Accueil > ... > Forum 8279

Aux sources des philosophies matérialistes

31 août 2013, 10:46, par Robert

La grande question fondamentale de toute philosophie, et spécialement de la philosophie moderne, est celle du rapport de la pensée à l’être. Depuis les temps très reculés où les hommes, encore dans l’ignorance complète de leur propre conformation physique et incités par des apparitions en rêve, en arrivèrent à l’idée que leurs pensées et leurs sensations n’étaient pas une activité de leur propre corps, mais d’une âme particulière, habitant dans ce corps et le quittant au moment de la mort - depuis ce moment, il leur fallut se forger des idées sur les rapports de cette âme avec le monde extérieur. Si, au moment de la mort, elle se séparait du corps et continuait à vivre, il n’y avait aucune raison de lui attribuer encore une mort particulière ; et c’est ainsi que naquit l’idée de son immortalité qui, à cette étape du développement, n’apparaît pas du tout comme une consolation, mais au contraire, comme une fatalité contre laquelle on ne peut rien, et souvent même, chez les Grecs en particulier, comme un véritable malheur. Ce n’est pas le besoin de consolation religieuse, mais l’embarras où l’on se trouvait et qui provenait de l’ignorance générale : que faire, après la mort du corps, de cette âme dont on avait admis l’existence ? - qui mena à la fiction ennuyeuse de l’immortalité personnelle. C’est d’une façon tout à fait analogue, par la personnification des puissances naturelles, que naquirent les premiers dieux qui, au cours du développement ultérieur de la religion, prirent une forme de plus en plus extra-terrestre jusqu’à ce que, enfin, par un processus d’abstraction, je dirais presque, de distillation qui s’institue naturellement au cours du développement intellectuel, les nombreux dieux au pouvoir plus ou moins restreint et se restreignant mutuellement, donnèrent naissance, dans l’esprit des hommes, à l’idée du seul Dieu exclusif des religions monothéistes.

La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature, question suprême de toute philosophie, a par conséquent, tout comme n’importe quelle religion, ses racines dans les conceptions bornées et ignorantes de l’état de sauvagerie. Mais elle ne pouvait être posée dans toute sa rigueur et ne pouvait acquérir tout son sens que lorsque la société européenne se réveilla du long sommeil hivernal du moyen âge chrétien. La question de la position de la pensée par rapport à l’être qui a joué aussi du reste un grand rôle dans la scolastique du moyen âge, la question de savoir quel est l’élément primordial, l’esprit ou la nature - cette question a pris, vis-à-vis de l’Église, la forme aiguë : le monde a-t-il été créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité ?

Selon qu’ils répondaient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux grands camps. Ceux qui affirmaient le caractère primordial de l’esprit par rapport à la nature, et qui admettaient par conséquent, en dernière instance, une création du monde de quelque espèce que ce fût - et cette création est souvent chez les philosophes, par exemple chez Hegel, beaucoup plus compliquée et plus impossible encore que dans le christianisme -, ceux-là formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, qui considéraient la nature comme l’élément primordial, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme.

A l’origine, les deux expressions : idéalisme et matérialisme, ne signifient pas autre chose, et nous ne les emploierons pas ici non plus dans un autre sens. Nous verrons plus loin quelle confusion en résulte si l’on y fait entrer quelque chose d’autre.

Mais la question du rapport de la pensée à l’être a encore un autre aspect : quelle relation y a-t-il entre nos idées sur le monde qui nous entoure et ce monde lui-même ? Notre pensée est-elle en état de connaître le monde réel ? Pouvons-nous dans nos représentations et nos concepts du monde réel donner un reflet fidèle de la réalité ? Cette question est appelée en langage philosophique la question de l’identité de la pensée et de l’être, et l’immense majorité des philosophes y répondent d’une façon affirmative. Chez Hegel, par exemple, cette réponse affirmative va de soi : car ce que nous connaissons dans le monde réel, c’est précisément son contenu conforme à l’idée, ce qui fait du monde une réalisation progressive de l’Idée absolue, laquelle Idée absolue a existé, on ne sait où, de toute éternité, indépendamment du monde et antérieurement au monde ; or il est de toute évidence que la pensée peut connaître un contenu qui est déjà, par avance, un contenu d’idées. Il est tout aussi évident qu’ici ce qu’il s’agit de prouver est déjà contenu tacitement dans les prémices. Mais cela n’empêche nullement Hegel de tirer de sa preuve de l’identité de la pensée et de l’être cette autre conclusion que sa philosophie, parce que juste pour sa pensée, est désormais également la seule juste, et que l’identité de la pensée et de l’être doit se vérifier par le fait que l’humanité fera passer immédiatement sa philosophie de la théorie dans la pratique et transformera le monde entier selon les principes hégéliens. C’est là une illusion qu’il partage plus ou moins avec tous les philosophes.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.