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Comment Lutte Ouvrière organise une grève SNCF : comme des militants socialistes qui préparent le rôle autonome du prolétariat

6 février 2012, 19:39, par Robert Paris

Pratiquement, depuis la deuxième guerre mondiale nous n’avons pas vu les syndicats français organiser et diriger jusqu’à satisfaction de mouvement de grève de l’importance des grèves américaines dans une quelconque corporation. A de très rares exceptions près, les seules grèves de longue durée qui se sont produites (grève des fonctionnaires de 1953, grève des Chantiers navals de l’Ouest en 1955, grève des mineurs de charbon en 1963) ont été soit déclenchées sans les Centrales syndicales, soit poursuivies malgré leur opposition. Dans tous les cas (et il y en eut bien d’autres que nous ne citons pas) les Centrales syndicales se sort employées à faire reprendre le travail, et y ont finalement réussi, sans que les grévistes obtiennent satisfaction.

La pusillanimité des syndicats français par rapport aux syndicats américains est flagrante. Et nous insistons bien sur le fait que nous ne considérons pas le moins du monde les syndicats américains comme révolutionnaires.

Pourquoi donc les syndicats français ne sont-ils même pas réformistes conséquents et corporatistes efficients ? La première réponse qui vient à l’esprit est évidemment qu’il s’agit de bureaucraties corrompues qui ont partie liée avec la bourgeoisie, avec l’appareil d’État, avec le Gouvernement ou avec les trois à la fois. C’est bien entendu exact, mais c’est vrai aussi des syndicats américains.

De plus si la CGT-FO et la CFDT sont très intégrées à l’appareil d’État de la bourgeoisie française, si elles s’appuient sur des couches de la classe ouvrière favorisées quelque peu « embourgeoisées » (fonctionnaires, techniciens, cadres, etc..), c’est vrai aussi du syndicalisme américain. Par ailleurs ces deux Centrales ont opté dans la conjoncture politique actuelle pour l’opposition et non pour le gouvernement gaulliste. Il semblerait donc qu’elles pourraient manifester une certaine agressivité. Il n’en est rien. La CGT, du fait de sa liaison avec le PCF, est moins intégrée à l’appareil d’État que ne le sont les autres appareils, elle s’appuie sur des couches de la classe ouvrière moins aristocratiques que les autres Centrales (elle est plus implantée parmi les métallurgistes par exemple et, parmi ceux-ci, chez les ouvriers non qualifiés). Cela ne l’empêche pas de n’être pas plus soucieuse que les autres d’efficacité, si ce n’est pour briser toute tentative autonome de la classe ouvrière.

Du point de vue politique, tout en étant liée à l’opposition, la CGT pourrait, dans une certaine mesure, soutenir l’actuel gouvernement dont la politique extérieure ne déplaît pas aux dirigeants russes. Cela n’expliquerait pas l’attitude de la CGT il y a 10 ans !

En fait les raisons de cette situation particulière du syndicalisme français ne sont pas circonstancielles, elles sont dues à la situation économique et sociale de l’impérialisme et aux traditions politiques du prolétariat français.

L’impérialisme français est un impérialisme décadent. Le début du siècle a vu son apogée en même temps que le commencement de son déclin. De la première guerre mondiale à la seconde, l’impérialisme français a pu maintenir la façade d’une puissance de 40 millions d’individus vivant grâce à l’exploitation de 200 millions d’esclaves coloniaux ou semi-coloniaux, mais les colonnes blindées d’Hitler ont fracassé cette façade en juin 1940.

Depuis, l’impérialisme français est définitivement devenu une puissance de second plan, à l’économie précaire, et ce n’est pas la fronde actuelle que se permet de Gaulle vis-à-vis des USA qui change quoi que ce soit à cette situation. La perte de toutes ses colonies depuis la fin de la seconde guerre mondiale a pratiquement réduit l’hexagone à ses seules ressources et a contraint toutes les forces politiques françaises au jeu de la vérité.

Il n’y a plus en France, sur le terrain économique, de place pour le réformisme.

Par contre sur le terrain politique, il en va tout autrement. Sur le plan économique, la bourgeoisie française n’a que le choix d’étouffer entre des frontières nationales imperméables ou de se faire étrangler en les ouvrant. Elle n’a pas de quoi tolérer un réformisme économique qui justifie son existence vis-à-vis des travailleurs par de relatifs succès. Et les sociaux-démocrates et leur représentation syndicale ont pratiquement disparu.

Par contre, la bourgeoisie française a eu depuis 1945, le plus grand besoin de l’appui des organisations ouvrières politiques et syndicales. En effet pour gouverner seule, pour rester le plus possible indépendante du capital financier américain et de ses conseils politiques, la bourgeoisie française dut mettre la classe ouvrière au travail sans satisfaire la moindre de ses revendications économiques. Seuls les staliniens pouvaient lui apporter sur ce terrain une aide efficace et décisive. Ils ne la lui marchandèrent pas et obtinrent en échange des satisfactions qui, à l’époque comme de nos jours, ne coûtèrent rien à la bourgeoisie : postes ministériels, politique étrangère satisfaisant le Kremlin, législation sociale sur mesure favorisant les grandes Centrales syndicales (monopoles des Elections de délégués, gestion des ouvres sociales par les syndicats), sécurité sociale, participation à la gestion des entreprises nationalisées etc.. L’ensemble de ces avantages ne coûtaient pas un centime à la bourgeoisie et très peu à l’État, tout en faisant profiter les syndicats de sommes considérables et en leur permettant d’en gérer de bien plus considérables encore. Par l’intermédiaire des Comités d’Entreprise, ce sont des dizaines de milliards de NF par an que les grandes Centrales et principalement la CGT sont amenées à gérer. Par le monopole exclusif des délégués du personnel les syndicats bénéficient de sommes considérables (15 heures payées par mois par délégué). Ces dernières sommes, les syndicats ne les touchent pas, mais comme ils en disposent, comme ce sont eux qui pratiquement les distribuent, cela revient au même, et leur permet de survivre et d’exister dans les usines et le pays, même si les travailleurs les abandonnent (tant que les patrons les tolèrent).

Et tout ceci, encore une fois, ne coûte rien ni à la bourgeoisie, ni à l’État, puisque cela revient seulement à assurer le monopole des organisations syndicales sur des dépenses déjà prévues et obligatoires.

Or l’organisation politique qui pouvait jouer ce rôle était le Parti Communiste français, car le crédit dont il disposait et dispose encore auprès des masses, n’est pas un crédit lié à la satisfaction de revendications économiques, mais un crédit politique. Le PCF est une force en France parce que le prolétariat français, comme d’ailleurs l’ensemble de la société, est très politisé (en tout cas nettement plus que le prolétariat allemand actuel et américain). Ce crédit dont dispose le PCF est basé sur le fait qu’il est l’héritier de la Révolution russe mais aussi sur le fait plus actuel, qu’il est, politiquement, depuis des décennies, la seule force politique d’opposition, la seule force d’extrême gauche, celle autour de laquelle se cristallisent, par la force des choses, tous les espoirs de changement de la société. Cela aboutit au paradoxe que personne ne lui demande de réalisation et, sur le plan revendicatif, personne ne lui demande de réussir.

Depuis la période de 1945 où la bourgeoisie française a eu un besoin vital du PCF et de la CGT, et a donc accordé à la CGT en tant qu’organisation (et par son intermédiaire au PCF) une position privilégiée dans la structure sociale du pays, cette idylle ne s’est pas poursuivie sans nuage mais n’a jamais été complètement rompue. La guerre froide a gelé quelque peu les rapports du PCF et de la bourgeoisie. Les ministres communistes ont perdu leurs sièges et le Gouvernement a plus ou moins suscité une scission dans la CGT d’où est sortie la CGT-FO qui bénéficia des mêmes avantages mais ne put cependant faire pièce efficacement à la CGT La CGT-FO put contester le monopole de la CGT mais ne put jamais la déplacer de ses positions et ne gagna qu’une audience restreinte que sa politique ouvertement pro-gouvernementale en cette période ne contribua pas à élargir.

Et la bourgeoisie française dut bien se contenter de voir sa défense assurée principalement par les staliniens. Les autres Centrales syndicales n’existent en fait que pour les mêmes raisons. Ce sont les « lois sociales » de l’époque dite de la « Libération » qui garantissent les syndicats français même contre une baisse de leur popularité et, dans une certaine mesure, mais beaucoup moindre, contre des offensives patronales.

Et c’est de ce seul prix que l’État de la bourgeoisie française paye le soutien, des formations syndicales qui, en France (comme en certains autres pays d’Europe) sont politisées.

L’impérialisme français n’est plus capable depuis longtemps de se payer le luxe onéreux d’une démocratie économique et sociale même relative où le réformisme pourrait jouer un rôle. Les syndicats le savent bien, cela fait partie de leur conscience politique depuis 1945. La satisfaction de la plus élémentaire des revendications économiques du prolétariat détruirait le fragile et instable équilibre sur lequel repose l’édifice économique de l’impérialisme français affaibli.

En conséquence, les syndicats français ne peuvent absolument pas diriger les luttes revendicatives en recherchant un résultat, même s’ils se plaçaient sur le terrain strictement corporatiste. Leur fonction n’est pas la fonction classique du réformisme, paralyser tout développement révolutionnaire des luttes ouvrières, mais une fonction particulière : empêcher toute lutte revendicative d’aboutir à des résultats qui dépasseraient ce que la bourgeoisie française peut supporter, c’est-à-dire fort peu.

Et c’est ainsi que l’on voit depuis vingt ans les Centrales syndicales françaises paralyser ou empêcher préalablement toute lutte revendicative de quelque importance.

En fait, depuis vingt ans, ce que les luttes grévistes « arrachent » au patronat français ce sont les augmentations prévues par les plans gouvernementaux, celles qui sont censées ne pas mettre en danger l’économie du pays, et les syndicats se gardent bien d’aller au delà, même en paroles, Dans les cinq dernières années, l’expansion économique, par la raréfaction de la main-d’ouvre, a fait plus augmenter les salaires que les luttes revendicatives n’ont pu le faire.

Un autre facteur qui ne permet pas aux syndicats français de se montrer au moins efficients sur le terrain revendicatif vient des traditions, et de la politisation, du prolétariat français. Le prolétariat français est relativement politisé, nous l’avons déjà dit. mais il est aussi relativement peu corporatiste. Et une grève de longue durée dans un secteur quelconque de l’économie a naturellement tendance à faire tache d’huile et à s’étendre. Lorsque cela se produit les syndicats doivent déployer des trésors d’énergie et d’ingéniosité pour empêcher le mouvement de se propager. Une grève prolongée dans un secteur quelconque peut donc se transformer en grève générale, et cette crainte vient évidemment s’ajouter à ce qui précède.

Tout cela peut apparaître en contradiction avec le fait que les Centrales syndicales françaises organisent des mouvements grévistes, parfois les suscitent par l’agitation, et qu’elles vont assez souvent jusqu’à la grève générale.

En fait elles sont contraintes, et la CGT plus que les autres, à apparaître aux yeux des travailleurs comme étant à la tête de leurs luttes. Les staliniens savent bien que la bourgeoisie les tolère, et ne leur concède les avantages qui leur permettent d’exister sans combattre, que s’ils lui sont utiles. Pour être utiles il leur faut suffisamment de crédit auprès des travailleurs. Le jour où ils perdraient tout crédit, ils deviendraient incapables de jouer le même rôle et seraient immanquablement rejetés par la bourgeoisie.

A défaut de luttes économiques réelles il faut donc qu’au moins la CGT en organise des parodies ; de là les grèves de « démonstrations », « d’avertissement », « tournantes », « partielles », les grèves générales... de 24 heures etc.. que la bourgeoisie supporte pour ce qu’elles sont, un mal nécessaire mais pas une menace. C’est inefficace, mais les travailleurs attribuent généralement cette inefficacité au contexte politique (gouvernement « réactionnaire » etc..). Et même si les travailleurs sont convaincus de cette inefficacité et de la duplicité des Centrales syndicales, les appareils bureaucratiques sont passés maîtres dans l’art de désamorcer les conflits sociaux. Dés que des travailleurs sont, dans un secteur quelconque, près à se mettre en lutte, on les engage dans des grèves limitées à une heure ou deux par jour, stériles, inefficaces et démoralisantes, C’est le meilleur moyen que les bureaucrates aient trouvé d’empêcher les plus combatifs d’entraîner ceux qui le sont moins : on les fait lutter seuls. Lorsque les autres sont prêts au combat, les premiers sont épuisés. Parfois, on va jusqu’à une grève de 24 heures de toute une corporation, ou même nationale comme celle qui se prépare, et qui est un coup d’arrêt et non un début.

Après une telle journée les militants déclarent aux travailleurs que la grève générale est un baroud sans lendemain et qu’il vaut donc mieux des actions de « harcèlement ». Depuis vingt ans nous ne sommes pas sortis de ce genre d’actions et de cette cage à écureuils où les bureaucraties syndicales ont enfermé les travailleurs français.

Une certaine contestation joue aussi sur ce terrain entre les différentes Centrales concurrentes.

La CGT est de loin celle qui dispose, pour des raisons politiques, du plus grand crédit. C’est donc elle qui finalement est le soutien de la bourgeoisie française, c’est le pivot de cette politique inaugurée par de Gaulle en 1944.

La CGT-FO ne fait pas de surenchère vis-à-vis de la CGT, ou du moins fort peu. Liée à la social-démocratie, elle est encore plus responsable vis-à-vis de la bourgeoisie que ne l’est la CGT et se garderait bien d’attaquer celle-ci sur sa gauche. Sa place est à sa droite, elle le sait et l’affirme hautement. Son rôle, celui qui lui a été assigné depuis 1947, est de remplacer la CGT si les aléas de la politique internationale faisaient que les staliniens ne puissent plus conserver la place qu’ils ont au sein de la société française. Déjà en 1948 une tentative a été faite, mais la situation internationale n’allant pas au delà d’une guerre froide, FO se contenta de paralyser un peu les actions de la CGT Aujourd’hui, FO est inutile, mais se réserve pour l’avenir. Elle n’a guère besoin de rechercher la confiance des travailleurs : le monopole dont elle a une part en même temps que la CGT, lui permet de survivre et, là où le manque de confiance des travailleurs l’éliminerait au profit de la CGT, l’État intervient pour corriger les « injustices » des suffrages ouvriers (réforme récente de la Sécurité Sociale par exemple). Ce que FO a besoin de conserver de façon vitale, c’est la confiance de la bourgeoisie.

Seule la CFDT fait un peu de surenchère. Il faut dire que sa situation est vraiment spéciale. Ancienne Centrale syndicale catholique elle avait une solide réputation de syndicat jaune, de syndicat patronal, réputation méritée cela va sans dire. Cette Centrale a cherché à démontrer à la bourgeoisie qu’elle pourrait, dans l’avenir, jouer, bien plus efficacement, le rôle dévolu à FO ; qu’elle pourrait même, dans le présent, lever l’hypothèque du stalinisme en concurrençant la CGT, en lui faisant perdre tout ou partie de son influence. Pour cela, cette Centrale se découvrit soudain une virginale combativité qu’elle sanctifia en en remplaçant son ancien sigle par un nouveau. Le calcul était cependant erroné à grande échelle et sur une longue période. S’il fut possible à une CFTC faible de surprendre la CGT sur sa gauche, surtout au moment de la guerre d Algérie, cela n’est plus possible pour l’actuelle CFDT relativement puissante. La CFTC pouvait se permettre une certaine phraséologie, voire certaines actions, que la CGT ne pouvait pas reprendre à son compte sans déclencher des mouvements d’ampleur. La CFTC (puis la CFDT) y gagna du crédit, surtout d’ailleurs dans les « couches nouvelles » du prolétariat (cadres, techniciens etc..). Depuis deux ans, la CFDT « ayant eu une croissance relativement importante, ne peut plus, pour la même raison, se livrer à cette compétition : le maximum de son radicalisme est, depuis cette période, l’unité d’action avec la CGT Unité d’action qui est maintenant compromise, car la bourgeoisie française plus avertie sait cette voie barrée : la CGT ne peut pas être attaquée sur sa gauche sans danger pour l’ordre social, et il n’y a pas de place en France pour un syndicalisme « à l’américaine », suivant le vocabulaire même de la CFDT, car, la bourgeoisie le sait mieux que les jeunes militants CFDT, le pays n’est plus assez riche pour le réformisme.

Les luttes des syndicats français, c’est-à-dire en fait de la seule CGT qui est la seule à en avoir besoin, sont donc des parodies, des simulacres de lutte, sans même d’objectifs revendicatifs. Ce spectacle n’a comme seul but que d’entretenir la réputation d’opposition au régime, à l’État et au patronat, de la CGT ; réputation sans laquelle elle ne pourrait remplir son rôle de paravent anti-révolutionnaire d’une part, mais surtout, et sans aller si loin, son rôle protecteur contre les simples revendications économiques des travailleurs, dans une société qui n’en peut satisfaire aucune.

Ce rôle, la CGT - et le PCF - le jouent car cela paie leur droit à l’existence ; la bourgeoisie et l’État leur accordent en échange des privilèges (surtout anti-ouvriers, tels le monopole des Comités d’Entreprise etc.) qui leur permettent d’exister quasi indépendamment de l’opinion ouvrière.

Ce n’est pas un phénomène récent, ce n’est pas un phénomène particulier. C’est l’expression locale d’un phénomène général, c’est l’évolution d’un syndicat stalinien dans un État impérialiste particulièrement décadent.

Revue "lutte de classe" de Lutte Ouvrière de décembre 1967

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