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Discussions avec Léon Trotsky

16 décembre 2014, 17:56, par Robert Paris

" Pourquoi abandonne-t-on le principe de l’élection dans le service militaire ? "

Je consacrerai maintenant quelques mots à répondre à cette question. Il était nécessaire, dans notre vieille armée que nous avions héritée du tsarisme, de renvoyer les vieux chefs, les généraux et les colonels, car, dans la majorité des cas, ils avaient été des outils aux mains d’une classe qui nous était hostile, aux mains du tsarisme et de la bourgeoisie. C’est pourquoi, quand il fallut que les ouvriers-soldats et les paysans-soldats élisent leurs propres commandants, ils n’élisaient pas des chefs militaires, mais simplement des représentants aptes à les garder des attaques des classes contre-révolutionnaires. Mais maintenant, camarades, qui est en train de construire l’armée ? La bourgeoisie ? Non, les soviets d’ouvriers et de paysans, c’est-à-dire les mêmes classes qui composent l’armée. Là, pas de lutte interne possible. Prenons par exemple les syndicats. Les ouvriers métallurgistes élisent leur comité, et le comité trouve un secrétaire, un employé de bureau et un certain nombre d’autres personnes qui sont nécessaires. Est-il jamais arrivé que les ouvriers demandent : " Pourquoi nos employés et nos trésoriers sont-ils désignés, et non élus ? " Non, aucun travailleur intelligent ne dira cela. Sinon, le comité répondrait : " Vous avez choisi le comité vous-mêmes. Si vous vous méfiez de nous, renvoyez-nous, mais une fois que vous nous avez chargés de la direction du syndicat, donnez-nous alors la possibilité de choisir l’employé ou le trésorier, car nous sommes meilleurs juges que vous dans ce domaine, et si notre façon de conduire les affaires est mauvaise, alors jetez-nous dehors et élisez un autre comité. " Le gouvernement soviétique est dans le même cas que le comité d’un syndicat. Il est élu par les ouvriers et les paysans, et vous pouvez, à n’importe quel moment, au congrès pan-russe des soviets, le destituer, et en désigner un autre. Mais une fois que vous l’avez élu, vous devez lui donner le droit de choisir les spécialistes, techniciens, employés, secrétaires au sens large du terme, et en particulier dans les affaires militaires. Car est-il possible que le gouvernement soviétique désigne des spécialistes militaires contre les intérêts des masses laborieuses et paysannes ? D’ailleurs, il n’y a pas d’autre moyen à l’heure actuelle, pas d’autre moyen possible que celui de la désignation. L’armée n’en est encore qu’à son stade de formation. Comment des soldats qui viennent juste d’entrer dans l’armée pourraient-ils choisir leurs chefs ? Ont-ils un vote précédent pour se guider ? Ils n’en ont pas. Et les élections sont donc impossibles.

Qui désigne les commandants ? Le gouvernement soviétique les désigne. On tient registre des anciens officiers, des individus les plus capables venant du rang et des officiers non commissionnés qui ont montré des capacités. Les candidats reçoivent leur nomination à partir de ce registre. S’ils représentent quelque danger, il existe des commissaires qui les surveillent. Qu’est-ce qu’un commissaire ? Les commissaires sont choisis parmi les bolcheviks et les S.-R. de gauche [9], c’est-à-dire au sein des partis de la classe ouvrière et de la paysannerie. Ces commissaires n’interviennent pas dans les affaires militaires. Des spécialistes militaires s’en occupent, mais les commissaires gardent un œil vigilant sur eux, afin qu’ils ne profitent pas de leur position pour nuire aux intérêts des ouvriers et des paysans. Et les commissaires sont investis de larges pouvoirs de contrôle et de prévention des actes contre-révolutionnaires. Si le chef militaire donne un ordre dirigé contre les intérêts des ouvriers et des paysans, le commissaire dira "Halte !" et il mettra la main sur l’ordre et le chef militaire. Si le commissaire agit injustement, il en répondra, en strict accord avec la loi.

Pendant la première période, camarades, jusqu’à Octobre et pendant le mois d’Octobre, nous nous sommes battus pour le pouvoir des masses laborieuses. Qui donc s’est mis en travers de notre chemin ? Il y avait, parmi d’autres, les généraux, les amiraux, les bureaucrates saboteurs. Qu’avons-nous fait ? Nous les avons combattus. Pourquoi ? Parce que la classe ouvrière marchait au pouvoir, et personne n’aurait dû oser l’empêcher de le prendre. Maintenant le pouvoir est entre les mains de la classe ouvrière. Et c’est pourquoi nous disons : " Marchez gentiment, messieurs les saboteurs, et mettez-vous au service de la classe ouvrière. " Nous voulons les faire travailler, car ils représentent aussi un certain capital. lis ont appris quelque chose que nous n’avons pas appris. L’ingénieur civil, le médecin, le général, l’amiral – ils ont tous étudié des choses que nous n’avons pas étudiées. Sans l’amiral, nous ne pourrions pas conduire un bateau ; nous ne saurions pas soigner un malade sans le médecin, et sans l’ingénieur, nous ne saurions pas bâtir une usine. Et nous disons à toutes ces personnes : " Nous avons besoin de votre savoir et nous vous prendrons au service de la classe ouvrière. " Et ils s’apercevront que, s’ils travaillent honnêtement, au mieux de leurs possibilités, ils auront toute latitude dans leur travail, et que personne ne viendra les ennuyer. Au contraire : la classe ouvrière est une classe suffisamment mûre, et elle leur donnera toute assistance dans leur travail. Mais s’ils essayent de se servir de leurs postes dans l’intérêt de la bourgeoisie et contre nous, nous leur rappellerons Octobre et d’autres jours.

L’ordre social que nous sommes en train d’établir est un ordre social du travail, un régime de la classe ouvrière et des paysans pauvres. Nous avons besoin de chaque spécialiste et de chaque intellectuel, s’il n’est pas un esclave du tsar et de la bourgeoisie, et, si c’est un travailleur capable, il peut venir à nous, nous le recevrons ouvertement et honnêtement. Nous travaillerons avec lui la main dans la main, car il servira le maître de son pays, la classe ouvrière. Mais, quant à ceux qui intriguent, qui sabotent, qui restent oisifs et qui mènent une vie de parasite – camarades, donnez-nous seulement la chance de mettre notre organisation en bon ordre, et nous ferons passer immédiatement et mettrons en pratique une loi les concernant : celui qui ne travaille pas, qui résiste, qui sabote – il ne mangera pas. Nous confisquerons les cartes de pain de tous les saboteurs, de tous ceux qui minent la discipline de travail de la république soviétique.

On me demande également :

" POURQUOI N’INTRODUISONS-NOUS PAS LE COMMERCE LIBRE DU BLE ? "

Si nous introduisions à l’heure actuelle le commerce libre du blé, nous ferions face d’ici quinze jours au spectre affreux de la famine. Qu’arriverait-il ? Il y a des provinces où se trouvent de grandes quantités de blé, mais où la bourgeoisie paysanne ne le vend pas à l’heure actuelle aux prix imposés. Si les prix étaient libérés de tout contrôle, tous les spéculateurs, tous les négociants se jetteraient sur ces provinces productrices de blé, et les prix du blé monteraient en quelques jours de plusieurs fois leur valeur et atteindraient 50, 100 ou 150 roubles le poud. Alors ces spéculateurs commenceraient à s’arracher le blé les uns aux autres et à le lancer sur les voies ferrées et à se disputer les wagons entre eux. Il y a aujourd’hui beaucoup de corruption parmi nos cheminots, spécialement dans les grades les plus élevés ; ils vendent les wagons pour de l’argent, et acceptent des pots-de-vin. Si le commerce libre du blé devait être proclamé, les spéculateurs paieraient des prix plus élevés pour les wagons et il en résulterait une désorganisation encore plus grande des chemins de fer. Et le blé qui arriverait dans les villes serait tout à fait hors de prix pour vous, travailleurs.

Evidemment, des prix fixés pour le blé ne nous apporteront pas le salut, si une ferme discipline n’est pas établie dans les chemins de fer. Il est nécessaire d’établir un régime plus sévère pour les ouvriers des grades les plus élevés et ceux qui, parmi eux, encouragent la corruption, les détournements de fonds, et la rapacité. Et il est aussi nécessaire que tous les cheminots redoublent d’énergie.

Alors nous montrerons aux usuriers de villages que nous ne sommes pas en humeur de plaisanter ; que leur devoir est de livrer leurs stocks de blé aux prix imposés. S’ils ne les livrent pas, nous devons les prendre par la force – la force armée des paysans pauvres et des ouvriers. C’est de la vie et de la mort du peuple qu’il s’agit, et non pas des spéculateurs et des usuriers.

La situation est au plus haut point désastreuse et pas seulement pour nous. La Hollande, par exemple, est un pays neutre. Elle ne prend pas part à la guerre. Cependant, l’autre jour, des télégrammes sont arrivés, disant qu’à Amsterdam, la ration de toute la population a été réduite, et qu’une bagarre provoquée par la famine a éclaté dans les rues. Pourquoi ? Parce que, au lieu de labourer, de semer et de récolter, des dizaines de millions d’hommes se sont entre-tués à travers le monde pendant ces quatre dernières années. Tous les pays se sont appauvris et sont exténués, il en est de même pour nous. Donc, un certain temps doit s’écouler – un an ou deux – avant que nous renouvelions nos stocks de blé, et, en attendant, seule la discipline dans le travail, l’ordre et une pression sévère exercée sur les usuriers de village, les spéculateurs et les maraudeurs nous aideront. Si nous établissons tout cela, alors nous nous en sortirons.

Et maintenant laissez-moi répondre à la dernière question, camarades.

"QUI VA PAYER L’INDEMNITE A L’ALLEMAGNE PRÉVUE PAR LE TRAITE DE BREST ?"

Comment dirai-je, camarades ? Si le traité de Brest-Litovsk reste en vigueur, alors, évidemment, le peuple russe paiera. Si, dans les autres pays, les mêmes gouvernements restent en place, alors notre Russie révolutionnaire sera mise à mort et enterrée, et le traité de Brest sera suivi d’un autre, disons un traité de Petrograd ou d’Irkoutsk, qui sera trois fois ou dix fois pire que celui de Brest. La révolution russe et l’impérialisme européen ne peuvent vivre pendant longtemps côte à côte. A l’heure actuelle, nous existons parce que la bourgeoisie allemande est occupée à un sanglant règlement de comptes avec la bourgeoisie française et anglaise. Le Japon est en rivalité avec l’Amérique et, pour l’instant, il a donc les mains liées. Voilà pourquoi nous surnageons. Aussitôt que les pillards concluront la paix, ils se retourneront tous contre nous. Et alors l’Allemagne, avec l’Angleterre, coupera en deux le corps de la Russie. Il ne peut y avoir l’ombre d’un doute à ce sujet. Et le traité de Brest-Litovsk devra disparaître. On nous imposera par la force un traité beaucoup plus cruel, rigoureux, implacable. Ce sera le cas si les capitalistes européens et américains restent en place, c’est-à-dire si la classe ouvrière reste immobile. Alors nous serons perdus. Et alors, évidemment, le peuple travailleur de Russie paiera pour tout, paiera avec son sang, avec son travail, paiera pendant des dizaines d’années, pendant des générations et des générations. Mais, camarades, nous n’avons pas la moindre raison d’admettre qu’après cette guerre, rien ne changera en Europe.

La classe ouvrière de chaque pays a été trompée, du fait de l’existence de pseudo-socialistes, l’équivalent de nos socialistes-révolutionnaires de droite, de nos mencheviks, les Scheidemann, les David, et ceux qui correspondent à nos Tséretelli, Kerensky, Tchernov, Martov. Ils ont déclaré aux travailleurs : " Vous n’êtes pas encore mûrs pour prendre le pouvoir en mains, Vous devez soutenir la bourgeoisie démocratique. " Et la bourgeoisie démocratique soutient la grande bourgeoisie, qui soutient les nobles, qui, à leur tour, soutiennent le Kaiser. Voilà comment les mencheviks et socialistes-révolutionnaires de droite d’Europe se trouvèrent enchaînés au trône du Kaiser, ou à celui de Poincaré, pendant la guerre. Et quatre années ont passé ainsi. Il est impossible d’admettre un seul instant qu’après une expérience si terrible de calamités, de carnage, de duperie et d’épuisement du pays, la classe ouvrière, en quittant les tranchées, retournera dans les usines en toute humilité et servilité, et, comme par le passé, fera tourner les rouages de l’exploitation capitaliste. Non. En sortant des tranchées, elle présentera une note à ses maîtres. Elle dira : " Vous nous avez soutiré un tribut de sang, et que nous avez-vous donné en échange ? Les anciens oppresseurs, les propriétaires terriens, l’oppression du capitalisme, la bureaucratie ! "

Je le répète : si le capitalisme occidental reste en place, on nous imposera une paix qui sera dix fois pire que celle de Brest-Litovsk. Nous ne pourrons plus tenir debout. Il y en a qui disent que celui qui espère une révolution européenne est un utopique, un visionnaire, un rêveur. Et je réponds : " Celui qui n’escompte pas une révolution dans tous les pays prépare le cercueil du peuple russe. " Il dit virtuellement : " Le parti qui possède la machine de guerre la plus efficace opprimera et torturera avec impunité tous les autres peuples". Nous sommes plus faibles économiquement et techniquement – c’est un fait. Est-ce que nous sommes condamnés pour cela ? Non, camarades, je ne le crois pas, je ne crois pas que toute la culture européenne est condamnée, que le capital la détruira impunément, la mettra aux enchères, la saignera à blanc, l’écrasera. Je ne le crois pas. Je crois, camarades, et je le sais par expérience et à la lumière de la théorie marxiste, que le capitalisme vit ses derniers jours. Tout comme une lampe brille d’un dernier éclat avant de s’éteindre brusquement, ainsi, camarades, la puissante lampe du capitalisme a brillé de son dernier éclat dans ce terrible massacre sanglant pour illuminer le monde de violence, d’oppression et d’esclavage dans lequel nous avons vécu jusqu’ici, et pour faire trembler les masses laborieuses d’horreur et les réveiller. Nous nous sommes révoltés, la classe ouvrière européenne fera de même. Et alors, le traité de Brest-Litovsk ira au diable, mais beaucoup d’autres choses le rejoindront : tous les despotes couronnés ou pas, les bandits et les usuriers impérialistes, et alors viendra un règne de liberté et de fraternité parmi les peuples.

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