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Comment la discontinuité, générale et fondamentale, produit l’apparence de continuité

25 octobre 2012, 04:24

« On peut se demander si la Mécanique n’est pas à la veille
d’un nouveau bouleversement ; récemment s’est réuni à Bruxelles
un Congrès où étaient assemblés une vingtaine de physiciens
de diverses nationalités, et, à chaque instant, on aurait
pu les entendre parler de la Mécanique nouvelle qu’ils opposaient
à la Mécanique ancienne ; or, qu’était-ce que cette Mécanique
ancienne ? Etait-ce celle de Newton, celle qui régnait encore
sans conteste à la fin du XIXe siècle ? Non, c’était
la Mécanique de Lorentz, celle du principe de relativité,
celle qui, il y a cinq ans à peine, paraissait le comble de
la hardiesse.

Cela veut-il dire que cette Mécanique de Lorentz n’a eu qu’une
fortune éphémère, qu’elle n’a été qu’un caprice de
la mode et qu’on est sur le point de revenir aux anciens dieux
qu’on avait imprudemment délaissés ? Pas le moins du monde,
les conquêtes d’hier ne sont pas compromises ; en tous les
points où elle s’écarte de celle de Newton, la Mécanique
de Lorentz subsiste. On continue à croire qu’aucun corps mobile
ne pourra jamais dépasser la vitesse de la lumière, que la
masse d’un corps n’est pas une constante, mais qu’elle dépend
de sa vitesse et de l’angle que fait cette vitesse avec la force
qui agit sur lui, qu’aucune expérience ne pourra jamais décider
si un corps est en repos ou en mouvement absolu, soit par rapport
à l’espace absolu, soit même par rapport à l’éther.

Seulement à ces hardiesses, on veut en ajouter d’autres, et
beaucoup plus déconcertantes. On ne se demande plus seulement
si les équations différentielles de la Dynamique doivent
être modifiées, mais si les lois du mouvement pourront encore
être exprimées par des équations différentielles. Et
ce serait là la révolution la plus profonde que la Philosophie
Naturelle ait subie depuis Newton. Le clair génie de Newton
avait bien vu (ou cru voir, nous commençons à nous le demander)
que l’état d’un système mobile, ou plus généralement
celui de l’univers, ne pouvait dépendre que de son état immédiatement
antérieur, que toutes les variations dans la nature doivent
se faire d’une manière continue. Certes, ce n’était pas lui
qui avait inventé cette idée : elle se trouvait dans la pensée
des anciens et des scolastiques, qui proclamaient l’adage : Natura
non facit saltus ; mais elle y était étouffée par une foule
de mauvaises herbes qui l’empêchaient de se développer et
que les grands philosophes du XVIIe siècle ont fini par élaguer.

Eh bien, c’est cette idée fondamentale qui est aujourd’hui
en question ; on se demande s’il ne faut pas introduire dans
les lois naturelles des discontinuités, non pas apparentes,
mais essentielles, et nous devons expliquer d’abord comment on
a pu être conduit à une façon de voir aussi extraordinaire. »

Henri Poincaré

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