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Le prolétariat au pouvoir et la paysannerie
lundi 9 septembre 2024, par
Le prolétariat au pouvoir et la paysannerie
Si la révolution remporte une victoire décisive, le pouvoir passera à la classe qui joue le rôle dirigeant dans la lutte, en d’autres termes, à la classe ouvrière. Disons tout de suite que cela n’exclut absolument pas l’entrée au gouvernement des représentants révolutionnaires des groupes sociaux non prolétariens. Ceux-ci peuvent et doivent être au gouvernement - une politique saine obligera le prolétariat à appeler au pouvoir les dirigeants influents de la petite bourgeoisie des villes, des intellectuels et de la paysannerie. Tout le problème réside en ceci : qui déterminera le contenu de la politique gouvernementale qui formera dans son sein une majorité homogène ?
C’est une chose quand les représentants des couches démocratiques du peuple entrent dans un gouvernement à majorité ouvrière, c’en est une tout autre quand les représentants du prolétariat participent à un gouvernement démocratique bourgeois caractérisé, dans lequel ils jouent un rôle d’otages plus ou moins honorifiques.
La politique de la bourgeoisie capitaliste libérale, avec toutes ses hésitations, retraites et trahisons, est parfaitement déterminée. La politique du prolétariat est encore mieux déterminée et achevée. Mais celle des intellectuels, eu égard à leur caractère social intermédiaire et à leur élasticité politique, celle de la paysannerie, eu égard à sa diversité sociale, à la position intermédiaire qu’elle occupe, et à son caractère primitif, celle de la petite bourgeoisie des villes, eu égard, encore une fois, à son manque de caractère, à la position intermédiaire qu’elle occupe, et à son absence complète de traditions politiques, la politique de ces trois groupes sociaux est tout à fait indéterminée, informe, riche de possibilités diverses, donc de surprises.
Un gouvernement démocratique révolutionnaire sans représentants du prolétariat est une conception dépourvue de sens. Il suffit que l’on essaie d’imaginer un tel gouvernement pour s’en apercevoir aussitôt. En refusant d’y participer, les sociaux-démocrates rendraient un gouvernement révolutionnaire tout à fait impossible ; aussi bien, une telle attitude de leur part équivaudrait à une trahison. Mais c’est seulement en tant que force dominante et dirigeante que la participation du prolétariat est hautement probable, et admissible en principe. On peut, naturellement, décrire un tel gouvernement comme étant la dictature du prolétariat et de la paysannerie [1] , ou la dictature du prolétariat, de la paysannerie et de l’intelligentsia, ou même un gouvernement de coalition de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie. La question n’en reste pas moins posée : Qui exercera l’hégémonie au sein du gouvernement lui-même, et, par son intermédiaire, dans le pays ? En parlant d’un gouvernement ouvrier, nous répondons par là même que l’hégémonie devra appartenir à la classe ouvrière.
La Convention nationale, organe de la dictature jacobine, n’était pas du tout composée exclusivement de jacobins. Bien plus, les jacobins y étaient en minorité ; mais l’influence des sans-culottes hors de l’enceinte de la Convention, et la nécessité d’adopter une politique résolue pour sauver le pays, firent tomber le pouvoir aux mains des jacobins. Ainsi donc, si la Convention, composée de jacobins, de girondins, et de ce vaste centre hésitant qu’on appelait le marais, représentait formellement la nation, dans son essence c’était une dictature des jacobins.
Lorsque nous parlons d’un gouvernement ouvrier, ce que nous avons en vue, c’est un gouvernement au sein duquel les représentants de la classe ouvrière dominent et dirigent. Le prolétariat ne peut consolider son pouvoir sans élargir les bases de la révolution. C’est seulement une fois que l’avant-garde de la révolution, le prolétariat des villes, sera au gouvernail de l’État que de nombreux secteurs des masses travailleuses, notamment à la campagne, seront entraînés dans la révolution et s’organiseront politiquement. L’agitation et l’organisation révolutionnaires pourront alors bénéficier de l’aide de l’État. Le pouvoir législatif deviendra lui-même un puissant levier pour révolutionner les masses. La nature de nos rapports sociaux historiques, qui fait retomber tout le poids de la révolution bourgeoise sur les épaules du prolétariat, ne placera pas seulement le gouvernement ouvrier devant de formidables difficultés, mais lui assurera aussi le bénéfice d’inestimables avantages, du moins pendant la première période de son existence. Tous les rapports entre le prolétariat et la paysannerie en seront affectés.
Dans les révolutions de 1789-1793 et de 1848, c’est, après la chute de l’absolutisme, aux éléments les plus modérés de la bourgeoisie qu’est échu le pouvoir, et c’est cette dernière classe qui émancipa la paysannerie (de quelle manière, c’est une autre question) avant que la démocratie révolutionnaire ne reçût le pouvoir, ou ne fût même prête à le recevoir. La paysannerie, une fois émancipée, perdit tout intérêt pour les affaires politiques des "gens des villes", autrement dit pour le développement ultérieur de la révolution, et, devenue la pierre angulaire de l’"ordre", elle trahit la révolution en faveur de la réaction, sous la forme du césarisme ou de l’ancien régime absolutiste.
La révolution russe ne peut (et, pour une longue période encore ne pourra) établir aucune sorte d’ordre constitutionnel bourgeois susceptible de résoudre les problèmes les plus élémentaires de la démocratie. Tous les efforts "éclairés" de bureaucrates réformateurs à la White ou à la Stolypine sont réduits à néant par la lutte qu’ils doivent mener pour leur propre existence. C’est pourquoi le destin des intérêts révolutionnaires les plus élémentaires de la paysannerie - même de la paysannerie prise comme un tout, en tant qu’état - dépend du destin de la révolution tout entière, donc du destin du prolétariat.
Le prolétariat au pouvoir sera, aux yeux des paysans, la classe qui les aura émancipés. La domination du prolétariat ne signifiera pas seulement l’égalité démocratique, le droit de se gouverner librement soi-même, le transfert de tout le fardeau des impôts sur les épaules des classes riches, la dissolution de l’armée permanente et l’armement du peuple, l’abolition des impôts du clergé, mais aussi la reconnaissance de toutes les transformations révolutionnaires (expropriations) accomplies par les paysans dans les rapports sociaux à la campagne. Le prolétariat fera de ces transformations le point de départ de nouvelles mesures de l’État dans l’agriculture.
Dans ces conditions, la paysannerie russe, au cours de la première phase, la plus difficile, de la révolution, ne sera en tout cas pas moins intéressée au maintien du régime prolétarien, de la démocratie ouvrière, que ne l’était la paysannerie française à celui du régime militaire de Napoléon Bonaparte, qui garantissait aux nouveaux propriétaires, par la force des baïonnettes, l’inviolabilité de leurs possessions. Et cela signifie que l’organisme représentatif de la nation, convoqué sous la direction d’un prolétariat qui se sera assuré le soutien de la paysannerie, ne sera rien d’autre qu’un vêtement démocratique pour le règne du prolétariat.
Mais n’est-il pas possible que la paysannerie se débarrasse du prolétariat et prenne sa place ? Non, cela est impossible. Toute l’expérience historique parle contre une telle hypothèse. L’expérience historique montre que la paysannerie est absolument incapable d’assumer un rôle politique indépendant [2] .
L’histoire du capitalisme est l’histoire de la subordination de la campagne à la ville. Le développement industriel des villes européennes, parvenu à un stade déterminé, a rendu impossible la persistance des rapports féodaux dans l’agriculture. Mais la campagne elle-même n’a jamais produit une classe susceptible d’entreprendre la tâche révolutionnaire d’abolir la féodalité. La même ville, qui subordonnait l’agriculture au capital, a engendré une force révolutionnaire qui a conquis l’hégémonie politique sur la campagne, et a étendu à la campagne la révolution dans l’état et dans les rapports de propriété. Et, l’histoire poursuivant son cours, la campagne est finalement tombée dans l’esclavage économique du capital, et la paysannerie dans l’esclavage politique des partis capitalistes. Ces partis ont ressuscité la féodalité dans le cadre de la politique parlementaire, en faisant de la paysannerie une chasse gardée pour leurs battues électorales. Avec ses impôts et son militarisme, l’État bourgeois moderne jette le paysan dans les griffes de l’usurier, et, avec ses prêtres d’État, ses écoles d’État et la corruption de la vie militaire, fait du paysan la victime d’une politique d’usuriers.
La bourgeoisie russe abandonnera au prolétariat la totalité des positions de la révolution. Elle devra aussi lui abandonner l’hégémonie révolutionnaire sur les paysans. Il ne restera à la paysannerie rien d’autre à faire, dans la situation qui résultera du transfert du pouvoir au prolétariat, que de se rallier au régime de la démocratie ouvrière. Et même si elle ne le fait pas avec un degré de conscience plus élevé que lorsqu’elle se rallie, comme elle en a l’habitude, aux partis bourgeois, cela n’aura que peu d’importance. Mais, alors qu’un parti bourgeois qui dispose des suffrages des paysans s’empresse d’user du pouvoir pour plumer les paysans et fouler aux pieds leurs aspirations et ses propres promesses, quitte, si les choses tournent mal, à céder la place à un autre parti capitaliste, le prolétariat, s’appuyant sur la paysannerie, mobilisera toutes ses forces pour élever le niveau culturel de la campagne et développer la conscience politique de la paysannerie. De ce que nous avons dit plus haut résulte clairement ce que nous pensons d’une "dictature du prolétariat et de la paysannerie". La question n’est pas de savoir si nous considérons qu’une telle forme de coopération politique est admissible en principe, "si nous la souhaitons ou ne la souhaitons pas". Nous pensons simplement qu’elle est irréalisable, au moins dans un sens direct et immédiat.
En fait, une telle coalition présuppose, ou bien que l’un des partis bourgeois existants tienne la paysannerie sous son influence, ou bien que la paysannerie ait créé un puissant parti indépendant ; mais nous nous sommes précisément efforcés de démontrer que ni l’une ni l’autre de ces éventualités n’est réalisable.
Notes
[1] Cf. Lénine, Zwei Taktiken der Sozialdemokratie in der demokratischen Revolution, juillet 1905, Werke, Berlin, 1907, vol. IX, p. 44, ouvrage où Lénine proclame la nécessité d’une "dictature révolutionnaire et démocratique du prolétariat et de la paysannerie".
[2] L’apparition et le développement, à la première Douma, d’abord de l’ "Union paysanne", puis du "Groupe du travail" (Troudoviki) contredisent-ils ces arguments et ceux qui suivent ? En aucune manière. Qu’est-ce que l’Union paysanne ? Une Union qui rassemble, sur la plate-forme d’une révolution démocratique et d’une réforme agraire, quelques éléments de la démocratie radicale à la recherche d’un appui dans les masses, et les éléments les plus conscients de la paysannerie, n’appartenant visiblement pas aux couches inférieures de celui-ci.
A propos du programme agraire de l’Union paysanne ("égalité dans l’usage de la terre"), qui est sa raison d’exister, il faut observer ceci plus largement et plus profondément se développera le mouvement agraire, plus tôt il en arrivera à la confiscation et à la distribution de la terre, et plus vite se développera le processus de désintégration de l’Union paysanne, sous l’effet de mille et une contradictions de classe, locales, quotidiennes et techniques. Ses membres auront leur part d’influence dans les comités paysans, organes de la révolution agraire au village mais il va sans dire que les comités paysans, institutions économico-administratives, ne pourront abolir la dépendance politique du pays à l’égard de la ville, dépendance qui constitue l’un des traits dominants de la société moderne. Le radicalisme et le caractère informel du Groupe du travail n’a fait que refléter le caractère contradictoire des aspirations révolutionnaires de la paysannerie. Pendant la période des illusions constitutionnelles, ce groupe suivait sans espoir les "cadets" (constitutionnels-démocrates). Lorsque la Douma fut dissoute, ils passèrent tout naturellement sous la direction du groupe social-démocrate. L’absence d’indépendance des représentants paysans apparaîtra avec une clarté particulière au moment où il faudra faire preuve d’initiative et de résolution, c’est-à-dire au moment où le pouvoir devra passer aux mains des révolutionnaires.
Léon Trotsky
1906
Bilan et Perspectives