aucun programme de réorganisation ou de démobilisation de l’industrie n’a été élaboré aux Etats-Unis. Au moment où l’armistice fut signé, l’industrie de guerre tomba en jetant dans la rue des milliers d’ouvriers. En même temps, le contrôle que le
gouvernement exerçait sur les prix de vente des denrées alimentaires fut supprimé, et les prix de tous les
articles de première nécessité firent un saut extraordinaire. De nombreuses entreprises, particulièrement
dans l’industrie textile, réduisirent également et d’une façon inattendue les salaires de leurs ouvriers,
forçant ceux-ci à se mettre en grève, ce qu’ils firent sans le concours d’autres unions professionnelles et,
assez souvent même, contre les ordres officiels. Les manufacturiers, profitant de la stagnation des
affaires que la fin de la guerre avait déterminée, incitaient les ouvriers à la grève, dans le but de décimer
complètement leurs rangs. Simultanément, les « gardes blanches », qui avaient cessé d’être des
institutions officielles, commirent de nouveaux actes de terrorisme à l’égard des ouvriers. Des soldats
rapatriés et qui n’avaient pu trouver aucun travail dans le pays, furent payés pour disperser les meetings
socialistes et pour faire des raids dans les centres ouvriers. Des bandes nombreuses de soldats ivres
cernaient donc les meetings socialistes et rouaient de coups tous ceux qu’ils prenaient pour des militants.
De leur côté, la police privée et les détectives au service des grandes entreprises industrielles
inaugurèrent une série d’assassinats. Plusieurs organisateurs et propagandistes de la Fédération
Américaine du Travail tombèrent sous leurs coups.
La paix signée, les capitalistes se sont empressés de légaliser la terreur blanche. Dans la plupart des
villes d’un grand nombre d’Etats américains, le fait d’arborer un drapeau rouge est considéré comme un
acte illégal, très sévèrement puni. En seize Etats, une « loi pénale syndicaliste » promulguée punit de
longue détention tous ceux « qui se seront prononcés pour le renversement du gouvernement ou pour la
suppression de la propriété privée, ou, tous ceux qui seront trouvés porteurs de pamphlets ou de journaux
se prononçant dans le même sens ». Thomas Mooney, dont l’innocence n’est plus en doute, est toujours
en prison, condamné à la détention perpétuelle. Cependant, l’homme qui a assassiné Frank Little,
l’organisateur de l’I.W.W., n’a subi jusqu’ici aucun châtiment. Les administrateurs du Copper Trust (Trust
du Cuivre), qui ont déporté au désert d’Arizona les grévistes de l’I.W.W., sont toujours libres. Des
centaines de socialistes et de membres de l’I.W.W. pourrissent dans les prisons où ils sont odieusement
brutalisés. De nombreux militants y sont morts, d’autres se sont suicidés, d’autres encore sont devenus
fous. Et jetant bas le masque qu’il portait, le gouvernement fédéral envoie lui-même des troupes pour
réprimer les grèves...
Le capitalisme, en Amérique, est à son déclin. Les événements qui vont se produire dépendront
entièrement de l’intelligence et du courage des travailleurs. Si ces derniers ne sont pas encore prêts à
agir, les capitalistes établiront sur l’immense masse des ouvriers, croupissant dans un véritable
esclavage, une dictature militaire avouée. La seule alternative contraire est la dictature du prolétariat.
Je dirai, dans un autre article, à quel point les ouvriers d’Amérique se sont réveillés de leur sommeil.
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https://www.marxists.org/francais/reed/works/1920/10/mouvement.htm
https://www.marxists.org/francais/reed/works/1920/10/mouvement.pdf