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Le matriarcat, ses causes et sa fin sous les coups de la guerre sociale

29 avril 2012, 03:32

Julius Evola :

Maîtrisant parfaitement toutes les connaissances de l’archéologie et de la philologie de son temps, Bachofen s’est consacré à une interprétation originale des symboles, des mythes, des cultes et des formes juridiques des temps les plus reculés, interprétations particulièrement importantes par la quantité des thèmes et des référence qu’elle offre à quiconque entend s’ouvrir à une dimension quasiment insoupçonnée du monde des origines — au point d’apparaître comme une espèce d’histoire spirituelle secrète des civilisations antiques que masque l’histoire officielle, pourtant considérée par l’historiographie dite “critique” comme l’instance suprême.

Le fait que, par ailleurs, chez Bachofen, certaines déductions et certains points de détail soient inexacts, que quelques rapprochements pèchent par excès de simplification et qu’après lui, les historiens de l’Antiquité aient recueilli bien d’autres matériaux — tout ceci ne remet pas en question l’essentiel et n’autorise aucun de nos contemporains à juger “dépassées” ses œuvres maîtresses, fruits d’études approfondies et complexes et d’heureuses intuitions. De nos jours, Bachofen est aussi peu “dépassé” qu’un Fustel de Coulanges, un Max Muller ou un Schelling. Par rapport à ces auteurs, le moins que l’on puisse dire, c’est que ceux qui sont venus après auraient bien besoin de se mettre à la page ; car si leurs lunettes — c’est-à-dire leurs instruments critiques et analytiques — sont indubitablement plus perfectionnés, intérieurement, leur vue semble avoir singulièrement baissé. Quant à leurs recherches, qui sombrent si fréquemment dans une spécialisation opaque et sans âme, elles ne reflètent plus rien du pouvoir de synthèse et de la sûreté d’intuition de certains maîtres de jadis.

Ce qui est particulièrement digne d’intérêt chez Bachofen, c’est avant tout la MÉTHODE. Cette méthode est novatrice, révolutionnaire par rapport à la façon habituelle scolastique et académique, de considérer les anciennes civilisations, leurs cultes et leurs mythes, pour la simple raison qu’elle est “traditionnelle”, au sens supérieur de ce terme. Nous voulons dire par là que la manière dont l’homme de toute civilisation traditionnelle, c’est-à-dire anti-individualiste et antirationaliste, affrontait le monde de la religion, des mythes et des symboles, est, dans ses grandes lignes, identique à celle adoptée par Bachofen pour tenter de découvrir le secret du monde des origines.

La prémisse fondamentale de l’œuvre de Bachofen, c’est que le symbole et le mythe sont des témoignages dont toute recherche historique doit tenir sûrement compte. Ce ne sont pas des créations arbitraires, des projections fantaisistes de l’imagination poétique : ce sont, au contraire, des “représentations des expériences d’une race à la lumière de sa religiosité”, lesquelles obéissent à une logique et à une loi bien déterminées. Par ailleurs, symboles, traditions et légendes ne doivent pas être considérés et mis en valeur en fonction de leur “historicité”, au sens le plus étroit du terme : c’est précisément ici que réside le malentendu qui a empêché l’acquisition de connaissances précieuses. Ce n’est pas leur problématique signification historique, mais leur signification réelle de “faits spirituels” qu’il faut considérer.

À chaque fois que l’événement dûment enregistré et que le document “positif” cessent de nous parler, le mythe, le symbole et la légende s’offrent à nous, prêts à nous faire pénétrer une réalité plus profonde, secrète et essentielle : une réalité dont les traits extérieurs, historiques et tangibles des sociétés, des races et des civilisations passées ne sont qu’une conséquence. Dans cette optique, ceux-ci représentent assez fréquemment les seuls documents positifs que le passé a conservés. Bachofen observe très justement que l’on ne peut jamais se fier aveuglément à l’histoire : un événement peut, certes, laisser des traces, mais sa signification interne se perd, elle est emportée par le courant du temps au point d’être insaisissable et incompréhensible chaque fois que la tradition et le mythe ne l’ont pas fixée.

Dans les développements, les modifications, les oppositions et même les contradictions des divers symboles, mythes et traditions, nous pouvons en effet déceler les forces plus profondes, les “éléments premiers”, spirituels et métaphysiques, qui agirent dans le cadre des cycles de civilisation primordiaux et dont ils déterminèrent les bouleversements les plus décisifs. C’est ainsi que s’ouvre devant nous la voie d’une MÉTAPHYSIQUE DE L’HISTOIRE qui, par la suite, n’est autre que l’histoire intégrale, où la dimension la plus importante — la troisième dimension — est précisément mise en exergue. L’interprétation de l’histoire interne de Rome à laquelle se livre Bachofen, sur la base, justement, des mythes et des légendes de la romanité, est l’un des exemples les plus convaincants de la portée et de la fécondité d’une telle méthode.

En second lieu, l’œuvre de Bachofen revêt une importance toute particulière sur le plan aussi bien d’une “mythologie de la civilisation” que d’une “typologie” et une “science des races de l’esprit”. Se fondant sur les diverses formes que revêtirent jadis les rapports entre les sexes, les recherches de Bachofen mettent à jour l’existence de certaines formes, typiques et distinctes, de civilisation qui ramènent à autant d’idées centrales — liées, à leur tour, à des attitudes générales, attestées par autant de conceptions du monde, du destin, de l’au-delà, du droit, de la société. De telles idées ont quasiment valeur d’“archétypes”, au sens platonicien : ce sont des forces formatrices riches de rapports analogiques avec les grandes forces des choses. Par la suite, elles se manifestent, chez les individus, sous la forme de divers modes d’être, de divers “styles” de l’âme : dans la façon de sentir, d’agir et de réagir.

C’est à ce type bien particulier de science que Bachofen ouvre la voie. Toutefois, il n’a pas su s’émanciper totalement du préjugé “évolutionniste” qui prévalait de son temps. C’est ainsi qu’il a été amené à croire que les diverses formes mises en évidence par lui, dans la direction indiquée plus haut, pouvaient se ranger dans une espèce de succession de stades liée à un “progrès” de la civilisation humaine en général. Si, sur le plan morphologique et typologique, la signification supérieure de ses recherches ne doit pas être remise en cause, une pareille limitation doit, bien entendu, être écartée.

Essentiellement, le monde analysé par Bachofen est celui des antiques civilisations méditerranéennes. La multiplicité chaotique des cultes, des mythes, des symboles, des formes juridiques, des coutumes, etc., qu’elles nous proposent, se reconstitue dans les ouvrages de Bachofen pour faire finalement apparaître la permanence, sous des formes variées, de 2 idées fondamentales antithétiques : l’idée OLYMPIANO-VIRILE et l’idée TELLURICO-FÉMININE. Une telle polarité peut également s’exprimer à travers les oppositions suivantes : civilisation des Héros et civilisation des Mères ; idée solaire et idée chtonico-lunaire ; droit patriarcal et matriarcat ; éthique aristocratique de la différence et promiscuité orgiastico-communautaire ; idéal olympien du “supramonde” et mysticisme panthéiste ; droit positif de l’IMPERIUM et droit naturel.

Bachofen a mis à jour l’ère gynécocratique, c’est-à-dire l’ère en laquelle le principe féminin est souverain, et à laquelle correspond un stade archaïque de la civilisation méditerranéenne, lié aux populations pélasgiques [= préhelléniques] ainsi qu’à un ensemble d’ethnies du bassin sud-oriental et asiatique de la Méditerranée. Bachofen a très justement relevé qu’aux origines, un ensemble d’éléments, divers mais concordants, renvoie chez ces peuples à l’idée centrale selon laquelle, à la source et à l’apex de toute chose, se tiendrait un principe féminin, une Déesse ou Femme divine incarnant les suprêmes valeurs de l’esprit. En face d’elle, ce n’est pas seulement le principe masculin mais également celui de la personnalité et de la différence qui apparaîtraient secondaires et contingents, soumis à la loi du devenir et de la déchéance — par opposition à l’éternité et à l’immutabilité propres à la Grande Matrice cosmique, à la Mère de la Vie.

Cette Mère est parfois la Terre, parfois la loi naturelle conçue comme un fait auquel les dieux eux-mêmes sont assujettis. Sous d’autres aspects (auxquels nous verrons que correspondent diverses différenciations), celle-ci est aussi bien Déméter, en tant que déesse de l’agriculture et de la terre mise en ordre, qu’Aphrodite-Astarté, en tant que principe d’extases orgiastiques, d’abandons dionysiaques, de dérèglement hétaïrique dont la correspondance analogique est la flore sauvage des marais. Le caractère spécifique de ce cycle de civilisation consiste principalement dans le fait qu’il cantonne au domaine naturaliste et matérialiste tout ce qui est personnalité, virilité, différence : dans le fait, inversement, de mettre sous le signe féminin (féminin au sens le plus large) le domaine spirituel, au point d’en faire souvent, justement, un synonyme de promiscuité panthéiste et l’antithèse de tout ce qui est forme, droit positif, vocation héroïque d’une virilité au sens non matériel.

Extérieurement, l’expression la plus concrète de ce type de civilisation est le matriarcat et, de façon plus générale, la gynécocratie. La gynécocratie, c’est-à-dire la souveraineté de la femme, reflète la valeur mystique qu’une telle conception du monde lui attribue. Celle-ci peut cependant avoir pour contrepartie (en ses formes les plus basses) l’égalitarisme du droit naturel, l’universalisme et le communisme. Le peu de cas fait de tout ce qui est différencié, l’égalité de tous les individus devant la Matrice cosmique, principe maternel et “tellurique” (de tellus, terre) de la nature dont toute chose et tout être proviennent et en lequel ils se disséminent à nouveau au terme d’une existence éphémère, c’est cela que l’on trouve à la base de la promiscuité communautaire comme de celle, orgiastique, des fêtes lors desquelles on célébrait précisément, jadis, le retour à la Mère et à l’état naturel, et où toutes les distinctions sociales se voyaient temporairement abolies.

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