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Débat avec le CCI - Gauche communiste sur les buts de la dictature du prolétariat et l’expérience russe

24 octobre 2011, 18:00, par Lénine

le camarade Bordiga et ses amis "gauches" tirent de leur juste critique de MM. Turati et Cie cette conclusion fausse qu’en principe toute participation au parlement est nuisible. Les "gauches" italiens ne peuvent apporter l’ombre d’un argument sérieux en faveur de cette thèse. Ils ignorent simplement (ou s’efforcent d’oublier) les exemples internationaux d’utilisation réellement révolutionnaire et communiste des parlements bourgeois, utilisation incontestablement utile à la préparation de la révolution prolétarienne. Simplement incapables de se représenter cette utilisation "nouvelle", ils clament en se répétant sans fin, contre l’utilisation "ancienne", non bolchevique, du parlementarisme.

Là est justement leur erreur foncière. Ce n’est pas seulement dans le domaine parlementaire, c’est dans tous les domaines d’activité que le communisme doit apporter (et il en sera incapable sans un travail long, persévérant, opiniâtre) un principe nouveau, qui romprait à fond avec les traditions de la II° Internationale (tout en conservant et développant ce que cette dernière a donné de bon).

Considérons par exemple le journalisme. Les journaux, les brochures, les tracts remplissent une fonction indispensable de propagande, d’agitation et d’organisation. Dans un pays tant soit peu civilisé, aucun mouvement de masse ne saurait se passer d’un appareil journalistique. Et toutes les clameurs soulevées contre les "chefs", toutes les promesses solennelles de préserver la pureté des masses de l’influence des chefs, ne nous dispenseront pas d’employer pour ce travail des hommes issus des milieux intellectuels bourgeois, ne nous dispenseront pas de l’atmosphère, de l’ambiance "propriétaire", démocratique bourgeoise, où ce travail s’accomplit en régime capitaliste. Même deux années et demie après le renversement de la bourgeoisie, après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, nous voyons autour de nous cette atmosphère, cette ambiance des rapports propriétaires, démocratiques bourgeois des masses (paysans, artisans).

Le parlementarisme est une forme d’action, le journalisme en est une autre. Le contenu dans les deux cas peut être communiste et doit l’être si, dans l’un comme dans l’autre domaine, les militants sont réellement communistes, réellement membres du parti prolétarien de masse. Mais dans l’une et dans l’autre sphère - et dans n’importe quelle sphère d’action, en régime capitaliste et en période de transition du capitalisme au socialisme - il est impossible d’éluder les difficultés, les tâches particulières que le prolétariat doit surmonter et réaliser pour utiliser à ses fins les hommes issus d’un milieu bourgeois, pour triompher des préjugés et des influences des intellectuels bourgeois, pour affaiblir la résistance du milieu petit-bourgeois (et puis ensuite le transformer complètement).

N’avons-nous pas vu dans tous les pays, avant la guerre de 1914-1918, d’innombrables exemples d’anarchistes, de syndicalistes et d’autres hommes d’extrême "gauche", qui foudroyaient le parlementarisme, tournaient en dérision les socialistes parlementaires platement embourgeoisés, flétrissaient leur arrivisme, etc., etc., - et qui eux-mêmes, par le journalisme, par l’action menée dans les syndicats, fournissaient une carrière bourgeoise parfaitement identique ? Les exemples des sieurs Jouhaux et Merrheim, pour ne citer que la France, ne sont-ils pas typiques à cet égard ?

"Répudier" la participation au parlementarisme a ceci de puéril que l’on s’imagine, au moyen de ce procédé "simple", "facile" et prétendument révolutionnaire, "résoudre" le difficile problème de la lutte contre les influences démocratiques bourgeoises à l’intérieur du mouvement ouvrier, alors qu’en réalité on ne fait que fuir son ombre, fermer les yeux sur la difficulté, l’éluder avec des mots. L’arrivisme le plus cynique, l’utilisation bourgeoise des sinécures parlementaires, la déformation réformiste criante de l’action parlementaire, la plate routine petite-bourgeoise, nul doute que ce ne soient là les traits caractéristiques habituels et dominants que le capitalisme engendre partout, en dehors comme au sein du mouvement ouvrier. Mais ce même capitalisme et l’atmosphère bourgeoise qu’il crée (laquelle est très lente à disparaître, même la bourgeoisie une fois renversée, puisque la paysannerie donne constamment naissance à la bourgeoisie), enfantent dans tous les domaines du travail et de la vie sans exception, un arrivisme bourgeois, un chauvinisme national, de la platitude petite-bourgeoise, etc., qui sont au fond exactement les mêmes et ne se distinguent que par d’insignifiantes variations de forme.

Vous vous imaginez vous-mêmes "terriblement révolutionnaires", chers boycottistes et antiparlementaires, mais en fait vous avez pris peur devant les difficultés, relativement peu importantes, de la lutte contre les influences bourgeoises dans le mouvement ouvrier, alors que votre victoire, c’est-à-dire le renversement de la bourgeoisie et la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, suscitera ces mêmes difficultés dans une proportion encore plus grande, infiniment plus grande. Tels des enfants, vous avez pris peur devant la petite difficulté qui se présente à vous, aujourd’hui, sans comprendre que, demain et après-demain, vous aurez à parfaire votre éducation, à apprendre à triompher de ces mêmes difficultés, en des proportions infiniment plus vastes.

Sous le pouvoir des Soviets, il s’insinuera dans votre parti et dans le nôtre, le parti du prolétariat, un nombre encore plus grand d’intellectuels bourgeois. Ils s’insinueront dans les Soviets et dans les tribunaux, et dans les administrations, car on ne peut bâtir le communisme qu’avec le matériel humain créé par le capitalisme ; il n’en existe pas d’autre. On ne peut ni bannir, ni détruire les intellectuels bourgeois, il faut les vaincre, les transformer, les refondre, les rééduquer, comme du reste il faut rééduquer au prix d’une lutte de longue haleine, sur la base de la dictature du prolétariat, les prolétaires eux-mêmes qui, eux non plus, ne se débarrassent pas de leurs préjugés petits-bourgeois subitement, par miracle, sur l’injonction de la Sainte Vierge, sur l’injonction d’un mot d’ordre, d’une résolution, d’un décret, mais seulement au prix d’une lutte de masse, longue et difficile, contre les influences des masses petites-bourgeoises. Sous le pouvoir des Soviets, ces mêmes problèmes qu’aujourd’hui l’antiparlementaire rejette loin de lui d’un seul geste de la main, si orgueilleusement, avec tant de hauteur, d’étourderie, de puérilité, renaissent au sein des Soviets, au sein des administrations soviétiques, parmi les "défenseurs" soviétiques (nous avons supprimé en Russie, et nous avons bien fait de supprimer le barreau bourgeois, mais il renaît chez nous sous le manteau des "défenseurs" "soviétiques"). Parmi les ingénieurs soviétiques, parmi les instituteurs soviétiques, parmi les ouvriers privilégiés, c’est-à-dire les plus qualifiés, et placés dans les meilleures conditions dans les usines soviétiques, nous voyons continuellement renaître tous, absolument tous les traits négatifs propres au parlementarisme bourgeois ; et ce n’est que par une lutte répétée, inlassable, longue et opiniâtre de l’esprit d’organisation et de discipline du prolétariat que nous triomphons - peu à peu - de ce mal.

Il est évidemment très "difficile" de vaincre, sous la domination de la bourgeoisie, les habitudes bourgeoises dans notre propre parti, c’est-à-dire dans le parti ouvrier : il est "difficile" de chasser du parti les chefs parlementaires de toujours, irrémédiablement corrompus par les préjugés bourgeois ; il est "difficile" de soumettre à la discipline prolétarienne un nombre strictement nécessaire (même très limité) d’hommes venus de la bourgeoisie ; il est "difficile" de créer dans le parlement bourgeois une fraction communiste parfaitement digne de la classe ouvrière ; il est "difficile" d’obtenir que les parlementaires communistes ne se laissent pas prendre aux hochets du parlementarisme bourgeois, mais s’emploient à un travail substantiel de propagande, d’agitation et d’organisation des masses. Tout cela est "difficile", c’est certain. Ç’a été difficile en Russie, et c’est infiniment plus difficile encore en Europe occidentale et en Amérique, où la bourgeoisie est beaucoup plus forte, plus fortes les traditions démocratiques bourgeoises et ainsi de suite.

Mais toutes ces "difficultés" ne sont vraiment qu’un jeu d’enfant à côté des problèmes, absolument de même nature, que le prolétariat aura à résoudre nécessairement pour assurer sa victoire, et pendant la révolution prolétarienne et après la prise du pouvoir par le prolétariat. A côté de ces tâches vraiment immenses, alors qu’il s’agira, sous la dictature du prolétariat, de rééduquer des millions de paysans, de petits patrons, des centaines de milliers d’employés, de fonctionnaires, d’intellectuels bourgeois, de les subordonner tous à l’Etat prolétarien et à la direction prolétarienne, de triompher de leurs habitudes et traditions bourgeoises, - à côté de ces tâches immenses, constituer sous la domination bourgeoise, au sein d’un parlement bourgeois, une fraction réellement communiste d’un véritable parti prolétarien, n’est plus qu’un jeu d’enfant.

Si les camarades "gauches" et les antiparlementaires n’apprennent pas dès maintenant à vaincre une aussi mince difficulté, on peut dire à coup sûr qu’ils se trouveront dans l’impossibilité de réaliser la dictature du prolétariat, de se subordonner et de transformer sur une grande échelle les intellectuels bourgeois et les institutions bourgeoises ; ou bien qu’ils seront obligés de complêter hativement leur instruction, et cette hâte portera un immense préjudice à la cause du prolétariat, leur fera commettre des erreurs plus qu’à l’ordinaire, tes rendra plus faibles et malhabiles au-dessus de la moyenne, etc., etc.

Tant que la bourgeoisie n’est pas renversée et, ensuite, tant que n’ont pas disparu totalement la petite exploitation et la petite production marchande, l’atmosphère bourgeoise, les habitudes propriétaires, les traditions petites-bourgeoises nuiront au travail du prolétariat tant au-dehors qu’au-dedans du mouvement ouvrier, non point dans une seule branche d’activité, l’activité parlementaire, mais nécessairement dans tous les domaines possibles de la vie sociale, dans toutes les activités culturelles et politiques sans exception. Et l’erreur la plus grave, dont nous aurons nécessairement à expier les conséquences, c’est de vouloir se dérober, tourner le dos à telle tâche "fâcheuse" ou difficulté dans un domaine quelconque. Il faut apprendre à s’assimiler tous les domaines, sans exception, du travail et de l’action, vaincre toujours et partout toutes les difficultés, toutes les habitudes, traditions et routines bourgeoises. Poser la question autrement est chose simplement peu sérieuse et puérile.

Lénine - 12 mai 1920

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