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Luttes de classes au Cambodge
jeudi 28 juillet 2016, par
Luttes de classes au Cambodge
Le 23 octobre, le Cambodge célébrera la signature des accords de paix de Paris en 1991. Ce jour-là, le petit royaume mettait fin à près de trois décennies d’une guerre fratricide responsable d’au moins 2 millions de morts. Sous l’égide des Nations unies et de dix-huit pays signataires, il prenait le chemin de la démocratie vers des « élections libres ». Et s’engageait à « soutenir le droit de tous les citoyens cambodgiens d’entreprendre des activités visant à promouvoir et protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales ».
Vingt-cinq ans plus tard, la démocratie cambodgienne est devenue une farce où les répliques de Bisounours sur la « culture du dialogue » alternent avec les coups de force répressifs de Hun Sen. En ce moment, le royaume de l’indéboulonnable Premier ministre, qui trône au pouvoir depuis 1985, traverse une crise politique inédite. Le régime se livre à un assaut généralisé contre tout ce qui ressemble à la moindre forme d’opposition et d’expression libre : étudiants sur Facebook, parlementaires, militants contre la spoliation des terres, défenseurs des droits de l’homme, journalistes, syndicalistes, moines, etc. « Ça ne fait guère de doute, la démocratie cambodgienne ne tient plus qu’à un fil. L’attaque du gouvernement va crescendo et tous azimuts, raconte Sopheap Chak, la très active directrice du Centre cambodgien pour les droits de l’homme. La répression récente vise tous les groupes indépendants de la société civile et n’a jamais été aussi forte depuis dix ans. » La machine judiciaire dégaine des accusations, ouvre des enquêtes, lance des procédures comminatoires.
Et l’autoritaire patriarche Hun Sen a rejeté toute idée de « crise » lors de l’inauguration, mardi, de la centième usine de la zone économique spéciale de Sihanoukville, dans le sud-ouest, devant quelque 10 000 ouvriers du textile, poumon économique du royaume. Pourtant, depuis un an, la Ligue cambodgienne des droits de l’homme (Licadho) a répertorié 29 arrestations de prisonniers politiques.
La sombre affaire Kem Sokha est révélatrice du climat répressif et délétère qui règne au sein de la classe politique. Elle montre combien le « pouvoir est réellement inquiet de perdre les élections locales en 2017 et générales en 2018 », analyse Sopheap Chak. Petit homme tenace et intransigeant face à la mainmise de Hun Sen sur l’appareil d’Etat, Kem Sokha est le numéro 2 du Parti du sauvetage national du Cambodge (CNRP) qui a défié le pouvoir en remportant 55 sièges aux législatives de 2013. Depuis l’exil forcé en France de Sam Rainsy, opposant historique au Premier ministre qui a fui pour échapper à une incarcération pour diffamation, Kem Sokha reste la seule figure de proue de l’opposition. En mars, il a été accusé d’entretenir une relation adultère avec une coiffeuse de 25 ans. Après les révélations, la jeune femme a mis en cause l’ONG de défense des droits de l’homme Adhoc, l’accusant de lui avoir demandé de nier cette liaison en échange d’une somme d’argent. Le pouvoir n’a pas tardé à faire arrêter quatre responsables d’Adhoc et un dirigeant de la commission électorale. Puis il a sommé Kem Sokha de répondre à une convocation de la justice. Le député de 62 ans n’a jamais obtempéré, il s’est réfugié dans les locaux du CNRP, devenu un camp retranché et gardé par les militants de l’opposition. Face aux rumeurs d’arrestation de l’opposant, des dirigeants syndicalistes ont menacé de grèves générales et des pétitions ont vu le jour, appelant le roi Norodom Sihamoni à calmer le jeu.
En 2013, le royaume avait déjà connu de graves violences. Après des élections entachées d’irrégularités pour maintenir Hun Sen au pouvoir, un mécontentement s’était cristallisé dans un mouvement rassemblant les frustrations et les contestations cumulées depuis des années par des classes moyennes sans moyens, des opposants sans droits, des jeunes sans emploi, des diplômés sans avenir. Tous privés des fruits de la robuste croissance cambodgienne. Facebook et les réseaux sociaux ont fait le reste dans un royaume où les deux tiers de la population ont moins de 30 ans. En janvier 2014, le régime n’a pas hésité à réprimer violemment l’opposition qui réclamait de nouvelles élections et à envoyer les forces de l’ordre contre des mouvements de jeunesse et des milliers d’employés du textile qui réclamaient des hausses de salaires. Quatre grévistes ont été tués et une cinquantaine d’autres blessés. Si la violence a reculé, le clan Hun Sen a maintenu la pression sur toute la société civile. « Il n’a pas tenu compte de la volonté de changement du peuple exprimée en 2013, note Ou Ritthy, blogueur politique réputé et cofondateur de la plateforme Politikoffee.com. Et le parti au pouvoir n’a montré aucune volonté de réforme convaincante. Il a préféré adopter des lois sur les ONG, les télécommunications et les syndicats qui restreignent les libertés et droits des citoyens. » Le climat d’arrestations et d’intimidations se poursuit. En mars, un étudiant a été condamné à un an et demi de prison après avoir lancé sur Facebook un appel à la révolution. Le régime, qui craint depuis 2011 la contagion du printemps arabe ou des révolutions comparables à l’Europe de l’Est, traque tous les manifestants vêtus de noir en soutien aux prisonniers politiques.
En 2013, le secteur du prêt-à-porter et de la chaussure au Cambodge comptait plus de 400 entreprises employant plus de 600 000 travailleurs. La majorité d’entre elles comptent entre 200 et 500 employés. Seule une minorité, toutes étrangères, emploie plus de 1 500 travailleurs, mais les quinze plus grandes entreprises du pays produisent à elles seules 50 % de la totalité des exportations.
D’après l’OIT, 91 % de l’effectif du secteur sont constitués de jeunes femmes, âgées de 18 à 25 ans, issues des campagnes, dans un pays lui-même très jeune où la moitié de la population a moins de 24 ans. Elles se sont résolues à venir chercher un emploi à Phnom Penh, où sont concentrées la plupart des entreprises, pour trouver le moyen d’aider financièrement leur famille. Une étude estime à un quart du revenu des populations rurales la part provenant de ces travailleuses des villes.
Une enquête sur les salaires des ouvrières du secteur menée par la C.CAWDU (Fédération syndicale du textile au Cambodge), une des principales organisations syndicales cambodgiennes, décomposait ainsi le« budget type » d’une ouvrière gagnant un salaire mensuel de 66 dollars (52,50 euros) pour 10 heures de travail par jour (avec donc deux heures supplémentaires quotidiennes souvent obligatoires), six jours sur sept : un loyer de 8 dollars par mois (pour un logement qu’elle partage en général à deux ou trois) ; des dépenses diverses d’environ 10 dollars (habillement, santé, transport...) ; 17 dollars envoyés à sa famille (mais cette somme est bien souvent supérieure, pouvant représenter jusqu’à la moitié du revenu...) ; il lui reste 31 dollars à consacrer à la nourriture, soit un dollar par jour...
Cela explique que les ouvrières, sous-alimentées, soient nombreuses à s’évanouir dans des ateliers où la température est élevée, l’atmosphère humide et où elles sont contraintes à respirer des produits toxiques. Ces cas d’évanouissements, plus de 2 400 en 2012, ont été dénoncés par de nombreuses ONG qui dénoncent les conditions de travail dans les entreprises de textiles sous-traitantes des grandes marques occidentales.
Mais cette classe ouvrière a très vite su montrer qu’elle n’était pas prête à accepter les conditions de vie que voulaient leur imposer ces esclavagistes des temps modernes. Elle a fait preuve de combativité et d’une capacité à s’organiser syndicalement face au patronat et au gouvernement.
Dans une certaine mesure, c’est le patronat lui-même qui a bien malgré lui « encouragé » les travailleurs à créer des syndicats. Pour obtenir un accès préférentiel au marché américain, le pays a en effet dû accepter de signer tout ce que l’OIT compte comme conventions sociales : droit d’association, droit de grève, droit à la concertation sociale... En bref, sur le papier, un paradis de la « production éthique » en Asie. En 2001, un programme censé promouvoir le respect de conditions de travail décentes, « Better factories Cambodia » (« Des usines meilleures au Cambodge »), a été lancé par l’OIT. Régulièrement, des inspecteurs de l’OIT peuvent visiter les entreprises et établir un bilan social. En juillet 2013, dans son dernier rapport, l’OIT a d’ailleurs pu constater le recul des conditions de travail et dresser une liste des nombreux abus des employeurs. Sans que cela change grand-chose...
Pour se conformer à ces « normes sociales », les patrons ont suscité la naissance de syndicats jaunes, à leur convenance. C’est ainsi que l’industrie textile compte à elle seule plus de 900 syndicats et 18 fédérations syndicales. Mais ce qui ne devait être pour les patrons qu’un simulacre de syndicalisme a été pris au sérieux par des travailleurs qui voulaient véritablement défendre leurs droits. Le fait que des militants de partis de l’opposition au régime se soient investis dans l’organisation syndicale afin de mettre le pouvoir en difficulté a certainement contribué à la naissance de syndicats combatifs.
Dans de nombreuses entreprises, des travailleurs ont engagé des luttes pour se faire payer les heures supplémentaires, pour obtenir des contrats moins précaires, pour faire respecter le droit à des congés en cas de maladie et bien sûr pour obtenir de meilleurs salaires. Ils doivent souvent se battre pour faire réintégrer des travailleurs licenciés pour fait de grève.
Ainsi, dans l’entreprise SL Garment Processing, fournissant Gap et H&M, une partie des 6 000 ouvriers se sont mis en grève en août 2013 pour protester, après la visite, destinée à intimider le personnel, d’un inspecteur flanqué de policiers armés. Suite à cette mobilisation, la direction licencia 720 travailleurs. Après que 4 000 ouvriers du textile avaient défilé en septembre dans les rues de Phnom Penh, la direction revint sur sa décision.
Il fallut encore plusieurs mois de grèves, de manifestations et d’affrontements avec la police, qui ouvrit le feu en novembre 2013 contre les travailleurs en lutte, pour que la direction se voie contrainte, en décembre, de réintégrer 19 syndicalistes licenciés en août.
Mais cette lutte qui a marqué l’actualité du dernier trimestre 2013 était loin d’être la seule et est représentative de la combativité de la classe ouvrière cambodgienne durant cette période. C’est la mobilisation pour l’augmentation du salaire minimum qui fut l’expression la plus visible et la plus spectaculaire de cette combativité.
L’augmentation du salaire minimum avait déjà donné lieu dans les années précédentes à d’importantes mobilisations. En septembre 2010, une grève générale, appelée par plusieurs organisations syndicales, avait été massivement suivie par plus de 200 000 travailleurs.
Le 26 décembre 2013, un mouvement de grève de grande ampleur a démarré pour réclamer un salaire de 160 dollars par mois, au lieu des 80 dollars mensuels que les travailleurs touchaient jusqu’alors.
Même satisfaite, cette revendication aurait laissé le salaire des travailleurs loin du niveau nécessaire pour vivre puisque une étude du Bureau international du travail estimait ce niveau à 177 dollars par mois tandis que, selon Asia Floor Wage, une association de syndicats et de défenseurs du droit du travail, le salaire décent pour les travailleurs cambodgiens se situerait à 283 dollars par mois.
Le 29 décembre, une manifestation, appelée par le parti de l’opposant Sam Rainsy et à laquelle se rallièrent les syndicats, rassembla plusieurs dizaines de milliers de personnes. Pour tenter de faire retomber la mobilisation ouvrière, le gouvernement promit de porter le salaire minimum à 100 dollars en février 2014. Refusant de s’en satisfaire, les syndicats maintinrent leur appel à manifester.
Le 3 janvier 2014, des militaires ouvrirent le feu sur un rassemblement qui se tenait devant une usine, provoquant la mort de 5 ouvriers et en blessant une quarantaine d’autres. Dans les jours qui suivirent, le gouvernement interdit toutes les manifestations, dispersant violemment toute tentative de rassemblement. Des arrestations eurent lieu. 21 syndicalistes sont toujours détenus dans une prison de haute sécurité. Le gouvernement semble être parvenu à mettre fin, pour le moment, à la mobilisation. D’autant que le dirigeant de l’opposition, qui a été, lui, laissé en liberté, semble engagé dans des tractations avec le pouvoir.
Mais au vu de l’histoire récente du Cambodge, il ne faudra certainement pas longtemps pour voir les travailleurs cambodgiens reprendre le chemin des luttes. Mais pour que celles-ci puissent déboucher sur un véritable changement de leurs conditions de vie, il leur faudra être capables de donner naissance à des organisations indépendantes, à la fois du patronat, du pouvoir et aussi de l’opposition. Celle-ci recherche le soutien des travailleurs sans avoir rien à leur proposer, et surtout pas la fin de l’exploitation par une minorité de patrons rapaces.
La classe ouvrière représente une force capable d’ébranler le pouvoir, et demain de le renverser. Mais, pour ne pas servir de force d’appoint à des politiciens de la classe dominante, elle devra être capable de se doter de son propre parti pour mener son propre combat et défendre ses intérêts de classe exploitée, y compris sur le plan politique.
Messages
1. Luttes de classes au Cambodge, 7 septembre 2017, 08:45
Il y a un an, la fermeture soudaine d’une usine de vêtements laissait 208 travailleurs cambodgiens sans emploi, ni salaire, ni indemnité légale. Ces travailleurs, principalement des femmes, malgré leur longue lutte, se battent toujours pour obtenir justice. L’usine - Tricots Chung Fai - fabriquait des vêtements pour Marks & Spencer (Royaume-Uni), Nygård (Canada) et Bonmarché (Royaume-Uni).
Ils ont défendu leurs droits en empêchant les propriétaires de vendre les actifs restants de l’usine, par l’occupation physique des lieux, ainsi que par des actions juridiques. Ils ont protesté devant le bureau de Marks & Spencer à Phnom Penh, devant le Ministère du Travail, et le tribunal.