Accueil > ... > Forum 5751

Aux origines du génocide rwandais : la révolte sociale (sans aucun caractère ethnique) de janvier 1990 et janvier 1992

13 novembre 2012, 04:52, par Jean-Pierre Chrétien dans Libé

Le génocide rwandais de 1994 reste souvent caricaturé en termes de « guerre interethnique » entre Hutus et Tutsis, avec des crimes dans les deux « camps ». L’éclairage de l’histoire est très différent (1).

Il y a vingt ans, en 1992, la IIe République était confrontée à un mécontentement social croissant face à la mainmise d’une oligarchie de Hutus du Nord et, depuis octobre 1990, à la guérilla du FPR (Front patriotique rwandais) constituée essentiellement d’exilés tutsis. En décembre 1991, le président Habyarimana annonce que 1992 serait « l’année de la démocratie pluraliste au service de la paix ». En fait c’est devant les manifestations populaires organisées en janvier 1992 à Kigali par les partis d’opposition enfin autorisés (MDR, PSD et PL), qu’il se décide à former le 1er avril un gouvernement de coalition dirigé par un leader du MDR.

Mais aussitôt une aile dure du régime, souvent qualifiée de akazu (« maisonnette ») vu ses liens avec un réseau familial proche de la présidence, tente de briser ce processus en recourant à la violence et à la provocation. A la fin de février, la radio officielle diffuse un communiqué d’un prétendu « comité pour la non-violence au Rwanda » annonçant des attentats terroristes du FPR à l’encontre de personnalités hutues. Dès le 4 mars, le Bugesera, dans le sud-est du pays, s’embrase en fonction de ces « révélations » : des centaines de Tutsis sont massacrés. Le 23 mars 1992, plusieurs hauts cadres du régime créent un nouveau parti, la Coalition pour la défense de la République (CDR), dans la ligne de l’organe officieux Kangura (« Réveil ») lancé durant l’été de 1990. Cette propagande appelle à une reprise de la « Révolution sociale » de 1959 et à ressortir les machettes contre les inyenzi (les « cafards » tutsis). « La nation est artificielle, mais l’ethnie est naturelle », écrit Kangura en avril, et plus tard : « Un cancrelat ne peut pas donner naissance à un papillon. »

A partir de mai 1992, les interahamwe, milice du parti MRND d’Habyarimana, orchestrent des manifestations violentes à répétition. Le 8 mai, Agathe Uwilingiyimana, ministre de l’Education, est agressée pour avoir osé abroger les quotas ethniques et régionaux dans le concours d’entrée au secondaire. Des bombes éclatent à Kigali, pour créer la psychose d’une infiltration FPR. Les massacres de Tutsis se multiplient, à Kibuye en août, à Gisenyi en décembre 1992 et janvier 1993, avec l’implication des autorités locales.

Mais, dans cette course contre la montre entre l’ouverture et le blocage, le principal parti d’opposition, le MDR (Mouvement démocratique républicain), tient bon. Il proteste contre le « massacre des innocents » et le directeur de l’Office rwandais d’information, Ferdinand Nahimana, sera renvoyé. Enfin, des contacts sont pris avec le FPR à Bruxelles et Paris en mai-juin, débouchant sur l’ouverture à Arusha en juillet des négociations qui aboutiront un an plus tard à un accord de paix. L’opposition intérieure et l’opposition armée ont appris à se respecter dans un combat commun contre le général-président. Malgré ses ambiguïtés, une nouvelle majorité politique se profilait.

Les obstacles se multiplient en septembre quand les problèmes du partage du pouvoir et de l’armée sont abordés à Arusha. Une commission de l’état-major chargée d’« identifier l’ennemi de l’intérieur » sort un rapport dénonçant les Tutsis, les étrangers mariés à des femmes tutsis, les populations nilotiques des Grands lacs, etc. En novembre des propos incendiaires sont tenus par le pouvoir : Habyarimana parle des « chiffons de papier » d’Arusha ; Léon Mugesera, un leader du MRND, explique que les Tutsis, jetés à la rivière, doivent rejoindre leurs frères falashas en Ethiopie.

La stratégie du MRND consiste dès lors à convaincre le MDR, héritier de la Ière République fondée par Kayibanda, de la nécessité de former un « parti naturel » hutu mobilisé contre les Tutsis. Cette logique, qui trouve des cautions en Belgique et en France, va réussir en 1993 : de nouveaux massacres de Tutsis, suivis d’une reprise des hostilités par le FPR, vont susciter une fracture de l’opposition entre les partisans de l’ouverture et ceux d’une mobilisation du « peuple majoritaire », c’est-à-dire d’un « hutu power ».

1992 fut donc une année de stratégie politique face aux passions ethniques. Elle révèle a contrario l’option qui a conduit au génocide : elle consistait à mobiliser les frustrations et à nier les contradictions avec une réponse simple - et latente depuis plus de trente ans - : tout le malheur venant des Tutsis, la solution était dans leur élimination. Le Rwanda n’a pas été le théâtre d’un affrontement entre deux « tribus », il était confronté à un défi très moderne et qui n’a rien d’exotique.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.