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Bergson ou le vide philosophique français au XXe siècle

10 octobre 2019, 07:25, par Thomas

Bonjour,

Je tombe par hasard sur votre article et les commentaires qui suivent. Ça date un peu mais à mon avis vous comprenez Bergson de travers sur plusieurs points. Je me contente d’en relever quelques uns. Veuillez m’excuser pour le caractère peut-être confus de ce qui va suivre, mais les erreurs étant liées les unes aux autres dans une mécompréhension générale du bergsonisme (à mon opinion), il a été parfois difficile d’ordonner ma pensée.

Vous soutenez que Bergson est dualiste.
Ce n’est pas faux. Mais il faut préciser : Bergson est dualiste au point de vue des rapports du corps et de l’esprit chez l’individu (dans Matière et mémoire) ; il est moniste au point de vue cosmologique (en un sens, dès le chapitre IV de Matière et mémoire, et dans l’Évolution créatrice). Ces deux positions ne sont pas vraiment réconciliables et ont été pourtant toutes deux maintenues jusqu’à la fin. C’est que, comme vous le soulignez, Bergson n’est pas un penseur systématique. Pour lui, des problèmes de nature différente appellent des intuitions différentes, qui ne peuvent pas se résorber totalement en un "système de la réalité". On n’est pas obligé d’être d’accord, mais c’est une conception qui se défend.
En tous les cas, il n’est pas correct de penser que Bergson défend une cosmologie dualiste, puisque pour lui la matière inerte correspond (dès Matière et mémoire), non pas à quelque chose de tout à fait étranger à la conscience, mais à un degré de conscience moindre. Cette conception est précisée dans le chapitre III de l’Évolution créatrice : ce que Bergson appelle "matérialité", ce n’est pas la matière elle-même mais le mouvement qui la traverse et qui tend à la répétition mécanique, à l’immobilité et au repos. Ce qu’il appelle "vie" ou "conscience", ce n’est pas un mouvement étranger à la matière, mais le mouvement qui la traverse et qui tend au changement, à la nouveauté, à la création. Cette lutte entre ces deux mouvements se fait au sein même de la matière (c’est pourquoi Bachelard a lui aussi, à mon avis, mal compris Bergson). Mais le premier mouvement n’est que l’inversion du second : il ne lui est pas étranger en nature. Il n’y a au bout du compte qu’une seule force, la conscience, qui tend au mouvement et à la création, mais qui n’étant pas infinie, doit lutter sans cesse contre son propre épuisement.
Il est vrai que la matière est originellement créée par cette inversion. Sur ce point et ce point seulement, la cosmologie bergsonienne présente une forme de dualisme. Mais une fois que la matière est créée, c’est en son sein que se joue la lutte de la vie contre son propre épuisement. Quand Bergson dit que la vie lutte contre la matérialité, il entend que la conscience matérielle lutte contre sa propre dispersion. C’est très clair dans le chapitre III de l’Évolution créatrice, qui est probablement le sommet de son oeuvre.

La deuxième erreur que je voudrais souligner, c’est l’idée que vous attribuez à Broglie, que la relativité générale irait complètement "contre" Bergson dans la mesure où elle spatialise le temps.
Nous sommes d’accord (c’est communément admis) que Bergson avait mal compris la relativité générale dans son traitement de la simultanéité. Mais si la théorie d’Einstein, par certains aspects, pose effectivement problème au bergsonisme, ce n’est certes pas parce qu’elle spatialise complètement le temps. En effet une telle spatialisation du temps par la science avait été prévue par Bergson. Cette spatialisation n’est pas seulement une illusion de l’intelligence, mais une tendance de la réalité elle-même. La science ne fait que pousser cette tendance au bout. Autrement dit, la réalité ne peut pas être toute entière contenue dans les cadres de l’intelligence (ceux de la science), mais elle se prête quand même bien à ces cadres. Faire entrer la réalité dans les cadres de l’intelligence, la spatialiser autant qu’il est possible, c’est précisément la tâche que Bergson assigne à la science. Charge à la métaphysique (appuyée, mais pas seulement, sur l’intuition) de montrer ensuite que cette vision du monde est incomplète.

Une troisième erreur : vous suggérez que Bergson n’aurait pas du tout pris en compte la loi d’entropie, c’est-à-dire la tendance intrinsèque de notre univers au désordre. Or c’est tout-à-fait faux, elle est centrale dans ce troisième chapitre de l’Évolution créatrice dont je vous parlais. Bergson l’appelle "la plus métaphysique des lois de la physique", parce que de par son caractère irréversible, elle réinjecte de la temporalité véritable dans la science. Bergson y voit la marque de l’épuisement de l’élan vital (= la conscience matérielle) : de lui-même il tend à l’organisation ; quand il s’épuise, il tend à ce que nous appelons "désordre" (il serait trop long de rentrer ici dans la critique de cette idée par Bergson, donc je simplifie).

Encore : vous écrivez que Bergson n’aurait pas pris en compte la temporalité de l’univers. C’est une erreur majeure ! Tout la cosmologie de Bergson part de ce constat que si les processus matériels ne s’étendent pas tous simultanément dans l’espace (si je dois attendre pour que le sucre fonde dans l’eau), c’est que l’Univers doit présenter une analogie avec le temps que je sens s’écouler en moi. Bien sûr que l’Univers dure chez Bergson. Sa philosophie est incompréhensible sans cela.

Encore : vous dite que Bergson aurait établi une distinction insurmontable entre l’homme et l’animal.
Or c’est faux. Là encore, il faut relire le chapitre III de l’Évolution créatrice. La difficulté est qu’il y a à la fois différence de degré et de nature. Différence de degré, parce que l’homme n’est qu’une étape temporaire sur la voie du développement de la tendance vitale privilégiée dans la lignée des Vertébrés - l’intelligence. Différence de nature, certes, parce qu’avec lui cette tendance a brillamment réussi à s’exprimer, grâce (pense Bergson) à la plasticité de son appareil cérébral. Les insectes, de la même manière, représentent l’accomplissement le plus réussi de la tendance instinctive. L’intelligence, cependant, présente cet avantage qu’elle peut s’ouvrir à l’intuition (qui est l’instinct élargi) alors que l’on voit mal les insectes s’ouvrir à l’intelligence... Et de plus, qu’elle permet l’action libre au niveau individuel, et non seulement au niveau de l’espèce. C’est pourquoi Bergson peut dire que l’homme est à la pointe de l’évolution.

Je termine sur un constat un peu plus général. Je crois que le cœur de la philosophie de Bergson, c’est sa remise en cause de la distinction entre l’un et le multiple, avec sa notion de "multiplicité qualitative" (= continuité hétérogène) qui apparaît dès l’Essai. Dès lors les vieux cadres de la métaphysique classique (continuité et rupture, dualisme et monisme, différence de degré et différence de nature, etc.) ne peuvent être appliqués que de manière maladroite à la philosophie bergsonienne. C’est de là que viennent une grande partie des erreurs et des incompréhensions. Aux yeux de Bergson, ils sont obsolètes, et tout l’effort d’une intelligence qui se met à l’écoute de l’intuition est de réussir à les dépasser.

Cordialement,
TB

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