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Souvenirs sur Lénine

samedi 29 octobre 2022, par Robert Paris

Einstein :

« Lénine est l’homme politique que j’admire le plus. »

Souvenirs sur Lénine

Avertissement : Ce n’est pas parce que nous avons aimé Lénine que nous en faisons une icône, un dieu, un prophète, une idole, contrairement à ce qu’a fait le mouvement stalinien. Déifier Lénine (ou Marx, Engels et Trotsky ou quiconque), c’est le momifier et cela ne sert qu’à tuer sa conception révolutionnaire vivante et à effacer le rôle essentiel et autonome du prolétariat. Sur ce point, nous convergeons avec les anarchistes : ni dieu, ni maître ! La conviction révolutionnaire n’est pas une croyance, n’a pas besoin de bibles et de génuflexions. Raconter Lénine, ce n’est pas construire un monument aux morts pour écraser les vivants…

« Lénine » par Léon Trotsky

Première Partie :

Lénine et l’ancienne “ Iskra ”

“ La scission de 1903 était, pour ainsi dire, une anticipation... ”

(Propos de Lénine en 1910.)

Sans aucun doute, pour le futur grand biographe de Lénine, la période de l’ancienne Iskra (L’Etincelle) (1900-1903) présentera un intérêt psychologique exceptionnel et, en même temps, de grandes difficultés : car c’est précisément pendant ces brèves années que Lénine devient Lénine. Cela ne signifie pas qu’il cessera de grandir. Bien au contraire, il grandit – et dans quelles proportions ! – jusqu’à Octobre et encore depuis Octobre. Mais c’est désormais une croissance plus organique. Le bond était immense, de la conspiration politique au pouvoir du 25 octobre 1917 : c’était cependant, pour ainsi dire, un déplacement tout matériel, tout extérieur de l’homme qui avait déjà mesuré et pesé tout ce qui pouvait se peser et se mesurer, tandis que dans la croissance qui précéda la scission au II° Congrès du Parti, il y a un élan imperceptible de l’extérieur, mais d’autant plus décisif qu’il était tout intérieur.

Les présents souvenirs ont pour but de fournir au futur biographe quelques données sur cette période extrêmement mémorable et significative du développement spirituel de Vladimir Ilitch. Depuis ce temps là jusqu’au jour où l’on écrit ces lignes, plus de deux dizaines d’années se sont écoulées, et ce sont des cycles fort chargés pour la mémoire humaine. Aussi pourra-t-on éprouver de naturelles appréhensions : dans quelle mesure ce récit reproduira-t-il exactement ce qui s’est passé ? Je dirai n’avoir pas laissé de ressentir la même crainte, et cela pendant tout le temps de mon travail, sachant qu’il existe déjà trop de souvenirs incohérents et de témoignages inexacts. En écrivant cet essai, je n’avais sous la main absolument aucun document, aucun recueil de références, aucun dossier, etc. Je pense pourtant que cela n’en vaut que mieux. J’ai dû m’appuyer uniquement sur ma mémoire et j’espère que mon travail spontané, en de telles conditions, a été mieux protégé contre les involontaires retouches rétrospectives que l’on évite si difficilement même lorsqu’on exerce sur soi-même une critique des plus serrées. Et enfin, pour les recherches futures, cette critique n’en sera que plus facile quand on prendra en main les documents et, en général, tous les dossiers qui concernent ce temps lointain.

En certains passages, je cite des conversations et des discussions d’alors, en les présentant sous forme de dialogues. Bien entendu, il serait impossible de prétendre à une exacte reproduction des dialogues après plus de vingt ans écoulés. Mais pour le fond, ce me semble, ma plume m’est fidèle, et pour certaines expressions plus vives, la reproduction est littérale.

Comme il s’agit de matériaux pour une biographie de Lénine, et que par conséquent le fait présente une exceptionnelle importance, on me permettra, j’espère, de dire quelques mots sur certaines particularités de ma mémoire. Je me souviens très mal de la topographie des villes et même des logements. A Londres, par exemple, je me suis égaré plus d’une fois sur la distance relativement insignifiante qui séparait le logement de Lénine du mien. Pendant longtemps, j’ai eu une très mauvaise mémoire des physionomies, mais, sur ce chapitre, j’ai fait des progrès notables. En revanche, je me rappelais et je me rappelle très bien les idées, leurs combinaisons et les entretiens sur des idées. Ce jugement que je porte n’est pas subjectif, j’ai pu m’en persuader et le vérifier bien des fois : d’autres personnes, qui avaient assisté aux mêmes entretiens, les transmettaient avec moins d’exactitude que moi et acceptaient mes corrections. Il faut ajouter à cela cette circonstance, qu’en arrivant à Londres, j’étais un jeune provincial qui avait très envie de tout connaître et de tout comprendre le plus rapidement possible. Il est donc naturel que mes conversations avec Lénine et d’autres membres de la rédaction de l’Iskra se soient fortement gravées dans ma mémoire. Ce sont là des points dont le biographe devra tenir compte quand il voudra juger de la valeur historique des souvenirs qui vont suivre.

J’arrivai à Londres en 1902, en automne, en octobre je crois, un matin de bonne heure. En gesticulant, je réussis à me faire comprendre d’un cocher et le cab me conduisit à une adresse que j’avais sur un papier et qui était le lieu de ma destination. Cet endroit, c’était le logement de Vladimir Ilitch. On m’avait fait la leçon d’avance (ce devait être à Zurich), on m’avait dit de frapper un certain nombre de fois avec l’anneau de la porte. Autant que je me rappelle, ce fut Nadejda Konstantinovna qui vint m’ouvrir ; elle avait dû sauter du lit, je pense, au bruit que je faisais. L’heure était trop matinale et un homme plus expérimenté que moi, plus accoutumé aux bonnes habitudes de la civilisation, aurait attendu tranquillement une heure ou deux à la gare, au lieu de venir heurter, on pourrait dire dès l’aube, à la porte d’autrui. Mais je gardais encore l’élan de mon évasion de Verkholensk. De la même manière, ou à peu près, à Zurich, j’avais envahi l’appartement d’Axelrod, non pas à l’aube, mais en pleine nuit.

Vladimir Ilitch était encore au lit et, sur son visage, l’amabilité se nuançait d’un compréhensible étonnement. C’est dans ces conditions qu’eut lieu notre première entrevue et que nous causâmes pour la première fois. Vladimir Ilitch et Nadejda Konstantinovna me connaissaient déjà par une lettre de Clair (M. G. Krjijanovsky), lequel, à Samara, m’avait pour ainsi dire introduit officiellement dans l’organisation de l’Iskra sous le pseudonyme de “ Péro ” (la Plume). C’est ainsi que l’on m’accueillit : “ Péro ” était arrivé... On m’offrit du thé, dans la cuisine-salle à manger, je crois. Lénine, pendant ce temps, s’habillait. Je racontai mon évasion et me plaignis du mauvais état de la “ frontière ” (organisation de passage à l’étranger) de l’Iskra : elle se trouvait entre les mains d’un “ gymnasiste ” (lycéen) socialiste-révolutionnaire qui traitait les camarades de l’Iskra sans grande sympathie, en raison d’une dure polémique qui s’était déclenchée ; en outre, les contrebandiers m’avaient impitoyablement dépouillé, en exagérant tous les tarifs et les rétributions convenus. Je remis à Nadejda Konstantinovna un ensemble assez modeste d’adresses et de lieux de rendez-vous, ou plus exactement des informations sur la nécessité de supprimer certaines adresses qui ne valaient rien. Par commission du groupe de Samara (de Clair et d’autres), j’avais visité Kharkov, Poltava, Kiev, et presque partout, ou, en tout cas, à Kharkov et à Poltava, j’avais pu me rendre compte de l’état extrêmement défectueux des liaisons entre organisations.

Je ne me rappelle pas si c’est ce matin-là ou le jour suivant que je fis avec Vladimir Ilitch une grande promenade dans Londres. Il me montra Westminster (du dehors) et d’autres édifices remarquables. Je ne me rappelle pas comment il dit, mais il mit dans sa phrase cette nuance : “ C’est leur fameux Westminster. ” – “ Leur ” se rapportait, bien entendu, non aux Anglais, mais aux ennemis. Cette nuance qui n’était nullement soulignée, profondément organique, exprimée surtout par le timbre de la voix, se retrouvait toujours chez Lénine lorsqu’il parlait de valeurs culturelles, de progrès récents, de l’installation du British Museum, de la richesse des informations du Times, ou, bien des années plus tard, de l’artillerie allemande ou de l’aviation française : “ ils ” savent, “ ils ” possèdent, “ ils ” ont fait, “ ils ” ont obtenu – mais quels ennemis ! Une ombre imperceptible, celle de la classe des exploiteurs, semblait s’étendre à ses yeux sur toute la culture humaine, et cette ombre lui était toujours sensible, aussi indubitablement apparente que la lumière du jour.

Autant qu’il m’en souvienne, cette fois-là, je marquai fort peu d’attention pour l’architecture londonienne. Brusquement jeté de Verkholensk à l’étranger, où je me trouvais d’ailleurs pour la première fois, je ne prenais alors de Vienne, de Paris et de Londres que de premières impressions très sommaires, et je n’avais que faire encore de “ détails ” tels que le Palais de Westminster. Au surplus, ce n’était pas pour cela, on le conçoit, que Vladimir Ilitch m’avait entraîné dans cette grande promenade. Son but était de faire connaissance et de me soumettre à un examen.

Et l’examen porta en effet “ sur toutes les matières du cours ”. A ses questions, je répondis en décrivant la composition du contingent exilé sur la Léna et les groupements intérieurs qui s’y dessinaient. La grande ligne de partage des tendances se définissait alors au niveau des opinions que l’on professait sur la lutte politique active, sur le centralisme d’organisation et sur la terreur.

– Bon, mais existe-t-il des dissentiments théoriques au sujet de la doctrine de Bernstein ? demanda Vladimir Ilitch.

Je racontai que nous avions lu le livre de Bernstein et la réplique de Kautsky – nous avions lu cela dans la prison de Moscou et ensuite sur les lieux de déportation. Pas un marxiste, parmi nous, n’avait élevé la voix en faveur de Bernstein. On estimait, comme allant de soi, que Kautsky avait raison. Mais entre les débats théoriques qui se poursuivaient alors sur le plan international et nos discussions d’organisation politique, nous n’établissions aucun rapport, nous ne nous arrêtions même pas à la pensée d’un rapport possible, du moins jusqu’au moment où, sur la Léna, apparurent les premiers numéros de l’Iskra et la brochure de Lénine : Que faire ?

Je racontai encore que nous avions lu avec beaucoup d’intérêt les premiers petits livres philosophiques de Bogdanov. Je me rappelle très nettement le sens d’une observation de Vladimir Ilitch à cet égard : le petit ouvrage traitant de la nature considérée d’un point de vue historique lui paraissait, à lui aussi, très appréciable, mais – voilà ! – Plékhanov ne l’approuvait pas, il disait que ce n’était pas du matérialisme. A ce moment-là, Vladimir Ilitch n’avait point d’opinion sur cette question, il se contentait de rapporter l’avis de Plékhanov, dont il respectait l’autorité philosophique, mais non sans en être quelque peu déconcerté. L’appréciation de Plékhanov me surprit aussi beaucoup.

J’interrogeai encore Vladimir Ilitch sur les questions économiques. Je lui dis comment, dans la prison de transfert des déportés, à Moscou, nous avions étudié collectivement son livre : Le développement du capitalisme en Russie, et comment, en Sibérie, nous avions travaillé sur Le Capital, mais nous nous étions arrêtés au tome II. Je rappelai l’énorme quantité de données statistiques qui avait été mise en œuvre dans Le développement du capitalisme.

– A la prison de Moscou, nous avons parlé plus d’une fois avec admiration de ce travail gigantesque.

– Dame ! cela ne s’est pas fait d’un seul coup, répondit Lénine.

Il lui était visiblement agréable de constater que de jeunes camarades étudiaient attentivement le plus important de ses ouvrages économiques.

Nous parlâmes ensuite de la “ doctrine ” de Makhaïsky, de l’impression qu’elle avait pu produire sur les déportés, de ceux, plus ou moins nombreux, qu’elle avait pu séduire. Je racontai que le premier cahier polycopié de Makhaïsky nous était venu “ de haut lieu ” sur la Léna, et avait produit sur la majorité d’entre nous une forte impression par sa violente critique de l’opportunisme social-démocrate, en quoi il y avait coïncidence avec la marche de nos propres pensées, déterminée par la polémique entre Kautsky et Bernstein. Le deuxième cahier, où Makhaïsky “ arrachait le masque ” des formules marxistes sur la production, y voyant une justification théorique de l’exploitation du prolétariat par les intellectuels, nous avait indignés et déroutés. Enfin, le troisième cahier, que nous avions reçu plus tard et qui contenait un programme positif, dans lequel les survivances de “ l’économisme ” se conciliaient avec un embryon de syndicalisme, nous avait donné le sentiment d’une absolue inconsistance.

Quand nous en vînmes à parler de mon travail futur, la conversation se borna, bien entendu, à des généralités. Je voulais avant tout prendre connaissance de ce qui avait été récemment publié et je pensais rentrer ensuite illégalement en Russie. Il fut décidé que je commencerais par “ regarder autour de moi ”.

Nadejda Konstantinovna me conduisit, pour me loger, dans un autre quartier, dans une maison où habitaient Zassoulitch, Martov et Blumenfeld, qui dirigeait l’imprimerie de l’Iskra. Il se trouva là une chambre libre pour moi aussi. L’appartement, selon la disposition habituelle des logements anglais, était réparti non en largeur, mais verticalement : dans la chambre du bas demeurait la maîtresse de maison et ses locataires habitaient l’un au-dessus de l’autre. Il y avait encore une chambre libre, qui servait de salle commune, et à laquelle Plékhanov, après sa première visite, avait donné le nom de repaire. Dans ce capharnaüm, un peu par la faute de Véra Ivanovna Zassoulitch, mais aussi avec la complicité de Martov, régnait le plus grand désordre. C’est là que l’on prenait le café, que l’on se réunissait pour causer, que l’on fumait, etc. De là le surnom de cet antre.

Ainsi débuta la courte période londonienne de mon existence. Je me jetai avidement sur les numéros de l’Iskra et les brochures de Zaria. C’est également à cette époque que remonte ma collaboration à l’Iskra.

Pour le deuxième centenaire de la fondation de la forteresse de Schlüsselbourg, je rédigeai une note qui fut, je crois, mon premier travail pour l’Iskra. Cette note s’achevait sur une citation d’Homère, ou plus exactement du traducteur russe d’Homère, Gnéditch ; je parlais des “mains invincibles ” que la révolution jetterait sur le tsarisme (en route vers la Sibérie, en wagon, j’avais dévoré l’Iliade). La note plut à Lénine. Mais au sujet des “ mains invincibles ”, il tomba dans un doute légitime qu’il m’exprima avec un rire bonhomme. “ Mais c’est tiré d’un vers d’Homère ”, répondis-je pour me justifier ; cependant, j’avouai volontiers que la citation classique n’était pas indispensable. On pourra trouver cette note dans l’Iskra, mais sans les “ mains invincibles ”.

C’est alors que je fis mes premières conférences à White-Chapel, où je “ me mesurai ” avec le vieux Tchaïkovsky (déjà, celui-là était un vieux) et avec l’anarchiste Tcherkézov, qui n’était pas jeune non plus. Comme résultat, je fus sincèrement étonné de voir que de fameux émigrés à barbe grise étaient capables de débiter des bourdes de première grandeur. Notre liaison avec White-Chapel était assurée par le vieux “ londonien ” Alexéev, un émigré marxiste qui était en rapport avec la rédaction de l’Iskra. C’est lui qui m’initia à la vie anglaise et il fut en général pour moi la source de toutes sortes de notions et connaissances. Il me souvient qu’à la suite d’une conversation circonstanciée avec Alexéev sur le chemin de White-Chapel et retour, je rapportai à Vladimir Ilitch deux opinions de lui, l’une concernant la chute du régime russe, l’autre sur le dernier livre de Kautsky. Le changement de régime, disait Alexéev, devait se produire non graduellement, mais avec une extrême brusquerie, à cause de la rigidité de l’autocratie. Ce mot de rigidité se grava fortement dans ma mémoire.

– Eh bien, mais, il peut avoir raison, dit Lénine après avoir écouté mon récit.

L’autre jugement d’Alexéev se rapportait au livre de Kautsky : Le lendemain de la Révolution sociale.

Je savais que cette brochure intéressait beaucoup Lénine, que, comme il me le disait lui-même, il l’avait lue deux fois et venait de la reprendre une troisième fois ; il me semble que c’est lui qui se chargea de mettre au point la traduction russe. Quant à moi, je venais d’étudier attentivement cet ouvrage, suivant le conseil de Vladimir Ilitch. Or, Alexéev trouvait que c’était l’écrit d’un opportuniste.

– Im-bé-ci-le, dit tout à coup Lénine, et il fit une moue comme il lui arrivait quand il était mécontent.

Pour ce qui est d’Alexéev, il considérait Lénine avec le plus grand respect :

– J’estime, disait-il, que, pour la révolution, Lénine est plus important que Plékhanov.

Je ne répétai pas ce propos à Lénine, bien entendu, mais je le dis à Martov, qui ne répondit mot.

La rédaction de l’Iskra et de Zaria se composait, on le sait, de six personnes : trois “ vieux ” : Plékhanov, Zassoulitch et Axelrod, et trois jeunes : Lénine, Martov et Potressov. Plékhanov et Axelrod vivaient en Suisse. Zassoulitch résidait à Londres, avec les jeunes. Potressov, à cette époque, se trouvait quelque part sur le continent. Cette dispersion des collaborateurs présentait certains inconvénients, mais Lénine ne paraissait pas s’en ressentir, il en était même satisfait. Avant de me laisser repasser la Manche, il m’initia avec circonspection aux affaires intérieures du journal et me dit, entre autres choses, que Plékhanov insistait pour que toute la rédaction vînt s’établir en Suisse, mais que lui, Lénine, était opposé à ce transfert parce que cela ne pourrait que gêner le travail. C’est alors que je compris pour la première fois, ou plutôt devinai, à de faibles indices, que le séjour de la rédaction à Londres devait s’expliquer par des considérations où la police, sans doute, jouait son rôle, mais où l’influence des rédacteurs était aussi pour quelque chose. Lénine désirait, dans le travail courant d’organisation politique, le plus possible d’indépendance vis-à-vis des “ vieux ” et, en premier lieu, de Plékhanov, avec lequel il avait déjà eu de graves conflits, surtout en élaborant un projet de programme du Parti. Les médiateurs, dans de pareils cas, étaient Zassoulitch et Martov : Zassoulitch jouait en quelque sorte le rôle de témoin de Plékhanov, dans ces duels, et Martov était le témoin de Lénine. Les deux intermédiaires étaient tout disposés à obtenir la conciliation et, en outre, ils avaient l’un pour l’autre beaucoup d’amitié. Je n’arrivai que peu à peu à connaître les très sérieux différends qui s’étaient élevés entre Lénine et Plékhanov sur la partie théorique du programme. Je me rappelle que Vladimir Ilitch me demanda ce que je pensais du programme que l’on venait de publier (dans le n° 25 de l’Iskra, si je ne me trompe). Mais je ne m’étais assimilé ce programme que dans les grandes lignes et j’étais incapable, par conséquent, d’exprimer une opinion sur la question intérieure qui intéressait Lénine. Les dissensions portaient sur la nécessité, selon Lénine, de définir plus nettement et catégoriquement les tendances essentielles du capitalisme, la concentration de la production, la décadence des classes intermédiaires, la différenciation des classes, etc. ; sur ces questions, Plékhanov demandait plus de réserve et de circonspection. Le programme, comme on sait, est tout parsemé de “ plus ou moins ” qui viennent de Plékhanov. Autant qu’il m’en souvienne, d’après ce que nous racontèrent Martov et Zassoulitch, la première ébauche de Lénine, opposée à celle de Plékhanov, avait fait l’objet d’une très dure appréciation de ce dernier, formulée sur le ton de raillerie hautaine par quoi se distinguait, dans ces cas-là, Georges Valentinovitch. Mais ce n’était pas ainsi, bien entendu, que l’on pouvait décourager ou intimider Lénine. Le conflit prit un caractère tout à fait dramatique. Véra Ivanovna, elle-même l’a raconté, disait à Lénine :

– Georges (Plékhanov) est un lévrier : il mordille bien mais il finit toujours par lâcher ; vous êtes un bouledogue : quand vous mordez, vous ne lâchez plus.

Je me rappelle très bien cette phrase, ainsi que la conclusion de Zassoulitch :

– Lénine fut très content de cette comparaison. – “ je mords et je ne lâche plus ?... C’est ça ? ”, demanda-t-il encore, avec plaisir.

Et Véra Ivanovna imitait l’intonation avec une bonhomie railleuse.

Durant mon séjour à Londres, Plékhanov y vint pour quelques jours. C’est alors que je le vis pour la première fois. Il visita notre logement commun, passa par le “ repaire ”, mais j’étais absent.

– Georges est venu, me dit Véra Ivanovna ; il veut vous voir, allez donc chez lui.

– Quel Georges ? demandais-je intrigué, pensant en moi-même qu’il existait encore un fameux personnage que je ne connaissais pas.

– Eh bien, mais Plékhanov... Nous l’appelons Georges.

J’allai le soir chez lui. Dans une petite chambre se trouvaient, avec Plékhanov, le social-démocrate allemand Beer, écrivain assez connu, et l’Anglais Askew. Ne sachant où me mettre parce que toutes les chaises étaient occupées, Plékhanov, non sans hésitation, m’invita à m’asseoir sur le lit. J’estimai que c’était tout à fait naturel, ne devinant pas que Plékhanov, Européen jusqu’au bout des ongles, ne pouvait se résoudre à une mesure si exceptionnelle que dans un cas d’extrême nécessité. La conversation avait lieu en allemand ; Plékhanov ne possédait pas suffisamment cette langue et se bornait à des monosyllabes. Beer dit d’abord comment la bourgeoisie anglaise savait circonvenir les ouvriers remarquables ; on parla ensuite des prédécesseurs anglais du matérialisme français. Beer et Askew s’en allèrent bientôt. Georges Valentinovitch s’attendait, à juste titre, à me voir partir avec eux, car il était tard et il n’était pas permis de gêner les maîtres du logis par le bruit de la conversation. Or, tout au contraire, je pensais à ce moment-là que la conversation véritable ne faisait que commencer.

– C’était très intéressant, ce que disait Beer, observai-je.

– Oui, lorsqu’il parle de la politique anglaise, c’est intéressant ; quant à la philosophie, ce sont des fadaises, répondit Plékhanov.

Voyant que je ne me disposais pas à sortir, Georges Valentinovitch m’offrit d’aller boire de la bière dans le voisinage. Il m’adressa quelques questions sans importance, fut aimable, mais il y avait dans cette amabilité je ne sais quelle impatience cachée. Je sentais que son attention était dispersée. Peut-être était-il simplement fatigué de sa journée. Mais je sortis peu satisfait, avec un sentiment d’amertume.

Pendant cette période à Londres, comme plus tard à Genève, je rencontrai beaucoup plus souvent Zassoulitch et Martov que Lénine. A Londres dans le même logement, à Genève déjeunant et dînant ordinairement dans les mêmes petits restaurants, Martov, Zassoulitch et moi nous nous voyions plusieurs fois par jour, tandis que Lénine vivait dans son intérieur familial ; aussi, chaque rencontre avec lui, en dehors des séances officielles, prenait-elle l’importance d’un petit événement.

Zassoulitch était une personne singulière et singulièrement charmante. Elle écrivait très lentement, endurant vraiment tous les tourments de la création littéraire.

– Ce que fait Véra Ivanovna, ce n’est pas de la composition, c’est de la mosaïque, me dit un jour, à cette époque, Vladimir Ilitch.

Et en effet, elle couchait son texte sur le papier phrase à phrase, allant et venant longtemps dans la chambre, glissant et tapotant le sol avec ses pantoufles, fumant sans arrêt des cigarettes qu’elle roulait elle-même, jetant des restes ou des moitiés de cigarettes dans tous les coins, sur les appuis des fenêtres, sur les tables, répandant de la cendre sur sa blouse, sur ses bras, sur les manuscrits, dans son verre de thé et, si l’occasion s’en présentait, sur son interlocuteur. Elle était et est restée jusqu’au bout une vieille intellectuelle radicale à laquelle le sort avait infligé l’inoculation du marxisme. Les articles de Zassoulitch prouvent qu’elle s’était admirablement assimilé les éléments théoriques de Marx. Mais, en même temps, la base morale et politique qui en faisait une radicale russe des années 1870-71 resta intacte en elle jusqu’à la fin. Dans l’intimité, elle se permettait de bouder contre certains procédés ou déductions du marxisme. Le mot “ révolutionnaire ” comportait pour elle une signification particulière, indépendante de la conscience de classe. Je me rappelle avoir eu avec elle une conversation au sujet de ses Révolutionnaires dans les milieux bourgeois. Je me servis de l’expression : les révolutionnaires bourgeois-démocrates.

– Mais non, répliqua Véra Ivanovna, avec une nuance de dépit, ou plus exactement de chagrin, ni bourgeois, ni prolétaires, mais simplement révolutionnaires. On peut dire, bien entendu, les révolutionnaires petits-bourgeois, – ajouta-t-elle – si l’on fait entrer dans la petite bourgeoisie tout ce que l’on ne peut fourrer ailleurs...

Le lieu de concentration des idées de la social-démocratie était alors l’Allemagne et nous suivions avec une extrême attention la lutte des orthodoxes contre les révisionnistes dans la social-démocratie allemande. Mais Véra Ivanovna n’en pensait que ce qu’elle voulait et vous disait tout à coup :

– C’est bon !... Ils en finiront avec le révisionnisme, ils rétabliront Marx, ils deviendront la majorité, et, pourtant, ils vivront avec leur kaiser.

– Qui “ ils ”, Véra Ivanovna ?

– Mais les social-démocrates allemands.

Sur ce point, d’ailleurs, Véra Ivanovna ne se trompait pas autant qu’elle en avait l’air en ce temps-là, bien que tout se fût passé autrement qu’elle ne le prévoyait et pour d’autres causes...

A l’égard du programme de répartition des terres, Zassoulitch se montra sceptique – non qu’elle le repoussât formellement, mais elle en riait avec bonne humeur.

Je me souviens d’un épisode. Peu de temps avant le Congrès vint à Genève Constantin Constantinovitch Bauer, un des vieux marxistes, homme peu équilibré d’ailleurs, qui avait été pendant un temps en relations amicales avec Struvé, mais qui, à cette époque, hésitait entre le groupe de l’Iskra et celui d’Osvobojdénié (L’Emancipation). A Genève, il se mit à pencher vers l’Iskra, mais il se refusait à accepter le principe de la répartition. Il alla chez Lénine, qu’il connaissait probablement déjà. Il ne revint pourtant pas de chez lui convaincu, sans doute parce que Vladimir Ilitch, connaissant sa nature d’Hamlet, ne s’était pas donné la peine de le persuader. J’avais fait la connaissance de Bauer pendant la déportation : j’eus avec lui une très longue conversation sur cette répartition de malheur. A la sueur de mon front, je lui exposai toutes les raisons que j’avais eu le temps d’amasser en six mois d’interminables discussions avec les socialistes-révolutionnaires et, en général, avec tous les partisans du programme agraire de l’Iskra. Et voici que, le soir de ce même jour, Martov (je m’en souviens, c’était lui) fit savoir à la séance de la rédaction, en ma présence, que Bauer était venu chez lui et qu’il s’était déclaré définitivement “ partisan de l’Iskra ”. Trotsky, prétendait-on, aurait dissipé tous ses doutes...

– Et au sujet de la répartition, il est aussi convaincu ? demanda Zassoulitch, presque effrayée.

– Plus particulièrement au sujet de la répartition.

– Le pau-au-au-vre !... proféra Véra Ivanovna, d’un ton tellement impayable que nous éclatâmes tous de rire.

Lénine me disait un jour :

– En Véra Ivanovna, beaucoup de choses reposent sur la morale, sur le sentiment.

Et il me raconta qu’elle et Martov avaient semblé pencher pour la terreur individuelle lorsque Val, le gouverneur de Vilna, avait fait punir de verges les manifestants ouvriers.

Des traces de cette “ déviation ” temporaire, comme nous dirions aujourd’hui, peuvent se retrouver dans un des numéros de l’Iskra.

Voici, ce me semble, ce qui s’était passé :

Martov et Zassoulitch faisaient paraître le numéro sans l’aide de Lénine, qui se trouvait sur le continent. On reçut un télégramme au sujet de l’application des verges aux détenus de Vilna. En Véra Ivanovna se réveilla l’héroïne radicale qui avait tiré sur Trépov parce que celui-ci faisait fouetter les détenus politiques. Martov la soutint en cette occasion... En recevant le dernier numéro de l’Iskra, Lénine fut indigné :

– C’est le premier pas vers la capitulation devant le socialisme-révolutionnaire ! s’écria-t-il.

En même temps l’on reçut une protestation de Plékhanov.

Cet épisode avait eu lieu avant mon arrivée à Londres et il se peut que certaines inexactitudes se soient glissées dans mon récit ; mais le fond de l’incident, je me le rappelle parfaitement.

– Certes, me disait Véra Ivanovna, par manière d’explication, il ne s’agit pas du tout ici de la terreur en tant que système ; mais je pense que par la terreur, on peut apprendre à ces gens-là à ne plus fouetter...

Zassoulitch ne se livrait jamais à de véritables discussions ; elle savait encore moins parler en public. Elle ne répliquait jamais directement aux arguments de son interlocuteur, mais quelque chose s’élaborait en elle et ensuite, brusquement, elle s’enflammait, elle jetait vite, vite à s’en étrangler, une série de phrases, s’adressant non pas à celui qui attendait sa réponse, mais à celui qui, espérait-elle, était capable de la comprendre.

Si les débats avaient lieu suivant une procédure régulière, sous la direction d’un président, Véra Ivanovna ne s’inscrivait jamais pour prendre la parole, car, pour dire quelque chose, elle avait besoin de s’enflammer. Mais dans ce cas-là, elle parlait tout de même, sans tenir aucun compte des inscriptions, formalité qu’elle méprisait absolument, et elle interrompait toujours l’orateur, comme le président, disant jusqu’au bout ce qu’elle voulait dire. Pour la comprendre, il fallait entrer par réflexion dans le cours de ses pensées. Et ses pensées – justes ou erronées – étaient toujours intéressantes et n’appartenaient qu’à elle. Il n’est pas difficile d’imaginer quel contraste présentait Véra Ivanovna, avec son radicalisme diffus et son subjectivisme, avec tout son désordre, par rapport à Vladimir Ilitch. On ne peut pas dire qu’il n’existait pas entre eux de sympathie, mais il y avait aussi là le sentiment profond d’une incompatibilité organique. Cependant, Zassoulitch, en fine psychologue, sentait la force de Lénine, non sans quelque vague déplaisir, dès cette époque ; c’est ce qu’elle exprimait par sa phrase : “ Il mord et ne lâche plus. ”

La complexité des rapports qui existaient entre les membres de la rédaction ne me devenait intelligible que peu à peu, et non sans peine. J’étais arrivé à Londres, comme je l’ai déjà dit, en parfait provincial, dans tous les sens de ce mot. Non seulement je me trouvais à l’étranger pour la première fois, mais je n’avais jamais vu Pétersbourg ! A Moscou comme à Kiev, je n’avais vécu que dans la prison de transfert. Je ne connaissais les écrivains marxistes que par leurs articles. En Sibérie, j’avais lu des numéros de l’Iskra et Que faire ? de Lénine. D’Ilitch, auteur du Développement du capitalisme, j’avais vaguement entendu parler à la prison de Moscou (par Vanovsky, il me semble), comme de l’étoile prochaine de la social-démocratie. Je savais peu de choses sur Martov et rien sur Potressov. A Londres, en étudiant avec acharnement l’Iskra, Zaria, et en général nos publications de l’étranger, je tombais sur un des numéros de Zaria où se trouvait un brillant article dirigé contre Prokopovitch, sur le rôle et la signification des syndicats.

– Qui est ce Molotov ? demandai-je à Martov.

– C’est Parvus.

Mais je ne savais rien non plus sur Parvus. Je prenais l’Iskra comme un tout et, durant ces mois-là, l’idée d’y chercher, dans le journal ou dans sa rédaction, des tendances différentes, des nuances, des influences, etc., m’était encore étrangère et même, pourrais-je dire, intérieurement désagréable.

Je me souviens d’avoir remarqué alors que certains éditoriaux et feuilletons, dans l’Iskra, bien que non signés, étaient rédigés par quelqu’un qui parlait de lui-même à la première personne : “ dans tel numéro, j’ai dit ”, “ j’avais déjà écrit sur ce sujet ”, etc. Je m’informai pour connaître l’auteur de ces articles. Il se trouva que tout était de Lénine. Au cours d’un entretien, je lui fis remarquer qu’à mon avis, au point de vue littéraire, il n’était pas très à propos de s’exprimer à la première personne dans des articles non signés.

– Pourquoi trouvez-vous que cela manque d’à propos ? demanda-t-il, intrigué, estimant peut-être qu’à ce moment je ne parlais pas tout à fait au hasard et que je n’exprimais pas seulement une opinion personnelle.

– Mais, cela me semble ainsi, répondis-je vaguement, car je n’avais aucune idée nette sur ce sujet.

– je ne suis pas de votre avis, dit Lénine, et il eut un rire énigmatique.

A cette époque, ce procédé littéraire pouvait sembler empreint d’un certain “ égocentrisme ”. En réalité, en donnant à ses articles, même non signés, un caractère singulier, Lénine prenait une garantie pour sa ligne doctrinale, car il n’était pas très sûr de celle de ses collaborateurs immédiats. Nous devons reconnaître ici, dans un infime détail, cette tension acharnée vers le but, persévérante, persistante, indépendante de toutes les conventions, indifférente aux formalités, qui caractérise essentiellement Lénine comme chef.

C’était lui le directeur politique de l’Iskra ; mais Martov en était la principale ressource comme rédacteur. Il écrivait facilement et interminablement, de même qu’il parlait. Quant à Lénine, il passait de longues heures à la bibliothèque du British Museum, où il travaillait sur la théorie.

Il me souvient qu’un jour Lénine, dans la salle de lecture, écrivit un article contre Nadejdine, qui avait alors, en Suisse, une petite entreprise d’édition à lui, formant une sorte de groupe intermédiaire entre les social-démocrates et les socialistes-révolutionnaires. Cependant, Martov, dans la nuit précédente (il travaillait surtout la nuit), avait eu le temps d’écrire un grand article sur Nadejdine et l’avait remis à Lénine.

– Avez-vous lu l’article de Jules ? me demanda Vladimir Ilitch au Museum.

– Oui.

– Qu’en pensez-vous ?

– Il me semble que c’est bien.

– Bien, bien, ça peut être bien, mais ce n’est pas assez net. Cela n’a pas de conclusions. Je viens de jeter ici quelques notes, mais je ne sais à présent qu’en faire : à moins de les ajouter comme des observations complémentaires à l’article de Jules ?

Il me passa un petit cahier couvert de notes au crayon. Dans le numéro suivant de l’Iskra, l’article de Martov parut avec les remarques de Lénine en bas de page. Ni l’article, ni les notes ne sont signés, je ne sais si ces remarques ont été comprises dans les Œuvres complètes de Lénine. Je garantis qu’il en est l’auteur.

Quelques mois plus tard, dans les semaines qui précédèrent le Congrès, il se produisit, à la rédaction, un vif incident entre Lénine et Martov, qui étaient en désaccord au sujet de la tactique des manifestations dans la rue, plus exactement sur la question de la lutte armée contre la police. Lénine disait qu’il fallait créer de petits groupes armés et entraîner des ouvriers militants à se battre contre les forces de police. Martov était hostile à cette idée. Le débat fut porté devant la rédaction.

– Mais n’en sortira-t-il pas quelque chose dans le genre du terrorisme de groupes ? demandai-je à ce propos.

(Je dois rappeler qu’en cette période la lutte contre la tactique terroriste des socialistes-révolutionnaires jouait un grand rôle dans notre action.)

Martov s’empara de cette observation et développa cette idée qu’il fallait apprendre à protéger contre la police les manifestations de masses, mais non pas créer des groupes de combat. Plékhanov, de qui, moi et les autres sans doute, nous attendions quelque chose, se déroba à toute réponse, invitant seulement Martov à esquisser un projet de résolution qui permettrait de débattre la question sur un texte déterminé. Cet épisode fut d’ailleurs noyé dans les événements que le Congrès nous amenait.

En dehors des réunions et des conférences, je n’eus pas beaucoup l’occasion d’observer Martov et Lénine dans leurs entretiens. Les longues discussions, les causeries chaotiques, qui dégénéraient constamment en potins d’émigration et en bavardages, genre d’occupation auquel Martov était assez porté, déplaisaient à Lénine dès cette époque. Ce machiniste prodigieux de la révolution n’avait jamais en vue qu’une seule et même chose non seulement dans la politique, mais dans ses travaux théoriques, dans ses études philosophiques, comme dans l’étude des langues étrangères et dans ses conversations : le but final. C’était peut-être le plus inflexible utilitariste qu’eût jamais produit le laboratoire du temps. Mais comme son utilitarisme se combinait avec les vues historiques les plus larges, sa personnalité n’en était point amoindrie, appauvrie : au contraire, elle se développait et s’enrichissait sans cesse, à mesure que s’élargissaient son expérience de la vie et sa sphère d’action.

A côté de Lénine, Martov, son compagnon de lutte le plus proche à cette époque, ne se sentait déjà plus à son aise. Ils se tutoyaient encore, niais on sentait déjà un petit froid dans leurs rapports. Martov vivait beaucoup plus dans le jour présent, fâcheries, travail courant de publiciste, polémiques, dernières nouvelles et papotages. Lénine, écrasant sous lui les faits du jour, pénétrait profondément par la pensée dans le lendemain. Martov avait d’innombrables et souvent brillantes intuitions, il concevait des hypothèses, il faisait des propositions que lui-même, souvent, oubliait bientôt ; mais Lénine saisissait ce dont il avait besoin et seulement au moment où il en avait besoin. La transparente fragilité des idées de Martov provoqua plus d’une fois chez Lénine des hochements de tête anxieux. Aucune différence dans leurs lignes politiques n’avait encore eu le temps de se définir, ni même d’apparaître ; on ne peut sentir les différences qu’en revenant sur le passé à la lumière de ce qui survint ensuite. Plus tard, lors de la scission au II° Congrès, les collaborateurs de l’Iskra se divisèrent en durs et tendres. Ces appellations, comme on sait, eurent cours dans les premiers temps, prouvant que s’il n’existait pas encore de ligne de partage, il y avait pourtant une différence dans la façon d’aborder les questions, dans la décision, dans l’acharnement vers le but final. En revenant sur ces rapports de Lénine et de Martov on peut dire qu’avant la scission, avant le Congrès, Lénine était déjà un “ dur ”, tandis que Martov était un “ tendre ”. Et tous deux le savaient bien. Lénine considérait Martov, qu’il estimait beaucoup, d’un œil critique et légèrement soupçonneux ; Martov, sentant ce regard sur lui, en était gêné et, par un tic nerveux, haussait ses maigres épaules. Lorsqu’ils se rencontraient et causaient, il n’y avait plus entre eux d’intonations amicales, de plaisanteries – ou du moins ne m’en apercevais-je pas. Lénine, en parlant, laissait couler son regard à côté de Martov, et les yeux de celui-ci se vitrifiaient sous son pince-nez penché en avant qu’il n’essuyait jamais. Et quand Vladimir Ilitch causait avec moi de Martov, il y avait dans sa voix une nuance particulière : “ Mais quoi, c’est Jules qui a dit cela ? ” Et alors, le nom de Jules était prononcé d’une certaine façon, légèrement souligné, comme si Lénine donnait un avertissement : “ Il est bon, sans doute, il est bon, il est même remarquable, mais malheureusement c’est un tendre. ”

Sans aucun doute, Véra Ivanovna avait aussi sur Martov une certaine influence, non politique, mais psychologique, le tenant un peu à l’écart de Lénine.

Bien entendu, ce que je dis ici est plutôt une généralisation psychologique que la constatation d’un fait matériel ; et mes propos se rapportent à des événements qui se sont passés voilà vingt-deux ans. Pendant ce temps bien d’autres choses sont venues s’inscrire dans ma mémoire et, dans la représentation que je donne de moments impondérables pour caractériser des rapports personnels, il peut y avoir des inexactitudes, ou un déplacement de perspective. Quelle est la part du souvenir et quelle est celle de l’imagination qui reconstruit involontairement à sa manière le passé ? je pense cependant que, pour l’essentiel, ma mémoire rétablit ce qui s’est passé comme il s’est passé.

Après mes conférences d’essai, pour ainsi dire, à White-Chapel (Alexéev fit un “ rapport ” là-dessus à la rédaction), on m’envoya faire des conférences sur le continent, à Bruxelles, à Liège et à Paris. Le thème de ces conférences était celui-ci : “ Du matérialisme historique et de la façon dont il est compris par les socialistes-révolutionnaires. ” Vladimir Ilitch se montra très curieux de ce sujet. Je lui soumis un résumé détaillé, accompagné de citations. Il me conseilla de travailler sur ce thème et d’en faire un article pour le prochain numéro de Zaria, mais je n’en eus pas l’audace.

De Paris, je fus bientôt rappelé par télégramme à Londres. Il s’agissait de m’envoyer illégalement en Russie, selon le dessein de Vladimir Ilitch : on se plaignait là-bas d’insuffisances, du manque de camarades, et c’est Clair, je crois, qui réclamait mon retour. Mais je n’eus pas le temps d’arriver à Londres que, déjà, le plan était modifié. L. G. Deutch, qui se trouvait alors à Londres et était très bon pour moi, me raconta plus tard comment il était “ intervenu en ma faveur ”, démontrant que “ cet adolescent ” (il ne m’appelait pas autrement) avait besoin de vivre à l’étranger pour compléter son instruction ; Lénine, après avoir un peu discuté, accepta cette idée. Il était très séduisant de travailler dans l’organisation russe de l’Iskra ; pourtant, j’acceptai bien volontiers de rester quelque temps encore à l’étranger.

Un dimanche, j’allai avec Vladimir Ilitch et Nadejda Konstantinovna à l’église socialiste de Londres, où un meeting social-démocrate se déroulait au chant de psaumes pieusement révolutionnaires. L’orateur était un compositeur-typographe, qui revenait, je crois, d’Australie. Vladimir Ilitch nous traduisait à mi-voix son discours, qui avait un sens assez révolutionnaire, du moins pour cette époque. Ensuite, tous se levèrent et chantèrent : “ Dieu tout-puissant, fais en sorte qu’il n’y ait plus sur cette terre ni rois ni riches... ” ou quelque chose dans ce genre.

– Il y a, dans le prolétariat anglais, une multitude d’éléments révolutionnaires et socialistes qui sont dispersés, disait à ce sujet Vladimir Ilitch, quand nous sortîmes de l’église ; mais tout cela se combine avec du conservatisme, de la religion, des préjugés, cela ne réussit pas à percer et à se généraliser...

Il n’est pas sans intérêt de noter ici que Zassoulitch et Martov vivaient complètement à l’écart du mouvement ouvrier anglais, étant entièrement absorbés par l’Iskra et par ce qui l’entourait ; tandis que Lénine, de temps en temps, poussait des pointes d’éclaireur dans les milieux ouvriers anglais.

Il est inutile de dire que Vladimir Ilitch, Nadejda Konstantinovna et la mère de celle-ci vivaient plus que modestement. Revenus de l’église social-démocrate, nous déjeunâmes dans la petite cuisine-salle à manger du logement qui se composait de deux pièces. Je vois encore les petits morceaux de viande grillée qui furent servis sur la poêle. On prit du thé. On plaisanta comme toujours au sujet de mon retour au logis, se demandant si j’arriverais à trouver tout seul le chemin : j’étais fort maladroit à reconnaître les rues et, par penchant pour la systématisation, j’appelais ce défaut mon “ crétinisme topographique ”.

La date fixée pour le Congrès approchait et, finalement, on décida de transférer le centre de l’Iskra à Genève : la vie y coûtait incomparablement moins cher, et la liaison avec la Russie y était plus facile. Lénine, à contre cœur, y consentit. On me dirigea sur Paris, d’où je devais, avec Martov, gagner Genève. La préparation du Congrès s’intensifia.

Peu de temps après, Lénine, lui aussi, arriva à Paris. Il devait faire trois conférences sur la question agraire à l’Ecole des Hautes Etudes sociales, fondée à Paris par des professeurs qui avaient été chassés des universités russes. Les étudiants marxistes avaient insisté pour que Lénine fût invité, étant donné que Tchernov avait précédemment pris la parole dans l’établissement. Les professeurs étaient inquiets et suppliaient le conférencier agressif de ne pas engager de polémique, autant que possible. Mais Lénine refusa d’accepter aucune condition et commença sa première conférence en disant que le marxisme était une théorie révolutionnaire qui, par conséquent, appelait nécessairement la polémique ; mais que cette combativité n’était nullement en contradiction avec son caractère scientifique.

Il me souvient qu’avant cette première conférence, Vladimir Ilitch était très ému. Mais, à la tribune, il reprit aussitôt possession de lui-même, ou, du moins, il en eut tout l’air. Le Professeur Gambarov, qui était venu pour l’écouter, exprima à Deutch son impression en deux mots : “ Un vrai professeur ! ” Cet homme aimable pensait décerner le plus grand des éloges. Les conférences furent toutes pénétrées de polémique contre les populistes et le social-réformiste agrarien David, que Lénine mettait à côté des populistes ; cependant, ces leçons restèrent dans le cadre de la théorie économique, sans toucher à la lutte politique d’alors, au programme agraire de la social-démocratie, des socialistes-révolutionnaires, etc. Le conférencier avait voulu se limiter ainsi, tenant compte du caractère académique de la chaire professorale. Mais après sa troisième leçon, Lénine fit une conférence politique sur la question agraire, dans une salle, au 110, je crois, de l’avenue de Choisy ; cette réunion était organisée non par l’Ecole des Hautes Etudes, mais par le groupe parisien de l’Iskra. La salle était comble. Tous les étudiants de l’Ecole y vinrent entendre les déductions pratiques du cours théorique qui leur avait été fait. Le discours porta sur le programme agraire de l’Iskra à cette époque et, en particulier, sur la restitution aux communes des terres partagées. Je ne me rappelle pas les noms des contradicteurs qui prirent la parole. Mais il me souvient que, dans sa conclusion, Vladimir Ilitch fut merveilleux. Un des camarades parisiens de l’Iskra me dit à la sortie : “ Lénine, aujourd’hui, s’est surpassé. ” Comme il est d’usage, les camarades se rendirent ensuite avec le conférencier au café. Tous étaient très satisfaits, et Lénine lui-même se trouvait dans un état d’agréable excitation. Le trésorier du groupe nous fit connaître avec contentement le chiffre de la recette qui revenait à la caisse de l’Iskra : quelque chose comme 75 ou 100 francs, une somme qui n’était pas à dédaigner. Cela se passait au début de 1903 – je ne puis déterminer plus exactement la date en ce moment, mais je pense que ce ne serait pas difficile à faire, si ce n’est déjà fait.

C’est lors de ce séjour de Lénine à Paris qu’on décida de lui montrer un opéra. Ce fut N. I. Sédova, membre de l’Iskra, qui en fut chargée. Vladimir Ilitch se rendit à l’Opéra-comique et en revint avec la serviette qui ne le quittait pas lorsqu’il allait faire son cours à l’Ecole des Hautes Etudes. On donnait Louise, drame lyrique de Gustave Charpentier dont le sujet est très démocratique. Nous formions un groupe à la galerie supérieure. Outre Lénine, Sédova et moi, il y avait, ce me semble, Martov. Je ne me souviens pas des autres. Cette visite à l’Opéra Comique comporta un petit incident fort étranger à la musique mais qui, pourtant, s’est fortement marqué dans ma mémoire. Lénine avait acheté des chaussures à Paris. Elles se trouvèrent trop étroites. Il en souffrit pendant quelques heures et, finalement, décida de s’en défaire. Comme par hasard, mes chaussures à moi demandaient à être remplacées. Lénine me donna les siennes et, tout au commencement, il me sembla qu’elles étaient juste à ma pointure, tant j’en étais content. Je décidai de les étrenner en allant à l’Opéra-comique. A l’aller, cela marcha parfaitement. Mais au théâtre, je commençai à sentir que l’affaire se gâtait. C’est peut-être la raison pour laquelle je ne me rappelle pas l’impression qu’a pu produire l’opéra sur Lénine et sur moi-même. Je vois seulement qu’il était alors très disposé à plaisanter et qu’il riait beaucoup. Au retour, je souffrais déjà cruellement et Vladimir Ilitch, sans aucune pitié, me narguait tout le long du chemin. Il y avait pourtant une certaine commisération dans ses railleries : lui-même n’avait-il pas enduré le supplice de ces chaussures pendant quelques heures ?

J’ai parlé ci-dessus de l’agitation que ressentit Vladimir Ilitch avant de commencer ses conférences. Il convient de revenir sur ce point. Des émotions de ce genre se manifestèrent chez Lénine en d’autres circonstances et beaucoup plus tard, quand il devait paraître en public ; et elles étaient d’autant plus fortes que l’auditoire lui était plus “ étranger ” et que l’occasion du discours était plus accidentelle. La façon de parler de Lénine était toujours pleine d’assurance, de véhémence. Il disait vite ce qu’il avait à dire, de sorte que ses discours étaient une assez dure épreuve pour les sténographes. Mais quand il ne se sentait pas à l’aise, sa voix prenait un son qui n’était pas à lui, qui ressemblait à une sorte d’écho renvoyé et impersonnel. Au contraire, lorsque Lénine sentait que son auditoire était précisément celui qui avait grand besoin de l’entendre, sa voix acquérait une extrême vivacité, elle devenait souple et persuasive ; ce n’était plus la voix d’un “orateur ” dans le sens ordinaire du mot, c’était celle d’un causeur, mais élevée au ton que nécessitait la tribune. Ce n’était plus de l’art oratoire, cela dépassait l’éloquence ordinaire. On pourra objecter, il est vrai, que n’importe quel orateur parle beaucoup mieux quand il se sent parmi les siens. En général, c’est juste. Mais toute la question est de savoir dans quel auditoire et dans quelles circonstances l’orateur se sent comme chez lui. Les Européens du type de Vandervelde, formés aux habitudes parlementaires, ont besoin d’un certain entourage solennel et de tout ce qui appelle l’éloquence. Dans les réunions où l’on fête des anniversaires, ou bien des personnages officiels, ils sont tout à fait dans leur assiette. Mais pour Lénine des réunions de ce genre étaient de véritables petits malheurs personnels. Il parlait avec beaucoup d’éclat et d’une façon persuasive surtout quand il avait à analyser des questions de politique combative. Ses meilleurs morceaux oratoires doivent être les discours qu’il prononça au Comité Central à la veille d’Octobre.

Avant les conférences de Paris, je n’avais entendu Lénine qu’une fois, je crois, à Londres, tout à la fin de décembre 1902 Chose bizarre, il ne me reste aucun souvenir du caractère de cette manifestation, ni du thème qui fut traité. Je serais presque prêt à douter de la réalité de ce souvenir. Pourtant, il est certain qu’il y eut alors une réunion de Russes, fort importante pour Londres, à laquelle assista Lénine ; s’il n’était venu pour faire une conférence, on ne l’aurait probablement pas vu. Je m’explique cette lacune de ma mémoire de la façon suivante : la conférence fut probablement consacrée, comme cela se faisait habituellement, à un thème que l’on venait de traiter dans le dernier numéro de l’Iskra ; j’avais donc eu la possibilité de lire l’article de Lénine sur ce sujet et, par conséquent, la conférence n’offrait pas pour moi l’attrait de la nouveauté ; en outre, il n’y eut pas de débats ; les faibles adversaires qui se trouvaient à Londres n’eurent pas l’audace de prendre la parole contre Lénine ; l’auditoire, qui se composait en partie de “ bundistes ”, en partie d’anarchistes, formait un milieu plutôt ingrat ; aussi, cette conférence laissa-t-elle peu de traces. Je me rappelle seulement qu’à la fin de la réunion, les B.... mari et femme, de l’ancien groupe pétersbourgeois “ La Pensée ouvrière ” (Rabotchaïa Mysl), qui vivaient depuis assez longtemps à Londres, s’approchèrent de moi et m’invitèrent :

– Venez donc chez nous, pour la veille du Nouvel An. (C’est pour cela que je place la date de la réunion à la fin de décembre.)

– Pourquoi ? demandai-je surpris, en véritable barbare.

– Nous passerons le temps en camarades. Oulianov en sera, Kroupskaïa aussi.

Je me rappelle bien qu’ils dirent Oulianov et non Lénine ; je ne compris même pas du premier coup de qui il s’agissait. Zassoulitch et Martov furent également invités. Le lendemain, dans “ le repaire ”, on tint conseil pour savoir ce que l’on devait faire ; on demanda à Lénine s’il se rendrait à cette invitation. Il me semble que personne n’y alla. Et c’est regrettable : c’eût été une occasion exceptionnelle, unique en son genre, de voir Lénine, avec Zassoulitch et Martov, dans une soirée de Nouvel An.

Quand j’arrivai de Paris à Genève, je fus invité chez Plékhanov, avec Martov et Zassoulitch ; je crois que Vladimir Ilitch y vint aussi. Mais il ne me reste de cette soirée qu’un souvenir extrêmement confus. En tout cas, cette réunion n’eut pas un caractère politique ; on pourrait dire qu’elle fut “ mondaine ”, ou encore des plus banales. Je restais, il m’en souvient, assez découragé et maussade sur ma chaise et, lorsque le maître ou la maîtresse de maison me laissaient sans un signe d’attention, je ne savais absolument que faire de moi. Les filles de Plékhanov servaient du thé et des petits fours. Il y avait dans toutes les paroles, dans tous les gestes, quelque chose de tendu, une sorte de gêne que je n’étais probablement pas seul à percevoir. Peut-être, à cause de ma jeunesse, ressentais-je ce petit froid plus vivement que les autres. Cette visite à Plékhanov fut la première et la dernière. Bien entendu, les impressions qui m’en restèrent furent des plus fugitives et, très vraisemblablement fortuites, comme ont été fugitives et fortuites toutes mes rencontres avec Plékhanov. J’ai essayé de caractériser ailleurs, brièvement, la brillante figure du premier maître en marxisme qu’ait eu la Russie. Je me borne ici aux impressions des premières rencontres, dans lesquelles, hélas ! je n’eus vraiment pas de chance. Zassoulitch, que tout cela chagrinait beaucoup, me disait :

– Je sais que Georges est quelquefois insupportable, mais, dans le fond, c’est un animal tout ce qu’il y a de plus gentil. (C’était sa façon à elle de faire un éloge.)

je ne puis me dispenser de noter ici que, dans la famille d’Axelrod, dominait une atmosphère de simplicité et de sincère camaraderie. A présent encore, je me rappelle avec gratitude les heures que je passai à la table hospitalière des Axelrod, lors de mes fréquentes venues à Zurich. Vladimir Ilitch y vint aussi plus d’une fois et, autant que je le sache d’après les récits de cette famille, il s’y sentait au chaud et à l’aise. Je n’eus d’ailleurs pas l’occasion de le rencontrer chez les Axelrod.

En ce qui concerne Zassoulitch, sa simplicité et son affabilité à l’égard des jeunes camarades étaient vraiment incomparables. Si l’on ne peut parler de son hospitalité dans le sens habituel de ce mot, c’est qu’elle avait plutôt besoin d’en bénéficier elle-même que d’en accorder aux autres. Elle vivait, s’habillait et s’alimentait comme la plus modeste des étudiantes. Dans le domaine des valeurs matérielles, ses plus grandes joies étaient le tabac et la moutarde. Elle consommait de l’un et de l’autre en énorme quantité. Quand elle étendait sur une très mince tranche de jambon une épaisse couche de moutarde, nous disions : “ Véra Ivanovna fait la noce. ”

Pour la bonté et les attentions envers la jeunesse, L. G. Deutch, quatrième membre du Groupe de l’Emancipation du travail, se distinguait aussi. Je n’ai pas mentionné jusqu’à présent qu’en qualité d’administrateur de l’Iskra, il assistait aux séances de la rédaction avec voix consultative. Deutch marchait ordinairement avec Plékhanov, ayant des opinions plus que modérées sur la tactique révolutionnaire. Un jour, il me jeta dans la stupéfaction en me déclarant :

– Il n’y aura jamais aucun soulèvement armé, jeune homme, et cela n’est pas nécessaire. Au bagne, il y avait parmi nous des “ coqs ” qui, au premier prétexte, cherchaient à se battre et se faisaient assommer. J’observais une autre conduite : être ferme, faire entendre à l’administration que l’on pourrait arriver à une grande bataille, mais ne jamais en venir aux mains. Par ce moyen, j’obtenais un certain respect du côté de l’administration et des adoucissements au régime. C’est la tactique que nous devons employer à l’égard du tsarisme ; autrement, on nous démolira, on nous anéantira sans aucune utilité pour la cause...

je fus tellement frappé de ce sermon sur la tactique que j’en parlai tour à tour à Martov, à Zassoulitch et à Lénine. Je ne me rappelle pas quelle fut la réaction de Martov. Véra Ivanovna me dit :

– Eugène (c’était le vieux pseudonyme de Deutch), a toujours été comme ça : personnellement, c’est un homme d’un courage exceptionnel ; mais en politique, il est extrêmement prudent et mesuré.

Lénine, après m’avoir écouté, prononça quelque chose dans le genre de : “ Heu... heu... oui-i... ”, et nous éclatâmes de rire tous deux, sans autres commentaires.

Les premiers délégués du prochain II° Congrès commençaient à se réunir à Genève, et l’on tenait conseil avec eux d’une manière ininterrompue. Dans ce travail préparatoire, Lénine avait indiscutablement la haute main, bien que son rôle ne fût pas toujours perceptible. Il y avait des séances de la rédaction de l’Iskra, des séances de l’organisation de l’Iskra, des conseils tenus séparément avec des groupes de délégués et des réunions plénières. Une partie des délégués étaient venus avec des doutes, des objections ou des réclamations de groupes. Ce travail préparatoire prenait beaucoup de temps.

Trois ouvriers seulement vinrent pour le Congrès. Lénine s’entretint d’une façon très détaillée avec chacun d’eux et les conquit tous les trois. L’un d’eux était Schotmann, de Pétersbourg. Il était encore tout jeune mais avisé et réfléchi. Il me souvient que, revenant d’une conversation avec Lénine (Schotmann était descendu dans le même logement que moi), il ne faisait que répéter :

– Mais comme ses petits yeux brillent ! On dirait qu’ils voient à travers vous !...

Le délégué de Nicolaiev était Kalafati. Vladimir Ilitch m’interrogea longuement sur lui, parce que je l’avais connu là-bas, à Nicolaiev, et ensuite, souriant d’un air malin, ajouta :

– Il dit que, quand il vous a connu, vous étiez quelque chose dans le genre d’un tolstoïen.

– Eh bien ! en voilà une bêtise ! m’écriai-je, presque indigné.

– Bah ! il n’y a pas grand mal ! répliqua Lénine, soit pour me consoler, soit pour me taquiner ; vous aviez alors, je crois, dix-huit ans, et vous savez que les gens ne naissent pas marxistes.

– Cela se peut, répondis-je, mais pour ce qui est du tolstoïsme, je n’ai jamais rien eu de commun avec ça.

Dans les réunions préparatoires, on donna beaucoup de soins à l’élaboration des statuts ; un des moments les plus importants dans les débats sur le schéma d’organisation fut celui où l’on discuta les rapports mutuels du journal central et du Comité Central. J’étais venu à l’étranger avec cette pensée que le journal central devait se “ subordonner ” au Comité Central. Telle était la disposition d’esprit de la majorité des “ Russes ” de l’Iskra, sans que toutefois cette opinion fût bien nette et tenace.

– Ça ne marchera pas, me répliquait Vladimir Ilitch. La répartition des forces ne se présente pas ainsi. Voyons, comment feront-ils pour nous diriger du fond de la Russie ? Ça ne marchera pas... Nous formons un centre stable et c’est nous qui dirigerons d’ici.

Il était dit, dans un des projets, que l’organe central serait tenu de publier les articles des membres du Comité Central.

– Même contre le journal central ? demandait Lénine.

– Bien entendu.

– A quoi bon ? Cela n’a pas de raison d’être. Une polémique entre deux membres de l’organe central pourrait être utile dans certaines conditions ; mais une polémique des “ Russes ” du Comité Central (c’est-à-dire de ceux des membres qui résidaient en Russie) contre l’organe central serait inacceptable.

– Alors, c’est la complète dictature du journal central ? demandai-je.

– Et qu’y voyez-vous de mal ? répliqua Lénine. C’est ainsi qu’il en doit être dans la présente situation.

Il y eut à cette époque beaucoup de remue-ménage autour de la question du “ droit de cooptation ”. Dans une des réunions, nous autres, les jeunes, nous en vînmes à décider le droit de cooptation positive et négative.

– Mais, ce que vous appelez cooptation négative, signifie tout simplement ce qu’on appelle en bon russe “ flanquer à la porte ”, me dit le lendemain Vladimir Ilitch qui se mit à rire. Ce n’est pas si simple que ça en a l’air. Essayez donc un peu de faire – ha ! ha ! ha ! – une cooptation négative dans la rédaction de l’Iskra !

La plus grave des questions, pour Lénine, consistait à savoir comment on organiserait par la suite l’organe central qui devait jouer, en somme, simultanément, le rôle de Comité Central. Lénine estimait impossible de maintenir l’ancien conseil des six.

Zassoulitch et Axelrod, dans toutes les questions litigieuses, prenaient presque infailliblement le parti de Plékhanov, en suite de quoi, dans le meilleur des cas, on se trouvait trois contre trois. Ni l’un ni l’autre de ces deux groupes n’aurait consenti à éliminer l’un des membres du Conseil. Il ne restait donc qu’à suivre la voie opposée, à élargir le Conseil. Lénine voulait me prendre comme septième, de telle façon que, le Conseil des Sept étant considéré comme une rédaction élargie, on formerait un groupe rédactionnel plus restreint, composé de Lénine, de Plékhanov et de Martov. Vladimir Ilitch me mettait au courant de ce plan peu à peu, sans prononcer, d’ailleurs, un seul mot sur la proposition qu’il avait faite de me prendre, moi, comme septième membre de la rédaction, sans me dire que cette proposition avait été acceptée par tous, sauf Plékhanov, en qui le plan trouva un adversaire résolu. L’introduction d’un septième signifiait déjà, par elle-même, aux yeux de Plékhanov, un accroissement du groupe de l’Emancipation du travail : quatre “ jeunes ” contre trois “vieux ” !

Je pense que ce plan fut la cause principale de l’attitude d’extrême antipathie qu’eut à mon égard Georges Valentinovitch. En outre, pour comble de malheur, de petits malentendus entre nous se manifestèrent ouvertement sous les yeux des délégués. Cela commença, il me semble, à propos d’un projet de journal populaire. Certains délégués insistaient sur la nécessité de créer, à côté de l’Iskra, un organe qui paraîtrait, si possible, en Russie. Telle était, en particulier, la pensée du groupe “ Le jeune Ouvrier ”. Lénine était un adversaire déterminé, de ce projet. Les motifs qu’il en donnait étaient d’ordre divers, mais le principal résidait dans la crainte de la formation d’un groupe particulier qui aurait pu se constituer sur la base d’une “ popularisation ” simplifiée des idées de la social-démocratie, avant que le noyau du parti n’eût eu le temps de s’affermir comme il le devait. Plékhanov se déclarait résolument favorable à la création de l’organe populaire, s’opposant par là à Lénine et cherchant évidemment l’appui des délégués régionaux. Je soutenais Lénine. Dans une des réunions, je développai cette pensée – juste ou fausse, maintenant cela n’a plus d’importance –, que nous avions besoin non d’un organe populaire, mais d’une série de brochures et de tracts de propagande qui aideraient les ouvriers avancés à s’élever au niveau de l’Iskra ; mais qu’un journal populaire réduirait la place de l’Iskra et effacerait la physionomie politique du parti, en l’abaissant à “ l’économisme ” et au socialisme-révolutionnaire. Plékhanov me répliqua :

– Pourquoi le journal effacerait-il la physionomie du parti ? Bien entendu, dans un organe populaire, nous ne pourrons pas dire tout ce que nous aurons à dire. Nous y présenterons des revendications, des mots d’ordre, sans nous occuper des questions de tactique. Nous dirons à l’ouvrier qu’il faut lutter contre le capitalisme, mais, cela va de soi, nous ne ferons pas de théories sur la façon dont il faut lutter contre le capitalisme.

Je m’emparai de, cette argumentation :

– Mais, dis-je, les “ économistes ” et les socialistes-révolutionnaires disent également qu’il faut lutter contre le capitalisme. La dissension commence justement là où il faut déterminer la manière de lutter. Si, dans un organe populaire, nous ne répondons pas à cette question, nous effaçons, par là même, la différence entre nous et les socialistes-révolutionnaires...

Ma réplique sembla victorieuse. Plékhanov ne trouva rien à lui opposer. Il est clair que cet épisode ne put améliorer nos relations.

Bientôt se produisit un deuxième conflit, dans une séance de la rédaction qui décida, en attendant que le Congrès eût réglé la question de l’effectif rédactionnel, de m’admettre aux séances avec voix consultative. Plékhanov s’y opposait catégoriquement. Mais Véra Ivanovna lui dit :

– Eh bien, je l’amènerai, moi.

Et en effet, elle m’amena à la séance. Ce secret de coulisses ne me fut connu que beaucoup plus tard ; je me présentai à la rédaction sans rien savoir, sans avoir rien deviné. Georges Valentinovitch me salua avec la politesse raffinée dans laquelle il était passé maître.

Par malheur, la rédaction devait, dans cette séance même, examiner un conflit qui s’était élevé entre Deutch et Blumenfeld, dont j’ai parlé plus haut. Deutch était administrateur de l’Iskra. Blumenfeld dirigeait l’imprimerie. Sur ce terrain, il se produisit une contestation au sujet des compétences. Blumenfeld se plaignait de l’intrusion de Deutch dans les affaires intérieures de l’imprimerie. Plékhanov, par ancienne amitié, soutenait Deutch et proposait de limiter le droit de regard de Blumenfeld sur la technique typographique.

Je répliquai qu’il était impossible de diriger une imprimerie en se bornant simplement au domaine de l’exécution technique ; qu’il existait encore des problèmes d’organisation et d’administration, et que Blumenfeld devait avoir son autonomie dans toutes ces questions.

Je me rappelle la réplique envenimée de Plékhanov :

– Sans doute, le camarade Trotsky a raison de dire qu’à la technique se superposent divers éléments administratifs et autres, comme nous l’enseigne la théorie du matérialisme historique ; cependant..., etc.

Lénine et Martov me soutinrent pourtant, avec circonspection, et firent adopter une décision dans le sens que j’avais indiqué. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase.

Dans ces deux circonstances, Vladimir Ilitch s’était rangé, comme nous l’avons vu, de mon côté. Mais, en même temps, il observait avec inquiétude la façon dont mes rapports avec Plékhanov se gâtaient, menaçant de compromettre définitivement le plan de réorganisation de la rédaction qu’il avait esquissé. Dans une des réunions suivantes, où se trouvèrent des délégués nouvellement arrivés, Lénine, me prenant à part, me dit :

– Dans la question du journal populaire, laissez plutôt Martov répliquer à Plékhanov. Martov fera glisser de côté l’affaire, au lieu que vous, vous aimeriez mieux trancher. Il vaut mieux faire glisser.

Ces expressions de “ trancher ” et “ faire glisser ” sont restées nettement dans ma mémoire.

Après une des séances de la rédaction au café “ Landolt ”, peut-être après la séance dont je viens de parler, Zassoulitch, du ton particulier qu’elle prenait dam de pareilles circonstances, d’une voix timidement insistante, se plaignit de nous voir “ trop ” attaquer les libéraux. C’était, chez elle, le point faible.

– Regardez, disait-elle, comme ils font des efforts.

Son regard évitait Lénine, mais c’était surtout à lui qu’elle s’adressait. – Dans le dernier numéro de l’Emancipation, Struvé donne l’exemple de Jaurès, il exige que les libéraux russes ne rompent pas avec le socialisme, sans quoi ils seraient menacés de subir le misérable sort du libéralisme allemand ; il veut qu’ils s’inspirent de l’exemple des radicaux-socialistes français.

Lénine se tenait debout près de la table, coiffé d’un faux “ panama ”, qu’il avait ramené sur son front (la séance était terminée et il se préparait à sortir).

– Il faut cogner sur eux d’autant plus fort, dit-il, souriant gaiement, et comme pour taquiner Véra Ivanovna.

– Eh bien, voilà ! voilà ! s’écria-t-elle tout à fait désolée : ils font un pas vers nous, et nous devrions cogner sur eux !

– Précisément. Struvé dit à ses libéraux : au lieu de prendre contre notre socialisme les grossiers procédés allemands, il faut employer les moyens plus fins des Français ; il faut attirer, choyer, duper, dévoyer à la manière des radicaux de gauche français qui sont en coquetterie avec le jauressisme.

Je ne rapporte pas littéralement, bien entendu, cette mémorable conversation. Mais le sens et l’esprit s’en sont gravés dans ma mémoire avec la plus grande netteté. Je n’ai pas en ce moment sous la main de matériaux qui me permettent de vérifier mes propos ; mais il n’est pas difficile de faire cette vérification : il suffit de feuilleter les numéros de l’Emancipation du printemps 1903, et l’on trouvera un article de Struvé, consacré à la question de l’attitude des libéraux vis-à-vis du socialisme démocratique en général, ainsi que du jauressisme en particulier. Je me rappelle cet article d’après ce que m’en dit Véra Ivanovna dans la scène que je viens de rapporter. Si l’on ajoute à la date marquée sur le numéro de l’Emancipation dont je parle le laps de temps nécessaire pour que cette publication arrive à Genève, se trouve entre les mains de Véra Ivanovna et soit lue, c’est-à-dire trois ou quatre jours, on pourra établir d’une façon assez exacte la date de la discussion que je viens de raconter, au café “ Landolt ”. C’était, je m’en souviens, par une journée printanière (peut-être au début de l’été), le soleil luisait gaiement et le petit rire de gorge de Lénine était jovial. Je me rappelle son air tranquillement railleur, assuré de lui-même et “ ferme ” – précisément ferme, bien que Vladimir Ilitch fût alors assez maigre et non tel qu’on l’a connu dans la dernière période de sa vie. Véra Ivanovna, comme toujours, rebondissait, se tournant tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre. Mais personne, me semble-t-il, ne se mêla à la discussion, qui, d’ailleurs, ne dura pas longtemps, juste le temps de prendre les chapeaux.

Nous rentrâmes, Zassoulitch et moi, ensemble. Elle était abattue, sentant que le jeu de Struvé était tout à fait gâté. Je ne pouvais lui donner aucune consolation. Personne d’entre nous, cependant, ne pressentait alors dans quelle mesure, de quelle admirable façon étaient battus les atouts du libéralisme russe dans ce petit dialogue qui eut lieu près de la porte du café “ Landolt ”.

Je vois toute l’insuffisance de ce que je viens de montrer : mon récit a été plus pauvre que je ne me le figurais lorsque j’entrepris ce travail. Mais j’ai recueilli soigneusement tout ce que ma mémoire avait conservé, même ce qui est le moins significatif, car il n’y a plus personne, actuellement, qui puisse parler en détail de cette période. Plékhanov est mort. Zassoulitch est morte. Martov est mort. Et Lénine est mort. Il est douteux que l’un d’entre eux ait laissé des mémoires. Véra Ivanovna peut-être ? Mais nous n’en entendons point parler. De toute la rédaction de l’Iskra à cette époque, il ne reste qu’Axelrod et Potressov. Mais l’un et l’autre, mis à part tous autres motifs, ont pris peu de part au travail de la rédaction et assistèrent peu souvent à nos réunions. L. G. Deutch pourrait raconter quelque chose, mais lui aussi arriva à l’étranger plutôt vers la fin de l’époque ci-dessus décrite, peu de temps avant moi et, en outre, il ne participa pas directement aux travaux de la rédaction. Des renseignements inappréciables peuvent être donnés et le seront, espérons-le, par Nadejda Konstantinovna. Elle se trouvait alors au centre de tout le travail d’organisation ; c’était elle qui recevait les camarades venus de loin, c’était elle qui faisait les recommandations et qui conduisait au chemin de fer les partants ; elle qui établissait les liaisons, qui fixait les rendez-vous, qui écrivait les lettres, qui chiffrait, qui déchiffrait. Dans sa chambre, on sentait presque toujours l’odeur du papier chauffé à la lampe. Et fréquemment elle se plaignait, avec sa douce insistance, de ne pas recevoir assez de lettres, ou de ce que l’on s’était trompé de chiffre, ou de ce que l’on avait écrit à l’encre chimique de telle façon qu’une ligne grimpait sur l’autre, etc. Ce qui est encore plus important, bien entendu, c’est que, dans ce travail d’organisation, à côté de Lénine, Nadejda Konstantinovna pouvait, de jour en jour, observer tout ce qui se passait en lui et autour de lui. Cependant, ces lignes, je l’espère, ne seront pas superflues, en partie parce que Nadejda Konstantinovna assistait peu souvent aux réunions de la rédaction, du moins à celles où je me trouvai. Et enfin, surtout, parce que l’observateur du dehors remarque plus facilement ce qui ne se voit pas dans une constante fréquentation. Quoi qu’il en soit, j’ai raconté ce que je pouvais dire. Maintenant, je voudrais formuler quelques réflexions générales, je voudrais dire pourquoi, à mon avis, à l’époque de l’ancienne Iskra, devait se produire une crise décisive dans le sentiment politique que Lénine devait avoir de lui-même, dans la façon dont, pour ainsi dire, il s’appréciait lui-même ; pourquoi cette crise était inévitable et pourquoi elle devint indispensable.

Lénine arriva à l’étranger dans sa maturité, à l’âge de trente ans. En Russie, dans les cercles d’étudiants, les premiers groupes de la social-démocratie, les colonies de déportés, il avait occupé la première place. Il ne pouvait pas ne pas sentir sa force, déjà pour cette simple raison que tous ceux qu’il rencontrait, et avec qui il travaillait, la reconnaissaient. Il partit pour l’étranger déjà en possession d’un très important bagage théorique, avec une sérieuse provision d’expérience politique et tout animé de cette tension vers le but qui constituait sa véritable nature spirituelle. A l’étranger, il devait d’abord collaborer avec le Groupe de l’Emancipation du travail et, avant tout, avec Plékhanov, le profond et brillant commentateur de Marx, le maître de plusieurs générations, théoricien, penseur politique, publiciste, orateur qui s’était fait un nom européen et des liaisons dans toute l’Europe. A côté de Plékhanov se trouvaient deux grandes autorités : Zassoulitch et Axelrod. Non seulement son héroïque passé mettait en avant Véra Ivanovna, mais c’était un esprit des plus pénétrants, d’une large culture, principalement historique, et d’une rare intuition psychologique. Par l’intermédiaire de Zassoulitch s’était faite, en son temps, la liaison du “ Groupe ” avec le vieil Engels. A la différence de Plékhanov et de Zassoulitch, qui étaient plus étroitement liés avec le socialisme latin, Axelrod représentait dans le “ Groupe ” les idées et l’expérience de la social-démocratie allemande. Cette différence des “ sphères d’influence ” s’exprimait même par les lieux de résidence. Plékhanov et Zassoulitch habitaient surtout à Genève, Axelrod à Zurich. Axelrod s’était concentré sur les questions de tactique. Il n’a pas donné, on le sait, une seule étude de théorie ou d’histoire. En général, il écrivait peu. Mais ce qu’il écrivait traitait presque toujours des questions de tactique du socialisme. Dans ce domaine, Axelrod montrait de l’originalité et de la pénétration. D’après les nombreuses conversations que j’eus avec lui (pendant un temps, nous fûmes très liés, lui et moi, comme nous le fûmes avec Zassoulitch), je me figure nettement que bien des choses écrites par Plékhanov sur des questions de tactique furent le résultat d’un travail collectif et que, dans ce travail, la part d’Axelrod est beaucoup plus importante qu’il n’apparaît d’après les documents imprimés. Axelrod lui-même avait dit plus d’une fois à Plékhanov, chef indiscutable et affectionné du “ Groupe ” (jusqu’à la rupture en 1903) :

– Toi, Georges, tu as la trompe longue, tu arrives à décrocher tout ce dont tu as besoin...

Axelrod, on le sait, avait écrit la préface d’un manuscrit envoyé de Russie par Lénine : Les tâches des social-démocrates de Russie.

Par cet acte, le “ Groupe ” adoptait en quelque sorte le jeune et brillant travailleur russe, mais en même temps, faisait la preuve qu’on le considérait comme un disciple. C’est précisément en qualité de disciple que Lénine arriva à l’étranger, avec deux autres élèves.

Je n’ai point assisté aux premières rencontres des élèves avec les maîtres, à ces entretiens où fut élaborée la ligne essentielle de l’Iskra. Il n’est pourtant pas difficile de comprendre, à la lumière des observations sur le semestre que je viens de décrire, et particulièrement à la lumière du II° Congrès du parti, que la gravité du conflit, en dehors des questions de principe qui commençaient à peine de se poser, avait pour cause l’inexactitude du jugement porté par les anciens sur le développement et la signification du léninisme.

Durant le II° Congrès et immédiatement après, l’indignation d’Axelrod et des autres membres de la rédaction contre Lénine s’accompagnait d’un certain étonnement :

– Comment avait-il osé aller si loin ?

La surprise grandit encore quand, après la rupture de Plékhanov avec Lénine, qui suivit de près le Congrès, Lénine continua néanmoins à mener la bataille.

L’ébat d’esprit d’Axelrod et des autres pourrait peut-être s’exprimer en ces termes : “ Quelle mouche l’a donc piqué ? ”

“ Il n’y a pourtant pas si longtemps qu’il est arrivé à l’étranger, disaient les anciens ; il est arrivé en qualité de disciple et c’est ainsi qu’il s’est présenté (Axelrod insistait particulièrement sur ce point dans ce qu’il raconta sur les premiers mois de l’Iskra). D’où vient donc tout à coup cette belle assurance ? Quelle est cette audace ? ”, etc.

Ensuite, on cherchait à deviner ses desseins : il s’était préparé un terrain en Russie, il n’était pas étonnant que tous les moyens de liaison fussent entre les mains de Nadejda Konstantinovna ; c’était là-bas que tout doucement l’on travaillait l’opinion des camarades russes contre le Groupe de l’Emancipation du travail. Zassoulitch n’était pas moins indignée que les autres, mais peut-être comprenait-elle un peu mieux. Ce n’était pas en vain qu’elle avait dit à Lénine que, quand il mordait, “ il ne lâchait plus ”, en quoi il se distinguait de Plékhanov. Et qui sait l’impression qu’avait pu produire cette parole en son temps ? Lénine ne s’était-il pas répété : “ Oui, c’est vrai : qui connaîtrait mieux Plékhanov que Zassoulitch ? Il mordille, il tire, et il abandonne sa proie ; or, il ne s’agit pas du tout de mordiller pour lâcher ensuite... Il faut mordre et tenir bon. ”

Dans quelle mesure et en quel sens il pourrait être vrai que Lénine eût préalablement “ travaillé ” l’opinion des camarades en Russie, c’est Nadejda Konstantinovna qui nous le raconterait mieux que personne. Mais en voyant les choses de plus haut, et sans invoquer des faits précis, on peut dire que cette préparation des esprits eut lieu. Lénine songeait toujours au lendemain quand il établissait et affermissait les bases de l’aujourd’hui. Sa pensée créatrice ne se refroidissait jamais et sa vigilance ne s’endormait pas. Et quand il fut convaincu que le Groupe de l’Emancipation du travail n’était pas capable de prendre entre ses mains la direction immédiate de l’avant-garde prolétarienne pour organiser le combat, devant la révolution qui approchait, il en tira toutes les conclusions qui s’imposaient à lui. Les anciens s’y trompèrent, et pas seulement les anciens : celui qu’ils trouvaient devant eux n’était plus simplement un jeune travailleur d’un esprit remarquable, à qui Axelrod accordait la distinction d’une préface amicalement protectrice ; c’était un chef, tout entier tendu vers son but et qui, ce me semble, se sentait définitivement devenu chef, lorsque, dans son travail, il se trouvait coude à coude avec les anciens, avec les maîtres. Il avait constaté qu’il était plus fort et plus indispensable qu’eux. Il est vrai qu’en Russie aussi, Lénine, selon l’expression de Martov, était le premier entre ses pairs. Mais il s’agissait alors uniquement des premiers cercles social-démocrates, des jeunes organisations. Les réputations en Russie avaient encore un caractère provincial : combien l’on comptait alors de Lassalle russes, de Bebel ! Le Groupe de 1’Emancipation du travail, c’était autre chose : Plékhanov, Axelrod et Zassoulitch se trouvaient au même rang que Kautsky, Lafargue, Guesde et Bebel, le véritable Bebel allemand. En mesurant dans le travail ses forces aux leurs, Lénine prit sa mesure européenne. C’est précisément dans ses différends avec Plékhanov, lorsque la rédaction se groupait sur deux axes, c’est alors que Lénine dut acquérir cet endurcissement dans l’assurance sans lequel, plus tard, il n’aurait pas été Lénine.

Or, les différends avec les anciens étaient inévitables. Ce n’est pas parce que l’on se trouvait, de prime abord, en présence de deux conceptions différentes du mouvement révolutionnaire. Non, dans cette période, on n’en était pas encore là. Mais le côté même par lequel on abordait les événements politiques, les tâches d’organisation et, en général, toutes les besognes pratiques, et par lequel, en conséquence, on abordait la révolution prochaine, était profondément distinct pour l’un et pour l’autre camp. Les anciens, à cette époque-là, avaient déjà passé dans l’émigration une vingtaine d’années. Pour eux, l’Iskra et Zaria étaient avant tout des entreprises de presse. Mais pour Lénine, c’était l’instrument direct de l’action révolutionnaire. Dans Plékhanov, comme cela apparut quelques années plus tard, en 1905-1906, et encore plus tragiquement à l’époque de la guerre impérialiste, au fond de Plékhanov, il y avait un sceptique de la révolution ; il considérait de haut cette tension vers le but qui caractérisait Lénine, et il avait à ce sujet dans son sac plus d’une plaisanterie condescendante et venimeuse. Axelrod, comme je l’ai déjà dit, se tenait plus proche des problèmes de la tactique, mais sa pensée s’obstinait à ne pas sortir du cercle des questions de préparation à la préparation. Assez souvent, il analysait avec un très grand art les tendances et les nuances à l’intérieur des divers groupes socialistes d’intellectuels révolutionnaires. C’était un homéopathe de la politique pré-révolutionnaire. Ses méthodes et ses procédés avaient un caractère de laboratoire, de pharmacie. Les quantités sur lesquelles il opère sont toujours infiniment petites : les groupes qu’il étudie, il est obligé de les mettre sur une balance de précision, en regard des poids les plus minuscules. Ce n’est pas en vain que L. G. Deutch rapprochait Axelrod du type de Spinoza ; et ce n’est pas en vain que Spinoza était tailleur de diamants : ce travail se fait, on le sait, à la loupe. Or, Lénine prenait les événements et les rapports sociaux en gros, il habituait sa pensée à saisir des masses sociales et par là il reflétait l’image de la révolution en marche qui prit à l’improviste et Plékhanov et Axelrod.

L’approche de la révolution était sentie plus directement, semble-t-il, par Véra Ivanovna Zassoulitch que par les autres anciens. Sa vivante connaissance de l’histoire, libre de tout pédantisme, saturée d’intuition, l’aida beaucoup dans cette affaire. Mais elle sentait la révolution comme une vieille radicale. Jusqu’au fond de l’âme, elle était convaincue que nous possédions tous les éléments de la révolution, à l’exception d’un “ véritable ” libéralisme, sûr de lui-même, qui devrait prendre la direction du mouvement ; elle croyait que nous autres, marxistes, par notre critique prématurée et par notre façon de “ traquer ” les libéraux, nous ne pouvions que les effrayer, et que par là même, nous jouions, en fait, un rôle contre-révolutionnaire. Dans la presse, il est vrai, Véra Ivamovna n’en disait rien. Et dans des entretiens personnels, elle n’exprimait pas toujours sa pensée jusqu’au bout. Mais néanmoins, c’était là sa conviction la plus intime. Et de là venait son antagonisme avec Paul (Axelrod), qu’elle considérait comme un doctrinaire. Effectivement, dans les limites de l’homéopathie tactique, Axelrod, immanquablement, défendait l’hégémonie révolutionnaire de la social-démocratie. Il refusait seulement de transporter ce point de vue, d’abandonner le langage des groupes et des petits cercles pour adopter celui des classes, à un moment où les classes se mirent en mouvement. C’est là que s’ouvrait l’abîme entre lui et Lénine.

Lénine arriva à l’étranger non point comme un marxiste “ en général ”, non point pour accomplir une tâche de littérature révolutionnaire “ en général ”, non pas simplement pour continuer le travail de vingt ans du Groupe de l’Emancipation du travail. Non, il arriva comme un chef virtuel ; non comme un chef “ en général ”, mais comme le chef de cette révolution qui montait, qu’il sentait, qu’il palpait déjà. Il arriva pour préparer, dans le laps de temps le plus court possible, les idées et l’appareil d’organisation de cette révolution. Et quand je parle de sa tension vers le but, tout à la fois acharnée et disciplinée, je ne l’entends pas dans le sens que lui, Lénine, se serait efforcé de concourir au triomphe “ final ” ; non, ce serait une phrase trop générale, trop creuse – mais je l’entends dans ce sens concret, direct, immédiat qu’il se donna un but pratique : accélérer l’arrivée de la révolution et en assurer la victoire. Quand Lénine, dans son travail à l’étranger, se trouva au coude à coude avec Plékhanov, lorsque disparut entre eux ce que les Allemands appellent gravement “ la distance ”, il ne pouvait pas ne pas être lumineux pour “ le disciple ” que, dans la question selon lui essentielle de son temps, il n’avait presque rien à apprendre de son maître et que, même, ce maître temporisateur par scepticisme était capable d’entraver par son autorité le travail salutaire et de lui arracher à lui, Lénine, de plus jeunes collaborateurs. De là le soin vigilant que mit Lénine à s’occuper de la composition de la rédaction, de là cette combinaison des “ sept ” et des “ trois ”, de là son effort pour détacher Plékhanov du Groupe de l’Emancipation du travail pour créer une triple direction, dans laquelle Lénine “ aurait ” toujours Plékhanov, sur les questions de théorie révolutionnaire, et Martov, sur les questions de politique. Les combinaisons personnelles pouvaient changer ; mais “ l’anticipation ” restait immuable dans l’essentiel et, finalement, elle prit forme en chair, en os et en sang.

Au II° Congrès, Lénine conquit Plékhanov, mais sans espoir de le garder longtemps ; en même temps, il perdit Martov, et ce fut pour toujours. Plékhanov avait évidemment senti quelque chose au II° Congrès ; du moins, dit-il alors à Axelrod, en réponse aux amers reproches de celui-ci et à l’étonnement que lui inspirait l’alliance de Plékhanov avec Lénine : “ C’est de cette pâte que l’on fait les Robespierre ! ” Je ne sais si cette phrase remarquable a jamais été citée dans la presse et si elle est même connue dans le parti ; mais j’en garantis l’authenticité. “ C’est de cette pâte que l’on fait les Robespierre ! ” Et même quelque chose de plus, Georges Valentinovitch ! a répondu l’histoire. Mais évidemment, cette révélation de l’histoire pâlit bientôt dans la conscience de Plékhanov lui-même. Il rompit avec Lénine, il revint au scepticisme et aux plaisanteries venimeuses, qui, d’ailleurs, avec le temps, perdirent de leur venin.

Mais dans l’anticipation “ scissionniste ”, il ne s’agissait pas seulement de Plékhanov, pas seulement des anciens. Par le Second Congrès s’achevait en quelque sorte le stade primaire de la période préparatoire. Ce fait que l’organisation de l’Iskra se scinda d’une façon tout à fait inattendue au Congrès, qu’elle fut divisée en deux parts presque égales, ce fait en lui-même prouve que, dans le stade primaire, il y avait eu encore bien des réticences. Le parti de classe en était encore tout juste à percer la coquille du radicalisme intellectuel. Le courant qui amenait les intellectuels au marxisme ne s’était pas encore interrompu. Le mouvement des étudiants, par son flanc gauche, touchait à l’Iskra. Dans les milieux de la jeunesse intellectuelle, surtout à l’étranger, les groupes qui prêtaient leur concours à l’Iskra étaient très nombreux. Tout cela était encore bien vert, peu mûr, et, dans la majorité des cas, instable. Les étudiantes attachées à l’Iskra posaient alors à un conférencier cette question : “ Une camarade de l’Iskra a-t-elle le droit d’épouser un officier de marine ? ” Au II° Congrès, il n’y eut que trois ouvriers ; encore ne les avait-on pas fait venir sans peine. peine. L’Iskra, d’une part, réunissait et éduquait un cadre de révolutionnaires professionnels et attirait sous son drapeau de jeunes ouvriers animés d’un esprit héroïque. D’autre part, des groupes considérables d’intellectuels ne faisaient que passer à travers l’Iskra, pour muer bientôt et se transformer en “ émancipateurs ”. l’Iskra avait du succès non seulement comme organe marxiste du parti prolétarien en construction, mais aussi, simplement, comme publication de combat politique, d’extrême-gauche, qui n’était pas embarrassée pour trouver des mots violents. Les éléments les plus radicaux de l’intelligentsia acceptaient, dans leur premier élan, de lutter pour la liberté, sous le drapeau de l’Iskra. Et cependant, l’esprit progressiste-pédagogique des intellectuels, qui les maintenait dans la méfiance à l’égard des forces du prolétariat, esprit qui avait trouvé auparavant son expression dans “ l’économisme ”, était arrivé maintenant, et cela d’une façon assez sincère, à prendre la couleur de l’Iskra, sans rien changer à sa propre essence. A la fin des fins, la brillante victoire de l’Iskra était beaucoup plus large que ne l’étaient ses conquêtes réelles. Je ne me charge pas de juger pour l’instant dans quelle mesure Lénine s’en rendait compte clairement et complètement avant le II° Congrès, mais en tout cas, il y voyait plus clair et plus complètement que personne. Dans ces tendances assez variées qui se groupaient sous le drapeau de l’Iskra, trouvant leur reflet dans la rédaction même, Lénine était le seul à représenter le lendemain, avec toutes ses rudes tâches, ses cruels conflits et ses innombrables victimes. De là sa vigilance et ses suspicions de combattant. De là cette façon de poser nettement les questions d’organisation, qui a trouvé son expression symbolique dans la question des adhésions de membres au parti (§ 1° des statuts).

Il est tout à fait naturel qu’au II° Congrès, qui se préparait à récolter les fruits des victoires spirituelles de l’Iskra, ce soit Lénine qui ait commencé le travail d’une nouvelle distribution, d’une nouvelle sélection, plus exigeante, plus sévère, pour se décider à une telle démarche, avec contre soi la moitié du Congrès (Plékhanov n’étant qu’un demi allié, et peu sûr, tous les autres membres de la rédaction étant des adversaires déclarés et décidés) ; pour se résoudre, en de telles conditions, à une nouvelle sélection, il fallait avoir déjà une foi toute exceptionnelle non seulement en sa cause, mais en ses forces.

Cette foi, Lénine la dut au jugement sur lui-même, vérifié par l’expérience, qui résulta de sa collaboration avec les “ maîtres ” et des premiers éclairs qui annoncèrent les prochains orages du conflit et le fracas de la scission.

Il fallait toute la puissante tension de Lénine vers le but pour entreprendre une telle œuvre et la mener jusqu’au bout. Lénine, infatigablement, tendait la corde de l’arc jusqu’à la limite, jusqu’à l’impossible, et, en même temps, tâtait prudemment du doigt : n’y avait-il pas fléchissement, menace d’éclatement ? – Impossible de tendre à ce point, l’arc va se briser ! criait-on de divers côtés. – Il n’éclatera pas, répondait le maître archer. Notre arc est fait de cette matière prolétarienne qui ne rompt pas ; quant à la corde du parti, il faut la tendre encore et encore, car nous devrons envoyer très loin la lourde flèche !

5 mars 1924.

Deuxième Partie :

AUTOUR D’OCTOBRE

I : Avant Octobre

Lénine était arrivé à Pétersbourg et prenait la parole dans les meetings ouvriers, contre la guerre et contre le gouvernement provisoire ; je l’appris par les journaux américains, me trouvant alors au Canada, dans un camp de concentration, à Amherst.

Les matelots allemands qui y étaient internés manifestèrent aussitôt un vif intérêt pour la personne de Lénine, dont le nom se rencontrait pour la première fois dans les dépêches d’agences. Tous ces hommes attendaient avec anxiété la fin de la guerre, qui devait leur ouvrir les portes de la prison. Ils prêtaient la plus extrême attention à toute voix qui s’élevait centre la guerre. Jusqu’à ce moment, ils n’avaient connu que Liebknecht. Mais on leur avait souvent dit que Liebknecht s’était laissé acheter. Maintenant ils commençaient à connaître Lénine. Je leur racontais le temps de Zimmerwald et de Kienthal. L’action publique de Lénine ramena à Liebknecht un grand nombre d’entre eux.

C’est en passant par la Finlande que je trouvai les russes, fraîchement arrivés : leurs télégrammes annonçaient l’entrée de Tsérételli, de Skobélev et d’autres “ socialistes ” dans le gouvernement provisoire. Ainsi, les circonstances se présentaient d’une façon parfaitement claire. Je pris connaissance des thèses d’avril de Lénine le lendemain ou le surlendemain de mon arrivée à Pétersbourg. C’était précisément ce qu’il fallait pour la révolution. Je ne lus que plus tard dans la Pravda l’article de Lénine qu’il avait envoyé auparavant de Suisse : La première étape de la première Révolution. On peut encore, et l’on doit relire avec le plus vif intérêt et avec profit politique les premiers numéros, si confus, de la Pravda pré-révolutionnaire : sur ce fond, la Lettre de loin de Lénine surgit avec toute sa force concentrée. Cet article, très calme, d’un ton théorique et explicatif, pourrait être comparé à une énorme spirale d’acier, enroulée fortement sur elle-même, qui devait ensuite se dérouler et s’élargir, couvrant de son développement tout le contenu de la révolution.

Je m’entendis avec le camarade Kamenev pour converser avec la rédaction de la Pravda peu après mon arrivée. Cette première entrevue eut lieu, je crois, le 5 ou le 6 mai. Je dis à Lénine que rien ne m’éloignait de ses thèses d’avril et de toute la ligne suivie par le parti depuis son retour en Russie ; une alternative se posait pour moi : ou bien entrer, individuellement, dans une organisation du parti, ou bien essayer d’amener l’élite des “ unionistes ”, dont l’organisation comptait jusqu’à 3 000 ouvriers à Pétersbourg, avec lesquels étaient liées de nombreuses et précieuses forces révolutionnaires : Ouritsky, Lounatcharsky, Ioffé, Vladimirov, Manouilsky, Karakhan, Iouréniev, Posern, Litkens et d’autres. Antonov-Ovséenko avait déjà à cette époque rallié le parti ; Sokolnikov également, il me semble.

Lénine ne se prononçait catégoriquement ni pour l’une, ni pour l’autre solution. Avant tout, il importait de s’orienter d’une manière plus concrète au milieu des circonstances et des hommes. Lénine n’excluait pas la possibilité d’une coopération quelconque avec Martov, ou en général avec une partie des mencheviks internationalistes récemment arrivés de l’étranger. En même temps, il fallait voir comment se régleraient les rapports entre “ internationalistes ” au cours du travail.

En vertu d’une convention tacite, je ne cherchais pas, de mon côté, à forcer le développement naturel des événements. Notre politique était commune. Dans les meetings d’ouvriers et de soldats, dès le premier jour de mon arrivée, je m’exprimais ainsi : “ Nous autres, bolcheviks et internationalistes ” ; et comme la conjonction “ et ” faisait un inutile embarras dans le discours quand on répétait fréquemment ces mots, je raccourcis bientôt la formule et je disais : “ Nous autres, bolcheviks-internationalistes. ” Ainsi, la fusion politique précédait celle des organisations [1].

Jusqu’aux journées de juillet, on me vit à la rédaction de la Pravda deux ou trois fois, aux moments les plus critiques. Dans ces premières rencontres, et plus encore après les journées de juillet, Lénine donnait l’impression d’une concentration de tout son être poussée au plus haut degré, d’un formidable recueillement intérieur, sous une apparence de calme et de simplicité “ prosaïque ”. Le régime de Kérenski semblait en ce temps-là tout-puissant. Le bolchevisme ne se présentait que comme “ une poignée insignifiante ” de gens. Le parti lui-même n’avait pas encore conscience de sa force prochaine. Et, en même temps, Lénine le conduisait d’une démarche sûre vers les plus grandes tâches...

Les discours qu’il prononça au premier Congrès des Soviets produisirent dans la majorité socialiste-révolutionnaire et menchevique une surprise inquiète. On sentit, chez eux, confusément, que cet homme visait très loin. Mais eux ne voyaient pas la cible et les petits bourgeois révolutionnaires s’interrogeaient : qui est-ce ? qui est-ce ? un simple maniaque ? ou bien un projectile historique d’une force explosive inouïe ?

Le discours de Lénine au Congrès des Soviets, dans lequel il parlait de la nécessité d’arrêter 50 capitalistes, ne fut peut-être pas tout à fait “ heureux ” au point de vue oratoire. Mais il eut une signification exceptionnelle. Les brefs applaudissements de bolcheviks relativement peu nombreux accompagnèrent l’orateur, qui descendit de la tribune de l’air d’un homme qui n’a pas encore tout dit et qui peut-être n’a pas tout à fait dit les choses comme il l’aurait voulu... Et en même temps, un souffle extraordinaire avait passé sur la salle. C’était le vent de l’avenir que tous sentirent à ce moment-là, tandis que les regards effarés accompagnaient cet homme, d’aspect si ordinaire et pourtant énigmatique.

Qui était-il ? Qu’était-il ? Plékhanov, dans son journal, n’avait-il pas dit du premier discours de Lénine sur le territoire révolutionnaire de Pétersbourg que c’était du délire ? Les délégués élus par les masses ne se rattachaient-ils pas presque tous aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks ? Et même dans les milieux bolcheviques, la position occupée par Lénine n’avait-elle pas provoqué le plus vif mécontentement ?

D’une part, Lénine exigeait catégoriquement une rupture, non seulement avec le libéralisme bourgeois, mais avec tous les partisans d’une “ défense nationale ”. Il organisait la lutte à l’intérieur de son propre parti contre ces “ vieux bolcheviks qui – écrivait-il – avaient déjà joué plus d’une fois un triste rôle dans l’histoire de notre parti, en ressassant sans rime ni raison une formule apprise par cœur, au lieu d’étudier dans son originalité singulière la réalité nouvelle, vivante[2] ”. Ainsi, pour un observateur superficiel, affaiblissait-il son parti. Mais, en même temps, il déclarait au Congrès des Soviets : “ Il n’est pas vrai qu’aucun parti ne consente en ce moment à prendre le pouvoir ; il existe un parti qui y est bien décidé : c’est le nôtre. ” N’y avait-il pas une contradiction monstrueuse entre la situation d’un “ petit cercle de propagandistes ” qui s’isolait de tous les autres et cette prétention hautement affirmée de prendre le pouvoir dans un immense pays, ébranlé jusqu’en ses dernières profondeurs ?

Et le Congrès des Soviets méconnaissait de la façon la plus complète ce que voulait, ce que pouvait espérer cet étrange homme, ce froid visionnaire, qui écrivait de petits articles dans un tout petit journal.

Quand Lénine, avec une magnifique simplicité, qui semblait être de la naïveté aux véritables naïfs déclara au Congrès des Soviets : “ Notre parti est prêt à se saisir du pouvoir dans toute son ampleur ”, ce fut un éclat de rire général. “ Riez tant que vous voudrez ! ”, répliqua Lénine. Il connaissait le proverbe : “ Rira bien qui rira le dernier. ” Lénine aimait ce dicton français, car il se disposait fermement, quant à lui, à rire le dernier.

Il continuait tranquillement à démontrer qu’il faudrait, pour commencer, arrêter cinquante ou cent des plus importants millionnaires et déclarer au peuple que nous considérions tous les capitalistes comme des bandits, et que Téréchtchenko, ne valait pas mieux que Milioukov, qu’il était seulement plus bête. Ah ! les simples idées, épouvantablement, inexorablement naïves ! Et ce représentant d’une petite partie du Soviet, laquelle, de temps en temps, l’applaudissait avec modération, disait encore à l’assemblée : “ Vous avez peur du pouvoir ? Eh bien, nous, nous sommes prêts à le prendre. ” On riait, on riait, bien entendu, d’un rire alors presque indulgent, mais tout de même un peu inquiet.

Pour texte de son second discours, Lénine choisit quelques paroles d’une simplicité extraordinaire ; il cite ce que lui écrit un paysan ; le bonhomme est d’avis qu’il faudrait appuyer plus fort sur la bourgeoisie, pour qu’elle crève par toutes les coutures ; alors la guerre serait terminée ; mais, disait le rustre, si l’on ménageait la bourgeoisie, les choses pourraient se gâter...

Cette simple citation, cette naïve parole, c’était donc tout le programme de Lénine ? Comment n’en être pas interloqué ? Petits rires encore, petits rires qui fusaient, indulgents et inquiets. En effet, si l’on voulait considérer abstraitement le programme des propagandistes, ces mots : “ appuyer, faire pression sur la bourgeoisie ” n’avaient pas beaucoup de poids. Cependant, ceux qui s’en étonnaient ne comprenaient pas que Lénine avait surpris sans erreur possible le bruit sourd de la pression croissante exercée par les temps nouveaux sur la bourgeoisie, et prévu que, sous cette pression, elle devrait vraiment craquer “ par toutes les coutures ”.

Lénine, en réalité, ne s’était pas trompé lorsque, en mai, il expliquait à M. Maklakov que “ ce pays d’ouvriers et de paysans indigents était mille fois plus à gauche que les Tchernov et les Tsérételli et cent fois plus à gauche que nous autres, bolcheviks ”.

C’est en ce point qu’il faut apercevoir la source principale de la tactique de Lénine. Sous la pellicule fraîchement formée, mais déjà assez trouble, de la démocratie, il atteignait aux profondeurs du “ pays d’ouvriers et de paysans indigents ”. Et ce pays était prêt à faire la plus grande des révolutions. Cependant il était encore incapable de manifester cette disposition en politique.

Les partis qui parlaient, qui parlent au nom des ouvriers et des paysans, les trompaient, simplement. Du millions d’ouvriers et de paysans ignoraient encore notre parti, ne l’avaient pas découvert, ne savaient pas qu’il exprimait leurs tendances ; et, en même temps, notre parti ne comprenait pas encore toute sa puissance virtuelle ; c’est pourquoi il se trouvait “ cent fois plus à droite ” que les ouvriers et les paysans. Il fallait procéder au rassemblement, il fallait montrer au parti les millions d’hommes qui avaient besoin de lui, il fallait montrer le parti à ces millions d’hommes. On devait éviter de courir trop de l’avant, mais on ne devait pas rester en arrière. Il était nécessaire de donner de patientes et persévérantes explications. Or, ce que l’on devait expliquer était fort simple :

“ A bas les dix ministres capitalistes ! ”

Les mencheviks n’étaient pas d’accord là-dessus ? A bas les mencheviks ! Ils riaient aux éclats ? Ils ne riraient pas toujours... Et rirait bien qui rirait le dernier.

Je me rappelle qu’alors je proposai d’exiger au Congrès des Soviets qu’une question fût posée d’urgence sur l’offensive que l’on préparait au front.

Lénine approuva cette idée, mais il voulait d’abord, évidemment, en délibérer avec les autres membres du Comité Central.

A la première séance du Congrès, le camarade Kamenev apporta un projet hâtivement esquissé par Lénine, projet de déclaration des bolcheviks au sujet de l’offensive. Je ne sais si ce document a été conservé. Le texte en parut, je ne sais plus pour quels motifs, inacceptable pour le Congrès : ce fut l’opinion des bolcheviks ainsi que des internationalistes. Posern, à qui nous voulions confier la mission de le dire, formula aussi des objections contre ce texte. J’en rédigeai un autre, qui fut adopté et lu.

Cette intervention fut organisée, si je ne me trompe, par Sverdlov, que je rencontrai précisément pour la première fois à ce premier Congrès des Soviets où il présidait la fraction bolchevique.

Malgré sa petite taille et sa maigreur, qui donnaient l’impression d’un état maladif, la personne de Sverdlov en imposait par sa gravité et sa calme énergie. Il présidait d’une manière égale, sans bruit et sans à-coups, comme travaille un bon moteur. Le secret de ce maintien n’était pas, bien entendu, dans le seul art de présider, mais en ceci que Sverdlov voyait parfaitement la composition de la salle et savait admirablement à quoi il voulait arriver.

Avant chaque séance, il avait des conversations séparées avec des délégués qu’il interrogeait et chapitrait quelquefois. Dès avant l’ouverture de la séance, il se représentait dans l’ensemble le développement des débats. Mais il n’avait pas besoin de conversations préalables pour savoir, mieux que quiconque, l’attitude qu’adopterait tel ou tel militant sur la question soulevée. Le nombre de camarades dont il pénétrait clairement la pensée politique était, en proportion de notre parti à cette époque, très grand. Il avait des facultés innées d’organisation et de combinaison. Chaque question politique lui apparaissait avant tout, dans sa nature concrète, au point de vue de l’organisation : il y voyait une question de rapports entre personnes et groupes à l’intérieur de l’organisation du parti, et de rapports entre l’organisation prise au total et les masses. Dans les formules algébriques, il jetait immédiatement et presque automatiquement des chiffres. Par là, il réalisait la très importante vérification des formules politiques, dans la mesure où il s’agissait d’action révolutionnaire.

Quand on eut renoncé à la démonstration du 10 juin, comme l’atmosphère du premier Congrès des Soviets s’était échauffée au suprême degré et que Tsérételli menaçait de désarmer les ouvriers de Pétrograd, nous nous rendîmes, le camarade Kamenev et moi, à la rédaction et là, après un bref échange de vues, je rédigeai, sur la proposition de Lénine, un projet d’adresse du Comité Central au Comité Exécutif.

Au cours de cette entrevue, Lénine prononça quelques mots sur Tsérételli, à propos du dernier discours de celui-ci (11 juin) :

– C’était pourtant un révolutionnaire ! Que d’années il a passées au bagne ! Et maintenant, il renie complètement ce qu’il a fait...

Il n’y avait dans cette parole aucune intention politique : c’était seulement une réflexion rapide sur le triste sort d’un homme qui avait été jadis un grand révolutionnaire. Le ton était celui d’une certaine compassion, d’un certain dépit, mais l’expression en était brève et sèche : car rien n’était plus odieux à Lénine que la moindre nuance de sentimentalité ou de ratiocination psychologique.

Le 4 ou 5 juillet, je vis Lénine (ainsi que Zinoviev ?), ce me semble, au palais de Tauride. L’offensive avait été repoussée. La fureur contre les bolcheviks, chez les gouvernants, atteignait son dernier degré.

– Maintenant, ils vont nous fusiller tous, disait Lénine. Ce serait pour eux le meilleur moment.

Sa pensée dominante était alors qu’il faudrait sonner la retraite et revenir, dans la mesure indispensable, à l’action clandestine. Ce fut un des brusques tournants de la stratégie de Lénine, qui se motivait, comme toujours, par une rapide appréciation des circonstances.

Plus tard, à l’époque du III° Congrès de l’Internationale Communiste, Vladimir Ilitch disait un jour :

– En juillet, nous avons fait pas mal de bêtises...

Il voulait dire par là que l’action militaire avait été prématurée, que la manifestation avait pris des formes trop agressives qui n’étaient pas en rapport avec nos forces, proportionnellement à l’immensité du pays.

D’autant plus remarquable est pour nous la sereine décision avec laquelle, les 4 et 5 juillet, il définit les positions respectives de la révolution et de ses adversaires, et, se mettant à la place de ces derniers, en conclut que, “ pour eux ”, c’était le bon moment de nous fusiller.

Par bonheur, nos ennemis étaient incapables alors d’agir avec tant d’esprit de suite et de résolution. Ils se bornèrent à la préparation chimique, aux combinaisons de Pérévertzev. Il est pourtant tout à fait probable que, s’ils avaient réussi, dans les premiers jours qui suivirent la manifestation de juillet, à se saisir de Lénine, ils l’auraient traité, ou plus exactement leurs officiers l’auraient traité de la manière qu’employèrent, moins de deux ans plus tard, les officiers allemands à l’égard de Liebknecht et de Rosa Luxemburg.

Dans l’entrevue dont il vient d’être question, il ne fut pas nettement décidé de disparaître ou de se retirer dans l’action clandestine. La révolte de Kornilov se mettait graduellement en branle. Je restai, quant à moi, pendant deux ou trois jours encore, en évidence. Je pris la parole, dans plusieurs réunions de parti et d’organisations, sur ce sujet : “ Que faire ? ” Le furieux élan déclenché contre les bolcheviks semblait insurmontable. Les mencheviks tâchaient, par tous les moyens, de profiter d’une situation qui n’avait pas été créée sans leur concours.

J’eus l’occasion de parler, je m’en souviens, à la bibliothèque du palais de Tauride, dans une réunion de représentants des syndicats. La salle se composait de quelques dizaines d’hommes tout au plus, c’est-à-dire dire de “ sommets ”. Les mencheviks dominaient. Je démontrai la nécessité pour les syndicats de protester contre l’allégation accusant les bolcheviks d’être liés avec le militarisme allemand. Je revois assez confusément les péripéties de cette réunion, mais je me souviens nettement de deux ou trois physionomies sarcastiques qui ne demandaient vraiment qu’à être giflées...

Cependant la terreur s’accentuait. Des arrestations avaient lieu. Pendant plusieurs jours je restai caché dans le logement du camarade Larine. Ensuite, je me mis à sortir, je fis une apparition au palais de Tauride et fus bientôt arrêté.

Je ne fus remis en liberté qu’au moment de la pleine révolte de Kornilov et quand le flot du bolchevisme commença à monter fortement. A cette époque, les “ unionistes ” étaient déjà entrés dans le parti. Sverdlov me proposa de voir Lénine, qui se cachait encore. Je ne me rappelle pas par qui je fus conduit au logement ouvrier de “ conspiration ” où je devais rencontrer Vladimir Ilitch ; ce fut peut-être Rakhia qui m’y mena. Là, vint aussi Kalinine, que Lénine, en ma présence, continua à interroger longuement sur l’état d’esprit des ouvriers, lui demandant si ceux-ci iraient se battre, s’ils marcheraient jusqu’au bout, si l’on pouvait s’emparer du pouvoir, etc.

Quelles étaient alors les dispositions d’âme de Lénine ? Si l’on veut les caractériser en deux mots, on devra dire qu’elles consistaient en de l’impatience réprimée et une profonde inquiétude. Il voyait nettement que le moment arrivait de jouer le va-tout, et en même temps il lui semblait, non sans raison, que dans les sphères supérieures du parti on ne savait pas discerner toutes les conclusions qui s’imposaient. La conduite du Comité Central lui paraissait trop passive et attentiste.

Lénine ne jugeait pas possible pour lui-même de revenir ouvertement à l’action, car il craignait, avec raison, que si on l’arrêtait, cette mesure ne fixât et même ne renforçât l’attitude d’expectative des principaux militants du parti : ce qui, forcément, nous aurait amenés à laisser échapper une situation exceptionnellement révolutionnaire.

C’est pourquoi la soupçonneuse vigilance de Vladimir Ilitch, sa susceptibilité à l’égard de tout symptôme d’esprit temporisateur, de tout indice d’irrésolution et d’atermoiement s’accrurent en ces jours et ces semaines jusqu’au dernier degré. Il exigeait que l’on fît immédiatement une conjuration en règle : il fallait surprendre l’ennemi en coup de foudre, et lui arracher le pouvoir ; ensuite, on verrait... Ceci pourtant doit être conté plus en détail.

Le biographe aura à apprécier de la façon la plus scrupuleuse le fait même du retour de Lénine en Russie, et le contact qu’il prit avec les masses ouvrières.

Sauf un court intervalle, qui se place en 1905, Lénine avait passé plus de quinze ans dans l’émigration. Son sentiment de la réalité, son intime perception du travailleur vivant, tel qu’il est dans l’existence, loin de s’affaiblir durant cette longue période, s’était affermie au contraire, dans le labeur de la pensée théorique et de l’imagination créatrice. D’après des rencontres et des observations que lui ménageait l’occasion, il démêlait et reconstituait l’image de l’ensemble.

Cependant, c’était en émigré qu’il avait vécu la période durant laquelle il mûrit et grandit définitivement pour accomplir son rôle historique. Quand il arriva à Pétersbourg, il apportait avec lui des généralisations toutes faites, dans lesquelles se résumait toute l’expérience sociale, théorique et pratique de sa vie. A peine avait-il touché le sol de Russie qu’il proclamait le mot d’ordre de la révolution sociale. Mais c’est seulement alors, dans l’épreuve qui fut faite des vivantes masses laborieuses, réveillées en Russie, c’est alors que commença la vérification de toute la somme de pensées accumulées, révisées, fixées pendant tant d’années.

Les formules résistèrent à cette épreuve. Bien mieux, c’est ici seulement, en Russie, à Pétrograd, qu’elles s’emplirent de leur contenu concret, quotidien, irréfutable, et qu’elles prirent, par conséquent, une force irrésistible.

Désormais, il n’était plus question de reconstituer, d’après des modèles plus ou moins d’occasion, la perspective de l’ensemble. C’était cet ensemble même qui s’affirmait hautement par toutes les voix de la révolution.

Lénine montra alors, et peut-être ressentit lui-même complètement pour la première fois à quel point il était capable d’entendre la clameur encore chaotique de la masse qui s’éveillait. Avec quel mépris profondément organique il observait les trottinements de souris des partis dirigeants de la Révolution de Février, ces flots d’une “ puissante ” opinion publique qui, par ricochets, se renvoyaient d’une gazette à l’autre ; avec quel dédain il surprenait la myopie, l’infatuation, le verbiage, tout ce qui caractérisait la Russie officielle de février !

Sous les décors démocratiques qui couvraient la scène, il entendait monter le grondement d’événements d’une autre envergure. Quand les sceptiques lui indiquaient les grandes difficultés de son entreprise, la mobilisation de l’opinion publique bourgeoise, la présence des forces élémentaires de la petite bourgeoisie, il serrait les dents et ses pommettes se faisaient plus pointues sous la peau des joues. Cela signifiait qu’il se contenait pour ne pas dire aux sceptiques tout bonnement et franchement ce qu’il pensait d’eux.

Il voyait et comprenait les difficultés aussi bien et mieux que personne, mais il avait la sensation nette, physique, comme d’une chose palpable, des gigantesques forces historiques qui s’étaient accumulées et qui, maintenant, donnaient une formidable poussée pour renverser tous les obstacles.

Il voyait, entendait et sentait avant tout l’ouvrier russe, cette classe ouvrière dont le nombre avait considérablement augmenté, qui n’avait pas encore oublié l’expérience de 1905, qui avait passé par l’école de la guerre, qui en avait connu les illusions, qui avait éprouvé les hypocrisies et les impostures de la défense nationale, et qui était prête maintenant à supporter les plus grands sacrifices et à risquer des efforts inouïs.

Il sentait l’âme du soldat, du soldat abasourdi par trois ans d’un carnage diabolique – sans raison et sans but –, du soldat éveillé par le tonnerre de la révolution et qui se disposait à prendre sa revanche de toutes les stupides immolations, de toutes les humiliations, de tous les affronts, par une explosion de haine furieuse qui n’épargnerait rien.

Il entendait et sentait le moujik qui traînait encore les entraves d’un servage multiséculaire et qui, maintenant, grâce à la violente secousse de la guerre, avait aperçu pour la première fois la possibilité de prendre sa revanche sur tous les oppresseurs, les esclavagistes, les seigneurs : revanche épouvantable, implacable.

Le moujik piétinait encore sur place, ne sachant à quoi se décider, hésitant entre la vide faconde de Tchernov et son “ truc ” à lui, qui consistait en une grande révolte agraire.

Le soldat restait encore en suspens, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, balançant à choisir son chemin entre le patriotisme et les frénésies de la désertion.

Les ouvriers finissaient d’écouter, mais déjà avec défiance, avec une certaine hostilité, les dernières tirades de Tsérételli.

Déjà grondait impatiemment la vapeur dans les chaudières des vaisseaux de guerre de Cronstadt. Le matelot, qui avait en lui les haines ouvrières, affûtées comme des pointes d’acier, et l’obtuse colère d’ours du moujik, le matelot, qui s’était brûlé au feu de l’épouvantable massacre, jetait déjà par-dessus bord ceux qui incarnaient à ses yeux toutes les formes d’oppression, celle de la classe, celle de la bureaucratie et celle de l’autorité militaire.

La Révolution de Février courait sur la pente. Les lambeaux qui restaient du régime de légalité tsariste étaient ramassés par une coalition de sauveteurs ; on les étirait, on les cousait ensemble, et ils finissaient par former un mince voile de légalité démocratique.

Mais, là-dessous, tout bouillonnait et grondait, toutes les rancunes du passé cherchaient leur issue : et c’était la haine du garde dans les campagnes, du commissaire de quartier, du chef de police, du chef du cadastre, du sergent de ville, du fabricant, de l’usurier, du propriétaire, du parasite, de l’homme “ aux mains blanches ”, de l’insulteur, du tyran : ainsi se préparait la plus grande des éruptions révolutionnaires qu’ait connues l’histoire.

Voilà ce qu’entendit et vit Lénine, voilà ce qu’il sentit physiquement, avec une irrésistible netteté, avec une certitude absolue, lorsque, après une longue absence, il prit contact avec le pays saisi par les spasmes de la révolution.

“ Imbéciles, vantards, crétins, vous pensez que l’histoire se fait dans les salons où de petits parvenus démocrates traitent familièrement, “ amis comme cochons ”, des libéraux titrés, où des pieds-plats d’hier, de petits avocats de province, apprennent à baiser vivement les fines mains des Altesses ? Imbéciles ! Vantards ! Crétins !

“ L’histoire se fait dans les tranchées où le soldat, possédé par le cauchemar, par l’ivresse de la guerre, plante sa baïonnette dans le ventre de l’officier, et, ensuite, cramponné aux tampons d’un wagon, fuit vers son village natal pour y allumer l’incendie, pour planter “ le coq rouge ” sur le toit du propriétaire.
“ Cette barbarie n’est point selon votre cœur ? Ne vous froissez pas, répond l’histoire : la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Ce qui se passe procède tout simplement de ce qui a précédé. Vous vous imaginez sérieusement que l’histoire se fait dans vos “ commissions de contact ” ? Fadaises, verbiage enfantin, fantasmagorie, crétinisme !

“ L’histoire – apprenez-le ! – a choisi cette fois pour laboratoire de ses préparations le palais de Kchessinskaïa, de la ballerine, ex-maîtresse de l’ex-tsar. Et de là, de cet édifice qui symbolise l’ancienne Russie, elle prépare la liquidation de toute votre luxure, de toute la dissolution crapuleuse de votre Pétrograd monarchique, bureaucratique, aristocratique, bourgeois. Vers ce palais de la ci-devant ballerine impériale convergent les foules noires de suie, les délégués des fabriques, les députés venus à pied des tranchées, hommes gris, mal bâtis, couverts de poux ; et c’est d’ici qu’ils répandent dans le pays la nouvelle parole, les mots fatidiques... ”

Les piteux ministres de la révolution délibéraient et se demandaient comment faire restituer le palais à sa propriétaire légitime. Les journalistes bourgeois, socialistes-révolutionnaires, mencheviques, grinçaient de leurs dents cariées, se plaignaient de ce que Lénine, du haut du balcon de Kchessinskaïa, lançât les mots d’ordre du bouleversement social. Mais ces efforts tardifs n’arrivaient même pas à augmenter la haine que Lénine ressentait pour l’ancienne Russie ni à donner plus de vigueur à sa volonté de représailles : l’une et l’autre avaient atteint leur dernière limite. Le Lénine qui se dressait sur le balcon de Kchessinskaïa était le même qui, deux mois plus tard, se cacherait dans une meule de foin, et qui, quelques semaines après, occuperait le poste de président du Conseil des Commissaires du Peuple.

Lénine voyait en même temps qu’à l’intérieur du parti se produisait une certaine résistance conservatrice – au début plutôt psychologique que politique –, devant le bond immense que l’on devait risquer.

Lénine observait avec inquiétude les divergences qui se manifestaient de plus en plus entre les dispositions de certains dirigeants du parti et l’état d’âme des masses ouvrières. Pas une minute il ne considéra comme suffisant que le Comité Central eût adopté la formule de l’insurrection armée. Il savait combien il est difficile de passer des paroles aux actes. De toute son énergie, par tous les moyens dont il disposait, il s’efforçait de mettre le parti sous la pression des masses et le Comité Central du parti sous la pression des rangs inférieurs.

Il faisait venir dans son asile des camarades, prenait des renseignements, les vérifiait, procédait à des interrogatoires, organisait la contradiction, lançait par des voies indirectes et transversales ses mots d’ordre dans le parti, les lançait en bas, en profondeur, pour mettre les chefs devant la nécessité d’agir et d’aller jusqu’au bout.

Si l’on veut se rendre compte de la conduite de Lénine pendant cette période, il faut voir nettement ceci : Vladimir Ilitch avait une foi inébranlable en la volonté de révolution des masses, il croyait que la révolution pouvait être faite par les masses ; mais il n’avait pas la même confiance dans l’état-major du parti.

Et cependant il comprenait aussi clairement que possible qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Il est impossible de conserver à son gré une situation révolutionnaire jusqu’au moment où le parti sera prêt à l’utiliser. Nous l’avons vu récemment, par l’exemple de l’Allemagne. Dernièrement encore, on a pu entendre exprimer cette opinion que si nous n’avions pas pris le pouvoir en octobre, nous nous en serions emparés deux ou trois mois plus tard. Erreur grossière ! Si nous n’avions pas pris le pouvoir en octobre, nous ne nous en serions jamais saisis. Notre force à la veille d’octobre était dans un constant afflux des masses qui croyaient que notre parti, que ce parti ferait ce que les autres n’avaient pas fait. Si, à ce moment, les masses avaient aperçu chez nous des hésitations, de la temporisation, si elles avaient constaté que nos actes ne correspondaient pas à nos paroles, elles nous auraient abandonné en deux ou trois mois, de même qu’elles venaient de se retirer loin des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. La bourgeoisie aurait bénéficié d’un répit. Elle en aurait profité pour conclure la paix. Les rapports des forces en auraient été radicalement modifiés, et le coup d’État prolétarien aurait été rejeté dans un lointain indéterminable. Voilà précisément ce que Lénine comprenait, ce qu’il sentait, ce qu’il touchait. De là provenaient son inquiétude, son anxiété, sa défiance ; de là la furieuse pression qu’il exerça et qui fut salutaire pour la révolution.

Les dissensions à l’intérieur du parti qui éclatèrent en tempête pendant les journées d’octobre s’étaient déjà manifestées antérieurement, à plusieurs étapes de la révolution.

La première escarmouche, où l’on mit en cause avant tout les principes, mais où la discussion resta encore dans le calme domaine de la théorie, eut lieu aussitôt après l’arrivée de Lénine, au sujet de ses thèses.

La seconde rencontre, qui fut un choc sourd, se produisit à l’occasion de la manifestation armée du 20 avril.

Troisième collision, à propos de la tentative de manifestation armée du 10 juin ; les “ modérés ” estimaient que Lénine voulait les embarrasser par une démonstration en armes en leur montrant une perspective d’insurrection.

Le conflit qui vint ensuite fut plus grave : il éclata à la suite des journées de juillet. Les désaccords percèrent dans la presse.

L’étape suivante dans le développement de la lutte intérieure fut marquée par la question du “ pré-Parlement ”.

Cette fois-là, dans le parti s’affrontèrent ouvertement deux groupes. A-t-on fait alors un procès-verbal de la séance ? L’a-t-on conservé ? Je n’en sais rien. Mais les débats présentèrent indubitablement un extraordinaire intérêt. Les deux tendances, celle qui voulait la prise du pouvoir et celle qui préconisait un rôle d’opposition dans l’Assemblée Constituante, se définirent alors avec une suffisante plénitude. Ceux qui voulaient le boycottage du “ pré-Parlement ” restèrent en minorité, mais leur nombre n’était pas fort éloigné de la majorité.

Aux débats qui se produisaient dans la fraction et à la décision qui fut prise, Lénine répliqua bientôt, du fond de son asile, par une lettre au Comité Central.

Cette lettre, où Lénine, en termes plus qu’énergiques se solidarisait avec les boycotteurs de “ la Douma de Boulyguine ”, c’est-à-dire de Kérensky-Tsérételli, cette lettre je ne la trouve pas dans la deuxième partie du tome XIV des Œuvres

Ce document extrêmement précieux a-t-il été conservé ?

Les dissentiments atteignirent leur apogée à la veille même d’Octobre, quand il fut question d’adopter définitivement la ligne qui menait au soulèvement et de fixer la date de l’insurrection.

Et enfin, après le coup d’État du 25 octobre, les différends s’aggravèrent encore sur la question de la coalition avec les autres partis socialistes.

Il serait au suprême degré intéressant de reconstituer dans tous ses détails concrets le rôle de Lénine à la veille du 20 avril, du 10 juin et des journées de juillet.

– En juillet, nous avons fait des bêtises, disait plus tard Lénine ; il le disait dans des conversations particulières et je me rappelle qu’il le répéta dans une conférence tenue par la délégation allemande à propos des événements de mars 1921, en Allemagne.

En quoi consistaient donc ces “ bêtises ” ?

Dans une expérimentation énergique ou trop énergique, dans une opération de reconnaissance activement ou trop activement poussée.

Il était nécessaire d’effectuer de temps à autre de ces reconnaissances, sans quoi l’on aurait pu perdre le contact avec les masses. Mais on sait, d’autre part, qu’une reconnaissance active se transforme quelquefois de gré ou de force en une bataille générale.

C’est justement ce qui faillit se produire en juillet. Fort heureusement, on sonna la retraite en temps voulu. Et l’ennemi, en ces jours-là, n’eut pas l’audace de pousser ses avantages jusqu’au bout. Ce n’est pas par hasard que l’audace lui manqua : le régime de Kérenski était, dans son essence même, celui des tergiversations ; et la poltronnerie du “ kérenskisme ” paralysait d’autant plus l’aventure de Kornilov qu’il en ressentait plus d’effroi.

Notes

[1]. N. N. Soukhanov, dans ses Notes sur la Révolution, “ construit ” ma ligne particulière, la distinguant de celle de Lénine. Mais Soukhanov s’est précisément signalé comme “ constructiviste ”.

[2]. Œuvres complètes, t. XIV, part. I, p. 28.

II : Le Coup d’État

L’ouverture du II° Congrès des Soviets fut fixée, sur nos instances, à la fin de la “ Conférence démocratique ”, c’est-à-dire au 25 octobre.

En raison de l’état d’esprit qui se manifestait, en raison de l’exaltation d’heure en heure croissante, non seulement dans les quartiers ouvriers mais aussi dans les casernes, il nous semblait plus conforme à nos desseins de concentrer l’attention de la garnison de Pétrograd précisément sur cette date, choisie comme le jour où le Congrès des Soviets devrait décider de la question du pouvoir, tandis que les ouvriers et les troupes devraient soutenir le Congrès, après s’y être préparés comme il fallait.

Notre stratégie, au fond, était celle de l’offensive nous marchions à l’assaut du pouvoir, mais le thème de notre agitation était que, nos ennemis se préparant à disperser le Congrès des Soviets, il fallait leur donner une implacable riposte.

Tout ce plan se fondait sur la puissance de l’afflux révolutionnaire qui tendait, en tous lieux, à gagner le même niveau et ne donnait à l’adversaire aucun répit. Les régiments les plus arriérés garderaient, dans le pire des cas pour nous, la neutralité.

Dans ces conditions, le moindre geste du gouvernement dirigé contre le Soviet de Pétrograd devait nous assurer, du coup, une prépondérance décisive.

Lénine craignait cependant que l’adversaire n’eût le temps d’amener des troupes contre-révolutionnaires, sans doute peu nombreuses, mais résolues, et d’engager l’action en profitant contre nous des avantages de la surprise. En surprenant le parti et les Soviets, en arrêtant ceux qui formaient la tête du mouvement à Pétrograd, l’adversaire pouvait décapiter la révolution et ensuite, graduellement, l’affaiblir.

– Il ne faut plus attendre, il est impossible de différer ! répétait Lénine.

C’est dans ces conditions qu’eut lieu, à la fin de septembre ou au début d’octobre, la fameuse séance de nuit du Comité Central, dans le logement des Soukhanov.

Lénine y vint, bien décidé à obtenir cette fois une résolution qui ne laisserait plus de place aux doutes, aux hésitations, aux accrocs, à la passivité, à la temporisation.

Cependant, avant de tomber sur les adversaires de l’insurrection armée, il exerça d’abord une pression sur ceux qui fixaient le soulèvement en fonction du II° Congrès des Soviets.

Quelqu’un lui rapporta ce que j’avais dit : “ Nous avons fixé le soulèvement au 25 octobre. ”

J’avais effectivement répété plusieurs fois cette phrase, m’en servant contre ceux des camarades qui indiquaient la voie de la révolution dans le sens d’un “ pré-Parlement ” et d’une “ imposante ” opposition bolchevique dans l’Assemblée Constituante.

“ Si le Congrès des Soviets, qui est bolchevique en sa majorité, disais-je, ne prend pas le pouvoir, le bolchevisme n’aura qu’à payer les frais. Alors, selon toute vraisemblance, l’Assemblée Constituante ne sera pas convoquée. En convoquant, après tout ce qui s’est passé, le Congrès des Soviets, où notre majorité est acquise d’avance, pour le 25 octobre, nous nous engageons par là même publiquement à prendre le pouvoir le 25 octobre au plus tard. ”

Vladimir Ilitch s’éleva violemment contre cette date. La question du II° Congrès des Soviets, disait-il, ne l’intéressait pas du tout : quelle importance cela pouvait-il avoir ? Le Congrès pourrait-il même avoir lieu ? Et que pourrait-il faire, en supposant qu’il se réunît ? Il fallait arracher le pouvoir et non pas s’embarrasser du Congrès des Soviets ; il était ridicule, il était absurde d’avertir l’ennemi du jour de notre soulèvement. Dans le meilleur cas, la date du 25 octobre pouvait nous servir à masquer nos intentions, mais il était indispensable de déclencher l’insurrection auparavant et indépendamment du Congrès des Soviets. Le parti devait s’emparer du pouvoir par les armes, et ensuite l’on verrait à causer avec le Congrès des Soviets. Il fallait passer à l’action immédiatement !

Comme dans les journées de juillet, où Lénine s’attendait fermement à “ les ” voir nous fusiller, il imaginait encore à présent tous les détails de la situation de l’ennemi et en concluait que, du point de vue de la bourgeoisie, le mieux serait de nous surprendre par les armes, de désorganiser la révolution et, ensuite, de la défaire en détail. Comme en juillet, Lénine surestimait la perspicacité et la résolution de l’ennemi, et peut-être même ses possibilités matérielles. Dans une notable mesure, il exagérait sciemment, dans un but tactique absolument juste : en surestimant l’ennemi, il se proposait d’inciter le parti à redoubler d’énergie dans l’attaque.

Pourtant, le parti ne pouvait de ses propres mains s’emparer du pouvoir, indépendamment du Soviet et derrière son dos. C’eût été une faute, dont les conséquences se seraient manifestées même dans la conduite les ouvriers et auraient pu devenir extrêmement regrettables du côté de la garnison. Les soldats connaissaient le Soviet des Députés, ils connaissaient leur section. Ils ne connaissaient le parti qu’à travers le Soviet. Et si l’insurrection s’était accomplie derrière le dos du Soviet, sans liaison avec lui, sans être couverte de son autorité, sans s’affirmer, clairement et nettement, aux yeux de tous, comme l’issue de la lutte pour le pouvoir des Soviets – cela aurait pu causer un dangereux trouble dans la garnison. Il ne faut pas oublier non plus qu’à Pétrograd, à côté du Soviet local, existait encore l’ancien Comité exécutif central panrusse, à la tête duquel se trouvaient des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. A ce Comité on ne pouvait opposer que le Congrès des Soviets.

A la fin des fins, trois groupes se dessinèrent dans le Comité Central : les adversaires de la prise du pouvoir, que la logique de la situation força de renoncer au mot d’ordre “ tout le pouvoir aux Soviets ” ; Lénine, qui exigeait l’organisation immédiate de l’insurrection, indépendamment des Soviets ; et le dernier groupe, rassemblant le reste, qui estimait nécessaire de lier étroitement l’insurrection avec le II° Congrès des Soviets et, par conséquent, de faire coïncider l’une avec l’autre.

“ En tout cas, insistait Lénine, la prise du pouvoir doit précéder le Congrès des Soviets ; autrement, on vous brisera et vous ne réussirez à convoquer aucun Congrès. ”

Enfin, on proposa une résolution selon laquelle l’insurrection devait avoir lieu le 15 octobre, au plus tard. Au sujet de la date, il n’y eut presque pas de débats, je me le rappelle. Tous comprenaient que le jour fixé n’avait qu’une valeur approximative, servant à nous orienter et que, suivant les événements, on pourrait le rapprocher ou l’éloigner quelque peu. Mais il ne pouvait être question que de jours, pas plus. La nécessité même d’une date aussi rapprochée que possible était absolument évidente.

Les principaux débats dans les séances du Comité Central eurent, bien entendu, pour objet de lutter contre ceux des membres du Comité qui étaient opposés à l’insurrection armée en général. Je ne me charge pas de reproduire les trois ou quatre discours que prononça Lénine pendant cette dernière séance sur les points suivants : Fallait-il prendre le pouvoir ? Etait-il temps de le prendre ? Pourrions-nous le conserver si nous le prenions ?

Sur les mêmes sujets, Lénine, à cette époque et plus tard, écrivit plusieurs articles et plusieurs brochures. Le développement des idées dans ses discours à la séance fut, bien entendu, le même. Mais ce qui est intraduisible, ce que l’on ne peut reproduire, c’est l’esprit de ces improvisations véhémentes, passionnées, toutes pénétrées du désir de transmettre aux opposants, aux hésitants, aux irrésolus, sa pensée, sa volonté, son assurance, son courage. Car, enfin, ce qui le décidait alors, c’était le sort même de la révolution !...

La séance se termina tard dans la nuit. Chacun se sentait à peu près dans l’état d’un homme qui vient de subir une opération chirurgicale. Une partie de ceux qui avaient assisté à cette réunion, et moi dans ce nombre, passâmes le reste de la nuit dans le logement des Soukhanov.

La marche ultérieure des événements, on le sait, nous fut d’un grand secours. La tentative qui avait été faite pour licencier la garnison de Pétrograd amena la création du Comité de Guerre Révolutionnaire. Nous eûmes ainsi la possibilité de légitimer la préparation de l’insurrection par l’autorité du Soviet et de lier notre cause à une question qui touchait dans son existence même toute la garnison de Pétrograd.

Dans l’intervalle de temps qui se place entre la séance du Comité Central ci-dessus décrite et le 25 octobre, je ne me rappelle avoir eu qu’une seule entrevue avec Vladimir Ilitch ; encore ce souvenir est-il confus. Quand eut-elle lieu ? Sans doute entre le 15 et le 20 octobre. Je me rappelle que j’étais fort curieux de savoir ce que pensait Lénine du caractère “ défensif ” d’un discours que j’avais prononcé dans une séance du Soviet de Pétrograd : j’avais déclaré que les bruits qui couraient sur une insurrection armée, préparée par nous pour le 22 octobre (“ journées du Soviet de Pétrograd ”) étaient faux, et j’avais averti qu’à toute attaque nous répondrions par une contre-attaque résolue et mènerions les choses jusqu’au bout. Je me rappelle que l’état d’âme de Vladimir Ilitch, au cours de cette entrevue, était plus calme et plus assuré, je dirais même moins soupçonneux. Non seulement il ne trouva rien à redire au ton apparemment défensif de mon discours, mais il le trouva tout à fait approprié pour endormir la vigilance de l’ennemi.

Néanmoins, il hochait la tête de temps en temps et demandait :

– Mais ne sauront-ils pas nous prévenir ? Ne vont-ils pas tomber sur nous à l’improviste ?

Je démontrai que tout marcherait à peu près automatiquement.

Durant cette conversation, ou du moins pendant une certaine partie de l’entretien, le camarade Staline était, ce me semble, présent. Il se peut, d’ailleurs, que je confonde ici deux entrevues. En général, je dois dire que, pour les derniers jours qui précédèrent le coup d’État mes souvenirs sont comme comprimés dans ma mémoire et qu’il est très difficile d’en détacher quelque chose, de les déplier et de les remettre en place.

Je devais revoir Lénine le 25 octobre, au jour même du grand événement, à Smolny. A quelle heure ? je n’en ai aucune idée ; vers le soir probablement. Vladimir Ilitch, je m’en souviens fort bien, commença par une question anxieuse sur les pourparlers que nous menions avec l’état-major du corps d’armée de Pétrograd, au sujet du sort de la garnison. Selon les journaux, les pourparlers approchaient d’une conclusion favorable.

– Vous marchez vers un compromis ? demanda Lénine, et ses regards nous fouillaient jusqu’à l’âme.

Je répondis que nous avions lancé exprès cette rassurante nouvelle dans les journaux, que ce n’était qu’une ruse de guerre au moment où s’engageait la bataille générale.

– Ah ! ça, c’est bien-en ! s’écria Lénine d’une voix chantante et gaie, et, retrouvant tout son entrain, il se mit à arpenter la chambre en se frottant les mains.

– Ça, c’est bien-en !

En général, Ilitch aimait les stratagèmes. Duper l’ennemi, le traiter en gobe-mouches, n’est-ce pas ce que l’on peut imaginer de plus délectable ?

Mais, dans le cas présent, la ruse avait une importance toute particulière : elle signifiait que déjà nous étions entrés en plein cœur de l’action décisive. Je dis de quelle façon les opérations militaires se trouvaient déjà avancées : nous tenions pour l’instant en ville un bon nombre de points importants.

Vladimir Ilitch aperçut (ou je lui montrai peut-être) une affiche fraîchement imprimée de la veille, menaçant d’exécution sommaire quiconque tenterait de commettre un pillage pendant le coup d’État.

Au premier instant, Lénine resta comme interloqué, il me sembla même qu’un doute le prenait. Mais il dit ensuite :

– Bon, c’est juste !

Il se jetait avidement sur tous ces petits détails de la grande affaire. Pour lui, c’étaient d’indiscutables preuves que cette fois l’on avançait, que le Rubicon était passé, qu’il n’y avait plus de retour possible en arrière.

Je me rappelle l’énorme impression que produisit sur Lénine ce fait que j’avais appelé, par un ordre écrit, une compagnie du régiment Pavlovsky pour assurer la publication de notre journal du parti et des Soviets.

– Et alors, la compagnie est sortie ?

– Parfaitement.

– Les journaux sont à la composition ?

– Oui, ça marche.

Lénine en était transporté, ce qui se manifestait par des exclamations, des rires : il se frottait les mains. Ensuite, il se renferma en lui-même, réfléchit et dit :

– Allons, on peut aussi faire les choses de cette manière... pourvu que nous prenions le pouvoir !...

Je compris qu’à ce moment seulement, il admettait définitivement l’idée de renoncer à la prise du pouvoir par une conjuration.

Jusqu’à la dernière heure, il craignait que l’ennemi ne se mît en travers de notre mouvement et ne nous surprît à l’improviste.

Ce n’est que ce soir-là, le 25 octobre, qu’il se calma et sanctionna définitivement la voie dans laquelle s’étaient engagés les événements. Je dis “ se calma ”, mais c’était pour recommencer aussitôt à s’inquiéter au sujet de toute une série de questions, grandes et menues, concrètes et méticuleuses, liées à la marche du soulèvement :

– Ecoutez, si vous faisiez cela ? Ne serait-il pas bon d’entreprendre ceci ? Et si l’on faisait appel à ceux-là ?...

Ces interminables questions et propositions n’avaient extérieurement aucun lien entre elles, mais toutes surgissaient du même travail intérieur intensif qui embrassait toute l’étendue du soulèvement.

Il faut savoir ménager son souffle dans les événements d’une révolution. Quand le flot monte irrésistible, quand les forces de l’insurrection s’accroissent automatiquement, tandis que celles de la réaction, fatalement, se fractionnent et se dispersent, la tentation est grande de se livrer à l’élément, de se laisser emporter par le courant. Un brusque succès désarme aussi bien qu’une défaite.

Ne pas perdre le fil des événements ; après chaque nouveau succès se dire : rien n’est encore atteint, rien n’est garanti ; cinq minutes avant la victoire décisive, mener les opérations avec autant de vigilance, d’énergie, d’intensité que cinq minutes avant l’ouverture des hostilités ; cinq minutes après la victoire, avant même que retentissent les premières acclamations, se dire : la conquête n’est pas encore assurée, il ne faut pas perdre un instant ; telle est la marche, telle est la façon d’agir, telle est la méthode de Lénine, telle est l’essence organique de son caractère politique, de son esprit révolutionnaire.

J’ai déjà raconté ailleurs comment Dan, se rendant sans doute à la séance de la fraction menchevique du II° Congrès des Soviets, reconnut Lénine déguisé, parmi nous qui étions assis devant une petite table dans une chambre de passage. Ce sujet a même été représenté dans un tableau qui, au surplus, à en juger par les photographies que j’en ai vues, n’a pas du tout de rapport avec la réalité. Tel est du reste le sort de la peinture historique, et non pas seulement de cet art. Je ne me rappelle pas à quelle occasion, mais beaucoup plus tard, je dis à Vladimir Ilitch :

– Il faudrait rédiger une note sur cette rencontre ; sans quoi on en dira plus tard des blagues !

Il fit un geste de désespoir comique :

– Qu’importe ! Des blagues, on en dira tant et plus...

Le II° Congrès des Soviets tenait sa première séance à l’Institut Smolny. Lénine n’y parut point. Il restait à l’écart dans une des chambres de l’Institut où il n’y avait, si je m’en souviens bien, pas du tout ou presque pas de meubles. Quelqu’un vint ensuite étendre sur le plancher des couvertures et y jeta deux oreillers. Nous nous y reposâmes, Vladimir Ilitch et moi, couchés l’un à côté de l’autre. Mais après quelques minutes, on m’appela :

– Dan a pris la parole, il faut lui donner la réplique.

Après avoir répondu à Dan, je revins et me recouchai à côté de Vladimir Ilitch, qui, bien entendu, ne songeait nullement à dormir. Il ne pouvait en être question ! Toutes les cinq ou dix minutes, quelqu’un accourait de la salle des séances pour nous faire connaître ce qui s’y passait. En outre, des estafettes venaient de la ville où, sous la direction d’Antonov-Ovséenko, se poursuivait le siège du Palais d’Hiver, qui se termina par une prise d’assaut.

Ce qui se passa ensuite, ce fut sans doute le lendemain matin, qu’une nuit d’insomnie séparait à peine du jour précédent. Vladimir Ilitch avait l’air fatigué. Souriant, il dit :

– Le passage est trop brusque de la vie clandestine et du régime de Pérévertzev au pouvoir... Es schwiendelt (la tête me tourne), ajouta-t-il, je ne sais pourquoi, en allemand, et de la main il décrivit un mouvement circulaire autour de sa tête.

Après cette remarque, la seule plus ou moins personnelle que j’aie entendue de lui à l’occasion de la conquête du pouvoir, on passa simplement à l’expédition des affaires du jour.

III : Brest-Litovsk

Nous avions abordé les pourparlers de paix avec l’espoir d’ébranler les masses ouvrières d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie aussi bien que celles des pays de l’Entente. Pour atteindre ce but, il fallait faire durer les pourparlers le plus possible, afin de donner aux ouvriers européens le temps de comprendre convenablement le fait même de la révolution soviétique et, en particulier, sa politique de paix.

Après la première suspension des pourparlers, Lénine me proposa de me rendre à Brest-Litovsk. La perspective de traiter avec le baron Kühlmann et le général Hoffmann n’avait en elle-même rien de séduisant ; mais, “ pour faire traîner les pourparlers, il fallait un traîneur ”, comme le disait Lénine. Nous eûmes, à l’Institut Smolny, un bref échange de vues au sujet de la ligne générale des pourparlers. La question de signer ou de ne pas signer fut, pour l’instant, laissée de côté : on ne pouvait savoir quelle serait la marche des conférences, quel effet elles produiraient en Europe, quelle nouvelle situation allait en résulter. Et nous ne renoncions pas, bien entendu, à l’espoir d’un rapide développement révolutionnaire.

Nous ne pouvions pas continuer la guerre, c’était pour moi absolument évident. Quand je passai la ligne des tranchées, pour la première fois, sur le chemin de Brest-Litovsk, nos camarades, malgré tous les avertissements et les exhortations qui leur avaient été adressés, ne réussirent pas à organiser une manifestation plus ou moins significative pour protester contre les exigences excessives de l’Allemagne : les tranchées étaient presque vides, personne n’osa dire un mot, même sous une forme conditionnelle, au sujet d’une prolongation de la guerre. La paix, la paix coûte que coûte !...

Plus tard, lorsque je revins à Brest-Litovsk, je tâchai de déterminer le représentant du groupe militaire au Comité exécutif panrusse à soutenir notre délégation par un discours “ patriotique ”.

– Impossible, répondit-il, absolument impossible ; nous ne pourrions plus revenir dans les tranchées ; on ne nous comprendrait pas ; nous perdrions toute influence...

Ainsi, sur l’impossibilité d’une guerre révolutionnaire, il n’y eut pas l’ombre d’un désaccord entre Vladimir Ilitch et moi.

Mais une autre question se posait : les Allemands pourraient-ils continuer la guerre, pourraient-ils mener une offensive contre la révolution, qui déclarait mettre fin aux hostilités ? Comment pouvions-nous connaître, tâter l’opinion de la masse des soldats allemands ? Quelle impression la Révolution de Février et celle d’Octobre avaient-elles produite sur cette masse ? La grève de janvier, en Allemagne, semblait indiquer un certain ébranlement. Quelle en était la profondeur ? Ne fallait-il pas essayer de soumettre la classe ouvrière et l’armée allemandes à une épreuve : d’une part, la révolution ouvrière déclarant la guerre terminée ; d’autre part, le gouvernement des Hohenzollern donnant l’ordre d’engager une offensive contre cette révolution ?

– Certainement, c’est très séduisant, répliquait Lénine, et sans aucun doute il resterait quelque chose d’une pareille épreuve. Mais c’est risqué, très risqué. Et si le militarisme allemand, ce qui est très probable, se trouve assez fort pour déclencher l’attaque contre nous, qu’arrivera-t-il ? Impossible de risquer : actuellement il n’y a rien au monde de plus important que notre révolution.

La dissolution de l’Assemblée Constituante, au début, gâta beaucoup notre situation internationale. Cependant, les Allemands avaient pu craindre d’abord qu’une entente entre nous et “ les patriotes ” de l’Assemblée Constituante n’amenât une tentative de continuation de la guerre. Une pareille aberration aurait définitivement perdu la révolution et le pays ; mais on ne s’en serait aperçu que plus tard et, en attendant, les Allemands auraient dû fournir un nouvel effort. Or, la dissolution de l’Assemblée Constituante montrait aux Allemands que nous étions vraiment disposés à terminer la guerre à quelque prix que ce fût. Le ton de Kühlmann devint aussitôt plus insolent.

Et quelle impression cette même dissolution de l’Assemblée Constituante pouvait-elle produire sur le prolétariat des Alliés ? A cela, il n’était pas difficile de répondre : la presse de l’Entente présentait le régime soviétique comme une simple agence des Hohenzollern. Et voici que les bolcheviks dispersaient l’Assemblée Constituante “ démocratique ” pour conclure avec les Hohenzollern une paix humiliante, asservissante, alors que la Belgique et le nord de la France étaient occupés par les armées allemandes. Il était clair que la bourgeoisie de l’Entente réussirait à répandre dans les masses ouvrières la plus grande perplexité. Et cela pouvait faciliter, d’autre part, une intervention militaire contre nous. On savait que, même en Allemagne, parmi l’opposition social-démocrate, circulaient avec insistance des légendes disant que les bolcheviks avaient été achetés par le gouvernement allemand et que ce qui se passait à Brest-Litovsk était tout simplement une comédie, dont les rôles avaient été distribués d’avance.

Cette version devait paraître encore plus acceptable en France et en Angleterre. J’estimais donc qu’avant de signer la paix, il était de toute nécessité de donner aux ouvriers de l’Europe une preuve éclatante de la haine mortelle qui nous séparait des dirigeants de l’Allemagne. C’est précisément sous l’influence de ces motifs que j’arrivai, étant à Brest-Litovsk, à l’idée d’une démonstration “ instructive ” qui se traduisait par la formule : nous terminons la guerre, mais nous ne signons pas la paix. Je pris conseil des autres membres de la délégation, lesquels me donnèrent leur assentiment, et j’en écrivis à Vladimir Ilitch.

Il répondit : “ Quand vous reviendrez, nous en parlerons. ” Peut-être même, dans cette réponse, entendait-il exprimer qu’il n’était pas d’accord avec ma proposition. Actuellement, je ne m’en souviens pas, je n’ai pas la lettre sous la main, et je ne suis pas sûr qu’elle ait été conservée. Lorsque je revins à Smolny, nous eûmes, Vladimir Ilitch et moi, de longs entretiens.

– Tout cela est fort séduisant, et même, on ne pourrait souhaiter rien de mieux si le général Hoffmann était incapable de faire avancer ses troupes contre nous. Mais il y a peu d’espoir qu’il en soit ainsi. Le général trouvera pour son offensive des régiments spécialement composés de paysans riches bavarois, et en faut-il tant que cela pour nous battre ? Vous dites vous-même que les tranchées sont vides. Et si les Allemands recommencent tout de même la guerre ?

– Alors, nous serons forcés de signer la paix, mais il sera clair pour tout le monde que nous n’avions pas d’autre issue. Cela suffira pour ruiner la légende qui montre une soi-disant liaison de coulisses entre nous et les Hohenzollern.

– Certes, il y a là des avantages. Mais c’est pourtant trop risqué. Actuellement, il n’y a rien au monde de plus important que notre révolution ; il faut la mettre hors de danger coûte que coûte.

Aux difficultés principales de la question s’ajoutèrent d’extrêmes complications à l’intérieur du parti. Dans les milieux du parti, ou du moins parmi les éléments dirigeants, l’opinion dominante, intransigeante, était qu’il fallait rejeter les conditions de Brest-Litovsk et refuser la signature de la paix. Les comptes rendus que publiaient nos journaux sur les pourparlers entretenaient et aggravaient cet état d’esprit qui trouva son expression la plus vive dans le groupe du communisme de gauche, celui-ci lançant le mot d’ordre de la guerre révolutionnaire. Cette circonstance, bien entendu, inquiétait fort Lénine.

– Si le Comité Central décide de souscrire aux conditions allemandes uniquement sous l’influence d’un ultimatum verbal, lui disais-je, nous risquons de provoquer une scission dans le parti. Il est indispensable de dévoiler le véritable état des choses à notre parti non moins qu’aux ouvriers d’Europe... Si nous rompons avec ceux de gauche, le parti donnera de la bande sur la droite : car, enfin, il est hors de doute que tous les camarades qui avaient pris nettement position contre le coup d’État d’Octobre et se prononçaient pour le bloc des partis socialistes se sont trouvés partisans sans réserves de la paix de Brest-Litovsk. Or, notre tâche ne consiste pas seulement à conclure la paix ; parmi les communistes de gauche, il y en a beaucoup qui ont joué un rôle de militants des plus actifs dans la période d’Octobre, etc.

– Tout cela est indiscutable, répondait Vladimir Ilitch. Mais ce qui se décide en ce moment, c’est le sort de la révolution. Nous rétablirons l’équilibre dans le parti. Avant tout, il faut sauver la révolution. On ne peut la sauver qu’en signant la paix. Mieux vaut une scission que le danger de voir la révolution écrasée par la force militaire. Les lubies passeront, et ensuite – si même ils vont jusqu’à provoquer une scission, ce qui n’est pas absolument inévitable –, ils reviendront au parti. Mais si les Allemands nous écrasent, personne ne nous ramènera... Enfin, mettons que votre plan soit accepté. Nous avons refusé de signer la paix. Et alors, les Allemands prennent l’offensive. Que faites-vous dans ce cas ?

– Nous signons la paix sous la contrainte des baïonnettes. Alors, le tableau se dessine clairement pour la classe ouvrière du monde entier.

– Et vous ne soutiendrez pas alors le mot d’ordre de la guerre révolutionnaire ?

– Jamais.

– Si l’affaire se présente ainsi, l’expérience peut être déjà beaucoup moins périlleuse. Nous risquons de perdre l’Estonie ou la Lettonie. Des camarades estoniens sont venus me voir et ils m’ont raconté comment ils avaient assez heureusement entrepris la construction socialiste dans les colonies agricoles. Il sera très regrettable de sacrifier l’Estonie socialiste – ajoutait Lénine d’un ton ironique –, mais il le faudra, il faudra, je pense, pour la bonne cause de la paix, en venir à ce compromis.

– Mais en supposant que la paix soit signée immédiatement, est-ce que cela supprime la possibilité d’une intervention militaire des Allemands en Estonie ou en Lettonie ?

– Admettons : mais c’est une simple possibilité, tandis que dans l’autre cas, c’est une quasi-certitude. Moi, en tout cas, je me prononcerai pour la signature immédiate : c’est plus sûr.

Lénine, devant mon plan, craignait surtout que, dans le cas où les Allemands reprendraient l’offensive, nous ne réussissions pas à signer la paix assez vite, c’est-à-dire que le militarisme allemand ne nous en laissât pas le temps : “ Cette Beste saute vivement ”, répéta plus d’une fois Vladimir Ilitch.

Dans les conférences où l’on délibéra sur la question de la paix, Lénine se prononça très résolument contre la gauche et avec beaucoup de circonspection et de calme contre ma proposition. Il l’accepta cependant à contrecœur, dans la mesure où le parti était évidemment opposé à la signature, dans la mesure où une résolution transitoire devait servir pour le parti de pont qui l’amènerait à signer le traité.

La conférence des bolcheviks les plus en vue -– c’est-à-dire des délégués au III° Congrès des Soviets montra sans laisser aucun doute que notre parti, qui sortait à peine du feu d’Octobre, avait besoin de vérifier par l’action la situation internationale. S’il n’y avait pas eu de formule transitoire, la majorité se serait prononcée pour la guerre révolutionnaire.

Il n’est peut-être pas sans intérêt de noter que les socialistes-révolutionnaires de gauche ne se prononcèrent pas du tout du premier coup contre la paix de Brest-Litovsk. Du moins Spiridonova était-elle, dans les premiers temps, résolument décidée pour la signature :

– Le moujik ne veut plus de guerre – disait-elle – et il acceptera n’importe quelle paix.

– Signez immédiatement la paix – me disait-elle à mon premier retour de Brest – et abolissez le monopole des blés.

Ensuite les socialistes-révolutionnaires de gauche se déchirèrent en faveur de la formule transitoire : cesser la guerre sans signer la paix ; mais ils la considéraient comme une étape vers la guerre révolutionnaire “ en cas de besoin ”.

On sait que la délégation allemande répondit à notre déclaration dans un sens tel que l’on pouvait croire que l’Allemagne n’avait pas l’intention de reprendre les hostilités. Nous en étions arrivés à cette déduction quand nous revînmes à Moscou.

– Mais ne nous tromperont-ils pas ? demandait Lénine.

D’un geste, nous donnions à comprendre que cela ne nous paraissait pas probable.

– Alors, ça va, dit Lénine. S’il en est ainsi, tant mieux : les apparences sont sauvées et nous voilà sortis de la guerre [1].

Cependant, deux jours avant la date qui nous était fixée comme dernier délai, nous reçûmes du général Samoïlo, qui était resté à Brest, un avis télégraphique disant que les Allemands, d’après la déclaration du général Hoffmann, se considéraient à partir du 18 février, midi, comme en état de guerre avec nous, et que par conséquent ils l’avaient invité, lui, Samoïlo, à quitter Brest-Litovsk. Ce télégramme fut directement remis à Vladimir Ilitch. Je me trouvais alors dans son cabinet. Nous étions en conversation avec Karéline et aussi avec je ne sais plus quel camarade des socialistes-révolutionnaires de gauche.

Après avoir pris connaissance du télégramme, Lénine me le passa sans dire un mot. Je me souviens de son regard, qui me fit aussitôt sentir que le télégramme apportait une grande et mauvaise nouvelle. Lénine se hâta de terminer la conversation avec les socialistes-révolutionnaires pour examiner la nouvelle situation.

– Ainsi, ils nous ont pourtant trompés. Ils ont gagné cinq jours... Cette Beste ne laisse rien perdre. Maintenant, donc, il ne reste plus qu’à signer d’après les anciennes conditions, si seulement les Allemands consentent à les maintenir.

Je répliquai en disant qu’il fallait donner à Hoffmann le temps d’engager effectivement son offensive.

– Mais alors, cela signifie que nous rendrons Dvinsk, que nous perdrons beaucoup d’artillerie, etc. ?

– Certainement, ce sont de nouveaux sacrifices à faire. Mais il faut que le soldat allemand entre effectivement, en combattant, sur le territoire soviétique. Il faut que la nouvelle soit connue de l’ouvrier allemand d’une part, des ouvriers anglais et français de l’autre.

– Non, répliqua Lénine. Il ne s’agit pas, bien entendu, de Dvinsk ; mais, en ce moment, il n’y a plus une heure à perdre. L’épreuve est faite. Hoffmann veut et peut faire la guerre. Impossible de différer : ils nous ont déjà pris cinq jours dont je comptais faire usage. Et cette Beste saute vivement.

Le Comité Central prit une décision, comportant l’envoi du télégramme où il était dit que nous consentions immédiatement à signer le traité de Brest-Litovsk. Le télégramme fut expédié.

– Il me semble, dis-je à Vladimir Ilitch dans un entretien privé, qu’au point de vue politique il serait conforme à la situation que je donne ma démission de commissaire du peuple aux affaires étrangères ?

– Pourquoi cela ? Ce sont des procédés parlementaires que nous n’avons pas à introduire chez nous.

– Mais ma démission marquera pour les Allemands un changement radical de notre politique et augmentera la confiance qu’ils doivent avoir en notre réelle intention de signer cette fois la paix et d’en observer les conditions.

– C’est possible, dit Lénine, d’un ton méditatif. C’est là un sérieux motif politique.

Je ne me rappelle pas à quel moment on reçut la nouvelle d’une descente de l’armée allemande en Finlande et des opérations entreprises pour écraser les ouvriers finnois. Je me souviens que je heurtai Lénine dans le corridor, non loin de son cabinet. Il était extrêmement ému. Je ne l’avais jamais vu et ne l’ai jamais trouvé depuis dans un pareil état.

– Oui, dit-il, nous serons probablement forcés de batailler, bien que nous n’en ayons pas les moyens. Cette fois, je crois qu’il n’y a pas d’autre issue...

Tel fut le premier mouvement de Lénine, après lecture du télégramme qui annonçait l’écrasement de la révolution en Finlande. Mais dix minutes ou un quart d’heure plus tard, lorsque j’entrai dans son cabinet, il me dit :

– Non, impossible de changer notre politique. Notre action ne sauverait pas la Finlande révolutionnaire et nous perdrait sûrement. Nous donnerons tout le secours possible aux ouvriers finlandais, mais sans quitter le terrain de la paix. Je ne sais si cela nous sauvera maintenant. Mais, en tout cas, c’est le seul chemin où le salut soit encore possible.

Et le salut se trouva en effet sur ce chemin.

La décision de ne pas signer la paix n’était pas motivée, comme on l’écrit parfois maintenant, par cette raison abstraite qu’il serait impossible de conclure une convention avec les impérialistes. Il suffit de consulter la brochure du camarade Ovsiannikov : on y verra les votes que Lénine réclama sur cette question ; ils sont des plus instructifs ; on constatera que les partisans de la formule d’essai par tâtonnements, “ ni guerre, ni paix ”, répondirent affirmativement quand on leur demanda si nous avions le droit, en tant que parti révolutionnaire, de signer dans certaines conditions une paix “ infâme ”. En réalité, nous disions : s’il y a seulement vingt-cinq chances sur cent que les Hohenzollern ne se décide pas à nous faire la guerre, ou ne le puisse pas, il faut risquer l’expérience.

Trois années plus tard, nous courions un autre risque – cette fois sur l’initiative de Lénine ; nous tâtions de la pointe de la baïonnette les bourgeois et hobereaux de Pologne. Nous fûmes repoussés. En quoi donc y avait-il là une différence avec ce que nous avions fait à Brest-Litovsk ? Dans le principe, aucune différence ; mais il y en avait une dans le degré du risque.

Il me souvient que le camarade Radek écrivit un jour que la puissance de la pensée tactique de Lénine apparut le plus brillamment dans la poussée accomplie après la signature de Brest, jusqu’à la marche sur Varsovie. Nous savons tous maintenant que cette marche sur Varsovie fut une erreur qui nous coûta extrêmement cher. Non seulement elle nous conduisit à la paix de Riga, qui devait nous séparer géographiquement de l’Allemagne, mais elle eut pour conséquence immédiate, entre autres résultats, d’aider considérablement à l’affermissement de l’Europe bourgeoise. La signification contre-révolutionnaire du traité de Riga pour le sort de l’Europe peut être comprise plus clairement si l’on se rappelle seulement les circonstances de 1923 et si l’on imagine que nous ayons eu alors une frontière commune avec l’Allemagne. Trop de choses disent que le développement des événements en Allemagne aurait été, dans ce cas, tout à fait différent. De plus, il est indubitable que, même en Pologne, le mouvement révolutionnaire aurait marché d’une façon beaucoup plus heureuse sans notre intervention militaire, qui fut suivie d’une défaite.

Lénine lui-même, autant que je le sache, donnait une formidable importance à “ l’erreur ” de Varsovie. Et néanmoins Radek, dans l’appréciation qu’il donne de l’envergure tactique de Lénine, a tout à fait raison. Certes, après la tentative qui fut faite pour “ éprouver ” les masses laborieuses de Pologne, tentative qui ne donna pas les résultats espérés ; après le recul qui nous fut infligé – et que l’on devait nécessairement nous infliger, car, étant donné le calme qui régnait alors en Pologne, notre marche sur Varsovie n’était qu’une incursion de partisans ; après la défaite qui nous força à signer la paix de Riga – il n’est pas difficile de conclure que les adversaires de la campagne voyaient juste et qu’il aurait mieux valu s’arrêter à temps et conserver la frontière avec l’Allemagne. Mais tout cela n’est devenu clair que plus tard. Ce qui est significatif pour Lénine dans l’idée de la marche sur Varsovie, c’est le courage de sa conception. Le risque était grand, mais l’importance du but l’emportait sur la grandeur du danger. L’échec possible ne constituait pas un péril pour l’existence même de la République des Soviets ; tout au plus entraînerait-il son affaiblissement.

On peut laisser à l’historien futur la charge d’apprécier s’il valait la peine de risquer une aggravation des conditions de la paix de Brest-Litovsk dans le seul but de faire une démonstration devant les ouvriers européens. Mais il est absolument évident que, cette démonstration ayant été faite, nous étions obligés de signer la paix qu’on nous imposait. Et ici, la netteté de la position de Lénine et sa puissante pression sauvèrent les choses.

– Et si les Allemands prennent pourtant l’offensive ? Et s’ils marchent sur Moscou ?

– Nous battrons en retraite vers l’Est, vers l’Oural, en déclarant que nous sommes prêts à signer la paix. Le bassin de Kouznetz est riche en charbon. Nous créerons une République de l’Oural-Kouznetz, en nous servant de l’industrie de la région, en utilisant le charbon de Kouznetz, en nous appuyant sur le prolétariat de l’Oural et sur ceux des ouvriers de Moscou et de Pétrograd que nous aurons pu emmener. Nous tiendrons. En cas de nécessité, nous nous retirerons encore plus loin à l’Est, au-delà de l’Oural. Nous reculerons jusqu’au Kamtchatka, mais nous tiendrons. Les circonstances internationales se modifieront encore des dizaines de fois et nous pourrons, depuis notre République de l’Oural-Kouznetz, revenir à Moscou et à Pétrograd. Mais si nous nous embourbons maintenant inutilement dans une guerre révolutionnaire, si nous laissons égorger l’élite de la classe ouvrière et de notre parti, il est clair qu’alors nous ne reviendrons jamais.

Durant cette période, la République de l’Oural-Kouznetz occupa une grande place dans l’argumentation de Lénine. Parfois il laissait les opposants véritablement interloqués en leur jetant cette question :

– Mais savez-vous que dans le bassin de Kouznetz, nous avons d’énormes gisements de charbon ? En les joignant au minerai de l’Oural et au blé de Sibérie, nous avons une base de réserve.

L’opposant, qui ne se représentait pas toujours bien nettement où se trouvait Kouznetz et quel rapport il pouvait y avoir entre ses richesses en charbon et, d’autre part, le bolchevisme conséquent et la guerre révolutionnaire, ouvrait de grands yeux ou bien éclatait de rire dans sa surprise, estimant qu’Ilitch plaisantait ou cherchait à ruser. En réalité, Lénine ne plaisantait pas du tout, mais, fidèle à lui-même, il sondait les données de la situation jusqu’à leurs plus extrêmes conséquences, jusqu’à leurs pires résultats pratiques. Cette conception d’une République de l’Oural-Kouznetz lui était organiquement nécessaire pour s’affermir lui-même, et pour affermir les autres dans la conviction que rien n’était encore perdu, et qu’il n’y avait aucune raison de céder à la stratégie du désespoir.

On sait que nous ne fûmes pas réduits à la République de l’Oural-Kouznetz, et fort heureusement. Mais on peut affirmer que cette République qui n’a jamais existé a sauvé la République des Soviets.

En tout cas, pour comprendre et apprécier la tactique de Lénine à Brest-Litovsk, on est obligé de la rattacher à sa tactique d’Octobre. Etre l’adversaire d’Octobre et le partisan de Brest, ce serait exprimer, dans l’un et dans l’autre cas, des idées de capitulation. Le fond de l’affaire réside en ceci que Lénine, à l’occasion de la capitulation de Brest-Litovsk, déploya la même inépuisable énergie révolutionnaire que celle qui avait assuré au parti sa victoire d’Octobre. C’est précisément cette combinaison naturelle, organique, d’Octobre et de Brest, d’une gigantesque poussée avec une courageuse circonspection, de la vigueur avec la justesse de vue qui donne la mesure de la méthode et de la force de Lénine.

Notes

[1]. Les dialogues reproduits dans ce chapitre ne sont, bien entendu, qu’approximatifs ; mais je me rappelle mot à mot la phrase sur “ les apparences ”.

IV : La dissolution de la Constituante

Dans les premiers jours, sinon dans les premières heures qui suivirent le coup d’Etat, Lénine posa la question de l’Assemblée Constituante.

– Il faut l’ajourner, déclara-t-il, il faut proroger les élections. Il faut élargir le droit électoral, en donnant la faculté de voter aux jeunes gens de dix-huit ans. Il faut donner la possibilité de réviser les listes de candidats. Nos listes à nous-mêmes ne valent rien : on y trouve une quantité d’intellectuels d’occasion, et nous avons besoin d’ouvriers et de paysans. Les gens de Kornilov, les Cadets doivent être mis hors la loi.

On lui répliquait :

– Il n’est pas commode de surseoir maintenant. Ce sera compris comme une liquidation de l’Assemblée Constituante, d’autant plus que nous avons nous-mêmes accusé le Gouvernement provisoire d’atermoyer avec l’Assemblée.

– Bêtises ! répliquait Lénine. Ce qui importe, ce sont les actes et non les paroles. Pour le Gouvernement provisoire, l’Assemblée Constituante marquait ou pouvait marquer un pas en avant ; pour le pouvoir soviétique, surtout avec les listes actuelles, ce serait inévitablement un pas en arrière. Pourquoi trouvez-vous incommode d’ajourner ? Et si l’Assemblée Constituante se compose de Cadets, de mencheviks et de socialistes-révolutionnaires, est-ce que ce sera commode ?

– Mais à ce moment-là, nous serons plus forts, lui répliquait-on ; pour l’instant, nous sommes encore trop faibles. En province, on ne sait presque rien du pouvoir soviétique. Et si l’on reçoit maintenant la nouvelle que nous avons ajourné l’Assemblée Constituante, cela nous affaiblira encore davantage.

Sverdlov se prononçait contre l’ajournement avec une particulière énergie, car il était plus lié que nous avec la province.

Lénine se trouva seul sur sa position. Il secouait la tête d’un air mécontent et répétait :

– C’est une erreur, c’est évidemment une erreur qui peut nous coûter cher ! Puisse-t-elle ne pas coûter à la révolution sa tête...

Mais lorsque la décision eut été prise de ne pas différer, Lénine appliqua toute son attention aux mesures d’organisation que nécessitaient les préparatifs de l’Assemblée.

Entre-temps, il devint clair que nous serions en minorité, même avec l’appui des socialistes-révolutionnaires de gauche qui se portaient sur des listes communes avec ceux de droite et qui furent complètement “ roulés ”.

– Bien entendu, il faut dissoudre l’Assemblée Constituante, disait Lénine, mais comment faire avec les socialistes-révolutionnaires de gauche ?

Nous fûmes pourtant consolés par le vieux Natanson. Il vint “ tenir conseil ” avec nous et sa première parole fut pour nous dire :

– je crois tout de même qu’il faudra dissoudre de force l’Assemblée Constituante.

– Bravo ! s’écria Lénine ; ce qui est bien dit est bien dit ! Mais les vôtres seront-ils d’accord avec nous là-dessus ?

– Quelques-uns des nôtres hésitent encore, mais je pense qu’à la fin des fins ils accepteront, répondit Natanson.

Pour les socialistes-révolutionnaires de gauche, c’était alors la lune de miel de leur extrême radicalisme : effectivement, ils acceptèrent.

Natanson fit une proposition :

– Si nous agissions ainsi, dit-il : unissons les fractions que nous avons, vous et nous, dans l’Assemblée Constituante avec le Comité exécutif central, et formons ainsi une Convention ?

– Pourquoi ? répliqua Lénine avec un visible dépit. Pour imiter la Révolution française ? En dispersant la Constituante, nous affermissons le système soviétique. Avec votre plan, tout s’embrouillerait : nous n’aurions ni ceci, ni cela.

Natanson essaya bien de démontrer qu’en suivant son plan, nous pourrions nous approprier une partie de l’autorité de la Constituante, mais il se rendit bientôt.

Lénine s’appliqua alors à résoudre tout à fait la question de la Constituante.

– La faute est évidente, disait-il : nous avons déjà conquis le pouvoir et pourtant nous nous sommes mis dans une telle situation que nous sommes maintenant forcés de prendre des mesures de guerre pour le reconquérir.

Il mena les préparatifs avec un soin scrupuleux, examinant tous les détails et soumettant pour cela à un interrogatoire passionné Ouritsky, qui avait été nommé, au grand chagrin de Lénine, commissaire de l’Assemblée Constituante. Entre autres choses, Lénine prescrivit d’amener à Pétrograd un régiment letton qui se composait surtout d’ouvriers.

– Le moujik pourrait flancher, dit-il ; il nous faut ici de la décision prolétarienne.

Les députés bolcheviques de l’Assemblée Constituante qui arrivaient de tous les points de la Russie furent répartis, sous la pression de Lénine et la direction de Sverdlov, dans les fabriques, les usines et les diverses formations de l’armée. Ils constituaient un élément important dans l’appareil d’organisation de “ la révolution complémentaire ” du 5 janvier. En ce qui concerne les députés socialistes-révolutionnaires, ils estimaient incompatible avec la dignité d’élu du peuple la participation à la lutte : “ Le peuple nous a choisis, c’est à lui de nous défendre. ” En réalité, ces petits-bourgeois de province ne savaient absolument pas comment se conduire ; et pour la plupart, ils avaient tout simplement peur. Mais ils préparèrent soigneusement le cérémonial de la première séance. Ils apportèrent des bougies pour le cas où les bolcheviks feraient couper l’électricité et une grande quantité de tartines pour le cas où on les ferait jeûner. C’est ainsi que la démocratie marcha au combat contre la dictature, fortement armée de tartines et de bougies. Le peuple n’eut même pas l’idée de soutenir des hommes qui se considéraient comme ses élus et n’étaient en réalité que les ombres d’une période révolutionnaire déjà révolue.

Pendant la liquidation de l’Assemblée Constituante, je me trouvais à Brest-Litovsk. Mais lorsque bientôt je revins à Pétrograd pour y prendre conseil, Lénine me dit au sujet de la dissolution de l’Assemblée :

– Sans doute, c’était de notre part très risqué de ne pas ajourner la convocation, c’était très, très imprudent. Mais, finalement, cela n’en vaut que mieux. La dispersion de l’Assemblée Constituante par le pouvoir soviétique est une liquidation complète et ouverte de la forme démocratique au nom de la dictature révolutionnaire. Désormais, la leçon restera.

C’est ainsi que la généralisation théorique apparaissait avec l’emploi d’un régiment de chasseurs lettons.

A cette époque, sans aucun doute, durent définitivement se former dans la conscience de Lénine les idées qu’il a formulées plus tard, pendant le premier Congrès de l’Internationale Communiste, dans ses remarquables thèses sur la démocratie.

La critique de la démocratie formelle a, on le sait, une longue histoire. Le caractère intermédiaire de la révolution de 1848 avait été expliqué et par nous et par nos prédécesseurs comme un naufrage de la démocratie politique. Celle-ci fut remplacée par la démocratie “ sociale ”. Mais la société bourgeoise sut contraindre cette dernière à occuper la position que la pure démocratie n’avait déjà plus la force de garder. L’histoire politique passa par une période dilatoire quand la démocratie sociale, s’alimentant de la critique de la pure démocratie, remplit en fait les obligations de cette dernière et s’imprégna tout entière de ses vices.

Il se produisit ce qui avait eu lieu bien des fois dans l’histoire : l’opposition se trouva appelée à résoudre dans un sens conservateur des problèmes qui dépassaient déjà les forces compromises de la veille. Après avoir été la condition temporaire d’une préparation de la dictature prolétarienne, la démocratie devint le critérium suprême, la dernière instance de contrôle, l’inviolable Saint des Saints, c’est-à-dire l’hypocrisie supérieure de la société bourgeoise. Il en fut ainsi également chez nous. Frappée mortellement dans ses intérêts matériels en Octobre, la bourgeoisie essaya encore une fois de ressusciter en janvier, sous l’apparence du fantôme sacré de l’Assemblée Constituante. Ensuite, le développement victorieux de la révolution prolétarienne qui avait dispersé ouvertement, brutalement l’Assemblée Constituante porta à la démocratie formelle le coup bienfaisant dont elle ne devait jamais se relever. Voilà pourquoi Lénine avait raison quand il disait :

– En fin de compte, les choses se sont mieux arrangées ainsi !

Dans cette Assemblée Constituante de socialistes-révolutionnaires, la République de février trouva l’occasion de mourir une seconde fois.

Sur le fond d’impressions générales qui me restent de la Russie officielle de février, du Soviet de Pétrograd, composé alors de mencheviks et de socialistes-révolutionnaires, se dessine nettement, aujourd’hui encore comme si elle datait d’hier, la physionomie d’un délégué socialiste-révolutionnaire. Qui il était, d’où il venait, je n’en savais et n’en sais encore rien. Sans doute, de province. Il avait l’air d’un jeune maître d’école, d’origine ecclésiastique : il avait dû être bon séminariste. Le nez camus, presque sans moustache, visage simplet, à fortes pommettes, portant lunettes. C’était à la séance où les ministres socialistes se présentèrent pour la première fois au Soviet. Tchernov, en termes prolixes, diffus, attendris, coquets et nauséeux, expliquait pourquoi lui et les autres étaient entrés dans ce gouvernement et quelles seraient les heureuses conséquences de cette décision. Je me rappelle une phrase assommante que l’orateur répéta des dizaines de fois :

– Vous nous avez poussés dans le gouvernement, c’est à vous de nous mettre en repoussoir.

Le séminariste contemplait l’orateur avec, dans les yeux, une flamme d’adoration concentrée. C’est ainsi que doit se sentir et que doit regarder le fidèle pèlerin qui a le bonheur de visiter un fameux sanctuaire et l’honneur d’entendre le sermon d’un saint staretz [1].

Le discours coulait interminablement ; par moments, dans l’auditoire fatigué un léger brouhaha s’élevait. Mais, en mon séminariste, les sources de la vénération et de l’enthousiasme semblaient intarissables.

– Voilà la physionomie qu’elle doit avoir, notre révolution, ou plutôt la leur ! me disais-je, dans cette séance du Soviet de 1917, la première à laquelle j’assistais.

A la fin du discours de Tchernov, ce fut une tempête d’applaudissements. Dans un petit coin seulement, des bolcheviks très peu nombreux échangeaient entre eux l’expression de leur mécontentement. Ce groupe se détacha du reste quand il soutint avec ensemble la critique que je fis du ministérialisme de défense nationale des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires. Le pieux séminariste était effarouché, alarmé au dernier degré. Il ne s’indignait pas : en ce temps-là, il n’osait pas encore éprouver de l’indignation contre un émigré qui venait de rentrer au pays. Mais il ne pouvait comprendre comment on s’élevait contre un événement aussi heureux et aussi merveilleux à tout point de vue que l’entrée de Tchernov dans le Gouvernement provisoire. Il était assis à quelques pas de moi et sur son visage, que je consultais comme un baromètre, l’effroi et l’étonnement luttaient avec le respect qui ne l’avait pas encore quitté. Ce visage est resté à jamais fixé dans ma mémoire comme la figure même de la Révolution de Février, dans ce qu’elle eut de meilleur, de simpliste, de naïf, de médiocre, dans son élément de petite-bourgeoisie et de séminaire ; car cette révolution avait un autre aspect, beaucoup plus laid, celui de Dan et de Tchernov.

Ce n’est pas en vain ni par hasard que Tchernov se trouva président de l’Assemblée Constituante. Il avait été élevé à cette hauteur par la Russie de février, paresseusement révolutionnaire, qui tenait encore d’Oblomov [2] et qui était d’une part, oh ! si candide ! et, d’autre part, ah ! si friponne !... A demi réveillé, le moujik soulevait et poussait haut les Tchernov, par l’intermédiaire de séminaristes dévotieux. Et Tchernov acceptait ce mandat non sans grâce “ russienne ” et non sans filouterie également “ russienne ”. Car Tchernov – et c’est à cela que je veux en venir est aussi, dans son genre, un type national. Je dis “ aussi ” parce que, il y a quatre ans, j’ai eu l’occasion de parler du caractère “ national ” de Lénine. La juxtaposition ou du moins l’approximation indirecte de ces deux figures pourra paraître inconvenante. Et elle serait en effet grossière, indécente, s’il s’agissait des personnalités. Mais je parle ici des “ éléments ” nationaux, tels qu’ils se sont incarnés et reflétés !

Tchernov est l’épigone de la vieille tradition des intellectuels révolutionnaires ; Lénine en est l’achèvement et la complète et définitive prescription.

Dans la vieille société intellectuelle, on trouvait le noble “ repenti ”, qui pérorait à profusion sur le devoir de servir le peuple ; le séminariste révérencieux, qui du logement de sa tante bigote ouvrait à demi la fenêtre sur le monde de la pensée critique ; le moujik instruit, dont le choix hésitait entre la socialisation de la terre et le lotissement selon les formules de Stolypine ; l’ouvrier isolé qui s’était frotté à messieurs les étudiants, s’était détaché des siens et n’avait pu s’attacher aux autres.

Il y a de tout cela dans le genre de Tchernov, à la voix doucereuse, au caractère et à l’esprit informes, intermédiaires, tout en transitions. Du vieil idéalisme intellectuel de l’époque de Sophie Pérovskaïa, il n’est presque rien resté dans le monde de Tchernov. En revanche, il s’y est ajouté quelque chose de la nouvelle Russie industrielle et marchande, quelque chose surtout de ce qui s’exprime par le dicton des commerçants : “ Qui ne ment point ne vend point. ”

Herzen fut en son temps un merveilleux et immense phénomène dans le développement de l’opinion russe. Mais laissez Herzen se décanter pendant un demi-siècle ; supprimez en lui les couleurs chatoyantes du talent ; supposez qu’il soit devenu son propre épigone ; placez-le devant ce fond de 1905-1917 : et vous aurez l’essentiel du monde de Tchernov.

Pour Tchernychevsky, il ne se laisse pas décomposer si facilement, mais il y a dans Tchernov un élément de caricature de Tchernychevsky.

Le lien de notre “ socialiste-révolutionnaire ” avec Mikhaïlovsky semble beaucoup plus immédiat, car, dans ce dernier, la survivance, l’épigonisme dominaient déjà.

Sous le tchernovisme comme sous toute la surface de notre développement, apparaît l’élément paysan, mais dans son interférence avec la semi-intellectualité des villes et des villages, de la petite-bourgeoisie peu avancée ou bien de l’intellectualité trop avancée et déjà fortement gâtée.

L’élévation extrême du tchernovisme fut nécessairement éphémère. En février, une première secousse s’est produite : le soldat, l’ouvrier et le moujik se réveillent ; de degré en degré, le mouvement passe aux volontaires de l’armée, aux séminaristes, aux étudiants, aux avocats ; il se fait sentir dans les commissions mixtes et dans toutes sortes d’institutions qu’on invente alors ; il élève enfin les Tchernov sur les hauteurs démocratiques tandis que... dans les bas-fonds se produit un déplacement : et les hauteurs démocratiques restent suspendues en l’air.

Voilà pourquoi tout l’esprit du monde de Tchernov – entre Février et Octobre – se résume dans cette incantation : “ Arrête-toi, moment : tu es trop beau ! ”

Mais le moment ne s’arrêtait pas. Le soldat “ s’endiablait ”, le moujik s’arrêtait, résistait, et le séminariste lui-même commençait à perdre les pieux sentiments que Février lui avait inspirés ; en suite de quoi, les Tchernov, basques au vent, descendaient, glissaient sans aucune grâce de ces hauteurs imaginaires dans les flaques de boue de la réalité vraie.

Il y a des dessous paysans également à la base du léninisme, dans la mesure où ils existent sous le prolétariat russe et sous toute notre histoire. Par bonheur, dans notre histoire, il n’y a pas que de la passivité ou de l’esprit d’Oblomov ; il y a aussi du mouvement. Dans le paysan même, il n’y a pas que des préjugés ; il y a aussi du jugement.

Tout ce qui est activité, courage, haine de l’inertie et de l’oppression, mépris pour les caractères faibles, en un mot, tous les éléments qui déterminent le mouvement, qui se sont formés et accumulés dans les glissements des couches sociales, dans la dynamique de la lutte de classes, tout cela a trouvé son expression dans le bolchevisme.

Le dessous paysan se réfracte à travers le prolétariat, à travers la force dynamique de notre histoire, et non seulement de la nôtre : Lénine donne son expression achevée à cette réfraction. En ce sens précisément, Lénine est l’expression intellectuelle et capitale de l’élément national, tandis que le tchernovisme reflète le même dessous national, mais non du côté de la tête, loin de là.

L’épisode tragi-comique du 5 janvier 1918 (dispersion de l’Assemblée Constituante) fut le dernier choc qui se produisit entre les principes du léninisme et le tchernovisme. Mais là il ne fut vraiment question que d’un “ principe ” ; car, pratiquement, il n’y eut aucun choc ; ce qui se produisit fut une petite et piteuse démonstration de l’arrière-garde de la “ démocratie ” qui descendait de la scène, armée de ses bougies et de ses tartines. Toutes les fictions se dégonflèrent, les décors à bon marché s’abattirent, l’emphatique force morale se manifesta comme une niaise impuissance. Finis !

Notes

[1]. Dans certains monastères de Russie, “ ancien ” jouissant d’une influence particulière et que l’on considère souvent comme un faiseur de miracles. (N.du Trad.)

[2]. Personnage célèbre d’un roman de Gontcharov ; type de nonchalant et de rêvasseur, dans l’ancienne société russe. [N.du Trad.]

V : Le travail gouvernemental

Le pouvoir est conquis à Pétersbourg. Il faut former un gouvernement.

– Comment l’appeler ? pense tout haut Lénine. Surtout, pas de ministres ! Le titre est abject, il a traîné partout.

– On pourrait mettre : des commissaires, dis-je alors ; mais il y a beaucoup trop de commissaires à présent... Peut-être des “ hauts commissaires ”... Non, “ haut commissaire ” sonne mal. Et si nous disions “ commissaires du peuple ” ?

– Commissaires du peuple ? Ma foi, il me semble que ça pourrait aller. Et le gouvernement, dans son ensemble ?

– Conseil des Commissaires du Peuple ?

– Conseil des Commissaires du Peuple, reprit Lénine, mais c’est parfait : cela sent la révolution.

De cette dernière phrase je me souviens avec une précision littérale [1].

Dans les coulisses se poursuivaient de pénibles négociations avec le Vikjel (Comité exécutif panrusse des Cheminots), avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, avec d’autres. Sur ce chapitre, je ne puis dire cependant que peu de choses. Je me souviens seulement de la véhémente indignation que provoquèrent chez Lénine les insolentes prétentions du Comité panrusse des Cheminots et de sa non moindre indignation à l’égard de ceux d’entre nous auxquels ces exigences en imposaient. Nous continuions pourtant les négociations puisqu’il fallait compter quelque temps encore avec ce Comité.

Sur l’initiative du camarade Kamenev, la loi promulguée par Kérenski, instituant la peine de mort pour les soldats, fut abrogée. Je ne puis me rappeler exactement à quelle institution Kamenev fit cette proposition ; ce fut probablement au Comité de Guerre révolutionnaire, et, semble-t-il, dès le matin du 25 octobre. Je me souviens que ce fut en ma présence et que je ne fis pas d’objection. Lénine était absent. Cela se passait sans doute avant son arrivée à Smolny. Quand il eut connaissance de ce premier acte législatif, son indignation fut sans bornes.

– Sottises, sottises, répétait-il. Croit-on que l’on puisse faire une révolution sans fusiller ? Pensez-vous vraiment venir à bout de tous les ennemis en vous désarmant ? Quelles autres mesures de répression nous reste-t-il ? L’emprisonnement ? Qui s’en laissera intimider pendant une guerre civile, alors que chacun des adversaires a l’espoir de vaincre ?

Kamenev essayait de démontrer qu’il ne s’agissait que d’abolir la peine de mort dont Kérenski voulait surtout frapper les soldats déserteurs. Mais Lénine fut inflexible. Il était évident pour lui que ce décret manifestait une attitude insuffisamment méditée en face des immenses difficultés au-devant desquelles nous allions.

– C’est une faute, répétait-il, c’est une faiblesse inadmissible, une illusion pacifiste, etc.

Il proposait de rapporter immédiatement ce décret. On lui objecta l’impression extrêmement fâcheuse que ce geste devait provoquer. Quelqu’un dit :

– Mieux vaut recourir aux exécutions quand il deviendra évident qu’il n’y a pas d’autre issue.

Finalement, on admit cette solution.

Les journaux bourgeois, socialistes-révolutionnaires et mencheviks, dans les premiers jours qui suivirent la révolution, formaient un chœur assez bien accordé : chœur de loups, de chacals et de chiens enragés. Seul, le Novoïé Vrémia s’efforçait de prendre le ton du “ loyalisme ”, et adoptait une attitude de chien fouetté.

– Est-ce que nous n’allons pas museler toute cette canaille ?, demandait constamment Vladimir Ilitch. Dieu me pardonne, est-ce donc ça la dictature !

Les journaux s’étaient emparés des mots : “ Pille ce qui fut pillé ”, et les exploitaient de toute façon : dans des articles de fond, dans des chroniques, en vers.

– Ils en tiennent pour le “ pille ce qui fut pillé ”, dit un jour Lénine avec un désespoir comique.

– Mais de qui sont ces mots ? demandai-je ; serait-ce une invention ?

– Mais non ! je l’ai effectivement dit un jour, répondit Lénine ; je l’ai dit pour l’oublier aussitôt ; mais eux, ils en ont fait tout un programme.

Et en bon humoriste, il faisait un geste de découragement.

Tous ceux qui ont la moindre idée de Lénine savent qu’une de ses capacités les plus fortes était celle de toujours distinguer le fond de la forme. Mais il n’est pas inutile de souligner combien il faisait de cas de la forme, connaissant la puissance du formel sur les esprits et par là même transformant le matériel en substantiel. A partir du moment où le Gouvernement provisoire fut déposé, Lénine agit systématiquement, dans les grandes choses comme dans les petites, au titre de gouvernement. Nous n’avions encore aucun mécanisme gouvernemental ; la liaison avec la province n’existait pas ; les fonctionnaires sabotaient ; le Comité panrusse des Cheminots gênait nos pourparlers télégraphiques avec Moscou ; il n’y avait pas d’argent et il n’y avait pas d’armée. Mais Lénine, partout et toujours, procédait par arrêtés, décrets, ordres donnés au nom du gouvernement. Il va sans dire qu’il était plus loin que quiconque de s’incliner superstitieusement devant les formules magiques. Il était trop conscient du fait que notre force résidait dans le nouvel appareil étatique qui se formait par en bas, dans les rayons de Pétrograd. Mais pour mener de pair le travail d’en haut, celui qui venait des chancelleries désertées ou sabotées, avec le travail d’en bas, il fallait ce ton d’opiniâtreté dans les formes, ce ton d’un gouvernement qui s’agite encore aujourd’hui dans le vide, mais qui, demain ou après-demain, deviendra une force, et qui, par conséquent, se manifeste dès aujourd’hui comme la force qu’il doit être. Ce formalisme était également nécessaire pour discipliner notre propre confrérie. Au-dessus de la tourmente des éléments, au-dessus des improvisations révolutionnaires des groupes prolétariens les plus avancés, le mécanisme gouvernemental tendait peu à peu ses fils.

Le cabinet de Lénine et le mien étaient situés aux deux bouts opposés de l’Institut Smolny. Le corridor qui nous unissait, ou plutôt qui nous séparait, était si long que Vladimir Ilitch, par plaisanterie, proposa d’établir la liaison par cyclistes. Nous communiquions par téléphone : des marins accouraient fréquemment chez moi, m’apportant ces remarquables petits billets de Lénine, deux ou trois fortes phrases détachées sur un petit bout de papier, chacune en retrait, les mots les plus importants soulignés de deux ou trois coups de plume, le tout terminé par une question posée également en retrait. Plusieurs fois par jour, je parcourais l’interminable corridor, qui ressemblait à une fourmilière, pour me rendre au cabinet de Vladimir Ilitch, à des conférences. Les questions concernant la lutte révolutionnaire étaient au centre des préoccupations. Pour le ministère des affaires étrangères, je m’en remis entièrement aux camarades Markine et Zalkind. Je me bornai, quant à moi, à rédiger quelques notes dans un but d’agitation et à recevoir un petit nombre de gens.

L’offensive allemande nous plaça devant les tâches les plus difficiles, alors que nous n’avions aucun moyen de résoudre les problèmes, ni même la capacité élémentaire de trouver ces moyens ou de les créer. Nous commençâmes par un appel. Je rédigeai un projet intitulé : “ La patrie socialiste en danger ”, projet qui fut discuté en commun avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Ceux-ci, en leur qualité de nouvelles recrues de l’internationalisme, furent embarrassés par le titre. Lénine, par contre, l’approuva vivement :

– Cela montre du coup notre changement d’attitude à 180°, à l’égard de la défense nationale. C’est précisément ce qu’il faut.

Dans un des derniers paragraphes du projet, il était parlé de l’extermination sur place de quiconque oserait aider l’ennemi. Le socialiste-révolutionnaire de gauche Steinberg, que je ne sais quel vent capricieux avait jeté dans la révolution et même poussé jusqu’au Conseil des Commissaires du Peuple, s’insurgea contre cette farouche menace qui, disait-il, nuisait à “ l’éloquence ” de l’appel.

– Au contraire, s’écria Lénine, c’est justement en cela que réside la véritable éloquence révolutionnaire ! (Et prononçant ce mot d’“ éloquence ”, il en déplaçait l’accent avec ironie.) Vous imaginez-vous que nous sortirons vainqueurs de la lutte sans la plus impitoyable terreur révolutionnaire ?

C’était la période où Lénine profitait de toute occasion pour implanter l’idée de la terreur inévitable. Toutes les manifestations de “ débonnaireté ”, de candeur cordiale, de mollesse – et il y avait de tout cela à revendre – l’indignaient, non pas en elles-mêmes à vrai dire . mais elles lui prouvaient que l’élite même de la classe ouvrière voyait mal quels formidables problèmes devraient être résolus par des actes d’énergie également formidables.

– Ils sont menacés – disait-il de nos ennemis – de tout perdre. Et cependant, ils ont pour eux des centaines de milliers d’hommes qui ont passé par l’école de la guerre, qui sont repus, téméraires, prêts à tout : officiers, junkers, fils de bourgeois et de propriétaires, policiers, paysans profiteurs. Et ces “ révolutionnaires-là ” – passez-moi l’expression – s’imaginent que nous pourrons faire la révolution en bonnes gens, avec des gentillesses. Où donc sont-ils allés à l’école ? Et qu’entendent-ils par dictature ? Et quelle est cette dictature de grands dadais ?

On pouvait entendre de ces tirades dix fois par jour, et elles visaient toujours un des hommes présents, suspect de “ pacifisme ”. Lénine, quand on parlait devant lui de révolution ou de dictature, surtout dans les séances du Conseil des Commissaires du Peuple, ou devant des socialistes-révolutionnaires de gauche, ou des communistes hésitants, ne manquait jamais une occasion de s’écrier :

– Mais, où la voyez-vous, notre dictature ? Mais, montrez-la ! Ça, une dictature ? Mais c’est de la bouillie pour les chats !

Il aimait beaucoup cette expression de “ bouillie ”, qui signifie gâchis.

– Si nous ne sommes pas capables de fusiller un saboteur de la garde blanche, où la voyez-vous, cette grande révolution ? Mais lisez donc ce que ces chenapans de bourgeois écrivent dans leurs journaux ! Où est la dictature là-dedans ? je n’y vois que du verbiage et de la bouillie...

Ces propos exprimaient le véritable état d’âme de Lénine, mais, en même temps, ils étaient profondément calculés : conformément à sa méthode, Lénine implantait dans les têtes la conscience de la nécessité de mesures exceptionnellement rigoureuses pour le salut de la révolution.

L’impuissance du nouvel appareil gouvernemental se révéla au moment où les Allemands déclenchèrent leur offensive.

– Hier, nous étions encore solidement en selle – disait Lénine en tête-à-tête – mais aujourd’hui nous nous cramponnons à la crinière de la bête. Ça nous apprendra ! Cette leçon doit remédier à la maudite nonchalance des vrais Oblomov que nous sommes. Mets de l’ordre dans tes affaires, applique-toi comme il faut à ta besogne si tu ne veux pas rester un esclave ! Ce sera pour nous une grande leçon, si... si seulement les Allemands et les Blancs ne réussissent pas à nous désarçonner.

– Dites donc, – me demanda un jour de but en blanc Vladimir Ilitch –, si les gardes-blancs nous tuent, vous et moi, croyez-vous que Boukharine et Sverdlov pourront se tirer d’affaire ?

– Bah ! Peut-être qu’ils ne nous tueront pas, répondis-je sur un ton de plaisanterie.

– Diable ! On ne sait jamais, dit Lénine, et il éclata de rire. La conversation s’en tint là.

Dans une des salles du Smolny, l’Etat-major tenait séance. De toutes les institutions, c’était la moins ordonnée. On ne pouvait jamais comprendre de qui venaient les décisions, qui avait le commandement et sur quoi. C’est alors que se posa pour la première fois, dans les grandes lignes, la question des techniciens militaires. Nous avions déjà, sur ce point, une certaine expérience, acquise dans la lutte contre le général Krasnov [2] ; nous avions alors donné le commandement de nos forces au colonel Mouraviev [3], qui, à son tour, chargea le colonel Walden de diriger les opérations sous Poulkovo. Mouraviev avait été constamment accompagné par quatre matelots et un soldat qui avaient pour instruction de veiller et de tenir toujours la main sur la crosse du revolver. Tel fut l’embryon du système des commissaires aux armées. Cette expérience eut son utilité relative lorsque l’on créa le Conseil Supérieur de l’Armée.

– Sans militaires sérieux et expérimentés, nous ne sortirons jamais de ce chaos, disais-je à Vladimir Ilitch après chacune de nos visites à l’Etat-major.

– Il semble que ce soit juste. Mais s’ils allaient nous trahir ?

– Nous mettrons un commissaire auprès de chacun.

– Mieux, nous en mettrons deux, s’écria Lénine, et qui aient la poigne solide. Il ne se peut pas que nous manquions de communistes qui soient des hommes à poigne.

C’est ainsi que l’on institua le Conseil Supérieur de l’Armée.

La question du transfert du gouvernement à Moscou provoqua bien des frottements. C’était, disait-on, déserter Pétrograd, qui avait jeté les bases de la Révolution d’Octobre. Les ouvriers ne comprendraient pas. Smolny devenait déjà synonyme du pouvoir des Soviets, et maintenant l’on proposait de liquider Smolny ! Et l’on disait bien d’autres choses. Lénine se mettait littéralement hors de lui en répliquant à ces considérations :

– Peut-on avec de pareilles balivernes sentimentales obscurcir la question du destin de la révolution ! Si, d’un bond, les Allemands s’emparent de Pétrograd, et qu’ils nous y prennent, la révolution est perdue. Si, en revanche, le gouvernement se trouve à Moscou, la chute de Pétrograd ne sera plus qu’un coup pénible, mais non pas décisif, Comment ne voyez-vous pas cela ? Comment ne le comprenez-vous pas ? Et il y a plus : en restant, dans les conditions actuelles, à Pétrograd, nous accroissons le danger, nous semblons appeler les Allemands à s’emparer de la capitale. Mais si le gouvernement se trouve à Moscou, la tentation de prendre Pétrograd doit diminuer de beaucoup : a-t-on grand intérêt à occuper une cité révolutionnaire affamée, si cette occupation ne décide pas du sort de la révolution et de la paix ? Quelles sornettes nous contez-vous sur la signification symbolique de Smolny ? Smolny est Smolny parce que nous y sommes. Et quand nous serons au Kremlin, toute votre symbolique passera avec nous au Kremlin.

Finalement, l’opposition fut brisée. Le gouvernement se transporta à Moscou. Je restai quelque temps encore à Pétrograd, en qualité, je crois, de président du Comité de Guerre révolutionnaire de la capitale. A mon arrivée à Moscou, je trouvai Vladimir Ilitch au Kremlin, dans l’édifice dit du “ corps de cavalerie ”. Il n’y avait pas moins de “ bouillie ”, c’est-à-dire de désordre et de chaos, ici qu’à Smolny. Vladimir Ilitch tançait avec bonhomie les Moscovites tout pénétrés de l’esprit de clocher et, peu à peu, pas à pas, tendait les rênes.

Le gouvernement, qui se renouvelait partiellement assez souvent, déployait alors une fiévreuse activité dans la publication de ses décrets. Chaque séance du Conseil des Commissaires du Peuple, dans cette première période, donnait le spectacle d’une grande improvisation législative. Il fallait tout prendre par le début, tout bâtir à frais nouveaux. Impossible de trouver des “ précédents ” ; l’histoire n’en avait aucune provision. Il était même difficile de rechercher de simples informations, faute de temps. Les questions ne se posaient que selon l’ordre de l’urgence révolutionnaire, c’est-à-dire selon l’ordre du chaos le plus invraisemblable. Les plus grands problèmes se mêlaient fantastiquement aux plus petits. Des questions pratiques de deuxième ordre conduisaient à de complexes questions de principe. Les décrets ne s’accordaient pas tous les uns avec les autres, loin de là, et Lénine ironisa plus d’une fois, même en public, au sujet du manque de coordination de notre œuvre législative. Mais, en fin de compte, ces contradictions, bien que très sérieuses du point de vue des besoins pratiques du moment, se noyaient dans le travail de la pensée révolutionnaire qui, posant les jalons de la loi traçait de nouveaux chemins vers un monde nouveau de relations humaines.

Point n’est besoin de dire que la direction de tout ce travail appartenait à Lénine. Il présidait inlassablement, des cinq et six heures d’affilée, le Conseil des Commissaires du Peuple – dont les séances furent, dans la première période, quotidiennes –, passant d’une question à une autre, dirigeant les débats, limitant strictement le temps de parole, qu’il vérifiait sur une montre de poche, plus tard remplacée par un chronomètre présidentiel.

En règle générale, les questions étaient posées sans examen préalable et toujours, comme nous l’avons dit, elles étaient de première urgence. Très souvent, le fond même de la question était encore ignoré des membres du Conseil et du président, jusqu’au moment où s’ouvraient les débats et ceux-ci étaient toujours très succincts, le rapporteur ne disposant que de cinq ou dix minutes. Néanmoins, le président découvrait, comme à tâtons, la ligne à suivre. Lorsque l’assistance était nombreuse et qu’il s’y trouvait de nombreux techniciens ou des visages inconnus, Vladimir Ilitch avait recours à son geste favori : la main droite portée en visière au front, il observait le rapporteur et l’assistance à travers les doigts ; et il observait d’un œil pénétrant, sagace, découvrant bientôt ce dont il avait besoin.

Sur une étroite bande de papier, d’une écriture minuscule (économie !) il inscrivait les orateurs, surveillant aussi sa montre qui, de temps à autre, apparaissait sur la table pour rappeler à l’orateur qu’il était temps de finir.

Et en même temps, le président jetait vivement sur le papier des conclusions, des résolutions d’après les motifs qui lui avaient semblé les plus significatifs dans le débat.

En outre, d’ordinaire, Lénine, pour économiser le temps, envoyait à tels ou tels membres de la réunion de courts billets demandant des renseignements. Ces billets auraient dû constituer une vaste et très intéressante documentation épistolaire sur la technique de la législation soviétique. La plupart se sont malheureusement perdus, car la réponse était habituellement écrite sur le revers du papier et le tout était, sur-le-champ, méticuleusement détruit par le président.

A un certain moment, Lénine donnait lecture de son projet de résolution, toujours conçu en un style d’une raideur préméditée, d’une angulosité pédagogique (pour souligner, mettre en valeur, empêcher de brouiller les faits) ; après quoi, les débats cessaient ou entraient dans la voie des propositions pratiques et des éclaircissements. Le projet de Lénine devenait toujours la base du décret.

Pour diriger ce travail, il fallait, outre bien d’autres qualités indispensables, une immense imagination créatrice.

Ce mot peut paraître à première vue inadéquat, mais il exprime la vérité même. L’imagination peut être de nature variée : elle est aussi nécessaire à l’ingénieur constructeur qu’au romancier déchaîné. Un des aspects les plus précieux de l’imagination réside dans la faculté de se représenter les gens, les choses et les phénomènes tels qu’ils sont dans la réalité, alors même qu’on ne les a jamais vus. En utilisant toute l’expérience qu’on a de la vie et les principes théoriques, combiner des observations, des renseignements épars, saisis au vol ; les élaborer, les unir en un tout, les compléter selon certaines lois de correspondance non formulées encore et reconstituer ainsi, dans toute sa réalité concrète, un domaine déterminé de l’existence humaine – voilà l’imagination qu’il faut au législateur, à l’administrateur, au chef, surtout à une époque de révolution. La force de Lénine était, dans une immense mesure, celle de l’imagination réaliste.

La perpétuelle tension de Lénine vers le but était toujours concrète ; autrement, d’ailleurs, elle n’eût pas été l’expression d’une volonté bien nettement définie et dirigée. Lénine lui-même, semble-t-il, a exprimé dans l’Iskra, pour la première fois, cette idée que, dans la complexité d’enchaînement des actes politiques, il faut savoir discerner, à un moment donné, l’anneau central pour s’en saisir et imprimer la direction voulue au mouvement de la chaîne entière.

Plus tard, Lénine est revenu plus d’une fois sur cette pensée, et bien souvent il a employé l’image de la chaîne et de l’anneau.

Cette méthode passa chez lui, dirait-on, de la sphère du conscient dans celle du subconscient, devenant en quelque sorte une seconde nature.

Dans les moments les plus critiques, quand il s’agissait d’un revirement tactique plus ou moins risqué et où la responsabilité était particulièrement engagée, Lénine paraissait écarter, balayer tout ce qui était accessoire, secondaire, tout ce qui pouvait être différé.

Cela ne signifie pas qu’il se contentait de saisir un problème central, dans ses traits essentiels, en se désintéressant des détails.

Au contraire, lorsqu’il considérait une tâche comme urgente, il posait le problème dans toute sa réalité concrète, l’abordant de divers côtés, méditant les détails, et parfois des détails de troisième ordre, cherchant l’occasion de donner de nouvelles impulsions, remettant les choses en mémoire, provoquant l’action, soulignant et vérifiant les valeurs, exerçant une continuelle pression. Mais tout cela était subordonné à l’importance de “ l’anneau ” qu’il considérait comme l’élément le plus efficace, le seul décisif à un certain moment.

Ce faisant, il ne rejetait pas seulement tout ce qui, directement ou indirectement, était en contradiction avec la tâche centrale ; il écartait aussi ce qui pouvait simplement distraire l’attention, affaiblir l’énergie. Dans les moments les plus critiques, il devenait comme sourd et muet à l’égard de tout ce qui dépassait les limites du problème par lequel il était absorbé. Le seul fait de poser à ce moment des questions qui pouvaient paraître indifférentes, neutres, lui donnait comme la sensation d’un danger dont il s’écartait d’instinct.

L’étape critique heureusement franchie, Lénine s’écriait souvent, au sujet de telle ou telle autre affaire :

– Mais nous avons tout à fait oublié de faire ceci...

– Mais nous avons laissé échapper telle occasion, en ne pensant qu’aux principales...

Et il arrivait qu’on lui répliquât :

– Mais cette question a été posée, cette proposition a été faite ; seulement, vous n’avez rien voulu entendre !

– Pas possible ? répondait-il, je ne m’en souviens pas du tout.

En parlant ainsi, il éclatait d’un rire malicieux, un peu “ confus ” et faisait un geste de la main, de haut en bas, qui lui était particulier et qui voulait dire : “ On ne peut pas tout faire. ” Ce “ défaut ”, chez lui, n’était d’ailleurs que le revers de l’aptitude (portée au plus haut degré) de rassembler toutes ses forces intérieures, aptitude qui a précisément fait de lui l’un des plus grands révolutionnaires connus dans l’histoire.

Dans les thèses de Lénine sur la paix, rédigées au début de janvier 1918, il est parlé de la nécessité “ pour le succès du socialisme en Russie d’un certain intervalle de temps, de quelques mois au moins ”.

Ces mots semblent aujourd’hui complètement inintelligibles : n’est-ce pas un lapsus, ne s’agit-il pas en réalité de quelques années ou de quelques dizaines d’années ?

Non, ce n’est pas une erreur de plume. On peut probablement relever un bon nombre d’autres déclarations analogues de Lénine. Je me rappelle fort bien que, dans la première période, à Smolny, Lénine répétait invariablement, aux séances du Conseil des Commissaires du Peuple, que dans six mois le socialisme serait institué et que nous deviendrions un des plus puissants Etats. Les socialistes-révolutionnaires de gauche, et non pas eux seulement, levaient la tête d’un air surpris et interrogateur, se regardaient entre eux, mais se taisaient. Lénine appliquait ainsi son système de persuasion. Il habituait tous ses collaborateurs à considérer désormais toutes les questions du point de vue de la construction socialiste, non d’après la perspective du “ but final ” mais d’après celle du but immédiat, des tâches du jour et du lendemain.

Et il recourait, dans cette brusque transition, à sa méthode si particulière, si singulière, qui consistait à plier le jonc dans un sens d’abord, puis dans l’autre : hier, on avait dit que le socialisme était “ le but final ” ; aujourd’hui l’on devait penser, parler, agir de façon à assurer le triomphe du socialisme dans quelques mois.

Etait-ce là seulement un procédé pédagogique ? Non, pas uniquement. A la persévérance pédagogique de Lénine, il faut ajouter son puissant idéalisme, sa volonté concentrée qui, au brusque tournant de deux époques, raccourcissait les étapes et abrégeait les délais.

Il croyait à ce qu’il disait.

Et ce fantastique délai de six mois assigné au socialisme était aussi bien fonction de l’esprit de Lénine que de sa façon réaliste d’aborder chaque problème de l’actualité. Une profonde et irréductible confiance dans les puissantes possibilités du développement humain, que l’on peut et doit payer de n’importe quels sacrifices et de n’importe quelles souffrances, fut toujours le ressort principal de l’esprit du chef.

Dans les conditions les plus pénibles, au cours des travaux quotidiens les plus exténuants, parmi les difficultés du ravitaillement et de toutes les autres tâches, dans le cercle de feu de la guerre civile, Lénine travaillait avec une application scrupuleuse à élaborer la Constitution soviétique, cherchant à mettre de l’équilibre entre des besoins pratiques de deuxième ou de troisième ordre, dans le mécanisme de l’Etat, et les tâches essentielles, indiquées par les principes de la dictature prolétarienne dans un pays paysan.

La Commission de la Constitution décida, on ne sait pourquoi, de revoir la “ Déclaration des Droits des Travailleurs ” élaborée par Lénine, afin de “ l’accorder ” avec le texte de la Constitution. Lorsque j’arrivai du front à Moscou, je reçus de la Commission, parmi d’autres documents, le projet de “ Déclaration ” révisée, ou, du moins, certaines parties de ce projet.

Je pris connaissance des matériaux dans le cabinet de Lénine, devant lui et en présence de Sverdlov. On préparait alors le V° Congrès des Soviets.

– Au fait, pourquoi révise-t-on cette “ Déclaration ” ? demandai-je à Sverdlov qui dirigeait les travaux de la Commission constitutionnelle.

Vladimir Ilitch, intéressé, leva la tête.

– Eh bien, voilà : la Commission a trouvé que la “ Déclaration ” ne s’accordait pas sur tous les points avec la Constitution et que certaines formules manquaient de précision, répondit Iakov Mikhaïlovitch.

– A mon avis, elle a eu tort, répliquai-je. La “ Déclaration ” avait été adoptée, elle est devenue un document historique ; pour quelle raison veut-on la réviser ?

– C’est parfaitement juste, reprit Vladimir Ilitch, et mon avis est que l’on a eu tort de s’y mettre. Que ce nourrisson mal peigné et barbouillé vive tel qu’il est ; c’est, quoi qu’on fasse, l’enfant de la révolution... Je doute qu’il gagne à passer par les mains d’un coiffeur.

Sverdlov essaya d’abord, “ par devoir ”, de défendre la décision de sa Commission ; mais bientôt il tomba d’accord avec nous. Je compris que Vladimir Ilitch, qui avait été obligé plus d’une fois de combattre telles ou telles propositions de la Commission, n’avait pas voulu engager la lutte à propos du texte de la “ Déclaration des Droits ” dont il était l’auteur. Mais il était enchanté de l’appui d’un tiers intervenu au dernier moment. Nous nous entendîmes tous les trois pour ne pas modifier la “ Déclaration ”, et le merveilleux bébé, à la tignasse ébouriffée, fut dispensé des soins du coiffeur...

L’étude de la législation soviétique dans son développement, des principales étapes qui la marquent, des tournants qu’elle a pris avec la révolution même, ainsi que des rapports entre classes qui s’y expriment est une tâche de la plus haute importance, car les déductions qui s’imposent peuvent et doivent avoir une valeur d’enseignement pratique de premier ordre pour le prolétariat des autres pays.

Le recueil des décrets soviétiques constitue en un certain sens une partie, et non des moins importantes, des œuvres complètes de Lénine.

Notes

[1]. Le camarade Milioutine a raconté cet épisode un peu autrement ; mais ma rédaction me semble plus juste. En tout cas, les mots de Lénine : “ Cela sent la révolution ” ont été prononcés lorsque je proposai d’appeler le gouvernement Conseil des Commissaires du Peuple.

[2]. Le général cosaque Krasnov, monarchiste, marcha sur Pétrograd avec Kérenski le 26 octobre. Battu et fait prisonnier sur parole, il s’échappa et prit une part active à la guerre civile dans la région du Don. [N.du Trad.]

[3]. Le colonel Mouraviev, sympathisant au parti socialiste-révolutionnaire, dirigea les premières opérations des gardes rouges. En présence de la contre-révolution socialiste-révolutionnaire dans l’Oural, il tenta de passer à l’ennemi ; mais, démasqué, il se brûla la cervelle en 1918. [N.du Trad.]

VI : Les Tchécoslovaques et les socialistes-révolutionnaires

Le printemps de 1918 fut très pénible. Par moments, on croyait sentir que tout s’en allait, glissant, se disséminant ; on ne savait à quoi s’accrocher, sur quoi s’appuyer. D’une part, il était absolument évident que le pays serait tombé dans une lente et longue décomposition si la Révolution d’Octobre n’était survenue. Mais, d’autre part, au printemps de 1918, on en vint involontairement à se demander si ce pays épuisé, ruiné, désespéré aurait assez de sève vitale pour soutenir le nouveau régime. Il n’y avait pas d’approvisionnements. Pas d’armée. L’appareil gouvernemental commençait à peine à se constituer. Partout suppuraient, comme des ulcères, les complots. Le corps des Tchécoslovaques se maintenait sur notre territoire comme une puissance indépendante de l’Etat. Nous ne pouvions rien lui opposer, ou presque rien.

Pendant une de ces terribles heures de 1918, Vladimir Ilitch me dit une fois :

– J’ai reçu aujourd’hui une délégation d’ouvriers. Et voici que l’un d’eux, à l’une de mes paroles [1], réplique : “ On voit bien que vous aussi, camarade Lénine, prenez le parti des capitalistes... ” Vous savez, c’était la première fois que l’on m’apostrophait ainsi. Je l’avoue, j’en fus si saisi que je ne sus d’abord que répondre. Si cet ouvrier n’était pas animé de mauvaises intentions, si ce n’était pas un menchevik, voilà un symptôme bien alarmant.

Me racontant cet incident, Lénine me parut plus chagriné, plus tourmenté qu’il ne le fut plus tard, quand nous reçûmes de nos fronts de guerre la sinistre nouvelle de la chute de Kazan ou celle du danger imminent de Pétrograd. Et c’est compréhensible : Kazan et même Pétrograd perdus pouvaient être reconquis ; tandis que la confiance de la classe ouvrière constitue le capital même du Parti.

– J’ai l’impression, dis-je alors à Vladimir Ilitch, que le pays, sortant de maladies très graves, a besoin d’une nourriture plus abondante et plus substantielle, de calme et de soins constants pour sortir de convalescence et retrouver la santé ; mais il suffirait d’une pichenette pour le jeter tout à fait bas.

– Telle est aussi mon impression, répondit Vladimir Ilitch. Une effroyable anémie ! En ce moment, le moindre choc est dangereux.

Cependant, l’histoire des Tchécoslovaques menaçait d’être précisément le choc fatal. Le corps des Tchécoslovaques formait comme une tumeur dans la chair molle de la Russie, dans nos provinces du Sud-Est ; aucune résistance ne lui était opposée ; au contraire, il se grossissait de socialistes-révolutionnaires et de politiciens encore plus dangereux, tous du parti blanc.

Partout, il est vrai, les bolcheviks étaient au pouvoir ; mais l’inconsistance morbide de la province était encore très grande. Et cela n’a rien d’étonnant. La Révolution d’Octobre ne s’était réellement faite qu’à Pétrograd et à Moscou. Dans la plupart des villes de province, Octobre, comme Février, avait été connu par le télégraphe. L’ascension des uns, là rétrogradation des autres avaient lieu au modèle de ce qui s’était milieu social et le manque de résistance de la part des maîtres de la veille avaient pour conséquence la mollesse même de la révolution.

L’apparition sur la scène des bataillons tchécoslovaques modifia la situation, d’abord à notre désavantage, puis, en fin de compte, à notre profit. Les Blancs trouvaient une base militaire, une tige de cristallisation. En réplique, commença la véritable cristallisation révolutionnaire des Rouges. On peut affirmer que, grâce à l’apparition des Tchécoslovaques et seulement grâce à elle, la région de la Volga accomplit enfin sa Révolution d’Octobre. Mais cela ne se fit pas en un jour.

Le 3 juillet, Vladimir Ilitch me. donna un coup de téléphone au Commissariat de la Guerre.

– Savez-vous ce qui est arrivé ? me demanda-t-il d’une voix étouffée qui marquait une forte émotion.

– Non ; quoi donc ?

– Les socialistes-révolutionnaires de gauche ont lancé une bombe sur Mirbach [2]. On dit qu’il est grièvement blessé. Venez vite au Kremlin, il faut tenir conseil.

Quelques instant après, je me trouvais dans le cabinet de Lénine. Il me communiqua les faits tout en demandant par téléphone de nouveaux détails.

– Du joli ! m’écriai-je, essayant de digérer cette nouvelle pas tout à fait ordinaire. Nous ne pouvons nous plaindre de la monotonie de l’existence.

– Oui-i ! répondit Lénine avec un rire d’inquiétude. La voilà bien, la contorsion de ce monstre de petit-bourgeois !...

Et l’ironie avec laquelle il prononçait ces mots traduisait assez ce qu’Engels avait exprimé en parlant du rabiat gewordene Kleinbürger (de “ la rage soudaine du petit-bourgeois ”).

En même temps, ce furent de hâtifs entretiens par téléphone – courtes questions, courtes réponses –, avec le Commissariat des Affaires étrangères, la Tchéka et autres institutions. La pensée de Lénine travaillait, comme toujours dans les moments critiques, simultanément sur deux plans : tandis que le marxiste enrichissait son expérience historique, jugeant avec intérêt de la dernière des “ contorsions ”, des “ fluctuations ” du radicalisme petit-bourgeois, le chef de la révolution tendait infatigablement les fils de son enquête et indiquait les premières mesures à prendre. On annonçait une mutinerie dans les troupes de la Tchéka.

– Puisse cette affaire des socialistes-révolutionnaires n’être pas le noyau de cerise qui nous fera tomber !...

– Je pensais justement à cela, répondit Lénine. Le sort du petit-bourgeois indécis et impulsif ne se réduit-il pas à servir de noyau de cerise que des gardes blancs nous jetteront sous les pieds ?... En ce moment, il faut, coûte que coûte, influer sur la rédaction du rapport que les Allemands expédient à Berlin. Le motif d’intervention militaire est plus que suffisant, surtout quand on pense que Mirbach a sans doute fait connaître notre faiblesse et indiqué les résultats possibles du moindre heurt...

Bientôt arriva Sverdlov, tel qu’on le voyait toujours.

– Eh bien, me dit-il en me tendant la main d’un air goguenard, nous allons être obligés de transformer le Conseil des Commissaires en un nouveau Comité de Guerre révolutionnaire...

Cependant Lénine continuait à recueillir des informations. Je ne me rappelle pas si c’est alors ou un peu plus tard que l’on apprit la mort de Mirbach. Il fallait aller à l’ambassade exprimer des “ condoléances ”. On décida que Lénine, Sverdlov et aussi, je crois, Tchitchérine, iraient. On se demanda si je devais les accompagner. Après un bref échange de vues, je fus exempté de cette corvée.

– Et comment allons-nous dire ça ? remarqua Vladimir Ilitch, en hochant la tête. J’en ai causé avec Radek. J’avais l’intention de dire “ Mitleid ” (condoléances) ; il paraît qu’il faut dire : “ Beileid [3]”.

Il rit un peu, très peu, très bas, s’habilla et dit à Sverdlov d’un ton ferme :

– Allons !

Et son visage se transforma, devint d’un gris de pierre. Il était dur pour Ilitch de faire cette visite à l’ambassade des Hohenzollern, d’exprimer des condoléances à l’occasion de la mort d’un comte Mirbach. Ce fut probablement une des plus rudes émotions, un des plus durs moments de toute sa vie.

C’est en de pareils jours que l’on juge les gens. Sverdlov fut vraiment incomparable : sûr de lui-même, courageux, ferme, inventif ; le meilleur type du bolchevik. Lénine acheva de découvrir et d’apprécier Sverdlov précisément en ces mois difficiles. Que de fois Vladimir Ilitch, donnant un coup de téléphone à Sverdlov pour lui demander de prendre telle ou telle urgente mesure, l’entendait répondre : “ Déjà ! ”, ce qui voulait dire que la mesure était déjà prise. Nous en plaisantions souvent, nous disions : “ Du côté de Sverdlov, c’est déjà, sans doute : déjà ! ”

– Et pourtant, au début, nous n’étions pas d’avis de l’admettre au Comité Central, racontait un jour Lénine ; voilà à quel point nous méconnaissions cet homme ! Il y eut sur ce sujet de fameuses disputes, mais, d’en bas, au Congrès, on nous corrigea et l’on eut bien raison [4].

La mutinerie des socialistes-révolutionnaires de gauche nous avait privés d’une alliance politique ; mais, en définitive, au lieu de nous affaiblir, elle nous affermit. Notre Parti s’unit plus étroitement. Dans les institutions, dans l’armée, on comprit mieux l’importance des cellules communistes. Le gouvernement suivit plus fermement sa voie.

Le soulèvement des Tchécoslovaques eut sans aucun doute le même effet : il fit sortir le Parti de l’abattement dans lequel il se trouvait depuis la paix de Brest-Litovsk. Ce fut alors la période où se succédèrent les mobilisations dans le Parti, mobilisations dirigées vers le front oriental. Le premier groupe dont faisaient encore partie des socialistes-révolutionnaires de gauche fut expédié par Lénine et par moi. Déjà se dessinait, assez vaguement au début, l’organisation des futures sections politiques. Cependant, nous continuions à recevoir de la Volga de mauvaises nouvelles. La trahison de Mouraviev et le soulèvement des socialistes-révolutionnaires de gauche avaient jeté pour quelque temps le front de l’Est dans un nouveau désordre. Le danger grandit du coup. Et c’est alors que commença une transformation radicale.

– Il faut mobiliser tout le monde et toute chose, et envoyer tout cela au front, disait Lénine. Il faut détacher du rideau de l’armée tout ce qui est plus ou moins capable de se battre et l’envoyer sur la Volga.

Je rappellerai ici que l’on nommait “ rideau ” un mince cordon de troupes qui était établi à l’Ouest, en face de la région occupée par les Allemands.

– Mais les Allemands ? répliquait-on à Lénine.

– Les Allemands ne bougeront pas ; ils ont autre chose à faire ; d’ailleurs, ils sont eux-mêmes intéressés à ce que nous en finissions avec les Tchécoslovaques.

Ce plan fut adopté et c’est ainsi que l’on constitua le gros de la future V° armée. C’est alors qu’il fut décidé que je partirais pour la Volga. Je m’occupai de la formation d’un train, ce qui, à cette époque, n’allait pas tout seul. Vladimir Ilitch lui-même entrait dans toutes les démarches, m’envoyait des billets, téléphonait continuellement.

– Avez-vous une solide auto ? Prenez-en une au garage du Kremlin.

Et une demi-heure plus tard :

– Prenez-vous un avion ? Il faut en avoir un, cela peut servir.

– Il y aura des avions à l’armée, répondais-je, et je m’en servirai s’il est nécessaire.

Et encore une demi-heure plus tard :

– Je suis pourtant d’avis que vous devriez avoir un avion dans votre train ; on ne sait jamais ce qui peut arriver !

Et ainsi de suite.

Nos régiments et détachements, formés à la hâte, principalement de ce qui restait de l’ancienne armée dispersée, s’éparpillèrent, on le sait, assez piteusement, dès la première rencontre avec les Tchécoslovaques.

– Pour remédier à cette terrible instabilité, nous avons besoin d’une forte ceinture de défense, formée de communistes et en général d’hommes combatifs, disais-je à Lénine avant de partir. Il faut forcer les hommes à se battre. Si nous attendons que le moujik ait fini de s’éveiller, il sera trop tard.

– C’est juste, répondait Ilitch, mais je crains que la ceinture de défense elle-même ne plie. L’homme russe est trop bon ; il n’est pas capable de prendre résolument des mesures de terreur révolutionnaire Cependant, il est indispensable d’essayer.

Je me trouvais à Sviajsk lorsque j’appris l’attentat commis contre Lénine et l’assassinat d’Ouritsky. En ces jours tragiques, la révolution traversait une crise intérieure. Elle se débarrassait de sa “ bonté ”. Le glaive du Parti recevait enfin sa trempe. L’esprit de résolution s’affirmait et, quand il le fallait, c’était une rigueur impitoyable. Sur le front, les sections politiques, avec les détachements de défense et les tribunaux, donnaient une ossature au corps mollasse de la jeune armée. Le changement se manifesta bientôt. Nous reprîmes Kazan et Simbirsk. A Kazan, je reçus de Lénine, qui commençait à guérir de sa blessure, un télégramme de félicitations, à l’occasion des premières victoires remportées sur la Volga.

Peu de temps après, je fis un court séjour à Moscou ; avec Sverdlov, je me rendis à Gorki, chez Vladimir Ilitch, qui revenait rapidement à la santé mais ne reprenait pas encore son travail à Moscou.

Nous le trouvâmes d’excellente humeur. Il nous demanda de longs détails sur l’organisation de l’armée, sur ses dispositions, sur le rôle des communistes, sur le perfectionnement de la discipline. Et il répétait gaiement :

– Voilà, ça c’est bien, c’est parfait. La consolidation de l’armée va se faire sentir dans tout le pays : nous aurons plus de discipline, on sentira mieux les responsabilités...

A partir des mois d’automne, en effet, la transformation fut grande. Rien de cette blanche impuissance qui avait caractérisé le printemps ne subsistait plus. Quelque chose s’était déplacé, fortifié ; et il est remarquable que, cette fois-là, la révolution fut sauvée non par un nouveau répit, mais au contraire par un danger des plus graves : le péril fit jaillir dans le prolétariat les sources secrètes de l’énergie révolutionnaire.

Lorsque nous primes place, Sverdlov et moi, dans l’auto, Lénine, radieux et plein de vie, se tenait au balcon. Je ne l’avais vu si joyeux que le 25 octobre, à Smolny, lorsqu’il avait appris les premiers succès militaires de l’insurrection.

Nous procédâmes à la liquidation politique des socialistes-révolutionnaires de gauche. Nous nettoyâmes la Volga. Lénine se remit de ses blessures. La révolution grandissait en force et en courage.

Notes

[1]. Je regrette fort de ne pas me rappeler pour quel motif était venue cette délégation.

[2]. Mirbach était ambassadeur d’Allemagne à Moscou. [N.du Trad.]

[3]. Ce mot a le même sens, avec une nuance plus réservée. [N.du Trad.]

[4]. A ce sujet : on appelle constamment SverdIov le premier président du Comité Central exécutif depuis Octobre. C’est inexact. Le premier président a été, bien que pour peu de temps, le camarade Kamenev. Sverdlov le remplaça, sur l’initiative de Lénine, à une époque où s’aggravait à l’intérieur du parti la lutte engagée en raison de certaines tentatives faites pour arriver à une entente avec les partis socialistes. Dans les notes du tome XIV des Œuvres de Lénine il est dit que le remplacement de arriva Kamenev par Sverdlov eut lieu en raison du départ du premier pour Brest-Litovsk. Cette explication ne correspond pas aux faits. La nouvelle élection eut pour cause, comme il est dit ci-dessus, l’aggravation de la lutte à l’intérieur du Parti. Je m’en souviens d’autant plus nettement que je fus chargé par le Comité Central de proposer à la fraction du Comité exécutif l’élection de Sverdlov comme président.

VII : Lénine à la tribune

Depuis Octobre, les photographes ont “ pris ” Lénine bien des fois ; il a également été “ filmé ”. Sa voix a été enregistrée sur les disques du phonographe. Ses discours ont été sténographiés et imprimés. Nous possédons ainsi tous les éléments de Vladimir Ilitch. Mais nous n’avons que des éléments. La vivante personnalité ne se trouve que dans leur combinaison toujours dynamique, qui ne se prête pas à la répétition.

Lorsque j’essaie de me représenter, de réveiller en moi la première impression que donnait Lénine à la tribune, j’aperçois un homme solidement construit, un corps d’une grande souplesse ; j’entends une voix égale, coulante, très rapide, qui grasseye quelque peu, qui ne s’arrête pas, dont le discours n’a point ou presque point de pauses, ni, au début, d’intonation particulière.

Habituellement, les premières phrases expriment des idées générales ; le ton est celui d’un homme qui tâte son auditoire ; le corps de l’orateur semble ne pas avoir encore trouvé son équilibre ; le geste manque de précision ; le regard est absorbé dans la pensée intérieure ; la face est plutôt morose et comme un peu dépitée ; l’idée cherche le moyen d’atteindre l’assistance.

Cette période préliminaire dure plus ou moins longtemps – selon la composition de l’auditoire, selon le sujet traité, selon l’état d’âme de l’orateur.

Mais voici qu’il tombe dans la ligne, dans la rainure. Le thème commence à se dessiner. L’orateur incline en avant la partie supérieure du corps, mettant ses pouces dans les entournures de son gilet. Du coup, à ce double geste, la tête et les bras se portent en avant. La tête ne semble pas bien grosse sur ce corps de petite taille mais fortement bâti, bien balancé, rythmique. Ce qui semble énorme, c’est le front, ce sont les bosses dénudées du crâne. Les bras sont très mobiles, mais sans nervosité, sans mouvements inutiles. Le poignet est large, les doigts sont courts, la main est plébéienne, vigoureuse. Dans cette main se retrouvent les traits de bonhomie courageuse que l’on retrouve dans l’ensemble de la charpente et qui inspirent confiance.

Pour qu’on s’en aperçoive, cependant, il faut que l’orateur ait eu le temps de s’éclairer du dedans, ce qui arrive lorsqu’il a deviné la malice de l’adversaire ou lorsqu’il a réussi, lui-même, à le faire tomber dans son piège.

Alors, de dessous, de la puissante saillie du front et du crâne, se détachent les yeux de Lénine dont quelque chose est resté dans une assez heureuse photographie de 1919.

L’auditeur, même le plus indifférent, lorsqu’il avait surpris ce regard, se mettait sur ses gardes et attendait la suite. Les pommettes anguleuses s’éclairaient et s’adoucissaient, à de tels moments, d’une indulgence sagace, derrière laquelle on devinait une grande connaissance des hommes, des rapports sociaux, de la situation, connaissance allant jusqu’à la dernière profondeur. La partie inférieure du visage, au poil roussâtre, grisonnant, restait en quelque sorte dans l’ombre. La voix s’adoucissait, devenait d’une grande souplesse, et, par moments, malicieusement insinuante.

Mais voici que l’orateur introduit dans son discours l’objection supposée d’un contradicteur ou quelque phrase malveillante, tirée d’un article de l’ennemi. Avant même d’avoir disséqué la pensée de l’adversaire, il vous fait comprendre que l’objection manque de base, qu’elle est superficielle, qu’elle est fausse. Il retire ses pouces des entournures du gilet, rejette le corps légèrement en arrière, recule à petits pas, comme pour se donner la place où il prendra de l’élan, et, tantôt ironiquement, tantôt d’un air désespéré, il hausse ses épaules trapues et ouvre les bras, les mains, écartant les pouces de façon expressive.

Il condamne l’adversaire, le tourne en dérision ou le cloue au pilori – selon l’homme à qui il a affaire et selon l’occasion – avant même de l’avoir réfuté.

L’auditeur est comme prévenu, il sait à quel genre de preuve il doit s’attendre et dans quel sens il doit préparer sa pensée.

Ensuite, s’ouvre l’offensive logique. La main gauche se replace soit à l’entournure du gilet, soit, plus souvent, dans la poche du pantalon. La droite suit le mouvement de la démonstration et en marque le rythme. Dans les instants où cela devient nécessaire, la gauche vient à l’aide de la droite. L’orateur fonce sur l’auditoire, atteint le bord de l’estrade, se penche en avant et par des mouvements arrondis des bras travaille sa propre matière verbale. Cela signifie que Lénine est arrivé à l’expression de sa pensée centrale, au point essentiel de tout son discours.

S’il y a des adversaires dans l’auditoire, des exclamations hostiles, des critiques s’élèvent de temps en temps, contre l’orateur. Dans neuf cas sur dix, les interruptions restent sans réponse. L’orateur dira ce qu’il a à dire, pour ceux à qui il croit bon de s’adresser et de la façon qui lui paraît nécessaire. Il n’aime pas à faire des écarts pour répliquer à l’un ou à l’autre. Les trouvailles rapides, au cours du discours, ne sont pas le fait de sa pensée concentrée. Seule, sa voix, après des interruptions hostiles, devient plus âpre, le discours plus compact, plus pressé, la pensée plus aiguë, le geste plus brusque.

Il ne se saisit de l’exclamation d’un adversaire que dans le cas où elle répond au développement général de sa pensée, quand elle peut l’aider à atteindre plus vite la déduction nécessaire. Mais alors ses répliques sont absolument imprévues par leur simplicité frappante qui assomme sur place. Il met à nu une situation là où l’on s’attendait à le voir plutôt la masquer.

C’est ce qu’ont éprouvé plus d’une fois les mencheviks dans la première période de la révolution, quand ils accusaient le bolchevisme de violer la démocratie et quand ces accusations gardaient encore de leur fraîcheur.

“ Nos journaux sont supprimés ! – Bien sûr, mais pas tous encore, malheureusement ! Nous les supprimerons bientôt tous (Tonnerre d’applaudissements). La dictature du prolétariat coupera à la racine cette propagande, empêchera ce honteux trafic de l’opium bourgeois (Tonnerre d’applaudissements). ”

L’orateur s’est redressé. Les deux mains sont dans les poches. Il n’y a pas là la moindre apparence de pose, il n’y a pas dans la voix de modulations oratoires ; en revanche, il y a dans tout le corps, dans l’attitude de la tête, dans les lèvres serrées, dans les pommettes, dans le timbre imperceptiblement rauque de la voix, une inébranlable assurance en la justesse de ses actes, en la justice de sa cause. “ Si vous voulez vous battre, battons-nous, mais comme il faut. ”

Quand l’orateur frappe non plus sur l’ennemi mais sur les siens, cela se sent au ton comme au geste. La plus furieuse attaque garde, dans ce cas, le caractère d’un procédé pour “ raisonner ” les gens. Parfois, la voix de l’orateur s’arrête, se brise sur une note haute : cela se produit quand il dénonce avec violence quelqu’un des siens, quand il veut faire honte, quand il démontre que l’opposant ne comprend absolument rien à la question et qu’il a été incapable de produire “ le moindre ” motif, de donner “ le plus petit ” fondement à ses objections. Dans ces “ le moindre ”, dans ces “ le plus petit ”, la voix atteint parfois à la hauteur du fausset, et c’est alors qu’elle se brise en l’air ; et, arrivée là, la tirade la plus coléreuse prend une nuance soudaine de bonhomie.

L’orateur a médité d’avance son idée jusqu’au bout, jusqu’à la dernière déduction pratique ; l’idée, oui, mais non pas la façon de l’exposer, non pas la forme, à l’exception toutefois de quelques expressions, de quelques “ mots ” particulièrement concis, précis, savoureux, qui entrent ensuite dans la vie politique du Parti et du pays, comme monnaie sonnante qui a cours partout. La construction des phrases est habituellement lourde, encombrée ; une proposition vient s’appliquer, se coucher sur l’autre, ou bien s’enfonce en pointe dans une autre. Pour les sténographes, ce genre de construction est une pénible épreuve, et non moins pénible ensuite pour les rédacteurs. Mais, à travers ces phrases massives, la pensée tendue et autoritaire s’ouvre une voie sûre, vigoureusement.

Est-il vrai, pourtant, que celui qui parle est un marxiste profondément instruit, un théoricien des sciences économiques, un homme d’une immense érudition ? On dirait, on croirait, du moins à certains moments, que l’on est plutôt en présence d’un extraordinaire autodidacte qui est arrivé tout seul, par ses facultés naturelles, à comprendre toutes ces choses, qui s’est mis tout cela dans la cervelle, sans aucune instrumentation scientifique, sans aucune terminologie rigoureuse, exposant tout ce qu’il sait à sa manière. D’où vient cela ? De ce que l’orateur, après avoir médité la question pour son propre compte, y a encore réfléchi en se plaçant au point de vue de la masse, en appliquant à sa pensée l’expérience des foules, en débarrassant complètement son exposé de tout l’échafaudage théorique qui lui avait servi pour construire son discours.

Parfois, cependant, l’orateur gravit d’une façon précipitée l’échelle de ses idées, enjambant les marches : il agit ainsi lorsque la conclusion à atteindre lui semble déjà trop claire, trop évidente, lorsqu’il devient pratiquement trop urgent d’y parvenir ; lorsqu’il faut y amener les auditeurs aussi vite que possible.

Mais voici qu’il a senti qu’on ne pouvait le suivre, que le lien entre lui et l’auditoire se détendait. Aussitôt, il se reprend, saute en arrière et recommence son ascension, mais, cette fois, d’un pas plus calme, plus mesuré. Sa voix même se modifie, on n’y sent plus l’excès d’intensité du début ; elle s’enveloppe de nuances persuasives.

Ce retour en arrière, ce mouvement de va-et-vient nuit, bien entendu, à la construction du discours. Mais fait-on un discours pour le simple plaisir de le bien construire ? A-t-on besoin, dans un discours, d’une autre logique que de celle qui déterminera l’action ?

Et lorsque l’orateur rejoint à nouveau sa conclusion, accompagné maintenant de tous ses auditeurs, n’ayant abandonné personne en chemin, on a dans la salle comme la sensation physique de son succès, on éprouve la joie reconnaissante qui marque la complète satisfaction de la pensée collective.

Il ne reste plus qu’à frapper deux ou trois fois pour bien indiquer la conclusion, pour lui donner de la vigueur, pour lui laisser une expression simple, éclatante, imagée, pour l’imprimer dans les mémoires ; ensuite, on peut s’accorder, à soi-même et aux autres, une pause pour reprendre haleine ; on plaisante, on rit ; pendant ce temps, la pensée collective ne s’en assimile que mieux l’acquisition qui vient d’être faite.

L’humour oratoire de Lénine est tout aussi simple que ses autres procédés, si l’on peut ici parler de procédés. Mais on ne trouvera pas dans les discours de Lénine ce que l’on appelle “ de l’esprit ”et encore moins “ des pointes ” ; il a la plaisanterie savoureuse, intelligible pour la masse, populaire dans le véritable sens du mot. Si les circonstances politiques n’inspirent pas d’inquiétude particulière, si l’auditoire se compose en majorité de “ fidèles ”, l’orateur ne répugne pas à un certain “ batifolage ”. L’auditoire entend avec plaisir telle facétie malicieusement naïve, telle “ charge ” plaisamment impitoyable ; on sent bien qu’il ne s’agit pas seulement de faire des mots et de rire, mais que tout cela conduit au même but.

Lorsque l’orateur recourt à la plaisanterie, la partie inférieure du visage devient plus saillante, surtout la bouche dont le rire est contagieux. Les traits du front et du crâne semblent s’estomper ; le regard, cessant de vriller, s’éclaire de gaieté ; le grasseyement s’accentue ; la tension vigoureuse de la mâle pensée s’amollit en belle humeur, en riante bonhomie.

Dans les discours de Lénine comme dans toutes ses besognes, le caractère qui se manifeste essentiellement, c’est la tension vers le but. L’orateur ne s’occupe pas de bâtir une harangue ; il cherche seulement à conduire vers une conclusion qui appelle des actes.

Il aborde ses auditeurs de diverses façons ; il leur explique les choses, il cherche à les convaincre, il vitupère, il plaisante, et il persuade encore, et il explique encore. Ce qui fait l’unité de son discours, ce n’est pas un plan préalablement établi, c’est un but pratique, nettement défini, rigoureusement marqué pour le jour présent, c’est une idée dont la pointe doit entrer et se loger dans l’esprit de l’auditoire.

A cette fin essentielle se subordonne l’humour de Lénine. Sa plaisanterie est utilitaire. Le moindre “ mot ” piquant a une destination pratique : il faut cingler ceux-ci, il faut refréner ceux-là. Alors entrent en jeu des expressions qui sont souvent restées dans le vocabulaire de notre politique. Avant d’arriver à jeter son mot, l’orateur décrit quelques cercles préparatoires, comme s’il cherchait le point où le poser. Quand il l’a trouvé, il ajuste la pointe du clou, s’écarte un peu pour mieux voir et, d’un grand geste, assène le premier coup de marteau sur la toiture qu’il veut percer : un premier coup, puis un autre, puis beaucoup d’autres – jusqu’à ce que le clou soit bien entré, de telle manière qu’il est souvent très difficile de l’arracher ensuite, quand on n’en a plus besoin. Alors Lénine devra, avec une autre plaisanterie, marteler la tête du clou, de droite et de gauche, pour l’ébranler ; et quand il l’aura arraché, pour le jeter à la ferraille des archives, ce sera un gros chagrin pour ceux qui avaient déjà pris l’habitude de cette parure désormais inutile.

Mais voici que le discours arrive à sa fin. Les derniers calculs sont faits, les conclusions sont fortement marquées. L’orateur a l’air d’un ouvrier qui sort épuisé de sa tâche, mais qui est heureux d’avoir mené à bien la besogne. Sur le crâne dénudé où apparaissent des gouttelettes de sueur, il passe, de temps en temps, la main. La voix n’a plus la même véhémence, elle s’éteint, c’est la braise qui achève de se consumer. Il est possible de finir. Mais il ne faut pas s’attendre à cet air de bravoure qui couronne habituellement les discours et sans lequel, semble-t-il, on ne pourrait descendre de la tribune. Un brillant final est indispensable aux autres ; Lénine n’en a pas besoin. Il ne parachève pas ses harangues en professionnel : il termine son travail et met un point. “ Si nous comprenons ceci, si nous faisons cela, nous vaincrons sûrement ... ” Telle est souvent sa phrase de conclusion. Ou bien : “ Voilà tout ce que je voulais dire... ” – et rien de plus. Et ce dernier mot, qui est tout à fait selon la nature de l’éloquence de Lénine et selon la nature de Lénine lui-même, ne refroidit nullement l’auditoire. Au contraire, après cette conclusion “ sans effet ”, “ grisâtre ”, la foule semble ressaisir, par une étincelle de pensée, tout ce que Lénine vient de donner dans ses paroles, et c’est alors qu’éclatent les tempêtes de reconnaissance et d’enthousiasme que l’on nomme applaudissements.

Mais déjà, ramassant en tas ses papiers, Lénine quitte vivement l’estrade pour éviter l’inévitable. La tête légèrement rentrée dans les épaules, le menton baissé sur la poitrine, les yeux dissimulés sous les sourcils, tandis que les moustaches se hérissent, d’un air presque en colère, sur la lèvre supérieure relevée en une moue de mécontentement. Les salves d’applaudissements et d’acclamations s’élargissent, comme des vagues qui déferlent l’une sur l’autre : “ Vive... Lénine... chef... Ilitch... ” Sous l’éclat des lampes électriques, scintille en passant le crâne de cet homme unique, fouetté de tous côtés par les flots irrésistibles. Et lorsque, semble-t-il, le tourbillon des enthousiasmes a atteint à son extrême fureur, tout à coup, à travers le grondement, et le roulement, et le clapotement, une voix jeune, vibrante, heureuse, s’élève, comme le cri de la sirène coupant la tempête : Vive Ilitch ! Et alors, des dernières et tremblantes profondeurs de l’âme collective, de l’amour et de l’enthousiasme populaires, monte en réponse, formidable cyclone, une clameur générale, indéfinissable, indivise, qui secoue les voûtes : Vive Lénine !

VIII : Le Philistin et le Révolutionnaire

Dans un des nombreux recueils qui ont été consacrés à Lénine, j’ai remarqué un article de l’écrivain anglais Wells, sous ce titre : “ Le rêveur du Kremlin [1] ”.

Les rédacteurs du recueil font observer que “ même des esprits avancés, comme celui de Wells, ont été incapables de pénétrer le sens de la révolution prolétarienne qui se produit en Russie ”.

Ce n’est pas là, semble-t-il, un motif suffisant pour placer un article de Wells dans un volume dédié au chef de cette révolution. Mais je ne veux pas chercher chicane aux rédacteurs sur ce point : pour moi, j’ai lu, non sans intérêt, quelques-unes des pages de Wells ; non sans intérêt, dis-je, mais on verra plus loin que l’auteur n’y est absolument pour rien.

Je revois nettement l’époque où Wells visita Moscou. C’était pendant l’hiver de famine et de froid de 1920-1921. On sentait dans toute l’ambiance le pressentiment, l’inquiétude des complications que devait amener le printemps. Moscou affamée était ensevelie sous des montagnes de neige. La politique économique était à la veille d’un brusque changement.

Je me rappelle fort bien l’impression que garda Vladimir Ilitch de son entretien avec Wells :

– Quel bourgeois ! Quel philistin ! répétait-il, levant les bras au-dessus de son bureau, riant et soupirant, avec ce rire et ces soupirs qui exprimaient en lui une certaine honte secrète éprouvée pour autrui.

– Ah ! quel philistin ! répétait-il, revivant sa conversation.

Quand il me disait cela, c’était au moment où la séance du Bureau politique allait s’ouvrir ; et, en somme, Lénine se borna à répéter plusieurs fois l’appréciation sur Wells que je viens de donner. Mais cela suffisait largement.

Je n’avais pas beaucoup lu Wells, à vrai dire, et je ne l’avais jamais vu. Mais de ce socialiste de salon de la Fabian Society [2], de ce littérateur de haute fantaisie et d’utopie, qui venait jeter un coup d’œil sur les expériences du communisme, je me faisais une idée assez claire. Et l’exclamation de Lénine, et surtout le ton dont elle était faite, complétaient sans difficulté mon impression.

Et voici qu’un article de Wells, introduit par des voies quasi providentielles dans le recueil sur Lénine, réveillait en ma mémoire ce cri : “ Quel philistin ! ”, l’emplissant d’un vivant contenu. Car si Lénine est à peu près absent de l’article de Wells sur Lénine, en revanche, vous trouvez là Wells en personne.

Commençons par le commencement, par cette plainte de Wells qui lui sert d’entrée en matière : le pauvre a été obligé – voyez-vous cela ! –, de faire de longues démarches pour obtenir une entrevue avec Lénine ; et il en a été “ extrêmement énervé ”. Et pourquoi donc, je vous prie ? Lénine avait-il fait appel à Wells ? S’engageait-il à le recevoir ? Avait-il donc du temps à perdre ?

Au contraire, en ces dures journées d’alors, chaque minute de son temps était prise et comptée ; il ne lui était pas facile de trouver une heure pour recevoir Wells. Un étranger même aurait dû le comprendre sans peine.

Mais par malheur, Wells, en sa qualité d’illustre étranger, et malgré tout son “ socialisme ” d’Anglais très conservateur et de coupe impérialiste, était pénétré de cette assurance qu’en visitant Lénine il faisait grand honneur au chef, ainsi qu’à son pays barbare.

De la première ligne à la dernière, on sent à plein nez cette suffisance peu justifiée.

La description psychologique de Lénine commence, ainsi qu’il fallait s’y attendre, par une grande découverte, par une révélation. Sachez que Lénine “ n’est pas du tout un homme de lettres ”.

Et, en effet, qui pourrait décider là-dessus mieux que Wells, professionnel de la littérature ?

“ Les courts et violents pamphlets qui paraissent à Moscou sous sa signature (!) sont pleins de considérations fausses sur la psychologie des ouvriers de l’Occident ! Ils expriment fort peu le fond réel de la pensée de Lénine. ”

L’honorable gentleman, bien entendu, ignore que Lénine est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages d’une importance capitale sur la question agraire, sur les théories économiques, sur la sociologie et la philosophie.

Wells ne connaît qu’un certain nombre de “ courts et violents pamphlets ” ; il fait observer qu’ils paraissent “ sous la signature de Lénine ”, donnant par là à entendre qu’ils sont écrits par d’autres. Quant “ au fond véritable de la pensée de Lénine ”, on ne le trouvera pas dans les dizaines de tomes dont il est l’auteur, mais bien dans la conversation d’une heure à laquelle a condescendu généreusement le très illustre et très savant voyageur de la Grande-Bretagne.

On pouvait du moins espérer de Wells qu’il saurait dépeindre d’une façon intéressante la physionomie de Lénine, et s’il avait donné un peu de relief à son croquis, nous aurions pu lui pardonner toutes les platitudes inspirées par son socialisme de Fabian Society. Mais il n’y a pas l’ombre de cela dans l’article.

“ Lénine a un visage agréable, basané (!), dont l’expression change constamment ; il a un sourire vif .. ”

“ Lénine ressemble fort peu à ses photographies... ”

“ Il gesticulait un peu pendant la conversation... ”

Au-delà de ces formules banales d’un reporter exercé à remplir les colonnes des journaux bourgeois, Wells n’a rien su dire.

Au surplus, il a encore découvert que le front de Lénine rappelle le crâne allongé et légèrement asymétrique d’Arthur Balfour, et que Lénine, dans son ensemble, “ est un tout petit homme : quand il est assis sur le bord de sa chaise, ses pieds touchent à peine le plancher ”.

En ce qui concerne le crâne d’Arthur Balfour, nous ne pouvons rien dire de ce vénérable objet et nous admettons volontiers qu’il est allongé. Mais, pour tout le reste, quelle indécente impropriété de termes ! Lénine avait les cheveux d’un blond roussâtre ; il est, par conséquent, impossible de lui prêter un teint “ basané ”. Il était de taille moyenne, peut-être même légèrement au-dessous de la moyenne ; mais qu’il produisît l’impression d’un “ tout petit homme ” qui, étant assis, atteignait à peine le plancher, cela n’a pu apparaître qu’à Wells arrivant, en Gulliver de la civilisation, dans le Nord peuplé de communistes lilliputiens.

Wells a aussi noté que Lénine, pendant les silences de la conversation, a l’habitude de relever d’un doigt une de ses paupières :

“ Cette habitude, observe le pénétrant écrivain, provient peut-être d’un défaut de la vision. ”

Nous connaissons ce geste. Lénine le faisait quand il avait devant lui un étranger, un homme avec lequel il ne se sentait rien de commun : Lénine jetait alors un vif regard sur le personnage à travers les doigts d’une main placée en visière devant le front. Le “ défaut de vue ” de Lénine tenait à ceci qu’il lisait alors dans la pensée de son interlocuteur, qu’il discernait sa suffisance emphatique et bornée, son outrecuidance et son ignorance de “ civilisé ”, et qu’ensuite, tout pénétré de cette image, il dodelinait de la tête et répétait : “ Quel philistin ! Quel monstre de petit-bourgeois ! ”

Le camarade Rothstein assistait à l’entretien, et Wells, en passant, fait une découverte admirable : selon lui, la présence de ce témoin “ caractérise la situation actuelle en Russie ” ; Rothstein, écoutez ça et tenez-vous bien, contrôle Lénine, au nom du Commissariat des Affaires étrangères, en raison de l’excessive sincérité de Lénine et de son imprudence de rêveur. Que dire de cette observation, qui n’a pas de prix ? En entrant au Kremlin, Wells apportait, dans son esprit, toute l’ordure journalistique brassée par la bourgeoisie internationale ; son œil perspicace – sans “ défaut ”, bien entendu ! – découvrait dans le cabinet de Lénine tout ce qu’il avait retiré de la lecture du Times ou d’un autre réservoir de commérages dévotieux et gracieux.

Mais que fut donc cette conversation ? A ce sujet, Wells ne nous transmet guère que des lieux communs sans valeur, qui nous montrent combien est pitoyable, indigent, le reflet de la pensée de Lénine dans des crânes dont nous n’avons pas d’ailleurs à contester la symétrie.

Wells était venu avec cette idée qu’il “ aurait à discuter avec un doctrinaire marxiste convaincu, mais il en a été tout autrement ”. Cela ne saurait nous étonner. Nous savons déjà que “ le fond de la pensée de Lénine ” s’est découvert non pas dans cette période de plus de trente ans que remplissent son activité politique, son activité d’écrivain, mais bien dans une conversation avec un brave bourgeois anglais. “ On m’avait affirmé, continue Wells, que Lénine aimait à donner des leçons, mais il s’en est dispensé avec moi. ” Et comment, en effet, donner une leçon à un gentleman tout rempli du haut sentiment de sa dignité ? D’une manière générale, il n’est pas vrai de dire que Lénine ait aimé à donner des leçons. Ce qui est juste, c’est qu’il savait parler d’une façon très instructive. Mais il ne parlait ainsi que quand il estimait son interlocuteur capable de s’instruire en quelque chose. Dans ce cas, il ne ménageait ni son temps, ni ses efforts. Mais devant le merveilleux Gulliver qui se trouvait, par la grâce du hasard, dans le cabinet du “ petit homme ”, Lénine, après deux ou trois minutes de conversation, dut acquérir cette conviction que doit inspirer l’entrée de l’Enfer : “ Laissez toute espérance... ”

Il fut question des grandes villes. Wells, en Russie, avait eu pour la première fois, comme il l’avoue, cette remarquable idée que l’aspect des grandes villes dépend surtout du trafic des magasins et des marchés. Il fit part de cette découverte à son interlocuteur. Lénine “ reconnut ” qu’en régime communiste, les villes devaient considérablement diminuer d’étendue. Wells “ indiqua ” à Lénine que la restauration des villes exigerait un travail formidable, et qu’un bon nombre des plus grands édifices de Pétrograd ne conserveraient que la valeur de monuments historiques. Lénine tomba d’accord sur cette incomparable conclusion de Wells.

“ Il me semble, ajoute ce dernier, qu’il lui fut agréable de causer avec un homme qui comprenait les inévitables conséquences du collectivisme, conséquences qui échappent à la compréhension de nombre de ses sectateurs. ”

Vous avez là la hauteur du niveau de Wells.

Il considère comme le résultat de son extraordinaire perspicacité cette découverte, qu’en régime communiste, les énormes concentrations urbaines d’aujourd’hui doivent disparaître et que bien des monstres de l’architecture capitaliste d’à présent n’auront plus que la valeur de monuments historiques (si toutefois ils ne méritent pas l’honneur d’être détruits).

Comment, en effet, de pauvres communistes (ces “ fastidieux fanatiques de la lutte de classes ”, comme les appelle Wells) arriveraient-ils à de pareilles découvertes – qui ont, il est vrai, été expliquées depuis longtemps, dans un commentaire de popularisation ajouté à l’ancien programme de la social-démocratie allemande ? Nous ne dirons pas – il ne faut pas écraser les gens – que tout cela était connu des utopistes classiques du socialisme.

Vous comprenez maintenant, j’espère, pourquoi Wells, au cours de la conversation, “ n’a pas du tout remarqué ” ce fameux rire de Lénine dont on lui avait tant parlé : il est évident que Lénine n’avait pas envie de rire. Je crains même que son mouvement réflexe ne l’ait porté à une extrémité tout autre que celle du rire. Mais Ilitch dut alors se servir de sa main si mobile et si intelligente qui, toujours, savait cacher à temps à un interlocuteur trop occupé de lui-même un bâillement incivil.

Comme nous l’avons déjà vu, Lénine ne donna aucune leçon à Wells, pour des raisons que nous estimons tout à fait satisfaisantes. En revanche, Wells ne mit que plus d’insistance à instruire Lénine. Il s’appliqua à lui faire comprendre cette idée absolument neuve que, pour le succès du socialisme, “ il ne suffisait pas de reconstruire le côté matériel de l’existence, mais qu’il fallait transformer la psychologie de tout le peuple ”. Il fit savoir à Lénine que “ les Russes, par nature, étaient des individualistes et des commerçants ”. Il lui expliqua que le communisme “ allait trop vite ” et qu’il détruisait avant de pouvoir construire, et autres vérités dans ce genre.

“ Cela nous amena, raconte Wells, au point essentiel où nous nous trouvâmes séparés, c’est-à-dire que nous établîmes une différence entre le collectivisme évolutionniste et le marxisme. ”

Par collectivisme évolutionniste, il faut entendre une bouillie au goût de la Fabian Society, dans laquelle entrent du libéralisme, de la philanthropie, une législation sociale aussi économe que possible de ses moyens, et des méditations du dimanche sur un meilleur avenir.

Wells lui-même formule l’essence de son collectivisme évolutionniste de la manière suivante :

“ Je crois que, par la voie d’un système régulièrement établi d’éducation de la société, le capitalisme actuel peut se civiliser et se transformer en un régime collectif. ”

Wells lui-même se dispense de nous dire qui se chargera d’appliquer “ un système d’éducation ” et à qui ce système sera régulièrement appliqué : faut-il penser que les lords au crâne allongé établiront leur système sur le prolétariat anglais, ou bien, au contraire, que le prolétariat passera sur les crânes des lords ? Oh ! non, tout ce qu’on voudra, sauf cette dernière solution ! A quoi serviraient les membres instruits de la Fabian Society, des hommes de pensée, d’imagination désintéressée, des gentlemen et des ladies, Mr Wells et Mrs Snowden, si ce n’est à civiliser la société capitaliste en produisant, d’une façon régulière et systématique, ce qui se cache sous leurs crânes ; à quoi, si ce n’est à transformer cette société en un Etat collectiviste d’une façon progressive, si raisonnable et si heureuse que même la dynastie royale de Grande-Bretagne ne s’en aperçoive pas ?

Voilà ce que Wells expliquait à Lénine ; et Lénine dut entendre tout cela.

“ Pour moi – remarque Wells avec mansuétude –, ce fut véritablement un délassement (!) que de m’entretenir avec cet extraordinaire petit homme. ”

Mais pour Lénine ? Quelle épreuve de patience ! A part lui, sans doute, il proféra quelques mots russes très expressifs et forts savoureux. Il s’abstint de les traduire en anglais, non seulement parce que son vocabulaire, en anglais, ne devait pas aller si loin, mais aussi pour des raisons de politesse. Ilitch était très poli. Mais il ne put se borner à un silence courtois.

“ Il fut forcé – raconte Wells –, de me répliquer que le capitalisme moderne est incurablement rapace et prodigue, et qu’il est impossible de lui enseigner quoi que ce soit. ”

Lénine cita un certain nombre de faits qui sont d’ailleurs relevés dans le nouveau livre de Money : le capitalisme a détruit les wharfs nationaux anglais, il n’a pas permis d’exploiter raisonnablement les mines de charbon, etc. Ilitch connaissait la langue des faits et des chiffres.

“ Je l’avoue – conclut tout à coup M. Wells –, il m’était très difficile de discuter avec lui. ” Qu’est-ce que cela signifie ? N’est-ce pas le commencement de la capitulation du collectivisme évolutionniste devant la logique du marxisme ? Non, pas du tout. “ Laissez toute espérance... ” Cette phrase qui semble tout d’abord inattendue ne vient pas par hasard ; elle fait partie d’un système ; elle a un sens rigoureusement conforme à l’esprit de la Fabian Society, du collectivisme d’évolution, de la pédagogie anglaise. Elle est faite pour servir les capitalistes, les banquiers, les lords et leurs ministres anglais. Wells leur dit : “ Vous voyez, vous vous conduisez si mal, vous détruisez tant de choses, vous êtes si intéressés, que moi, dans une discussion avec le rêveur du Kremlin, j’ai bien de la peine à défendre le principe de mon collectivisme évolutionniste. Soyez plus raisonnables, faites chaque semaine vos ablutions selon le rite de la Fabian Society, civilisez-vous, marchez dans la voie du progrès... ”

Le maussade aveu de Wells ne marque donc pas un début d’autocritique ; il poursuit simplement ce travail d’éducation de la société capitaliste dont nous avons vu les procédés perfectionnés, les principes moraux et “ fabianisés ” mis en application après la guerre, et notamment par la paix de Versailles.

C’est d’un ton protecteur que Wells semble approuver Lénine quand il déclare : Sa foi en sa cause est illimitée. ” Voilà qui est, en effet, indiscutable. Lénine avait une provision de foi absolument suffisante. C’est juste comme de dire que deux et deux font quatre. Cette foi inébranlable lui donnait même la patience de converser, pendant les terribles mois du blocus, avec tout étranger qui pouvait servir de lien même indirect entre la Russie et l’Occident.

C’est ainsi que Lénine s’entretenait avec Wells. Il parlait un tout autre langage quand il recevait des ouvriers anglais. Il entrait avec eux en vivante communion. Il enseignait alors et il s’instruisait en même temps. Mais avec Wells, la causerie ne pouvait avoir qu’un caractère diplomatique un peu forcé.

“ L’entretien se termina sur de vagues généralités ” –, note l’écrivain anglais. En d’autres termes, la partie jouée entre le collectivisme évolutionniste et le marxisme s’achevait sur un coup nul. Wells rentrait en Grande-Bretagne ; Lénine restait au Kremlin. Wells rédigeait pour son public bourgeois une “ correspondance ” toute empreinte de sa fatuité ; Lénine, dodelinant de la tête, répétait : “ En voilà un bourgeois ! Ah-là-là ! quel philistin ! ”

On me demandera peut-être pourquoi, dans quel but, je me suis arrêté, après quatre ans écoulés, sur cet insignifiant article de Wells. Que l’article ait été reproduit dans un des recueils consacrés à la mémoire de Lénine, n’est certainement pas une raison suffisante. Je ne puis me justifier non plus en disant que j’ai écrit ceci à Soukhoum, où je me trouvais en traitement. Mais j’avais, pour ce faire, des motifs plus sérieux.

Actuellement, ne voyons-nous pas au pouvoir, en Angleterre, le parti de Wells, qui est dirigé par les représentants hautement éclairés du collectivisme évolutionniste ? Et j’ai cru voir, peut-être assez justement, que l’article de Wells consacré à Lénine nous dévoilait, mieux que toute autre chose, l’âme secrète des dirigeants du parti ouvrier anglais : en fin de compte, Wells n’est pas le dernier d’entre eux.

Comme ces gens-là retardent, traînant le fardeau de plomb des préjugés bourgeois ! Leur présomption vaniteuse – ce qui reste du grand rôle joué autrefois par la bourgeoisie anglaise –, ne leur permet pas de réfléchir, comme ils le devraient, à l’existence des autres peuples, aux nouveaux mouvements d’idées, à la course de l’histoire qui passe par-dessus leurs têtes.

Bornés, routiniers, empiriques, aveuglés par les œillères qu’applique à l’opinion la société bourgeoise, ces messieurs promènent par le monde leurs importantes personnes et leurs préjugés, et ils ont le talent de n’apercevoir qu’eux-mêmes dans tout ce qui les entoure.

Lénine a vécu dans tous les pays de l’Europe, il a appris les langues étrangères, il a lu, étudié, écouté, pénétré, comparé, généralisé.

Quand il s’est trouvé à la tête d’une grande révolution, il n’a pas laissé perdre une occasion de se renseigner soigneusement, consciencieusement ; il a interrogé les hommes, les faits. Il n’était jamais las de suivre par la pensée l’existence du monde entier. Il lisait et parlait couramment l’allemand, le français, l’anglais ; il lisait l’italien. Dans les dernières années de sa vie, écrasé de travail, il trouvait la possibilité, aux séances du Bureau politique, d’étudier en cachette la grammaire tchèque, pour être en mesure de comprendre plus immédiatement le mouvement ouvrier de Tchécoslovaquie ; nous l’y avons quelquefois surpris, et il en riait et cherchait à s’en justifier, non sans confusion...

Mais voici Wells devant lui, Wells qui incarne cette race de petits-bourgeois faussement cultivés, infiniment bornés, qui ont des yeux pour ne pas voir, qui ne croient pas utile d’apprendre quoi que ce soit, car ils sont en possession d’un bel héritage de préjugés.

Et, d’autre part, M. Mac Donald, qui représente le même type sous l’espèce plus grave et plus maussade du puritain, tranquillise l’opinion publique bourgeoise : nous avons combattu contre Moscou et nous avons vaincu. Ils ont vaincu Moscou ? En vérité, voilà de pauvres “ petits hommes ”, bien qu’ils soient hauts de taille ! jusqu’à présent, après tout ce qui s’est passé, ils ne savent pas même prévoir leur lendemain. Les hommes d’affaires du libéralisme et du parti conservateur manœuvrent sans peine ces pédants socialistes “ de l’évolution ” qui sont au pouvoir ; ils les compromettent et préparent sciemment leur chute, non pas seulement la chute de leur ministère, mais leur effondrement politique. Et pourtant ils préparent aussi, mais cela sans trop s’en douter, l’arrivée au pouvoir des marxistes anglais. Oui, parfaitement, des marxistes, de ces “ fastidieux fanatiques de la lutte de classes ”... Car la révolution sociale en Angleterre s’accomplira également selon les lois définies par Karl Marx.

Wells, avec un humour qui lui est particulier et qui a la pesanteur du pudding, menaçait un jour de prendre ses grands ciseaux et de tondre Marx, de lui enlever sa chevelure et sa barbe de “ doctrinaire ”, de l’angliciser, de le respectabiliser, de le fabianiser. Mais il en est resté là, ce n’est pas un Wells qui pourra changer Marx. Et Lénine restera également Lénine après avoir subi pendant une heure l’épreuve du rasoir de Wells. Et nous avons la hardiesse d’affirmer que dans un avenir qui n’est pas tellement éloigné, on pourra voir s’élever à Londres, par exemple à Trafalgar Square, deux figures de bronze, l’une à côté de l’autre : Karl Marx et Vladimir Lénine. Et les prolétaires anglais diront à leurs enfants : “ Quel bonheur que ces petits hommes du Labour Party n’aient pas réussi à tondre ni à raser ces deux géants ! ”

En attendant ce jour, que je tâcherai de voir, je ferme pour un instant les yeux et j’aperçois nettement l’image de Lénine dans le fauteuil où il se trouvait devant Wells, et j’entends cette parole qui fut prononcée le lendemain ou le jour même de l’entrevue avec l’écrivain anglais, cette parole dite avec une sorte de gémissement, et avec tant de bonhomie : “ Quel bourgeois ! Quel philistin ! ”

6 avril 1924

Notes
[1]. Il s’agit du sixième et dernier chapitre, “ The Dreamer in the Kremlin ”, du livre que Wells publia à Londres, en 1920, chez Hodder and Stoughton, après son voyage en Russie : Russia in the Shadows (La Russie dans les ombres). [Note de M. Bonnet.]

[2]. La Fabian Society groupe en Angleterre des intellectuels socialistes ; elle a reçu d’eux-mêmes ce nom en l’honneur de Fabius Cunctator (le Temporisateur).

X : Les Petits et le Grand

Vladimir Ilitch Lénine fut, en Russie, unique !

(Poésie enfantine.)

Il vient de paraître un petit livre d’une qualité toute particulière, et vraiment délicieuse, dans lequel on a rassemblé des écrits d’enfants, consacrés à la vie et à la mort d’Ilitch. Des petits, qui ont de neuf à quatorze ans – on y compte même une petite fille de cinq ans ! – nous parlent du grand aîné, du grand homme.

Bien entendu, beaucoup de ces petites œuvres ne font que reproduire ce qui a été raconté par les adultes... Mais il arrive que dans un texte pour ainsi dire stéréotypé apparaisse tout à coup un filet de fraîche inspiration, que des phrases toutes familières s’animent soudain à cette source, comme arrosées d’eau vive. Et l’on trouve aussi de la création spontanée, puérile, inimitable en coloris. Les vers, conformément à la règle générale, sont moins faciles que la prose. La prosodie impose une contrainte trop grande et sa loi gêne le mouvement direct de l’expression. Mais même dans les vers, on découvre des traits étonnants.

“ Il n’y a pas de coin – écrit l’un –, où l’on ne connaisse le père du prolétariat, le fort, l’audacieux, le vaillant, l’inventif, l’intelligent Lénine. ”

Cette liste des meilleures qualités, rangées étroitement les unes près des autres, exprime dans sa plénitude l’idée que les enfants se font d’Ilitch : il a tout ce qu’il faut pour être parfait.

“ Quand il était en prison avec ses camarades, il chantait toujours : Marchons au pas, camarades ! ”

Ce détail est bien choisi pour nous convaincre : en prison, il n’est pas permis de se laisser aller au découragement ni d’y laisser tomber les autres – et “ le vaillant, l’inventif ” Ilitch se met à chanter : “ Marchons au pas, camarades ! ” Les autres chantent aussi et lui, naturellement, dirige le chœur : n’est-il pas né pour être chef d’orchestre ?

“ Dans le temps, quand il était en vie – écrit le même enfant –, j’étais sûr que, si la révolution allemande ne réussissait pas et si les pays bourgeois marchaient contre la Russie, Ilitch, quoique malade, se lèverait de son lit et lutterait jusqu’à la dernière goutte de son sang. Voilà comment, pensais-je, Ilitch se sacrifierait lui-même. ”

Voyez comment les idées politiques venues des journaux (l’écrasement de la révolution allemande, la campagne contre la Russie soviétique) se combinent ici avec l’élément personnel, d’une simplicité persuasive, avec cette image enfantine à laquelle personne n’a touché : Ilitch, âgé et malade, au moment où la révolution a des difficultés, se lève de son lit et “ lutte jusqu’à la dernière goutte de son sang ”. Seule, la mort a pu l’empêcher de “ se sacrifier lui-même ” sur la dernière barricade ! Et l’auteur conclut ainsi : “ Il ne faut pas avoir peur, maintenant qu’on n’a plus Ilitch. ”

Quand ce gaillard sera grand, il y aura encore une place pour lui sur les barricades d’Ilitch !...

Et voici la biographie. Le récit est complet : on nous parle de la famille de Lénine, de son père, de son frère Alexandre (fusillé, nous dit-on) et de sa sœur Maria Ilinitchna “ qui est maintenant rédactrice du journal Pravda ”.

Déporté en Sibérie, Ilitch “ aimait les jeux sportifs et souvent faisait la course avec d’autres sur patins ou bien autrement, et quand il courait, il tendait toutes ses forces pour dépasser les autres et ne pas rester vaincu ”.

Vous voyez que cela ne ressemble pas du tout à ce que l’on essaye trop fréquemment de nous montrer en Lénine : ce n’est pas le bon saint morose qui, à peine arrivé quelque part, cherche s’il n’y aurait pas pour lui quelque chambre bien obscure et bien humide où il puisse s’enfermer. Maigre imagination de bigote ! Non, le Lénine des enfants, qui est aussi le vrai Lénine, aime la course, et il s’y lance de toutes au forces, il ne veut pas qu’on le rattrape, il ne veut pas être vaincu.

Je ne puis me défendre ici de mentionner un souvenir. Ilitch et moi, nous avions fait “ édicter ” que les commissaires en retard de plus de dix minutes à leur poste paieraient une amende.

Un jour, au Kremlin, nous devions, à peine sortis d’une séance, courir à une autre qui se tenait à l’autre bout de la cour – et l’on n’ignore pas que c’est une immense esplanade.

Après la première réunion, Ilitch crut bon de passer un moment chez lui. Je lui dis par téléphone :

– Prenez garde, Vladimir Ilitch, vous risquez d’être puni en vertu de notre propre décret : il ne nous reste que deux ou trois minutes !

– C’est bon, ça va – répondit Ilitch avec un petit rire dont je ne compris le sens qu’un peu plus tard.

En descendant tranquillement l’escalier et en traversant la cour, je me retournais de temps à autre, me demandant si Ilitch allait me suivre. Tout à coup, à l’autre extrémité de l’esplanade, à cent pas de moi, passe, ou plutôt bondit, une forme humaine dont l’allure me semble connue : cette figure disparaît aussitôt derrière l’angle du Corps de Cavalerie.

Etait-ce lui ? Pas possible ! C’est une illusion !

Deux minutes plus tard, j’ai gagné la salle de la réunion. Le premier que j’aperçois, c’est Ilitch. Encore un peu essoufflé, il m’accueille avec une exclamation joviale :

– Ah ! ah ! c’est vous qui êtes en retard d’une minute !

Et il éclate d’un rire triomphant.

– Je l’avoue, dis-je aux camarades, c’est une surprise !... Il m’avait bien semblé apercevoir un homme qui avait l’air de Vladimir Ilitch et qui courait à toute vitesse vers le Corps de Cavalerie, mais je ne pouvais m’imaginer que le président du Conseil des Commissaires du Peuple, sous les yeux de tous, passerait en trombe sur l’esplanade du Kremlin.

Ilitch riait de tout son cœur. Ilitch chantait victoire. Exactement l’homme dont nous parle la biographie enfantine, l’homme qui tend toutes ses forces pour ne pas se laisser dépasser...

Mais revenons à l’histoire de cet homme.

Après la déportation, c’est l’émigration ; après l’émigration, la révolution ; puis il doit se cacher pour n’être pas pris par Kérenski. Les enfants n’oublient aucun détail.

“ Même dans sa cachette, Lénine dirigeait et il envoyait, de la hutte où il était, des lettres sur la révolution. Et quand siégeait le Soviet des députés populaires, il le dirigeait du fond de sa hutte, comme s’il avait présidé dans l’assemblée. ”

Pourrait-on mieux dire ? Lénine reste tapi dans sa cachette, mais de là, comme un président, il dirige le Soviet ! C’est pourtant bien ainsi que les choses se sont passées.

Cependant, cette façon de gouverner une assemblée présentait certains inconvénients, en raison du climat.

“ Les pluies vinrent, dit l’auteur, et il fit froid dans la hutte. ”

Il fallut donc changer de tactique et inventer une autre méthode pour diriger la révolution. Ilitch, naturellement, l’inventa. Ne savions-nous pas qu’il était “ fort, audacieux, vaillant, inventif, intelligent ” ?

Il alla se fixer pour quelque temps en Finlande. Ensuite, voici ce qui arriva :

“ Le camarade Lénine n’eut pas la patience d’attendre davantage. Il revint à Piter (Pétrograd) et là organisa l’insurrection d’Octobre. Le pouvoir passa aux ouvriers et aux paysans. ”

Tout cela est vrai, comme il est vrai que Lénine n’eut pas la patience d’attendre plus longtemps.

Un des petits auteurs nous décrit sa rencontre avec Ilitch.

L’enfant était allé avec son père au Kremlin, et ils passaient sur l’esplanade.

Tout à coup apparaît Ilitch !

Celui-ci dit bonjour au père et tend la main à l’enfant.

“ J’étais tellement troublé que je lâchai mon panier. Nous n’avions pas eu le temps de le ramasser que Vladimir Ilitch s’était déjà courbé, attrapait le panier et me serrait la main que je tendais pour le ravoir. Ensuite, il posa sa main sur ma tête et demanda à mon père :

“ – C’est celui-ci ou votre aîné qui est bolchevik ?

“ – Celui-ci. L’aîné est dans les gardes blancs ; il se bat contre les garnements du camarade Trotsky ; il est aussi paresseux à apprendre...

“ – Allons, ce n’est rien ! Le temps viendra où votre aîné aussi deviendra bolchevik dit Vladimir Ilitch.

“ Il parlait vite et souriait tout le temps. ”

Le dialogue est reproduit avec une remarquable exactitude ; on y reconnaît les mots, la façon de dire, les gestes d’Ilitch, “ parlant vite et souriant tout le temps ”. Ces notations sont justes parce que l’attention était avide et la mémoire toute fraîche. Ecouter Ilitch, c’était aussi intéressant que de voir pour la première fois un incendie grandiose ou une cascade.

Un autre petit gars a vu Ilitch sur la place Rouge quand il disait d’une voix forte aux ouvriers qu’ils devaient s’unir pour ne former plus qu’une famille.

“ J’étais assis dans l’automobile à côté du chauffeur et je regardais Ilitch. Il m’a plu. ”

L’auteur ne se donne pas la peine de fournir des motifs : pour lui, il est assez clair que le monde se divise en gens qui plaisent et en gens qui ne plaisent pas. Ilitch est de ceux dont on dit : “ Il m’a plu. ” Un point, c’est tout.

Un autre de ces jeunes écrivains narre à son tour comment il a vu Lénine. Ce garçon a eu moins de chance. Il y avait beaucoup de monde sur la place et tous criaient : “ Ilitch ! ”

“ J’aurais voulu grimper sur quelque chose. Mais il n’y avait rien pour ça. On me bousculait. Même je me suis mis à pleurer, parce que j’avais très envie de voir Lénine. A la fin, je me suis accroché à un ouvrier, j’ai mis un pied dans sa poche et j’ai grimpé sur ses épaules comme sur un cheval. Je pensais qu’il allait tout de suite me jeter par terre et me donner une taloche. Mais, au lieu de ça, l’ouvrier m’a appelé “ galopin ” et m’a dit de me tenir bien fort à son cou. Je me suis trouvé de deux têtes au-dessus de tout le monde, et j’ai vu Ilitch. ”

Voilà. Vous avouerez que ce moyen d’apercevoir Lénine n’est pas à la portée de tout le monde. Vous seriez sans doute fort intimidé à la seule idée de grimper en mettant le pied dans la poche du voisin. Mais le jeune Alexandre de Macédoine, du faubourg de Pressnia, ne s’embarrasse pas pour si peu ! Il monte à son poste d’observateur, au risque de recevoir une taloche. Fort heureusement, le voisin est un brave homme qui l’appelle “ galopin ” et le garde sur ses épaules. Tout va bien, et cela nous permet d’avoir un remarquable témoignage d’enfant sur Lénine orateur.

Lisez ceci :

“ Il était monté à la tribune. Il avait un costume sombre, de couleur noire, je crois, une chemise avec un col rabattu et une cravate, et sur la tête une casquette. Il avait tiré de sa poche un mouchoir blanc et il essuya son front et son crâne chauve. Je ne me rappelle pas ce que disait Ilitch. Je faisais surtout attention à voir comment il parlait. De temps en temps, il se penchait très bas sur la tribune, tendait les bras en avant, tout en tenant son mouchoir et en s’essuyant souvent le front. Il souriait souvent. J’observais tout son visage, son nez, ses lèvres, sa petite barbiche. Lénine était souvent interrompu par les applaudissements et les cris ; à ces moments-là, je criais aussi. ”

Comment en effet ne pas crier à ces moments-là ! Mais quelle merveilleuse précision dans la description ! Ilitch essuie son front et son crâne chauve avec un mouchoir blanc ; parfois, il s’incline très bas sur la tribune, tend les bras en avant, et s’essuie encore. Voilà le vivant Lénine ! Ce qu’il a dit, notre auteur ne se le rappelle pas. Mais cela n’a pas d’importance : les discours n’ont-ils pas été sténographiés ? En revanche, la vivante figure de Lénine reste à jamais fixée dans l’avide mémoire d’un petit homme qui s’est trouvé assis sur le dos du voisin. “ J’observais tout son visage, son nez, ses lèvres, sa petite barbiche... ” Et c’est un souvenir pour toute la vie. Quand cet enfant rentrait à la maison, il a dû se répéter tout le temps ce mot : Lénine, Lénine, Lénine. Il portait le lourd et merveilleux fardeau de ses impressions. Il s’arrêtait devant tous les portraits de Lénine qui étaient exposés dans les vitrines... Et Lénine est mort sans savoir que, parfois, pour l’apercevoir, il fallait mettre le pied dans la poche du voisin. De quel rire retentissant il aurait éclaté s’il avait connu cette solution donnée selon le véritable esprit “ bolchevique ” à un difficile problème de tactique !...

Voici encore un petit détail de la biographie du chef. “ Lénine aimait à pêcher. Par une journée chaude, il prenait sa ligne et s’asseyait sur le bord de l’eau, et il pensait tout le temps à la manière dont on pourrait améliorer la vie des ouvriers et des paysans. ”

N’est-ce pas remarquablement imaginé : l’homme jette sa ligne et en attendant que le poisson morde (ce qui n’arrive pas si souvent), il est assis sur le bord, il regarde l’eau et toute sa pensée s’applique à trouver le moyen d’améliorer l’existence des ouvriers et des paysans. Voilà comment faisait Lénine ! Et c’est pourquoi la pêche s’éclaire ici d’une lumière significative.

« Vladimir Ilitch Lénine

Fut, en Russie, unique... »

Il courait très vite à la course, il n’aimait pas le tsar, ni les bourgeois, il pêchait et s’appliquait à penser à la façon d’aider les travailleurs, il chantait en prison “ Marchons au pas, camarades ! ”, il dirigeait la révolution du fond d’une hutte, il enseignait d’une voix forte, exhortant les ouvriers à s’unir, et, en faisant cela, il s’essuyait le front avec un mouchoir ; il savait tout, il pouvait tout, il enseignait tout. Mais il est mort. Le fort, l’audacieux, le père du prolétariat est mort. Et cette nouvelle extraordinaire, mystérieuse et terrible qui venait d’en haut, de la bouche des grands, a bouleversé le monde des petites âmes.

Le 22 janvier, dans une école, le maître a raconté la mort d’Ilitch :

“ Et ainsi, le maître, tout ému, en s’arrêtant parfois, nous a raconté, et nous écoutions tous attentivement, et à la fin des fins, on ne s’est plus retenu, et des larmes brûlantes se sont mises à couler sur ma joue. Les gars ne pouvaient plus écouter, tous pleuraient. Alors, on s’est tous mis debout et on a chanté la Marche des Funérailles. ”

Les petits garçons et les fillettes qui, le 22 janvier 1924, ont pleuré la mort d’Ilitch à chaudes larmes et ont chanté l’hymne de deuil raconteront cela à leurs enfants et à leurs petits-enfants. Et le récit passera de génération en génération.

La nouvelle de la mort d’Ilitch arrive dans les familles ouvrières.

“ Ma maman était assise à table et tenait à la main un couteau. Quand elle a entendu la nouvelle de la mort d’Ilitch, le couteau lui est tombé des mains et elle s’est mise à pleurer, bien qu’elle ne connaissait pas son grand chef. ”

Ce couteau qui tombe des mains, voilà le trait juste et significatif ! Et comme l’enfant parle bien de la mère : « elle ne connaissait pas son grand chef ».

Une petite fille est rentrée à la maison après la causerie qu’on avait faite sur Ilitch et “ elle a raconté à ses parents tout en détail : qu’Ilitch n’aimait pas les choses de luxe, qu’il aimait les petits enfants et qu’il aimait beaucoup à travailler ”. Tout est à sa place : le travail à la fin, la question du luxe au début, les enfants au milieu. Un adulte aurait probablement arrangé cela d’une autre manière. Ce n’est qu’après ce récit que la mère a cru à la nouvelle et “ elle a été très alarmée ”. Et la petite narratrice, avec sa sœur des Jeunesses Communistes, s’est mise à coudre des cravates d’étoffe noire.

Un garçonnet qui appartient à une “ Maison d’Enfants ” raconte comment Oscar Andréévitch (l’auteur connaît bien ce camarade, dont nous n’avons pas entendu parler) a placé des drapeaux de deuil sur le mur de la maison, à l’occasion du 21 janvier.

« Une grosse bonne femme passe dans la rue et elle nous dit : “ Allons, écartez-vous ! Est-ce que vous “ n’avez jamais vu pendre des chiffons ? ” Et moi, j’ai dit tout bas : “ Elle est bête, elle ne comprend pas “ ce que c’est. ” »

Jean Huss disait aussi d’une vieille femme ignorante : “O sainte simplicité ! ” La forme était autre, l’époque différente et c’était un homme d’âge qui parlait ; mais l’esprit était le même.

A la nouvelle de la mort de Lénine, “ ce jour-là, d’abord nous étions gais, mais, quand nous avons su, nous sommes devenus tristes ”.

C’est bref, et quelle expression !

Les enfants vont voir le mort :

“ Voilà le cercueil, un oreiller rouge, il était couché tout pâle. Je le regardais tout le temps. ”

Le lendemain, en se réveillant, le petit “ Jean Huss ” a absolument besoin de voir le portrait de Lénine. Ainsi dit-il lui-même : “ je me suis réveillé et j’avais très besoin du portrait de Lénine. ”

Il s’est aussitôt mis à le dessiner et, pour exprimer ses sentiments profonds, il a tracé sur le front d’Ilitch une petite étoile et les lettres : S.S.S.R. et R.S.F.S.R. Comme ça, tout le monde verra de qui il s’agit.

“ Notre cher grand chef – écrit une petite fille à Lénine mort –, je pensais que tu guérirais, mais il est arrivé ta mort inattendue. Je regrette beaucoup et j’ai bien du chagrin de ce que je ne te verrai plus. ” Ainsi s’achève cette lettre si brève que tout le monde lira sauf le destinataire.

Un jeune pionnier chante ceci :

Un écho retentit sur les monts :

“ Plus d’Ilitch ! ”

Mais en réponse on entend :

“ Ne jamais se décourager ! ”

Ce n’est sans doute pas très fort comme versification, mais quelle impressionnante expression de l’essentiel ! La mort d’Ilitch a ébranlé même les montagnes, et le jeune poète en perçoit de Moscou les échos. Cependant, à la triste nouvelle répond un chant qui exhorte au courage ! Lénine lui-même ne chantait-il pas et n’enseignait-il pas à chanter : “ Marchons au pas, camarades ! ”dans sa prison !

Lénine est mort. On l’apporte, à bras, à la Maison des Syndicats et on l’y dépose.

« On le regardait, jeunes et vieux,

Paysans et ouvriers... Mais lui ne savait pas !

Lui qui nous a donné les soviets,

Immobile à présent gisait dans son cercueil ! »

“ Mais lui ne savait pas ! ” C’est ce qu’il y a de meilleur dans ce quatrain. C’est une réflexion de l’auteur : Lénine, qui savait tout, ne savait pas, à présent, que l’on était venu pour le voir. C’est cela, la mort !

Et voici ce que l’on nous dit en prose sur les funérailles :

“ Près de la Maison des Syndicats, beaucoup de monde l’attendait. Ce n’est pas comme ça que les bourgeois de la ville s’attendaient à le voir. Ils pensaient : on va voir venir le principal gouvernant sur un char doré, tout sera brillant. Mais les ouvriers ont encore mieux reconnu leur bien-aimé, leur cher Ilitch. ”

L’enfant commence par distinguer les classes de la société, d’une part la petite bourgeoisie de la ville, d’autre part les ouvriers. Il s’exprime richement, avec saveur dans son langage d’enfant ; il dit : “ Le principal gouvernant, un char doré, tout sera brillant... ”

Et voici encore des vers :

« Un orateur, un autre, un troisième, un quatrième,

De divers pays, de divers Etats ont parlé...

Et un orateur finit de dire le dernier mot :

Et Lénine sans crainte alla dans la tombe. »

Le petit cœur se serre à cette idée qu’Ilitch Lénine lui-même doit aller dans la tombe ; mais aussitôt surgit cette claire et consolante pensée : Lénine n’a pas peur ! Et pouvait-il en être autrement ? Celui qui n’a jamais rien redouté durant sa vie pouvait-il craindre la mort ? Il n’y a en ceci aucun mysticisme. Un jeune artiste crée la figure du grand chef, tout simplement.

Les gens défilent et défilent devant le cercueil rouge. Dans les rangs sont les enfants, les futurs auteurs de souvenirs.

« Et derrière nous éclataient des sanglots

Le cri sonore, perçant de quelqu’un.

Et nous passons, attachant nos regards

Au visage jauni qu’on ne peut assez voir ! »

C’est la simplicité de la perfection, surtout ce dernier vers !

Voici encore un récit où l’élément descriptif l’emporte sur la réflexion politique et le lyrisme :

“ Nous nous sommes mis dans une des files sur la Mokhovaïa, et nous regardons devant nous. On ne voit que des têtes et au-dessus d’elles des drapeaux. La foule se tait. Un marchand passe, qui vend des pâtés et qui crie : “ Chauds ! chauds ! ” Une femme devant nous lui dit : “ Va-t’en ! Ce n’est pas le moment de “ penser aux pâtés. ” La file avance lentement et, derrière nous, il y a déjà beaucoup de gens. Tout le monde est gelé. Le froid vous pince les jambes, les bras, la figure... ”

Shakespeare aurait-il appris d’un enfant à mêler le tragique aux choses sans importance, ce qui est grand aux banalités ? Des millions d’hommes, sous un ciel rigoureux, font les obsèques de leur chef. “ Chauds ! chauds, les pâtés ! ” Et cette simple réplique qui en dit assez : “ Va-t’en ! Ce n’est pas le moment de penser aux pâtés ! ”

Enfin, notre auteur se trouve dans la salle :

“ Le voilà : sur une élévation, le cercueil rouge, et lui dans le cercueil. On voudrait donner sa vie pour le sauver. Mais donc c’est impossible, la maladie a pris ce qui lui appartient. Il a la figure jaunâtre, comme de cire. Le nez s’est effilé, l’expression du visage est sérieuse. La barbiche est telle que sur les portraits, et les mains sont étendues comme sur un vivant. Il est habillé d’un french [1] vert et il a sur la poitrine l’ordre du Drapeau Rouge. ”

C’est toujours la même sûreté de coup d’œil la même précision dans les termes. Et que de fraîcheur de sentiment dans ces mots qui éclatent au milieu de la description : “ On voudrait donner sa vie pour le sauver. ” Un peu plus loin, le texte est encore interrompu par cette exclamation : “ Ah ! c’était trop tôt, Ilitch, trop tôt ! ” Cela sonne presque comme un reproche, mais qui part du fond de l’âme ! Ce qui est le mieux, comme observation, c’est, je crois, la fin du morceau :

“ Tout le monde descend et sort. Mais les figures ne sont plus comme elles étaient à l’entrée : en arrivant, les gens avaient un air d’attente et d’impatience ; maintenant, tous fixent des yeux le sol – chacun s’efforce de se rappeler pour toujours le visage de Vladimir Ilitch. ”

C’est si bien dit, si bien observé que l’on en arrive à soupçonner qu’un adulte a bien pu l’écrire ! Mais non, un adulte n’écrirait pas ainsi ; du moins n’ai-je jamais rien lu de tel.

“ Il était couché dans son cercueil rouge – raconte un tout jeune auteur (plus exactement, une “ auteuresse ”, pour faire pendant à la “ rédactrice ”) –, la musique jouait et sa barbiche était comme celle du vivant sur son portrait. Quand j’ai vu ça, je me suis mise à pleurer. ”

Impossible de ne pas pleurer quand on aperçoit la barbiche tout comme sur le portrait. La petite barbe d’Ilitch occupe, en général, une place importante dans les souvenirs des enfants. C’est à la barbe que les enfants reconnaissent la maturité, la virilité, l’esprit combatif ; celle d’Ilitch était toute petite, mais elle avait une grande importance parce qu’elle était à lui. En outre, tout à fait comme sur le portrait. Donc, les portraits disent la vérité. Donc, tout le reste est aussi vrai. Telle est la valeur du témoignage de la barbiche de Lénine. Ensuite, la petite fille écrivain raconte d’une manière inimitable comment elle s’est fait, de ses propres moyens, un insigne à porter sur la poitrine. Mais la citation nous entraînerait trop loin. Celui qui voudrait sérieusement savoir comment on peut se fabriquer l’insigne de Lénine, quand on n’a pas de quoi en acheter un, n’aurait qu’à lire le petit livre des enfants sur Ilitch. Il y trouverait tous les renseignements indispensables...

Voici encore des vers, d’un ton pathétique, sur la mort du grand maître :

« Quand on te portait pour t’enterrer,

Derrière toi marchaient des millions d’hommes,

Marchaient et portaient des drapeaux ;

Les gens sanglotaient, les canons tonnaient,

Dans les usines et les fabriques grondaient les sirènes ;

Le monde entier savait que tu es mort. »

C’est ainsi que nous enterrions le chef. Les usines et les fabriques étaient ébranlées d’un grondement, les drapeaux et les canons proclamaient la grandeur du trépassé, des millions d’hommes sanglotaient derrière le cercueil. “ Le monde entier savait que tu es mort. ” C’est ainsi que nous t’avons enterré, Ilitch, c’est ainsi que nous t’avons quitté.

Mais le plus beau de tout, c’est peut-être cette chanson funèbre que chantait, dans un “ jardin d’enfants ”, une fillette de cinq ans :

« Tu es mort, Ilitch !

Un petit oiseau est venu, volant,

Et le soleil le réchauffait.

Tu es mort, Ilitch !

Et l’on t’a enterré,

Et tes habits sont morts.

Tu es mort, Ilitch !

Et tu es resté tout seul,

Pauvre, pauvre Ilitch !

Tu étais bon,

Je te donnerai ma chambre

Et je t’aime.

Tu reviendras encore à la lumière,

Et nous te toucherons. »

Les idées se dispersent encore un peu, d’elles-mêmes, chez la petite fille de cinq ans : il est si difficile de les rassembler et de les retenir. C’est un oiseau qui arrive et le soleil qui le réchauffe, mais la chose est grave, c’est qu’Ilitch est mort : on l’a enterré, et ses vêtements sont morts, parce que les vêtements vivent et meurent avec l’homme. “ Et tu es resté tout seul, pauvre, pauvre Ilitch ! ” Mais est-ce si certain que cela : peut-être pourrais-je te donner ma chambre, Ilitch, et tu serais encore à la lumière, et nous pourrions te toucher ? – La vie ne consiste-t-elle pas à toucher et à être touché ? Voilà ce que chantait la fillette sur Ilitch. Jusqu’à présent, personne n’a mieux chanté qu’elle. De grands poètes viendront plus tard, qui reliront le petit livre des enfants, qui y réfléchiront profondément et chanteront au sujet d’Ilitch :

« Vladimir Ilitch Lénine

Fut, en Russie, unique... »

Kislovodsk, le 30 septembre 1924.

Lénine : Souvenirs d’un vieux camarade

Par Christian Rakovsky

Rakovsky vivait à Londres au moment de la mort de Lénine.

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Il serait difficile de transcrire l’impression que la mort de Lénine va produire en Russie. Ce sera un sentiment d’une immense catastrophe nationale. Lénine n’était pas seulement la personnification de la grande révolution d’Octobre et du combat victorieux des ouvriers et des paysans russes pour l’existence de leur propre pays, mais, du fait de ses qualités personnelles, il était l’homme le plus aimé et le plus populaire de toute l’Union des républiques soviétiques. A la ville et dans les campagnes, vieux et jeunes, hommes et femmes, tous connaissaient Lénine et l’appelaient par son patronyme – Ilitch. Les événements ne l’ont jamais pris par surprise. Aussi, quand la période de l’histoire du gouvernement soviétique connue sous le nom de « communisme de guerre » arriva à son terme, et que nous fûmes placés devant la tâche de reconstruction de notre pays et de notre vie économique, Lénine nous expliqua ce qu’on appelait la « nouvelle politique économique » (Nep), qui est une adaptation du parti et de l’État soviétique à la Russie et aux conditions internationales. Ainsi, fort heureusement, avant sa maladie, Lénine a-t-il déterminé la ligne du développement à venir de l’État soviétique. Si on examine la stratégie de Lénine, on la trouve extraordinairement simple. Lénine a fait reposer toute sa tactique de combat sur le principe de la lutte des classes. Mais ce n’était pas pour lui une abstraction, mais un principe de tactique logiquement transporté dans la vie. Un des plus grands services de Lénine est qu’il comprit, il y a longtemps, qu’en Russie, si l’initiative et la direction révolutionnaires devaient être aux mains de la classe ouvrière qui constituait une fraction relativement réduite de la population, il était nécessaire que la paysannerie soit son alliée naturelle. Ce n’est qu’en s’en tenant à cette alliance entre la classe ouvrière et les paysans qu’il fut possible de mener à bien la révolution d’Octobre et de consolider ses conquêtes. Ce qu’on appelle la « nouvelle politique économique » dans laquelle bien des gens ne voient qu’un appât artificiel pour attirer le capital étranger, a, dans les rapports internes en Russie, une cause mille fois plus sérieuse. C’est une concession du prolétariat, qui combat pour l’organisation collective, aux paysans individualistes. Le deuxième aspect important de la tactique révolutionnaire de Lénine est l’importance qu’il attache aux questions de nationalité. Il a été le partisan le plus ardent d’une réelle égalité des nations, non seulement Rakovsky, Christian (1873-1941), né Khristo Gheorghev Stantchev, révolutionnaire des Balkans et diplomate soviétique. Dirigeant du parti social-démocrate roumain avant la Première guerre mondiale, partisan de la Fédération Balkanique. Participe aux Conférences de Zimmerwald (1915) et Kienthal (1916) contre la guerre. Rejoint le Parti bolchevique en 1917 et est élu à son Comité central (1919-1925). Participe à la fondation de la IIIe Internationale (1919). Président du Conseil des Commissaires du Peuple et Commissaire du peuple aux Affaires étrangères de l’Ukraine soviétique (1918-23). Pendant la guerre civile, également dirigeant de l’Administration politique de l’Armée rouge. Ambassadeur soviétique en Grande-Bretagne (1923-1925) et en France (1925-1927).Proche de Trotsky, adhère à l’Opposition anti-stalinienne de gauche, puis Unifiée. Exclu du Parti et déporté à Astrakhan (1927) A capitulé en 1934, arrêté (1937) et condamné (1938) à la déportation, il est exécuté peu après le début de l’invasion nazie (1941).

La Nouvelle politique économique (NEP, Novaïa èkonomitcheskaïa politika) fut adoptée par le Xe Congrès du Parti communiste en mars 1921 afin de remplacer les mesures économiques du « communisme de guerre ». Elle était conçue par Lénine comme une « retraite forcée » en faisant certaines concessions au marché libre capitaliste et en offrant des concessions aux capitaux étrangers afin de relancer la production agricole et industrielle dévastée par la guerre. La NEP fut d’application jusqu’au Premier plan quinquennal de 1928 et ne prit officiellement fin qu’en 1930 avec la collectivisation forcée des terres.

C’est grâce à sa ferme direction que le vieil empire russe, qui étranglait auparavant des dizaines de nationalités, a maintenant été transformé en l’Union de républiques indépendantes autonomes. Nombre de ses articles, écrits au début de l’année dernière, étaient consacrés à la question des nationalités. Ils constituent pour nous le meilleur des héritages politiques. Les ennemis de l’Union soviétique qui analysent les activités de Lénine voient évidemment en premier tous les aspects du pouvoir soviétique qui ne lui sont pas inhérents (et qui ne sont pas non plus inhérents à la classe ouvrière) mais qui lui ont été imposés par les circonstances extérieures et la nécessité de sa survie, mais qui disparaîtront peu à peu, au fur et à mesure que l’État soviétique se renforce et se consolide. Nos ennemis ne peuvent pas comprendre qu’il était impossible de conduire une population de150 millions d’habitants, d’un régime asiatique, féodal, tsariste, bureaucratique, à un régime de la démocratie des ouvriers et paysans travailleurs – impossible de faire une révolution qui influence l’histoire de l’humanité tout entière, sans le plus grand des bouleversements. Il ne faut pas confondre la maison et les échafaudages ! Lénine était né en 1870 à Simbirsk. Il a été éduqué dans un collège dont le directeur était le père de Kérensky. Lénine nous a raconté que, quand il termina en tête ses études au collège, le père de Kérensky hésita à lui donner la médaille d’or pour ses résultats et entra à ce sujet en communication avec Petrograd A cette époque, Lénine n’avait pas encore manifesté ses tendances révolutionnaires, mais la suspicion du père de Kérensky était évidemment due au fait qu’il était le frère d’Aleksandre Oulianov, qui fut pendu en 1887 pour un attentat contre Alexandre III. Lénine reçut sa première éducation révolutionnaire de son frère Aleksandre, qui lui donna, entre autres livres, Le Capital de Marx, bien qu’Aleksandre, personnellement, ne fût pas marxiste, mais ce qu’on appelle en Russie un « narodnik » (populiste). Au commencement des années quatre-vingt-dix, Lénine avait déjà défini sa propre position en tant que social-démocrate. Il fut arrêté et exilé en Sibérie pour avoir organisé « l’Union pour l’émancipation des travailleurs » ; de Sibérie, il fut transféré, à la fin des années 90 en Russie, après quoi il partit à l’étranger où, dès les premiers moments, il devint, avec Plékhanov, le chef du mouvement social-démocrate russe. Quelques mots supplémentaires sur le caractère de Lénine Vladimir Ilitch était, dans sa vie personnelle, un homme d’une grande simplicité et modestie. Au Kremlin, il continua la modeste vie de reclus qu’il avait menée en tant que révolutionnaire professionnel, recevant peu. Lénine était très aimable et souvent même affectueux dans ses relations personnelles, non seulement avec ses camarades et amis, mais aussi avec tous ceux avec qui il était en contact, tandis que, dans sa vie publique et ses écrits, il était et resta un des polémistes les plus implacables, il ne pouvait sacrifier les intérêts de la cause à ceux de la courtoisie.[3] Kerensky, Alexandre Féodorovitch (1881-1955). Avocat. Elu à la Douma en 1912, représentant du groupe Travailliste (troudovnik) mais adhérent au Parti socialiste-révolutionnaire. Vice-président du Soviet de Petrograd et Ministre de la Justice dans le premier gouvernement provisoire (février 1917), puis Ministre de la Guerre (mai) et Président du Gouvernement (juillet). Renversépar le pouvoir soviétique le 25 octobre, tenta de marcher sur Pétrograd, se réfugia à Paris puis aux Etats-Unis.[4] Oulianov, Alexandre Ilitch (1866-1887), frère aîné de Lénine, membre de l’organisation révolutionnaire terroriste Narodnaïa Volia (« La Volonté du peuple »), participe à un attentat manqué contre le tsar Alexandre III et est exécuté le 20 mai 1887

Les Populistes (« narodniki ») étaient les partisans d’un courant politique socialiste non marxiste surgi en Russie dans les années1870. Principale force révolutionnaire jusqu’à la fin du XIXe siècle, les populistes estimaient que la classe paysanne serait l’acteur clé d’une révolution et d’une transformation socialistes, notamment au travers du « mir », la vieille communauté rurale.

Après avoir été populiste de 1876 à 1880, contribue à introduire le marxisme en Russie. Fonde le groupe « Libération du Travail » (1883). Membre du bureau de la IIe Internationale en 1889. Participe à la fondation du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (1898) et collabore avec Lénine dans la rédaction de son journal, l’« Iskra ». Soutient d’abord les bolcheviques, puis les mencheviques. En 1914, souhaite la défaite de l’Allemagne. Rentre en Russie en mars 1917, soutient le Gouvernement provisoire et s’oppose aux bolcheviques.

Les événements politiques l’avaient séparé de nombre de ses vieux camarades : il continua néanmoins à avoir à leur égard les sentiments les plus chaleureux. C’est ce qu’il éprouvait pour Martov, avec lequel il avait été associé dans les années 90 et qui devint plus tard le chef des mencheviques. Pendant l’été où Ilitch commença à récupérer et où les médecins lui parlèrent de certains événements, l’un d’eux, par hasard, prononça un mot à travers lequel Lénine comprit que Martov était mort (on avait dit aux médecins de ne pas en parler devant lui). Le visage de Lénine s’assombrit et il fut triste un jour entier. C’était un homme d’un courage, d’un contrôle de soi et d’un calme exceptionnels – des qualités qu’il gardait dans le contexte le plus difficile et qui ne l’empêchaient cependant pas d’être extrêmement sensible aux souffrances des autres. Pendant les périodes les plus difficiles de la vie de la république, alors qu’elle combattait pour son existence même, il informait ses camarades d’exemples de pauvreté qui l’avaient atteint de toutes les régions du pays. C’était à l’époque où le pouvoir soviétique considérait comme idéal d’avoir 200 millions de pouds de pain pour satisfaire la faim des ouvriers et des citoyens. L’éloquence de Lénine est aussi bien connue que l’homme lui-même. C’était quelque chose de nouveau et de sans précédent. Expliquer une situation aussi complexe que celle de la révolution sociale dans un pays comme la Russie, avec les changements rapides de rapports de forces, exigeait l’art de traduire en un langage simple l’état de choses complexe à l’intérieur comme à l’extérieur. Les gens qui ignoraient cet art pouvaient, à partir des discours de Lénine, le prendre pour un doctrinaire et « un homme de système ». Il n’y a pourtant aucun homme au monde qui puisse être aussi réaliste que Lénine. Bien qu’il ne contînt aucun élément pathétique, le pouvoir oratoire de Lénine captivait à ce point l’esprit de ses auditoires qu’ils restaient captivés des heures entières. Que deviendront l’Union soviétique et le parti communiste sans Lénine ? J’affirme de la façon la plus catégorique qu’il n’y aura pas de changement important. On aurait pu nourrir des craintes pour le destin de la république soviétique, ainsi que du parti, si Lénine avait disparu à ces moments historiques du développement du pouvoir soviétique, où il fallait une orientation nouvelle. Mais, comme je l’ai dit, c’est Lénine qui a toujours conduit. Nous sommes déjà sortis de l’étape critique où le moindre fléchissement du pouvoir pouvait conduire à la chute de la révolution russe. Les discussions sur la démocratie qui se déroulent actuellement dans le parti sont un résultat de sa croissance, et, en aucune circonstance, de sa faiblesse. Il y a d’ailleurs déjà un an et demi que nous avons commencé à gouverner le pays sans la direction de Lénine. Lénine a créé les armes puissantes – le parti communiste et l’État soviétique – dont la base contient les conditions de leur développement ultérieur. Personne ne pouvait mieux que Lénine organiser la volonté collective. Il a organisé des écoles, il a organisé des peuples, il a créé des traditions– préservant ainsi le développement ultérieur du grand œuvre de libération des masses laborieuses.

Martov, Julius (1873-1923), pseudonyme de Julius Ossipovitch Tséderbaum ; militant social-démocrate, d’abord proche de Lénine dans le groupe du journal « Iskra », puis après la scission de 1903, dirigeant menchevique et de son aile gauche pacifiste et internationaliste pendant la Première guerre mondiale. En exil en Suisse lors du déclenchement de la révolution, il est revenu en Russie en mai 1917. Adversaire résolu des bolcheviques, il fut autorisé à émigrer en Allemagne en 1920

Souvenirs sur Lénine

Par Clara Zetkin

Janvier 1924

C’est en automne 1920 que je revis Lénine pour la première fois depuis que la Révolution russe avait commencé d’"ébranler le monde". Immédiatement après mon arrivée à Moscou au cours d’une conférence du Parti dans la salle Sverdlov, au Kremlin, si mes souvenirs sont exacts, Lénine m’apparut le même qu’il était autrefois, à peine vieilli. J’aurais juré qu’il portait le même complet modeste et propre que je lui ai vu la première fois que je le rencontrai. C’était en 1907, au Congrès de la II° Internationale à Stuttgart. Rosa Luxembourg qui possédait un œil d’artiste pour tout ce qui sortait de l’ordinaire me montra Lénine en me disant : "Regarde bien celui-là, c’est Lénine. Vois ce crâne énergique. Un vrai crâne de paysan russe, avec quelques lignes légèrement asiatiques. Ce crâne a l’intention de renverser des murs. Peut-être qu’il sera brisé, mais il ne cèdera pas".

Dans son attitude et son maintien, Lénine était en tout cas ce qu’il était autrefois. Les débats furent souvent très ardents et même orageux. Comme autrefois, aux Congrès de la II° Internationale, Lénine se distinguait par l’attention extraordinaire avec laquelle il suivait les débats, par son calme et son assurance, par son intense participation intérieure à tout ce qui se passait autour de lui, par son énergie et sa souplesse. C’est ce que prouvèrent certaines remarques et interruptions ainsi que les longues déclarations qu’il fit lorsqu’il prit la parole. Rien d’important ne pouvait échapper à son coup d’œil vif et à son esprit lucide. Au cours de cette séance, comme dans la suite, je constatais que le trait caractéristique principal de Lénine était sa simplicité, son amabilité et son naturel dans ses rapports avec tous les camarades. Je dis "naturel" parce que j’avais l’impression très forte que cet homme ne pouvait pas se conduire autrement qu’il se conduisait. La façon dont il se conduit avec les camarades est le reflet naturel de son être intime.

Lénine avait la direction incontestée d’un parti qui avait guidé les ouvriers et les paysans dans leur lutte pour la prise du pouvoir, et qui maintenant, fort de leur confiance, exerçaient le gouvernement, en appliquant la dictature du prolétariat. Lénine était, autant qu’un homme peut l’être, le créateur et le chef d’un grand empire qui, pour la première fois dans le monde, avait été transformé en Etat ouvrier et paysan. Ses pensées, sa volonté vivaient dans des millions de cerveaux, même en dehors de la Russie. Pour toutes les décisions importantes, c’était son point de vue qui l’emportait ; son nom était un symbole d’espoir et de libération partout où il y avait des exploités et des opprimés. - "Le camarade Lénine nous conduit vers le communisme ; nous tiendrons malgré les difficultés", disaient les ouvriers russes qui, un haut idéal d’humanité devant les yeux, se rendaient, crevant de froid, sur les divers front de la guerre civile, ou travaillaient, malgré des souffrances indicibles, au rétablissement de l’industrie. - "Qu’avons-nous à craindre que les seigneurs reviennent et nous reprennent la terre ? Le petit père Lénine nous sauvera, ainsi que Trotsky, avec l’armée rouge", disaient les paysans. - "Vive Lénine !" disaient les inscriptions sur les murs de plus d’une église en Italie, expression de l’admiration enthousiaste de quelques ouvriers qui saluaient dans la Révolution russe le champion de sa libération. C’est au nom de Lénine que se groupaient en Amérique comme au Japon et aux Indes tous ceux qui se révoltaient contre la puissance des classes possédantes.

Combien son attitude était simple et modeste, à lui qui avait déjà accompli une immense œuvre historique, et sur qui reposait le poids étouffant de la confiance aveugle de la plus lourde des responsabilités et d’un travail écrasant. Il se mêlait à la masse des camarades, ne se distinguait en rien d’entre eux, il était seulement l’un d’entre eux. Par aucun geste, aucune attitude, il ne voulait se conduire comme une "personnalité". Une telle attitude lui était étrangère car il était véritablement une personnalité. Sans cesse, des courriers lui apportaient des communications de différentes chancelleries, d’organes civiles ou militaires, communications auxquelles il répondait souvent par quelques lignes rapidement jetées sur le papier. Lénine avait pour chacun un sourire ou un geste amical. Au cours des débats, des conversations eurent lieu avec les principaux camarades. Pendant les pauses, c’était un véritable assaut sur Lénine. Des camarades de Moscou, de Pétrograd, des centres les plus différents du mouvement, et beaucoup, beaucoup de jeunes camarades l’entouraient :

 Wladimir Illitch, je vous en prie…

 Camarade Lénine, vous ne devez pas refuser !

 Vous savez bien, Illitch, que vous…

Etc., etc.

Les demandes, les questions, les propositions se croisaient ainsi rapidement.

Lénine écoutait et répondait avec une patience tranquille et inépuisable. Il avait toujours une oreille attentive et complaisante pour tout ce qui concernait les questions du parti, comme pour les chagrins d’ordre personnel. La façon dont il se conduisait avec la jeunesse était vraiment attendrissante. Sa conduite était toujours celle d’un camarade, libre de tout pédantisme pédagogique et de ce préjugé selon lequel l’âge à lui seul est déjà une vertu. Lénine se conduisait avec les camarades, auxquels il était attaché par toutes les fibres de son cœur, comme un homme parmi d’autres hommes. Il n’avait rien d’un dictateur. Son autorité dans le parti était celle d’un père à la supériorité duquel on se soumet dans la conscience qu’il comprend et veut être compris. Ca n’est pas sans amertume que je me rappelais, à cette occasion, la raideur et la morgue des "grands hommes" de la social-démocratie allemande et surtout l’attitude ignoble de parvenu du social-démocrate Ebert, de "M. le Président de la République" de la bourgeoisie allemande, attitude qui manifestait un oubli complet de la fierté du rôle historique du prolétariat, ainsi que toute dignité humaine.

Ma première visite au sein de la famille de Lénine confirma l’impression que j’avais eue à la conférence du parti et qui, par la suite, s’est renforcée à chacune de mes rencontres. Certes, Lénine habitait au Kremlin, l’ancien château des tsars, et il fallait passer devant de nombreuses sentinelles avant de pouvoir arriver jusqu’à lui (une mesure qui était justifiée par les projets d’attentats contre-révolutionnaires, qui n’avaient pas encore été abandonnés à cette époque contre les chefs de la révolution russe). Lénine recevait également, quand il fallait le faire, dans les salons gouvernementaux. Mais son logement privé était de la plus extrême simplicité. J’ai connu plus d’un logement ouvrier beaucoup plus richement meublé que le logis du "tout-puissant dictateur de Moscou". Je trouvai la femme et la sœur de Lénine en train de manger le repas du soir, qu’elles m’invitèrent immédiatement et chaleureusement à partager avec elles. Le repas était frugal, comme l’était celui d’un employé moyen à cette époque : du thé, du pain noir, du beurre et du fromage. A la fin du repas, la sœur de Lénine, "pour faire honneur à son hôte", chercha s’il n’y avait pas quelque douceur et découvrit avec joie un petit bocal de fruits confits. On sait que les paysans faisaient à leur "Illitch" de nombreux cadeaux de farine, de lard, d’œufs, de fruits, etc…, mais on sait aussi que rien de tout cela ne restait dans la maison de Lénine. Tout allait dans les hôpitaux et les maisons d’enfants, car la famille de Lénine appliquait strictement le principe de ne pas mieux vivre que les autres, c’est-à-dire que les masses laborieuses.

Je n’avais pas vu la camarade Kroupskaïa, la femme de Lénine, depuis la conférence internationale des femmes socialistes, qui s’est tenue à Berne au mois de mars 1915. Son visage aux yeux si bons portait les traces visibles de la maladie qui la dévore. A part cela, elle était restée la même qu’autrefois, l’incarnation de la sincérité, de la modestie et d’une simplicité quasi-puritaine. Avec ses cheveux plats, ramenés en arrière, rassemblés derrière la tête en un chignon fait sans aucun art, avec son costume extrêmement sobre, on aurait pu la prendre pour une ouvrière fatiguée, dont le seul souci est d’épargner et de gagner du temps. "La première femme du grand empire russe", comme disent les bourgeois, est incontestablement, est incontestablement la première au point de vue de l’abnégation et du dévouement à la cause des opprimés. Elle était unie à Lénine par la plus intime communauté de vie et de travail. Il est impossible de parler de lui sans penser à elle. Elle était la main droite de Lénine, son meilleur secrétaire, sa compagne dévouée, la meilleure interprète de ses idées, aussi infatigable à recruter avec le plus grand tact des amis et des partisans au maître génial qu’à travailler parmi les ouvriers dans le sens des idées de Lénine. Outre cela, elle avait son propre ressort d’activité auquel elle se consacrait de toute son âme, à savoir l’instruction publique.

Il serait ridicule et même blessant, de supposer un seul instant que la camarade Kroupskaïa, au Kremlin, "jouait à la femme de Lénine". Elle travaillait avec lui, pour lui, comme elle l’avait fait toute sa vie, même quand les nécessités de la vie illégale et les persécutions les séparaient. Nature profondément maternelle, la camarade Kroupskaïa, aidée en cela par la belle-sœur, faisait du logis de Lénine un "foyer" au sens le plus noble de ce mot. Non pas, certes, dans le sens petit-bourgeois, mais grâce à l’atmosphère intellectuelle qui y régnait, et qui n’était que le reflet des rapports qui unissaient les uns et les autres les êtres qui y vivaient et y travaillaient. Tout, dans ces rapports, était vrai, sincère, compréhensif, chaleureux. Quoique, jusqu’alors, je n’eusse connu que très peu la camarade Kroupskaïa, je me sentis chez elle, grâce à ses soins amicaux, comme à la maison. Lorsque Lénine arriva et que, peu après, une grosse chatte apparut, accueillie avec joie par toute la famille, et sauta sur les épaules du "dictateur" et se roula en boule sur ses genoux, j’eus l’illusion d’être chez moi, ou chez Rosa Luxembourg, avec sa chatte "Mimi", devenue historique pour les amis.

Lénine nous trouva en pleine discussion sur les questions de culture et d’instruction publique. J’étais précisément en train d’exprimer mon enthousiasme pour le travail véritablement titanesque accompli par les bolchéviks dans le domaine de l’instruction publique, pour les efforts réalisés en vue de mettre en marche les forces créatrices capables d’ouvrir à la culture des voies nouvelles. En même temps, je ne cherchai pas à cacher mon impression que, dans cet immense effort, il y avait beaucoup de confusion et de tâtonnements, et que cette lutte passionnée vers une culture nouvelle s’accompagnait parfois de manifestations artistiques, culturelles, ayant un caractère de "mode" comme en Occident. Lénine intervint immédiatement et avec vivacité dans la discussion.

"L’éveil des forces qui tendent à donner à la Russie une culture et un art nouveaux, dit-il, est une chose excellente. La rapidité fougueuse de ce mouvement est inévitable. Nous devons rattraper tout ce qui n’a pas été fait pendant des siècles. Le caractère chaotique, fiévreux de cette recherche vers de nouveaux mots d’ordre et de nouvelles solutions, la facilité avec laquelle on s’enthousiasme aujourd’hui pour certains courants artistiques, qu’on rejette le lendemain, tout cela est inévitable.

"La Révolution déchaîne toutes les forces contenues jusqu’alors et les élève des profondeurs à la surface. Un exemple : Pensez à l’influence exercée sur le développement de notre peinture, de notre sculpture et de notre architecture par les modes et les caprices de la cour des tsars, de même que par les goûts et les fantaisies de messieurs les aristocrates et les bourgeois. Dans un régime de propriété privée, l’artiste produit des marchandises pour le marché, il a besoin d’acheteurs. Notre Révolution a libéré les artistes de cette nécessité prosaïque. Aujourd’hui, c’est l’Etat prolétarien qui les protège et leur donne des commandes. Chaque artiste, ou quiconque croit l’être, prétend avoir le droit de créer librement, d’après son propre idéal, quelle que soit sa valeur. D’où le tâtonnement, l’anarchie, le chaos.

" Mais naturellement, nous sommes des communistes. Nous ne pouvons pas mettre nos mains dans nos poches et laisser aller le chaos. Nous devons nous efforcer de déterminer d’une façon consciente ce développement, nous devons le diriger et lui fixer un but. Dans ce domaine, nous sommes encore très en retard. Nous avons aussi nos docteurs Karistadt. Nous sommes trop "briseurs d’idoles". Il faut conserver ce qui est beau, le prendre pour modèle, même si c’est "vieux". Pourquoi se détourner de ce qui est vraiment beau et le rejeter une fois pour toutes comme point de départ de notre développement, uniquement parce que c’est "vieux" ? Pourquoi élever le "nouveau" à la dignité d’un Dieu, auquel il faut rendre hommage uniquement parce que c’est "nouveau" ? C’est de la pure stupidité. D’ailleurs, il y a là dedans beaucoup d’hypocrisie conventionnelle, ainsi que le respect de la mode artistique de l’Occident. d’une façon inconsciente, certes. Nous sommes de bons révolutionnaires, mais nous nous croyons obligés de montrer que nous sommes au niveau de la culture contemporaine. J’ai le courage d’être un "barbare". Je ne puis goûter les œuvres expressionnistes, futuristes, cubistes, ni toutes les nouvelles révélations en "isme" du génie artistique. Je ne les comprends pas. Elles me laissent complètement froid."

Je dus avouer que moi non plus, je ne pouvais comprendre que la forme d’expression artistique d’une âme enthousiaste était un triangle au lieu d’un nez, et que le besoin révolutionnaire d’action puisse transformer le corps de l’homme en un sac informe posé sur deux bâtons, avec deux fourchettes à cinq doigts. Lénine se mit à rire de bon cœur. "oui, chère Clara, c’est ainsi, nous sommes deux vieux. Contentons-nous de rester encore des jeunes et de précéder les autres dans la voie de la Révolution. Nous sommes trop vieux pour l’art nouveau ; nous sommes incapables de le suivre.

"Mais, poursuivit-il, ce qui importe ce n’est pas notre opinion sur l’art. Ce qui importe, ce n’est pas non plus ce que l’art procure à quelques centaines ou même quelques milliers d’hommes, sur une population qui, comme la nôtre, en compte de nombreux millions. L’art appartient au peuple. Il doit plonger le plus profondément possible ses racines au sein des masses laborieuses. Il doit être compris et aimé d’elles. Il doit les lier et les élever dans leurs sentiments, leurs pensées et leurs volontés. Il doit éveiller et former dans leur sein des artistes. Pouvons-nous nous contenter de donner à une minorité des brioches, tandis que les masses laborieuses manquent même de pain noir ? Cela est vrai, non seulement au sens exact du mot, mais aussi au sens figuré. Ayons toujours devant les yeux les ouvriers et les paysans. Apprenons pour eux à faire le commerce, à compter. Apprenons également dans le domaine de l’art et de la culture.

"Pour que l’art puisse aller au peuple, et que le peuple aille à l’art, il nous faut tout d’abord élever le niveau culturel général. Quelle est, à cet égard, la situation dans notre pays ? Nous nous glorifions du travail immense que nous avons accompli, dans ce domaine, depuis que nous avons pris le pouvoir. Certes nous pouvons dire, sans nous vanter, que nous avons beaucoup fait. Nous n’avons pas seulement "coupé les têtes", comme nous en accusent les mencheviks de tous les pays et leurs Kautsky ; nous avons également éclairé les cerveaux. Beaucoup de cerveaux. Mais beaucoup seulement en comparaison du passé et des péchés commis par les anciennes classes dominantes. Le besoin de culture des ouvriers et des paysans, éveillé et stimulé par nous, est immense. Pas seulement à Pétrograd et à Moscou, dans les principaux centres industriels, mais aussi dans les villages, à la campagne. Et nous sommes un peuple pauvre, extrêmement pauvre ! Que nous le voulions ou non, la plus grande partie de la vieille génération est, en ce qui concerne l’art et la culture, une génération déshéritée. Certes, nous menons une lutte énergique, opiniâtre contre l’analphabétisme. Nous installons des bibliothèques et des salles de lecture dans les villes, petites et grandes, et dans les villages. Nous organisons des cours, des représentations théâtrales et des concerts. Nous envoyons dans tout le pays des "trains de culture" et des "expositions ambulantes". Mais, je le répète : qu’est-ce que tout cela pour les millions d’hommes à qui font défaut les connaissances les plus élémentaires, la culture la plus primitive ! Tandis qu’à Moscou dix mille hommes aujourd’hui, et dix mille hommes demain, se réjouiront d’assister à une belle représentation théâtrale, le besoin de culture de millions d’hommes, c’est d’apprendre que la terre est un globe et non une étendue plate, que des lois naturelles, et non des sorcières et des enchanteurs, à côté, "Père céleste", régissent le monde."

 Ne vous plaignez pas si amèrement de l’analphabétisme, camarade Lénine, interrompis-je, cela vous a sûrement facilité, dans une certaine mesure, la Révolution. Elle a empêché les cerveaux des ouvriers et des paysans d’être corrompus par les préjugés bourgeois. Votre propagande et votre agitation tombent sur un terrain vierge. Il est plus facile de semer et de récolter là où il n’est pas nécessaire d’extirper toute une forêt épaisse.

 Oui, c’est juste, répondit Lénine, mais seulement dans certaines limites ou, plus exactement, pour une certaine période de notre lutte. L’analphabétisme allait, certes, avec notre lutte pour la prise du pouvoir, avec la nécessité de détruire l’ancien appareil d’Etat. mais détruisons-nous seulement pour détruire ? Nous détruisons pour construire une société meilleure. Or, l’analphabétisme va très mal et ne va même pas du tout avec les nécessités de la construction ! Ainsi que Marx l’a dit, cette construction doit être l’œuvre des ouvriers eux-mêmes, et, j’ajoute, des paysans, si tous veulent devenir libres. Notre régime des Soviets le permet. Grâce à lui, des milliers de travailleurs apprennent actuellement à travailler à l’œuvre de construction dans les soviets et les organes soviétiques. Ce sont des hommes et des femmes, "dans les meilleurs années", comme on dit chez vous. Cela signifie pour nous que la plupart d’entre eux ont grandi sous l’ancien régime, par conséquent sans aucune instruction et sans aucune culture. Ils travaillent passionnément à acquérir l’une et l’autre. Nous nous efforçons sérieusement de faire participer le plus grand nombre possible d’hommes et de femmes au travail soviétique, et de les éduquer, théoriquement et pratiquement, au moyen de ce travail. Mais tout cela ne peut, de loin, couvrir notre besoin de forces constructives. Nous sommes obligés d’utiliser les bureaucrates de l’ancien régime, et c’est ce qui fait que nous avons un bureaucratisme étroit, corporatif. Je le hais de tout mon cœur. Non les bureaucrates, isolément. Car ce peuvent être de braves types. Mais je hais le système. Il paralyse et corrompt en haut et en bas. Le facteur le plus important pour l’élimination complète du bureaucratisme est l’éducation et l’instruction populaires les plus larges possibles. Et quelles sont nos perspectives d’avenir ? Nous avons créé de magnifiques institutions et pris d’excellentes mesures, en vue d’élever le niveau culturel de la jeunesse ouvrière et paysanne. Mais, de nouveau, se pose la même pénible question : "Qu’est-ce que tout cela en comparaison de tout ce qu’il y a à faire ? " Enfin, ce qui est plus grave encore, nous n’avons pas assez de jardins d’enfants, de maisons d’enfants et d’écoles primaires. Des millions d’enfants grandissent sans aucune instruction, dans la même ignorance où ont grandi leurs pères et leurs grands-pères. Combien de talents n’en seront pas perdus, combien de désirs détruits ! C’est un crime contre le bonheur de la génération montante et un vol commis au préjudice des richesses de l’Etat soviétique, qui doit évoluer vers la société communiste. C’est un grave danger pour l’avenir !"

La voix ordinairement si calme de Lénine retentissait d’une indignation contenue. Comme il faut que cette question lui tienne à cœur, pensais-je en moi-même, pour qu’il tienne devant nous trois un véritable discours d’agitation ! Quelqu’un, je ne me rappelle plus qui, fit quelques observations, plaidant "les circonstances atténuantes" pour certaines manifestations de la vie culturelle, en les expliquant d’après la situation du moment. A cela, Lénine répliqua :

 " Je sais ! Certains sont sincèrement convaincus qu’on peut surmonter les difficultés et les dangers du moment avec le panem et circences . Panem , certes ! Circences , si l’on veut ! Mais qu’on n’oublie pas que les jeux ne constituent pas l’art véritable, mais plus ou moins une belle distraction. Qu’on n’oublie pas que nos ouvriers et nos paysans ne sont pas la populace romaine. Ils ne sont pas entretenus par l’Etat ; au contraire, ils entretiennent l’Etat par leur travail. Ils ont fait la Révolution, et défendu leur œuvre grâce à des sacrifices inouïs, à des flots de sang. Nos ouvriers et paysans méritent certainement mieux que des jeux. Ils ont droit à l’art véritable. C’est pourquoi il faut avant tout de l’instruction, et la plus large possible. C’est elle qui crée le sol culturel - en supposant le pain assuré - sur lequel pourra se développer un art véritable, un art communiste, qui créera ses propres formes correspondant à son contenu. Il y a là un travail immense pour nos "intellectuels". S’ils arrivent à le comprendre et à l’accomplir, ils pallieront leur dette à la révolution prolétarienne, qui leur a ouvert largement ses portes, et les a libérés de la situation misérable où ils vivaient, et que le Manifeste communiste caractérise d’une façon si admirable."

Cette nuit-là, car la soirée était très avancée, nous parlâmes encore de toutes sortes de choses. Mais l’impression de toute cette conversation pâlit à peine les mots prononcés, auprès des déclarations de Lénine sur l’art, la culture, et l’instruction publique. "Avec quelle sincérité et quelle chaleur il aime le peuple au travail !" pensais-je en revenant à la maison, la tête échauffée, à travers la nuit froide. Et dire qu’il y a des gens qui tiennent cet homme pour une froide machine à penser, pour un fanatique de formules rigides, qui ne voit dans les hommes que des "catégories historiques" et joue avec eux comme des pions !

Le lendemain de mon arrivée au 4° Congrès de l’ Internationale Communiste, Lénine vint me rendre visite. Il était frais et fort, comme avant les mauvais jours de sa maladie. Sa physionomie intellectuelle était également la même. Nous parlâmes de la situation en Allemagne, dans d’autres pays, ainsi qu’en Russie des Soviets. Lénine écouta attentivement mes explications sur le développement de notre parti, sur le travail en vue de la conquête des masses et sur l’opposition de gauche. A plusieurs reprises, il m’interrompit par des questions et des remarques, qui montraient avec quelle attention et quelle perspicacité il suivait le cours des évènements. Son jugement était clair, sûr, comme toujours, sa vieille gaieté retentissait. Il parla du rétablissement lent, mais sûr, de la vie économique dans la Russie des Soviets. "Mais j’en parlerai mieux dans mon rapport, dit-il. Le temps qui m’est accordé par mes tyrans médicaux pour mes visites est passé. Vous voyez comme je suis discipliné. Cependant, il faut que je vous dise encore quelque chose qui vous fera particulièrement plaisir. Figurez-vous que je viens de recevoir une lettre du village de… (j’ai malheureusement oublié le nom). Les pensionnaires d’une maison d’enfants, au nombre d’une centaine environ, m’écrivent :

"Cher petit grand père Lénine ! Il faut que vous sachiez que nous sommes devenus très sages. Nous apprenons assidûment. Nous lisons et écrivons très bien ; nous faisons beaucoup de belles choses. Nous nous lavons avec soin tous les matins, et nous nous lavons les mains chaque fois avant de manger. Nous voulons faire plaisir à notre professeur. Il ne nous aime pas quand nous sommes sales", etc., etc…

Voyez-vous, chère Clara, nous faisons des progrès dans tous les domaines, de sérieux progrès. Nous apprenons la culture. Nous nous lavons déjà tous les jours. Voyez-vous, chez nous, les enfants des villages travaillent déjà à la reconstruction de la Russie des Soviets. Et nous devrions craindre de ne pas vaincre ? " Lénine se mit à rire, de son rire joyeux, dans lequel on sentait tant de bonté et d’assurance dans la victoire.

Quelques jours plus tard, j’entendis le rapport de Lénine sur la Révolution russe, rapport d’un homme sain, qui tient à la vie d’une volonté de fer, pour créer de nouvelles forces sociales, d’un homme sain, vers qui, cependant, la mort étendait impitoyablement son bras. Mais, à côté de ce dernier acte historique, je garde dans ma mémoire la conclusion de la dernière conversation que j’eus avec Lénine, à part de courts échanges d’idées à propos de rencontres occasionnelles. L’un et l’autre révèlent tout Lénine, le même Lénine qui voyait le grand dans les petits détails de l’existence, et considérait et appréciait ces petits détails dans leur liaison intime avec les grandes questions. Lénine qui, suivant la méthode marxiste, comprenait les rapports étroits existant entre l’instruction publique et la Révolution, et pour qui l’instruction pour tous signifiait la Révolution, et la Révolution l’instruction pour tous. Lénine, qui aimait chaleureusement, d’un amour infini, le peuple travailleur, et, en particulier, les enfants, l’avenir du peuple, l’avenir du communisme. Lénine, dont le cœur rivalisait avec l’intelligence et la volonté et qui, à cause de cela, put devenir le grand chef du prolétariat. Lénine, qui était fort et hardi, un vainqueur, parce qu’il n’était rempli que d’une passion : son amour pour les masses laborieuses, sa confiance dans ces masses, sa foi en la grandeur et la justesse de la cause à laquelle il dévoua sa vie, sa foi en la victoire de cette cause. C’est ce qui lui permit de réaliser le "miracle" historique. Il déplaça les montagnes.

A de nombreuses reprises nous discutâmes, le camarade Lénine et moi, de la question des femmes. Lénine accordait une grande importance au mouvement des femmes comme étant une partie importante et, dans certaines conditions, la plus importante du mouvement des masses. Il considérait naturellement l’égalité sociale complète de la femme comme un principe qui, pour les communistes, est en dehors de toute discussion. C’est dans le grand cabinet de travail de Lénine, au Kremlin, que nous eûmes, en automne 1920, notre première grande conversation sur ce sujet. Lénine était assis devant sa table de travail, qui, couverte de papiers et de livres, témoignait d’un travail intense, sans aucun "désordre génial".

– Il faut absolument que nous créions un fort mouvement international des femmes, sur une base théorique claire, commença Lénine. Sans théorie marxiste, pas de bonne pratique, c’est clair. Nous autres communistes, nous avons également besoin de la plus grande netteté de principes dans cette question. Il faut nous distinguer nettement de tous les autres partis. Malheureusement, notre 2° Congrès a négligé de traiter à fond la question féminine. Il a posé la question, mais n’a pris aucune décision. L’affaire a été confiée à une commission chargée de rédiger des résolutions, des thèses, des directives. Mais jusqu’à présent, elle n’a pas encore fait grand’ chose. Il faut que vous nous aidiez."

Ce que Lénine disait là, je l’avais déjà entendu ailleurs ; j’en manifestai mon étonnement. J’étais enthousiasmée par ce qu’avaient fait les femmes russes dans la Révolution et ce qu’elles faisaient encore pour sa défense et sa victoire définitive. De même, en ce qui concernait la position et le travail des femmes dans le Parti bolchevik, ce dernier m’apparaissait comme un parti modèle, comme le parti modèle. A lui seul, il apportait déjà à un mouvement international des femmes communistes des forces précieuses, éduquées et expérimentées, ainsi qu’un grand exemple historique.

 "C’est juste, tout cela est vrai, répondit Lénine, avec son fin sourire tranquille. A Petrograd, à Moscou, dans les villes et les centres industriels, comme à la campagne, les ouvrières ont eu dans la Révolution une conduite admirable. Sans elles, nous n’aurions pas vaincu, ou à peine vaincu. C’est mon opinion. Quelle vaillance elles ont montrée, et montrent encore ! Représentez-vous toutes les souffrances, toutes les privations qu’elles subissent. Et elles tiennent, parce qu’elles veulent maintenir le régime des Soviets, parce qu’elles veulent la liberté, le communisme. Oui, nos ouvrières sont de remarquables combattantes. Elles méritent d’être aimées et admirées. Il faut d’ailleurs reconnaître également que les dames de la "démocratie constitutionnelle" à Petrograd se sont montrées beaucoup plus vaillantes contre nous que les petites junkers. C’est vrai : nous avons dans notre parti des camarades sûres, intelligentes et d’une activité infatigable. Nous avons pu leur confier un grand nombre de postes importants dans les Soviets, les Comités exécutifs, dans les commissariats du peuple et autres organes publiés de ce genre. Certaines travaillent nuit et jour dans le parti ou parmi les masses laborieuses, ou dans l’armée rouge. C’est très important pour nous. C’est également important pour les femmes, partout dans le monde. Cela prouve les capacités des femmes et l’importance considérable que leur travail représente pour la société. La première dictature du prolétariat ouvre vraiment la voie à la complète égalité sociale de la femme. Elle supprime plus de préjugés que ne peut le faire toute la littérature féministe. Mais tout cela n’empêche pas que nous n’avons pas encore de mouvement international de femmes communistes, et il faut absolument en créer un. Il faut se mettre immédiatement au travail pour le créer. Sans un tel mouvement, le travail de notre Internationale et de nos partis n’est pas complet et ne sera jamais complet. Mais l’intérêt de la Révolution exige que nous fassions un travail complet. Dites-nous donc comment va le travail communiste à l’Occident !"

Je lui donnai toutes les informations que je pouvais avoir à ce sujet, aussi bien que le permettait la liaison, encore très défectueuse et très irrégulière qui existait alors entre les différents partis qui avaient adhéré à l’Internationale Communiste. Lénine écoutait attentivement, le buste légèrement penché en avant, sans manifester le moindre ennui, la moindre impatience ni la moindre fatigue, accordant un intérêt extraordinaire aux choses même les plus accessoires. Je n’ai connu personne qui écoutât mieux que lui, et capable comme lui de classer tout de suite dans son cerveau ce qu’il avait entendu. C’est ce que prouvaient les questions courtes et précises qu’il me posait de temps en temps, au milieu de mon rapport, ainsi que le retour à tel ou tel détail de conversation. Lénine prit quelques courtes notes.

Naturellement, je décrivis en détail la situation en Allemagne. Je dis à Lénine l’intérêt que manifestait Rosa Luxembourg pour la conquête des masses féminines aux luttes révolutionnaires. Après la fondation du Parti communiste, elle demandait instamment la création d’un journal pour les femmes. Quand Leo Joguiches, lors de notre dernière entrevue - ce fut la veille du jour où il fut assassiné - discuta avec moi des tâches prochaines de notre Parti et transmit différents travaux, il y avait parmi ces derniers un plan de travail parmi les travailleuses. Au cours de ses premières conférences illégales, le Parti s’occupa de cette question. Les agitatrices et les principales militantes éduquées et expérimentées qui s’étaient manifestées avant la guerre et pendant la guerre étaient presque sans exception restées au sein de la social-démocratie des deux tendances et entraînaient avec elles les travailleuses qui commençaient à se remuer. Cependant, un petit noyau de camarades extrêmement énergiques et dévouées s’était constitué, qui participait à tous les travaux et à toutes les luttes du Parti. Elles avaient déjà organisé un travail méthodique parmi les travailleuses. Naturellement, ce n’était encore qu’un commencement, mais un bon commencement.

 "Pas mal, pas mal du tout, dit Lénine. L’énergie, le dévouement et l’esprit de sacrifice des camarades femmes, leur courage et leur intelligence, à l’époque de l’illégalité et de la semi-légalité, ouvrent de bonnes perspectives pour le développement du travail. Ce sont des facteurs précieux pour l’extension du Parti et sa capacité à conquérir les masses et à mener des actions. Mais quelle est la situation au point de vue de la clarté théorique et de l’éducation des camarades femmes et des camarades hommes sur ce sujet ? Car c’est d’une importance fondamentale pour le travail parmi les masses. La façon de mener le travail féminin permet de savoir ce qui se passe au sein des masses, quelles sont les idées auxquelles elles sont gagnées, ce pourquoi elles s’enthousiasment. Je ne me rappelle plus qui a dit : "Pour accomplir de grandes choses, il faut de l’enthousiasme". Nous, et les travailleurs du monde entier, avons véritablement de grandes choses à accomplir. Mais pourquoi s’enthousiasment vos camarades, les travailleuses d’Allemagne ? Où en est le développement de leur conscience de classe ? Concentrent-elles leur attention, leurs occupations sur les exigences politiques de l’heure ? Quel est le centre de leurs pensées ? "

"A ce propos, j’ai entendu raconter quelque chose de tout à fait singulier par les camarades russes et allemands. Il faut que je vous le dise. On m’a raconté qu’une camarade très douée de Hambourg édite un journal pour les prostituées, et s’efforce de les gagner à l’idée révolutionnaire. Rosa Luxembourg a agi d’une façon très humaine en défendant dans un article les prostituées, qu’une infraction quelconque contre les instructions policières sur l’exercice de leur triste profession a conduites en prison. Elles sont doublement victimes de la société bourgeoise. D’abord de son maudit régime de propriété, ensuite de sa maudite morale hypocrite. Seule, une brute stupide, peut oublier cela. Mais c’est tout de même quelque chose de différent que de considérer les prostituées - comment dois-je dire - comme une troupe professionnelle spéciale de combat révolutionnaire et d’éditer pour elles un journal corporatif. N’y a-t-il donc vraiment plus en Allemagne d’ouvrières d’industrie à organiser, pour qui éditer un journal, et capables d’être gagnées à vos luttes ? Il s’agit là d’une excroissance maladive. Cela me rappelle fortement cette mode littéraire qui tend à transformer chaque prostituée en une douce Madone. L’idée originale était saine ; à savoir la sympathie sociale, la révolte contre l’hypocrisie de la "vertueuse" bourgeoisie. Mais cette idée saine a été bourgeoisement dénaturée. D’ailleurs la question de la prostitution posera pour nous également des problèmes difficiles : retour des prostituées au travail productif, incorporation dans l’économie sociale. C’est à cela qu’il faut travailler. Mais, étant donné l’état actuel de notre économie et toutes nos conditions actuelles, c’est très difficile à réaliser. Vous avez là un morceau de question féminine qui se posera largement devant nous au lendemain de la conquête du pouvoir par le prolétariat et exigera une solution pratique. Cela nous donnera encore beaucoup de travail chez nous. Mais pour en revenir à votre cas particulier, en Allemagne, le Parti ne doit pas permettre à ses membres de pareilles bêtises. Elles créent de la confusion et dispersent les forces. Vous-même, qu’avez-vous fait contre cela ?

Avant que j’eusse pu répondre, Lénine continua : "Vos péchés, Clara, ne s’arrêtent pas encore à cela. On m’a dit que dans vos réunions féminines, on discute de préférence la question sexuelle. Cette question est, paraît-il, l’objet particulier de votre attention, de votre propagande. Je ne pouvais pas en croire mes oreilles, quand on m’a dit cela. Quoi ? Le premier Etat prolétarien est en lutte avec les contre-révolutionnaires du monde entier ! La situation en Allemagne même exige la concentration extrême de toutes les forces révolutionnaires, prolétariennes, pour la lutte contre la réaction de plus en plus insolente ! Mais les militantes discutent de la question sexuelle, et des formes du mariage dans le passé, le présent et le futur. Elles considèrent que leur tâche la plus importante est d’éclairer les travailleuses sur ce point. L’écrit le plus répandu en ce moment est la brochure d’une jeune camarade de Vienne sur la question sexuelle. C’est de la foutaise ! Ce qu’il y a là-dedans, les ouvriers l’ont lu depuis longtemps dans Bebel. Cela n’est pas exprimé d’une façon aussi ennuyeuse, comme dans cette brochure, mais avec un caractère d’agitation, d’attaque contre la société bourgeoise. La discussion sur les hypothèses de Freud vous donne un air "cultivé" et même scientifique, mais ce n’est au fond qu’un vulgaire travail d’écolier. La théorie de Freud est également une "folie" à la mode. Je me méfie des théories sexuelles et de toute cette littérature spéciale qui croît abondamment sur le fumier de la société bourgeoise. Je me méfie de ceux qui ne voient que la question sexuelle, comme le prêtre hindou ne voit que son nuage. Je considère cette surabondance de théories sexuelles, qui sont pour la plupart des hypothèses, et souvent des hypothèses arbitraires, comme provenant d’un besoin personnel de justifier devant la morale bourgeoise sa propre vie anormale ou hypertrophique, ou du moins l’excuser. Ce respect déguisé de la morale bourgeoise m’est aussi antipathique que cette importance accordée aux questions sexuelles. Cela peut paraître aussi révolutionnaire que cela voudra, c’est, au fond, profondément bourgeois. C’est surtout une mode d’intellectuels. Il n’y a pas de place pour cela dans le parti, dans le prolétariat conscient."

Je fis à ce moment la réflexion que la question sexuelle impliquait dans la société bourgeoise, sous le régime de la propriété privée, des problèmes, des conflits et des souffrances sans nombre pour les femmes de toutes les classes et de toutes les catégories sociales. La guerre et ses conséquences ont considérablement aggravé, précisément en ce qui concerne les rapports sexuels, ces conflits et ces souffrances et rendu visibles des problèmes que la plupart des femmes ignoraient jusqu’alors. A cela s’ajoutait l’atmosphère de la Révolution montante. L’ancien monde de pensées et de sentiments avait commencé à vaciller. Les anciens rapports sociaux se relâchent et se désagrègent. De nouvelles conceptions concernant les rapports d’homme à homme apparaissent. L’intérêt manifesté pour ces questions est l’expression du besoin d’éclaircissement et d’orientation nouvelle. Il se manifeste également une réaction contre l’hypocrisie et l’immoralité fondamentale de la société bourgeoise. Les formes du mariage et de la famille au cours du développement de l’histoire, dans leur dépendance vis-à-vis de l’économie, sont de nature à détruire dans le cerveau des travailleuses la croyance en l’éternité de la société bourgeoise. Une attitude critique à l’égard de ces questions doit tendre à désagréger l’ordre bourgeois, à démasquer son essence véritable, ainsi que ses répercussions, et aussi à dénoncer l’hypocrisie de la morale sexuelle bourgeoise. Tous les chemins mènent à Rome. Toute analyse véritablement marxiste d’une partie importante de la superstructure idéologique de la société bourgeoise, de toute manifestation sociale importante doit conduire à l’analyse de la société bourgeoise et de son régime de propriété, et à cette conclusion qu’il faut les détruire.

Lénine sourit : - "C’est cela. Vous vous faites l’avocat de vos camarades et de votre parti.
Naturellement, tout ce que vous dites là est vrai. Cela peut, à la rigueur, excuser, mais non pas justifier les erreurs commises en Allemagne. Car ce sont, et cela reste des erreurs. Pouvez-vous sérieusement me donner l’assurance que, dans vos réunions féminines la question sexuelle est traitée du point de vue du matérialisme historique ? Cela suppose des connaissances profondes et variées, et la possession d’un matériel considérable. Où avez-vous les forces pour cela ? Si elles existaient, il n’aurait pas pu se faire que des brochures, comme celle à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure, soient utilisées comme base de discussion dans vos réunions. On la recommande et on la répand, au lieu de la critiquer. A quel résultat aboutit cette façon antimarxiste de traiter la question ? Non pas à faire considérer la question sexuelle comme une partie de la question sociale, mais au contraire la question sociale comme une partie, une conséquence de la question sexuelle. L’essentiel est ramené au rang d’accessoire. Non seulement cela nuit à la compréhension de cette question particulière, mais encore cela jette la confusion dans les esprits, dans la conscience de classe des travailleuses.

"Mais ce n’est pas encore tout. Le sage Salomon disait déjà que tout a son temps. Je vous en prie, est-ce que c’est le moment d’entretenir pendant des mois les ouvrières de la question de savoir comment on aime et comment l’on doit être aimé ? Naturellement, on étudie cela dans le passé, le présent et le futur, et chez les différents peuples. Ce qu’on appelle fièrement le matérialisme historique. Actuellement, toutes les pensées des camarades, des femmes du peuple travailleur doivent être dirigées vers la Révolution prolétarienne. Car seule elle crée les bases d’un véritable renouvellement des rapports sexuels. Actuellement, il y a des problèmes véritablement plus importants à résoudre que la question des formes du mariage chez les nègres de l’Australie ou celle du mariage consanguin dans l’antiquité. La question des conseils ouvriers est toujours à l’ordre du jour pour les ouvriers allemands. De même que celle du traité de Versailles et de ses répercussions sur la vie des travailleuses, celle du chômage, de la baisse des salaires, des impôts, etc., etc. Je le répète : cette façon de faire l’éducation politique et sociale des ouvrières est fausse, tout à fait fausse. Comment avez-vous pu laisser faire cela ? Vous auriez dû employer votre autorité à combattre ces erreurs."

 Je n’ai pas manqué de faire les critiques et les représentations nécessaires auprès des militantes des différentes régions, déclarai-je à notre ami. Mais ignorez-vous que nul n’est prophète en son pays ? Pour avoir fait ces critiques, je me suis rendue suspecte de "fortes survivances social-démocrates et petites-bourgeoises". Cependant, mes critiques n’ont pas été faites en vain, puisque la question sexuelle n’est plus au centre des discussions dans nos réunions.

Mais Lénine poursuivait le fil de ses pensées :

 Je sais, je sais, dit-il : moi aussi j’ai été soupçonné de certains de nourrir des conceptions philistines, quoique celles-ci me soient profondément antipathiques. Elles contiennent en effet tant d’hypocrisie et d’étroitesse d’esprit ! Mais, je supporte cela tranquillement. Les petits oiselets à peine sortis de l’œuf des conceptions bourgeoises sont toujours redoutablement sages. Il faut que nous nous y fassions, sans nous améliorer. Le mouvement des jeunes est atteint, lui aussi, de "modernisme" dans son attitude vis-à-vis de la question sexuelle. Cette question l’occupe d’une façon exagérée." (Lénine souligna le mot "modernisme" en faisant une grimace de dégoût.) "On m’a dit que la question sexuelle est également un objet d’étude favori dans vos organisations de jeunesse. Il paraît qu’on ne fait pas encore suffisamment de conférences sur ce sujet. Dans le mouvement des jeunesses, cette erreur est particulièrement nuisible et dangereuse. Car elle peut facilement conduire chez certains camarades à une exagération de la vue sexuelle, et à la perte de la santé et de l’énergie. Il faut lutter contre cela. Le mouvement des femmes et le mouvement des jeunesses ont beaucoup de points de commun. Partout, nos camarades femmes doivent travailler méthodiquement avec les jeunesses. C’est là une continuation, une extension, une élévation de leur instinct maternel du domaine individuel dans le domaine social. Il faut encourager et développer l’action sociale des femmes, en vue de supprimer l’étroitesse de leur psychologie familiale petite-bourgeoise.

Chez nous, également, une grande partie de la jeunesse est très occupée à réviser les conceptions et la morale sexuelles bourgeoises. Et je dois le dire : une grande partie de notre meilleure jeunesse, celle qui promet vraiment beaucoup pour l’avenir. C’est comme vous l’avez dit tout à l’heure. Dans l’atmosphère de la guerre et de la Révolution, les anciennes valeurs idéologiques se dissolvent et perdent leur force de contrainte. Les nouvelles valeurs se cristallisent peu à peu dans la lutte. Dans les rapports entre les hommes, dans les rapports entre les sexes, les sentiments et les pensées sont en voie de transformation profonde. De nouvelles frontières sont établies entre le droit de l’individu et le droit de la collectivité. Nous sommes encore en plein chaos. La direction, la force de développement des différentes tendances qui se contredisent n’apparaissent pas d’une façon bien nette. C’est un processus lent et parfois très douloureux. Précisément, dans le domaine des rapports sexuels, du mariage, de la famille. La décomposition de la famille bourgeoise avec ses difficultés considérables de divorce, la liberté qu’il accorde à l’homme, la mise en esclavage de la femme, l’hypocrisie ignoble de la morale sexuelle, remplissent les meilleurs d’un profond dégoût.

La contrainte du mariage bourgeois et du droit familial des Etats bourgeois aggrave les souffrances et les conflits. C’est la contrainte de la "sainte propriété". Elle sanctifie la vénalité, la bassesse, l’ordure. L’hypocrisie conventionnelle de l’"honnête" société bourgeoise fait le reste. Les hommes défendent leur droit contre l’immoralité régnante. Et les sentiments des individus oscillent rapidement. Les appétits et le désir de changement dans les jouissances acquièrent rapidement une puissance impossible à réfréner, surtout à une époque où de grands empires s’écroulent, où tous les rapports de domination sont détruits, et où tout un régime social commence à décliner. La réforme du mariage bourgeois ne suffit plus. Une révolution profonde est en train de s’accomplir dans les rapports entre les sexes, parallèlement à la révolution qui s’accomplit dans les rapports de la propriété. Il est donc compréhensible que les nombreuses questions qui découlent de cette situation préoccupent non seulement les femmes, mais aussi la jeunesse. Car c’est la jeunesse qui souffre le plus de l’état actuel des rapports entre les sexes. C’est tout naturel. Rien ne serait plus faux que de prêcher à la jeunesse un ascétisme monastique et la sainteté de la sale morale bourgeoise. Mais il n’est pas bon qu’à cet âge l’élément sexuel domine toute la vie psychologique des individus. Pour savoir quelle influence pernicieuse cela peut avoir, interrogeons là-dessus notre camarade Lilina. Elle a sur ce point une documentation importante, grâce aux nombreuses enquêtes qu’elle a faites dans toutes sortes d’établissements d’éducation, et vous savez qu’elle est tout à fait communiste, et sans aucun préjugé.

Les modifications profondes qui se sont opérées dans les conceptions de la jeunesse concernant les questions sexuelles sont naturellement basées sur des principes et s’appuient sur une théorie. Un certain nombre croient que ces nouvelles conceptions sont "révolutionnaires" et "communistes". Ils le croient sincèrement. Mais à moi, qui suis un vieux, cela ne m’en impose pas du tout. Quoique je ne sois rien moins qu’un ascète, cette soi-disant "nouvelle vie sexuelle" de la jeunesse - et parfois aussi de l’âge mûr - m’apparaît comme purement bourgeoise, comme une extension du bordel bourgeois. Cela n’a rien de commun avec la liberté de l’amour, telle que nous la concevons, nous autres communistes. Vous connaissez certainement cette fameuse théorie, selon laquelle la satisfaction des besoins sexuels sera, dans la société communiste, aussi simple et sans plus d’importance que le fait de boire un verre d’eau. cette théorie du verre d’eau a rendu notre jeunesse complètement folle. Elle a exercé une influence néfaste sur un grand nombre de nos jeunes gens et de nos jeunes filles. Merci pour un pareil marxisme, qui fait découler toutes les manifestations et transformations de la superstructure idéologique de la société immédiatement et directement de sa base économique. Car les choses ne sont pas simples, en réalité. C’est ce qu’a constaté depuis déjà longtemps un certain Friedrich Engels, à propos du matérialisme historique.

Cette célèbre théorie du verre d’eau, je la considère comme tout à fait antimarxiste et même antisociale. Dans la vie sexuelle, agissent non seulement les facteurs naturels, mais aussi les facteurs culturels, quel que soit le degré de développement où ils sont parvenus. Dans son livre sur L’Origine de la famille, Engels a montré l’importance considérable du passage de la polygamie à la monogamie. Les rapports entre les sexes ne sont pas simplement le reflet des rapports entre l’économie de la société et un besoin physique, considéré isolément. Ce serait du rationalisme, et non pas du marxisme, que de faire découler directement des bases économiques de la société les transformations réalisées dans ces rapports sans tenir compte des liens qui les unissent à toute la superstructure idéologique. Certes, quand on a soif, on veut boire. Mais est-ce qu’un homme normal, placé dans des conditions normales, consentirait à se coucher dans la boue et à boire dans les flaques d’eau de la rue ? Boira-t-il dans un verre, dont le bord a été sali par d’autres ? Mais le côté social est le plus important de tous. Boire de l’eau est un acte individuel. L’amour suppose deux personnes. Ce qui implique un intérêt social, un devoir vis-à-vis de la collectivité.

En tant que communiste, je n’ai pas la moindre sympathie pour la théorie du verre d’eau, même quand elle arbore cette belle étiquette de "libération de l’amour". D’ailleurs, cette libération de l’amour n’est plus une chose nouvelle, pas plus qu’elle n’est communiste. Rappelez-vous qu’elle a été prêchée dans la littérature au milieu du siècle dernier, comme l’"émancipation du cœur". Dans la pratique de la bourgeoisie, cette "émancipation du cœur" s’est révélée en fait comme l’"émancipation de la chair". La prédication était faite, à cette époque, avec plus de talent qu’aujourd’hui. Je ne puis juger à quel point elle reste en accord avec la pratique. Ce n’est pas que j’aie l’intention de prêcher l’ascétisme. Pas le moins du monde. Le communisme n’apportera pas l’ascétisme, mais la joie de vivre, la force, entre autres, par la satisfaction complète du besoin d’aimer. mais je suis d’avis que cet abus des plaisirs sexuels que l’on constate en ce moment n’apporte ni la joie, ni la force. Il ne fait que les diminuer. A l’époque de la Révolution, c’est grave, très grave !

C’est précisément la jeunesse qui a le plus besoin de joie et de force. Du sport sain, de la gymnastique, de la natation, des excursions, des exercices physiques de toutes sortes, diversité des occupations intellectuelles ! Apprendre, étudier, faire des recherches, autant que possible en commun ! Tout cela donnera davantage à la jeunesse que les éternelles discussions et conférences sur les problèmes sexuels et les plaisirs de l’existence. Des corps sains, des cerveaux sains : Ni moine, ni Don Juan, ni non plus, comme milieu, le philistin allemand.

Vous connaissez notre jeune camarade X… Un garçon remarquable, très doué : Mais je crains qu’il n’arrive à rien de bon. Il bourdonne et va de femme en femme. Cela ne vaut rien pour la lutte politique, pour la Révolution. Je n’ai aucune confiance dans la sûreté et la persévérance dans la lutte des femmes chez qui le roman personnel s’allie avec la politique. Pas plus que dans les hommes qui courent après toutes les jupes et s’amourachent de toutes les femmes. Non, non, cela ne s’accorde pas avec la révolution !

 La Révolution exige la concentration, le renforcement des énergies. Des individus autant que des masses. Elle n’admet pas des excès, qui sont l’état normal des héros décadents à la d’Annunzio. L’excès des plaisirs sexuels est un défaut bourgeois, c’est un symptôme de décomposition. Le prolétariat est une classe qui monte. Elle n’a pas besoin de stupéfiant ni de stimulant. Pas plus au moyen de l’excès des plaisirs sexuels qu’au moyen de l’alcool. Elle ne doit pas et ne veut pas s’oublier elle-même, oublier l’horreur et la barbarie du capitalisme. Les motifs d’action, elle les tire de ses propres conditions d’existence et de son idéal communiste. De la clarté, de la clarté, et encore de la clarté, c’est de cela qu’elle a surtout besoin ! C’est pourquoi, je le répète, pas d’affaiblissement, pas de gaspillage d’énergies ! La maîtrise de soi, la discipline intérieure, cela n’est pas de l’esclavage, même en amour !

Lénine avait parlé avec une grande vivacité et une grande conviction. Je sentais à chaque mot qu’il prononçait qu’il lui venait de l’âme, et l’expression des ses traits le confirmait. De temps en temps, il soulignait une pensée d’un mouvement énergique de la main. Je m’étonnais que Lénine put accorder une si grande attention non seulement aux grandes questions politiques fondamentales, mais aussi à des questions accessoires. Et non seulement en ce qui concernait la Russie des Soviets, mais aussi les Etats capitalistes. Le marxiste remarquable qu’il était, considérait les phénomènes isolés, sous quelque forme qu’ils puissent se présenter, en liaison étroite avec les grandes questions. Sa volonté était uniquement inébranlablement tendue, comme une force irrésistible de la nature, vers un seul but : la Révolution. C’est pourquoi il appréciait toutes choses dans leurs répercussions sur les facteurs conscients de la révolution tant au point de vue national qu’au point de vue international, car, dans l’appréciation des événements historiques dans les différents pays, ainsi que des différentes étapes de développement du mouvement ouvrier, il ne voyait que la Révolution prolétarienne, une et indivisible.

Moscou, fin janvier 1924.

N.K. Kroupskaïa Souvenirs sur Lénine

1893-1894

Vladimir Ilitch1 arriva à Piter2 en 1893, dans le courant de l’automne, mais je ne fis sa connaissance que quelque temps après. J’avais entendu dire à des camarades qu’un certain marxiste très érudit venait d’arriver de Volga, puis on m’apporta un cahier intitulé Des marchés, qui paraissait avoir été lu et relu. On y trouvait, d’une part, les points de vue de notre marxiste pétersbourgeois, le technologue Hermann Krassine ; de l’autre, ceux du nouveau venu du Volga. Ce cahier était plié en deux dans le sens de la longueur ; sur l’une des moitiés, H. Krassine avait exposé ses idées d’une écriture désordonnée, avec force ratures et intercalations ; sur l’autre, le nouveau venu avait inscrit soigneusement, d’un seul jet, ses remarques et ses objections.

Nous tous, jeunes marxistes, nous nous intéressions alors au plus haut point à la question des marchés.

Un courant particulier s’était déjà cristallisé à cette époque dans les cercles marxistes pétersbourgeois. Ses représentants considéraient les processus du développement social comme quelque chose de mécanique, de schématique. Avec une semblable conception du développement social, le rôle des masses, du prolétariat, disparaissait complétement. La dialectique révolutionnaire du marxisme était balayée sans cérémonie, seules demeuraient les mortes « phases du développement ». Evidemment, chaque marxiste saurait maintenant réfuter ce point de vue « mécanique », mais, alors, nos cercles marxistes de Piter étaient fortement agités à ce sujet. Nous n’étions pas encore assez bien armés pour la controverse ; ainsi bon nombre d’entre nous ne connaissaient de Marx que le premier tome du Capital et n’avaient même jamais le Manifeste communiste ; seul l’instinct leur faisait sentir que ce « mécanisme » était directement opposé au marxisme vivant.

La question des marchés était étroitement liée à cette question générale de la conception du marxisme, et elle était habituellement traitée d’une manière fort abstraite par les partisans du « mécanisme ».

Plus de trente ans se sont passés depuis.

Le cahier dont il est question n’a malheureusement pas été conservé.

Je ne puis parler que de l’impression qu’il produisit sur nous.

Le nouveau venu traitait la question des marchés d’une manière archiconcrète, il la liait aux intérêts des masses, l’imprégnait d’un marxisme réellement vivant, envisageant les faits dans leur milieu concret et dans leur développement.

J’éprouvais le désir de connaître plus intimement le nouveau venu et ses points de vue.

Je ne vis Vladimir Ilitch qu’à l’époque du carnaval. L’ingénieur Klasson, un des plus éminents marxistes pétersbourgeois, avec lequel je m’étais trouvée deux ans auparavant au cercle marxiste, avait décidé d’organiser chez lui, dans le quartier d’Okhta, une conférence de quelques marxistes de Piter avec le nouveau venu. En l’honneur de la conspiration, on avait fait des crêpes. Outre Vladimir Ilitch, cette entrevue réunissait Klasson, J. Korobko, Sérébrovsky, St. Radtchenko et quelques autres ; Potressov et Strouvé devaient s’y trouver également, mais je crois qu’ils ne vinrent pas. Un fait est demeuré gravé dans ma mémoire. On parlait des moyens à prendre, et l’on n’arrivait pas à s’entendre sur ce sujet. Quelqu’un — Chevliaguine, me semble-t-il — vint à dire que l’action dans le comité de l’alphabétisme avait une grande importance. Vladimir Ilitch eut un rire sec et mauvais que je ne lui entendis jamais plus par la suite.

« Bah ! S’il y en a qui veulent sauver la patrie par le comité de l’alphabétisme, à leur aise, nous ne les en empêcherons pas. »

Il convient de dire que notre génération avait été témoin dès l’adolescence de la lutte des membres de la Narodnaïa Volia avec le tsarisme, qu’elle avait constaté que la « société » libérale, après avoir accordé toute sa faveur à ce parti, avait prudemment tourné casaque après sa dissolution et, craignant le moindre bruit, s’était mise à prêcher les « œuvres minimes ».

La boutade acerbe de Vladimir Ilitch était compréhensible. Il était venu s’entendre avec les camarades afin de marcher tous ensemble à la lutte, et on lui répondait par un appel à la diffusion des brochures du comité de l’alphabétisme.

Plus tard, lorsque nous fîmes plus ample connaissance, Vladimir Ilitch me raconta un jour comment la « société » s’était comportée lors de l’arrestation de son frère aîné. La famille des Oulianov3 se vit abandonner par tous ses amis ; même le vieil instituteur, qui venait le soir faire sa partie d’échecs, cessa ses visites. A cette époque, il n’y avait pas encore de chemin de fer à Simbirsk, et la mère de Vladimir Ilitch devait prendre la diligence jusqu’à Syzrane pour se rendre à Piter où son fils était incarcéré. On envoya Vladimir Ilitch à la recherche d’un compagnon de route pour elle, personne ne voulut voyager avec la mère d’un détenu.

D’après Vladimir Ilitch, cette lâcheté générale produisit sur lui une forte impression.

Et cette impression de sa jeunesse mit indubitablement son empreinte sur les rapports de Vladimir Ilitch avec la « société », avec les libéraux. Il apprit de bonne heure à connaître le prix du verbiage libéral.

Dans le courant de l’automne de cette même année 1894, Vladimir Ilitch écrivait dans son article « Le contenu économique du populisme et sa critique dans le livre de Monsieur Strouvé » : « La bourgeoisie règne dans la vie et dans la société. Il semblerait qu’il y a lieu de se détourner de la société et d’aller à l’antipode de la bourgeoisie. »

et plus loin :

Vous [populistes]... « attribuez l’intention de défendre les bourgeois à celui... qui exige des idéologues de la classe laborieuse une rupture complète avec ces éléments et un culte exclusif à celui qui « est différencié de la vie » de la société bourgeoise. »

On connaît le point de vue de Vladimir Ilitch sur les libéraux, sa méfiance à leur égard, son acharnement à dévoiler leur conduite... Je n’ai cité que quelques passages ayant trait à l’année où eut lieu la conférence chez Klasson.

Au cours de la soirée des crêpes, on n’arriva pas, bien entendu, à trouver un terrain d’entente. Vladimir Ilitch parlait peu et observait surtout ceux qui l’entouraient. Ces hommes, qui se targuaient de leur marxisme, se sentirent quelque peu gênés par ses regards inquisiteurs.

Je me souviens qu’au retour, en longeant la Néva, on me parla pour la première fois du frère de Vladimir Ilitch.

Ce dernier avait une grande affection pour son frère. Ils avaient beaucoup de goûts communs, tous deux éprouvaient le même besoin de solitude prolongée leur permettant de concentrer leur esprit. Ils demeuraient ordinairement ensemble, à un certain moment dans un pavillon séparé, et lorsque quelqu’un de leurs nombreux cousins ou cousines venait les voir, les jeunes gens les accueillaient avec leur phrase favorite : « Votre absence me ferait le plus grand plaisir. » Les deux frères avaient le goût du labeur acharné, tous deux étaient animés du même esprit révolutionnaire. Mais la différence d’âge se faisait vraisemblablement sentir. Alexandre Ilitch n’abordait pas tous les sujets avec Vladimir Ilitch.

Celui ce me rapportait ce fait :

Son frère étudiait les sciences naturelles. Pendant le dernier été qu’il passa chez ses parents, il prépara une dissertation sur les vers annelés et dut se servir continuellement du microscope. Pour utiliser le maximum de lumière, il se levait à l’aurore et se mettait aussitôt au travail. « Non, se disait en lui-même Vladimir Ilitch, jamais mon frère ne fera un révolutionnaire, car un révolutionnaire ne saurait consacrer autant de temps à l’étude des vers annelés. » Il devait bientôt s’apercevoir qu’il s’était trompé.

Le sort de son frère eut sans nul doute une profonde influence sur Vladimir Ilitch. Le fait que celui-ci réfléchissait déjà beaucoup à cette époque et résolvait pour sa part la question de la nécessité de la lutte révolutionnaire joua également un rôle considérable dans ce sens.

S’il en eût été autrement, le sort de son frère ne lui eût probablement causé qu’une peine profonde ou, dans le meilleur des cas, l’eût poussé à marcher sur les traces de son aîné. En l’occurrence, il aiguisa le travail de sa pensée, développa en lui un bon sens extraordinaire, lui apprit à regarder la vérité en face, à ne pas se laisser entraîner un seul instant par la phrase, l’illusion, et lui inculqua la plus grande loyauté dans l’étude de toutes les questions.

Notes

1 Prénoms de Lénine.

2 Forme familière de Saint-Pétersbourg.

3 Oulianov : nom véritable de Lénine.

1894-1899

Dans le courant de l’automne de 1894, Vladimir Ilitch fit dans notre cercle la lecture de son ouvrage les Amis du peuple. Je me souviens de l’intérêt éveillé par ce livre, qui exposait le but de la lutte avec un relief étonnant. Tirés à la polycopie, les Amis du peuple passèrent de main en main sous le nom de Cahiers jaunes. Ils n’étaient pas signés. On les lisait dans un cercle assez étendu et ils exercèrent assurément une forte influence sur la jeunesse marxiste de l’époque. Lorsque je me trouvais à Poltava en 1896, P. Roumiantsev, qui était alors un social-démocrate actif, tout récemment sorti de prison, caractérisa les Amis du peuple comme la formule la meilleure la plus forte et la plus complète du point de vue de la social-démocratie révolutionnaire.

Pendant l’hiver de 1894-1895, je fis plus ample connaissance avec Vladimir Ilitch. Il s’occupait des cercles ouvriers au delà de la Porte Nevsky ; quant à moi, depuis quatre ans je donnais des leçons dans le même quartier à l’école de Smolensky, dont les cours avaient lieu tous les dimanches soir, de sorte que je connaissais assez bien la vie de l’endroit. Un grand nombre d’ouvriers faisant partie des cercles dont s’occupait Vladimir Ilitch fréquentaient l’école du dimanche où j’enseignais : Babouchkine, Borovkov, Gribakine, Arsène et Philippe Bodrov, Joukov, etc. A cette époque, l’école du dimanche soir était un excellent moyen de prendre contact avec la vie quotidienne, les conditions de travail, l’état d’esprit de la masse ouvrière. L’école Smolensky recevait 600 personnes, sans compter les cours techniques du soir et ses annexes, les écoles de femmes et d’Oboukhovo.

Il faut dire que les ouvriers témoignaient une confiance illimitée à leurs « institutrices » : le morose gardin des chantiers de bois Gromov venait annoncer d’un air radieux à son institutrice la naissance de son fils ; heureux de savoir lire et écrire, un ouvrier poitrinaire du textile la remerciait en lui souhaitant un bon mari ; un sectaire ayant cherché Dieu toute sa vie écrivait avec satisfaction qu’il venait d’apprendre par Roudakov (un autre élève de l’école) qu’il n’y a pas de Dieu et qu’il se sentait soulagé d’un grand poids, car il n’y a rien de pire que d’être esclave de Dieu, il vaut mieux être esclave de l’homme, contre lequel il est au moins possible de lutter ; un ouvrier de la manufacture de tabac, qui s’enivrait tous les dimanches jusqu’à en perdre la raison et qui empestait tellement le tabac qu’il suffisait de se pencher sur son cahier pour en avoir le cœur soulevé, griffonnait, en oubliant les voyelles, qu’on avait trouvé dans la rue une fillette de trois ans, qu’on l’avait recueillie à la cantine ouvrière et qu’il faudrait la remettre à la police, mais que cela leur faisait de la peine ; un soldat retraité, sautillant sur son unique jambe, venait nous apprendre que Mikhaïla, un élève de l’année précédente, s’était tué de travail, qu’il était mort en parlant de nous et l’avait chargé de venir nous saluer de sa part et nous souhaiter longue vie ; un ouvrier fileur, auparavant dévoué corps et âme au tsar et aux popes, nous recommandait de « nous méfier de Gorokhovaïa1 » ; un ouvrier âgé expliquait qu’il ne pouvait d’aucune façon donner sa démission de marguillier « parce que les popes trompent salement le peuple et qu’il faut les faire voir tels qu’ils sont, mais qu’il n’était nullement partisan de l’Eglise et qu’il comprenait parfaitement les phases du développement, etc., etc.

Les ouvriers appartenant à l’organisation fréquentaient l’école afin d’observer le peuple et de voir ceux qu’ils pouvaient attirer dans les cercles, dans l’organisation. Ils faisaient des distinctions entre les institutrices et savaient discerner le degré de préparation de chacune d’elles. S’ils estimaient qu’une institutrice était « des leurs », ils se faisaient reconnaître par une phrase quelconque, en disant par exemple au sujet de l’industrie artisane : « L’artisan ne peut soutenir la concurrence avec la grande production », ou bien en posant une question : « Quelle différence y a-t-il entre l’ouvrier pétersbourgeois et le moujik d’Arkhangel ? » Après cela, ils avaient une façon particulière de regarder l’institutrice et de la saluer, qui voulait dire : « Elle est des nôtres, celle-là ».

S’il se passait quelque chose à l’usine, ils nous le rapportaient aussitôt, sachant bien que nous en avertirions l’organisation. On eût dit qu’un accord tacite existait entre nous.

En somme, on pouvait parler de tout à l’école en dépit de la présence d’un ou deux mouchards dans presque toutes les classes ; du moment que l’on ne prononçait pas les terribles mots « tsar », « grève », etc., on pouvait aborder les questions les plus essentielles. Mais, officiellement, il était interdit de parler de quoi que ce fût : un groupe dit de récapitulation fut licencié un jour parce qu’un inspecteur, survenu brusquement, avait découvert qu’on y enseignait les fractions décimales, alors que le programme ne comportait que les quatre règles.

Je demeurais à cette époque dans le quartier de Staro-Nevsky, dans une maison donnant sur une cour de passage, et Vladimir Ilitch, en rentrant le dimanche de ses séances au cercle, venait ordinairement me voir et nous nous lancions dans des causeries interminables. J’étais possédée en ce temps-là de l’amour de l’école, et j’aurais pu me passer de manger plutôt que de me taire sur mes cours, mes élèves, les usines Sémiannikov, Thornton, Maxwell et autres de notre quartier.

Vladimir Ilitch s’intéressait à chaque détail de la vie ouvrière ; à l’aide de ces menus traits, il s’efforçait d’embrasser la vie de l’ouvrier dans son ensemble, de trouver le joint par où la propagande révolutionnaire pourrait le mieux pénétrer jusqu’à lui. La plupart des intellectuels de l’époque connaissaient mal les ouvriers. Ils se contentaient de venir faire dans les cercles des sortes de conférences. Pendant longtemps on y étudia une traduction manuscrite de La Famille, la Propriété et l’Etat d’Engels.

Vladimir Ilitch lisait le Capital de Marx avec les ouvriers, il leur en faisait des commentaires et passait la seconde partie de sa conférence à questionner ses auditeurs sur leur labeur, leurs conditions de travail ; il leur montrait la liaison existant entre leur vie et toute la structure de la société et leur indiquait le moyen de transformer l’ordre existant. Ce qui distinguait le travail de Vladimir Ilitch dans les cercles, c’est qu’il savait unir la théorie et la pratique. Peu à peu les autres membres de notre groupe adoptèrent également cette méthode. L’année suivante, lorsque parut la brochure de Vilna De l’agitation, la préparation de l’agitation au moyen de tracts était entièrement achevée et il ne restait plus qu’à se mettre au travail. La méthode de l’agitation sur la base des besoins quotidiens de l’ouvrier s’enracina profondément parmi nous. Je n’en appréciai parfaitement les résultats féconds que bien plus tard, lorsque j’eus émigré en France et que, au moment de la grande grève des postiers à Paris, je pus constater que le Parti socialiste français se tenait entièrement à l’écart et n’intervenait d’aucune façon, estimant que cela regardait les syndicats et que le Parti ne devait s’occuper que de la lutte politique. Il ne se rendait nullement compte de la nécessité de la liaison de la lutte économique et politique.

Voyant l’effet obtenu par l’agitation au moyen des tracts, un certain nombre de camarades qui travaillaient alors à Piter oublièrent, dans leur engouement pour cette forme d’action, qu’elle n’était qu’une partie du travail parmi les masses, et ils s’engagèrent dans la voie du fameux « économisme2 ».

Vladimir Ilitch ne perdit jamais de vue les autres formes de travail. En 1895, il écrivit sa brochure : Explication de la loi sur les amendes infligées aux ouvriers des usines, dans laquelle il enseignait de la façon la plus brillante comment il fallait se rapprocher de l’ouvrier moyen de l’époque et, prenant ses besoins comme point de départ, l’amener progressivement à la question de la nécessité de la lutte politique. Nombre d’intellectuels trouvèrent cette brochure ennuyeuse et prolixe, mais les ouvriers la lurent avec avidité, car elle leur était accessible et familière (elle avait été tirée dans une imprimerie de la Narodnaïa Volia et répandue parmi les ouvriers). A cette époque, Vladimir Ilitch étudiait minutieusement les lois concernant les fabriques, estimant que leur interprétation facilitait singulièrement la démonstration aux ouvriers de la connexion existant entre leur situation et l’organisation de l’Etat. On retrouve les traces de cette étude dans une série de brochures écrites à cette époque pour les ouvriers, dans la Nouvelle loi usinière, dans les articles, « Des grèves », « Des tribunaux industriels », etc.

Mais on ne fréquentait pas impunément les cercles ouvriers : nous fûmes bientôt filés d’une façon suivie. De tout notre groupe, Vladimir était le plus ferré dans l’art de la conspiration : il connaissait toutes les cours à double issue, excellait à dépister les espions, nous apprenait à écrire dans les livres au moyen de l’encre sympathique, de points, de signes conventionnels, imaginait toute sorte de noms de guerre. Tout décelait en lui l’excellente école de la Narodnaïa Volia. Aussi avait-il en haute estime un vieux membre de ce marti, Mikhaïlov, qui, pour sa maîtrise dans l’art de la conspiration, avait été surnommé le « portier ». La filature devenait de plus en plus serrée et Vladimir Ilitch insistait pour faire désigner un « successeur » qui ne fût pas filé et que l’on pût charger des liaisons. Comme j’étais la moins suspecte, on résolut de me confier cette tâche. Le jour de Pâques, nous partîmes au nombre de cinq ou six pour Tsarskoïé-Sélo pour « célébrer la fête » chez un des membres de notre groupe, Silvine, qui y était logé au pair. On voyagea chacun de son côté comme des inconnus. Nous passâmes presque toute la journée à discuter des liaisons qu’il importait de maintenir. Vladimir Ilitch nous initia au chiffrage, et nous chiffrâmes sous sa direction presque la moitié d’un livre. Hélas ! Quand je voulus, plus tard, déchiffrer ce premier essai collectif, il me fut impossible d’y arriver. Je me consolai à la pensée que ce travail avait alors beaucoup perdu de son utilité, la plus grande partie des « liaisons » étant déjà détruites.

Vladimir Ilitch rassemblait soigneusement ces « liaisons », dénichant partout des personnes capables, d’une manière ou de l’autre, d’être employées au travail révolutionnaire. Je me souviens de la conférence qui eut lieu un jour, sur son initiative, entre les représentants de notre groupe (Vladimir Ilitch et, me semble-t-il, Krjijanovsky) et un groupe d’institutrices de notre école dominicale. Presque toutes adhérèrent par la suite au Parti social-démocrate.

Parmi elles se trouvait Lydie Mikhaïlovna Knipovitch, anciennement membre de la Narodnaïa Volia, et qui passa quelque temps après aux social-démocrates. Les vieux militants du Parti se souviennent d’elles. Animée d’un esprit révolutionnaire exceptionnel, sévère pour elle-même et pour les autres, ayant une connaissance parfaite des gens, excellente camarade entourant d’affection et de soins ses compagnons de travail, Lydie apprécia immédiatement le révolutionnaire en Vladimir Ilitch. Elle se chargea des rapports avec la typographie de la Narodnaïa Volia : elle traitait avec celle-ci, transmettait les manuscrits, recevait les brochures imprimées, en transportait de pleins paniers chez ses amis, en organisait la diffusion parmi les ouvriers. Lorsqu’elle fut arrêtée sur la dénonciation d’un traître — un des compositeurs de la typographie — on confisqua chez plusieurs personnes que Lydie fréquentait, douze paniers remplis de brochures clandestines.

La Narodnaïa Volia imprimait alors de grandes quantités de brochures pour les ouvriers : La Journée ouvrière, De quoi vivent les uns et les autres, la brochure de Vladimir Ilitch Des amendes, le Tsar-Famine, etc.

Chapovalov et Katanskaïa, membres de la Narodnaïa Volia qui travaillaient à l’imprimerie de Lakhta, sont maintenant dans les rangs du Parti communiste.

Lydie Mikhaïlovna n’est plus de ce monde. Elle est morte en 1920 au moment où la Crimée, qu’elle habitait les dernières années de sa vie, était occupée par les gardes blancs. Sur son lit de mort, tout son être s’élançait vers les siens, vers les communistes, et elle mourut en prononçant le nom de ce parti qui lui était si cher.

Du côté des institutrices il y avait encore, je crois, P. Koudéli, A. Meschériakova (toutes deux sont maintenant membres du Parti) et quelques autres.

Alexandra Mikhaïlovna Kalmykova, une excellente conférencière (je me souviens de ses conférences aux ouvriers sur le budget de l’Etat), qui possédait alors une librairie sur la perspective3 Litéïny, enseignait aussi dans les écoles au delà de la porte Nevsky. Vladimir Ilitch se lia également avec elle à cette époque. Strouvé étaitson élève ; Potressov, camarade de collège de ce dernier, fréquentait aussi chez elle. Plus tard, Alexandra Mikhaïlovna alimenta de ses deniers l’ancienne Iskra jusqu’au IIe congrès. Elle ne suivit pas Strouvé lorsqu’il passa aux libéraux et se voua entièrement à l’organisation de l’Iskra. Son nom de guerre était « la Tante ». Elle avait une grande sympathie pour Vladimir Ilitch. Elle est morte à présent, après être restée alitée pendant deux ans au sanatorium de Diétskoïé-Sélo4. Les petits pensionnaires des maisons d’enfants voisines venaient parfois la voir. Elle leur parlait d’Ilitch. Elle m’écrivit au printemps de 1924 pour me conseiller d’éditer en brochure spéciales les articles débordant d’ardeur enflammée écrits par Vladimir Ilitch en 1917, ses appels frémissants qui, à cette époque, impressionnaient tellement les masses. En 1922, Vladimir Ilitch lui adressa quelques lignes empreintes de cette cordialité dont il avait seul le secret. Alexandra Mikhaïlovna était étroitement liée au groupe Libération du Travail5. A un certain moment (en 1899, je crois), à l’époque du voyage en Russie de Véra Zassoulitch, Alexandra Mikhaïlovna l’avait installée clandestinement et la voyait souvent.

Sous l’influence du mouvement ouvrier naissant, des articles et des livres du groupe Libération du Travail, sous celle des social-démocrates pétersbourgeois, Potressov évolua vers la gauche ; il en fut de même, mais pour un temps seulement, de Strouvé. Après quelques réunions préliminaires, on trouva enfin un terrain d’entente pour le travail en commun. On décida d’éditer ensemble un recueil intitulé Documentation pour la caractéristique de notre développement économique. Les membres de la rédaction étaient, pour notre groupe, Vladimir Ilitch, Starkov et Stépane Ivanovitch Radtchenko, et, pour l’autre partie, Strouvé, Potressov et Klasson. On connaît le sort de ce recueil, qui fut brûlé par la censure tsariste. Dans le courant du printemps de 1895, avant son départ pour l’étranger, Vladimir Ilitch se rendait assidument dans la rue Oziorny, où Potressov habitait alors, pour achever ce travail le plus rapidement possible.

Vladimir Ilitch passa l’été de 1895 à l’étranger, moitié à Berlin, où il fréquentait les réunions ouvrières, moitié en Suisse où il vit pour la première fois Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch. Il revint bourré d’impressions, ramenant avec lui une valise à double fond dans laquelle on avait dissimulé de la littérature illégale.

Une filature forcenée s’organisa aussitôt autour de Vladimir Ilitch et de la valise. J’avais une cousine employée au Bureau des adresses. Quelques jours après le retour de Vladimir Ilitch, elle me raconta qu’une nuit, où elle était de service, un policier était venu consulter les adresses et s’était vanté d’être tombé sur la piste d’Oulianov, criminel d’Etat fameux, dont le frère avait été pendu, qui venait d’arriver de l’étranger et qui, maintenant, ne leur échapperait plus. Sachant que je connaissais Vladimir Ilitch, ma cousine s’empressa de me faire part de ce fait. Bien entendu, je prévins immédiatement l’intéressé. Il fallut redoubler de prudence. Cependant l’action se développait et ne souffrait pas de retard.

On procéda à la division du travail par rayons. On commença par la rédaction et la diffusion des tracts. Je me souviens que Vladimir Ilitch rédigea le premier tract destiné aux ouvriers de l’usine Sémiannikov. Nous n’avions alors aucune idée de la technique. Le tract fut recopié à la main en caractères d’imprimerie et fut distribué par Babouchkine. Deux des quatre exemplaires établis furent saisis par des gardiens, les deux autres passèrent de main en main. On distribua également des tracts dans les autres rayons, un pour les ouvrières de la manufacture de tabac Laferme. Pour les distribuer, A Iakoubova et Z. Nievzorova (Krjijanovskaïa) eurent recours au procédé suivant. Après avoir roulé les tracts en petits tubes faciles à prendre un par un, elles les dissimulèrent dans leur tablier et, dès que retentit la sirène, elles s’élancèrent au-devant de la foule compacte sortant des portes de l’usine et, tout en courant, glissèrent leurs rouleaux dans les mains des ouvrières ahuries. Le tract eut du succès. Tracts et brochures secouaient les ouvriers.

On décida encore d’éditer — vu qu’on avait une imprimerie clandestine à sa disposition — une revue populaire intitulée Rabotchéié Diélo (la Cause ouvrière). Vladimir Ilitch en prépara soigneusement la documentation. Chaque ligne passait par ses mains. Je me souviens d’une réunion qui eut lieu chez moi, pendant laquelle Zaporojetz s’étendit avec une animation extraordinaire sur la documentation qu’il avait réussi à recueillir sur une fabrique de chaussures au délà de la Porte Moskovsky. « On vous y colle des amendes à tout propos, disait-il, un talon mis de travers, et voilà une amende. » Vladimir Ilitch se mit à rire : « Ah ! bien, mais il me semble que, dans ce cas-là, on n’a pas tout à fait tort. »

Vladimir Ilitch apportait le plus grand soin à la collection et au contrôle de sa documentation. Je me rappelle, par exemple, comment fut recueillie la documentation sur l’usine Thornton. Je fus chargée de faire venir chez moi un de mes élèves, Krolikov, trieur à cette usine, déjà frappé auparavant d’une interdiction de séjour, et d’obtenir de lui tous les renseignements nécessaires suivant un plan tracé d’avance par Vladimir Ilitch. Krolikov arriva revêtu d’une pelisse élégante qu’il avait empruntée et m’apporta tout un cahier de notes qu’il compléta verbalement. Ces notes étaient fort précieuses et Vladimir Ilitch se mit à les lire avec avidité. Ensuite, Apolline Alexandrovna Iakoubova et moi vêtues comme des ouvrières et la tête dûment couverte d’un fichu noué sous le menton, nous nous rendîmes dans les dortoirs de l’usine Thornton, dont nous visitâmes la partie réservée aux célibataires et celle attribuée aux ménages. C’était un milieu épouvantable.

C’était seulement après s’être documenté de la sorte que Vladimir Ilitch rédigeait ses correspondances et ses tracts. Que l’on prenne celui qui fut adressé aux ouvriers et ouvrières de l’usine Thornton, quelle connaissance détaillée de la cause ne révèle-t-il pas ! Et quel enseignement cela constituait pour tous les militants d’alors ! C’est bien à cette école que l’on formait « l’attention aux petits détails ». Et comme ces détails se gravaient dans nos esprits !

Notre Rabotchéié Diélo ne vit pas le jour. Le 8 décembre, on se réunit chez moi pour la dernière révision du numéro prêt pour l’impression, établi en deux exemplaires. Vaniéev emporta l’un des exemplaires pour y faire les dernières retouches, je gardai l’autre. Le lendemain matin, je me rendis chez Vaniéev pour prendre l’exemplaire corrigé, mais la servante me dit qu’il avait déménagé la veille. Je m’étais entendue auparavant avec Vladimir Ilitch pour aller aux renseignements, en cas d’alerte, auprès d’un de ses amis, Tchébotarev, employé comme moi à l’administration centrale des chemins de fer. Vladimir Ilitch prenait ses repas chez lui. Tchébotarev ne vint pas au bureau ce jour-là. J’allai le trouver chez lui. Vladimir Ilitch n’était pas venu dîner : il était évidemment arrêté. Nous apprîmes dans la soirée qu’on avait appréhendé un grand nombre de membres de notre groupe. Je confiai l’exemplaire restant du Rabotchéié Diélo à ma camarade de lycée, Nina Alexandrovna Herd, qui fut plus tard la femme de Strouvé. Pour éviter de nouvelles arrestations, on décida de ne pas faire paraître la revue pour l’instant.

Cette période de l’activité de Vladimir Ilitch fut une période de travail extrêmement important, mais, en somme, de travail, caché, imperceptible, sans effet apparent, comme il l’a lui-même caractérisé. Il ne s’agissait pas alors d’accomplir des actions d’éclat, mais d’organiser un contact étroit avec la masse, d’apprendre à se faire l’interprète de ses meilleures aspirations, à se mettre à sa portée et à l’entraîner avec soi. Et c’est précisément cette période passée à Saint-Pétersbourg qui fit de Vladimir Ilitch le chef de la masse ouvrière.

Lorsque je me rendis pour la première fois à mon école après l’arrestation des camarades, Babouchkine m’attira dans un coin sous l’escalier et me remit un tract d’un caractère purement politique écrit par les ouvriers au sujet de ce coup de force. Il me pria de transmettre le tract au service technique pour le faire diffuser ensuite. Jusqu’alors il n’avait jamais été question entre nous de mes attaches à l’organisation. Je remis le tract à notre groupe. Je me souviens de cette réunion, qui se tint chez St. Radtchenko et à laquelle assistèrent tous les membres restants. Après en avoir pris connaissance, Liakhovsky s’écria : « Mais il est impossible de faire imprimer ce tract, il concerne un sujet purement politique ! » Cependant, comme il avait été rédigé incontestablement par des ouvriers, sur leur initiative propre, et qu’ils insistaient pour le faire imprimer, on décida de l’envoyer à l’imprimerie. Ce qui fut fait.

On put rapidement se mettre en rapports avec Vladimir Ilitch. A cette époque, on pouvait faire remettre aux accusés détenus préventivement autant de livres qu’ils en désiraient. Ces livres étaient soumis à une visite assez superficielle, insuffisante pour faire remarquer les points imperceptibles mis au milieu des lettres ou la légère altération de la couleur du papier dans un volume où l’on avait écrit avec du lait. Nous nous perfectionnâmes rapidement dans l’art de la correspondance clandestine.

La sollicitude de Vladimir Ilitch pour les camarades emprisonnés était extraordinaire. Chacune des lettres qu’il adressait à l’extérieur contenait toute une série de recommandations concernant les détenus : un tel ne recevait pas de visites, il fallait lui trouve une « fiancée » ; on devait charger l’un des parents de tel autre de lui dire de chercher une lettre à telle page de tel livre de la bibliothèque de la prison ; il fallait procurer des chaussures chaudes à un troisième, etc.

Il entretenait avec un grand nombre de camarades détenus une correspondance à laquelle ils attachaient beaucoup de pris. Ses lettres étaient pleines d’entrain et poussaient à l’action. En les lisant, on oubliait la captivité et l’on se mettait aussi à travailler.

Je me souviens de l’impression que ces lettres produisirent sur moi (en août 1896, je fus incarcérée à mon tour).

Les lettres écrites avec du lait arrivaient de l’extérieur le samedi, jour où l’on était autorisé à recevoir des livres.

Un coup d’œil jeté sur les signes conventionnels de l’un des volumes m’apprenait qu’il contenait une lettre. A six heures, avait lieu la distribution de l’eau bouillante pour le thé, puis la surveillante menait les détenues de droit commun à l’église. A ce moment, je découpais la lettre en bandelettes, j’infusais le thé et, aussi tôt après le départ de la surveillante, je plongeais les bandelettes une à une dans le thé, les caractères apparaissaient (il n’était guère possible en prison de développer les lettres à la bougie et Vladimir Ilitch avait imaginé le procédé de l’eau chaude), et je me sentais soulevée par l’entrain communicatif dont ces lettres étaient imprégnées.

Libre, Vladimir Ilitch se trouvait au centre de l’action ; en prison, il concentrait de même tous les rapports avec l’extérieur.

En outre, il travaillait beaucoup en prison. C’est là qu’il prépara le Développement du capitalisme. Dans les lettres autorisées, il réclamait la documentation nécessaire, des recueils de statistique. « Quel dommage, disait-il en plaisantant, on m’a libéré trop tôt, on aurait dû me laisser encore un peu achever mon ouvrage, j’aurai de la peine à me procurer des livres en Sibérie. » Pendant sa détention, il n’écrivit pas seulement le Développement du capitalisme, mais encore des tracts, des brochures illégales, un projet de programme pour le 1er congrès du Parti (qui n’eut lieu qu’en 1898, mais aurait dû être tenu bien avant), il se prononçait également sur toutes les questions discutées dans l’organisation.

Pour ne pas être surpris pendant qu’il écrivait avec du lait, Vladimir Ilitch confectionnait de petits encriers avec de la mie de pain, qu’il avalait vivement dès que le guichet s’ouvrait. « Aujourd’hui j’ai mangé six encriers », ajoutait-il en post-scriptum dans une lettre.

Mais en dépit de l’empire qu’il avait sur lui-même et de la discipline qu’il s’était imposée, le séjour de la prison avait apparemment fini par entamer son moral. Dans une de ses lettres, il développa le plan suivant. Quand les détenus étaient menés à la promenade réglementaire, ils pouvaient apercevoir un instant, de l’une des fenêtres du couloir, un bout du trottoir de la rue Chpalernaïa. Il avait donc imaginé de nous prier, Apolline Alexandrovna Iakoubova et moi, de nous tenir à une certaine heure à cet endroit du trottoir afin qu’il pût nous voir. Apolline se trouva empêchée de venir ; quant à moi, je me rendis plusieurs jours de suite à l’endroit désigné et y stationnai longuement. Mais le plan rata, je ne me souviens plus pour quelle raison.

Pendant la détention de Vladimir Ilitch, l’action continuait à s’étendre, le mouvement ouvrier se développait avec une rapidité incroyable. Après l’arrestation de Martov, Liakhovsky et autres, les forces du groupe diminuèrent encore. De nouveaux camarades venaient, il est vrai, en grossir les rangs, mais leur idéologie était bien plus faible, et on n’avait plus le temps de s’instruire, le mouvement réclamait toutes les forces disponibles, on devait se donner tout entier à l’agitation. Quant à la propagande, il ne fallait plus y songer. L’agitation au moyen de tracts jouissait d’un grand succès. Il nous arrivait fréquemment de rédiger les tracts à la hâte, sans une étude suffisante des conditions concrètes. La grève des tisserands en 1896 eut lieu sous l’influence des social-démocrates et tourna la tête à bien des gens. Le terrain était propice à l’éclosion de l’économisme. Je me souviens qu’un jour (je crois que c’était dans le début du mois d’août), au cours d’une réunion dans la forêt de Pavlovsk, Silvine lisait à haute le projet d’un tract. Il arriva à une phrase limitant carrément le mouvement ouvrier à la seule lutte économique. Silvine s’arrêta net. « Non, elle est trop forte, celle-là, comment ai-je pu me fourvoyer à ce point ! » dit-il en riant. La phrase fut supprimée. Pendant l’été de 1896, l’imprimerie de Lakhta fut fermée par la police ; il ne fut pas possible d’imprimer nos brochures et l’on dut laisser de côté pendant longtemps l’idée de la revue.

Au cours de la grève de 1896, notre groupe s’augmenta de celui de Takhtarev, connu sous le nom de guerre de « singes », et du groupe de Tchernychov, surnommé « les coqs6 ». Mais, tant que les « décembristes7 » demeurèrent en prison et entretinrent la liaison avec l’extérieur, le travail suivit son cours habituel. Quand Vladimir Ilitch sortit de prison, j’étais encore internée. Malgré le tourbillon étourdissant qui happe un homme après sa libération, malgré les réunions continuelles, il trouva le moyen de m’écrire un mot sur ce qui se passait. Ma mère me disait qu’il avait une mine excellente et qu’il était très gai.

Je fus relâchée peu de temps après l’affaire de Viétrova, (détenue politique qui s’était brûlée vive dans la forteresse où elle était internée). Les gendarmes relâchèrent à ce moment un grand nombre de femmes détenues préventivement et les laissèrent à Piter jusqu’à leu jugement en mettant à leurs trousses des espions chargés de les suivre partout. Je trouvai l’organisation dans un état lamentable. Il ne restait plus des anciens militants que Stépane Radtchenko et sa femme. Il ne pouvait déjà plus contribuer pour sa part au travail clandestin, mais il en était toujours le centre et maintenait la liaison, entre autres avec Strouvé. Celui-ci épousa bientôt N. Herd, du Parti social-démocrate ; lui-même, à cette époque, était social-démocratisant. Il était absolument incapable de travailler dans une organisation, et d’autant plus dans une organisation clandestine, mais il était évidemment flatté qu’on eût recours à ses lumières. Il rédigea même un manifeste pour le premier congrès du Parti ouvrier social-démocrate. Dans le courant de l’hiver 1897-1898, j’allai souvent trouver Strouvé de la part de Vladimir Ilitch — c’était à l’époque où Strouvé éditait le Novoïé Slovo — j’étais d’ailleurs très liée avec sa femme. Je l’observais attentivement. C’était alors un social-démocrate sincère, mais j’étais déroutée par son esprit livresque et le peu d’intérêt qu’il portait à « l’arbre vivant de la vie », intérêt si vif chez Vladimir Ilitch. Strouvé me procura une traduction et se chargea de la rédiger. C’était de toute évidence, un travail qui lui pesait et le fatiguait promptement (alors que Vladimir Ilitch passait avec moi des heures entières à une occupation analogue, travaillant d’ailleurs d’une manière toute différente, se donnant entièrement à ce qu’il faisait, même lorsqu’il s’agissait d’une traduction). Pour se reposer, Strouvé se mettait à lire Fet8. Quelqu’un a dit quelque part dans ses mémoires que Vladimir Ilitch aimait Fet. C’est inexact. Fet est un partisan absolu du servage et rien dans ses œuvres ne retient la sympathie ; quant à Strouvé, il avait en effet un goût prononcé pour cet auteur. A cette époque, Strouvé entretenait incontestablement les meilleures relations avec Vladimir Ilitch.

Je connaissais également Tougan-Baranovsky. J’avais fait mes classes avec sa femme, Lydie Karlovna Davydova (fille de l’éditeur du Bojli Mir (le Monde divin)) et je fréquentais chez eux à un moment donné. Lydie Karlovna était une excellente femme, très intelligente, mais sans volonté. Elle était plus intelligente que son mari, dont la conversation faisait toujours sentir l’homme d’un autre bord. Je lui présentai un jour une feuille de souscription en faveur d’une grève (celle de Kostroma, me semble-t-il). Je reçus une certaine somme, mais dus entendre une dissertation se ramenant à peu près à ceci : « Je ne vois pas pourquoi il faut soutenir les grèves qui sont d’une efficacité insuffisante en tant que moyen de lutte des ouvriers contre les patrons ». Je pris l’argent et me sauvait au plus vite.

J’écrivais à Vladimir Ilitch au sujet de tout ce que je pouvais voir et entendre. Néanmoins, je n’avais pas grand’chose à dire sur le travail de l’organisation. A l’époque du congrès, nous n’étions plus que quatre : Stéphane Radtchenko, sa femme, Lioubov Nikolaevna, Sammer et moi. Nous déléguâmes Radtchenko. Mais, au retour du congrès, il ne nous communiqua que fort peu de détails sur ce qui s’y était passé.

Je fus condamnée à trois ans de déportation dans le gouvernement d’Oufa, mais je demandai à être envoyée dans le village de Chouchenskoïé, district de Minoussinsk, où Vladimir Ilitch se trouvait déporté. A cet effet, je me fis passer pour sa « fiancée ».

Notes

1 Siège de la Sûreté.

2 Courant opportuniste de la social-démocratie russe qui voulait réduire le mouvement à la lutte pour les revendications purement économiques.

3 Perspective : rue de premier ordre, large, droite.

4 Anciennement Tsarskoïé-Sélo.

5 Organisation social-démocrate fondée en 1883 par Plékhanov, Axelrod, Véra Zassoulitch, Léo Deutch et Ignatov et qui joua un grand rôle dans l’histoire de la social-démocratie russe.

6 Le 12 août eurent lieu de nouvelles arrestations : presque tous les « vieux » et les meilleurs éléments parmi les « coqs » furent appréhendés.

7 Nom donné par plaisanterie au groupe de camarades arrêtés en décembre 1895.

8 Poète lyrique (1820-1892).

1898-1901

Ma mère avait désiré m’accompagner à Minoussinsk, où je devais me rendre à mes frais. Nous arrivâmes à Krasnoïarsk le 1er mai 1898 ; nous devions de là remonter l’Iénisséi sur un vapeur, mais la navigation était encore interrompue. A Krasnoïarsk, je fis la connaissance de Tioutchev, membre du Narodnoïé Pravo, et de sa femme qui, en gens experts dans cette sorte d’affaires, me ménagèrent une entrevue avec un groupe de social-démocrates déportés traversant la ville ; parmi eux se trouvaient deux camarades condamnés pour la même affaire que moi : Lengnik et Silvine. Les soldats qui avaient amené les déportés chez le photographe s’assirent à l’écart et s’occupèrent à mastiquer le pain et le saucisson que nous leur avions offerts.

A Minoussinsk, j’allai voir Arkadi Tyrkov, déporté du Premier Mars1, pour le saluer de la part de sa sœur, une de mes amies de lycée. Je rendis également visite à F. Kohn, que je me représentais nimbé de la gloire des vieux révolutionnaires irréductibles ; il me plut extraordinairement.

Nous arrivâmes au crépuscule dans le village de Chouchenskoïé où demeurait Vladimir Ilitch. Ce dernier était alors à la chasse. Nous déchargeâmes nos bagages et l’on nous fit entrer dans l’isba. En Sibérie — dans le district de Minoussinsk — les maisons des paysans sont fort bien tenues, les planchers sont recouverts de tapis bariolés tissés à la main, les murs sont blanchis à la chaux et décorés de branches d’épicéa. La chambre de Vladimir Ilitch était également bien tenue, mais petite. Les propriétaires consentirent à nous céder, à maman et à moi, le reste de l’isba, qui se trouva bientôt envahie par toute la famille de nos hôtes et leurs voisins. Tout ce monde se mit à nous examiner et à nous questionner à qui mieux mieux.

Enfin, Vladimir Ilitch rentra. En approchant de la maison, il s’étonna de voir de la lumière dans sa chambre. Le propriétaire lui raconta que Oscar Alexandrovitch (un ouvrier pétersbourgeois déporté) était entré chez lui, pris de boisson, et lui avait mis ses livres sens dessus dessous. Ilitch s’élança sur le perron. A ce moment, je sortis de l’isba. Cette nuit-là, nous nous entretînmes longuement. Je trouvai à Ilitch une mine superbe, il respirait la santé.

Il n’y avait à Chouchenskoïé parmi les déportés que deux ouvriers : le Polonais Prominsky, social-démocrate de Lodz, chapelier, avec sa femme et ses deux enfants, et Engberg, ouvrier des usines Poutilov, de nationalité finlandaise. Tous deux étaient d’excellents camarades. Prominsky était un homme calme, bien équilibré, mais très ferme. Il n’avait pas beaucoup lu et ne savait pas grand’chose, mais il était doué d’un instinct de classe remarquablement prononcé. Il se montrait doucement ironique avec sa femme, encore croyante à cette époque ; il aimait passionnément la chasse. Les jours de fête, il revêtait ses habits du dimanche et son visage rayonnait alors d’un sourire particulier. Il chantait fort bien les chants révolutionnaires polonais Ludu roboczy, poznaj swoje sily, Pierwszy maj2, et bien d’autres encore. Ses enfants faisaient chorus et Vladimir Ilitch, qui chantait volontiers pendant son séjour en Sibérie, se joignait à eux. Prominsky chantait également des chants révolutionnaires russes que Vladimir Ilitch lui avait appris. Il avait l’intention de retourner travailler en Pologne, et il avait abattu un nombre incalculable de levrauts, dont la peau devait servir à confectionner des pelisses pour ses enfants. Mais il ne devait pas revoir son pays. Il parvint seulement à se rapprocher de Krasnoïarsk avec sa famille et à travailler au chemin de fer. Ses enfants grandirent. Lui-même devint communiste. Madam Prominskaïa suivit son exemple ainsi que ses enfants. L’un d’eux a été tué à la guerre. Un autre a failli périr pendant la guerre civile, il est actuellement à Tchita. Ce fut seulement en 1923 que Prominsky put enfin partir pour la Pologne, mais il fut atteint du typhus exanthématique et mourut en cours de route.

L’autre ouvrier était bien différent. Tout jeune, il avait été déporté pour fait de grève avec emploi de la violence. Il avait lu toute sorte de choses, mais il n’avait du socialisme qu’une conception très vague. Il vint un jour me trouver en me disant : « Le nouveau greffier vient d’arriver. Il a les mêmes convictions que moi. » — « C’est-à-dire ? » demandai-je. — « C’est-à-dire que lui et moi sommes opposés à la révolution ». Vladimir Ilitch et moi ne pûmes retenir un cri de stupéfaction. Le lendemain, j’entrepris de lire avec lui le Manifeste communiste (qu’il me fallait traduire de l’allemand), puis nous attaquâmes le Capital. Un jour Prominsky entra pendant que nous étions en train de travailler, il s’assit et se mit à écouter, la pipe entre les dents. Je posai une question au sujet de ce que nous venions de lire. Oscar se taisait, ne sachant que répondre. Alors, tranquillement, le sourire aux lèvres, Prominsky donna la réponse attendue. Oscar en bouda pendant toute une semaine. C’était malgré tout un bon gars.

Il n’y avait pas d’autres déportés à Chouchenskoïé. Vladimir Ilitch me racontait qu’il avait essayé de nouer des relations avec l’instituteur, mais sans résultat. Ce dernier recherchait la compagnie de l’aristocratie locale : le pope et les deux épiciers. Ils passaient leur temps à jouer aux cartes et à boire. L’instituteur ne s’intéressait nullement aux problèmes sociaux. Le fils aîné de Prominsky , Léopold, qui se trouvait déjà porté vers le socialisme, se disputait continuellement avec lui.

Il y avait un paysan, nommé Jouravliov, que Vladimir Ilitch aimait beaucoup. Âgé de trente ans, phtisique, Jouravliov avait été greffier. Vladimir Ilitch disait de lui qu’il était naturellement révolutionnaire, protestant. Jouravliov se dressait hardiment contre les richards et ne pouvait se résigner à l’injustice, quelle qu’elle fût. Il s’absentait continuellement et mourut bientôt de la tuberculose.

Ilitch avait encore un autre intime, avec lequel il allait souvent à la chasse. C’était un brave moujik, le plus simple du monde, appelé Socypatytch, qui lui témoignait d’ailleurs une grande affection et lui donnait tout ce qu’il pouvait, tantôt une cigogne, tantôt des pommes de cèdre.

C’est par Socypatytch et par Jouravliov que Vladimir Ilitch prenait contact avec la campagne sibérienne. Il me parla un jour d’une conversation qu’il avait eue avec le paysan aisé chez lequel il demeurait. L’ouvrier de ce dernier lui avait volé une peau. Le maître le rattrapa près du ruisseau et le tua net. A ce sujet, Ilitch s’étendit sur la cruauté sans merci du petit possédant, sur son exploitation impitoyable de l’ouvrier. En effet, les ouvriers agricoles sibériens travaillaient comme des forçats et ne dormaient leur content que les jours de fête.

Ilitch employait encore un autre moyen pour apprendre à connaître la campange. Tous les dimanches, il donnait chez lui des consultations juridiques. Il jouissait d’une grande popularité comme homme de loi, ayant aidé un ouvrier renvoyé d’une mine d’or à obtenir gain de cause contre son patron. La nouvelle s’en répandit promptement parmi les paysans. Hommes et femmes venaient lui exposer leurs doléances. Vladimir Ilitch les écoutait attentivement, puis il leur donnait des conseils. Un paysan fit un jour plus de vingt kilomètres à pied pour venir lui demander de l’aider à faire condamner son gendre qui ne l’avait pas invité à une noce où l’on avait bien bu. « Et maintenant, votre gendre vous offrirait-il à boire si vous alliez le voir ? » — « Maintenant, oui. » Vladimir Ilitch perdit presque toute une heure à engager le moujik à se réconcilier avec son gendre. Parfois, il n’y avait pas moyen de démêler de quoi il s’agissait, aussi Vladimir Ilitch recommandait-il toujours de lui apporter une copie de l’affaire. Un jour, le taureau d’un richard corna la vache d’une paysanne pauvre. Le tribunal du canton condamna le propriétaire du taureau à payer dix roubles à la paysanne. Celle-ci protesta contre la sentence et réclama une « copie » de l’affaire. L’assesseur se moqua d’elle. Furieuse, la commère vint se plaindre à Vladimir Ilitch. La menace d’une plainte à Oulianov suffisait souvent pour rendre l’offenseur plus conciliant.

Vladimir Ilitch finit par acquérir une connaissance complète de la vie rurale sibérienne. Il avait observé auparavant celle de la région volgienne. Il me dit un jour : « Ma mère aurait voulu me voir diriger une exploitation agricole, je dus bientôt y renoncer, dans l’impossibilité de maintenir des relations normales avec les paysans. »

A vrai dire, Vladimir Ilitch, comme déporté, n’avait pas le droit de s’occuper d’affaires juridiques, mais l’arrondissement de Minoussinsk traversait alors une phase libérale. On n’y exerçait aucune surveillance effective.

L’ « assesseur » — paysan aisé de la localité — se souciait bien plus de nous écouler la viande de son bétail que de veiller à ce que « ses » déportés ne s’évadassent.

La vie était d’un bon marché extraordinaire dans ce Chouchenskoïé. Ainsi, en échange de ses « appointements » — une subvention de huit roubles — Vladimir Ilitch était proprement logé, nourri, blanchi, son linge était raccommodé, et encore trouvait-on qu’il payait cher. A la vérité, les repas étaient des plus simples : un jour, on tuait pour lui un mouton qu’on servait pendant toute une semaine jusqu’à ce qu’il l’eût mangé tout entier ; ensuite, on achetait de la viande pour une autre semaine, la servante hachait cette viande dans la cour, dans le baquet où l’on brassait les barbotages pour le bétail, et l’on en faisait des boulettes pour Vladimir Ilitch jusqu’à la semaine suivant, et ainsi de suite. Mais Vladimir Ilitch avait du lait et des galettes autant qu’il en voulait, pour lui et pour son chien, un splendide setter, Jenka, qu’il avait dressé à arrêter, à rapporter le gibier et à rendre tous les services qu’on demande généralement à un chien.

Étant donné que l’élément masculin se soûlait fréquemment chez les Zyrianov (nos hôtes) et que, pour plusieurs raisons, il n’était pas facile d’y vivre en famille, nous transportâmes bientôt nos pénates dans une autre maison où, pour quatre roubles, on nous loua la moitié de l’habitation avec cour et potager.

Nous y organisâmes une vie de famille. Comme on ne pouvait trouver personne en été pour nous aider en ménage, nous nous escrimions bravement, maman et moi, avec le four russe. Au début, il m’arriva plus d’une fois de renverser la soupe aux quenelles — qui s’éparpillaient dans la cendre — en voulant me servir de la pelle évidée destinée à sortir le pot du four. Je m’y fis néanmoins. Le potager nous fournit bientôt des légumes de toute sorte : concombres, carottes, betteraves, potirons ; j’en étais très fière. Nous transformâmes la cour en jardin en y plantant du houblon que nous avions ramené de la forêt.

On nous a écrit de Chouchenskoïé que cette maison donne maintenant asile à la cellule des Jeunesses léninistes communistes. Le jardin est envahi par les mauvaises herbes, la haie n’existe presque plus, la maison elle-même tombe en ruines.

Le mois d’octobre nous amena une auxiliaire, Pacha, une fillette de treize ans aux coudes pointus, maigre à faire peur, qui eut vite fait de prendre en mains tout le ménage. Je lui appris à lire et à écrire, et elle se mit à orner les murs d’écriteaux rappelant les directives de ma mères : « Ne jamais, jamais, jeter le thé » et à tenir un journal où elle notait : « Oscar Alexandrovitch et Prominsky sont venus aujourd’hui. On a chanté la Doubinka3, j’ai chanté aussi. »

Il y avait aussi l’élément enfantin. Dans la même cour demeurait un colon letton. Il avait eu quatorze enfants, dont un seul, Minka, était resté en vie. Le père était un ivrogne invétéré. Minka était âgé de six ans, il avait une frimousse pâle et transparente, des yeux clairs et une conversation sérieuse. Il se mit à venir chez nous tous les jours. On était à peine levés qu’on entendait claquer la porte et qu’on voyait apparaître un petit bonhomme coiffé d’un grand bonnet, engoncé dans la jaquette ouatée de sa mère, le tout entortillé dans un châle, qui annonçait joyeusement : « Et me voilà ! » Il savait bien que ma mère avait un grand faible pour lui et que Vladimir Ilitch était toujours prêt à rire et à jouer avec lui. Sa mère accourait :

• Mon petit Minka, n’aurais-tu pas vu un rouble ?

• Bien sûr, j’ai vu un rouble qui traînait sur la table et je l’ai rangé dans une boîte.

Lorsque nous partîmes, Minka tomba malade de chagrin. Il est mort maintenant. Quant à son père, il nous a écrit en demandant de lui faire assigner de la terre au délà de l’Iénisséï « afin de manger à sa faim sur ses vieux jours. »

Notre ménage prenait de l’extension ; nous adoptâmes un petit chat.

De grand matin, Vladimir Ilitch et moi nous nous attelions à la traduction de Webb que Strouvé m’avait procurée. Après le dîner, on copiait à deux pendant deux heures le Développement du capitalisme, puis on se livrait à d’autres petits travaux. Un beau jour, Potressov nous fit parvenir pour deux semaines le livre de Kautsky contre Bernstein, nous laissâmes tout de côté et le traduisîmes dans le délai voulu.

Après le travail, on partait en promenade. Vladimir Ilitch, qui était un chasseur enragé, s’était procuré une culotte de peau, et il s’aventurait ainsi équipé dans tous les marais des alentours. Que de gibier il y avait là-dedans ! Lorsque j’arrivai à Chouchenskoïé, au printemps, ce fut pour moi un grand sujet d’étonnement. Promensky entrait et annonçait tout rayonnant : « Les canards sauvages sont arrivés ! » Oscar venait à son tour et se mettait aussi à parler des canards. On en parlait des heures entières, si bien qu’au printemps suivant, je fus également capable de tenir ma partie dans les discussions sur les canards sauvages.

Après les grands froids d’hiver, la nature avait au printemps un réveil fougueux et son empire se faisait sentir avec une force irrésistible.

C’est le soir, au soleil couchant. Au milieu des champs, dans une mare immense formée par la fonte des neiges, des cygnes sauvages s’ébattent.

Ou bien je me tiens à la lisière de la forêt ; la rivière bondit en écumant, les coqs de bruyère lancent leurs appels.

Vladimir Ilitch va s’enfoncer dans la forêt et me demande de tenir Jenka. Le chien tremble, tout agité, et je me sens saisie à mon tour par ce brusque réveil de la nature.

Vladimir Ilitch aimait passionnément la chasse, mais il s’échauffait trop. Il me disait quelquefois, tandis que nous cheminions en automne dans les coupes éloignées : « Tu sais, si je vois un lièvre, je ne tirerai pas ; n’ayant pas pris de courroie, il serait malaisé de le porter ». Un lièvre déboule et Vladimir Ilitch fait feu.

Vers la fin de l’automne, quand l’Iénisséï commençait à se couvrir de glaçons, on allait dans les îles chasser les lièvres dont le poil blanchissait déjà. Ne pouvant s’échapper, ils couraient en rond comme des moutons. Nos chasseurs en abattaient un plein bateau.

Pendant son séjour à Moscou, Vladimir Ilitch chassait encore de temps en temps les dernières années, mais son ardeur de Nemrod avait considérablement diminué. On organisa un jour une chasse au renard, avec de petits drapeaux. La chose l’intéressa vivement. « C’est bien imaginé », dit-il. Les chasseurs s’arrangèrent de manière à rabattre le renard droit sur lui, mais il ne saisit son fusil qu’au moment où la bête, après être demeurée un instant immobile, les yeux fixés sur lui, faisait brusquement volte-face et disparaissait dans le fourré.

• Pourquoi n’as-tu pas tiré ?

• Tu sais, il était vraiment trop beau.

Quand l’automne touchait à sa fin, qu’il n’avait pas encore neigé, mais que les rivières étaient déjà prises, nous nous promenions longuement sur la glace, à travers laquelle nous distinguions chaque petit caillou, chaque petit poisson. On aurait dit un royaume enchanté. Et en hiver, quand le mercure gelait dans les thermomètres et que les fleuves étaient pris jusqu’au fond, que l’eau coulait par-dessus la glace et se figeait à son tour, on pouvait faire deux kilomètres sur cette mince couche de glace qui cédait sous les pas. Vladimir Ilitch raffolait de tout cela.

Le soir, il lisait ordinairement des ouvrages de philosophie : Hegel, Kant, les matérialistes français, ou, s’il était trop fatigué, Pouchkine, Lermontov, Nékrassov.

Peu de temps après l’arrivée de Vladimir Ilitch à Piter, lorsque je ne le connaissais encore que par ouï-dire, je m’étais laissé dire par Stépane Radtchenko qu’il ne lisait que des livres sérieux et n’avait jamais ouvert un roman de sa vie. Je m’en étonnai ; plus tard, quand nous fîmes plus ample connaissance, nous n’eûmes pas l’occasion d’en parler, et ce fut seulement en Sibérie que je découvris que tout cela était une pure légende.

Non seulement Vladimir Ilitch avait lu, mais il avait relu bien des fois Tourguéniev, L. Tolstoï, Que faire ? de Tchernychevsky ; en général, il connaissait parfaitement et aimait les classiques. Par la suite, quand les bolchéviks eurent pris le pouvoir, il assigna aux Editions d’Etat la tâche de faire une réédition à prix réduit des classiques. On trouvait dans son album, à côté des photographies de ses proches et d’anciens forçats, les portraits de Zola, de Herzen et plusieurs portraits de Tchernychevsky4.

Le courrier arrivait deux fois par semaine. Nous avions une grande correspondance.

Nous recevions de Russie des lettres et des livres. Une des sœurs de Vladimir Ilitch, Anna Ilinitchna, le renseignait en détail sur tout ce qui se passait. On nous écrivait de Pétersbourg. Entre autres, Nina Alexandrovna Strouvé me parlait souvent de son bébé : « Il tient déjà bien droit sa petite tête ; nous le portons tous les jours devant les portraits de Darwin et de Marx en lui disant : Salue grand-père Darwin, salue Marx — et il salue de la manière la plus amusante du monde. » On recevait des lettres d’exilés lointains : de Martov à Touroukhansk, de Potressov à Orlov dans le gouvernement de Viatka.

Mais le plus gros de la correspondance émanait des camarades dispersés dans les villages des alentours. Les Krjijanovsky et Starkov écrivaient de Minoussinsk (dont Chouchenskoïé se trouvait éloigné de 50 kilomètres) ; à Iermakovskoïé, distant de 30 kilomètres, demeuraient Lépiochinsky, Vaniéev, Silvine, Panine, le camarade d’Oscar ; à Tiess, éloigné de 70 kilomètres, se trouvaient relégués Lengnik, Chapoval, Baramzine ; Kournatovsky habitait à la raffinerie. On correspondait sur tous les sujets : nouvelles de Russie, plans d’avenir, livres, courants nouveaux, philosophie.

On correspondait à propos d’échecs, surtout avec Lépiochinsky. On jouait par correspondance. Vladimir Ilitch disposait les pièces sur l’échiquier et combinait son jeu. A un moment donné, il y apportait une telle ardeur qu’il lui arriva de crier en rêve : « S’il fait avancer son cavalier sur cette case, je place ma tour sur celle-là. »

Vladimir Ilitch et son frère Alexandre eurent, dès l’enfance, un goût très vif pour les échecs. Leur père aimait également ce jeu. « Au début, c’était toujours le père qui gagnait, contait Vladimir Ilitch, mais, un beau jour, mon frère et moi nous nous procurâmes un manuel du jeu d’échecs et ce fut à notre tour de gagner. Un soir — nous étions logés en haut — je rencontrai mon père sortant de notre chambre, une bougie à la main et, sous le bras, notre manuel, qu’il se mit à piocher assidûment. »

Rentré en Russie, Vladimir Ilitch laissa les échecs de côté. « C’est trop absorbant, cela m’empêche de travailler. » Et comme il ne savait rien faire à demi, se donnant entièrement à tout ce qu’il entreprenait, dès lors, il ne joua plus volontiers, même au repos et dans l’émigration.

Dès son plus jeune âge, Vladimir Ilitch avait appris à renoncer à tout ce qui constituait une entrave. « Etant collégien, j’aimais beaucoup le patinage, mais cela me fatiguait ; après avoir bien patiné, j’avais trop sommeil et ne pouvais plus travailler. J’y renonçai. »

« A un moment donné, me dit-il une autre fois, je m’emballai pour le latin. » « Pour le latin ? » fis-je, toute surprise. « Oui, seulement mes autres études en souffrirent, et j’y renonçai. » C’est seulement il y a quelque temps, en lisant un passage d’une revue analysant le style, la contexture du discours de Vladimir Ilitch et indiquant la ressemblance existant entre la construction de sa phrase et celle des orateurs romains, la similitude des artifices oratoires, que je compris l’engouement de Vladimir Ilitch pour les auteurs latins.

On ne se contentait pas de correspondre avec les camarades déportés, on se voyait aussi, quoique rarement.

Une fois, nous allâmes voir Kournatovsky. C’était un excellent camarade, un marxiste érudit, mais sa vie n’avait été qu’un enchaînement de misères. Il avait eu une enfance très dure auprès d’un père dénaturé, puis les condamnations — déportation, détention — s’étaient succédé sans interruption. Il ne lui arrivait presque jamais de travailler en liberté ; à peine se passait-il un mois ou deux qu’il était de nouveau repris pour de longues années ; il n’avait jamais connu la vie.

Une petite scène m’est restée présente à la mémoire. Nous longions la raffinerie où il travaillait. Deux fillettes venaient en sens inverse, l’une assez grande, portant un seau vide, l’autre toute petite, avec un seau plein de betteraves. « N’as-tu pas honte de faire porter le seau plein à la petite ? » dit Kournatovsky à l’aînée des deux fillettes, qui se contenta de le regarder d’un air ahuri.

Une autre fois, nous nous rendîmes à Tiess. Les Krjijanovsky nous avaient écrit que, à la suite d’une réclamation, le commissaire de police du district avait pris en grippe les déportés de Tiess et ne les laissait plus sortir nulle part. « Il y a ici, ajoutaient-ils, une montagne intéressante au point de vue géologique. Ecrivez-lui que vous désirez l’explorer. » En manière de plaisanterie, Vladimir Ilitch adressa au commissaire une demande en règle, non seulement pour lui-même, mais aussi pour sa femme qui devait l’aider dans ses explorations. Le commissaire envoya l’autorisation par un expèrs. Pour trois roubles, une commère nous loua une charrette tirée par un cheval qui, au dire de la bonne femme, était vigoureux, sobre, se contentant d’un tout petit picotin, et nous partîmes pour Tiess. Nous y arrivâmes en dépit de notre sobre rossinante qui s’était arrêtée net au beau milieu du chemin. Vladimir Ilitch s’entretint de Kant avec Lengnik, des cercles de Kazan avec Baramzine, puis Lengnik, qui avait une fort belle voix, chanta en notre honneur. Nous conservâmes de ce voyage un souvenir particulièrement agréable.

Nous allâmes deux fois à Iermakovskoïé. La première fois, c’était pour l’adoption d’une résolution au sujet du Crédo5. Vaniéev se mourait de la tuberculose. On traîna son lit dans la grande pièce où s’étaient réunis tous les camarades. La résolution fut adoptée à l’unanimité.

La seconde fois, nous nous y rendîmes pour l’enterrement de Vaniéev.

Deux des « décembristes6 » : Zaporojetz, que la prison avait rendu fou, et Vaniéev, qu’elle avait rendu gravement malade, devaient disparaître au moment où la flamme du mouvement ouvrier commençait à peine à se rallumer.

Au nouvel an, nous allâmes à Minoussinski, où tous les social-démocrates déportés s’étaient donné rendez-vous.

Les adeptes de la Narodnaïa Volia déportés, Khon, Tyrkov et autres, se trouvaient également à Minoussinsk, mais ils faisaient bande à part. Les vieux témoignaient de la méfiance à la jeunesse social-démocrate, parmi laquelle ils jugeaient qu’il n’y avait pas de véritables révolutionnaires. Avant mon arrivée à Chouchenskoïé, il y avait eu dans le district de Minoussinsk toute une histoire à ce sujet. Il y avait à Minoussinsk un déporté social-démocrate nommé Raïtchine, rattaché au groupe Libération du Travail. Il résolut de s’évader. On lui procura l’argent nécessaire, toutefois sans que le jour de l’évasion eût été fixé. Mais Raïtchine, une fois en possession de l’argent, fut saisi d’une surexcitation nerveuse telle qu’il prit la fuite sans prévenir personne. Les vieux de la Narodnaïa Volia reprochèrent aux social-démocrates d’avoir été au courant de la fuite de Raïtchine et d’avoir négligé de les en avertir, de sorte qu’ils auraient été pris au dépourvu en cas de perquisitions. L’ « histoire » fit boule de neige. A mon arrivée, Vladimir Ilitch méne parla. « Rien n’est plus mauvais que ces histoires entre déportés, disait-il, elles traînent terriblement, les vieux ont les nerfs malades, on oublie qu’ils ont passé par de rudes épreuves, qu’ils ont été au bagne ; Il ne faut pas se laisser absorber par ces histoires-là ; tout le travail est encore à faire, il est inadmissible de dépenser ses forces à de telles futilités. » Et Vladimir Ilitch insistait sur la nécessité d’une rupture avec les vieux. Je me souviens de la réunion au cours de laquelle elle eut lieu. La décision en avait été prise auparavant, et il s’agissait de l’opérer d’une manière aussi indolore que possible. On se séparait parce qu’il le fallait, mais on le faisait sans haine, avec regret. C’est ainsi que l’on se mit à vivre chacun de son côté.

En somme, l’exil ne se passa pas trop mal. Ce furent des années de sérieux apprentissage. A mesure que se rapprochait le terme de l’exil, Vladimir Ilitch pensait de plus en plus au travail qui l’attendait. Les nouvelles de Russie arrivaient une par une : l’économisme s’y développait et s’y renforçait, il n’y avait pas de parti en réalité, pas d’imprimerie en Russie, la tentative d’organiser une édition par le Bund avait échoué. Cependant, il était impossible de se borner à la rédaction de brochures populaires et de se taire au sujet des grandes lignes de la conduite du travail. Tout allait à la débandade, les arrestations incessantes rendaient impossible toute continuité, on était arrivé à s’en tenir au Credo, aux idées de la Rabotchaïa Mysl (la Pensée ouvrière), qui publiait la correspondance d’un ouvrier, recommandé par les économistes, et dans laquelle on lisait : « Des Marx et des Engels, il ne nous en faut pas, à nous autres ouvriers... »

L. Tolstoï a écrit quelque part que, pendant la première moitié du trajet, le voyageur pense ordinairement à ce qu’il a quitté, et pendant la seconde, à ce qui l’attend. Il en est de même en exil. Au début, on fait la somme du passé, vers la fin on pense davantage à ce qui va venir.

Vladimir Ilitch réfléchissait de plus en plus à ce qu’il fallait faire pour sortir le Parti de l’état dans lequel il était tombé, pour donner au travail l’impulsion nécessaire, pour lui assurer la direction social-démocrate voulue. Par où commencer ? Pendant la dernière année d’exil, Vladimir Ilitch mûrit un plan d’organisation, qu’il développa par la suite dans l’Iskra, dans la brochure Que Faire ?, dans la Lettre à un camarade. Il fallait commencer par organiser à l’étranger un journal russe, relié aussi étroitement que possible à l’action et aux organisations russes, il fallait en assurer le transport le mieux possible. Il en perdit le sommeil et maigrit d’une manière effrayante. Dans ses nuits d’insomnie, il mûrissait son plan dans tous les détails, l’étudiait avec Krjijanovsky, avec moi, correspondait à ce sujet avec Martov et Potressov, s’entendait avec eux pour partir pour l’étranger. Plus il allait et plus il était dévoré d’impatience, de la soif de l’action.

Sur ces entrefaites, il nous arriva un beau jour une descente de police. Celle-ci avait saisi chez quelqu’un le récépissé d’une lettre adressée à Vladimir Ilitch et où il était question du monument de Fédossiéev. Ce fut pour les gendarmes le prétexte d’une perquisition. Ils trouvèrent la lettre, qui ne contenait rien de suspect, et examinèrent la correspondance, dans laquelle ils ne relevèrent également rien d’intéressant. Suivant notre vieille habitude pétersbourgeoise, nous gardions séparément tout ce qui revêtait un caractère illégal. Il est vrai que tout cela était simplement rangé sur le rayon inférieur de l’armoire. Vladimir Ilitch s’empressa d’offrir une chaise aux gendarmes afin de leur faciliter la visite des rayons supérieurs, où se trouvaient divers ouvrages de statistique. Ils étaient tellement harassés en arrivant au rayon inférieur qu’ils ne regardèrent pas et se contentèrent de ma déclaration affirmant qu’il était réservé exclusivement à ma bibliothèque pédagogique.

La perquisition s’était achevée sans encombre, mais nous craignions qu’on ne profitât de l’occasion pour nous tenir en exil quelques années de plus. Les évasions n’étaient pas encore aussi fréquentes qu’elles le furent par la suite, et, en tout cas, cela eût compliqué les choses, car, avant de partir pour l’étranger, il fallait accomplir un grand travail d’organisation en Russie. Cependant, la chose se termina heureusement et la durée de notre peine ne fut pas prolongée.

Au mois de mars 1900, lorsque l’exil de Vladimir Ilitch eut pris fin, nous nous préparâmes à partir pour la Russie. Pacha, qui, en deux ans, était devenue une fort belle fille, pleurait toutes les nuits comme une fontaine ; Minka, l’air affairé, transportait chez lui tout ce qui restait en fait de papier, crayons, images, etc. Oscar Alexandrovitch entrait de temps à autre, s’asseyait sur le bord d’une chaise d’un air désorienté ; il me fit cadeau d’une broche qu’il avait fabriquée lui-même et qui représentait un livre sur lequel il avait gravé le nom de Karl Marx en souvenir des heures consacrées à la lecture du Capital. A tout moment, la propriétaire de la maison ou une voisine venaient jeter un coup d’œil dans la pièce. Notre chien, qui ne comprenait rien à tout ce remue-ménage, poussait à chaque instant les portes avec son nez pour s’assurer que tout le monde était bien là ; maman toussait en faisant les malles, Vladimir Ilitch ficelait les livres d’un air entendu.

Nous nous rendîmes à Minoussinsk, où nous devions prendre avec nous Starkov et Olga Alexandrovna Silvina. Toute la confrérie des déportés s’y trouvait déjà rassemblée, dans l’état d’esprit qui dominait ordinairement à chaque départ de déportés pour la Russie ; chacun pensait au jour où son tour viendrait et à son action future. Vladimir Ilitch s’était auparavant entendu pou une action commune avec tous ceux qui devaient également partir sous peu pour la Russie et pour la correspondance avec les autres. Tous pensaient à la Russie, et cependant on ne parlait que de choses indifférentes.

Baramzine bourrait de tartines Jenka, que nous lui avions légué, mais la pauvre bête ne lui accordait pas la moindre attention : couchée aux pieds de ma mère, elle ne la quittait pas des yeux, suivant chacun de ses mouvements.

Enfin, après nous être dûment enfoncés dans nos bottes de feutre, nos grandes pelisses fourrées, etc., nous nous mîmes en route. Nous fîmes 300 verstes en traîneau sur l’Ienisséi, jour et nuit, car la lune brillait dans son plein. A chaque station, Vladimir Ilitch nous emmitouflait avec sollicitude, maman et moi, il veillait à ce que rien ne fût oublié, plaisantait avec Olga Alexandrovna, qui se plaignait d’être toute transie. Le traîneau filait rapidement, et Vladimir Ilitch qui n’avait pas voulu mettre sa houppelande fourrée sous prétexte qu’il avait trop chaud et se contentait de se tenir les mains dans un manchon qu’il avait emprunté à maman, se laissait emporter par la pensée en Russie, où il allait pouvoir se livrer entièrement au travail.

Le jour même de notre arrivée à Oufa, nous fûmes rejoints par les camarades de l’endroit. A.D. Tsuroupa, Svidersky, Krokhmal. « Nous avons fait six hôtels, bégayait Krokhmal, nous avons tout de même fini par vous trouver. »

Vladimir Ilitch resta deux jours à Oufa et, après avoir causé avec les camarades et nous avoir confiées à eux, maman et moi, il poursuivit sa route pour se rapprocher de Piter.

De ces deux journées, il ne m’est resté dans la mémoire que la visite faite à une vieille adepte de la Narodnaïa Volia, Tchetvergova, que Vladimir Ilitch avait connue à Kazan. Elle possédait une librairie à Oufa. Vladimir Ilitch alla la trouver dès son arrivée, et je remarquai une douceur particulière dans sa voix et sur son visage tandis qu’il s’entretenait avec elle. Par la suite, lorsque je lus la conclusion de Que faire ?, cette visite me revint à la mémoire.

Beaucoup d’entre eux [il s’agit des jeunes dirigeans du mouvement ouvrier] — écrivait Vladimir Ilitch dans Que faire ? — avaient inauguré leur pensée révolutionnaire en tant qu’adeptes de la Narodnaïa Volia. Presque tous, dès l’adolescence, s’étaient enthousiasmés pour les héros de la terreur. Pour se soustraire à la séduction de cette tradition héroïque il leur fallut lutter, rompre avec des hommes qui voulaient à tout prix demeurer fidèles à la Narodnaïa Volia et que ces jeunes social-démocrates estimaient hautement.

Ce passage constitue un extrait de la biographie de Vladimir Ilitch.

Il nous en coûtait de nous séparer au moment où le « vrai » travail allait commencer, mais il ne me vint même pas à l’idée que Vladimir Ilitch pouvait rester à Oufa quand il lui était possible de se rapprocher de Piter.

Vladimir Ilitch s’installa à Pskov, où vinrent également habiter par la suite Potressov et L. Radtchenko avec ses enfants. Il me raconta un jour en riant comment Potressov et lui avaient été mimés par les mignonnes fillettes de Radtchenko, Jéniourka et Liouda. Les mains derrière le dos, elles marchaient de long en large dans la pièce, l’une disant : « Bernstein », l’autre répondant « Kautsky ».

C’est pendant son séjour à Pskov que Vladimir Ilitch tendit avec persévérance les fils de l’organisation qui devaient relier étroitement à la Russie, à l’action russe, le journal qui allait être édité à l’étranger. Il voyait souvent Babouchkine et un certain nombre d’autres personnes.

Je m’habituai peu à peu à Oufa. Je pus me procurer des traductions et des leçons.

Peu de temps avant mon arrivée à Oufa, une histoire de déportés avait divisé en deux camps les social-démocrates de l’endroit. Dans l’un se trouvait Krokhmal, Tsuroupa, Svidersky, dans l’autre, les frères Plaksine, Saltykov, Kviatkovsky. Tchatchina et Aptekmann se tenaient en dehors des groupements et entretenaient des relations avec les deux camps. Je me rapprochai bientôt du premier, avec lequel je me trouvais une plus grande conformité de tendances. Ce groupe faisait preuve d’une certaine activité, c’était en général l’élément le plus vivant de la bande. J’avais aussi des relations dans les ateliers du chemin de fer où se trouvait un cercle d’ouvriers social-démocrates composé de douze membres. Le plus actif de tous était l’ouvrier Iakoutov. Plus d’une fois, il vint me trouver pour me demander des livres et pour causer. Pendant longtemps il chercha à se procurer la « pulvérisation »7 de Marx, mais dès qu’il l’eut en sa possession, il ne put la lire. Il s’en plaignait à moi en disant : « C’est le temps qui me manque, voyez-vous, il y a toujours des paysans qui viennent me relancer avec leurs affaires. Il faut bien causer avec chacun d’eux pour ne pas les froisser et, après cela, je n’ai plus de temps de reste. » Il me contait aussi que sa femme Natacha était également dévouée à la cause et que l’exil ne leur faisait pas peur, que ses bras lui feraient gagner sa vie n’importe où. C’était un conspirateur né, il ne pouvait pas supporter les criailleries, la vantardise, les grandes phrases. Il estimait qu’il fallait agir judicieusement, sans bruit, mais fermement.

En 1905, Iakoutov fut président de la République d’Oufa ; plus tard, la réaction ayant triomphé, il fut pendu dans la prison de cette ville. Tandis qu’il mourait dans la cour de la prison, des chants s’élevaient dans toutes les cellules et tous les détenus juraient de ne jamais oublier ni pardonner sa mort.

Je travaillais encore avec d’autres ouvriers, entre autres avec un jeune métallurgiste employé dans une petite usine, tout feu, tout nerf, qui me parlait de la vie des ouvriers de la région. On m’apprit par la suite qu’il avait passé aux socialistes-révolutionnaires et était devenu fou en prison.
Je voyais aussi un relieur poitrinaire, Krylov, qui fabriquait avec beaucoup de soin des reliures doubles, dans lesquelles on pouvait glisser des manuscrits clandestins, et qui faisait du caron à relier avec des manuscrits. Il me parlait du travail des imprimeurs de l’endroit.

C’est sur la base de ces récits que furent rédigées par la suite les correspondances de l’Iskra.

L’action se poursuivait également dans les usines en dehors d’Oufa. Il y avait à l’usine d’Oust-Katav une infirmière social-démocrate, qui menait l’action parmi les ouvriers et diffusait les brochures populaires clandestines, que nous avions énormément de peine à obtenir en quantité voulue.

Il y avait plusieurs étudiants social-démocrates dans les usines.

Notre organisation d’Oufa entretenait à Ekatérinbourg un ouvrier clandestin, Mazanov, revenu de Touroukhansk, où il avait été exilé en même temps que Martov. Mais son travail ne marchait guère.

Oufa était le centre de la province. Les déportés de Sterlitamak, Birsk et autres villes de district arrivaient toujours à obtenir l’autorisation de s’y rendre.

Mais, en outre, Oufa se trouvait sur la route de la Sibérie et de la Russie. Les camarades revenant d’exil ne manquaient pas de venir s’entendre pour l’action. C’est ainsi que nous vîmes Martov (il n’avait pu réussir à venir directement de Touroukhansk), Gl. Okoulova, Panine, L.M. Knipovitch y vint clandestinement d’Astrakan ; Roumiantsev, Portougalov arrivèrent de Samara.

Martov s’installa à Poltava. Nous avions organisé une liaison avec lui et et nous espérions obtenir par lui de la littérature. Il en arriva une caisse une semaine, je crois, après mon départ d’Oufa, et Kviatkovsky, qui était allé en prendre livraison, se vit octroyer cinq ans de déportation en Sibérie pour cette caisse qui s’était disloquée en cours de route. En somme, Martov ne faisait rien et il s’était chargé de recevoir les envois uniquement parce qu’ils étaient adressés à un brasseur dont la fille était son élève.

Il y avait aussi à Oufa des partisans de la Narodnaïa Volia, Léonovitch et, plus tard, Borozditch.

Avant son départ pour l’étranger, Vladimir Ilitch faillit se faire pincer. Il s’était rendu de Pskov à Piter en même temps que Martov. Ils furent filés et arrêtés. Il avait dans son gilet deux mille roubles, qui lui avaient été remis par la « Tante », et la liste des liaisons avec l’étranger inscrite à l’encre sympathique sur une feuille de papier à lettres, sur laquelle, pour la forme, il avait établi à l’encre ordinaire une facture quelconque. Si les gendarmes avaient eu l’idée de chauffer la feuille, Vladimir Ilitch ne serait pas allé éditer un journal russe à l’étranger. Mais il eut de la « veine » et il fut relâché dix jours après.

Il vint ensuite à Oufa pour me faire ses adieux. Il me raconta ce qu’il avait réussi à faire pendant ce ptemps, me parla des gens qu’il avait eu l’occasion de voir. On tint, bien entendu, toute une série de réunions en son honneur. Je me souviens qu’étant venu à savoir que Léonovitch, tout en se prétendant membre de la Narodnaïa Volia, ne connaissait même pas de nom le groupe Libération du Travail, Vladimir Ilitch éclata : « Est-ce qu’un révolutionnaire peut ignorer cela, est-ce qu’il peut choisir à bon escient le parti dans lequel il travaillera s’il ne sait pas, s’il n’étudie pas ce qu’a écrit le groupe Libération du Travail ? »

Vladimir Ilitch passa, me semble-t-il, environ une semaine à Oufa.

De l’étranger il m’écrivait principalement dans des livres expédiés au nom de différents correspondants. En somme, l’affaire du journal n’avançait pas aussi vite qu’il l’aurait voulu ; il éprouvait de la difficulté à s’entendre avec Plékhanov, et les lettres qu’il m’écrivait de l’étranger étaient brèves, sans entrain, se terminant par des phrases telles que : « Je t’en parlerai quand tu seras là », « J’ai noté pour toi les détails du conflit avec Plékhanov ».

C’est à peine si je pus attendre la fin de ma déportation et, pour comble de malheur, je ne recevais plus depuis longtemps de nouvelles de Vladimir Ilitch.

J’aurais voulu aller à Astrakan chez L.M. Knipovitch, mais je hâtai mes préparatifs en vue de mon départ pour l’étranger.

Etant de passage à Moscou, nous allâmes rendre visite, maman et moi, à Marie Alexandrovna, la mère de Vladimir Ilitch. Elle se trouvait alors seule à Moscou : une de ses filles, Marie Ilinitchna, était emprisonnée, l’autre, Anna Ilinitchna, était à l’étranger.

J’aimais beaucoup Marie Alexandrovna, qui s’était toujours montrée extrêmement délicate et prévenante. Plus tard, lorsque nous vécûmes à l’étranger, elle nous écrivit toujours à tous les deux et jamais à Vladimir Ilitch seulement.

Ce n’est qu’un détail, mais de quelle délicatesse ne témoigne-t-il pas ! Vladimir Ilitch avait un culte pour sa mère. « Elle a une force de caractère extraordinaire, me disait-il un jour. Si cela était arrivé à mon frère du vivant de mon père, je ne sais pas ce qui se serait passé. »

C’est de sa mère que Vladimir Ilitch tenait sa force de volonté, il en tenait aussi la délicatesse, l’attention pour autrui.

Pendant notre séjour à l’étranger, je tâchais de lui décrire notre vie aussi vivement que possible, afin qu’elle pût se sentir tant soit peu rapprochée de son fils. En 1897, alors que Vladimir Ilitch se trouvait en exil, les journaux annoncèrent la mort, à Moscou, de Marie Alexandrovna Oulianova. Oscar me racontait à ce sujet qu’étant entré un jour chez Vladimir Ilitch, celui-ci, pâle comme un linge, lui avait dit : « Ma mère est morte ! » Il s’agissait d’une homonyme.

Marie Alexandrovna eut à supporter bien des épreuves : l’exécution de son fils aîné, la mort de sa fille Olga, les arrestations interminables de ses autres enfants.

Vladimir Ilitch tombe malade en 1895, elle arrive aussitôt, le soigne et le remet sur pied, elle lui prépare elle-même ses repas ; il est arrêté : elle est de nouveau à son poste, passant des heures entières dans la salle d’attente à peine éclairée de la maison de détention préventive, allant régulièrement voir son fils, se chargeant des paquets à lui remettre. Sa tête est à peine agitée d’un léger tremblement.

Je lui ai promis de prendre soin de Vladimir Ilitch, mais vains ont été mes soins...

De Moscou j’emmenai à mère à Piter où je l’installai, puis je partis pour l’étranger. Assez perplexe, je résolus de me rendre à Prague, supposant que Vladimir Ilitch demeurait dans cette ville sous le nom de Modraczek.

J’annonçai mon arrivée par dépêche. Arrivée à Prague, personne à la gare. J’attendis un long moment. Fort ennuyée, je hélai un cocher de fiacre en haut de forme qui chargea mes malles, et en route ! Nous arrivons dans la ruelle étroite d’un quartier ouvrier, devant une maison immense aux fenêtres garnies d’objets de literie qui prennent l’air...

Je me précipite au quatrième. Une femme tchèque, de blanc vêtue, m’ouvre la porte. J’articule : « Modraczek, Herr Modraczek ? » Paraît un ouvrier, qui me répond : « C’est moi, Modraczek. » Abasourdie, je balbutie : « Non, c’est mon mari... » Modraczek devine enfin ; « Ah ! Vous êtes probablement la femme de Herre Rittmeyer. Il habite Munich, mais il vous adressait à Oufa par mon entremise des livres et des lettres. »

Il me tint compagnie toute la journée, je lui parlai du mouvement russe, il m’entretint du mouvement autrichien, sa femme me montra des entre-deux de dentelle faits par elle et me régala de boulettes tchèques.

Arrivée à Munich — j’étais emmitouflée dans ma pelisse fourrée, alors que tout le monde là-bas arborait déjà des toilettes d’été — et instruite par l’expérience, je laisse mes bagages à la consigne et pars en tramway à la recherche de Rittmeyer.

Je trouve la maison : c’est une brasserie qui en occupe le local n° 1. Je m’approche du comptoir, derrière lequel se tient un gros Allemand, et je demande timidement monsieur Rittmeyer, pressentant une nouvelle mésaventure. Le débitant me répond : « C’est moi ». A bout de forces, je murmure : « Non, c’est mon mari... »

Nous sommes là à nous regarder, tout ahuris. A la fin, la femme de Rittmeyer entre et, après un coup d’œil sur ma personne, devine : « Ah ! c’est sans doute la femme de Herre Meyere ; il attend sa femme qui doit arriver de Sibérie ; Je vais vous conduire. »

Je suis docilement Frau Rittmeyer jusque dans la cour de la grande maison et nous entrons dans un logement inhabité. La porte s’ouvre, j’aperçois, assis à une table, Vladimir Ilitch, Martov et Anna Ilinitchna. Oubliant de remercier l’hôtesse, je me répands aussitôt en invectives : « La peste soit de toi, diable d’homme, pourquoi n’as-tu pas écrit où il fallait aller te trouver ? »

« Comment, je n’ai pas écrit ? J’allais te chercher à la gare trois fois par jour. D’où viens-tu ? » Nous apprîmes par la suite que le correspondant à qui avait été envoyé le livre contenant l’adresse avait gardé le livre pour le lire.

Plus d’un Russe voyagea par la suite dans le même goût : au lieu de Genève, Chliapnikov débarqua la première fois à Gênes ; Babouchkine, se rendant à Londres, faillit aller jusqu’en Amérique.

Notes

1 On appelait « hommes du Premier Mars » les révolutionnaires qui avaient participé à l’exécution du tsar Alexandre II le 1er mars 1881.

2 « Peuple ouvrier, connais ta force » et « Le Premier Mai ».

3 Le Chant de la Trique.

4 Vladimir Ilitch aimait particulièrement Tchernychevsky. Un des portraits de celui-ci porte une inscription manuscrite de Vladimir Ilitch : Né en telle année, mort en 1889.

5 Programme d’un groupe d’économistes dirigé par Kouskova et Prokopovitch. Les ouvriers, d’après ce programme, ne devaient pas se mêler de la lutte politique, qui était exclusivement l’affaire des intellectuels.

6 Nom donné par plaisanterie au groupe de camarades arrêtés en décembre 1895.

7 « Pulvérisation », pour « popularisation », « vulgarisation ».

1901-1902

Bien que Lénine, Martov et Potressov eussent été munis de passeports légaux pour se rendre à l’étranger, il avait été décidé que l’on demeurerait à Munich avec des passeports d’emprunt, à l’écart de la colonie russe, afin de ne pas nuire aux militants venant de Russie et de pouvoir expédier plus facilement au pays la littérature clandestine dissimulée dans des valises, lettres, etc., etc.

A l’époque de mon arrivée à Munich, Vladimir Ilitch, qui n’avait pas fait de déclaration de séjour à la police, habitait, sous le nom de Meyer, chez le Rittmeyer dont il a été question. Quoique tenancier d’une brasserie, ce Rittmeyer était social-démocrate et donnait asile à Vladimir Ilitch dans son appartement. La chambre qui lui avait été dévolue était assez misérable, il vivait en célibataire, prenant ses repas chez une Allemande qui lui servait invariablement le Mehlspeise1. Il prenait le thé matin et soir dans un gobelet de fer-blanc qu’il lavait lui-même avec soin et qu’il accrochait à un clou près du robinet de l’évier.

Je lui trouvai l’air soucieux ; les choses ne s’arrangeaient pas aussi vite qu’il l’eût voulu. Outre Vladimir Ilitch, Martov, Potressov et Véra Zassoulitch habitaient encore à Munich à cette époque. Plékhanov et Axelrod auraient voulu que le journal parût quelque part en Suisse, sous leur direction immédiate. L’Iskra n’avait pour eux, et même au début, pour Zassoulitch, aucune importance particulière ; ils étaient loin d’estimer à sa juste valeur le rôle organisateur qu’elle pouvait jouer et qu’elle joua d’ailleurs ; la Zaria les intéressait bien davantage.

« Votre stupide Iskra », disait au début Véra Zassoulitch en plaisantant. Ce n’était évidemment qu’un badinage, mais on y sentait une certaine sous-estimation de l’entreprise tout entière. Vladimir Ilitch jugeait qu’il fallait isoler l’Iskra du centre de l’émigration, la rendre clandestine, ce qui était d’une importance considérable pour les relations avec la Russie, pour la correspondance, pour les arrivées. Les « anciens » étaient tout prếts à voir en cela de la mauvaise volonté à l’égard du transfert du journal en Suisse et de la direction qu’ils prétendaient assumer, ainsi que l’intention de suivre une ligne à part ; aussi ne se montraient-ils pas fort disposés à lui apporter leur concours. Vladimir Ilitch le sentait bien et s’en énervait. Il avait un sentiment tout particulier pour le groupe Libération du Travail. Il chérissait Plékhanov, mais il aimait profondément aussi Axelrod et Zassoulitch. « Tu vas voir Véra Ivanovna, me dit-il le soir de mon arrivée à Munich, c’est un être d’une pureté cristalline. » Oui, c’était la vérité.

Seule du groupe Libération du Travail, Véra Zassoulitch se rapprocha de l’Iskra. Elle vécut avec nous à Munich et à Londres, elle vécut de la vie de la rédaction de l’Iskra, de ses joies et de ses peines, des nouvelles qui arrivaient de Russie.

« Mais l’Iskra prend de l’importance », disait-elle en riant à mesure que le journal étendait son influence.

Plus d’une fois elle nous parla des longues et mornes années de l’émigration.

Nous ne connûmes jamais, quant à nous, l’émigration telle que l’endura le groupe Libération du Travail, car nous pûmes maintenir tout le temps les rapports les plus étroits avec la Russie, avec les militants qui en arrivaient continuellement. En ce qui concerne l’information, nous nous trouvions à l’étranger dans des conditions bien plus favorables que dans certains chefs-lieux de gouvernement en Russie, nous vivions uniquement des intérêts de l’activité révolutionnaire russe, l’œuvre avait pris de l’essor, le mouvement ouvrier se développait. Mais les membres du groupe Libération du Travail s’étaient trouvés dans un isolement complet de la Russie, ils avaient passé à l’étranger les années de la réaction la plus sombre, alors que la visite d’un étudiant de passage était tout un événement, tant elle comportait de danger. Lorsque, au début de la période de 1890-1900, Klasson et Korobko allèrent les voir, ils furent mandés à la gendarmerie dès leur retour de l’étranger afin de donner la raison de leur visite à Plékhanov. La filature était organisée d’une manière irréprochable.

De tous les membres du groupe Libération du Travail, Véra Zassoulitch se sentait la plus isolée. Plékhanov et Axelrod avait chacun leur famille. Plus d’une fois, elle nous parla de sa solitude. « Je n’ai personne au monde », disait-elle, et elle cherchait aussitôt à corriger l’amertume de ses sentiments par une plaisanterie. « Voilà, vous m’aimez bien, je le sais, mais quand je mourrai, c’est tout juste si vous prendrez une tasse de thé en moins. »

Cependant elle éprouvait un besoin intese de la vie de famille, peut-être parce qu’elle avait été élevée chez des étrangers, par charité. Il fallait voir avec quel amour elle s’occupait même du bébé de Dimka (la sœur de P. Smidovitch). Elle manifestait même du goût pour le ménage et faisait son marché avec le plus grand soin les jours où son tour arrivait de préparer les repas pour la commune (à Londres, Véra Zassoulitch, Martov et Alexéiev avaient constitué une commune). D’ailleurs, en général, on ne se doutait guère de son goût pour la famille et le ménage. Elle vivait à la nihiliste, était vêtue avec négligence, fumait sans cesse et un désordre incroyable régnait dans sa chambre, qu’elle ne permettait à personne de nettoyer. Elle se nourrissait d’une manière assez bizarre. Je me souviens l’avoir vue en train de griller de la viande sur un réchaud à pétrole et d’en avaler des morceaux qu’elle coupait au fur et à mesure avec des ciseaux.

« Lorsque j’étais en Angleterre, nous contait-elle, les dames anglaises s’étaient mises en frais de conversation pour moi.

• Combien de temps cuisez-vous la viande ? me demandèrent-elles un jour.

• Cela dépend, leur répondis-je, si j’ai faim, je la fais cuire dix minutes, sinon trois heures.

Après cela, elles me laissèrent tranquille. »

Quand Véra écrivait, elle s’enfermait dans sa chambre et ne prenait que du café noir très fort.

Elle avait la nostalgie profonde de la Russie. En 1899, me semble-t-il, elle se rendit illégalement en Russie, non pas pour les besoins de la cause, mais tout simplement « pour voir au moins le bout du nez d’un moujik ». Aussi, lorsque l’Iskra commença de paraître, elle sentit que c’était comme un morceau de la Russie, et elle s’y cramponna convulsivement. Quitter l’Iskra, c’eût été pour elle s’arracher de nouveau de la Russie, s’enfoncer de nouveau dans l’enlisement glacé de l’émigration.
Voilà pourquoi elle s’indigna quand la question de la rédaction de l’Iskra fut posée au deuxième congrès. Pour elle, ce n’était pas une question d’amour-propre, mais de vie ou de mort.

En 1905, elle partit pour la Russie et y resta.

C’est au deuxième congrès que, pour la première fois de sa vie, Véra Zassoulitch se dressa contre Plékhanov. Unie à lui par de longues années de lutte commune, elle avait vu le rôle immense joué par cet homme lorsqu’il s’était ai d’aiguiller le mouvement révolutionnaire dans une voie sûre ; elle estimait en lui le fondateur de la social-démocratie russe, elle appréciait son esprit, son talent étincelant. Le moindre désaccord avec Plékhanov la mettait hors d’elle. Cependant, en l’occurrence, elle ne le suivit point.

Tragique a été le sort de Plékhanov. Dans le domaine de la théorie il a rendu de très grands services au mouvement ouvrier. Mais les années passées dans l’émigration l’avaient détaché de la réalité russe. Le grand mouvement de la masse ouvrière avait pris corps au moment où il se trouvait déjà à l’étranger. Il voyait des représentants des divers partis, des écrivains, des étudiants, même des ouvriers isolés, mais il ne voyait pas la masse ouvrière russe, il ne travaillait pas avec elle, il ne la sentait pas. Parfois, quand la correspondance de Russie apportait quelque révélation sur les nouvelles formes du mouvement, qu’elle laissait entrevoir de nouvelles perspectives, Vladimir Ilitch, Martov, et même Véra Zassoulitch la lisaient et la relisaient plusieurs fois ; après cette lecture, Vladimir Ilitch se mettait à marcher de long en large dans la chambre et ne parvenait pas à s’endormir le soir. Une fois installés à Genève, j’essayai de montrer à Plékhanov, les correspondances et les lettres et je fus surprise de son attitude : on eût dit qu’il sentait le sol se dérober sous ses pas, une certaine incrédulité se peignait sur son visage, il ne parlait jamais par la suite de ces lettres et correspondances.

Après le deuxième congrès, il se montra tout particulièrement méfiant pour les lettres de Russie.

Au début, cela me vexait en quelque sorte, puis je réfléchis que cela provenait de ce qu’il avait quitté la Russie depuis longtemps et qu’il était privé des points de repère que donne l’expérience et qui permettent d’établir l’importance relative de chaque correspondance, de lire bien des choses entre les lignes.

Il venait souvent des ouvriers à l’Iskra. Tous, bien entendu, voulaient voir Plékhanov, ce qui était bien plus difficile que de voir Martov ou l’un de nous, mais, même si un ouvrier parvenait à être introduit auprès de Plékhanov, il sortait de chez lui avec un sentiment complexe. Il était fasciné par sa rayonnante intelligence, par ses connaissances étendues, son esprit, mais il sentait d’autant plus l’énorme distance qui le séparait de ce brillant théoricien et il constatait qu’il n’avait pu lui parler de ce qui lui tenait tant à cœur et sur quoi il eût voulu le consulter.

Mais si l’ouvrier ne se trouvait pas d’accord avec Plékhanov et tentait d’émettre son opinion, celui-ci se fâchait : « Vos père et mère étaient encore au maillot quand moi, je... »

Il est probable qu’il n’en fut pas ainsi pendant les premières années de l’émigration, mais après 1900, Plékhanov avait perdu la perception immédiate de la Russie. Il ne s’y rendit pas en 1905.

Paul Axelrod était doué, à un degré bien plus élevé que Plékhanov et Zassoulitch, du talent de l’organisation. Il était plus spécialement chargé des relations avec les arrivants. C’était surtout chez lui que ces derniers passaient leur temps, on leur y servait à boire et à manger, et Axelrod les questionnait longuement sur toutes choses.

Il s’occupait de la correspondance avec la Russie et connaissait les ficelles des relations clandestines. On s’imagine donc aisément ce qu’un organisateur révolutionnaire russe tel que lui devait éprouver durant les longues années d’émigration en Suisse. Il avait perdu les trois quarts de sa capacité de travail, passait des nuits entières sans dormir, écrivait des mois de suite dans une tension d’esprit extraordinaire sans pouvoir achever un article commencé, et telle était sa nervosité que son écriture était devenue presque indéchiffrable.

L’écriture d’Axelrod impressionnait toujours Vladimir Ilitch. « C’est tout simplement effrayant d’en arriver là. », disait-il souvent. Il en parla plus d’une fois au docteur Kramer qui le soignait pendant sa dernière maladie. Lors de son premier voyage à l’étranger, c’est avec Axelrod qu’il s’était le plus entretenu au sujet des questions d’organisation ; Il me parla beaucoup de lui quand j’arrivai à Munich. Alors qu’il ne pouvait déjà plus écrire, ni même prononcer un seul mot, il me demandait encore ce que faisait Axelrod en me montrant son nom dans un journal.

Axelrod fut douloureusement affecté de voir éditer l’Iskra ailleurs qu’en Suisse et les relations avec la Russie s’organiser en dehors de lui. C’est pour cette raison qu’il manifesta tant d’acharnement au sujet de la « Commission des Trois » au deuxième congrès. L’Iskra serait un centre d’organisation et il serait écarté de la rédaction ! Et cela quand, au deuxième congrès, on sentait plus que jamais le souffle de la Russie !

Au moment de mon arrivée à Munich, il ne s’y trouvait, de tout le groupe Libération du Travail, que Zassoulitch, qui y vivait, avec un passeport bulgare, sous le nom de Vélika Dmitrievna.

Tous les autres devaient également avoir des passeports bulgares. Avant mon arrivée, Vladimir Ilitch s’était tout bonnement abstenu de faire sa déclaration de séjour à la police. Quand nous fûmes réunis, nous nous munîmes du passeport d’un sujet bulgare, le docteur Iordanov, dans lequel nous eûmes soin d’inscrire sa femme Maritza, et nous nous installâmes dans une chambre louée chez des ouvriers grâce à une annonce de journal. Avant moi, le secrétariat de l’Iskra était assuré par Inna Smidovich-Lehmann, également enregistrée d’après un passeport bulgare sous le nom de Dimka. A mon arrivée, Vladimir Ilitch me dit qu’il avait été entendu, sur ses instances, que le secrétariat de l’Iskra me serait confié. Cela voulait dire, évidemment, qu’il prétendait assurer le contrôle le plus strict sur les relations avec la Russie. Martov et Potressov ne s’y opposaient pas à cette époque, et le groupe Libération du Travail n’avait pas présenté de candidat, n’attribuant pas d’ailleurs à l’Iskra une importance particulière. Vladimir Ilitch me disait que cette question avait été assez délicate à traiter, mais que cela était nécessaire dans l’intérêt de la cause.

La besogne arriva aussitôt en quantité. Voici comment les choses étaient organisées : les lettres de Russie étaient expédiées dans les différentes villes d’Allemagne à l’adresse des camarades allemands, qui les réexpédiaient à l’adresse du docteur Lehmann ; celui-ci, à son tour, nous les faisait parvenir.

Il y avait eu toute une histoire quelque temps auparavant. On avait enfin réussi à installer un Russie, à Kichinev, une imprimerie pour les brochures, et le gérant Akim (Léon Goldmann, frère de Liber) avait expédié à Lehmann un oreiller dans lequel il avait dissimulé quelques exemplaires d’une brochure éditée en Russie. Lehmann, surpris et embarrassé, avait refusé l’oreiller à la poste. Ayant appris le fait, nos gens avaient poussé les hauts cris et il s’était empressé de réclamer l’oreiller en déclarant qu’il accepterait dorénavant tout ce qui arriverait à son nom, serait-ce un train tout entier.

Le transport de l’Iskra en Russie n’était pas encore organisé. On la faisait passer principalement dans des valises à double fond confiées à différents voyageurs, qui les emportaient en Russie et les remettaient au lieu et à l’adresse convenus.

Une de ces adresses était celle des Lépiochinsky, à Pskov ; il y en avait une autre à Kiev et encore ailleurs. Les camarades russes vidaient le fond de la valise de son contenu et remettaient celui-ci à l’organisation. Le transport commençait à s’organiser par l’intermédiaire des Lettons Rohlau et Skubik.

Tout cela demandait du temps. On en perdait aussi beaucoup en négociations de toute sorte qui, en fin de compte, n’aboutissaient à rien.

Ainsi, une fois, toute une semaine se passa en pourparlers avec un individu qui voulait nouer des relations avec les contrebandiers en voyageant le long de la frontière, muni d’un appareil photographique que nous devions lui acheter.

Nous correspondions avec les agents de l’Iskra à Berlin, à Paris, en Suisse, en Belgique. Ils nous aidaient de leur mieux, recherchant des gens de bonne volonté consentant à se charger des valises, trouvant de l’argent, des relations, des adresses, etc.

En octobre 1901, les groupes sympathisants constituèrent la Ligue de la social-démocratie révolutionnaire russe à l’étranger.

Les relations avec la Russie se développaient rapidement. Parmi les correspondants les plus actifs de l’Iskra se trouvait l’ouvrier pétersbourgeois Babouchkine, avec lequel Vladimir Ilitch s’était entendu pour la correspondance avant de quitter la Russie. Il envoyait une quantité de correspondances d’Orékhovo-Zouiévo, de Vladimir, de Gouss-Khroustalny, Ivanovo-Voznessensk, Kokhma, Kinechma2. Il parcourait sans cesse toutes ces localités et renforçait leur liaison.

On nous écrivait de Pétersbourg, de Moscou, de l’Oural, du Midi. Nous correspondions avec l’Union du Nord3. Son représentant, Noskov, arriva à Munich en droite ligne d’Ivanovo-Voznessensk. Il eût été difficile de se représenter un type russe plus achevé : blond, yeux bleus, un peu voûté, faisant sonner les « o » en parlant. Son petit baluchon à la main, il était arrivé de Russie pour s’entendre au sujet de tout ce qu’il y avait à faire. Son oncle, petit fabricant d’Ivanovo-Voznessensk, lui avait fourni l’argent du voyage, trop heureux de se débarrasser d’un neveu remuant qui se faisait arrêter ou perquisitionner sans cesse.

Boris Nicolaïevitch (de son vrai nom Vladimir Alexandrovitch) était un bon militant. Je l’avais déjà rencontré à Oufa, alors qu’il s’y trouvait de passage en se rendant à Ekatérinbourg. Il était venu à l’étranger pour « nouer des liaisons ». Je le vois encore, assis sur le fourneau de notre minuscule cuisine de Munich, les yeux étincelants, nous parlant de l’activité de l’Union du Nord. Il s’emballait sur ce sujet et Vladimir Ilitch, par ses questions, versait encore de l’huile sur le feu. Tant qu’il vécut à l’étranger, Boris tint un registre où il inscrivait soigneusement toutes les liaisons : adresses, professions, services susceptibles d’être rendus par les intéressés. Il nous laissa ce registre par la suite. C’était en quelque sorte un poète en même temps qu’un organisateur. D’ailleurs, il idéalisait par trop les gens et le travail et ne savait pas regarder en face, hardiment, la réalité. Après le deuxième congrès, il devint conciliateur, puis il disparut de l’arène politique. Il mourut pendant les années de la réaction.

D’autres personnes venaient à Munich. Strouvé y avait été avant mon arrivée. Il commençait alors à s’éloigner des social-démocrates pour passer au camp des libéraux. Une violente discussion avait eu lieu lors de son dernier voyage. Véra Zassoulitch l’avait surnommé le « veau ferré ». Vladimir Ilitch et Plékhanov le jugeaient perdu pour la cause. Quant à V. Zassoulitch, elle estimait que son cas n’était pas désespéré. Aussi elle et Potressov étaient-ils qualifiés, par manière de plaisanterie, dans nos milieux de Struve freundliche Partei4.

Strouvé arriva pour la seconde fois à Munich lorsque je m’y trouvais déjà. Vladimir Ilitch refusa de le recevoir. J’allai le voir chez Véra Zassoulitch. L’entrevue fut des plus pénibles. Strouvé était profondément offensé. Cela sentait le drame à la Dostoïevski. Il disait qu’on le considérait comme un renégat et bien d’autres choses du même goût, il se moquait amèrement de lui-même. Je ne me rappelle plus exactement ses paroles, mais je me souviens de la pénible impression que j’emportai de cette entrevue. C’était évidemment un homme étranger, hostile au Parti. Vladimir Ilitch avait raison. Plus tard, la femme de Strouvé chargea quelqu’un de nous transmettre ses amitiés et une boîte de pâtes de fruits. Elle était impuissante et, d’ailleurs, se rendait-elle bien compte de la voie où s’engageait son mari ? Pour lui, il le savait parfaitement.

Après mon arrivée, nous allâmes habiter chez des ouvriers allemands. C’était une nombreuse famille composée du père, de la mère, et de six enfants. Tout ce monde s’entassait dans la cuisine et une toute petite chambre. Mais il y régnait une propreté éblouissante, les mioches étaient toujours nets et d’une grande politesse. Je décidai que Vladimir Ilitch avait besoin d’un régime substantiel et je me chargeai de la préparation des repas. J’avais droit au fourneau de la cuisine, mais je devais tout préparer dans notre chambre. Je m’efforçais de faire le moins de bruit possible, car, à cette époque, Vladimir Ilitch avait déjà commencé son Que faire ? Quad il écrivait, il avait l’habitude d’arpenter la pièce à grands pas et d’exposer à mi-voix ce qu’il avait l’intention d’écrire. Je m’étais déjà adaptée à cette manière de faire. Pendant qu’il écrivait, je ne lui adressais pas une seule fois la parole. Ensuite, à la promenade, il me racontait ce qu’il faisait, ce qu’il pensait. Cela devint pour lui un besoin aussi pressant que celui de se chuchoter un article avant de l’écrire. Nous parcourions les environs de Munich avec ardeur, choisissant les endroits les plus sauvages, les moins fréquentés.

Au bout d’un mois nous nous installâmes dans un petit appartement de l’un es nombreux immeubles neufs du faubourg Schwabing. Nous fîmes l’acquisition d’un modeste « mobilier » (que nous revendîmes en partant pour 12 marks) et nous pûmes vivre à notre guise.

Après le déjeuner, vers une heure, arrivait Martov, puis les autres, et la réunion de la « rédaction » commençait. Martov parlait sans répit et sautait continuellement d’un sujet à l’autre. Il lisait énormément, apprenait toujours une quantité de nouvelles, savait tout ce qui se passait. « Martov est un journaliste typique, disait fréquemment de lui Vladimir Ilitch, il a beaucoup de talent, saisit tout au vol ; il est extrêmement impressionnable, mais il prend tout à la légère. » Pour l’Iskra, Martov n’avait pas son pareil.

Ces entretiens quotidiens de cinq à six heures d’affilée fatiguaient énormément Vladimir Ilitch, le rendaient malade et incapable de travailler. Il me pria un jour d’aller trouver Martov pour lui demander de ne pas venir chez nous. Il fut entendu que j’irais chez Martov et que je m’entendrais avec lui au sujet des lettres reçues. Le résultat fut négatif, car, au bout de deux jours, les choses recommencèrent comme auparavant. Martov ne pouvait se passer de ces causeries. En sortant de chez nous, il allait s’installer pendant des heures entières dans un café avec Véra Zassoulitch, Dimka, Blumenfeld5.

Puis Dan arriva avec sa femme et ses enfants. Martov alla passer tout son temps chez eux.

Au mois d’octobre nous allâmes à Zurich pour opérer la fusion avec le Rabotchéié Diélo. Mais la fusion n’eut pas lieu. Akimov, Kritchevsky et les autres en arrivèrent à échanger des paroles fort peu amènes. Martov s’emporta furieusement contre les gens du Rabotchéié Diélo et alla même jusqu’à arracher sa cravate ; je ne l’avais jamais vu dans cet état. Plékhanov fut étincelant de verve. On rédigea une résolution l’impossibilité de la fusion. Dan en donna lecture d’une voix blanche. « Nonce du pape ! » lui crièrent les adversaires.

Cette scission fut absolument indolore. Martov, Lénine ne travaillaient pas avec le Rabotchéié Diélo, et en somme, il n’y avait pas de rupture puisqu’il n’y avait pas de travail commun. Quant à Plékhanov, il était enchanté de voir hors de combat un adversaire contre lequel il avait eu tant à lutter et il se montrait gai et communicatif.

Nous étions descendus dans le même hôtel, nous prenions nos repas ensemble, et le temps se passa aussi bien que possible.

Parfois cependant apparaissait une légère divergence au sujet de certaines questions.

Je me souviens d’une conversation qui eut lieu à cette époque. Nous nous trouvions dans un café, dans une pièce donnant sur une salle de gymnastique où avaient lieu précisément des exercices d’escrime. Des ouvriers, munis de boucliers, croisaient des glaives en carton. Plékhanov se mit à rire : « C’est ainsi que nous nous battrons sous le régime futur, car on ne luttera plus ».

A cette époque, j’étais encore d’une timidité sauvage et je ne répondis rien, mais je me sentis vexée pour le régime futur.

De retour à Munich, Vladimir Illitch acheva Que faire ? Par la suite, cet ouvrage s’est trouvé en butte aux attaques furieuses des menchéviks, mais, à cette époque, tous le lurent avec avidité surtout ceux qui touchaient de près à l’activité révolutionnaire russe. Toute cette brochure était un ardent appel à l’organisation, dont elle esquissait un vaste plan, dans lequel chacun pouvait occuper une place, devenir un ressort indispensable, si petit dût-il, au fonctionnement de la machine révolutionnaire. Elle invitait à travailler inlassablement, non pas en paroles, mais en réalité, à la construction de la base nécessaire à l’existence du Parti dans les conditions de la Russie d’alors.

Un social-démocrate ne doit pas craindre le travail prolongé ; il faut travailler sans répit, être toujours prêt à tout : depuis la sauvegarde de l’honneur, du prestige et de la vie du Parti au moment de la plus forte « oppression » révolutionnaire jusqu’à la préparation, le déclenchement et la réalisation de l’insurrection armée du peuple, écrivait Vladimir Ilitch dans Que faire ?

Vingt-quatre années — et quelles années ! — se sont écoulées depuis que cette brochure a été écrite. Les conditions de l’activité du Parti se sont radicalement modifiées, des tâches toutes nouvelles se dressent devant le mouvement ouvrier, et, cependant, on est encore soulevé par l’émotion révolutionnaire émanant de ce petit livre, que doivent étudier tous ceux qui veulent devenir léninistes non pas en paroles, mais en réalité.

Si les Amis du peuple ont fortement contribué à déterminer la voie dans laquelle devait s’engager le mouvement révolutionnaire, Que faire ? a établi le plan d’un vaste travail révolutionnaire et a tracé une tâche précise.

Il était clair que le congrès du Parti était encore prématuré, que les bases n’en avaient pas encore été jetées, qu’il fallait encore un long travail préparatoire. Aussi personne ne prit-il au sérieux la convocation lancée par le Bund d’un congrès à Biélostok. L’Iskra y délégua Dan, qui emporta une valise dont les doubles parois avaient été remplies d’exemplaires de Que faire ? Le congrès de Biélostok se mua en conférence.

L’Iskra travaillait à merveille. Son influence s’étendait de plus en plus. On préparait le programme duParti en vue du congrès. Plékhanov et Axelrod vinrent à Munich pour en discuter. Plékhanov attaqua certains passages du projet de programme élaborée par Lénine. Véra Zassoulitch n’était pas pleinement d’accord avec ce dernier, mais elle ne l’était pas non plus entièrement avec Plékhanov. Axelrod se rangeait également en partie à l’avis de Lénine. La séance fut pénible. Véra Zassoulitch ayant essayé de faire des objections à Plékhanov, celui-ci prit un air inaccessible, se croisa les bras et la regarda de telle façon qu’elle en perdit complètement le fil de son discours. Il fallut en arriver au vote. Mais, avant le vote, Axelrod, qui était de l’avis de Lénine sur la question discutée, déclara qu’il avait mal à la tête et qu’il avait besion de prendre l’air.

Vladimir Ilitch était en proie à une agitation fébrile. Impossible de travailler dans de telles conditions. Etait-ce là une discussion d’affaires ?

C’est alors que se posa la nécessité d’envisager le travail à la manière d’une affaire afin d’en écarter tout élément personnel et d’empêcher les caprices, les relations individuelles, d’influencer les décisions.

Vladimir Ilitch se montrait douloureusement affecté de la moindre divergence avec Plékhanov, il s’énervait, en perdait le sommeil. Quant à Plékhanov, il se fâchait et boudait.

Après avoir lu l’article de Vladimir Ilitch pour le quatrième numéro de la Zaria, Plékhanov le retourna à Véra Zassoulitch avec des annotations marginales dans lesquelles son dépit se donnait libre cours. Lorsqu’il en eut pris connaissance, Vladimir Ilitch se sentit complètement désorienté et s’en montra fort agité.

A cette époque, il se trouva que l’Iskra ne pouvait plus être imprimée à Munich, le propriétaire de l’imprimerie ne voulant plus en courir le risque. Il fallait s’en aller. Où ? Plékhanov et Axelrod opinaient pour la Suisse, les autres, qui avaient senti l’atmosphère orageuse de la séance de discussion du programme, désignèrent Londres.

Ce temps passé à Munich nous laissa dans la suite un souvenir agréable. Les années d’émigration qui suivirent furent bien plus pénibles. A Munich, les relations personnelles entre Vladimir Ilitch, Martov, Potressov et Zassoulitch ne s’étaient pas encore envenimées. Toutes les forces tendaient au même but, c’est-à-dire à la création d’un journal panrusse, et elles se concentraient toutes autour de l’Iskra. Tous sentaient que l’organisation se développait et que la voie choisie pour la création du Parti était la bonne.

C’est pourquoi nous avions trouvé moyen de nous amuser de bon cœur à l’époque du carnaval et de nous laisser entraîner par l’exceptionnelle joie de vivre que tous ressentaient pendant le voyage de Zurich.

La vie locale ne nous attirait pas autrement. Nous l’observions sans y prendre part. Nous nous rendions quelquefois aux réunions, mais, en général, elles n’étaient guère intéressantes. Je me souviens de la fête du Premier Mai. Cette année-là, la social-démocratie allemande avait été autorisée pour la première fois à défiler en cortège, à la condition de ne pas se masser dans la ville et d’organiser la fête hors des murs.

Et nous pûmes contempler des colonnes assez imposantes de social-démocrates, accompagnés de leur famille, un radis noir dans leur poche, traverser la ville en silence, à pas redoublés, pour aller boire de la bière dans un restaurant des environs. Cette Maifeier (fête de mai) ne ressemblait nullement à une manifestation en l’honneur du triomphe de la classe ouvrière dans le monde entier.

Comme nous nous tenions dans la plus stricte clandestinité, nous n’avions aucune relation avec les camarades allemands. Nous fréquentions seulement Parvus, qui habitait non loin de chez nous, dans le faubourg Schwabing, avec sa femme et son petit garçon. Rosa Luxemburg vint un jour chez lui et Vladimir Ilitch alla s’entretenir avec elle. A cette époque, Parvus, qui se tenait à l’extrême gauche, collaborait à l’Iskra et s’intéressait aux affaires russes.

Nous nous rendîmes à Londres par Liège, où se trouvaient alors d’anciens amis des cours du soir, Nicolas Mestchériakov et sa femme. A l’époque où je fis sa connaissance, Mestchériakov était encore membre de la Narodnaïa Volia, et ce fut lui qui m’initia à l’activité clandestine, aux règles de la conspiration et contribua à faire de moi une social-démocrate en me fournissant en abondance les éditions étrangères du groupe Libération du Travail.

Maintenant, il était devenu social-démocrate, habitait la Belgique depuis longtemps, connaissait parfaitement le mouvement local, et nous résolûmes d’aller le voir en passant.

A ce moment, une agitation extraordinaire régnait à Liège. Quelques jours auparavant, les troupes avaient tiré sur les ouvriers en grève. Aux visages des ouvriers, aux groupes qui stationnaient dans les rues, on pouvait juger de l’émotion populaire. Nous allâmes voir la Maison du Peuple. L’emplacement en est très mal choisi, il est facile d’enfermer la foule dans la souricière formée par la place s’étendant devant la maison. Les ouvriers cherchaient à s’y rendre ; aussi, pour prévenir un attroupement à cet endroit, les dirigeants du Parti avaient-ils organisé des réunions dans tous les quartiers ouvriers. Et l’on sentait comme de la méfiance à l’égard des chefs de la social-démocratie belge. On assistait à une sorte de division du travail : les uns tiraient sur la foule, les autres cherchaient un prétexte pour la tranquilliser...

Notes

1 Mets préparé avec de la farine.

2 Villes de la Russie centrale.

3 Union social-démocrate des ouvriers du nord de la Russie.

4 Parti ami de Strouvé.

5 Blumenfeld composa l’Iskra d’abord à Leipzig, ensuite à Munich dans les imprimeries social-démocrates allemandes. C’était un excellent compositeur et un bon camarade. Il se montrait plein de zèle pour la cause. Il aimait beaucoup Véra Zassoulitch et avait pour elle une grande sollicitude. Il ne s’entendait pas avec Plékhanov. On pouvait compter entièrement sur lui, car il accomplissait toujours jusqu’au bout ce qu’il entreprenait.

La vie à Londres

I

Londres nous frappa par son aspect grandiose. Et, bien que la brume fût incroyablement épaisse le jour de notre arrivée, le visage de Vladimir Ilitch s’éclaira soudain et il se mit à contempler avec curiosité cette citadelle du capitalisme, oubliant pour un temps Plékhanov et les conflits de la rédaction.

Nicolas Alexandrovitch Alexéiev, camarade émigré à Londres, possédant parfaitement l’anglais, nous attendait à la gare. Il se fit notre cicérone au début, car nous nous trouvions dans une situation assez embarrassante. Nous nous figurions connaître l’anglais, étant donné que, pendant notre séjour en Sibérie, nous avions même traduit de cette langue en russe un très gros livre de Webb. J’avais appris l’anglais pendant ma détention, à l’aide d’un manuel, sans en avoir jamais entendu prononcer un seul mot. A Chouchenskoïé, lorsque nous avions commencé à traduire Webb, Vladimir Ilitch avait été épouvanté de ma prononciation. « Ma sœur avait une institutrice, disait-il, elle ne prononçait pas du tout comme cela. » Je ne discutai pas et fis tout mon possible pour rectifier mon anglais. Une fois arrivés à Londres, il se trouva que nous n’étions pas plus capables de comprendre que de nous faire comprendre et il nous arriva au début plus d’une aventure ultra-comique. Vladimir Ilitch s’en amusait, mais il était piqué au vif et il se mit à étudier la langue avec ardeur.

Nous assistions à toute sorte de réunions, nous faufilant aux premiers rangs et regardant attentivement le mouvement des lèvres de l’orateur. Au début, nous allions assez souvent à Hyde-Park. Là, devant les passants, les orateurs traitent chacun leur sujet. Un athée prouve à une poignée de curieux que Dieu n’existe pas — nous écoutions volontiers l’un d’eux qui avait l’accent irlandais, plus facile à comprendre pour nous. A côté de lui, un officier de l’Armée du Salut lance des invocations hystériques au Dieu tout-puissant ; un peu plus loin, un commis parle de la vie de galère des employés des grands magasins.

L’audition de ces discours nous était d’un grand profit pour notre prononciation. Plus tard, Vladimir Ilitch dénicha, par le moyen d’une annonce, deux Anglais désireux d’échanger des leçons d’anglais contre des leçons de russe, et il se mit à travailler assidûment avec eux. Il finit par posséder assez bien la langue.

Vladimir Ilitch étudiait également la ville. Il ne visitait pas les musées de Londres, sauf le British Museum où il passait la moitié de son temps, attiré bien moins par les collections que par la plus riche bibliothèque du monde et par la facilité de s’y adonner à des travaux scientifiques. Au bout de dix minutes passées dans un musée d’antiquités, il ressentait une fatigue extraordinaire et, généralement, nous sortions prestement des salles remplies d’armures de chevaliers et des interminables enfilades garnies de toute sorte de vases antiques. Je me souviens d’un seul musée auquel Ilitch ne put s’arracher, celui de la révolution de 1848 à Paris, installé dans une petite salle, rue des Cordelières, je crois, et où il examina minutieusement chaque objet, chaque croquis.

Vladimir Ilitch étudiait le Londres vivant. Il aimait à grimper sur l’impériale des omnibus et à voyager longuement de la sorte par toute la ville. Le mouvement de cette immense cité commerçante lui plaisait. Les omnibus ne passaient pas dans les squares tranquilles bordés d’hôtels luxueux aux vitres étincelantes, enfouis dans la verdure, où l’on ne voyait que des cabs impeccables, ni dans les ruelles avoisinantes, sales et puantes, habitées par la population ouvrière de Londres, au milieu desquelles on accroche du linge et où l’on voit des enfants anémiés jouer sur le pas des portes.

Nous nous rendions à pied dans ces quartiers-là et, à la vue de ce révoltant contraste de la richesse et de la misère, Ilitch répétait entre ses dents : Two nations ! (Deux nations !). Néanmoins, du haut de l’omnibus, nous pûmes observer plus d’une scène caractéristique. Près des bars se tenaient des clochards au visage enflé, couverts de haillons ; il n’était pas rare de voir au milieu d’eux une femme ivre, avec un œil poché, vêtue d’une robe de velours à traîne dont l’une des manches était en loques. Du haut de l’omnibus nous vîmes un jour un vigoureux bobby (sergent de ville), coiffé du casque à jugulaire caractéristique, poussant devant lui d’une poigne de fer un gamin chétif, apparemment un pickpocket, suivi de toute une foule qui hurlait et sifflait. Une partie des voyageurs de l’omnibus se dressèrent aussitôt et se mirent également à invectiver contre le jeune voleur. « Oui, oui », grommelait Vladimir Ilitch.

Par deux fois, perchés comme de coutume sur l’impériale, nous nous rendîmes vers le soir, un jour de paie, dans les quartiers ouvriers. Tout le long du trottoir d’une large artère (road) étaient disposés des étalages éclairés chacun d’une torche, autour desquels se pressait une foule bruyante d’ouvriers et d’ouvrières achetant toutes sortes de victuailles et les mangeant sur-le-champ.

Vladimir Ilitch avait toujours été attiré par la foule ouvrière. Il se rendait partout où elle se trouvait — dans les promenades suburbaines, où les ouvriers fatigués s’étendent pendant quelques heures sur l’herbe, dans les bars, les salles de lecture. Ces dernières existent en grand nombre à Londres, elles sont composées d’une seule pièce donnant directement sur la rue et ne comportant pas un seul siège, mais seulement des stalles de lecture et des liasses de journaux accrochées aux murs ; chacun prend un journal et le raccroche après l’avoir lu. Ilitch avait l’intention d’en installer partout chez nous par la suite.

Il fréquentait les restaurants populaires, les temples. En Angleterre, après les exercices du culte, on procède ordinairement dans les temples à la lecture d’un bref rapport, suivi d’une discussion. Vladimir Ilitch aimait tout particulièrement à entendre des discussions, dans lesquelles intervenaient des ouvriers du rang. Il cherchait dans les journaux les annonces des assemblées ouvrières devant avoir lieu dans les quartiers perdus, où il n’y avait ni parade, ni leaders, mais tout simplement des ouvriers de l’établi, comme on dit maintenant. La réunion était ordinairement consacrée à la discussion d’une question quelconque, du projet, par exemple, des cités-jardins. Vladimir Ilitch écoutait attentivement et il me disait ensuite, tout joyeux : « Tout en eux respire le socialisme ! Le rapporteur débite des lieux communs, mais, dès qu’un ouvrier prend la parole, il saisit le taureau par les cornes et s’attaque directement à l’essence même du régime capitaliste. »

Aussi Vladimir Ilitch avait-il bon espoir en l’ouvrier du rang anglais, qui avait conservé, malgré tout, son instinct de classe. Les étrangers ne voient ordinairement que l’aristocratie ouvrière, embourgeoisée et dépravée par la bourgeoisie. Certes, Vladimir Ilitch étudiait également ce sommet de la classe ouvrière, ces formes concrètes que revêtait l’influence de la bourgeoisie, il n’oubliait pas un seul instant l’importance de ce fait, mais il cherchait aussi à sonder les forces motrices de la révolution future en Angleterre.

A quelles réunions n’avons-nous pas assisté ! Nous entrâmes un jour dans une église social-démocrate. Il en existe en Angleterre. Un militant social-démocrate lut un passage de la Bible d’une voix nasillarde, puis il se mit à prêcher sur la sortie des Hébreux de l’Egypte, expliquant qu’elle était la figure du passage des ouvriers du royaume du capitalisme au royaume du socialisme. Puis tous se levèrent et chantèrent en suivant le texte dans des livres de prières social-démocrates : « O Seigneur, faites-nous passer du royaume du capitalisme dans le royaume du socialisme ».

Par la suite, nous nous rendîmes encore une fois dans cette même église des « Sept-Sœurs » à l’occasion d’une conférence pour la jeunesse. Un jeune homme lut un rapport sur le socialisme municipal démontrant que la révolution n’est nullement nécessaire, puis le social-démocrate qui avait officié lors de notre première visite à l’église des « Sept-Sœurs » déclara qu’il était membre du Parti depuis douze ans, qu’il avait toujours lutté pendant tout ce temps contre l’opportunisme, et que le socialisme municipal, c’était un opportunisme de la plus belle eau. Nous connaissons fort peu les socialistes anglais dans leur vie privée. Les Anglais sont un peuple réservé. Ils considéraient la bohème de l’émigration russe avec une surprise naïve. Je me souviens des questions que me posa un social-démocrate anglais, avec lequel nous nous trouvâmes un jour chez les Takhtarev : « Est-il possible que vous ayez été emprisonnée ? Si l’on avait emprisonné ma femme, je ne sais pas ce que j’aurais fait ! Ma femme ! »

Nous pûmes observer l’abrutissement de la petite bourgeoisie dans la famille ouvrière chez qui nous logions, ainsi que chez les Anglais avec lesquels nous échangions des leçons. Nous pûmes ainsi étudier à loisir la vulgarité, la platitude irrémédiable de l’existence petite-bourgeoise anglaise. Un des deux Anglais qui venaient travailler chez nous et qui dirigeait une grande librairie affirmait que, pour lui, le socialisme était la théorie appréciant le plus justement les choses. « Je suis socialiste convaincu, disait-il, et même, à un moment donné, je me suis mis à militer. Mais mon patron me fit venir et me déclara qu’il n’avait pas besoin de socialistes et que, si je voulais rester à son service, je devais me tenir tranquille. Je réfléchis que le socialisme arriverait inévitablement, que je milite ou non, et que, d’autre part, j’avais une femme et des enfants. Aussi, maintenant, je ne dis plus à personne que je suis socialiste, mais à vous, je puis le dire. »

Ce mister Rymond, qui avait voyagé dans presque toute l’Europe, qui avait habité l’Australie et encore d’autres contrées, qui avait passé de longues années à Londres, n’avait pas vu la moitié de ce que Vladimir Ilitch avait pu observer à Londres en une année. Ilitch l’entraîna un jour à un meeting à Whitechapel. Comme la plupart des Anglais, mister Rymond n’était jamais venu dans ce quartier, habité par des juifs russes et animé d’une vie toute différente de celle du restant de la ville, et tout fut pour lui un sujet d’étonnement.

Selon notre habitude, nous flânions dans les environs de la ville. Nous allions le plus souvent à Primrose Hill. C’était la promenade coûtant le moins cher, elle revenait à six pence. Du haut de la colline, on voyait presque toute la masse enfumée de Londres. De là, nous nous enfoncions à pied dans les parcs et les chemins verdoyants. Nous aimions aussi Primrose Hill à cause de sa proximité du cimetière contenant la tombe de Marx. Nous nous y rendions à pied.

Nous nous rencontrâmes à Londres avec Apolline Iakoubova, membre de notre groupe pétersbourgeois. A Saint-Pétersbourg, c’était une militante très active, appréciée et aimée de tous ; en outre, je me trouvais liée avec elle par les cours que nous faisions à l’école du soir au delà de la Porte Nevsky et par notre commune amitié pour Lydie Mikhaïlovna Knipovitch. Condamnée à la déportation, Apolline s’était évadée puis avait épousé Takhtarev, ancien rédacteur de la Rabotchaïa Mysl, une certaine froideur régnait dans nos relations. Un éclat se produisit à deux reprises. On s’expliqua. En janvier 1903, je crois, les Takhtarev annoncèrent officiellement qu’ils sympathisaient à la tendance de l’Iskra.

Ma mère devant arriver peu de temps après, nous résolûmes de vivre en famille, c’est-à-dire de louer deux chambres et de préparer nous-mêmes nos repas, nos estomacs russes ne s’accommodant guère de toutes ces « queues de bœuf », de ces cakes et puddings rissolés dans la graisse ; en outre, nous étions obligés, à cette époque, de regarder à chaque centime, et la cuisine préparée à la maison revenait bien moins cher.

Nous nous étions arrangés on ne peut mieux au point de vue de la clandestinité. A cette époque, on n’exigeait pas de papiers à Londres, et l’on pouvait se faire enregistrer sous n’importe quel nom. Nous nous fîmes inscrire sous le nom de Richter. Autre circonstance favorable : les Anglais ne font pas de distinction entre les étrangers, et la logeuse nous prit tout le temps pour des Allemands.

Bientôt arrivèrent Martov et Véra Zassoulitch. Avec Aléxeiev, ils s’érigèrent en commune assez près de nous, dans l’un des immeubles qui ressemblaient le plus aux maisons européennes. Vladimir Ilitch s’arrangea aussitôt pour aller travailler au British Museum.

Il s’y rendait ordinairement dès le matin, Martov arrivait chez moi de bonne heure, et nous nous mettions à dépouiller et à lire le courrier. Ainsi Vladimir Ilitch était débarrassé d’une bonne partie du vacarme qui le fatiguait tant.

Le conflit avec Plékhanov s’apaisa tant bien que mal.

Vladimir Ilitch s’en alla passer un mois en Bretagne, au bord de la mer, auprès de sa mère et de sa sœur Anna Ilinitchna. Il aimait le mouvement perpétuel de la mer et son étendue sans limites, près d’elle il trouvait le repos.

II

Dès que nous fûmes installés à Londres, des camarades vinrent nous trouver. Ce fut d’abord Inna Smidovich — Dimka, qui repartit bientôt pour la Russie. Puis son frère Pierre Hermogénovitch, que Vladimir Ilitch affubla du nom de guerre de Matrona1. Il venait de subir une longue détention. A sa sortie de prison, il devint un fervent partisan de l’Iskra. Il s’était spécialisé dans le maquillage des passeports que, selon lui, il fallait d’abord laver avec de la sueur. Un certain temps, toutes les tables de la commune étaient retournées sens dessus dessous pour servir de presse aux passeports lavés.

Toute cette technique était fort primitive, comme d’ailleurs toute notre conspiration, dont on ne peut s’empêcher d’admirer la naïveté lorsqu’on relit la correspondance de l’époque avec la Russie. Toutes ces lettres traitant de mouchoirs de poche (passeports), de bière brassée, de chaudes fourrures (littérature clandestine), tous ces surnoms de villes ayant la même initiale que la ville (Odessa-Ossip, Tver-Térence, Poltava-Pétia, Pskov-Pacha, etc.), tous ces noms masculins employés pour désigner des femmes et vice-versa, tout cela était d’une transparence extraordinaire. Mais, alors, cela ne nous semblait pas aussi naïf et, d’ailleurs, cela donnait le change jusqu’à un certain point. Au début, les provocateurs n’étaient pas aussi nombreux que par la suite. Il n’y avait parmi nous que des hommes de confiance, se connaissant bien entre eux.

Nous possédions en Russie des agents de l’Iskra ;ils recevaient de l’étranger l’Iskra, la Zaria, des brochures, qu’ils s’occupaient de faire réimprimer dans les imprimeries clandestines et qu’ils répartissaient entre les comités ; ils veillaient à faire parvenir les correspondances à l’Iskra et à tenir cette dernière au courant de toute l’activité clandestine menée en Russie, ils recueillaient pour elle des sommes d’argent.

A Samara (chez Sonia) demeuraient les « Rongeurs », c’est-à-dire Glieb Krjijanovsky (Claire) et sa femme Zénaïde (l’Escargot). Une des sœurs de Lénine, Maria Ilinitchna (l’Ourson), y demeurait également. Une sorte de noyau se constitua rapidement dans cette ville. Les Krjijanovsky avaient la spécialité de grouper les gens autour d’eux. Lengnik (Kurz) se fixa dans le Midi, d’abord à Poltava (chez Pétia), ensuite à Kiev. Lydie Knipovitch (Mon Oncle) habitait Astrakan. A Pskov demeuraient Lépiochinsky (Savate) et Lioubov2 Radtchenko (Pacha). A cette époque, Stépane Radtchenko, complètement exténué, avait abandonné l’activité clandestine ; par contre, son frère Ivan (Arcadius ou Cassian) travaillait sans répit pour l’Iskra. C’était un agent voyageur, de même que Silvine (le Vagabond), qui transportait l’Iskra dans toute la Russie. Baumann (Victor, l’Arbre, la Grotte) et Ivan Babouchkine (Bogdan) travaillaient à Moscou en contact étroit. Parmi les agents il y avait également Hélène Stassova (le Marc, l’Absolu) et, étroitement liée à l’organisation de Pétersbourg, Glafira Okouliova qui, après l’arrestation de Baumann, s’installa à Moscou (chez la Vieille) sous le nom de guerre de Levraut. L’Iskra correspondait activement avec tout ce monde. Vladimir Ilitch lisait attentivement chacune de ces lettres. Nous connaissions, à un détail près, l’activité de chacun des agents de l’Iskra et en discutions avec eux ; nous nous empressions de renouer les liaisons rompues, nous nous communiquions les arrestations, etc.

Il y avait à Bakou une imprimerie travaillant pour l’Iskra dans la clandestinité la plus stricte ; les frères Enoukidzé y collaboraient, Krassine (le Cheval) en assumait la direction. Cette imprimerie était dénommé Nina.

On tentat ensuite d’installer une autre imprimerie (Akoulina) dans le nord, à Novgorod. Mais elle fut promptement fermée.

L’ancienne imprimerie clandestine de Kichinev, dirigée par Akim (Léon Goldmann), n’existait déjà plus à l’époque de notre séjour à Londres.

Le transport avait lieu par Vilna.

Nos Pétersbourgeois avaient essayé d’organiser le transport par Stockholm. Ce transport, dénommé « la Bière », nécessita un échange de correspondance interminable. Nous expédiâmes nos brochures par quintaux à Stockholm, on nous informa que la bière était arrivée à Pétersbourg et nous continuions à envoyer nos imprimés à Stockholm. Plus tard, en 1905, en rentrant en Russie par la Suède, nous apprîmes que la bière se trouvait toujours dans la « brasserie », ou, plus simplement, que notre littérature encombrait toute une cave de la Maison du Peuple de Stockholm.

Les « tonnelets » étaient expédiés par Vardé ; une seule fois, me semble-t-il, le colis arriva à destination, puis il y eut des empêchements.

On installa « Matrona » à Marseille. Il devait organiser le transport par l’intermédiaire des cuisiniers du bord des vapeurs se rendant à Batoum, où la réception était assurée par les « chevaux », c’est-à-dire nos gens de Bakou. D’ailleurs, la plus grande partie des envois fut jetée à la mer (les imprimés étaient enveloppés dans de la toile goudronnée et jetés à l’eau à un endroit convenu, puis repêchés par nos gens). Mikhaïl Kalinine, qui travaillait alors dans une usine à Saint-Pétersbourg et appartenait à l’organisation, fit remettre par le « Marc » une adresse à un matelot de Toulon. Le transport se fit par Alexandrie (Egypte), on tenta de l’organiser par la Perse, ensuite par Kaménetz-Podolsk, par Lemberg.

Tous ces transports demandaient une somme considérable d’argent, d’énergie, les risques courus étaient très grands, et c’est à peine si la dixième partie des envois arrivait à destination. On en faisait passer aussi dans les valises à double fond, dans les reliures des livres. Les envois de littérature étaient distribués en un instant.

Que faire ? Avait un succès particulier. Cette brochure répondait à une série de questions pressantes. Tous sentaient vivement la nécessité d’une organisation clandestine fonctionnant régulièrement.

En juin 1902 eut lieu à Biélostok une conférence organisée par le Bund (Boris), dont tous les membres, à l’exception du délégué pétersbourgeois, furent arrêtés. C’est à cette occasion que furent arrêtés Baumann et Silvine.

On y avait décidé la constitution d’un comité d’organisation en vue de la convocation du congrès. Toutefois, la chose traîna en longueur. Il fallait une représentation des organisations locales, mais celles-ci avaient un caractère encore amorphe, hétérogène. A Pétersbourg, par exemple, l’organisation était divisée en un comité ouvrier (Mania) et un comité intellectuel (Vania). Le comité ouvrier devait mener principalement la lutte économique, le comité intellectuel se chargeait de la haute politique. D’ailleurs cette haute politique était assez restreinte et semblait animée d’un esprit plutôt libéral que révolutionnaire.

Cette structure procédait directement de l’économisme qui, battu à plate couture sur le terrain des principes, se maintenait encore solidement par endroits. L’Iskra ne se faisait pas faute de la critiquer.

Vladimir Ilitch tint un rôle particulier dans la lutte menée en vue d’une structure rationnelle des organisations. Sa Lettre à Iérem ou, comme on l’appelle ordinairement, Lettre à un camarade (dont il sera question plus loin), joua un rôle exceptionnel dans l’organisation du Parti. Elle contribua à y renforcer l’élément ouvrier, à faire participer celui-ci à la solution de toutes les questions politiques importantes, elle fit tomber la cloison élevée par les partisans du Rabotchéié Diélo entre l’ouvrier et l’intellectuel. Pendant tout l’hiver de 1902-1903, les organisations furent déchirées par une lutte acharnée des divers courants ; les partisans de l’Iskra gagnaient du terrain peu à peu, mais il leur arrivait aussi d’être battus.

Vladimir Ilitch dirigeait la lutte des adeptes de l’Iskra, les mettant en garde contre une conception simpliste du centralisme, combattant la tendance à considérer chaque initiative, chaque effort particulier comme du « primitivisme ». Toute cette activité de Lénine, qui exerça une si profonde influence sur la composition des comités, est peu connue de la jeunesse, et pourtant elle a déterminé la figure de notre parti, posé les bases de l’organisation actuelle.

Les économistes du Rabotchéié Diélo se montraient fort courroucés de cette lutte qui leur faisait perdre leur influence et fulminaient contre les « ordres » émanant de l’étranger.

Le camarade Krasnoukha, chargé de traiter des questions d’organisation, arriva le 6 août de Pétersbourg muni du mot de passe : « Avez-vous le Citoyen n° 47 ? » A dater de ce jour on ne l’appela plus que le Citoyen. Vladimir Ilitch s’entretint longuement avec lui de l’organisation de Pétersbourg, de sa structure. P. Krassikov (surnommé aussi le Musicien, l’Epingle, Ignace, Pancrace) et Boris Nicolaïévitch (Noskov) prirent part à la conférence. Le Citoyen fut envoyé de Londres à Genève pour s’entretenir avec Plékhanov et s’imprégner à fond de l’esprit de l’Iskra.

Au bout d’une quinzaine de jours, nous reçûmes de Pétersbourg une lettre, signé Iérem, pleine de considérations sur la manière d’organiser le travail. Il était impossible de dire si cette lettre émanait d’un groupe ou d’un propagandiste isolé. D’ailleurs cela n’avait pas d’importance. Vladimir Ilitch se mit aussitôt à méditer sa réponse, qui constitua la brochure : Lettre à un camarade. Elle fut d’abord tirée à la polycopie, puis en juin 1903, elle fut éditée clandestinement par le comité sibérien.

Babouchkine, qui s’était évadé de la prison d’Iékaterinoslav, arriva au début de septembre 1902. Il avait pu s’enfuir et passer la frontière avec Horowitz, grâce à des collégiens, qui lui avaient teint les cheveux, lesquels devinrent bientôt couleur grenat, attirant ainsi l’attention générale. Ils étaient encore de cette couleur quand il arriva chez nous. En Allemagne, il était tombé entre les pattes de commissionnaires qui voulaient à toute force l’expédier en Amérique, et il n’avait réussi qu’à grand’peine à leur échapper. Nous l’installâmes à la commune où il demeura pendant tout son séjour à Londres.

Entre temps, il s’était considérablement développé au point de vue politique. C’était maintenant un révolutionnaire fortement trempé, sachant juger par lui-même des choses et des gens, qui avait vu une quantité d’organisations ouvrières et qui, ouvrier lui-même, savait comment il fallait s’y prendre avec les ouvriers. Lorsqu’il avait commencé, quelques années auparavant, à fréquenter l’école du soir à Saint-Pétersbourg, c’était un gars manquant totalement d’expérience. Il faisait partie, au début, du groupe dirigé par Lydie Knipovich. Pendant une leçon de russe, comme il s’agissait de trouver des exemples de grammaire, Babouchkine écrivit au tableau noir : « Il y aura bientôt une grève à l’usine ». Après la leçon, Lydie le prit à l’écart et se mit à le morigéner : « Un vrai révolutionnaire ne doit pas le crier sur les toits, il faut être maître de soi, etc. » Babouchkine rougit, mais il considéra dès lors Lydie comme sa meilleure amie, il lui demandait souvent conseil et avait une manière toute particulière de lui parler.

Plékhanov arriva à Londres à la même époque. Babouchkine fut invité à une réunion où l’on devait traiter des affaires russes. Il avait là-dessus une opinion bien arrêtée, qu’il se mit à défendre avec fermeté, si bien qu’il réussit, par son attitude, à imposer à Plékhanov, qui l’observa avec attention. D’ailleurs, Babouchkine ne parla de son activité future en Russie qu’à Vladimir Ilitch, avec qui il était particulièrement lié.

Je me souviens aussi d’un trait insignifiant, mais caractéristique. Nous étant rendus à la commune deux jours après l’arrivée de Babouchkine, nous fûmes frappés de la propreté qui y régnait : rien ne traînait dans les coins, les tables étaient soigneusement recouvertes de papier de journal, le plancher était balayé. C’était Babouchkine qui avait opéré cette transformation. « L’intellectuel russe vit dans la saleté, il lui faut des domestiques, parce qu’il ne sait pas réparer le désordre qu’il fait », nous dit-il.

Il partit bientôt pour la Russie. Nous ne le revîmes plus. En 1906, il fut arrêté en Sibérie où il transportait des armes et fut fusillé avec ses compagnons au bord d’une fosse ouverte.

Avant son départ, des partisans de l’Iskra évadés de la prison de Kiev étaient arrivés à Londres : Baumann, Krokhmal, Blumenfeld (ce dernier, parti pour la Russie avec une valise contenant de la littérature illégale, avait été arrêté à la frontière avec la valise et les adresses et emprisonné à Kiev), Vallakh (Litvinov, Papa), Taksis (Vendredi).

Nous savions que l’on préparait une évasion à Kiev. Deutch, qui venait de réapparaître sur la scène et qui était un spécialiste des évasions, affirmait que c’était une chose irréalisable. Elle réussit cependant. On avait fait passer du dehors des cordes, une ancre, des passeports. Pendant la promenade, les prisonniers ligotèrent la sentinelle et le surveillant et passèrent par-dessus le mur. Seul, Silvine, qui tenait le surveillant et qui venait le dernier, n’eut pas le temps de fuir.

Plusieurs jours se passèrent comme dans un rêve.

Vers le milieu du mois d’août, nous reçûmes une lettre de la rédaction du Ioujny Rabotchi3, organe clandestin très populaire, nous informant des arrestations opérées dans le Midi et du désir de la rédaction d’entrer en rapports étroits avec l’organisation de l’Iskra et de la Zaria, nous assurant de sa solidarité avec nos points de vue. C’était là, assurément, un grand pas vers la concentration des forces. Cependant, dans une autre lettre, le Ioujny Rabotchi marquait son mécontentement de la violence avec laquelle l’Iskra menait la polémique contre les libéraux. Puis, il fut question de l’indépendance que le groupe du Ioujny Rabotchi estimait devoir conserver, etc. On sentait dans tout cela pas mal de réticences.

Entre temps, nos amis de Samara nous informaient que Bronstein (Trotsky) venait d’arriver chez eux après s’être évadé de Sibérie, que c’était un fervent partisan de l’Iskra et qu’il produisait une excellente impression. « Un véritable aiglon », écrivaient-ils à son sujet. On le baptisa Plume et on l’envoya à Poltava pour s’entendre avec le Ioujny Rabotchi, dont il précisa les points de désaccords avec nous : 1e sous-estimation du mouvement paysan ; 2e mécontentement provoqué par l’âpreté de la polémique avec les libéraux ; 3e désir du groupe de conserver son organe populaire à lui.

Quelque temps après — au début d’octobre, me semble-t-il — Trotsky arriva à Londres.

Un matin, de très bonne heure, j’entendis frapper à coups redoublés à la porte de la rue. Comme je savais que, quand on ne frappait pas de la manière habituelle, c’était à nous qu’on en voulait, je me hâtai de descendre ouvrir la porte. C’était Trotsky. Je le fis entrer dans notre chambre. Vladimir Ilitch venait de se réveiller et était encore au lit. Je les laissai pour aller m’expliquer avec le cocher, préparer le café, etc. Quand je revins, je trouvai Vladimir Ilitch toujours assis sur son lit, engagé avec Trotsky dans une conversation très animée sur un sujet assez abstrait. La réputation du « jeune aiglon » aussi bien que son premier entretien avec lui attirèrent tout particulièrement l’attention de Lénine sur le nouveau venu. Tous deux eurent de longues conversations et ils se promenèrent souvent ensemble.

Vladimir Ilitch l’interrogea sur sa visite au Ioujny Rabotchi et il fut conquis par la netteté des formules de Trotsky, par son habileté à saisir le fond même de la question, qui lui avait fait découvrir, à travers les déclarations de solidarité, le désir du petit groupe de conserver son indépendance sous le couvert d’un journal populaire.

En Russie, on réclamait instamment le retour de Trotsky. Vladimir Ilitch voulait le faire rester à l’étranger pour qu’il s’y formât et aidât à l’Iskra.

Plékhanov prit immédiatement Trotsky en suspicion : il voyait en lui un partisan des jeunes de l’Iskra (Lénine, Martov et Potressov), un disciple de Lénine. Lorsque Vladimir Ilitch lui envoya les articles de Trotsky, Plékhanov répondit : « La plume de votre « Plume » ne me plaît pas ». « Le style s’acquiert, rétorqua Vladimir Ilitch, c’est un homme capable de se former et qui rendra de grands services. » En mars 1903, il proposa de coopter Trotsky à la rédaction de l’Iskra.

Ce dernier parti bientôt pour Paris, où il fit ses débuts avec un succès extraordinaire.

III

Catherine Alexandrova (Jacques) arriva également d’Olckma, où elle avait été déportée. Elle avait été une des lumières de la Narodnaïa Volia, et son activité politique l’avait marquée d’un caractère particulier. Elle ne ressemblait nullement à nos jeunes filles impulsives et débraillées du genre de Dimka, étant au contraire très réservée. Maintenant elle s’était ralliée à l’Iskra. Ses paroles étaient pleines de bon sens.

Vladimir Ilitch avait une profonde vénération pour les vieux révolutionnaires de la Narodnaïa Volia. Lorsque Catherine Alexandrova vint à Londres, son admiration pour elle se trouva encore augmentée du fait qu’elle avait passé de la Narodnaïa Volia à l’Iskra. Quant à moi, je la considérais comme un être supérieur.

Avant d’adhérer définitivement à la social-démocratie, j’étais allée trouver les Alexandrov (Olminsky) pour demander un cercle d’ouvriers. Le modeste intérieur, les recueils de statistique encombrant l’appartement, Michel, qui se tenait silencieusement au fond de la pièce, Catherine, dont les paroles ardentes me pressaient d’adhérer à la Narodnaïa Volia, tout cela m’avait fortement impressionnée. J’en parlais à Vladimir Ilitch avant l’arrivée de Catherine. Nous entrâmes dans une phase d’engouement pour elle.

Vladimir Ilitch passait continuellement par des périodes d’engouement pour ses semblables. Il lui suffisait de trouver en quelqu’un une qualité estimable pour s’attacher aussitôt à lui...

Catherine Alexandrova quitta Londres pour Paris. Ses opinions « iskristes » ne furent pas de longue durée, elle contribua à la formation de l’opposition qui se dressa au IIe congrès du Parti contre les visées « accapareuses » de Lénine. Ensuite, elle fit partie du C.C. conciliateur, puis elle abandonna la scène politique.

Parmi les camarades qui arrivèrent de Russie à Londres, je me souviens encore de Boris Goldmann (Adèle) et de Dolivo-Dobrovolsky (Dno).

J’avais déjà connu Boris Goldmann à Pétersbourg, où il s’occupait du travail technique en imprimant les tracts de la Ligue de combat. C’était un hésitant ; à Londres, il était partisan de l’Iskra. « Dno » était d’une douceur remarquable ; il ne faisait pas plus de bruit qu’une souris. Il repartit pour Pétersbourg, mais, peu de temps après, il perdit la raison, puis à moitié guéri, il se suicida. La vie clandestine était par trop pénible, et tous n’étaient pas capables de la supporter.

Pendant tout l’hiver on prépara activement le congrès. En novembre 1902, on constitua un comité d’organisation pour la préparation du congrès (comité composé de représentants du Ioujny Rabotchi, de l’Union du Nord, de Krassnoukha, I. Radtchenko, Krassikov, Lengnik, Krjijanovsky ; le Bund refusa au début d’en faire partie).

Le nom du comité correspondait bien à sa destination. Sans un comité d’organisation, on n’eût jamais pu convoquer le congrès. En dépit de la surveillance rigoureuse de la police, il fallait assurer la tâche compliquée de la liaison organique et idéologique entre les collectivités à peine formées ou en voie de formation, entre les différents points de la Russie et de l’étranger. Tout le travail des relations avec le C.C. et de la préparation du congrès retomba sur Vladimir Ilitch. Potressov était malade, ses poumons ne pouvant s’adapter aux brouillards de Londres, et il était parti quelque part se faire soigner. Londres et sa vie renfermée pesaient à Martov, qui était allé à Paris et n’en revenait plus. Deutch, un vieux membre du groupe Libération du Travail évadé du bagne, devait habiter Londres. Il était considéré comme un organisateur de premier ordre par son groupe, qui comptait fortement sur lui. « Quand Jenka (nom de guerre de Deutch) arrivera, disait Véra Zassoulitch, il organisera à merveille les relations avec la Russie. » Plékhanov et Axelrod comptaient aussi sur lu, le considérant comme leur futur représentant à la rédaction de l’Iskra, où il veillerait à tout. Toutefois, dès son arrivée, on s’aperçut que les longues années où il avait été à l’écart de la vie russe avaient mis sur lui leur empreinte. Il fit preuve d’une incapacité totale dans l’organisation des relations avec la Russie, dont il ne connaissait pas les conditions nouvelles. Il se sentait attiré vers les groupements, il adhéra à la Ligue des social-démocrates russes à l’étranger, entra en relations avec les colonies d’émigrés et ne tarda pas non plus à partir pour Paris.

Véra Zassoulitch, qui habitait Londres en permanence, aimait à entendre parler de l’activité russe, mais elle n’était pas capable elle-même d’assurer la tâche des relations avec la Russie.

Tout retomba sur Vladimir Ilitch. La correspondance avec la Russie lui brisait les nerfs. Passer des semaines, des mois entiers dans l’attente des réponses aux lettres envoyées, appréhender sans cesse l’effondrement de l’entreprise, demeurer continuellement dans l’ignorance de ce qui se passait, c’était ce qui pouvait le moins convenir au caractrère de Vladimir Ilitch.

Il ne cessait de réclamer des nouvelles régulières :

« Encore une fois, nous vous prions et vous conjurons avec la plus grande insistance d’écrire plus souvent et avec plus de détails, — en particulier, de nous envoyer au moins quelques mots pour nous accuser réception de la lettre, dès que vous l’aurez reçue, le jour même, sans faute... »

Il ne cessait également de demander d’agir plus vite. Il passait des nuits blanches chaque fois qu’il recevait une lettre de Russie l’informant que « Sonia » (Samara) « est muette comme une morte », ou bien que « Zarine n’est pas entré à temps dans le comité » ou qu’ « il n’y a pas de liaison avec la Vieille (Moscou) ». Ces nuits d’insomnie sont restées gravées dans ma mémoire.

Vladimir Ilitch rêvait la création d’un parti unique fortement soudé qui eût absorbé tous les cercles isolés dont les rapports avec le Parti étaient fondés sur des sympathies ou antipathies personnelles, d’un parti dans lequel il n’y eût aucune barrière artificielle, les barrières nationales y comprises. De là sa lutte contre le Bund dont les membres à cette époque, se plaçaient pour la plupart au point de vue du Rabotchéié Diélo. Et Vladimir Ilitch ne doutait pas que si le Bund ne restait autonome que pour la gestion de ses affaires purement nationales, il en viendrait inévitablement à marcher de pair avec le Parti. Or le Bund voulait conserver son indépendance entière dans toutes les questions, il parlait de son parti politique, distinct du Parti ouvrier social-démocrate russe, il ne consentait à adhérer que sur la base du fédéralisme. Une telle tactique était mortelle pour le prolétariat juif, qui ne pouvait compter sur la victoire en luttant isolément et qui ne pouvait devenir une force qu’à la condition de fusionner avec le prolétariat de toute la Russie. C’est ce que les gens du Bund ne comprenaient pas. Et c’est pourquoi la rédaction de l’Isra menait contre le Bund une lutte des plus âpres pour l’unité, pour la concentration du mouvement ouvrier. Toute la rédaction était engagée dans cette lutte, mais les gens du Bund savaient que Vladimir Ilitch en était le plus ardent animateur.

Peu de temps après, le groupe Libération du Travail remit sur le tapis la question du transfert à Genève et, cette fois, Vladimir Ilitch se trouva seul à opposer son veto. Nous fîmes donc nos préparatifs. Vladimir Ilitch avait les nerfs tellement ébranlés qu’il contracta une grave affection nerveuse, le « feu sacré, qui consiste dans l’inflammation des nerfs pectoraux et spinaux.

Dès que se produisit l’éruption, je me mis à feuilleter un manuel de médecine. D’après le caractère de cette éruption, je conclus qu’il s’agissait de l’herpès tonsurant. Takhtarev, qui avait suivi les cours de la Faculté de Médecine, confirma mes suppositions et je fis à Vladimir Ilitch des badigeonnages à la teinture d’iode, ce qui lui occasionna des souffrances intolérables. Il ne nous vint même pas à l’idée d’avoir recours à un médecin anglais, car il eût fallu lui payer une guinée. En Angleterre, les ouvriers se soignent ordinairement par leurs propres moyens, les docteurs se faisant payer fort cher. Pendant le voyage, Vladimir Ilitch, pris de fièvre, s’agita continuellement, dut s’aliter en arrivant et garda le lit pendant deux semaines.

Pendant notre séjour à Londres, Vladimir Ilitch écrivit sa brochure Aux paysans pauvres. Elle compte parmi les travaux qui, loin de lui ébranler le système nerveux, lui procurèrent quelque satisfaction. Les soulèvements paysans de 1902 l’avaient conduit à la pensée d’écrire cette brochure. Il y expliquait ce que voulait le Parti ouvrier et pourquoi les paysans pauvres devaient faire alliance avec les ouvriers. Plus que toute autre, peut-être, cette brochure, terriblement vieillie, montre les progrès de la vie pendant ces quelques années. A l’époque, elle avait une grande importance. Le style en est simple et accessible. Ce fut la première brochure que Vladimir Ilitch adressait à la paysannerie. Il faudrait maintenant en écrire une autre analogue pour expliquer aux paysans le programme actuel du Parti communiste. Dans les derniers temps de sa vie, Vladimir Ilitch m’avait parlé un jour de la nécessité de combler cette lacune.

Nous arrivâmes à Genève en avril 1903.

Notes

1 Nom de femme.

2 Nom de femme.

3 L’Ouvrier du Sud.

Genève

Avant le deuxième congrès

Nous nous installâmes dans la banlieue de Genève, dans la cité ouvrièrede Séchéron, où nous louâmes une petite maison composée d’une vaste cuisine dallée occupant tout le rez-de-chaussée et de trois petites chambres au premier. La cuisine nous servait aussi de salle de réception. Les caisses de livres et de vaisselle remplaçaient les meubles absents. Ignace (Krassikov) l’appela un jour en riant « repaire de contrebandiers ». Ce fut bientôt une cohue incroyable. Quand on voulait parler à quelqu’un en particulier, il fallait aller dans le parc voisin ou sur le bord du lac.

Les délégués commencèrent à arriver peu à peu. Ce furent d’abord les Démentiev. Kostia (la femme de Démentiev) éblouit Vladimir Ilitch par sa science du transport clandestin. « Voilà ce qui s’appelle connaître le métier, répétait-il, cela, c’est du travail et non des paroles oiseuses. » Vint ensuite Lioubov Radtchenko, avec laquelle nous étions intimement liés, et ce furent des entretiens interminables. Puis arrivèrent les délégués de Rostov, Goussiev et Lockermann, ensuite Zemliatchka, Schottmann (Berg), Mon Oncle, le Jeune Homme (Dmitri Ilitch). Chaque jour nous amenait quelqu’un. Nous nous entretenions avec les délégués au sujet des questions du programme, du Bund, nous écoutions leurs récits. Martov, qui ne se lassait pas de causer avec eux, avait pris racine chez nous. Puis Trotsky arriva. On le mit aussi à contribution. On envoya loger chez lui, pour s’y « instruire », le délégué pétersbourgeois Schottmann, fraîchement débarqué.

Il s’agissait d’éclairer les délégués sur la position du Ioujny Rabotchi qui, sous le couvert d’un journal populaire, voulait conserver son droit à une existence indépendante. Il fallait montrer que l’existence clandestine d’un journal populaire l’empêchait de devenir un journal de masse et constituait un obstacle à sa diffusion parmi les masses. Trotsky se chargeait de défendre la position de Vladimir Ilitch et de Martov dans cette question, Plékhanov devait soutenir la thèse opposée. Les délégués se réunirent au café Landold pour assister à la discussion entre Plékhanov et Trotsky. Ils avaient déjà eu l’occasion, pour la plupart, de connaître le Ioujny Rabotchi en Russie et ils se prononcèrent pour la position de Trotsky. Plékhanov était hors de lui.

De nouveaux malentendus s’élevèrent parmi la rédaction de l’Iskra. La situation devint intolérable. La rédaction était habituellement divisée en deux camps : Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch, d’une part ; Lénine, Martov, Potressov, de l’autre. Vladimir Ilitch renouvela la proposition qu’il avait déjà faite au mois de mars de coopter Trotsky à la rédaction comme septième membre. En raison du veto formel opposé par Plékhanov, la cooptation ne put avoir lieu. Vladimir Ilitch sortit un jour de la réunion de la rédaction dans un état de surexcitation extraordinaire. « Le diable les confonde ! me dit-il, personne n’a le courage de répondre à Plékhanov. Vera Zassoulitch par exemple ! Plékhanov attaque Trotsky avec furie et elle ne trouve à dire que : « Mais, Georges, c’est seulement parce qu’il a la voix très forte ! » Moi, je ne peux pas supporter cela ! »

Provisoirement, jusqu’au congrès, on coopta Krassikov, car il fallait un septième à la rédaction. En même temps, Vladimir Ilitch se mit à étudier la question du triumvirat, question très délicate que l’on n’abordait pas avec les délégués. Il était trop pénible d’avoir à dire que la rédaction de l’Iskra telle qu’elle était composée jusqu’alors était devenue incapable de faire du bon travail.

Les arrivants se plaignaient des membres du comité d’organisation : l’un était accusé de rudesse, de négligence, l’autre de passivité ; il y avait aussi une pointe de mécontentement au sujet des velléités autoritaires de l’Iskra, mais il ne semblait pas y avoir de divergences et les choses paraissaient devoir aller pour le mieux après le congrès.

Les délégués étaient tous arrivés, il ne manquait que Claire et Kurz.

Le deuxième congrès

On avait projeté au début de convoquer le congrès à Bruxelles, où d’ailleurs eurent lieu les premières séances. C’est dans cette ville que demeurait alors Koltsov, vieux partisan de Plékhanov. Il s’était chargé de l’organisation de l’entreprise. Mais il se trouva que la chose était bien plus difficile qu’on ne l’avait cru. A leur arrivée, les membres du congrès devaient se rendre chez Koltsov. Mais, quand la logeuse de ce dernier eu vu pénétrer dans l’appartement trois ou quatre Russes, elle déclara tout net qu’elle ne souffrirait pas plus longtemps ces allées et venues et que, s’il venait encore une seule personne, elle prierait ses locataires de déménager aussitôt. Aussi la femme de Koltsov alla-t-elle se poster toute une journée au coin de la rue, pour saisir les délégués au passage et les diriger sur l’auberge socialiste du Coq d’or (c’est ainsi qu’elle s’appelait, je crois).

Toute la bande des délégués s’installa donc bruyamment au Coq d’or et Goussiev, mis en train par un petit verre de cognac, chantait tous les soirs des airs d’opéra, d’une voix si puissante que la foule s’assemblait sous les fenêtres de l’hôtel (Vladimir Ilitch prenait grand plaisir à écouter chanter Goussiev, surtout lorsqu’il entonnait : Ce n’est pas à l’église qu’on nous a mariés.)

Pour entourer le congrès de plus de mystère, le Parti belge avait imaginé d’installer l’assemblée dans un immense entrepôt de farines. Notre irruption dérouta non seulement les rats, mais encore les agents de police. On se mit à parler de révolutionnaires russes tenant des assemblées secrètes.

Il y avait au congrès 43 délégués avec voix délibérative et 14 avec voix consultative. Comparé aux congrès actuels, où des centaines de milliers de membres du Parti sont représentés en la personne de nombreux délégués, il peut sembler insignifiant, mais, à l’époque, il paraissait important : en 1898, le premier congrès ne comptait que 9 personnes... On sentait qu’on avait marché de l’avant en cinq ans. Et surtout, les organisations qui avaient envoyé les délégués étaient enfin sorties de leur état embryonnaire, elles s’étaient constituées et se trouvaient liées au mouvement ouvrier en voie de développement.

Comme ce congrès avait occupé la pensée de Vladimir Ilitch ! Toute sa vie — jusqu’à sa mort — il attribua une importance exceptionnelle aux congrès du Parti : il les considérait comme l’instance suprême où ne devait subsister rien de personnel ; on ne devait rien y dissimuler, tout devait être dit ouvertement. Il se préparait toujours avec le plus grand soin aux congrès du Parti, il étudiait minutieusement les discours qu’il devait y prononcer. La jeunesse actuelle, qui ne sait pas ce que c’est que d’attendre pendant des années la possibilité d’examiner en commun, avec l’ensemble du Parti, les questions primordiales du programme et de la tactique du Parti, qui ne peut se figurer toutes les difficultés liés, à cette époque, à la convocation d’un congrès clandestin, ne comprendra probablement pas entièrement ce sentiment d’Ilitch à l’égard des congrès du Parti.

Plékhanov attendait le congrès avec non moins d’ardeur. Ce fut lui qui prononça le discours d’ouverture. La grande baie de l’entrepôt de farines près de la tribune improvisée était tendue d’étoffe rouge. Tous étaient émus. Le discours de Plékhanov était empreint de solennité et tout vibrant d’une émotion sincère. Comment en aurait-il pu être autrement ! Il lui semblait que les longues années d’émigration s’étaient enfuies dans le passé, il était là, présidant l’ouverture du congrès du Parti ouvrier révolutionnaire social-démocrate russe.

Le 2e congrès fut, à proprement parler, un congrès constituant. On y traita des questions fondamentales de la théorie, on y posa les bases de l’idéologie du Parti. Au 1er congrès, on s’était borné à fixer le nom du Parti et à élaborer le manifeste annonçant sa constitution. Jusqu’au 2e congrès le Parti n’avait pas eu de programme. La rédaction de l’Iskra se chargea de son élaboration. Ce programme fut l’objet de longues discussions. Chaque mot, chaque phrase étaient pesés, examinés à la loupe. Des mois durant, les membres de la rédaction habitant Munich échangèrent avec leurs collègues de Genève une volumineuse correspondance à ce sujet. Ceux qui se livraient davantage à l’action pratique considéraient tout cela comme des discussions de cabinet ou à la suppression d’un « plus ou moins » quelconque.

A ce sujet, Vladimir Ilitch et moi, nous nous remémorâmes un jour une comparaison de Tolstoï. L’écrivain contait qu’en se promenant, il avait aperçu de loin un homme à croupetons faisant avec les bras des gestes ridicules ; pensant qu’il s’agissait d’un fou, il s’était approché et avait vu alors que l’homme affutait tout simplement son couteau sur le bord du trottoir. Il en est ainsi des discussions théoriques. A les entendre de loin, il semble que les gens s’agitent en vain, mais si l’on se donne la peine d’approfondir, on s’aperçoit qu’il s’agit de la chose la plus essentielle. Il en était ainsi pour le programme.

Lorsque les délégués avaient commencé à se rassembler à Genève, c’était à la question du programme qu’on avait consacré l’étude la plus détaillée. Au moment du congrès, elle ne donna lieu à aucun incident.

Une autre question de la plus haute importance, discutée au 2e congrès, fut celle du Bund. Le 1er congrès avait établi que le Bund, quoique autonome, faisait partie intégrante du Parti. Pendant les cinq années qui s’étaient écoulées depuis le 1er congrès, le Parti, en tant que bloc homogène, n’avait, en somme, pas existé, et le Bund avait mené une existence individuelle, qu’il prétendait prolonger en n’établissant avec le P.O.S.D.R. Que des rapports fédératifs. La raison inavouée de cette attitude était que le Bund, se faisant l’écho des tendances des artisans des petites localités juives, portait bien plus d’intérêt à la lutte économique qu’à la lutte politique et se montrait par suite bien plus sympathique aux économistes qu’à l’Iskra. Il s’agissait de se prononcer pour l’existence dans le pays soit d’un parti ouvrier, unique et puissant, groupant étroitement autour de lui les ouvriers de toutes nationalités demeurant sur le territoire russe, soit de plusieurs partis ouvriers divisés par nationalités. On parlait d’un groupement international à l’intérieur du pays. La rédaction de l’Iskra opinait pour le groupement international de la classe ouvrière ; le Bund pour la division nationale et pour des rapports contractuels amicaux entre les partis ouvriers nationaux de la Russie.

La question du Bund fit également l’objet d’une discussion détaillée avec les délégués, qui la résolurent, à une forte majorité, dans l’esprit de l’Iskra.

Plus tard, le fait de la scission voila aux yeux d’un grand nombre les questions de principe de la plus haute importance qui furent posées et résolues au 2e congrès. Au cours de la discussion de ces questions, Vladimir Ilitch se sentit particulièrement proche de Plékhanov. Le discours dans lequel ce dernier proclama la thèse « l’intérêt de la révolution est la loi suprême » comme principe démocratique fondamental, sous l’angle duquel devait être envisagé même le principe du suffrage universel, produisit sur Vladimir Ilitch une profonde impression. Il en fit mention quatorze ans après, lorsque la question de la dissolution de l’Assemblée constituante se dressa devant les bolchéviks.

Un autre discours de Plékhanov sur l’importance de l’instruction publique, qu’il affirmait être la « garantie des droits du prolétariat », se trouva répondre également à la pensée de Vladimir Ilitch.

Plékhanov se sentit également proche de Lénine pendant le congrès.

Répondant à Akimov, farouche partisan du Rabotchéié Diélo, qui brûlait du désir de semer la discorde entre Plékhanov et Lénine, Plékhanov dit en riant : « Napoléon avait la manie de faire divorcer ses maréchaux ; certains d’entre eux se plièrent à cette fantaisie, malgré l’amour qu’il éprouvaient pour leurs femmes. Sous ce rapport, Akimov ressemble à Napoléon, il veut me faire divorcer d’avec Lénine. Mais je ferai preuve de plus de fermeté que les maréchaux de Napoléon, je ne divorcerai pas d’avec Lénine et j’espère qu’il n’en a pas non plus l’intention. » Vladimir Ilitch se mit à rire en secouant approbativement la tête.

Au moment de la discussion du premier point de l’ordre du jour (constitution du congrès), un incident éclata soudain au sujet de la question de la participation du représentant du groupe Borba (Riazanov, Nievzorov, Gourévitch). Le C.O.1 prétendit avoir au congrès son opinion propre. Ce qui importait, ce n’était pas le groupe Borba, mais le fait que le C.O. Cherchait à lier ses membres, à la face du congrès par une discipline particulière. Il voulait intervenir en tant que groupe décidant préalablement de son vote. Il en résultait que, pour un membre du congrès, c’était le groupe qui devenait l’instance suprême et non le congrès même. Vladimir Ilitch laissa éclater son indignation. Mais il ne fut pas le seul à soutenir Pavlovitch (Krassikov) qui s’était élevé contre cette tentative ; Martov et d’autres intervinrent également dans le même sens. Bien que le C.O. fût dissous par le congrès, l’incident était significatif et faisait prévoir toute sorte de complications. D’ailleurs, il se trouva provisoirement relégué au second plan par des questions d’une très grande importance de principe : celle de la place du Bund dans le Parti et celle du programme. Au sujet de la question du Bund, la rédaction de l’Iskra aussi bien que le C.O. et les délégués provinciaux furent unanimes. Le représentant du Ioujny Rabotchi, Iégorov (Lévine), membre du C.O. se prononça aussi avec la plus grande énergie contre le Bund. Après la séance, Plékhanov lui fit mille compliments et déclara que son discours devait être « publié dans toutes les communes ».

Au début du congrès, Trotsky intervint avec grand succès. Tous le considéraient alors comme un partisan acharné de Lénine, et quelqu’un alla jusqu’à l’appeler la « trique de Lénine ». Vladimir Ilitch lui-même était loin de penser que Trotsky pût flancher par la suite. Le Bund était battu à plate couture. La thèse que les particularités nationales ne doivent pas empêcher l’unité de travail du Parti, l’homogénéité du mouvement social-démocrate, triomphait.

A ce moment, il nous fallut transférer nos assises à Londres. La police bruxelloise s’était mise à chercher chicane aux délégués et avait même expulsé Zemliatchka et un autre camarade. Tout le monde s’en alla. A Londres, les Takhtarev aidèrent de toutes leurs forces à l’organisation du congrès. La police de Londres ne fit aucune difficulté.

On reprit la discussion au sujet du Bund. Puis, tandis qu’on élaborait à la commission la question du programme, on passa au quatrième point de l’ordre du jour, c’est-à-dire à la fixation de l’organe centrale. L’Iskra fut désignée à l’unanimité, sous les murmures des partisans du Rabotchéié Diélo, et fut chaleureusement acclamée. Le représentant du C.O. lui-même, Popov (Rozanov), déclara qu’on voyait à ce congrès un parti unique, créé en grande partie grâce à l’activité de l’Iskra. Akimov était perplexe : « Puisque nous n’approuvons pas la rédaction de l’Iskra, qu’approuvons-nous donc ? Un nom ? » — « Non, camarade Akimov, ce n’est pas un nom que nous approuvons, mais un drapeau, autour duquel s’est rallié notre parti ! » lui répondit Trotsky. On était à la dixième séance, il devait y en avoir 37.

Des nuages s’amoncelaient peu à peu au-dessus du congrès. On devait procéder à l’élection des trois membres du C.C. Le noyau n’en était pas encore constitué. Une candidature certaine était celle de Gliébov (Noskov), connu comme un organisateur infatigable. Tout aussi certaine eût été la candidature de Claire (Krjijanovsky) s’il se fût trouvé au congrès. Mais il n’y était pas. Il fallait voter « par procuration » pour lui et pour Kurz (Lengnik), ce qui n’était guère commode. D’autre part, il y avait au congrès beaucoup trop de « généraux » candidats au C.C. Tels étaient Jacques (« Stein », Alexandrova), Fomine (Krokhmal), Stern (« Kostia », Rose Gabelstadt), Popov (Rozanov), Iégorov (Lévine). Tout ce monde était candidat à deux sièges sur les trois que comportait le C.C. En outre, ils se connaissaient tous non seulement par leur activité de militants, mais aussi par leur vie personnelle. Il y avait là tout un réseau de sympathies et d’antipathies personnelles. L’atmosphère se chargeait de plus en plus à mesure que les élections se rapprochaient. Bien qu’elle se fût heurtée au début à une résistance unanime, l’accusation d’autoritarisme lancée par le Bund et le Rabotchéié Diélo s’insinuait lentement, influençant le centre, le hésitants, peut-être sans qu’ils s’en rendissent compte eux-mêmes. On craignait l’autorité, mais laquelle ? Assurément, pas celle de Martov, de Zassoulitch, de Starover, ou d’Axelrod. On redoutait donc l’autorité de Lénine et de Plékhanov. Mais on savait que la question de l’effectif, du travail en Russie, serait déterminée par Lénine et non par Plékhanov, qui se tenait éloigné de l’action pratique.

Le congrès avait approuvé la tendance de l’Iskra, mais il restait encore à en approuver la rédaction.

Vladimir Ilitch proposa de constituer une rédaction de trois personnes. Il avait déjà parlé de ce projet à Martov et à Potressov. Martov avait défendu devant les délégués l’idée d’un collège de trois personnes comme répondant le mieux aux besoins de la cause. Il comprenait bien alors que ce collège était dirigé principalement contre Plékhanov. Lorsque Vladimir Ilitch remit à ce dernier une note exposant le projet d’une rédaction de trois personnes, Plékhanov ne proféra pas une parole et, l’ayant lue, mit sans mot dire la note dans sa poche. Il avait compris ce dont il s’agissait, et il l’acceptait néanmoins dans l’intérêt de la cause.

De tous les membres de la rédaction, Martov était celui qui fréquentait le plus les membres du C.C. On n’eut pas de peine à le persuader que le « triumvirat » le visait et que, s’il venait à en faire partie, il trahirait Zassoulitch, Potressov, Axelrod. Zassoulitch et ce dernier se trouvaient dans un état d’extrême surexcitation.

Au milieu d’une telle atmosphère, les discussions sur l’article 1 du statut revêtirent une acuité particulière. En l’occurrence, Lénine et Martov étaient en désaccord, tant sous le rapport politique que sous celui de l’organisation. Ce n’était pas la première fois que cela leur arrivait, mais auparavant ces divergences se produisaient dans un cercle étroit et s’apaisaient promptement, mais, cette fois, elles apparaissaient au congrès, et tous ceux qui avaient une dent contre l’Iskra, contre Plékhanov et Lénine, s’efforcèrent de grossir l’incident et de lui attribuer le caractère d’une question de principe de première grandeur. On attaqua Lénine pour son article Par quel bout commencer ?, pour la brochure Que faire ?, on le représenta comme un ambitieux, etc. Vladimir Ilitch intervint au congrès avec âpreté. Dans sa brochure Un pas en avant, deux pas en arrière, il écrivait :

« Je ne puis pas ne pas me rappeler à ce sujet l’entretien que j’eus au congrès avec un des délégués du « centre ». « Quelle lourde atmosphère pèse sur ce congrès ! » se lamentait-il. Cette lutte acharnée, ces attaques réciproques, cette polémique envenimée, cette inimité entre camarades !

— Quelle belle chose que notre congrès, lui répondis-je. On y a lutté ouvertement et librement. Chacun a émis son opinion. Les nuances se sont dessinées. Les groupes se sont ébauchés. Les mains se sont levées. La résolution est prise. L’étape est franchie. En avant ! Voilà ce que je comprends ! Cela, c’est la vie ! Ce n’est pas comme ces ergoteries d’intellectuels, interminables et assommantes, qui ne prennent fin que parce que les gens sont fatigués de parler.

Le camarade du « centre » me dévisagea avec des yeux ahuris et haussa les épaules. Nous ne parlions pas la même langue. »

Vladimir Ilitch est tout entier dans cet extrait.

Dès le début du congrès, ses nerfs avaient été tendus à l’extrême. L’ouvrière belge chez qui nous logions à Bruxelles était désolée de voir que Vladimir Ilitch ne touchait pas aux excellents radis roses et au fromage de Hollande qu’elle lui servait tous les matins ; il avait alors bien autre chose en tête. A Londres, sa nervosité atteignit son paroxysme ; il ne fermait plus l’œil de la nuit et s’agitait d’une manière effrayante.

Personne ne s’attendait à la scission. Un entretien que j’eus alors avec Trotsky m’est resté présent à l’esprit. Si emporté que fût Vladimir Ilitch pendant les débats, il faisait preuve de la plus grande impartialité dès qu’il était appelé à présider et ne se permettait pas la moindre injustice à l’égard de son adversaire. Il en était tout autrement de Plékhanov. Quand il présidait, il aimait à déployer une verve étincelante et taquinait son adversaire. Après une de ses plaisanteries habituelles — il venait de dire, je crois, que les chevaux ne parlent pas, mais que les ânes, malheureusement, le font volontiers — Trotsky me dit : « Tâchez donc de décider Vladimir Ilitch à prendre la présidence, car Plékhanov est en train de nous conduire à la scission ».

Cependant, ce n’était pas du président qu’il s’agissait.

Quoique l’immense majorité des délégués ne fussent pas en désaccord au sujet de la place que devait occuper le Bund dans le Parti, au sujet du programme, de la reconnaissance de l’Iskra comme porte-parole, on eut, vers le milieu du congrès, la sensation très nette d’une fissure qui se creusa de plus en plus vers la fin. A vrai dire, il ne se produisit pas, au 2e congrès, de ces divergences sérieuses qui entravent le travail en commun et le rendent impossible ; ces divergences étaient encore à l’état latent. Cependant, le congrès se partagea manifestement en deux camps. Un grand nombre estimaient que tout le mal avait été causé par le manque de tact de Plékhanov, la « rage » et l’ambition de Lénine, les pointes de Pavlovitch, l’injustice commise à l’égard de Zassoulitch et d’Axelrod — et ils allaient se ranger du côté des offensés, ne distinguant pas le fond de l’affaire à travers les personnalités. Trotsky fut de ceux-là. Or les camarades qui s’étaient groupés autour de Lénine envisageaient les principes avec bien plus de sérieux ; ils voulaient à tout prix les mettre en pratique, les faire pénétrer dans toute l’activité révolutionnaire ; l’autre groupe manifestait les tendances moins élevées, penchait pour les compromis, les transactions ; il accordait plus d’attention aux personnalités.

Au moment des élections, la lutte s’envenima. Quelques petites scènes préélectorales sont demeurées gravées dans ma mémoire.

Axelrod tance Baumann (Sorokine) pour son prétendu manque de flair moral, il rappelle une vieille histoire de déportation, un commérage. Baumann ne répond rien, mais ses yeux se remplissent de larmes.

Autres scène. Deutch admoneste Gliébov (Noskov) avec colère, celui-ci relève la tête et riposte avec humeur, le regard étincelant : Vous feriez bien mieux de vous taire, vieux père !

Le congrès prit fin. Claire et Kurz furent élus au C.C. ; sur les 44 voix délibératives, il y eut 20 abstentions. On élut à l’organe central Plékhanov, Lénine et Martov. Ce dernier refusa de faire partie de la rédaction. La scission était imminente.

Après le deuxième congrès

Après le congrès du Parti, nous retournâmes à Genève. Là commença un temps pénible... Tout d’abord Genève était submergé d’émigrés des autres colonies étrangères ; il y avait parmi eux des membres de la Ligue qui demandaient : Qu’est-il donc arrivé au congrès du Parti ? Quel était l’objet de la dispute ? Pourquoi la scission ?

Plékhanov était déjà excédé de ces questions. Il racontait un jour : « N.N. est arrivé. Il ne fait que poser des questions et répète toujours la même chose : Je me fais l’effet de l’âne de Buridan — Pourquoi précisément de Buridan ? lui demandai-je ».

De Russie arrivèrent également des camarades. Entre autres, Iéréma de Pétersbourg auquel Vladimir Ilitch avait, un an auparavant, adressé sa lettre à l’organisation de Pétersbourg. Iéréma prit aussitôt parti pour les menchéviks. Il arriva chez nous avec une mine tragique et s’adressa à Vladimir Ilitch en ces termes : « Je suis Iéréma ». Puis il commença une charge à fond en disant que c’étaient les menchéviks qui avaient raison. Un membre du comité de Kiev en revenait toujours à cette question : quelles étaient donc les modifications de la technique qui avaient provoqué la scission au congrès ? — J’ouvrais de grands yeux. Je n’avais pas encore rencontré une conception aussi primitive des rapports entre la « base » et la « superstructure », je n’avais pas cru possible qu’il pût exister quelque chose de pareil.

Des gens qui jusqu’alors nous avaient soutenus de leur argent, qui avaient mis leur logement à notre disposition pour des réunions ou rendu d’autres services analogues, refusaient maintenant leur aide sous l’influence de l’agitation des menchéviks. Un jour, une vieille connaissance à moi vint avec sa mère à Genève pour rendre visite à sa sœur. Nous avions, étant enfants, joué ensemble à des jeux si beaux — aux voyageurs, aux sauvages qui habitaient dans les arbres — que je me réjouissais énormément de son arrivée. Cependant, elle était devenue une vieille fille d’abord tout à fait étrange. Nous en vînmes à parler de sa famille, qui avait toujours aidé les social-démocrates. « Nous ne pourrons plus mettre notre logement à votre disposition, déclara-t-elle. La scission entre les bolchéviks et les menchéviks ne nous a pas plu du tout. Ces zizanies personnelles nuisent beaucoup à la cause ». Ilitch et moi, nous souhaitions voir au diable ces « sympathisants » qui n’adhéraient à aucune organisation et s’imaginaient pouvoir influencer le cours des choses dans notre Parti au moyen de leurs appartements et de leurs gros sous.

Vladimir mit aussitôt Claire et Kunz en Russie au courant de ce qui s’était passé. Les camarades russes poussèrent des soupirs, mais ne surent pas donner des conseils. Ils proposèrent, par exemple, tout à fait sérieusement que Martov vînt en Russie, se cachât dans quelque coin reculé et écrivît des brochures populaires. On résolut de convoquer Kunz à l’étranger.

Lorsque Gliébov fit, après le congrès du Parti, la proposition de coopter l’ancienne rédaction, Vladimir Ilitch ne s’y opposa plus. Plutôt l’ancien fléau que la scission. Les menchéviks refusèrent leur collaboration. Vladimir Ilitch essaya de se réconcilier avec Martov, il écrivit à Potressov et chercha à le persuader qu’il n’y avait aucune raison pour rompre. Il écrivit aussi à Kalmykova (la Tante) au sujet de la scission et lui exposa comment tout était arrivé. Il ne voulait toujours pas croire qu’il n’y avait plus d’issue possible. Vouloir saboter les résolutions du Parti et mettre en jeu le travail en Russie, la force de propulsion du Parti russe qu’on venait de créer lui apparaissait comme insensé et il le croyait à peine possible. A certains moments, il se rendait nettement compte que la rupture était inévitable. Un jour, il commença à exposer dans une lettre à Claire que celui-ci ne pouvait se faire une image exacte de la situation telle qu’elle était ; il fallait comprendre que les anciennes relations s’étaient modifiées de fond en comble, l’ancienne amitié avec Martov n’existait plus, il fallait l’oublier, maintenant c’était la lutte qui commençait. Vladimir Ilitch n’acheva pas cette lettre et il ne l’envoya pas. Cela lui coûtait beaucoup de rompre avec Martov. Leur travail commun à Pétersbourg, leur collaboration à l’ancienne Iskra les avaient liés étroitement. Martov était un homme d’une sensibilité extrême et qui, grâce à sa finesse de sentiments, savait comprendre les idées de Lénine et les développer avec un grand talent. Plus tard, Vladimir Ilitch combattit avec acharnement les menchéviks, mais chaque fois que Martov redressait tant soit peu sa ligne, il renouait avec lui les relations. Il en fut ainsi en 1910, lorsque Martov et Vladimir Ilitch travaillèrent ensemble à Paris à la rédaction du Social-démocrate. Avec quelle joie Ilitch, revenant de la rédaction, racontait parfois que Martov défendait la ligne juste et prenait même position contre Dan ! Et comme il fut heureux de l’attitude de Martov dans les journées de Juillet (beaucoup plus tard, déjà en Russie), moins à cause de l’utilité particulière que cela présentait pour les bolchéviks que parce que Martov avait pris l’attitude qui sied à un révolutionnaire !

La plupart des délégués bolchéviks au congrès du Parti retournèrent au travail en Russie. Les menchéviks ne repartirent pas tous, et Dan vint même à la rescousse. A l’étranger grossit le nombre de leurs partisans.

Les bolchéviks restés à Genève tenaient des séances régulières. Dans ces réunions c’est Plékhanov qui était le plus intransigeant. Il faisait des mots d’esprit et stimulait les autres.

La plupart des délégués bolchéviks au congrès du Parti retournèrent au travail en Russie. Les menchéviks ne repartirent pas tous, et Dan vint même à la rescousse. A l’étranger grossit le nombre de leurs partisans.

Les bolchéviks restés à Genève tenaient des séances régulières. Dans ces réunions c’est Plékhanov qui était le plus intransigeant. Il faisait des mots d’esprit et stimulait les autres.

Finalement, le membre du Comité central, Kunz, alias Vassiliev (Lengnik), arriva à Genève. Il se sentait profondément déprimé par les intrigues qui s’ourdissaient à Genève. Il eut tout de suite beaucoup à faire pour régler les conflits, diriger les gens vers la Russie.

Les menchéviks avaient du succès auprès des émigrés. Aussi décidèrent-ils de livrer bataille aux bolchéviks. On devrait convoquer un congrès de la Ligue des social-démocrates russes à l’étranger, dirent-ils, afin d’entendre le compte rendu de Lénine, leur délégué au deuxième congrès du Parti. Au bureau de la Ligue il y avait alors Deutch, Litvinov et moi. Ce fut Deutch qui demanda la convocation du congrès de la Ligue ; Litvinov et moi, nous étions contre. Nous comprenions clairement que le congrès, dans les circonstances actuelles, se terminerait par un grand scandale. Alors Deutch se rappela que Viatcheslav qui habitait Berlin et Litaisen qui faisait un séjour à Paris appartenaient aussi au bureau. Tous deux n’avaient en fait pris aucune part au travail de direction de la Ligue durant les derniers temps, mais ils ne s’étaient pas retirés officiellement du bureau. On fit appel à leurs voix et ils votèrent pour le congrès.

Peu de temps avant le congrès de la Ligue, Vladimir Ilitch fut victime d’un accident. Plongé dans ses pensées, il se heurta, à bicyclette, à un tramway et faillit se crever un œil. C’est avec un bandeau et tout pâle qu’il alla au congrès de la Ligue. Les menchéviks l’attaquèrent avec une haine sauvage. Je me rappelle encore la scène insensée : Dan, Krokhmal et encore d’autres se levant brusquement avec des visages convulsés de fureur et tapant comme des fous avec leurs couvercles de pupitres.

Au congrès de la Ligue, les menchéviks étaient numériquement supérieurs aux bolchéviks ; en outre, il y avait parmi eux plus de « généraux ». Ils firent adopter les statuts qui leur donnaient des points d’appui, leur assuraient leur propre maison d’édition et les rendaient indépendants du Comité central. Kurz (Vassiliev), au nom du C.C., insista pour une modification des statuts, et comme la Ligue ne se soumit point, il a déclara dissoute.

Les nerfs de Plékhanov ne supportèrent point le scandale soulevé par les menchéviks. Il déclara : « Je ne peux pourtant pas tirer sur mes propres camarades ».

A la réunion des bolchéviks, Plékhanov demanda qu’on cédât. « Il y a des moments, dit-il, où la raison elle-même est contrainte de céder ». « C’est alors qu’on dit qu’elle chancelle », expliqua Lisa Knouniantz, ce qui lui valut un coup d’œil méchant de Plékhanov.

Pour sauver la paix dans le Parti — c’est ainsi qu’il s’exprima — Plékhanov proposa de coopter l’ancienne rédaction de l’Iskra. Vladimir Ilitch se retira de la rédaction en déclarant qu’il ne refusait pas sa collaboration et qu’il ne demandait même pas qu’on fît connaître qu’il quittait la rédaction. C’était à Plékhanov d’essayer de ramener la paix., et il ne mettrait pas obstacle à la paix dans le Parti. Peu de temps avant, Vladimir Ilitch avait écrit dans une lettre à Kalmykova : « On ne peut aboutir à une impasse pire qu’en s’éloignant du travail ». En quittant la rédaction, il s’engageait dans cette voie, il en avait clairement conscience. L’opposition demanda encore la cooptation de ses représentants dans le C.C., deux places à la direction et la reconnaissance de la légalité des décisions du congrès de la Ligue. Le C.C. fut d’accord pour coopter deux représentants de l’opposition dans le C.C., pour lui accorder une place dans le bureau et réorganiser peu à peu la Ligue. La paix ne revint pas. En cédant, Plékhanov avait versé de l’eau au moulin de l’opposition. Plékhanov demanda encore qu’on enlevât du bureau un deuxième membre du C.C., Rou (Koniaga — son véritable nom était Galpérine) pour faire une place aux menchéviks. Indécis, Vladimir Ilitch se demanda longtemps s’il devait souscrire à cette nouvelle concession. Je nous vois encore tous trois — Vladimir Ilitch, Koniaga et moi — un soir au bord du lac de Genève ; le vent soufflait en tempête sur le lac, Koniaga insistait auprès de Vladimir Ilitch pour qu’il consentît à son retrait. Vladimir Ilitch finit par se décider à aller chez Plékhanov lui dire que Ru se retirait du bureau.

Martov publia la brochure : l’Etat de Siège. Elle était bourrée des accusations les plus incroyables. Trotsky fit paraître également une brochure : Compte rendu de la délégation sibérienne où il expliquait les événements tout à fait dans le sens de Martov. Plékhanov y était représenté comme une figure d’échiquier dans la main de Lénine, etc.

Vladimir Ilitch se mit à écrire, en réponse à Martov, une brochure : Un pas en avant, deux pas en arrière. Il y faisait une analyse détaillée de ce qui s’était passé au congrès du Parti.

Cependant, la lutte s’était déclenchée également en Russie. Les délégués des bolchéviks firent le compte rendu du congrès. Le programme que le congrès avait adopté et la plupart des résolutions du congrès furent accueillis dans les groupes locaux avec une grande satisfaction. On comprenait d’autant moins l’attitude des menchéviks. On demanda dans des résolutions que chacun se soumît aux décisions du congrès. Parmi nos délégués « Petit Oncle » se prononça à cette époque de façon tout à fait énergique. En sa qualité de vieille révolutionnaire elle ne pouvait tout simplement pas comprendre qu’on pût se comporter vis-à-vis du Parti avec un tel manque de discipline. Elle et d’autres camarades de Russie écrivirent des lettres réconfortantes. Les uns après les autres, les comités se placèrent sur le terrain de la majorité du Parti.

Peu de temps après arriva Claire. Il ne se faisait aucune idée de l’abîme qui s’était creusé dans l’intervalle entre les bolchéviks et les menchéviks. Il croyait qu’on pouvait encore réconcilier bolchéviks et menchéviks, et il alla chez Plékhanov pour s’expliquer avec lui. Mais il comprit qu’un arrangement était impossible et il repartit déprimé. Vladimir Ilitch devint encore plus sombre.

Au début de 1904, Tsilia Zélikson, un représentant de l’organisation de Pétersbourg, Baron (Essen) et l’ouvrier Makar vinrent à Genève. Tous trois étaient partisans des bolchéviks. Vladimir Ilitch se rencontrait fréquemment avec eux. Ils ne parlaient pas seulement des discussions avec les menchéviks, mais aussi du travail en Russie. Baron, alors encore un tout jeune homme, était emballé sur le travail en Russie.

« Nous édifions maintenant l’organisation sur des bases collectives — disait-il. Nous avons formé quelques collectifs : un collectif des propagandistes, un des agitateurs, un des organisateurs. »

Vladimir Ilitch écoutait.

« De combien de personnes se compose le collectif des propagandistes », demanda-t-il.

« Pour l’instant de moi seul », répondit Baron, un peu gêné.

« C’est bien peu — fit remarquer Ilitch. Et le collectif des agitateurs ? »

Baron rougit jusqu’aux oreilles et répondit : « Pour l’instant il n’y a également que moi seul ».

Ilitch éclata de rire. Baron se mit également à rire. Ilitch savait toujours, par quelques questions placées à l’endroit le plus vulnérable, dégager la vérité réelle du fatras de beaux plans de travail et de rapports impressionnants.

Plus tard, arrivèrent Olminski (Mikhaïl Stépanovitch Alexandrov), qui s’affilia aux bolchéviks, et Sverka.

Sverka s’était enfuie de l’exil vers la liberté. Elle était pleine d’énergie joyeuse et en imprégnait tout ce qui l’entourait. Il n’y avait pas en elle la moindre trace de doute, d’indécision. Elle se moquait de tous ceux à qui la scission faisait hocher la tête. Les discussions à l’étranger ne semblaient pas la toucher. A ces jours fixes, il n’y avait pas de discussions « véritables », mais cela contribuait à chasser la dépression provoquée par toutes les discussions avec les menchéviks. Quelle joie lorsque Sverka se mettait à chanter, avec quel entrain, un Vanka et que Iégor, un grand ouvrier à la tête chauve, chantait avec elle. Un jour, Iégor alla chez Plékhanov pour lui dire ce qu’il avait sur le cœur ; pour cela il mit même un faux-col. Mais il revint de chez Plékhanov déçu et déprimé. « Ne sois pas triste — dit Sverka pour le consoler — chante un Vanka avec moi, nous y arriverons bien. » L’entrain et la fraîcheur d’esprit de Sverka chassaient sa tristesse.

Bogdanov parut un beau jour. Vladimir Ilitch savait encore peu de choses de ses travaux philosophiques, et comme homme il ne le connaissait pas du tout. A l’entendre, on voyait qu’il était un collaborateur du « format » des membres du C.C. Son passage du côté des bolchéviks fut décisif. Il n’était venu que pour peu de temps à l’étranger. En Russie il avait de larges liaisons. C’en était fini de la période de la dispute sans issue.

Ce qui coûtait le plus à Vladimir Ilitch, c’était de rompre définitivement avec Plékhanov. Au printemps, Vladimir Ilitch fit la connaissance d’un vieux révolutionnaire, Nathanson, membre du Narodnoïé Pravo, et d ela femme de celui-ci. Nathanson était un excellent organisateur de l’ancien type. Il connaissait énormément de gens, appréciait chacun excellemment et savait de suite à quoi il était bon et quelle tâche on pouvait lui confier. Ce qui surprenait particulièrement Vladimir Ilitch, c’était qu’il connaissait tout à fait bien non seulement la composition de sa propre organisation, mais aussi celle de nos organisations social-démocrates, mieux que beaucoup de nos membres du C.C. à cette époque. Il habitait Bakou et connaissait Krassine, Postalovski et d’autres camarades. Vladimir Ilitch pensa qu’il était possible de gagner Nathanson à la social-démocratie. J’entendis plus tard raconter par quelqu’un que ce vieux révolutionnaire avait pleuré lorsqu’il vit à Bakou, pour la première fois de sa vie, une manifestation grandiose. Nathanson était très près du point de vue social-démocrate. Sur un point, Vladimir Ilitch ne pouvait s’entendre avec lui. Nathanson n’était pas d’accord en effet avec la position qu’avait alors la social-démocratie vis-à-vis de la paysannerie. L’emballement de Vladimir Ilitch pour Nathanson dura environ quinze jours. Nathanson conna issait bien Plékhanov, il le tutoyait, Vladimir Ilitch causa un jour avec Nathanson de nos affaires du Parti, de la scission, Nathanson s’offrit de parler avec Plékhanov. Il revint de chez Plékhanov comme atterré. Il faut céder, tel fut son avis.

Le « roman » avec Nathanson fut terminé. Vladimir Ilitch fut furieux contre lui-même d’avoir parlé avec un membre d’un autre parti des affaires de la social-démocratie et d’avoir utilisé Nathanson comme une sorte de médiateur. Il était furieux contre lui-même et contre Nathanson.

Cependant, le C.C. pratiquait en Russie une politique conciliatrice équivoque, mais les comités étaient avec les bolchéviks. Il n’y avait plus rien d’autre à faire qu’à s’appuyer sur la Russie et à convoquer un nouveau congrès du Parti.

En réponse à la déclaration de juillet du C.C. qui permit à Vladimir Ilitch de défendre son point de vue et de rester en liaison avec la Russie, Vladimir Ilitch se retira du C.C. Le groupe des bolchéviks, au nombre de 22, adopta une résolution déclarant qu’il était nécessaire de convoquer un troisième congrès du Parti.

Vladimir Ilitch et moi nous prîmes nos sacs tyroliens et nous partîmes pour un mois dans la montagne. Sverka s’était jointe à nous et excursionna au début avec nous. Mais elle resta bientôt en arrière. « Vous cherchez toujours une région où l’on ne rencontre pas un chat. Mais moi, je ne peux vivre là où il n’y a pas de gens », disait-elle. Nous choisissions toujours, en effet, les sentiers les plus écartés, en plein taillis, les plus éloignés possibles des hommes. C’est de cette façon que nous vagabondâmes tout un mois. Nous ne savions jamais ce que nous ferions le lendemain. Le soir nous tombions morts de fatigue dans notre lit, et nous nous endormions aussitôt.

Nous avions peu d’argent et nous nous nourrissions le plus souvent de fromage et d’œufs. Nous buvions là-dessus du vin ou de l’eau de source. A midi nous déjeunions rarement. Nous rencontrâmes une fois dans une auberge socialiste un ouvrier qui nous donna ce conseil : « Ne mangez jamais avec les touristes, mais avec les charretiers, les chauffeurs et les journaliers ; c’est deux fois moins cher et bien plus nourrissant ». Nous le fîmes en effet. Le petit fonctionnaire, le petit boutiquier et les gens de même sorte qui voudraient bien singer la bourgeoisie, renonceraient plutôt à une excursion que de s’asseoir à la même table que les domestiques. Cette gent de philistins fleurit dans toute l’Europe. On vous a constamment le mot démocratie à la bouche, mais quand il s’agit de s’asseoir à la même table que la domesticité, non pas chez soi, mais dans un hôtel élégant, cela dépasse les forces du philistin qui veut devenir quelqu’un. Vladimir Ilitch était tout à fait content de déjeuner dans la pièce des domestiques, il y mangeait avec appétit et il louait le repas du midi bon marché et nourrissant. Puis, nous bouclions à nouveau nos sacs tyroliens et nous continuions nos excursions. Nos sacs tyroliens étaient pesants ; Vladimir Ilitch avait dans le sien un lourd dictionnaire français, et dans le mien il y avait un livre français aussi lourd que je venais de recevoir à traduire. Mais ni le dictionnaire ni le livre ne furent ouverts une seule fois pendant nos randonnées. Nous ne jetions pas les yeux dans le dictionnaire, nous aimions mieux contempler les montagnes couvertes de neige, les lacs bleus, les chutes d’eau impétueuses.

Au bout d’un mois passé de cette manière, les nerfs de Vladimir Ilitch retrouvèrent leur équilibre. On aurait dit qu’il avait pris un bain dans l’eau d’une source de montagne et qu’il s’était débarrassé ainsi de toutes les toiles d’araignées des disputes puériles. Nous passâmes le mois d’août avec Bogdanov, Olminski et Pervouchine dans un village perdu non loin du lac de Brêt. Nous arrêtâmes avec Bogdanov le plan de travail. Bogdanov avait l’intention de faire appel à Lounatcharski, Stépanov et Bazarov pour un travail littéraire. Nous envisageâmes la publication de notre propre organe à l’étranger et le développement de l’agitation pour le congrès du Parti en Russie.

* * *

Lorsque nous retournâmes à Genève à l’automne, nous quittâmes la banlieue pour nous rapprocher du centre. Vladimir Ilitch entra à la « Société de lecture » qui disposait d’une bibliothèque énorme et de conditions de travail excellentes. Il s’y trouvait une grande quantité de journaux et de revues en langues française, anglaise et allemande. On pouvait travailler sans être dérangé ; les membres de la société — la plupart de vieux professeurs — utilisaient très peu la bibliothèque. Ilitch avait là tout un local à sa disposition. Il pouvait y écrire, marcher en long et en large, réfléchir à ses articles, prendre sur les rayons le livre qui lui plaisait. Il pouvait être sûr qu’un camarade russe ne viendrait point lui raconter que les menchéviks avaient dit ceci ou cela, fait telle ou telle chose. Il pouvait y méditer sans que rien ne le détournât de ses pensées, et il y avait plus d’une chose sur laquelle il fallait méditer.

La Russie avait commencé la guerre japonaise, qui mettait en évidence avec une brutalité particulière tout le caractère vermoulu de la monarchie tsariste. Dans la guerre japonaise, les bolchéviks n’étaient pas les seuls à souhaiter une défaite de la Russie, les menchéviks et même les libéraux étaient également défaitistes. Une vague d’indignation secoua le peuple. Le mouvement ouvrier était entré dans une nouvelle phase. Les nouvelles de manifestations de masses organisées malgré les interdictions de la police, les rencontres directes des ouvriers avec la police étaient de plus en plus fréquentes.

Face au mouvement révolutionnaire de masse qui grandissait, les petites disputes fractionnelles ne pouvaient plus exciter les esprits comme elles le faisaient encore peu de temps auparavant ; néanmoins ces querelles prenaient parfois des formes tout à fait brutales. Un jour, le bolchévik Vassiliev arriva du Caucase et voulut faire un compte rendu de la situation en Russie. Bien qu’il ne s’agît point de la réunion d’un organisme du Parti, mais seulement d’un compte rendu public auquel n’importe quel membre du Parti pouvait assister, les menchéviks exigèrent l’élection d’un bureau. En essayant de faire de chaque compte rendu une espèce de bataille électorale, les menchéviks tentaient d’imposer silence aux bolchéviks « de manière démocratique ». On faillit en venir à un pugilat, à une bataille pour la caisse. Natalia Bogdanova (la femme de Bogdanov) eut même son manteau déchiré et quelqu’un se blessa en tombant. Mais tout cela excitait bien moins les esprits qu’auparavant.

Maintenant, tout le monde pensait à la Russie. On sentait quelle énorme responsabilité pesait sur le mouvement ouvrier qui se développait à Pétersbourg, à Moscou, à Odessa et dans d’autres villes de Russie.

Tous les partis — les libéraux, les social-révolutionnaires — commençaient à montrer leur vrai visage de façon bien nette. Les menchéviks se démasquaient également. Ce qui séparait les menchéviks et les bolchéviks apparaissait maintenant tout à fait distinctement.

En Vladimir Ilitch vivait la foi profonde dans l’instinct de classe du prolétariat, dans sa puissance créatrice, dans sa mission historique. Cette foi n’avait pas surgi tout d’un coup chez Vladimir Ilitch, elle avait grandi en lui dans les années où il étudiait et s’assimilait la théorie marxiste de la lutte de classe, lorsqu’il étudiait la réalité russe, lorsque, dans la lutte avec la conception du monde des anciens révolutionnaires, il apprenait à opposer à l’héroïsme des combattants individuels la force et l’héroïsme de la lutte de classe. Ce n’était pas une foi aveugle en une puissance inconnue, c’était la conviction profonde de la force du prolétariat, de son rôle formidable pour la libération des travailleurs, conviction qui reposait sur une connaissance profonde de la question, sur une étude consciencieuse de la réalité. Son activité parmi les ouvriers de Pétersbourg avait donné à cette foi en la puissance de la classe ouvrière des formes vivantes.

A la fin de décembre, le journal bolchévik Vpériod commence à paraître. On appela à la rédaction, en dehors d’Ilitch, Olminski et Orlovski. Bientôt Lounatcharski vint les aider. Ses articles et ses discours d’un ton pathétique rendaient très bien l’état d’esprit des bolchéviks de ce temps.

Le mouvement révolutionnaire grandissait en Russie et avec lui s’accroissait aussi notre correspondance avec la Russie. Elle s’éleva bientôt à trois cents lettres par mois. Quel matériel pour Ilitch ! Il savait lire les lettres des ouvriers. Je me souviens encore d’une lettre d’ouvriers de la carrière de pierres d’Odessa. Une lettre collective, aux écritures primitives, sans sujet ni complément, sans points ni virgules, mais qui respirait une énergie inépuisable, la volonté de lutter jusqu’au dernier, jusqu’à la victoire, une lettre dont chaque mot naïf et convaincu, inébranlable, avait une couleur magnifique. Je ne sais plus de quoi parlait cette lettre, mais je la revois nettement telle qu’elle était, le papier, l’encre jaunie. Vladimir Ilitch lut et relut cette lettre, puis il se promena de long en large, plongé dans ses pensées. Ce n’était pas pour rien que les ouvriers de la carrière de pierres d’Odessa s’étaient donné la peine d’écrire leur lettre à Ilitch, ils écrivaient au camarade à qui il leur fallait écrire parce que c’était lui qui les comprenait le mieux.

Quelques jours après la missive des ouvriers de la carrière de pierres d’Odessa, arriva une lettre d’une jeune propagandiste, nommée Tanioucha qui faisait un compte rendu consciencieux et détaillé d’une réunion des artisans d’Odessa. Ilitch lut également cette lettre et s’assit aussitôt pour répondre à Tanioucha : « Je vous remercie de votre lettre, écrivez plus fréquemment. Pour nous, chaque nouvelle qui décrit la vie journalière est extrêmement importante. Pourquoi diable recevons-nous si peu de nouvelles de ce genre ? »

Dans presque chaque lettre, Ilitch demandait instamment aux camarades russes de lui procurer plus de liaisons. « La force d’une organisation révolutionnaire consiste dans le nombre de ses liaisons », écrivait-il dans une lettre à Goussev. Il priait Goussev de mettre le centre à l’étranger en liaison avec la jeunesse. Il écrivait : « Il existe chez nous une crainte de la jeunesse tout à fait idiote, philistine, à l’Oblomov2 ». A Alexis Andriéévitch Préobrajenski, qu’il avait connu longtemps auparavant à Samara et qui habitait alors la campagne, il demandait dans une lettre de lui procurer des liaisons avec les paysans. Il insistait pour que les lettres d’ouvriers ne fussent pas communiquées seulement par extraits au centre à l’étranger par les camarades de Pétersbourg, mais qu’on les lui envoyât en entier. La révolution approchait et grandissait. C’est dans ces lettres d’ouvriers qu’Ilitch le voyait le plus nettement. On était au seuil de l’année 1905.

Notes

1 Comité d’organisation.

2 Héros du roman célèbre de Gontcharov : Oblomov.

1905

Dans l’émigration

Déjà en novembre 1904, dans la brochure la Campagne des zemstvos et le plan de l’ « Iskra », et ensuite en décembre, dans ses articles publiés dans les numéros 1-3 du Vpériod, Vladimir Ilitch écrivait que le temps de la lutte, véritable et ouverte, des masses pour la liberté était proche. Il sentait nettement l’approche de l’explosion révolutionnaire. Mais il y a une grande différence entre sentir une chose et apprendre soudain qu’elle commence à se réaliser.

Aussi, lorsque nous parvint à Genève la nouvelle des événements du 9 janvier, de la forme concrète revêtue par la révolution à son début, il nous sembla que tout avait changé autour de nous et que tout ce que nous avions vécu jusqu’à ce jour s’était enfui dans un passé lointain.

Ces événements du 9 janvier furent connus à Genève le lendemain matin. Nous nous rendions à la bibliothèque, Vladimir Ilitch et moi, lorsque nous rencontrâmes les Lounatcharsky qui venaient précisément chez nous. Je vois encore Anna Alexandrovna, la femme de Lounatcharsky, que l’émotion empêchait de parler et qui agitait désespérément son manchon. Nous nous rendîmes à la popote des émigrés tenue par les Lépiochinsky, vers laquelle s’étaient instinctivement dirigés tous les bolchéviks qui avaient appris la nouvelle des événements de Pétersbourg. On éprouvait le besoin d’être ensemble. Nous étions tous tellement émus que nous ne pouvions échanger que de brèves paroles. On entonna l’hymne funèbre : Vous êtes tombés dans la lutte fatale... ; tous les visages étaient graves. Tous nous nous rendions compte que la révolution venait de commencer, que la foi au tsar avait disparu, que l’on ne tarderait pas à voir « crouler le despotisme et se dresser le peuple, grand, libre et puissant... »

Nous vécûmes la vie singulière de toute l’émigration genevoise de l’époque, commentant chaque numéro du journal local, la Petite Tribune et attendant fiévreusement le suivant.

Toutes les pensées de Lénine étaient concentrées sur la Russie. Peu de temps après, Gapone arriva à Genève. Il fut d’abord happé par les socialistes-révolutionnaires (s.-r.)1, qui s’efforcèrent de le présenter comme « leur » homme et tout le mouvement ouvrier de Pétersbourg comme leur œuvre personnelle. Ils faisaient une réclame tapageuse au tour de son nom et le portaient aux nues. A cette époque, Gapone concentrait l’attention générale et le Times lui payait des sommes folles pour chacune de ses lignes.

Quelque temps après l’arrivée de Gapone à Genève, une dame du parti des s.-r. vint nous trouver dans l’après-midi et fit savoir à Vladimir Ilitch que Gapone voulait le voir. On prit rendez-vous sur un terrain neutre, dans un café. Le soir arriva. Vladimir Ilitch n’avait pas allumé sa lampe et arpentait sa chambre d’un coin à l’autre.

Gapone était en quelque sorte un morceau de la révolution russe grandissante, un homme étroitement lié aux masses ouvrières qui s’étaient confiées à lui sans retour, et Vladimir Ilitch était tout ému à la pensée de se trouver en face de lui.

Un camarade s’est indigné récemment : comment Vladimir Ilitch a-t-il pu avoir affaire à Gapone !

Assurément, il eût été plus simple d’ignorer Gapone en se disant qu’il n’y a rien de bon à attendre d’un pope. Ce fut le raisonnement de Plékhanov, qui reçut Gapone avec une extrême froideur. Mais ce qui faisait précisément la force de Vladimir Ilitch, c’est qu’il considérait la révolution comme quelque chose de vivant, qu’il savait la regarder en face, en observer les formes multiples, c’est qu’il savait, comprenait ce que voulaient les masses. Or la connaissance des masses ne s’acquiert qu’à la condition de se trouver en contact avec elles. Comment Vladimir Ilitch aurait-il pu ignorer Gapone, si proche des masses, sur lesquelles il avait une telle influence !

De retour de son entrevue avec Gapone, Vladimir Ilitch me fit part de ses impressions. Gapone était encore tout embrasé du souffle de la révolution. En parlant des ouvriers pétersbourgeois, il s’enflammait, il bouillait d’indignation contre le tsar et ses suppôts. Cette indignation comportait une grande dose de naïveté, ce qui la rendait encore plus spontanée ; elle répondait à celle des masses ouvrières. « Mais il a besoin de s’instruire, me confia Vladimir Ilitch. Mon cher, lui ai-je dit, n’écoutez pas les flatteurs, instruisez-vous, sinon, voilà où vous vous trouverez — et je lui ai montré la place sous la table. »

Le 8 février, Vladimir Ilitch écrivait dans le n° 7 du Vpériod : « Souhaitons à Georges Gapone, qui a si profondément vécu et senti l’évolution des conceptions d’un peuple politiquement inconscient vers les conceptions révolutionnaires, d’arriver à la clarté de vue révolutionnaire indispensable à tout homme politique. »

Gapone ne s’éleva jamais à cette clarté. Fils d’un riche paysan ukrainien, il demeura lié jusqu’à la fin à sa famille et à son village. Il connaissait bien les besoins des paysans, son langage était simple et accessible à la grande masse ouvrière ; c’est à cette origine, à ses attaches avec le village que l’on doit attribuer sans doute une partie de son succès ; mais il eût été difficile de trouver un homme aussi imbu que lui de la mentalité du pope. Il n’avait jamais pénétré auparavant dans le milieu révolutionnaire ; sa nature était bien moins celle d’un révolutionnaire que d’un pope retors prêt à n’importe quelle transaction.

Voici ce qu’il nous conta un jour : « A un moment donné, je me pris à douter et ma foi s’ébranla. Je me tourmentai au point d’en tomber malade et je partis pour la Crimée. Il s’y trouvait à cette époque un vieux religieux qui menait, disait-on, une sainte vie. J’allai le trouver pour consolider ma foi. En arrivant, le je trouvai entouré d’une grande foule, célébrant la messe sur le bord d’un ruisseau. Dans ce ruisseau, il y avait un creux, qui était, soi-disant, l’empreinte du sabot du cheval de Saint-Georges. Une sottise, bien entendu. Bah ! me disais-je, il ne s’agit pas de cela, mais de la foi profonde du vieillard. Après la messe, je m’approche de lui pour lui demander sa bénédiction. Et voilà qu’il retire sa chape en disant : « Nous avons installé ici une boutique de cierges. Vous ne pourriez vous imaginer ce que nous en avons vendus ! » C’était cela, sa foi ! Je m’en retournai chez moi à demi-mort. J’avais alors un ami, le peintre Vérestchaguine, qui me conseilla de laisser de côté la prêtrise. Mais je me dis en moi-même : Mes parents sont respectés au village, mon père est à la tête de la commune, il est honoré de tous, tandis qu’on lui jettera la pierre si son fils est un défroqué ! Je résolus donc de ne pas quitter l’état ecclésiastique. »

Tout Gapone est dans ce récit.

Il ne savait pas s’instruire. Le tir à la cible et l’équitation lui prenaient pas mal de temps, mais il n’aimait guère les livres. Il est vrai que, sur le conseil d’Ilitch, il entreprit la lecture des œuvres de Plékhanov, mais il le fit comme s’il y était forcé. Gapone ne savait pas s’instruire à l’aide des livres. Mais la vie ne l’instruisait pas davantage. Sa psychologie de pope l’empêchait de voir clair. Rentré en Russie, il roula à l’abîme.

Dès les premiers jours de la révolution, Vladimir Ilitch se rendit compte de ses perspectives. Il comprit que le mouvement allait grossir en avalanche, que le peuple révolutionnaire ne s’arrêterait pas à mi-chemin, qu’il n’était plus possible de l’arrêter, que les ouvriers se jetaient dans la lutte contre l’autocratie. En sortiraient-ils vainqueurs ou vaincus, on ne le saurait qu’à la fin de la mêlée. Mais pour vaincre, il fallait être armé le mieux possible.

Vladimir Ilitch se distinguait par une intuition particulière, une compréhension profonde de ce que sentait la classe ouvrière.

S’orientant sur la bourgeoisie libérale qui n’était pas encore en branle, les menchéviks déclaraient qu’il fallait « déchaîner » la révolution. Ilitch savait que les ouvriers étaient bien résolus à lutter jusqu’au bout. Et il était avec eux. Il savait qu’il était impossible de s’arrêter à mi-chemin, car il en fût résulté une telle démoralisation, une telle dépression dans la classe ouvrière, un tel préjudice pour la cause qu’il ne fallait y songer à aucun prix. Et l’histoire a montré que, si la classe ouvrière a subi une défaite pendant la révolution de 1905, elle n’a pas été brisée et a conservé intacte sa volonté de lutte. Cela, ils ne le comprenaient pas, tous ceux qui reprochaient à Lénine son « manque de soupless », ou qui, après la défaite, ne savaient que dire : « Il ne fallait pas prendre les armes2 ». Pour demeurer fidèle à sa classe, il fallait prendre les armes, l’avant-garde n’avait pas le droit de faire défection pendant la lutte.

Et Ilitch ne cessait d’appeler le Parti, avant-garde de la classe ouvrière, à la lutte, à l’organisation, à l’armement des masses. Il en parlait dans le Vpériod, dans ses lettres en Russie.

« Le neuf janvier 1905 a montré la gigantesque réserve d’énergie révolutionnaire accumulée par le prolétariat et toute l’insuffisance de l’organisation des social-démocrates », écrivait-il au début de février dans son article : « Devons-nous organiser la révolution ? » dont chaque ligne réclame le passage des paroles à l’action.

Ilitch n’avait pas seulement lu et très minutieusement étudié, médité tout ce que Marx et Engels avaient écrit sur la révolution et l’insurrection, il avait lu également un grand nombre de livres sur l’art militaire, étudiant sous toutes leurs faces la technique et l’organisation de l’insurrection armée. Cela l’occupait bien plus qu’on ne se l’imagine généralement, et ses vues sur les équipes de choc pendant la guerre de partisans, « sur les groupes de cinq et de dix » n’étaient nullement un verbiage de profane, mais le fruit de longues réflexions.

Tous les matins, de bonne heure, l’employé de la Société de lecture voyait arriver un révolutionnaire russe, dont le modeste pantalon était relevé à la manière suisse pour le protéger contre la boue. Il prenait un livre, laissé de la veille, traitant des combats de barricades, de la technique de l’offensive, s’asseyait à sa place accoutumée devant une petite table près de la fenêtre, lissait d’un geste familier les rares cheveux qui restaient encore sur son crâne dénudé et se plongeait dans la lecture. Il se levait parfois pour prendre sur un rayon un gros dictionnaire et y chercher l’explication d’un terme inconnu, puis il se mettait à marcher de long en large, se rasseyait et, l’air absorbé, couvrait rapidement d’une fine écriture des feuillets de papier.

Les bolchéviks s’ingéniaient par tous les moyens à faire entrer des armes en Russie, mais ce qu’ils faisaient n’était qu’une goutte d’eau dans la mer. Un Comité de combat se forma en Russie (à Pétersbourg), mais il fonctionnait avec une grande lenteur. Ilitch écrivait à Pétersbourg :

« Les schémas, les discussions et discours sur les fractions et les droits du Comité de combat sont absolument superflus dans cette affaire. Je suis épouvanté, je vous le jure, de voir qu’on parle des bombes depuis plus de six mois et qu’on n’en a pas encore fabriqué une seule. Cet ce sont des gens très savants qui parlent de la sorte. Allez chez les jeunes, messieurs. Voilà l’unique et universel moyen de salut. Sinon, je vous le jure, vous arriverez trop tard (tout me le fait prévoir) et vous vous trouverez abondamment pourvus de notes, plans, croquis, schémas « savants », de recettes merveilleuses, mais sans la moindre organisation, sans une œuvre vivante... Ne demandez pas de formalités, faites fi de tous les schémas, pour l’amour de Dieu, envoyez donc à tous les diables les « fonctions, droits et privilèges »... »

Et les bolchéviks faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour préparer l’insurrection armée, faisant preuve parfois d’un héroïsme extraordinaire, risquant leur vie à chaque instant. La préparation de l’insurrection armée, tel était leur mot d’ordre. Gapone en parlait également.

Peu de temps après son arrivée, il présenta le projet d’un accord des partis révolutionnaires en vue de la lutte. Dans le n° 7 du Vpériod (8 février 1905), Vladimir Ilitch donna son appréciation sur la proposition de Gapone et éclaira la question des accords spéciaux en vue de la lutte.

Gapone se chargea d’approvisionner en armes les ouvriers pétersbourgeois. Des dons de toute sorte étaient mis à sa disposition. Il acheta des armes en Angleterre. Enfin, l’affaire fut conclue. On trouva un navire, le Grafton, dont le capitaine consentit à transporter les armes et à les débarquer dans l’une des îles proches de la frontière russe. N’ayant pas la moindre idée du transport clandestin, Gapone se figurait la chose bien plus simple qu’elle ne l’était en réalité. Afin d’organiser l’affaire, il nous demanda un passeport illégal et des adresses de camarades et se rendit à Pétersbourg. Il semblait à Vladimir Ilitch qu’on passait enfin des paroles aux actes. Les ouvriers avaient besoin d’armes à tout prix. Cependant l’entreprise n’aboutit pas. Le Grafton échoua sur un banc de sable. Il lui eût d’ailleurs été impossible d’aborder à l’île indiquée.

A Pétersbourg, Gapone ne fut pas plus heureux. Il dut se réfugier dans de misérables logements ouvriers et vivre sous un faux nom ; il éprouva les pires difficultés pour ses relations, les adresses des s.-r. avec lesquels il devait aller s’entendre pour la réception de la cargaison s’étant trouvées fausses. Seuls les bolchéviks envoyèrent quelques-uns des leurs à l’île.

Tout cela plongea Gapone dans la consternation. Vivre clandestinement, dans les privations, sans pouvoir communiquer avec personne, et s’exhiber sans le moindre risque dans les assemblées sont deux choses bien différentes. Seuls des hommes doués d’une trempe révolutionnaire tout autre que celle de Gapone, des hommes prêts à se sacrifier obscurément, étaient capables d’organiser un transport d’armes clandestin...

Ilitch lança un autre mot d’ordre : le soutien de la lutte des paysans pour la terre. En soutenant la paysannerie, la classe ouvrière pourrait s’appuyer sur elle dans sa propre lutte. Vladimir Ilitch avait toujours accordé une grande attention à la question paysanne. A son point de vue, seul le prolétariat constituait la classe révolutionnaire jusqu’au bout. En son temps, lors de la discussion du programme du Parti au 2e congrès, Vladimir Ilitch avait proposé — et vigoureusement défendu — le mot d’ordre de la restitution aux paysans des « parcelles » dont ils avaient été dépossédés par la réforme de 1861.

Il lui semblait que, pour attirer la paysannerie, il fallait poser une revendication concrète intéressant le plus possible les paysans, comme l’avaient fait les social-démocrates, lorsqu’ils avaient commencé l’agitation parmi les ouvriers en proposant de lutter pour obtenir de l’eau bouillante3, pour la réduction du la journée de travail, pour le paiement régulier des salaires.

L’année 1905 obligea Vladimir Ilitch à réviser cette question. Par ses entretiens avec Gapone, paysan d’origine, qui se maintenait en liaison avec les milieux paysans, par ses conversations avec Matiouchenko, matelot du Potemkine, et avec un grand nombre d’ouvriers arrivés de Russie et parfaitement au courant de ce qui se passait à la campagne, il se rendit compte que le mot d’ordre de la restitution des parcelles était insuffisant et qu’il fallait en proposer un autre plus large, c’est-à-dire la confiscation des terres seigneuriales, domaniales et ecclésiastiques. Ce n’était pas par suite d’une vaine curiosité que Lénine s’était plongé auparavant dans l’étude des recueils de statistique. Il avait recueilli des données, il avait longuement médité sur les rapports économiques existant entre la ville et la campagne, entre la grande et la petite industrie, entre la classe ouvrière et la paysannerie. Il voyait que le moment était venu où ces rapports économiques devaient servir de base à une puissante influence politique du prolétariat sur la paysannerie.

Un jour Gapone pria Vladimir Ilitch d’entendre la lecture d’un appel qu’il venait de composer et qu’il se mit à lire avec emphase. Cet appel était rempli de malédictions à l’adresse du tsar. « Nous n’avons pas besoin de tsar, la terre n’aura plus qu’un seul maître, Dieu, dont vous serez tous les fermiers ! » (A cette époque, le mouvement paysan se déroulait précisément sous le signe de la lutte pour la réduction du fermage.) Vladimir Ilitch éclata de rire : l’image était par trop naïve, mais d’autre part, le lien rattachant Gapone à la masse apparaissait avec évidence : paysan lui-même, il attisait chez les ouvriers, encore à demi liés au village, leur soif immémoriale de la terre.

L’hilarité de Vladimir Ilitch troubla Gapone. « Il y a peut-être quelque chose qui ne va pas, dit-il, indiquez-moi, je ferai la rectification nécessaire. » Vladimir Ilitch reprit aussitôt son sérieux. « Non, répondit-il, ce ne serait plus la même chose, mes idées suivent un cours tout différent, écrivez comme vous l’entendez, cela vaudra mieux. »

Voici une autres scène. Cela se passait déjà après le troisième congrès, après la révolte du Potemkine. Les mutins avaient été internés en Roumanie et se trouvaient en proie à la plus profonde misère. A cette époque, Gapone touchait de fortes sommes pour ses mémoires ; de plus, les dons destinés à l’œuvre de la révolution affluaient vers lui de toutes parts, et il passait des journées entières à faire des achats de vêtements pour les mutins du Potemkine. Le matelot Matiouchenko, un des principaux artisans de la révolte, arriva à Genève. Il se lia aussitôt avec Gapone ; ils devinrent inséparables.

A la même époque, nous reçûmes la visite d’un gars de Moscou (dont je ne me rappelle plus le nom de guerre), un commis de librairie aux joues rouges, social-démocrate depuis peu de temps, qui nous avait apporté un message de Moscou. Il nous raconta comment et pourquoi il était devenu social-démocrate, puis il se mit à nous expliquer la raison de la justesse du programme du Parti, et enfin à l’exposer point par point avec l’ardeur d’un néophyte. Cela finit par ennuyer Vladimir Ilitch, qui s’en alla à la bibliothèque, me laissant le soin d’offrir du thé au jouvenceau et de tirer de lui tout le parti possible. Celui-ci continua sa dissertation. Gapone et Matiouchenko entrèrent à ce moment. Je m’apprêtai à leur offrir du thé, à eux aussi, mais le gars en était précisément à l’exposé des « parcelles ». Comme il allait démontrer que les paysans devaient s’en tenir à la lutte pour les parcelles, Matiouchenko et Gapone sursautèrent en hurlant : « Toute la terre au peuple ! »

J’ignore ce qui se serait passé sans l’arrivée d’Ilitch. Ayant saisi, en un clin d’œil, de quoi il retournait, il évita la discussion et emmena Gapone et Matiouchenko dans sa chambre. Quant à moi, je fis tout mon possible pour me débarrasser au plus tôt du visiteur.

Lors de la conférence qui eut lieu en décembre à Tammerfors, Ilitch proposa d’éliminer complètement du programme l’article sur les parcelles.

On le remplaça par l’article sur le soutien des entreprises révolutionnaires de la paysannerie, y compris la confiscation des apanages, des terres seigneuriales, ecclésiastiques et domaniales.

Le social-démocrate allemand Kautsky, dont l’influence était considérable à cette époque, envisagea la chose sous un point de vue tout différent. Il écrivit alors dans la Neue Zeit que le mouvement révolutionnaire urbain en Russie devait rester neutre dans la question des rapports entre la paysannerie et les grands propriétaires fonciers.

Kautsky, depuis longtemps, a trahi la cause ouvrière, mais, à l’époque, il était considéré comme un social-démocrate révolutionnaire. Lorsque, vers la fin du siècle dernier, Bernstein, autre social-démocrate allemand, leva l’étendard de la lutte contre le marxisme en démontrant qu’il fallait réviser la doctrine de Marx, qui comportait soi-disant beaucoup de théories surannées, que le but (le socialisme) n’était rien et que le mouvement était tout, Kautsky prit ouvertement la défense de la doctrine de Marx contre Bernstein. La brochure qu’il écrivit à ce sujet (Anti-Bernstein) fut envoyée par Potressov à Vladimir Ilitch, alors en Sibérie, qui la lut avec intérêt. Nous en fîmes la traduction en quinze jours pour nos camarades déportés. Kautsky jouissait alors de la réputation du disciple de Marx le plus révolutionnaire et le plus conséquent. C’est pourquoi son opinion troubla et chagrina Vladimir Ilitch, qui, néanmoins, prit sa défense en disant que la thèse de Kautsky était peut-être juste pour l’Europe occidentale, mais que la révolution russe ne pouvait être victorieuse qu’en s’appuyant sur la paysannerie.

Toutefois cette appréciation poussa Lénine à contrôler la justesse de l’exposition du point de vue de Marx et d’Engels par Kautsky. Il étudia les vues de Marx sur le mouvement agraire américain de 1848, la position d’Engels en 1885 à l’égard de Henry George. En avril, il publiait déjà un article : « Marx et le « partage égalitaire » américain ».

Cet article se terminait par ces mots :

« Nous doutons qu’il y ait au monde un autre pays où les paysans opprimés et abreuvés d’outrages aient à souffrir autant qu’en Russie. Mais le réveil des paysans sera d’autant plus puissant et leur poussée révolutionnaire d’autant plus irrésistible que l’oppression a été plus forte. Le devoir du prolétariat révolutionnaire conscient est de soutenir cette poussée par tous les moyens, afin qu’elle ne laisse pas pierre sur pierre de la maudite vieille Russie, qui fut celle de l’autocratie, du servage et de l’esclavage, afin qu’elle donne naissance à une nouvelle génération d’hommes libres et hardis, afin qu’elle crée un nouveau pays républicain où notre action prolétarienne pour le socialisme se déploiera largement. »

A Genève, le centre bolchévik nichait au coin de la fameuse rue de Carouge, peuplée d’émigrés russes et de l’Arve. C’est là que se trouvaient la rédaction du Vpériod, l’expédition, la popote bolchévik des Lépiochinsky, là que demeuraient les Bontch-Brouiévitch, les Liadov (Mandelstamm), les Iline, Orlovsky, Olminsky et plusieurs autres fréquentaient chez les Bontch-Brouiévitch.

Rentré en Russie, Bogdanov s’entendit avec Anatole Lounatcharsky, qui arriva à Genève et entra à la rédaction du Vpériod. C’était un brillant orateur, qui contribua pour une grande part à la consolidation des positions bolchéviks. A partir de ce moment, Vladimir Illitch se montra fort bien disposé pour Lounatcharsky, il se réjouissait de le voir, et fit même preuve d’une certaine partialité à son égard à l’époque des divergences avec les partisans de Vpériod. De son côté, Lounatcharsky était particulièrement gai et spirituel en sa présence. Je me souviens d’un jour — c’était, je crois, en 1919 ou en 1920 — où Lounatcharsky, de retour du front, faisait part de ses impressions à Vladimir Illitch, dont les yeux pétillaient en l’écoutant.

Lounatcharsky, Vorovsky, Olminsky, quel précieux renfort pour le Vpériod ! Un perpétuel sourire illuminait Vladimir Bontch-Brouiévitch, qui s’occupait de toute l’administration et qui édifiait toute sorte de plans grandioses en donnant tous ses soins à l’imprimerie.

Les bolchéviks se retrouvaient presque tous les soirs au café Landold, où ils passaient des heures, attablés devant une chope de bière, à discuter des événements qui se déroulaient en Russie et à esquisser leurs plans.

Beaucoup partaient, d’autres se préparaient à partir.

En Russie, on faisait de l’agitation pour le troisième congrès, dont la convocation était absolument indispensable étant donné les changements survenus dans la situation depuis le deuxième congrès et l’apparition d’une foule de problèmes nouveaux. La plupart des comités se prononcèrent pour le congrès. On constitua un « Bureau des comités de la majorité ». Le Comité central coopta quantité de nouveaux membres, parmi lesquels se trouvaient également des menchéviks. Dominé par les « conciliateurs », il entravait par tous les moyens la convocation du troisième congrès. La plupart de ses membres ayant été arrêtés à Moscou lors d’une réunion chez l’écrivain Léonid Andréiev, ceux qui étaient restés en liberté acceptèrent la convocation du congrès, qui fut tenu à Londres. Une évidente majorité devait s’y prononcer pour les bolchéviks. C’est pourquoi les menchéviks ne s’y rendirent point et envoyèrent leurs délégués à Genève pour y tenir une conférence.

Le C.C. délégua au congrès Sommer (Marc, Lioubimov) et Winter (Krassine). Marc avait une mine des plus renfrognée. Krassine était naturel, comme si de rien n’était. Les délégués attaquèrent furieusement le C.C. à cause de sa position conciliatrice. Marc, plus sombre qu’une nuée d’orage, gardait le silence. Krassine, la joue appuyée sur sa main, se taisait également, impassible comme si tous ces discours pleins de fiel ne l’eussent nullement concerné. Lorsque son tour arriva de parler, il lut son rapport d’une voix calme sans même répondre aux accusations, et tous virent clairement que tout était dit, qu’il avait rejeté tout ce qu’il y avait en lui de conciliateur, qu’il prenait rang désormais parmi les bolchéviks et qu’il serait avec eux jusqu’à la fin.

Les militants connaissent maintenant tout le travail fourni par Krassine et la responsabilité qu’il assuma pendant la révolution de 1905 : armement des combattants, direction de la fabrication des munitions, etc. Tout cela se faisait en secret, sans bruit, mais avec une énergie sans pareille. Plus que quiconque, Vladimir Ilitch connaissait le travail de Krassine et tenait celui-ci en grande estime.

Il y avait quatre délégués du Caucase : Mikha Tskhakaïa, Aliocha Djaparidzé, Lehmann et Kaménev, munis de trois mandats seulement. Vladimir Ilitch les interrogea : « A qui donc appartiennent ces mandats ? Vous êtes quatre et il n’y en a que trois. Qui a recueilli le plus grand nombre de voix ? » Mikha répondit avec indignation : « Est-ce qu’on vote chez nous au Caucase ? Nous décidons toutes les affaires entre camarades. On nous a envoyés tous les quatre, et le nombre de mandats n’a aucune importance. » Il se trouva que Mikha était le plus âgé de tous les membres du congrès, il avait alors 50 ans. Il fut chargé en conséquence d’ouvrir le congrès.

Le comité de Polessie avait délégué Liova Vladimirov. Nous lui avions écrit à plusieurs reprises au sujet de la scission, mais nous n’avions rien pu tirer de lui. En réponse aux lettres dans lesquelles nous lui décrivions les agissements des partisans de Martov, nous recevions des rapports sur la diffusion des tracts, le nombre de grèves, des manifestations qui avaient eu lieu en Russie. Au congrès, Liova se tint en bolchévik convaincu.

De Russie arrivèrent encore au congrès Bogdanov, Postalovsky (Vadime), Roumiantsev (P.P.), Rykov, Sammer, Zemliatchka, Litvinov, Skrypnik, Bour Chklovsky, Kramolnikov et autres.

L’effervescence du mouvement ouvrier en Russie se répercutait dans tous les travaux du congrès. On y adopta des résolutions sur l’insurrection armée, sur le gouvernement révolutionnaire provisoire, sur la tactique du gouvernement à la veille du coup d’Etat, sur la question de l’intervention ouverte du Parti ouvrier révolutionnaire social-démocrate russe, sur l’attitude à adopter à l’égard du mouvement paysan, des libéraux, des organisations social-démocrates nationales, sur la propagande et l’agitation, sur la fraction séparée du Parti, etc.

Sur la proposition de Vladimir Ilitch, rapporteur sur la question agraire, l’article sur les « parcelles » fut relégué aux commentaires et la question de la confiscation des terres seigneuriales, domaniales et ecclésiastiques passa au premier plan.

Deux autres questions caractérisèrent le troisième congrès : celle des deux centres et celle des rapports entre ouvriers et intellectuels.

L’élément prédominant au 2e congrès était constitué par des littérateurs et des praticiens ayant beaucoup travaillé pour le Parti sous une forme ou sous une autre, mais qui n’étaient reliés aux organisations russes, encore en voie de formation, que par des liens très fragiles.

Le 3e congrès présentait déjà une tout autre physionomie. A cette époque, les organisations s’étaient entièrement constituées en Russie, c’étaient des comités clandestins fonctionnant en secret dans les plus dures conditions. Par suite, les comités ne comportaient presque jamais d’ouvriers, mais leur influence sur le mouvement ouvrier était considérable. Les tracts, les « prescriptions » du comité répondaient à l’état d’esprit des masses ouvrières qui sentaient une direction ; aussi les comités jouissaient-ils d’une grande popularité, en outre leurs actes apparaissaient entourés de mystère aux yeux de la plus grande partie des ouvriers. Souvent, ceux-ci se réunissaient entre eux afin de traiter les questions primordiales du mouvement. On reçut au 3e congrès une déclaration émanant de 50 ouvriers d’Odessa au sujet des principaux points de divergence entre menchéviks et bolchéviks et indiquant qu’il n’y avait pas un seul intellectuel présent au cours de la discussion.

Le « comitard » était ordinairement un personnage plein d’assurance, car il voyait l’énorme influence que l’action du comité exerçait sur les masses ; en règle générale, il n’admettait pas de démocratisme au sein du Parti : « Il n’en résulte que des arrestations, nous sommes bien assez liés au mouvement sans cela », disait-il, en son for intérieur ; il avait toujours un peu de mépris pour « ceux de l’étranger », qui « étouffent dans leur graisse et sèment la discorde : qu’ils tâtent donc un peu des conditions russes ! » Le « comitard » n’admettait pas l’autorité émanant de « l’étranger ». En même temps il ne voulait pas d’innovations. Il ne voulait pas et ne savait pas s’adapter aux changements de circonstances.

Pendant la période de 1904-1905, les « comitards » fournirent un travail écrasant, mais la plupart ne s’adaptèrent qu’avec la plus grande difficulté aux possibilités croissantes de légalité et de lutte ouverte.

Il n’y eut pas d’ouvriers au 3e congrès, en tout cas, il n’y en eut pas un seul tant soit peu remarquable. Le surnom de « Babouchkine » ne désignait nullement l’ouvrier de ce nom, qui était alors en Sibérie, mais, si je m’en souviens bien, le camarade Chklovsky. Par contre, il s’y trouvait beaucoup de « comitards ». Ceux qui n’auraient pas en vue cette particularité du 3e congrès ne comprendraient pas grand’chose aux procès-verbaux.

La question de la « mise à la raison des éléments fixés à l’étranger » fut soulevée non seulement par les « comitards », mais aussi par d’autres militants notoires. Bogdanov était à la tête de l’opposition à « l’étranger ».

On parla un peu à tort et à travers sur ce sujet, mais Vladimir Ilitch ne s’en affligea pas outre mesure. Il estimait que, grâce à la révolution grandissante, « l’étranger » perdait de jour en jour son importance, il savait que lui-même ne devait plus demeurer longtemps à l’étranger et il se souciait surtout de faire informer rapidement l’organe central par le C.C. (l’organe central devait s’appeler dorénavant le Prolétaire et paraître provisoirement à l’étranger). Il insistait également sur l’organisation d’entrevues périodiques entre la partie étrangère et la partie russe du C.C.

La question de l’introduction de l’élément ouvrier dans les comités fut autrement épineuse.

Vladimir Ilitch défendait cette thèse avec une chaleur particulière. Bogdanov, les « étrangers » et les littérateurs en étaient également partisans, tandis que les « comitards » s’y opposaient. Vladimir Ilitch s’emballa, les « comitards » se montrèrent pour le moins aussi emportés. Ces derniers insistèrent pour ne pas adopter de résolution à ce sujet, car on ne pouvait dire dans une résolution spéciale qu’il ne fallait pas d’ouvriers dans les comités.

Au cours des débats, Vladimir Ilitch fit cette déclaration : « Je pense qu’il convient d’envisager les choses avec plus d’ampleur. L’introduction des ouvriers dans les comités est une tâche non seulement pédagogique, mais politique. Les ouvriers ont un instinct de classe et, lorsqu’ils ont acquis une certaine expérience politique, ils deviennent assez vite des social-démocrates fermes. Je serais tout à fait d’avis de faire entrer des ouvriers dans nos comités, dans la proportion de huit ouvriers pour deux intellectuels. Si le conseil, émis dans notre littérature, d’introduire, dans la mesure du possible, des ouvriers dans les comités n’a pas été suffisant, il serait utile de le donner au nom du congrès. Si vous remportez de cette assemblée une direction claire et précise, vous serez en possession d’un moyen de lutte radicale contre la démagogie : voilà la volonté nette du congrès. »

Auparavant déjà, Vladimir Ilitch avait insisté à plusieurs reprises sur la nécessité d’installer des ouvriers en aussi grand nombre que possible dans les comités. Il en avait déjà parlé en 1903 dans sa « Lettre à un camarade pétersbourgeois ». Aussi, en défendant ce même point de vue au congrès, il s’échauffait terriblement, plaçait à tout moment des interrruptions. Mikhaïlov (Postalovsky) ayant déclaré : « Ainsi, en pratique, on n’a, vis-à-vis des intellectuels, que des exigences fort minimes, tandis qu’elles sont démesurément élevées en ce qui concerne les ouvriers », Vladimir Ilitch s’écria : « Très vrai ! », à quoi le chœur des « comitards » répondit aussitôt : « C’est faux ! »

Roumiantsev ayant dit qu’il n’y avait qu’un seul ouvrier dans le comité pétersbourgeois, bien que l’action fût menée à Pétersbourg depuis une quinzaine d’années, Vladimir Ilitch cria : « C’est un scandale ! »

Et ensuite, à la clôture des débats, Vladimir Ilitch expliqua : « Je ne pouvais tenir en place lorsque j’entendais dire qu’il n’y a pas d’ouvriers capables d’être membres de comité. La question traîne en longueur, le Parti est malade assurément. Il faut faire entrer les ouvriers dans les comités. » Et s’il ne s’affligea pas outre mesure de l’échec de son point de vue au congrès, ce fut uniquement parce qu’il savait que la révolution imminente guérirait infailliblement le Parti de sa phobie des comités ouvriers.

Une troisième question importante se posait encore devant le congrès : celle de la propagande et de l’agitation.

Je me souviens qu’un jour, à Genève, une jeune personne arrivée d’Odessa était venue nous trouver et se plaignait de ce que les ouvriers exigeaient du comité des choses impossibles : ils voulaient se charger de la propagande ! Et elle ajoutait : « Est-ce une chose possible ? Nous ne pouvons leur donner que l’agitation ! »

Cette communication avait produit sur Ilitch une assez forte impression et lui avait paru comme une sorte d’introduction aux débats sur la propagande. On reconnut avec Zemliatchka, Mikha Tskhakaïa et Diesnitsky, que les anciennes formes de propagande étaient mortes, que la propagande s’était transformée en agitation. Étant donné le développement gigantesque du mouvement ouvrier, la propagande orale et même l’agitation en général ne pouvaient plus en satisfaire les besoins ; il fallait une littérature populaire, un journal populaire, une littérature pour les paysans, pour les nationalités de langues différentes...

La vie posait des centaines de questions nouvelles, dont la solution était impossible dans le cadre de l’ancienne organisation clandestine. On ne pouvait les résoudre qu’à l’aide d’un journal quotidien paraissant en Russie et d’une large édition légale. Toutefois, la liberté de la presse n’était pas encore conquise. On décida d’éditer en Russie un journal clandestin, d’y former un groupe de littérateurs qui s’occuperaient de la littérature populaire. Mais ce n’étaient là, évidemment, que des palliatifs.

On parla beaucoup également au congrès de la lutte révolutionnaire en cours. On adopta des résolutions sur les événements de Pologne et du Caucase. « Le mouvement prend une ampleur toujours plus grande, dit un délégué de l’Oural, il est temps de ne plus considérer l’Oural comme une région arriérée, endormie, incapable de se secouer. La grève politique à Lysva, les nombreuses grèves dans différentes usines, les signes divers de l’état d’esprit révolutionnaire, y compris la terreur agraire et usinière sous les formes les plus variées, tout indique que l’Oural est à la veille d’un grand mouvement révolutionnaire, qui revêtira très probablement la forme d’une insurrection armée. C’est dans l’Oural que, pour la première fois, les ouvriers ont lancé des bombes et sorti les canons (à l’usine Votkinsky). Camarades, n’oubliez pas l’Oural ! »

Il va sans dire que Vladimir Ilitch s’entretint longuement avec le déléguée de l’Oural.

Dans l’ensemble, le 3e congrès fixa rationnellement les directions de la lutte. Les menchéviks résolurent les mêmes questions d’une tout autre manière. Dans sa brochure les Deux Tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Vladimir Ilitch a mis en lumière la différence de principe existant entre les résolutions du 3e congrès et celles de la conférence menchévik.

De retour à Genève, je dus faire partie de la commission de rédaction des procès-verbaux du congrès avec Kamsky et Orlovsky. Kamsky repartit pour la Russie, Orlovsky était terriblement occupé. On entreprit la vérification des procès-verbaux à Genève, où un grand nombre de délégués s’étaient rendus après le congrès. A cette époque, il n’y avait ni sténographes, ni secrétaires spéciaux, et les procès-verbaux des séances étaient rédigés à tour de rôle par deux membres du congrès qui me les remettaient ensuite. Les membres du congrès n’étaient pas toujours de bons rédacteurs. Il va sans dire qu’il n’avait pas été possible de relire les procès-verbaux pendant le congrès. A Genève, à la popote des Lépiochinsky, on se mit à les contrôler avec le concours des délégués. Bien entendu, chaque délégué trouvait que sa pensée avait été mal rendue et voulait y apporter des modifications. C’était là chose interdite, et il n’était possible de faire des restrictions que lorsque les autres délégués en reconnaissaient le bien-fondé. La tâche était ardue et, naturellement, donna lieu à des incidents. Skrypnik (Stchensky) demanda à emporter chez lui les procès-verbaux et, comme on lui faisait observer qu’il faudrait, en ce cas, accorder la même faveur à tous les délégués, ce qui mettrait les documents dans un fâcheux état, il s’emporta et envoya à ce sujet au C.C. une protestation écrite en lettres d’imprimerie.

Une fois le gros du travail terminé, la rédaction des procès-verbaux demanda encore un temps assez long à Orlovsky.

En juillet arrivèrent les premiers procès-verbaux des séances du nouveau C.C. Ils annonçaient que les menchéviks de Russie n’étaient pas d’accord avec l’Iskra et avaient l’intention de la boycotter, que, tout en ayant examiné la question de l’appui au mouvement paysan, le C.C. n’avait encore rien entrepris, désirant se concentrer avec les agronomes.

Cette lettre nous parut laconique à l’excès.

La lettre suivante concernant le travail du C.C. le fut encore davantage.

Ilitch s’énervait de plus en plus. Après avoir respiré l’atmosphère russe au congrès, il lui semblait bien plus difficile de supporter l’éloignement de l’activité révolutionnaire.

Vers le milieu du mois d’août, Ilitch écrivit au C.C. en le conjurant de « cesser son mutisme » et de ne pas se borner à l’étude des questions entre soi. « Le C.C. doit avoir un vice de conformation », écrivait-il aux membres du C.C. russe.

Dans les lettres suivantes, il se montre furieux de ce que, malgré la décision prise, l’organe central ne reçoive pas d’information régulière.

Dans une lettre adressée en septembre à « Auguste », Vladimir Ilitch écrit : « Il serait utopique de s’attendre à une solidarité complète avec le C.C. ou ses agents. Nous ne sommes pourtant pas un cercle, mais un parti, cher ami ! » Répondant dans la même lettre à une objection indignée au sujet de la diffusion par notre groupe des tracts de Trotsky, Ilitch déclare : « ...On imprime des tracts de Trotsky... quel mal y a-t-il à cela si ces tracts sont supportables et rectifiés ? »

Dans une lettre en date du 13 octobre 1905 adressée à Goussiev, il indique la nécessité de mener de front la préparation à l’insurrection armée et la lutte syndicale, mais de mener cette lutte dans un esprit bolchévik en combattant, là aussi, les menchéviks.

* * *

On vit apparaître, à l’horizon genevois, les signes précurseurs de la liberté de la presse. Des éditeurs nous proposèrent à l’envi d’éditer légalement nos brochures clandestines publiées à l’étranger. L’ « Albatros » d’Odessa, les éditions Malykh et autres, tous nous firent des offres de service.

Le C.C. nous recommanda de nous abstenir de la conclusion de tout contrat, vu qu’il se proposait d’installer une maison d’édition.

Dans le début d’octobre, il fut question du voyage d’Ilitch en Finlande pour une entrevue avec le C.C. Mais le cours des événements donna une autre tournure à cette entreprise et Vladimir Ilitch se prépara à se rendre en Russie. Je devais rester encore une quinzaine de jours à Genève afin de liquider les affaires. J’aidai Ilitch à mettre en ordre ses papiers et ses lettres, qui furent rangés dans des enveloppes qu’Ilitch annota lui-même de sa main. Tout cela fut emballé dans une valise et confié au camarade Karpinsky, me semble-t-il. Cette valise a été conservée et remise à l’Institut Lénine après la mort d’Ilitch. Elle contenait une quantité de documents et lettres qui jettent une vive lumière sur l’histoire du Parti.

En septembre, Ilitch écrivait au C.C. :

« En ce qui concerne Plékhanov, je vous communique pour votre gouverne les bruits qui circulent ici. Il est visiblement irrité contre nous à cause de nos révélations devant le Bureau international. Il crie comme un putois dans le numéro 2 du Cahier du social-démocrate. On parle tantôt de la parution de son journal, tantôt de son retour à l’Iskra. Conclusion : il faut se méfier de lui plus que jamais. »

Et, le 8 octobre, Vladimir Ilitch continue :

« Je vous prie instamment d’abandonner entièrement à présent l’idée de Plékhanov et de désigner un délégué parmi les bolchéviks. Il serait bon de désigner Orlovsky. »

Mais lorsqu’on apprit qu’il était possible d’installer un quotidien en Russie, Ilitch, déjà en instance de départ, écrivit à Plékhanov une lettre chaleureuse dans laquelle il l’invitait à collaborer au journal.

« Notre révolution balaie elle-même avec une rapidité surprenante les divergences tactiques. Voici que se constitute un terrain sur lequel l’oubli du passé, l’entente pour une œuvre vivante seront singulièrement facilités... »

Ilitch terminait en demandant une entrevue. Je ne me rappelle pas si elle eut lieu. Il est probable que non, car ce fait ne serait pas effacé de ma mémoire.

Plékhanov n’alla pas en Russie en 1905.

Le 26 octobre, Ilitch traitait par lettre les détails de son retour en Russie. « Par Dieu ! Nous avons une fameuse révolution en Russie », écrit-il. Et, répondant à la question du moment de l’insurrection : « J’aimerais bien différer l’insurrection jusqu’au printemps. Mais, après tout, on ne nous demande pas notre avis. »

Notes

1 Les socialistes-révolutionnaires, communément appelés s.-r., furent à l’origine un parti révolutionnaire paysan, en même temps que le parti des organisations de combat, c’est-à-dire des terroristes. Après la révolution de février-mars 1917, ils perdirent beaucoup de leur crédit sur les masses paysannes du fait qu’ils réclamaient la suppression de la propriété privée de la terre avec indemnisation des propriétaires. Après la révolution prolétarienne d’Octobre, ils passèrent presque tous au camp de la contre-révolution.

2 Paroles de Plékhanov après l’échec de l’insurrection de décembre 1905 à Moscou.

3 Pour la préparation du thé.

Comment Lénine vivait à l’étranger

On écrit beaucoup à présent sur Vladimir Ilitch. Fréquemment, on le représente comme un ascète, un petit bourgeois vertueux, un homme d’intérieur. On dénature ainsi sa physionomie. Il n’était rien de tout cela. C’était un homme à qui rien d’humain n’était étranger. Il aimait la vie sans ses formes les plus variées et l’aspirait avec avidité.

On dépeint notre vie comme une vie de privations. Ce n’est pas exact. Nous n’avons pas connu le besoin consistant à ne pas avoir de quoi se procurer du pain. Les camarades émigrés étaient-ils tous dans la même situation ? Il y en avait qui, sans travail pendant deux ans, ne recevant pas d’argent de Russie, mouraient littéralement de faim. Cela ne nous est jamais arrivé. Nous vivions simplement, c’est vrai. Mais est-ce que la joie de la vie consiste dans le luxe et l’abondance ?

Vladimir Ilitch savait prendre les joies de la vie. Il aimait beaucoup la nature. Déportés en Sibérie et, plus tard, émigrés en Europe occidentale, nous allions régulièrement en dehors de la ville pour respirer à pleins poumons ; nous avancions aussi loin que possible et rentrions chez nous, ivres d’air, de mouvement, d’impressions. Notre genre de vie différait sensiblement de celui des autres émigrés. Ils aimaient pour la plupart les interminables causeries, les bavardages près d’un verre de thé, dans des nuages de fumée. Ces bavardages fatiguaient énormément Vladimir Ilitch, qui s’arrangeait toujours pour partir en promenade.

Je me rappelle un épisode de la première année de notre vie d’émigrés, à Munich. Nous avions emmené un jour Martov et Anna Ilinitchna1 pour leur montrer notre endroit de prédilection, sur la rive escarpée de l’Isar, où l’on n’accédait qu’en se glissant à travers des buissons. Au bout d’une demi-heure ils étaient fourbus et de si mauvaise humeur que nous nous empressâmes de les faire passer en barque dans les quartiers civilisés de la ville, après quoi nous nous rendîmes seuls à « notre » emplacement.

Même à Londres, nous trouvions moyen de gagner la campagne, et pourtant il n’est guère facile de sortir de cette ville monstre, enfumée et embrumée, surtout lorsqu’on ne veut pas dépenser plus d’un penny et demi pour l’omnibus.

Par la suite, en Suisse, lorsque nous pûmes nous procurer des bicyclettes, le cercle de nos excursions s’élargit considérablement. Je me souviens que Véra Zassoulitch dit un jour, à Londres, à un camarade qui se représentait Ilitch claquemuré du matin au soir au British Museum et qui se montrait fort étonné de le voir se préparer à une promenade : « Mais il aime passionnément la nature ! » Je me dis aussitôt : « C’est pourtant vrai ! »

Vladimir Ilitch aimait aussi à étudier la vie locale. Où n’avons-nous pas pénétré ensemble à Munich, à Londres et à Paris ! Il lisait assidûment les annonces des réunions socialistes dans la banlieue, dans les petits cafés, dans les églises anglaises. Il voulait voir la vie de l’ouvrier allemand, anglais, français, entendre ce qu’il disait non pas dans les grandes assemblées, mais dans son petit cercle habituel, savoir ce qu’il pensait, quels rêves l’agitaient. A quelles réunions électorales n’avons-nous pas assisté à Paris ! Nous connaissions la vie des ouvriers du pays dans lequel nous habitions bien mieux que ne la connaissent ordinairement les émigrés.

Je me souviens qu’à Paris nous eûmes une période d’engouement pour la chanson révolutionnaire française. Vladimir Ilitch fit la connaissance de Montéhus, talentueux compositeur et exécuteur de chansons révolutionnaires. Fils de communards, Montéhus était le favori des quartiers ouvriers. A un moment donné, Ilitch aimait à chantonner son « Salut, salut à vous, braves soldats du 17e » adressé à des soldats français qui avaient refusé de tirer sur des grévistes. Il aimait aussi une chanson de Montéhus ridiculisant les députés socialistes, élus par des paysans inconscients, et qui vendent la liberté nationale moyennant une indemnité parlementaire de 15 000 francs...

Nous nous mîmes à fréquenter les théâtres. Ilitch cherchait dans la rubrique des spectacles la salle de faubourg dans laquelle Montéhus devait chanter. Armés d’un plan de Paris, nous arrivions dans un faubourg éloigné. Nous assistions avec la foule à une représentation, qui, la plupart du temps, se trouvait être une de ces niaiseries mi-sentimentales, mi-scabreuses dont la bourgeoisie française alimente si volontiers les ouvriers, après quoi Montéhus faisait son entrée. Les ouvriers l’accueillaient par une tempête d’applaudissements et lui, en veste de travail, un foulard noué autour du cou à la manière des ouvriers français, leur chantait des chansons d’actualité, persiflait la bourgeoisie, chantait la rude vie du travailleur et la solidarité ouvrière. La foule des faubourgs parisiens est une foule ouvrière, elle réagit instantanément au moindre fait ; à l’élégante au grand chapeau, que toute la salle se met à huer copieusement, aussi bien qu’au contenu de la pièce. « Gredin ! » crie l’ouvrier à l’acteur représentant un propriétaire faisant des propositions honteuses à sa jeune locataire. Ilitch aimait à se plonger dans cette masse ouvrière. Montéhus vint chanter une fois à l’une de nos soirées russes, et il s’attarda ensuite à s’entretenir avec Vladimir Ilitch de la future révolution mondiale. Le fils du communard et le bolchévik russe la rêvaient chacun à leur façon. Pendant la guerre, Montéhus se mit à composer des chansons patriotiques.

Nous nous passionnâmes aussi pour les réunions électorales où les ouvriers se rendaient avec leurs mioches, n’ayant personne pour les garder à la maison. Nous écoutions parler les orateurs, observions ce qui touchait, électrisait la foule ; nous admirions la puissante carrure d’un ouvrier forgeron attachant sur l’orateur un regard enthousiasmé et la frêle silhouette de son jeune fils qui, serré contre son père, buvait non moins avidement les paroles tombant de la tribune. Nous allions entendre un député socialiste parler devant un auditoire ouvrier, puis nous le suivions dans une réunion d’intellectuels, de fonctionnaires, et nous constations que, dans ce milieu petit-bourgeois, il exprimait les grandes et généreuses idées qui avaient fait vibrer la foule ouvrière sous une forme édulcorée qui les rendait plus ou moins acceptables à son nouvel auditoire. Il fallait bien conquérir le plus grand nombre de voix possible. Et, en rentrant de la réunion, Ilitch ronronnait tout le long du chemin la petite chanson de Montéhus sur le député socialiste.

A Londres nous allions à Hyde Park pour écouter les orateurs des rues. L’un parlait de Dieu ; l’autre, de la vie misérable des employés ; un troisième, des cités-jardins. Nous allions aussi à Whitechapel, le quartier juif de Londres, et prenions contact avec les matelots russes, la population indigente juive ; nous écoutions leurs chants, pleins de tristesse et de désespoir. Nous nous rendions dans un cercle, où un jeune socialiste faisait un rapport sur le socialisme municipal, tandis qu’un vieux membre du Parti, que nous avions vu figurer la veille en qualité de prêtre socialiste à un singulier service divin dans l’église socialiste des « Sept-Sœurs », où il expliquait que la sortie des Hébreux d’Egypte était tout simplement la figure du passage des ouvriers du royaume du capitalisme au royaume du socialisme, accusait le jeune rapporteur d’opportunisme.

Savoir observer la vie, la vie humaine, sous ses formes multiples, dans ses manifestations variées, y percevoir des résonances à ses propres sentiments, n’est-ce-pas là jouir de la vie et est-ce là le fait d’un ascète ?

Vladimir Ilitch aimait ses semblables. Il ne garnissait pas sa table des portraits de ceux qu’il aimait, comme on l’a écrit récemment. Mais il savait aimer avec passion. C’est ainsi qu’il aimait, par exemple, Plékhanov. Celui-ci joua un grand rôle dans le développement de Vladimir Ilitch, il l’aida à trouver la voie révolutionnaire juste, aussi Plékhanov fut-il pendant longtemps entouré à ses yeux d’une auréole ; la moindre divergence avec Plékhanov lui était extrêmement douloureuse. Même après la scission, il suivait attentivement les paroles de ce dernier. Avec quelle joie il répétait après lui : « Je ne veux pas mourir en opportuniste ! » Même en 1914, au moment de la déclaration de guerre, Vladimir Ilitch était en proie à une extrême surexcitation en se préparant à parler contre la guerre dans un meeting où Plékhanov devait prendre la parole. « Serait-il possible qu’il ne comprenne pas ? », disait-il. Dans les souvenirs de P.N. Lepechinsky on trouve un passage tout à fait invraisemblable. Lepechinsky y relate que Vladimir Ilitch lui aurait dit un jour : « Plékhanov est mort, quant à moi, je suis vivant ». Cela n’est pas possible. Il y eut sans doute une autre nuance qui échappa à Lepechinsky. Jamais Lénine ne s’opposa à Plékhanov.

Les jeunes camarades qui étudient l’histoire du Parti ne se rendent probablement pas compte de ce que fut la scission avec les menchéviks.

Vladimir Ilitch n’aimait pas seulement Plékhanov, il avait aussi une grande affection pour Zassoulitch et Axelrod. « Tu vas voir Véra, c’est un être d’une pureté cristalline », me dit-il le soir même de mon arrivée à Munich. Pendant longtemps il entoura également Axelrod d’une auréole particulière.

Peu de temps avant sa mort, il me demanda des nouvelles d’Axelrod ; il me montra son nom dans un journal d’un air interrogateur en articulant « Quoi ? », désirant que je m’informasse par téléphone auprès de Kaménev, et il écouta attentivement mon récit. Un autre jour, je lui parlai de A. Kalmykova et, comme il me dit de nouveau « Quoi ? », je compris qu’il désirait des nouvelles de Potressov. Je lui fis part de ce que je savais et lui demandai : « Faut-il m’enquérir plus en détail ? » Il secoua négativement la tête. « On dit que Martov va bientôt mourir aussi », me dit-il peu de temps avant de perdre l’usage de la parole. Et il y avait de la douceur dans ces mots.

Jamais l’affection qu’il éprouvait pour quelqu’un n’influença sa position politique. Si attaché qu’il fût à Plékhanov ou à Martov, il rompit politiquement avec eux dès que l’intérêt de la cause l’exigea.

Mais, en raison de ses amitiés personnelles, les scissions lui étaient incroyablement pénibles. Au deuxième congrès, lorsque l’imminence de la scission avec Axelrod, Zassoulitch, Martov et autres se fit nettement sentir, je me souviens de la douleur qu’éprouva Vladimir Ilitch ; ses forces ne se seraient pas brisées si tôt, s’il avait été moins ardent dans ses affections. La loyauté politique — au sens véritable, profond, de ce terme — cette loyauté qui consiste à savoir renoncer, dans tous les jugements et actes politiques, à ses sympathies personnelles, n’est pas inhérente à tout le monde, et ceux qui la possèdent la paient cher.

Vladimir Ilitch avait toujours éprouvé un vif intérêt pour ses semblables et il s’emballait volontiers pour les uns ou les autres. Il lui suffisait d’apercevoir en quelqu’un une qualité intéressante pour s’attacher à lui. Je me souviens de sa « passion » de deux semaines pour Nathanson, dont le talent d’organisateur l’avait frappé. Il ne jurait plus que par Nathanson. Il s’accrochait particulièrement aux voyageurs venant de Russie. Et, sous l’influence des questions qu’il leur posait, entraînés par son état d’esprit, il leur arrivait, sans qu’ils s’en rendissent compte, de lui laisser voir la meilleure partie de leur être spirituel, celle qui se reflétait dans toute leur activité. Ils poétisaient involontairement leur travail en l’exposant à Ilitch.

Mais, si Vladimir Ilitch se passionnait pour les gens, il se passionnait tout autant pour le travail. L’un s’enchaînait à l’autre. Et c’est ce qui rendait sa vie si riche, si complète. Il aspirait la vie sous toutes ses formes complexes et variées. Les ascètes ne vivent pas ainsi.

Avec cette conception de la vie et des hommes, cette ardeur passionnée qu’il apportait en toutes choses, Ilitch ne fut rien moins que le vertueux petit bourgeois pour lequel on veut le faire passer quelquefois : homme d’intérieur modèle avec femme, enfants, photographies des membres de sa famille sur le bureau, livres, robe de chambre ouatée, un petit chat sur les genoux, habitation seigneuriale dans la quelle il se « repose » de la vie publique. Le moindre de ses actes est vu à travers le prisme d’une sentimentalité bourgeoise. Il vaudrait bien mieux s’abstenir de traiter ce genre de thème.

Vladimir Ilitch ne méprisait rien tant que les critiques, les commérages, l’immixtion dans la vie personnelle des autres. Il n’admettait pas cette immixtion. Plus d’une fois, pendant notre séjour en exil, il m’en avait parlé, insistant sur la nécessité d’éviter avec soin toutes les histoires de déportés, provoquées d’ordinaire par les cancans, les ragots, la curiosité oisive, la rage de déchiffrer l’âme d’autrui.

A Londres, en 1902, il se produisit un violent conflit entre Vladimir Ilitch et une parie de la rédaction de l’Iskra, qui voulait juger un camarade pour un acte répréhensible commis pendant sa déportation. Cela ne se passa pas, naturellement, sans une grossière ingérence dans sa vie personnelle. Vladimir Ilitch protesta vivement contre ce fait et refusa nettement de prendre part à ce scandale, comme il l’appelait. On l’accusa par la suite d’avoir manqué de sensibilité.

Il me semble que la véritable sensibilité consistait précisément dans le refus de toucher brutalement à l’âme d’autrui.

Note

1 La sœur aînée de Lénine.

De l’émigration à Pétrograd

Nous passâmes le dernier hiver (1916-1917) à Zurich. La vie n’était pas gaie. Les relations avec la Russie étaient interrompues : on ne recevait plus de lettres, personne n’arrivait plus. Nous nous tenions par habitude un peu à l’écart de la colonie d’émigrés, d’ailleurs fort peu nombreuse à cette époque à Zurich. Nous ne voyions que Gricha Oussiévitch, un jeune camarade charmant, qui fut tué au front par la suite, et qui entrait pour un instant tous les jours en sortant de la popote des émigrés. Le matin, nous voyions arriver assez régulièrement le « neveu de Zemliatchka », bolchévik que les privations avaient rendu fou. Ses vêtements étaient tellement déchirés et couverts de boue qu’on lui refusait l’accès des bibliothèques suisses. Il faisait tout son possible pour attraper Ilitch afin de discuter avec lui toute sorte de questions de principe et arrivait poru cela avant neuf heures, moment où Ilitch se rendait à la bibliothèque. Ces interviews avec un fou n’étaient pas sans inconvénients et nous avions pris l’habitude d’aller nous promener au bord du lac en attendant l’ouverture de la bibliothèque.

Nous occupions, dans un quartier ouvrier suisse, une chambre assez peu confortable. Elle se trouvait dans une vieille maison, sombre d’aspect, dont la construction remontait à peu près au XVIe siècle, et l’on ne pouvait ouvrir les fenêtres que la nuit, car, pendant la journée, une insupportable odeur de saucisson pourri émanait de la cour sur laquelle ouvrait une charcuterie. Pour le même prix, nous aurions pu assurément trouver quelque chose de mieux, mais nous tenions à nos logeurs. C’étaient des ouvriers du meilleur acabit, haïssant le capitalisme, condamnant instinctivement la guerre impérialiste. L’appartement était bien réellement « international » : deux des chambres étaient occupées par nos logeurs, un menuisier et des cordonniers ; une autre, par la femme et les enfants d’un boulanger allemand sous les drapeaux ; une troisième, par un Italien ; une quatrième, par des acteurs autrichiens ; la dernière, par nous autres, Russes. Aucune manifestation de chauvinisme ne s’y donnait cours et, un jour, comme nous étions occupées, la patronne et moi, à cuire chacune notre morceau de viande dans la cuisine, sur le fourneau à gaz, elle s’écria avec indignation : « Les soldats doivent tourner leurs armes contre leurs gouvernements ». Après cette sortie, Ilitch ne voulut plus entendre parler de changer de chambre et il salua la patronne avec encore plus d’empressement.

Malheureusement, les socialistes suisses n’étaient pas aussi révolutionnaires que la femme de l’ouvrier. Vladimir Ilitch avait essayé un moment de mener l’action à l’échelle internationale. On tint des réunions dans le petit café Zum Adler, dans une ruelle toute proche. Il y vint quelques bolchéviks russes et polonais, des socialistes suisses, quelques jeunes Allemands et Italiens. La première réunion compta environ quarante personnes. Ilitch y exposa son point de vue sur la guerre, sur la nécessité de condamner les chefs qui avaient trahi la cause du prolétariat ; il élabora un programme d’action. Quoique internationalistes, les étrangers furent interloqués par l’audace d’Ilitch. Je me rappelle le discours d’un représentant de la jeunesse suisse qui déclara qu’on ne pouvait pas se casser la tête contre un mur. Ce qui est certain, c’est que notre auditoire se mit à fondre et que, à la quatrième réunion, il ne vint plus que des Russes et des Polonais. On se sépara après quelques plaisanteries. C’est d’ailleurs à cette époque que des relations plus étroites furent nouées avec Fritz Platten et Willy Münzenberg.

Je me rappelle une scène remontant à une époque plus avancée. Nous nous étions rendus, un jour, dans un quartier élégant de Zurich. Soudain, nous nous trouvâmes nez à nez avec Nobs, le rédacteur d’un journal socialiste Zurichois, qui attaquait à ce moment les gauches ; en apercevant Ilitch, Nobs fit semblant de monter en tramway ; Ilitch le retint cependant et, tout en le tenant solidement par le bouton de son pardessus, il lui exposa son point de vue sur l’imminence de la révolution mondiale. Les efforts de Nobs pour se débarrasser de son adversaire enragé produisaient un effet comique, mais ceux d’Ilitch, cramponné au bouton de pardessus, pour convaincre son interlocuteur, me semblèrent tragiques. Cette formidable énergie ne trouvait pas à s’appliquer, cet infini dévouement aux masses laborieuses se perdait en vain, cette claire conscience du fait accompli ne servait de rien. Je ne sais pourquoi, mais je me rappelai alors un loup blanc du nord que nous avions vu, Ilitch et moi, au jardin zoologique de Londres et que nous avions longuement regardé. « Avec le temps tous les animaux s’habituent à la captivité, les ours, les tigres, les lions, nous expliqua le gardien. Seul le loup blanc du nord de la Russie ne s’habituera jamais à sa cage, il se jette jour et nuit contre les barreaux de fer ». Essayer de convaincre Nobs, est-ce que cela n’équivalait pas à se jeter contre des barreaux de fer ?

Nous nous préparions à partir pour la bibliothèque quand survint Bronski, qui nous fit part de la révolution de Février. Ilitch eut un moment de trouble intense. Quand Bronski nous eut quittés et que nous fûmes un peu remis de notre émotion, nous nous rendîmes au bord du lac, sous un abri où l’on affichait tous les jours les journaux suisses. C’était vrai, les télégrammes parlaient de la révolution en Russie.

Ilitch s’agita. Il pria Bronski de lui trouver un contrebandier qui le ferait passer d’Allemagne en Russie. Nous apprîmes bientôt que le contrebandier ne pouvait le conduire que jusqu’à Berlin. En outre, ce contrebandier avait des accointances avec Parvus, et Vladimir Ilitch ne voulait pas avoir affaire à ce dernier qui s’était enrichi pendant la guerre et était devenu social-chauvin.

Il fallait trouver un autre moyen. Lequel ? On aurait pu prendre la voie des airs, le risque d’être abattu importait peu. Mais où trouver l’avion magique capable de nous transporter dans la Russie en révolution ? Ilitch passait des nuits entières sans pouvoir dormir. Il me dit une nuit : « Tu sais, je pourrais partir avec le passeport d’un Suédois muet ». Je me mis à rire. « Cela ne prendra pas, tu pourrais parler en rêve. S’il t’arrivait de rêver des cadets, tu te mettrais à crier en dormant : Fripouilles ! Fripouilles ! Et l’on verrait bien du coup que tu n’es pas Suédois. » En tout cas, ce dernier plan était plus réalisable que celui de s’envoler en avion. Ilitch écrivit à ce sujet en Suède, à Hanecki. Mais, bien entendu, aucun résultat.

Quand il apprit qu’il lui était possible, avec l’aide des camarades suisses, d’obtenir un laissez-passer à travers l’Allemagne, Ilitch envisagea aussitôt l’affaire de façon pratique et fit tout son possible pour l’empêcher de ressembler à un arrangement avec le gouvernement allemand, ou même avec les social-chauvins allemands, et il s’efforça de tout mettre en règle juridiquement. L’entreprise était osée, non seulement en raison de la calomnie, de l’accusation de trahison qui le menaçaient infailliblement, mais aussi parce que nous n’étions nullement certains que l’Allemagne laisserait passer les bolchéviks et qu’elle ne les internerait pas. Plus tard, à la suite des bolchéviks, les menchéviks et d’autres groupes d’émigrés prirent le même chemin, mais personne ne se hasardait à faire les premiers pas.

Quand nous reçûmes une lettre de Berne annonçant que tout était arrangé et qu’on pouvait partir de là pour l’Allemagne, Ilitch déclara : « Nous partons par le premier train ». Nous n’avions plus que deux heures devant nous. Je tombai des nues. Il fallait liquider « toute la maison », rendre les livres à la bibliothèque, régler nos comptes avec la patronne, etc. « Pars seul, je te rejoindrai demain. » « Non, partons tous les deux ». La « maison » fut liquidée, les livres emballés, les lettres anéanties, un peu de linge et les quelques objets indispensables entassés dans une valise. Nous partîmes par le premier train. Nous aurions aussi bien pu ne pas nous presser, car on était aux fêtes de Pâques et notre départ fut quelque peu retardé.

Les bolchéviks qui rentraient en Russie se rassemblèrent à la Maison du Peuple de Berne. Avec nous partaient les Zinoviev, les Oussiévitch, Inessa Armand, Kharitonov, Sokolnikov, Mikha Tskhakaïa, etc. Il y avait aussi une bundiste1 accompagnée de son fils Robert, un ravissant bambin de quatre ans, tout bouclé, qui ne savait pas un mot de russe et ne parlait que le français. Radek, qui s’était fait passer pour Russe, était de la partie. Platten nous accompagnait.

Pendant tout le voyage nous n’adressâmes pas la parole à un seul Allemand ; aux environs de Berlin, des social-démocrates allemands montèrent dans un compartiment voisin, mais personne d’entre nous n’engagea la conversation avec eux et, seul, Robert, qui était entré dans leur compartiment, se mit à leur poser toutes sortes de questions.

Je ne sais pas s’ils répondirent à l’enfant, mais ils ne réussirent pas à poser la moindre question aux bolchéviks russes. Nous regardions par la fenêtre et nous étions frappés de l’absence complète d’hommes : rien que des femmes, des adolescents et des enfants dans les villes et les villages. On nous servit dans le wagon des côtelettes aux petits pois. On voulait évidemment nous montrer qu’en Allemagne on avait de tout en abondance. Tout se passa pour le mieux.

A Stockholm, nous fûmes accueillis par des discours, on arbora un drapeau rouge au milieu de la salle et on organisa un meeting. Je ne me souviens que très vaguement de cette ville, toutes mes pensées étaient déjà en Russie.

Enfin, nous passâmes la frontière finlandaise. Nous étions chez nous et tout nous semblait beau : les wagons délabrés de troisième classe, les soldats russes, le paysage, tout. Au bout d’un instant, Robert était déjà perché dans les bras d’un soldat d’un certain âge, il lui avait passé sa menotte autour du cou, lui gazouillait quelque chose en français et mangeait un morceau de paskha2 que le soldat lui avait offert. Nous nous collâmes aux fenêtres. Les quais des gares que nous traversions étaient encombrés de soldats. Oussiévitch se pencha à la fenêtre. « Vive la révolution mondiale ! » s’écria-t-il. Les soldats ahuris se mirent à dévisager les voyageurs. Un lieutenant au visage pâle passa plusieurs fois à côté de nous et, comme nous nous étions installés, Ilitch et moi, dans le wagon voisin, qui se trouvait presque vide, il s’assit près de lui et entama la conversation. Ce lieutenant était jusqu’auboutitiste, Ilitch défendait également son point de vue, et il était, lui aussi, extrêmement pâle. Le wagon s’emplit peu à peu de soldats qui montaient sur les bancs pour mieux voir et entendre celui qui parlait contre la guerre en termes si compréhensibles. Leur attention allait en grandissant, leurs visages se faisaient de plus en plus graves.

Maria Ilinitchna, la sœur cadette de Vladimir Ilitch, nous attendait à Biéloostrov ainsi que Chliapnikov, Stal et quelques autres. Il y avait aussi des ouvrières. Stal m’engagea vivement à leur adresser quelques paroles de bienvenue, mais j’étais muette d’émotion et je ne pus dire un mot. Ces camarades montèrent dans notre wagon et se mirent à nous raconter les événements. Nous arrivâmes bientôt à Pétrograd.

Les masses, ouvriers, soldats, matelots, s’étaient portées au-devant de leur chef. Comment l’avaient-elles reconnu ? Je ne sais. Tout autour de nous, c’était une mer humaine qui bouillonnait.

Qui n’a pas vu la révolution ne peut s’en imaginer la beauté majestueuse, triomphale.

Des drapeaux rouges, une garde d’honneur de marins de Cronstadt, les projecteurs de la forteresse Pierre-et-Paul illuminant la voie de puis la gare de Finlande jusqu’au palais de la Kchessinskaïa3, des autos blindées, une chaîne d’ouvriers et d’ouvrières gardant la voie. On fait monter Ilitch sur une auto blindée. Il se met à parler. Il est entouré par tout ce qu’il a de plus cher au monde : les masses populaires.

Notes

1 Membre du Bund.

2 Sorte de gâteau que l’on préparait en Russie à l’occasion de la fête de Pâques et dans lequel il entrait principalement du fromage.

3 Ballerine. Après la révolution de février 1917 les bolchéviks s’emparèrent de son palais où ils installèrent leur état-major.

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