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Karl Kautsky contre le réformisme

dimanche 16 février 2020, par Robert Paris

Kautsky, « Le chemin du pouvoir » (1909) ou quand Kautsky était encore, pour peu de temps, un révolutionnaire…

« La situation politique dans laquelle se trouve le prolétariat laisse prévoir que, tant qu’il le pourra, il tentera de profiter de l’usage exclusif des méthodes légales mentionnées plus haut. Le danger de voir cette tendance contrecarrée, réside surtout dans l’exaspération des classes dominantes. Leurs hommes d’Etat souhaitent généralement cet accès de colère, et si possible, non seulement de la part de la classe dirigeante mais aussi de celle de la masse des indifférents ; ils désirent voir la colère éclater le plus tôt possible, avant que le parti socialiste n’aie la force de résister. C’est l’unique moyen qui leur reste encore pour retarder, pour quelques années au moins, la victoire des socialistes... C’est pourquoi le parti socialiste n’a aucun raison d’adopter cette politique désespérée ; il a même toutes les raisons de manoeuvrer de façon à ce que l’accès de colère des dirigeants, s’il était inévitable, soit retardé le plus possible afin qu’il n’éclate que lorsque le prolétariat sera devenu suffisamment fort pour combattre la colère et la dominer sans avoir besoin d’autres moyens ; de cette manière, cet accès de rage sera le dernier et les dommages qu’il causera, les sacrifices qu’il coûtera seront les plus minimes possibles. Le parti socialiste doit donc éviter et même combattre tout ce qui pourrait équivaloir à une provocation inutile des classes dirigeantes, tout ce qui pourrait donner à leurs hommes d’Etat un prétexte pour réveiller chez les bourgeois et leur coterie le déchaînement de fureur assassine dont les socialistes payeraient les conséquences. Si nous déclarons qu’il est impossible d’organiser les révolutions, si nous jugeons qu’il est insensé et même funeste de vouloir fomenter une révolution, et si nous œuvrons en conséquence, ce n’est certainement pas par amour pour nos gouvernants, mais seulement dans l’intérêt du prolétariat militant. Et sur ce point, la social-démocratie allemande est d’accord avec les partis socialistes des autres pays. Grâce à cette attitude les hommes d’Etat des classes dirigeantes n’ont pu jusqu’à maintenant s’acharner sur le prolétariat militant comme ils l’auraient voulu. »

Kautsky , cité par lui-même dans « Le chemin du pouvoir » (1909), en référence à un texte de 1893 paru à l’occasion du douzième anniversaire du Neue Zeit.

« Pour cela, les forces du prolétariat devront augmenter considérablement dans le feu de la lutte ; le prolétariat ne pourra sortir victorieux de celle-ci, il ne pourra atteindre l’objectif défini plus haut, c’est-à-dire la démocratie et la suppression du militarisme, s’il n’arrive pas à prendre une position dominante dans l’Etat... La folie de l’armement ira croissante jusqu’à ce que le prolétariat aie la force de diriger la politique de l’Etat, jusqu’à ce qu’il ait la force de mettre fin à la politique impérialiste et de la remplacer par le socialisme. »

Kautsky, « Le chemin du Pouvoir » (1909)

« ... L’Etat est un instrument, il est l’instrument le plus formidable de domination classiste, et la révolution sociale vers laquelle tendent tous les efforts du prolétariat ne pourra s’accomplir tant qu’il n’aura pas conquis le pouvoir politique... Il incombe au parti socialiste d’assortir toutes les différentes modalités d’action,... conscient du dessein qu’il cherche à atteindre et qui culminera dans les grandes luttes finales par la conquête du pouvoir politique. Telle est la conception exposée dans le Manifeste du Parti Communiste et reconnue aujourd’hui par les socialistes de tous les pays. C’est sur elle que repose le socialisme international de notre époque. »

Kautsky, « Le chemin du pouvoir » (1909)

In english :

Karl Kautsky, The road to power

En español :

Karl Kautsky, La revolución social : el camino del poder

Lénine dans « L’Etat et la Révolution » :

« Passons au dernier et meilleur ouvrage de Kautsky contre les opportunistes, à sa brochure « Le Chemin du pouvoir » (il semble qu’elle n’ait pas été éditée en russe, car elle parut en 1909, au plus fort de la réaction en Russie). Cette brochure marque un grand progrès, puisqu’elle ne traite ni du programme révolutionnaire en général, comme la brochure de 1899 dirigée contre Bernstein, ni des tâches de la révolution sociale indépendamment de l’époque de son avènement, comme la brochure La Révolution sociale de 1902, mais des conditions concrètes qui nous obligent à reconnaître que l’ « ère des révolutions » commence.

L’auteur parle explicitement de l’aggravation des contradictions de classe en général et de l’impérialisme, lequel joue à cet égard un rôle particulièrement important. Après la "période révolutionnaire de 1789 à 1871" pour l’Europe occidentale, l’année 1905 inaugure une période analogue pour l’Orient. La guerre mondiale approche avec une rapidité redoutable.

« Il ne saurait plus être question, pour le prolétariat, d’une révolution prématurée. »

« Nous sommes entrés dans la période révolutionnaire. »

« L’ère révolutionnaire commence ».

Déclarations parfaitement claires. Cette brochure de Kautsky permet de comparer ce que la social-démocratie allemande promettait d’être avant la guerre impérialiste et jusqu’où elle est tombée (et Kautsky avec elle) après que la guerre eut éclaté. "La situation actuelle, écrivait Kautsky dans la brochure analysée, comporte un danger : c’est qu’on peut aisément nous prendre (nous, social-démocrates allemands) pour plus modérés que nous ne sommes en réalité." Il est apparu que le Parti social-démocrate allemand était en réalité infiniment plus modéré et plus opportuniste qu’il ne le paraissait !

Il est d’autant plus caractéristique qu’après avoir proclamé si catégoriquement que l’ère des révolutions était ouverte, Kautsky, dans une brochure pourtant spécialement consacrée, comme il le dit lui-même à l’analyse du problème de la "révolution politique ", laisse de nouveau complètement de côté la question de l’Etat.

Toutes ces tentatives pour tourner la question, tous ces silences et réticences ont eu pour résultat inévitable ce ralliement complet à l’opportunisme dont nous allons parler ci-après.

La social-démocratie allemande semblait proclamer par la bouche de Kautsky : je garde mes conceptions révolutionnaires (1899) ; je reconnais notamment que la révolution sociale du prolétariat est inévitable (1902), je reconnais qu’une nouvelle ère de révolutions s’est ouverte (1909). Mais dès l’instant où se pose la question des tâches de la révolution prolétarienne à l’égard de l’Etat, j’opère un recul par rapport à ce que Marx disait déjà en 1852 (1912). »

Source

Karl Kautsky – « Le chemin du pouvoir »

Chapitre I

La conquête du pouvoir politique

Les amis et les ennemis des socialistes s’entendent sur un point : ils constituent un parti révolutionnaire. Malheureusement, l’idée de la révolution est multiple et, par conséquent, les conceptions du caractère révolutionnaire de notre parti sont très différentes. Nombre de nos opposants insistent pour que la révolution ne signifie rien d’autre que l’anarchie, les effusions de sang, les meurtres et les incendies criminels. D’autre part, il y a certains de nos camarades pour qui la révolution sociale à venir ne semble être qu’un processus extrêmement graduel, à peine perceptible, même s’il s’agit en définitive d’un changement fondamental dans les relations sociales, dont le caractère est presque identique à celui produit par la machine à vapeur.

Il est tellement certain que les socialistes, en tant que défenseurs des intérêts de classe du prolétariat, constituent un parti révolutionnaire, car il est impossible d’élever cette classe à une existence satisfaisante dans la société capitaliste ; et parce que la libération de la classe ouvrière n’est possible que par le renversement de la propriété privée dans les moyens de production et de la domination des possesseurs de capitaux, ainsi que par la substitution de la production sociale à une production à but lucratif. Le prolétariat ne peut satisfaire ses besoins que dans une société dont les institutions seront fondamentalement différentes de la société actuelle.

Encore une autre manière de le dire, les socialistes sont révolutionnaires. Ils reconnaissent que le pouvoir de l’État est un instrument de domination de classe, et même l’instrument le plus puissant, et que la révolution sociale à laquelle aspire le prolétariat ne peut être réalisée tant qu’elle n’aura pas conquis le pouvoir politique.

C’est au moyen de ces principes fondamentaux, énoncés par Marx et Engels dans le « Manifeste du Parti communiste », que les socialistes d’aujourd’hui se distinguent de ceux qui se sont appelés socialistes utopiques dans la première moitié du siècle dernier, tels que Owen et Fourier. Elle les distingue également de ceux qui, comme Proudhon, considèrent la lutte politique comme sans importance ou la rejettent totalement, et qui croient qu’il est possible de réaliser la transformation économique demandée par l’intérêt du prolétariat par des moyens purement économiques sans changer ni se prendre le pouvoir d’Etat.

Reconnaitre la nécessité de saisir le pouvoir politique, Marx et Engels en ont convenu avec Blanqui. Mais alors que Blanqui pensait qu’il était possible de prendre le pouvoir d’État par un acte soudain de minorité conspiratrice, puis de l’utiliser dans l’intérêt du prolétariat, Marx et Engels ont reconnu que les révolutions ne se font pas à volonté. Elles arrivent avec une nécessité inévitable, lorsque les conditions qui les rendent nécessaires existent et sont impossibles tant que ces conditions, qui se développent progressivement, n’existent pas. Ce n’est que lorsque les méthodes de production capitalistes sont très développées qu’il est possible d’utiliser le pouvoir d’État pour transformer la propriété capitaliste des moyens de production en propriété sociale. D’autre part, la possibilité de prendre et de conserver l’État pour le prolétariat n’existe que lorsque la classe ouvrière s’est développée dans de grandes proportions, qu’elle est en grande partie fermement organisée et consciente de ses intérêts de classe et de ses relations avec l’État et la société.

Ces conditions sont constamment créées par le développement des méthodes de production capitalistes et la lutte de classe entre capitalistes et ouvriers qui en découlent. Ainsi, de même que l’expansion continue du capitalisme se poursuit nécessairement et inévitablement, l’antithèse inévitable de cette expansion, la révolution prolétarienne, est tout aussi inévitable et irrésistible.

Elle est irrésistible, car il est inévitable que le prolétariat en croissance résiste à l’exploitation et qu’il s’organise de manière industrielle, coopérative et politique pour se garantir de meilleures conditions de vie et de travail ainsi qu’une plus grande influence politique. Partout le prolétariat développe ces phases d’activité, qu’il soit socialiste ou non. Le mouvement socialiste a pour mission de réunir toutes ces activités du prolétariat contre son exploitation en un seul mouvement conscient et unifié, qui trouvera son apogée dans la grande bataille finale pour la conquête du pouvoir politique.

Cette position, dont les principes fondamentaux ont été énoncés dans le Manifeste du Parti communiste, est aujourd’hui acceptée par les mouvements socialistes de tous les pays. Sur elle repose tout le grand mouvement socialiste international de notre temps.

Entre-temps, il ne peut pas continuer victorieusement sans trouver des sceptiques et des critiques dans ses propres rangs.

Certes, l’évolution actuelle a suivi la voie annoncée par Marx et Engels. Et le progrès triomphant du socialisme est dû, en plus de l’extension du capitalisme et de la lutte de classe prolétarienne, surtout à l’analyse minutieuse des conditions et des problèmes de cette lutte fournis par le travail de Marx et Engels.

En un point, ils ont commis une erreur. Ils s’attendaient que la révolution vienne trop vite.

Le « Manifeste Communiste » disait à la fin de 1847 :

« Les communistes s’intéressent principalement à l’Allemagne, car ce pays est à la veille d’une révolution bourgeoise, qui doit se dérouler dans des conditions de civilisation européenne plus avancées et avec un prolétariat plus développé que celui de l’Angleterre au dix-septième et de la France au dix-huitième siècle, et parce que la révolution bourgeoise en Allemagne ne sera que le prélude à une révolution prolétarienne qui suivra immédiatement ».

Le Manifeste avait raison d’attendre une révolution allemande. Mais il a été trompé quand il a cru que c’était le prélude immédiat d’une révolution prolétarienne.

Une autre prophétie faite par Engels dans une introduction à la brochure de Marx sur le procès des communistes de Cologne, publiée en 1885, est plus proche de nous dans le temps. Il y déclarait que le prochain soulèvement européen « était presque assuré car, depuis la période des révolutions européennes du siècle actuel, l’écart entre les révolutions était entre 15 et 28 ans - 1815, 1830, 1848-52, 1870. »

Cette prévision n’a pas été confirmée et jusqu’à présent la révolution attendue n’est pas encore arrivée.

Comment cela se fait-il ? La méthode marxiste sur laquelle était basée cette attente était-elle fausse ? En aucun cas. Mais il y avait un facteur dans le calcul qui était trop valorisé. Il y a dix ans, je disais à propos de ces prophéties mêmes : « Le pouvoir du camp révolutionnaire et le pouvoir d’opposition de la classe capitaliste ont été tous deux surestimés à chaque fois. » - (Neue Zeit, XVII : 2, p. 45)

Marx et Engels s’attendaient en 1847 à une révolution violente de grande envergure en Allemagne, semblable au grand bouleversement français amorcé en 1789. Au lieu de cela, cependant, il n’y avait qu’un soulèvement hésitant qui ne servait qu’à effrayer la classe capitaliste tout entière, laquelle s’était réfugiée sous l’aile protectrice du gouvernement. Le résultat fut que le gouvernement fut considérablement renforcé et que le développement rapide du prolétariat fut étouffé.

La bourgeoisie a alors abandonné aux gouvernements individuels l’action révolutionnaire supplémentaire nécessaire à son progrès. Bismarck, en particulier, fut le grand révolutionnaire allemand, au moins pour aller jusqu’à renverser quelques princes allemands de leur trône, favorisant l’unité de l’Italie, détrônant le pape et entraînant le renversement de l’empire et l’introduction de la république en France.

C’est ainsi que la révolution bourgeoise allemande, annoncée très tôt par Marx et Engels en 1847, s’est poursuivie jusqu’à sa fin en 1870.

En dépit de cela, Engels s’attendait toujours à un "bouleversement politique" en 1885 et déclarait que "la démocratie de la classe moyenne est encore le seul parti" qui, en cas de soulèvement, "doit certainement prendre le pouvoir en Allemagne".

Encore une fois, Engels a véritablement été prophétique en prévoyant un « bouleversement politique », mais encore une fois, il s’est trompé en s’attendant à quoi que ce soit de la victoire de la démocratie de la classe moyenne. Cette classe a complètement échoué lorsque le régime bismarckien s’est effondré. En conséquence, le renversement du chancelier n’est devenu qu’un acte de l’empereur, sans conséquences révolutionnaires.

Il devient de plus en plus évident que la seule révolution possible est une révolution prolétarienne. Une telle révolution est impossible tant que le prolétariat organisé ne forme pas un corps assez grand et compact pour emporter, dans des circonstances favorables, la masse de la nation. Mais lorsque le prolétariat devient la seule classe révolutionnaire de la nation, il s’ensuit nécessairement que toute crise d’un gouvernement existant, qu’elle soit de nature morale, financière ou militaire, doit inclure la faillite de tous les partis capitalistes, qui sont responsables, et dans un tel cas, le seul gouvernement qui pourrait faire face à la situation serait un gouvernement prolétarien.

Cependant, tous les socialistes ne tirent pas ces conclusions. Certains, lorsqu’une révolution attendue ne se produit pas à l’heure fixée, ils ne concluent pas que le développement industriel peut avoir modifié la forme et le caractère de la révolution à venir par rapport à ce que l’on aurait pu attendre de l’expérience des révolutions capitalistes précédentes. Au contraire, ils concluent immédiatement que, dans les conditions changeantes, il ne faudrait pas s’attendre à des révolutions, elles ne seraient pas nécessaires et seraient en fait nuisibles.

D’un côté, ils concluent qu’un autre prolongement des acquis déjà obtenus - législation du travail, syndicats, coopération - suffira à chasser la classe capitaliste petit à petit, d’une position à la fois, et à l’exproprier discrètement, sans révolution politique, ou tout changement dans la nature du pouvoir gouvernemental. Cette théorie de la croissance progressive en de l’État futur est une forme moderne du vieil utopisme anti-politique et du proudhonisme.

Par ailleurs, ils pensent que le prolétariat peut obtenir le pouvoir politique sans révolution, c’est-à-dire sans transfert important du pouvoir d’État, simplement par une politique intelligente de coopération du prolétariat avec les partis bourgeois les plus proches, et en formant un gouvernement de coalition qui est impossible pour l’un ou l’autre parti, bourgeois comme prolétarien.

De cette manière, ils pensent contourner la révolution comme une méthode barbare dépassée, qui n’a pas sa place dans notre siècle éclairé de démocratie, d’éthique et d’amour fraternel.

Lorsque cette attitude est menée à son terme, elle jette à la rue tout le système de tactique socialiste fondé par Marx et Engels. Les deux conceptions ne peuvent pas être conciliées. Bien sûr, ce n’est pas une raison pour qu’une telle position soit déclarée fausse sans examen. Mais c’est une raison pour que toute personne qui, après une étude minutieuse est convaincue de son caractère erroné, s’y oppose énergiquement, et ce, non pas simplement à cause d’une divergence d’opinion, mais parce que cela signifie la réussite ou l’échec des travailleurs en lutte.

Il est très facile de s’engager sur des chemins erronés en discutant cette question si on ne définit pas de manière précise les limites du sujet.

Par conséquent, il est nécessaire de préciser, comme cela a été dit si souvent auparavant, que nous ne discutons pas de la question de savoir si la législation du travail et les lois similaires sont dans l’intérêt du prolétariat, et si les syndicats et les coopératives sont nécessaires et utiles, ou non. Il n’y a pas deux opinions différentes parmi nous sur ce point. Ce qui est contesté, c’est l’idée que la classe exploitée peut contrôler le pouvoir d’État, permettant un tel développement de ces facteurs qui reviendrait insensiblement à abolir l’oppression capitaliste sans mener auparavant une telle résistance avec tous les moyens à sa disposition, ou, à l’inverse, que le capitalisme ne peut être aboli que par une bataille décisive.

De plus, cela n’a rien à voir avec la question de l’utilisation des querelles entre partis capitalistes dans l’intérêt du prolétariat. Ce n’est pas pour rien que Marx et Engels se sont opposés à l’utilisation de l’expression « masse réactionnaire », car elle tendait à dissimuler l’antagonisme qui existe entre les différentes factions de la classe dirigeante, ce qui pourrait bien être très important pour assurer le progrès des travailleurs en tant que classe. Les lois sur la protection du travail et l’extension du suffrage sont en grande partie dues à ces différences.

Ce à quoi nous sommes opposés, c’est l’idée de la possibilité qu’un parti prolétarien puisse, en temps normal, se combiner régulièrement avec un parti capitaliste dans le but de soutenir un gouvernement ou un parti gouvernemental, sans être détruit par les conflits insurmontables qui vont nécessairement exister. Le pouvoir de l’État est partout un organe de gouvernement de classe. Les antagonismes de classe entre les ouvriers et la classe possédante sont si importants que le prolétariat ne peut jamais partager le pouvoir gouvernemental avec une classe possédante. La classe possédante exigera toujours, et ses intérêts l’obligeront de demander, que le pouvoir de l’État serve à contenir le prolétariat. D’autre part, le prolétariat exigera toujours que tout gouvernement dans lequel son parti possède le pouvoir utilise le pouvoir de l’État pour l’assister dans sa lutte contre le capital. Par conséquent, tout gouvernement basé sur une coalition de partis capitalistes et de la classe ouvrière est condamné à la rupture.

Un parti prolétarien qui partage le pouvoir avec un parti capitaliste de n’importe quel gouvernement doit être tenu pour responsable de tout acte d’assujettissement de la classe ouvrière. Cela entraîne ainsi l’hostilité de ses propres partisans, ce qui provoque une perte de confiance chez ses alliés capitalistes et rend impossible toute action progressiste. Un tel arrangement ne peut apporter aucune force à la classe ouvrière. Aucun parti capitaliste ne le permettra. Cela ne peut que compromettre un parti prolétarien, dérouter et diviser la classe ouvrière.

C’est une telle condition qui a constamment repoussé la révolution de 1848 et provoqué l’effondrement politique de la démocratie bourgeoise, excluant toute coopération avec celle-ci dans le but de conquérir et d’utiliser le pouvoir politique.

Si désireux que Marx et Engels aient été d’utiliser, pour la poursuite d’objectifs prolétariens, les divergences entre les partis capitalistes et aussi opposés soient-ils à l’expression « une seule masse réactionnaire » (à propos de la démocratie petite-bourgeoise), ils ont néanmoins inventé l’expression « dictature du prolétariat ». Engels l’a défendue peu de temps avant sa mort en 1891, affirmant que seule la domination politique purement prolétarienne pouvait permettre à la classe ouvrière d’exercer son pouvoir politique.

Même si une alliance entre les partis politiques capitalistes et les partis ouvriers n’est pas en mesure de contribuer au développement du pouvoir prolétarien, et même si les progrès de la réforme sociale et de l’organisation économique doivent être limités dans les conditions actuelles, et même si, à cause de ces faits, la révolution politique N’EST PAS ENCORE venue, cela ne donne pas la moindre raison de conclure que les révolutions appartiennent donc au passé et qu’il n’y en aura jamais à l’avenir.

D’autres qui doutent de la venue d’une révolution ne sont pas aussi dogmatiques dans leurs conclusions. Ils reconnaissent que des révolutions peuvent encore arriver, mais ils affirment que si l’une d’entre elles se produit, ce sera dans un avenir très lointain. Pour au moins une génération, disent-ils, c’est totalement impossible. En ce qui concerne la politique pratique, elle ne doit pas être prise en compte dans nos calculs. Pour la prochaine décennie au moins, nous devons dépendre de la politique de la pénétration pacifique et de l’alliance avec les partis capitalistes.

Pourtant, des faits apparaissent maintenant qui, plus que jamais, tendent à montrer la faiblesse de ce point de vue.

Chapitre II

Prophéties de la révolution

Afin de discréditer les espoirs d’une révolution dirigée par des marxistes, on nous reproche souvent d’affirmer que, même si nous aimons beaucoup prophétiser, nous sommes de très mauvais prophètes.

Nous avons déjà examiné pourquoi la révolution prolétarienne attendue par Marx et Engels n’est pas encore apparue. Cependant, lorsque nous nous détournons de cette attente déçue, nous sommes étonnés de constater qu’aucune de leurs prophéties n’a été réalisée, mais qu’ils n’avaient pas été capables de les prédire avec précision.

Par exemple, nous avons déjà attiré l’attention sur le fait qu’en novembre 1847, le « Manifeste du Parti communiste » avait déjà annoncé la révolution de 1848. C’était à l’époque même où Proudhon prouvait que l’ère des révolutions avait disparu pour toujours.

Marx a été le premier socialiste à souligner l’importance des syndicats dans la lutte de classe prolétarienne. Il l’a fait dans son travail controversé contre Proudhon, « Misère de la philosophie », en 1846. Son ouvrage « Le Capital » montre que dans les années 1870, il avait déjà prévu la croissance des conglomérats et des trusts d’aujourd’hui. Au cours de la guerre de 1870-1871, il prophétisa que le centre de gravité du mouvement socialiste serait désormais transféré de France en Allemagne. En janvier 1873, il prophétisa la crise qui commença quelques mois plus tard, etc.

La même chose est vraie pour Engels.

Même quand ils se sont trompés, il y avait toujours un noyau de vérité très précis et important au milieu de l’erreur. Rappelez-vous par exemple ce qui vient d’être dit sur les attentes exprimées par Engels en 1885 concernant les bouleversements politiques des prochaines années.

Voici le bon moment de réfuter une légende qui a récemment acquis une crédibilité considérable. Dans son ouvrage sur « La question du travail », dont une cinquième édition vient de paraître, le professeur H. Herkner de Berlin écrit ce qui suit au sujet du rapport du Congrès socialiste de Hanovre en 1899 :

« Au cœur du débat, Kautsky a été amené à indiquer l’espoir d’une catastrophe rapide, qui satisferait tous les désirs, comme une idiotie et à attaquer cette idée bien plus nettement que même Bernstein ne l’avait fait. Si Engels avait en fait prédit la survenue d’un grand effondrement catastrophique en 1898 (dit Kautsky), il n’aurait pas été le grand penseur qu’il était, mais un tel idiot que pas un seul district ne l’aurait choisi comme délégué au congrès. » En fait, Engels ne voulait rien dire de plus que rappeler qu’en 1898 le système politique prussien actuel pourrait s’effondrer.

« Il peut y avoir une certaine incertitude quant à ce que Engels voulait dire. D’autre part, la déclaration de Bebel au Congrès d’Erfurt en 1891, selon laquelle il n’y aura que peu de membres de cet organisation qui vivront jusqu’à la réalisation de l’objectif final, ne permet aucune explication salvatrice. Cette déclaration était, pour reprendre l’expression de Kautsky, idiote. C’est ainsi que la confusion qui règne dans la tête des défenseurs de l’ancienne tactique augmente progressivement de manière aussi claire et satisfaisante qu’on pourrait le souhaiter. » (page 379)

Malheureusement, la clarté du professeur laisse beaucoup à désirer. Je n’ai jamais qualifié d’idiot « l’espoir d’une catastrophe précoce qui satisferait tous les souhaits (!) ». Pour la simple raison que personne ne parlait de cela. J’aurais certainement eu raison de dire que l’espoir d’une catastrophe « qui répond à tous les souhaits » est idiot. J’ai appliqué le mot « idiotie » à la déclaration selon laquelle Engels avait fixé une date précise pour le déclenchement de la révolution en 1898. Toute prophétie de ce type me semblerait certainement idiote. Mais Engels n’a jamais été coupable de cela. Bebel ne l’est pas plus. Lors du congrès d’Erfurt, il n’a pas non plus fixé de date précise pour l’avènement de la révolution.

Il y en avait qui se moquaient de sa « prophétie » à cette époque. A ceux-ci Bebel fit cette réponse :

« Vous pouvez rire et ricaner contre le fait de prophétiser, mais les hommes qui pensent ne peuvent pas l’éviter. Il y a eu une époque, il n’y a pas si longtemps, où même Vollmar n’avait pas adopté cette attitude d’indéterminisme froid et pessimiste. Engels, auquel il s’est attaché, avait correctement prédit la révolution de 1848 en 1844. En outre, tout n’était pas prophétisé par Marx et Engels dans le discours bien connu de l’Association internationale des ouvriers au moment du soulèvement de la Commune concernant l’avenir des événements en Europe, précisé jusqu’à mettre les points sur les i. (C’est vrai.) Liebknecht, qui s’est moqué de moi sur ce point, a fait sa part de prophétie. (Rires.) Comme moi, il a prophétisé certaines choses du Reichstag de 1870 qui ont été complètement accomplies depuis. Lisez ses discours et les miens de 1870-1871 et vous en trouverez la preuve. Mais maintenant vient Vollmar et il pleurniche : « Restez en l’histoire ancienne et arrêtez de prophétiser l’histoire future. » Mais lui aussi a fait des prophéties. La seule différence entre lui et moi, c’est qu’il est extrêmement optimiste à l’égard de nos adversaires et pessimiste quant aux objectifs principaux du parti et de son avenir. » (Actes du Congrès, p. 283).

L’une des plus significatives des prophéties de Bebel accomplies est celle qu’il avait faite en 1873, selon laquelle le Centre, qui comptait alors soixante sièges, en aurait bientôt cent, et que le combat bismarckien contre le centre catholique (Kulturkampf) aurait une fin misérable et contribuerait au renversement de Bismarck.

Récemment, certains m’ont fait l’honneur de me placer dans les rangs des « prophètes ». Je ne pourrais pas être en meilleure compagnie.

On m’a reproché certaines des choses que j’ai écrites dans la série d’articles de la Neue Zeit et dans l’introduction de mon travail sur l’éthique concernant la révolution, qui, prétend-on, s’est révélé fondamentalement erroné.

Est-ce correct ? Dans l’introduction à mon éthique, j’ai écrit :

« Nous sommes sur le point d’entrer dans une période dont personne ne connaît la durée, durant laquelle aucun socialiste ne peut s’engager dans des travaux calmes, mais où notre travail doit être celui de combats incessants... Les soldats du tsar sont avides de travail, comme l’étaient les Albas et les Tillys dans les guerres de religion des XVIe et XVIIe siècles - non pas avec des actes d’héroïsme militaire, mais de meurtre brutal et d’incendie criminel. Les champions du droit et de l’ordre de l’Europe occidentale défendent ces actions comme rétablissant les conditions juridiques. Mais pas plus que les soldats des Habsbourg, malgré des succès momentanés, n’ont été capables de restaurer le catholicisme en Allemagne du Nord et en Hollande, les Cosaques des Romanov ne sont capables de rétablir le régime de l’absolutisme. Le tsar a le pouvoir de jeter son pays dans le désordre, mais il ne peut plus le gouverner.

« En tout cas, la révolution russe est loin d’être terminée. Cela ne peut pas finir tant que les paysans russes ne sont pas satisfaits. Plus l’agitation des masses d’ouvriers de l’Europe occidentale sera grande, plus le danger de catastrophes financières sera proche et plus probable sera l’ère d’une période de luttes de classes aiguës en Europe occidentale ».

Qu’y a-t-il dans ces mots, écrits en janvier 1906, dont je devrais maintenant avoir honte ? Est-ce que quelqu’un croit que la révolution russe est finie et que les conditions normales prévalent maintenant en Russie ? Et n’est-il pas vrai que depuis que les lignes ci-dessus ont été écrites, le monde entier est dans un état de grande agitation ? Et maintenant, à propos de ma « malheureuse prophétie » dans les différentes phases de la révolution. J’étais en train d’écrire une polémique contre Lusnia, qui a déclaré qu’il était impossible qu’une guerre contre la Corée puisse mener à une révolution en Russie, et que j’avais exagéré lorsque j’ai déclaré aux travailleurs russes qu’ils étaient un facteur politique beaucoup plus vital que les Anglais. Sur ces points, j’ai répondu comme suit en février 1904, au début de la guerre russo-japonaise.

« Il ne fait aucun doute que le développement économique de la Russie est loin derrière celui de l’Allemagne ou de l’Angleterre et que son prolétariat est beaucoup plus faible et moins mûr que l’allemand ou l’anglais. Mais toutes les choses sont relatives, y compris le pouvoir révolutionnaire d’une classe. »

J’ai expliqué les raisons qui ont fait du prolétariat russe une force révolutionnaire aussi extraordinaire, et j’ai poursuivi :

« Plus l’Europe de l’Ouest refuse complètement l’aide de l’absolutisme, plus vite elle sera renversée. Assister à cette fin, discréditer le plus possible le tsarisme, est aujourd’hui l’œuvre la plus importante du mouvement socialiste international. »

« En dépit de toutes ses amitiés précieuses en Europe occidentale, l’autocrate de la Russie devient visiblement moins puissant. La guerre avec le Japon pourrait grandement accélérer les progrès de la révolution russe... Ce qui s’est passé après la guerre russo-turque sera répété à un degré supérieur : une grande extension du mouvement révolutionnaire. »

Après avoir établi ce point, j’ai continué :

« Une révolution en Russie ne peut pas en même temps établir un régime socialiste. Les conditions économiques du pays ne sont pas suffisamment développées pour cela. Le mieux qu’il puisse faire est de créer un gouvernement démocratique, à la tête duquel se trouverait un prolétariat fort, impétueux et progressiste, capable d’exiger d’importantes concessions. »

« Un tel régime en Russie ne pourrait avoir que de puissants contre-effets sur les pays voisins. D’abord en ravivant et en inspirant le mouvement prolétarien lui-même, lui donnant ainsi l’impulsion nécessaire pour s’attaquer aux obstacles politiques à une démocratie réelle - en Prusse, principalement le système électoral à trois classes. Deuxièmement, par la publication des nombreuses questions nationales de l’Europe occidentale ».

J’écrivis cela en février 1904. En octobre 1905, la révolution russe était une réalité et le prolétariat en était le champion, alors que ses réactions se faisaient sentir sur les terres voisines. En Autriche, la bataille pour le suffrage universel gagna une force irrésistible et mena à la victoire. La Hongrie était au bord de la véritable insurrection. Les socialistes allemands acceptèrent le principe de la grève générale et se lancèrent pleinement dans la lutte pour le suffrage, en particulier en Prusse, où elle provoqua de véritables manifestations de rue, en janvier 1908, ce qui n’avait pas été vu à Berlin depuis 1848. Et en 1907, les élections hystériques et l’effondrement complet de la démocratie allemande. Lorsque j’avais exprimé le souhait de voir les mouvements nationalistes de l’Europe de l’Est libérés, ces attentes étaient largement dépassées par le réveil rapide de tout l’Orient - en Chine, en Inde, en Égypte, au Maroc, en Perse et en Turquie. Dans les deux derniers pays surtout, ce réveil a abouti à des soulèvements révolutionnaires réussis.

Et à cet égard, ont été intensifiés de manière constante les antagonismes nationaux qui ont déjà conduit à deux reprises, d’abord au Maroc et en Turquie, au bord de la guerre.

Si jamais il y avait une "prophétie", si vous voulez utiliser le mot quand il a été complètement une réalité, c’est lors de l’avènement de la révolution russe et cela a amené une ère d’agitation politique accrue et un renforcement de tous les antagonismes sociaux et nationaux.

Je ne nierai certainement pas que je n’avais pas prédit la défaite momentanée de la révolution russe. Mais celui qui, en 1846, a prédit la révolution de 1848 a-t-il commis une erreur parce que celle-ci a été réprimée en 1849 ?

Certes, nous devons reconnaître la possibilité d’une défaite dans le cas de tout grand mouvement ou de tout soulèvement. Seul le fou voit déjà la victoire dans sa poche avant de se lancer dans une bataille. Tout ce que nous pouvons faire est d’étudier et de conclure si nous allons entrer dans une période de grande lutte révolutionnaire. Nous pouvons déterminer cette question avec certitude. Mais l’issue d’une telle lutte ne peut pas être prédite. Nous serions une espèce misérable de camarades et, en fait, des traîtres à notre cause, et incapables de tout combat, si nous négligions la possibilité d’une défaite et que nous ne comptions que sur la possibilité de victoire.

Naturellement, tous les espoirs ne sont pas toujours satisfaits. Toute personne qui prétend être un prophète infaillible ou qui demande des prophéties infaillibles des autres présuppose des pouvoirs surnaturels chez les hommes.

Tout étudiant en politique doit compter sur la possibilité que ses attentes soient battues. Cela ne veut pas forcément dire que "prophétiser" est un jeu insensé, mais bien au contraire, lorsqu’il est fait avec soin et méthode, il fait partie du travail permanent de tout activiste politique pensant et avisé, comme l’a déjà démontré Bebel.

Seul le routinier sans cervelle est satisfait de la conviction que les choses vont continuer à être comme elles sont maintenant. Le politicien, qui est aussi un penseur, évaluera toutes les possibilités que chaque événement à venir pourrait porter en lui-même et les raisonnera au maximum de leurs conséquences. Certes, le pouvoir de l’inertie dans la société est énorme. Dans neuf cas sur dix, l’adepte du monde précédent aura raison lorsqu’il suivra l’ancienne route, sans se soucier des nouvelles situations et possibilités. Mais une fois viendra un événement assez puissant pour surmonter ce pouvoir d’inertie, qui a peut-être déjà été affaibli intérieurement par les conditions précédentes, alors que tout restait extérieurement identique. Puis soudain, l’évolution commence sur de nouvelles routes. Les adeptes de la routine perdent la tête. Seuls les hommes politiques capables de s’affirmer ont envisagé de nouvelles possibilités et leurs conséquences.

Il ne s’ensuit même pas que, y compris dans le cours habituel des événements, le disciple sans cervelle et routinier soit supérieur au politicien « prophétiseur » qui pèse le futur.

Cela ne peut être vrai que lorsque le militant politique a traité les possibilités dont il avait calculé les conséquences comme des réalités et a dirigé ses actes concrets en conséquence. Quelqu’un dira-t-il qu’Engels, Bebel et d’autres militants politiques du même genre « prophétisant », comme nous en avons parlé, ont déjà compris leurs prophéties dans ce sens ?

Le disciple de la routine sans cervelle ne se sentira jamais obligé d’étudier les conditions actuelles, qui sont pour lui de simples répétitions de situations déjà connues, dans lesquelles il s’est activé. Quiconque, au contraire, considère toutes les possibilités et les conséquences d’une situation donnée doit soigneusement étudier toutes les forces et tous les pouvoirs qu’elle présente. Ce faisant, son attention se portera naturellement sur les facteurs les plus récemment développés et les moins pris en compte.

Ce que beaucoup de Philistins considèrent comme une construction sans but de châteaux dans les nuages, est en réalité le résultat de la plus profonde étude, et partant de la considération la plus minutieuse de la réalité. Bebel et Engels ne peuvent être critiqués pour leurs « prophéties » que s’il est possible de démontrer que ces dernières sont des fantasmes impraticables. En fait, personne n’a montré une plus grande capacité à conseiller le prolétariat en cas de besoin impérieux, ou n’a donné de conseils plus précieux que ces « prophètes ». C’est juste parce qu’ils étaient occupés à « prophétiser ». Ce ne sont pas les politiques aux visions les plus larges qui ont le plus souvent induit en erreur la classe montante, mais plutôt les "politiciens pratiques" qui ne pouvaient voir plus loin que leur nez et qui considéraient uniquement ce qui était réel, ce qu’ils pouvaient toucher et voir par eux-mêmes, et qui ont déclaré que chaque obstacle était éternel et invincible, qui ont finalement buté dessus et ensanglanté leur nez.

Mais il existe encore une autre forme de « prophétie » en plus de celle décrite ci-dessus. En dernière analyse, le développement de toute société est déterminé par le développement de son mode de production. Nous sommes aujourd’hui suffisamment familiarisés avec ces lois pour reconnaître la direction que doit prendre l’évolution sociale et déterminer le chemin que doivent suivre les événements politiques.

Ce type de « prophétie » est souvent confondu avec ce dont nous avons discuté, et pourtant les deux sont fondamentalement différents. Dans un cas, nous avons affaire à une multitude de possibilités qui peuvent être contenues dans une situation ou un événement particulier et dont nous devons déterminer les conséquences éventuelles. Dans l’autre cas, nous avons affaire à une seule ligne d’évolution nécessaire, dont nous recherchons la connaissance. Dans le premier cas, nous nous intéressons à des faits précis et concrets. Dans l’autre, nous ne pouvons que souligner les tendances générales, sans pouvoir dire de définition quant à la forme qu’elles prendront. Ces deux formes d’enquête ne doivent pas être confondues, même si elles semblent donner le même résultat.

Quand, par exemple, une personne dit qu’une guerre entre la France et l’Allemagne conduirait à une révolution, et lorsqu’un autre déclarant que les antagonismes de classe sans cesse croissants dans la société capitaliste mèneraient à une révolution, il semblerait que cette dernière prophétie d’une révolution était de même nature que la première. Pourtant, ils sont fondamentalement très différents.

Quand je parle d’une guerre entre la France et l’Allemagne, je ne parle pas d’un événement dont l’apparition peut être déterminée avec la certitude d’une loi de la nature. La science n’a pas encore atteint ce point. Une telle guerre n’est qu’une des très nombreuses possibilités. D’autre part, une révolution issue d’une telle guerre doit revêtir certaines formes définies. Il se peut que, dans le plus faible des deux pays en guerre, l’effort visant à unir toutes les forces de l’État contre l’ennemi extérieur puisse amener la classe la plus audacieuse et énergique - le prolétariat - à la tête de la nation. C’est ce que Engels pensait possible en 1891 en Allemagne, alors qu’une guerre était prévue entre l’Allemagne et la France alors relativement plus peuplée, et que la Russie était toujours invaincue et non perturbée par la révolution.

La révolution résultant de la guerre ne peut venir que d’un soulèvement de la masse du peuple. Cela se produirait lorsque le pouvoir de l’armée serait brisé et que la nation serait submergée par la misère de la guerre. Le gouvernement serait alors renversé, non pas dans le but de poursuivre la guerre avec plus d’énergie, mais pour mettre fin à une guerre inutile et maudite face à un adversaire qui ne désirait rien de plus que la fin.

De nouveau, la révolution résultant de la guerre peut survenir à la suite d’un soulèvement universel contre un traité de paix scandaleux et particulièrement préjudiciable. Un tel soulèvement pourrait facilement associer l’armée et le peuple.

Dans de tels cas, la forme de la révolution peut être déterminée à l’avance. Mais il est impossible de se faire une idée de la révolution que je puisse prédire à la suite de l’intensification des antagonismes de classe. Je peux affirmer avec certitude qu’une révolution provoquée par la guerre aura lieu pendant la guerre ou immédiatement après. D’autre part, lorsque je parle d’une révolution comme résultat d’un aiguisement accru des antagonismes de classe, cela ne nous dit absolument rien de l’heure à laquelle il apparaîtra.

Je peux dire avec certitude qu’une révolution provoquée par une guerre ne se produira qu’une fois. Sur ce point, rien ne peut être dit concernant la révolution née d’antagonismes de classe devenus plus aigus. Il peut s’agir d’un processus de longue haleine, alors qu’une révolution résultant de la guerre doit revêtir davantage le caractère d’un événement unique. Il est impossible de dire à l’avance si une révolution résultant de la guerre réussira. Au contraire, le mouvement révolutionnaire issu des antagonismes de classe ne peut se heurter qu’à des défaites temporaires et doit à terme l’emporter.

D’autre part, les conditions préalables à une révolution dans le premier cas - celui de la guerre - sont quelque chose qui peut ou non apparaître. Personne ne peut dire quoi que ce soit de précis sur ce point. L’aggravation de l’antagonisme de classe, au contraire, découle inévitablement des lois du mode de production capitaliste. Bien qu’une révolution résultant de la guerre ne soit qu’une possibilité parmi beaucoup d’autres, elle est inévitable à la suite de la montée d’antagonismes de classe.

Il est évident que chaque sorte de « prophétie » exige sa propre méthode spéciale, et sa propre étude particulière, et que la signification de la « prophétie » dépend de la minutie de cette étude, au lieu d’être de simples fantasmes vides, comme le pensent certaines personnes qui n’ont aucune conception de la quantité d’études qui sont nécessaires à cette prophétie.

Il serait toutefois très erroné de conclure que nous, les marxistes, sommes les seuls à prophétiser. Même les politiciens bourgeois, qui se tiennent sur la base de la situation actuelle, n’ont pas perdu leur vision d’un avenir lointain. Toute la force de la politique coloniale, par exemple, repose sur ce fait. Si nous ne traitions que de la politique coloniale d’aujourd’hui, il serait facile de décider de la supprimer. Pour tous les pays sauf l’Angleterre, c’est une misérable affaire. Mais c’est le seul domaine de la société capitaliste à partir duquel il fonde au moins de grands espoirs pour le futur. Et donc, à cause du futur scintillant prédit par nos fanatiques de la colonisation, et non à cause du présent misérable, la politique coloniale exerce un attrait aussi fascinant sur des esprits qui ne sont pas convaincus de l’avènement du socialisme.

Rien n’est plus stupide que l’idée que les idéaux lointains n’ont pas de signification pratique dans la politique actuelle, que les intérêts immédiats règnent toujours, ou que notre agitation électorale ne soit couronnée de succès que dans la mesure où nous sommes « pratiques » - ce qui signifie insipides et insignifiants, et que nous de devrions parler que d’impôts et de tarifs, d’assurances maladie et autres actes similaires, et traiter notre objectif futur comme une histoire d’amour juvénile, qu’on chérit dans nos cœurs et qu’on regarde avec espoir, mais auquel mieux vaut ne pas faire de référence en public.

Chapitre III

Entrer progressivement dans la communauté coopérative

Il n’y a pas de politique sans prophétie. La seule différence est que ceux qui prophétisent que les choses resteront toujours les mêmes ne savent pas qu’ils prophétisent.

Naturellement, il ne peut y avoir aucun militant politique prolétarien qui soit satisfait des conditions actuelles et ne cherche pas fondamentalement à les transformer. Et il n’existe aucun homme politique intelligent, de quelque tendance que ce soit, qui possède même un vestige de liberté de jugement, qui ne soit pas obligé de reconnaître que les conditions politiques ne peuvent pas rester telles qu’elles sont aujourd’hui au cœur du rythme rapide de la transformation économique.

Mais si, malgré cela, il refuse de reconnaître la possibilité d’une révolution politique, c’est-à-dire d’un réarrangement décidé du pouvoir politique dans l’État, il ne lui reste plus qu’à chercher, d’une manière ou d’une autre, de manière graduelle et imperceptible à éliminer les antagonismes de classe sans grande bataille révolutionnaire décisive.

Les réformateurs rêvent de l’instauration d’une paix sociale entre les classes, entre les exploités et les exploiteurs, sans abolir l’exploitation. Ils y parviendraient, disent-ils, en demandant à chaque classe d’exercer une certaine retenue vis-à-vis de l’autre et en abandonnant tous les « excès » et les « demandes extrêmes ». Il y a des gens qui croient que les antagonismes qui existent entre le travailleur individuel et le capitaliste disparaîtraient s’ils s’affrontaient sous une forme ORGANISÉE. Les contrats salariaux devraient être le début de la paix sociale. En réalité, l’organisation concentre simplement les antagonismes. La lutte devient moins fréquente, mais plus violente, et perturbe beaucoup plus la société que d’anciens petits conflits individuels.

L’antagonisme des intérêts en conflit devient beaucoup plus sévère. En raison de l’existence d’une organisation, le conflit tend à perdre son caractère de conflit momentané d’individus isolés et prend le tour d’un conflit NÉCESSAIRE entre des CLASSES entières.

Il est impossible pour un socialiste de partager l’illusion de la réconciliation entre les classes et de la paix sociale. Le fait qu’il ne partage pas ce point de vue, c’est justement ce qui fait de lui un socialiste. Il sait que si la paix sociale est à venir, ce ne sera pas par une réconciliation chimérique, mais par l’abolition des classes. S’il a perdu confiance dans la révolution, il ne lui reste plus qu’à attendre la disparition pacifique et imperceptible des classes par le progrès économique, par la croissance et le pouvoir accru de la classe ouvrière, qui absorberait progressivement les autres classes.

Telle est la théorie de la croissance progressive vers la société socialiste.

Cette théorie contient un germe de vérité. Elle est étayée par des faits de développement économique montrant une croissance réelle vers le socialisme. Ce sont Marx et Engels qui ont pour la première fois exposé ces faits et expliqué les lois scientifiques qui les régissent.

Nous grandissons dans deux directions. L’une d’elles est liée au développement du capitalisme et à la concentration du capital. Lorsque, dans la lutte concurrentielle, un capital plus important est mis en conflit avec un capital plus petit, ce dernier est d’abord pressé, puis opprimé et finalement supprimé. Ce fait, indépendamment de la rage du profit, oblige chaque capitaliste à augmenter son capital et à étendre ses entreprises. Les industries se développent de plus en plus, et de plus en plus d’industries sont concentrées dans un seul pays. Aujourd’hui, nous partons du point où les banques et les organisations commerciales capitalistes contrôlent et dirigent la plus grande partie des entreprises capitalistes dans les différents pays. La route est donc en préparation pour l’organisation sociale de la production.

Cette centralisation des activités va de pair avec la croissance de grandes fortunes, ce qui n’est nullement entravé par l’apparition des trusts. Au contraire, le trust ne permet pas seulement le contrôle de la production par quelques banques et regroupements industriels ; il fournit également un moyen par lequel les très petites fortunes peuvent être transformées en capital et ainsi être amenées à contribuer au processus de centralisation du capitalisme.

À travers la société, même les épargnes les plus pauvres bénéficient à l’épargne des grands capitalistes, qui ont la possibilité de les utiliser comme s’ils faisaient partie de leurs grands capitaux. En conséquence, la puissance centralisatrice de leurs propres grandes fortunes est encore accrue.

Le trust rend la personne du capitaliste entièrement superflue pour la conduite des entreprises capitalistes. L’exclusion de sa personnalité de la vie industrielle cesse d’être une question de possibilité ou d’intention. C’est purement une question de pouvoir.

Cette préparation au socialisme par la concentration du capital n’est pour l’instant qu’un des aspects du processus de croissance progressive vers l’état futur. Parallèlement à cela, une évolution au sein de la classe ouvrière n’est pas moins une indication de la croissance vers le socialisme.

Avec la croissance du capital, le nombre de prolétaires au sein de la société augmente également. Ils deviennent la classe la plus nombreuse. Ils développent simultanément leur organisation. Les ouvriers créent des coopératives qui abolissent les intermédiaires et établissent directement la production pour leur propre usage. Ils organisent des syndicats qui limitent le pouvoir absolu des employeurs et exercent une influence sur le processus de production. Ils élisent les membres des organes représentatifs dans les municipalités et les États qui cherchent à obtenir des réformes, à promulguer des lois pour la protection des travailleurs, à faire des industries modèles des industries municipales et des États et à augmenter le nombre de ces industries.

Ces mouvements se poursuivent sans cesse, de sorte que nos réformateurs disent que nous sommes au cœur de la révolution sociale, voire, certains diraient, au milieu du socialisme. Tout ce qui est nécessaire est un développement ultérieur dans ce sens, sans catastrophe - en effet, rien de tel ne pourrait que perturber cette croissance progressive vers le socialisme. Par conséquent, loin de toutes ces idées révolutionnaires, nous disent-ils, concentrons-nous sur le travail « positif ».

Cette perspective est certainement très séduisante, et une personne devrait être un démon ordinaire pour vouloir détruire une "magnifique ascension réformiste progressive" par toutes sortes de catastrophes. Si le vœu le plus cher de notre pensée, nous, les marxistes, doit se réaliser tout seul, nous deviendrions tous être inspirés par cette idée d’une croissance progressive.

Elle n’a qu’un petit défaut : la croissance qu’elle décrit n’est pas la croissance d’un élément UNIQUE, mais de DEUX éléments et, en outre, de deux éléments très ANTAGONISTES - le capital et le travail.

Ce qui apparaît aux « réformateurs » comme une croissance pacifique vers le socialisme n’est que l’accroissement du pouvoir de deux classes antagonistes, se tenant mutuellement dans une inimitié inconciliable. Ce phénomène ne signifie ni plus ni moins que l’antagonisme entre capitaliste et ouvrier, qui, à l’origine, n’existait qu’entre un certain nombre d’individus, ne constituant ensemble qu’une minorité dans l’État, est désormais devenu une bataille entre des organisations gigantesques et compactes pour dominer et déterminer toute notre vie sociale et politique.

Ainsi, cette croissance progressive vers le socialisme est en réalité une croissance progressive vers de grandes luttes qui briseront la base même de l’État, qui deviendront de plus en plus violentes, et qui ne pourront se terminer que par le renversement et l’expropriation de la classe capitaliste. Il faut en finir avec le capitalisme, car la classe ouvrière est indispensable à la société. Cette dernière peut être temporairement vaincue, mais elle ne peut jamais être détruite. La classe capitaliste, au contraire, est devenue superflue. La première grande défaite qu’elle reçoit dans la lutte pour le contrôle de l’État doit conduire à son effondrement total et définitif.

Ceux qui ne reconnaissent pas que cette croissance progressive vers le socialisme inclut ces conséquences révolutionnaires doivent ignorer le fait fondamental de notre société - les antagonismes de classe entre capitalistes et ouvriers.

Ce qu’ils appellent croissance pacifique vers le socialisme n’est qu’une autre expression de l’affaiblissement constant des antagonismes de classe, alors qu’en fait la croissance dans une époque de luttes de classe plus importantes et plus décisives, telles que nous l’avons décrite, prend le nom de révolution sociale.

Bien sûr, les révisionnistes ne s’accordent pas avec cette position. Mais jusqu’à présent, aucun d’entre eux n’a été en mesure de présenter un argument convaincant à son encontre. Les exceptions qu’elles offrent, quand elles sont importantes, indiquent non pas une « croissance vers » le socialisme, mais une « croissance en dehors » du socialisme. Tel est le cas, par exemple, avec la prétention que le capital ne se concentrerait pas mais ferait le contraire. Cette contradiction logique est liée à l’essence même du révisionnisme. Il doit accepter la théorie marxiste du capitalisme afin de prouver sa croissance vers le socialisme. Mais il lui faut écarter cette théorie pour rendre crédible le développement pacifique et progressif de la société et l’atténuation des antagonismes de classe.

Une miette de cette idée commence à pénétrer la tête des révisionnistes et de leurs voisins, et ils commencent à voir que l’idée d’une croissance pacifique dans l’Etat futur est un piège.

À cet égard, un article de Nauman, publié dans le numéro d’octobre du Neuen Rundshau (1908) et, plus tard, dans le Hilfe, sur « Le destin du marxisme », est très significatif. C’est un destin assez brutal que l’ancien dirigeant du parti social national nous décrit. Il en conclut que la concentration du capital et la formation d’associations d’employeurs nous ont surpris, nous marxistes, et nous ont placés dans un dilemme inattendu. Ce brave homme ne soupçonne pas le fait que ce soit Marx qui ait exposé pour la première fois l’existence de ces choses sur le continent européen et qu’il avait déjà reconnu leur signification bien avant même les autres socialistes.

Mais nous nous sommes habitués à l’ignorance de ce genre de choses de la part de ces messieurs, et cela ne nécessite pas plus d’attention ici. Il convient toutefois de noter que Nauman, dans son article, découvre la supériorité du capital concentré, de sorte que, selon lui, l’évolution économique ne mène pas au socialisme, mais à un « nouveau féodalisme, doté de moyens économiques incroyablement puissants ». Selon lui, les coopératives et les syndicats ne peuvent pas prévaloir contre l’association des employeurs.

« Dans tous les cas imaginables, le leadership de l’industrie doit se situer là où les trusts et les banques travaillent ensemble. Il y a un pouvoir grandissant que toute révolution sociale ne peut éjecter de sa selle, tant qu’il n’y aura pas de périodes de chômage libérant la rage des masses affamées, qui rejetteront aveuglément tout sans rien pouvoir édifier de mieux à la place. L’idée d’une révolution sociale est pratiquement terminée. Tout cela est très pénible pour les socialistes à l’ancienne mode, ainsi que pour nous, idéologues sociaux, qui espérions un pas plus rapide dans les progrès du monde du travail. Mais le fait que nous nous soyons trompés n’importe pas, l’avenir appartient aux trust industriels. »

Cela ne ressemble certainement pas au socialisme, et encore moins à une croissance pacifique. Nauman, lui-même, ne peut suggérer aucun autre moyen de renverser cette féodalité qu’une "rage populaire", qui doit "tout jeter à la mer" - c’est une révolution - et il parvient à cette conclusion par un saut périlleux logique. Il affirme d’abord que les associations d’employeurs ne peuvent être renversées que par une révolution. Ensuite, il évite l’idée de ce type de révolution en affirmant simplement que ce doit être une révolte de la faim, qui « jetterait simplement tout à la mer, sans pouvoir édifier quoi que ce soit mieux à sa place ». Pourquoi cela doit être ainsi, pourquoi la révolution est vouée d’avance à la stérilité reste le secret de Nauman.

Après avoir tué l’idée d’une révolution d’un coup de crayon, sans aucune raison, il ne sombre absolument pas dans le désespoir. Au contraire, il se présente avec une foi joyeuse. Il découvre ensuite que les associations d’employeurs ne sont invincibles que pour les marxistes qui reconnaissent la nécessité économique et nient le libre arbitre. Nous n’avons qu’à reconnaître cette volonté et nous pouvons nous occuper des associations d’employeurs et le « pouvoir incroyablement grand » du « nouveau féodalisme » perd son invinciblité.

Ce qui n’est pas possible au soulèvement des masses peut, paraît-il, être accompli par la reconnaissance du libre arbitre de l’individu - de sa « personnalité ». La preuve en est fournie par la « politique pratique ».

Nauman nous dit :

« Marx se souciait peu des appels au libre arbitre, car il considérait tous les événements comme déterminés par la nécessité naturelle. Au moins, c’est ce que l’on comprend dans sa théorie. En tant qu’homme individuel, il s’agissait bien d’une personnalité dotée d’une volonté puissante, qui suscitait une action énergique. Il existe aujourd’hui, avec la partie pensante du mouvement socialiste, un certain recul de cette philosophie de la nature à une philosophie de la volonté et, partant, à la philosophie fondamentale du mouvement socialiste. Edward Bernstein a parlé le plus clairement sur ce point, appelant à un retour aux pieds de Kant. Dans le mouvement anarchiste ou semi-anarchiste qui accompagne le socialisme, nous constatons que cette même tendance à s’éloigner de la croyance en une histoire naturelle dirigée aveuglément dans la vie économique, au profit de l’idée que la volonté peut former les choses à sa guise. Ce retour à l’idée de volonté découle de la permanence de la nouvelle domination industrielle. On est obligé de reconnaître que le capitalisme ne se renversera pas, mais que des concessions peuvent être obtenues par des actes de volonté. »

Ces « on » qui ont reconnu cela ne sont que les adorateurs de la croissance progressive vers le socialisme. Nous, les marxistes, n’avons pas vraiment besoin de cette connaissance. Pour les révisionnistes, ainsi que pour leurs assistants anarchistes et nationaux-sociaux, il s’agit d’une découverte merveilleuse. Mais ce sont des abeilles qui savent tirer le miel de chaque fleur et elles sont donc capables de voir, même dans cette découverte, un renversement complet de la position marxiste, et il en va de même de leurs sociétés, libérale, nationale sociale, anarchiste et des frères intellectuels les sociétés demi-anarchistes. Ils se plaignent tous du fait que Marx n’a reconnu qu’une évolution économique « gouvernée en aveugle », « automatique », sans connaître la volonté humaine. Et ce devrait être notre tâche principale de susciter cette volonté.

Ainsi enseignent, non seulement Nauman, mais aussi Friedeberg. Ainsi, enseignent tous les éléments du mouvement socialiste qui vibrent entre Nauman et Friedeberg, et enseignent aussi les théoriciens du révisionnisme Tugan-Baranowsky :

« L’auteur de Capital a surévalué l’importance de la brique élémentaire du processus historique et n’a pas compris le rôle créatif extraordinaire de la personnalité humaine vivante dans ce processus. » (« Der Moderne Socialismus », p. 91)

Tout cela montre clairement que la théorie de la « croissance progressive » du socialisme possède un grand vide qui doit être bouché par le rôle créatif énorme de la personnalité humaine vivante et de son libre arbitre. Mais ce libre arbitre qui doit amener la « croissance progressive » signifie en réalité son abolition. Si Nauman a raison et que la volonté est libre et peut « façonner les choses comme elle le souhaite », elle peut aussi « définir à sa guise » la direction du développement économique. Il est alors absolument impossible de trouver la garantie que la croissance irait vers le socialisme. En outre, il est impossible de déterminer le moindre développement historique et aucune connaissance scientifique de la société n’est possible.

Chapitre IV

Evolution économique et volonté

Les révisionnistes répondent à ces conclusions en affirmant qu’il existe une contradiction beaucoup plus grande chez Marx lui-même. Ils allèguent qu’en tant que penseur, il n’avait reconnu aucune volonté libre, mais espérait que tout proviendrait d’une évolution économique inévitable, qui se poursuivrait automatiquement, mais qu’en tant que combattant révolutionnaire, il cherchait avec la plus grande vigueur à développer ses volontés, et faire appel à la volonté du prolétariat. Cela prouve que Marx est coupable d’une contradiction irréconciliable entre théorie et pratique, déclarent les révisionnistes, les anarchistes et les libéraux en parfaite harmonie.

En réalité, Marx n’est coupable d’aucune contradiction de ce type. Tout cela n’est que le produit de la confusion de ses critiques - une confusion qui est incurable, car elle se reproduit encore et encore. Elle repose en premier lieu sur le fait d’identifier volonté et volonté libre (libre arbitre). Marx n’a jamais manqué de reconnaître l’importance de la volonté et du « rôle formidable de la personnalité humaine » dans la société. Il a seulement nié la liberté de la volonté, qui est quelque chose de très différent. Cela a été expliqué si souvent qu’il semble à peine nécessaire de le reformuler ici.

En outre, cette confusion repose sur une conception tout à fait remarquable du sens de l’économie et du développement économique. Tous ces savants messieurs semblent penser que, puisque cette évolution se déroule selon certaines lois définies, elle est automatique et spontanée sans que la personnalité humaine soit consentante. Pour eux, la volonté humaine est un élément distinct, à côté et au-dessus, de l’économie. Elle ajoute à la force et agit sur l’économie, « faisant autrement » ce qu’elle produit. Un tel point de vue n’est possible que dans les esprits qui n’ont qu’une conception scolaire de l’économie, qui ont entièrement rassemblé leurs idées dans des livres et qui la traitent de manière purement intellectuelle, sans la moindre conception vitale du processus économique actuel. Ici, du moins, le prolétariat leur est supérieur et, malgré Maurenbrecher et Eisner, il est mieux à même de comprendre ce processus et son rôle historique que le théoricien capitaliste à qui la pratique économique est étrangère, ou que le théoricien du capitalisme à qui toute pratique économique est étrangère et qui n’a aucune idée de la nécessité de mieux comprendre l’économie pour réussir à faire des profits.

Toute théorie économique devient une simple gymnastique mentale chez ceux qui ne partent pas de la conviction que le moteur de tout événement économique est la volonté humaine. Certainement pas une volonté LIBRE, pas une volonté existant par elle-même, mais une volonté PREDETERMINEE. En dernière analyse, c’est la VOLONTÉ DE VIVRE qui est à la base de toute économie, qui est apparue avec la vie dès qu’elle était dotée de mouvements et de sensations. Toute expression de la volonté doit, en dernière analyse, être reliée à la volonté de vivre.

Quelle que soit la forme particulière que cette impulsion de vie d’un organisme puisse prendre dans des cas individuels, elle dépend des conditions de cette vie, prenant le mot « condition » dans son sens le plus large possible, englobant tous les dangers et limitations de la vie, pas simplement les moyens de lui fournir sa subsistance. Les conditions de vie déterminent le caractère de sa volonté, la nature de ses actes et leurs résultats.

Cette connaissance constitue le point de départ de la conception matérialiste de l’histoire. Mais, bien sûr, la simplicité des relations, qui doit être expliquée de la sorte dans les organismes moins complexes, laisse la place, dans les organismes supérieurs, à des conditions dans lesquelles de nombreux termes intermédiaires se placent entre la simple volonté de vivre et les multiples manières selon lesquelles elle s’exprime.

Je ne peux pas m’engager plus loin ici. Mais on peut encore faire quelques suggestions.

Les conditions de vie d’un organisme sont de deux ordres. C’est d’abord celles qui se répètent continuellement et qui ne changent pas au cours de nombreuses générations. Une volonté élaborée et adaptée à ces conditions est renforcée à la fois par la coutume héritée et par la sélection naturelle. Cela devient un instinct, une impulsion que l’individu suit en toutes circonstances, même dans des conditions extraordinaires où le suivre ne conserve ni ne maintient la vie, mais la blesse, peut-être même conduit à la mort. Malgré tout cela, la volonté de vivre demeure la base de cette volonté.

À côté de ces conditions de vie qui se répètent constamment, il en existe d’autres qui n’apparaissent que rarement ou sous une forme modifiée. Ici, l’instinct échoue. Le maintien de la vie dépend alors fondamentalement de la possession d’une intelligence par l’organisme qui lui permettra de reconnaître une situation donnée et de s’y adapter. Plus une forme animale vit dans des conditions de vie qui changent rapidement, plus son intelligence est développée. Cela est dû en partie au fait que l’organe de l’intelligence est soumis à des exigences plus élevées et en partie au fait que les individus dont l’intelligence est la plus faible sont éliminés plus rapidement.

Enfin, quand nous arrivons à l’homme, l’intelligence a tellement grandi qu’il est capable de construire des armes et des outils d’organes artificiels - avec lesquels mieux se faire valoir dans des conditions de vie données. Mais en même temps, il se crée de nouvelles conditions auxquelles il doit s’adapter à son tour. C’est donc que le développement technique, résultat d’une intelligence supérieure, devient à son tour une impulsion pour un développement ultérieur de l’intelligence.

Le développement technique est aussi le résultat de la volonté de vivre, mais il entraîne d’importantes modifications de cette volonté. L’animal souhaite vivre juste parce qu’il est vivant. Cela n’exige rien de plus. La découverte de nouvelles armes ou de nouveaux outils apporte le pouvoir de vivre mieux qu’avant. Il offre la possibilité d’une alimentation plus abondante, de plus de loisirs, d’une meilleure sécurité et enfin de la satisfaction de nouveaux besoins. Plus l’évolution technique est élevée, plus la volonté de VIVRE devient la volonté de mieux vivre.

Cette volonté est la marque distinctive de l’homme civilisé.

L’évolution technique modifie non seulement le rapport de l’homme à la nature, mais également celui entre hommes.

L’homme fait partie des animaux sociaux. Les conditions de sa vie ne peuvent être remplies isolément, mais exigent la formation de sociétés. La volonté de vivre prend la forme de la volonté de vivre avec et pour les membres d’une société. Le développement technique modifie, entre autres conditions de la vie, les formes de la vie sociale et de la coopération. Il le fait principalement en conférant à l’homme des organes séparés de son corps. Les outils et armes naturels, les ongles, les dents, les cornes et autres sont la propriété de tous les individus de même nature, de même âge et de même sexe. D’autre part, les outils et les armes artificiels peuvent tous être possédés par un seul individu, qui peut les refuser à tous les autres. Ceux qui ont le contrôle de tels outils et armes vivent dans des conditions de vie différentes de celles de ceux qui en sont privés. Ainsi, différentes classes sont créées, dans lesquelles la volonté de vivre prend une forme différente.

Un capitaliste, par exemple, selon les conditions dans lesquelles il vit, ne peut exister sans profit. Sa volonté de vivre le pousse à acquérir des profits, sa volonté de vivre mieux le force à rechercher des profits accrus. Ceci, encore une fois, l’oblige à augmenter son capital ; de la même manière et à un degré encore plus élevé, la lutte concurrentielle le menace de destruction, s’il ne peut pas augmenter continuellement son capital. La concentration du capital n’est pas un processus automatique, qui se déroule sans la volonté et la conscience des participants. Sans la volonté énergique des capitalistes, il ne serait pas possible de s’enrichir et d’évincer leurs concurrents les plus faibles. Ce qui est en dehors de leur volonté et de leur conscience est le simple fait que le résultat de leur volonté et de leurs efforts est de créer les conditions nécessaires à la production socialiste que les capitalistes ne souhaitent certainement pas. Mais cela ne dit pas que dans le processus économique, la volonté de l’homme et le « rôle gigantesque de la personnalité créatrice » soient exclus.

La même volonté de vivre qui anime les capitalistes existe aussi chez les ouvriers. Mais cela prend des formes différentes pour correspondre aux différentes conditions de la vie. Cela ne s’exprime pas dans une lutte pour le profit, mais pour la vente de force de travail, pour revendiquer des prix plus élevés pour payer la force de travail et des prix plus bas pour les moyens de subsistance ; de là naissent la création de syndicats et de coopératives, la recherche d’une législation pour la protection du travail et enfin une seconde tendance, accompagnant la concentration du capital, que l’on pourrait qualifier de socialisation croissante. Même dans ce cas, il n’existe pas de processus involontaire et inconscient, comme l’entend habituellement les mots « croissance vers ».

Enfin, en ce qui concerne le processus social, il faut encore envisager une autre face de la volonté de vivre. Sous certaines conditions, la volonté de vivre d’un individu ou d’une société ne peut s’exprimer que par l’asservissement de la volonté de vivre d’autres individus. La bête de proie ne peut vivre que par la destruction d’autres animaux. Souvent, sa volonté de vivre exige la dépossession de certains de ses semblables qui se disputent avec lui comme proie ou qui diminuent ses réserves de nourriture. Cela n’exige pas la destruction de ces autres, mais la flexion de leur volonté en raison de la supériorité de la force musculaire ou nerveuse.

De telles compétitions ont également lieu entre hommes. Elles sont moins fréquents entre individus qu’entre sociétés. Les hommes sont engagés, pour gagner leur vie, sur des terrains de chasse, des lieux de pêche, des marchés et des colonies. Ces conflits se terminent toujours par la destruction d’une partie ou, plus fréquemment, par une rupture ou une soumission de sa volonté. À chaque fois, il ne s’agit que d’un événement passager. Mais à partir de là se développe une soumission continuelle de la volonté d’un homme par un autre, qui aboutit à une condition d’exploitation permanente.

Les antagonismes de classe sont des antagonismes entre volitions. La volonté de vivre des capitalistes répond à des conditions qui l’obligent à plier la volonté des travailleurs et à s’en servir. Sans cette flexion de volonté, il n’y aurait aucun profit capitaliste, et aucun capitaliste ne pourrait exister. La volonté de vivre du travailleur l’oblige en revanche à se rebeller contre la volonté du capitaliste. En découle la lutte de classe.

Nous voyons ainsi que la volonté humaine est la force motrice de tout le processus économique. C’est le point de départ et un élément de chaque expression de ce processus. Rien de plus absurde que de considérer la volonté humaine et les phénomènes économiques comme deux facteurs indépendants l’un de l’autre. C’est une partie de la conception fétichiste qui confond le processus économique - c’est-à-dire les formes de travail social coopératif et concurrentiel de l’humanité - avec les objets matériels produits de ce travail, et qui est imaginée de la même façon que les hommes utilisent matières premières et outils permettant de former certains objets selon leurs propres idées, les « personnalités créatrices » utilisent donc, par leur libre volonté, le processus économique pour former, en même temps que « tel ou tel » objet, certains rapports sociaux définis en fonction de leurs besoins. Parce que l’ouvrier est tenu en dehors de la propriété de la matière première et des outils, parce qu’il est au-dessus d’eux et les dirige, ces adeptes du fétichisme économique pensent que l’homme est en dehors du processus économique, qu’il le dépasse et le gouverne selon son libre arbitre.

Il n’y a pas de plus ridicule incompréhension que cela.

La nécessité économique ne signifie pas l’absence de volonté humaine. Il découle de la nécessité de la volonté de vivre des êtres vivants et de la nécessité inévitable qui en découle d’utiliser les conditions de vie qu’ils rencontrent. C’est la nécessité d’une volonté prédéterminée.

Il ne saurait également y avoir de plus grande perversion de la vérité que l’idée que la connaissance de la nécessité économique signifie un affaiblissement de la volonté, et que la volonté des travailleurs doit être suscitée par les biographies de généraux et d’autres hommes forts et de bonne volonté, et par des exposés sur la liberté de la volonté. Une fois que les gens ont été persuadés qu’une chose existe, elle doit exister et peut être utilisée par eux ! Si vous n’y croyez pas, jetez un coup d’œil à nos professeurs et autres intellectuels bourgeois, qui ont suivi un cours sur Kant d’un côté et adorent les puissants Hohenzollern de l’autre, et observer quel grand inflexibilité ils obtiendront de cette manière.

Si la volonté de vivre, qui est à la base de toute nécessité économique, n’est pas la volonté la plus puissante des travailleurs, si cette volonté doit être éveillée artificiellement en eux, alors toute notre lutte est vaine.

Cela ne signifie nullement que la volonté humaine n’a aucun rapport avec la conscience et ne soit pas déterminée par elle. Certes, l’énergie de la volonté de vivre ne dépend pas de notre conscience, mais notre conscience détermine la forme dans laquelle elle s’exprimera dans un cas donné et la quantité d’énergie que l’individu dépensera dans une situation donnée. Nous avons vu qu’à côté de l’instinct, la conscience régit la volonté et que la manière dont elle est dirigée dépend de quelle manière et à quel degré la conscience reconnaît les conditions de l’existence. Puisque l’intellect diffère d’un individu à l’autre, il peut réagir différemment à la même volonté de vivre dans les mêmes conditions de vie. C’est cette différence qui donne l’apparence de liberté de volonté et donne l’impression que la forme de la volonté de l’individu dépendait non pas des conditions de la vie, mais de sa propre volonté.

Ce n’est pas à travers des légendes édifiantes et des spéculations concernant la liberté de volonté, mais seulement à travers une compréhension plus large des relations sociales que le prolétariat peut être éveillé et que son énergie est dirigée vers les canaux les plus efficaces pour la défense des intérêts du prolétariat.

La volonté de vivre est le fait que nous devons toujours prendre pour point de départ - que nous devons présumer exister. La forme qu’il prend et l’intensité avec laquelle il s’exprime dépendent, avec chaque individu, classe, nation, etc., de leur connaissance des conditions de la vie. Partout où deux classes se développent en développant des volontés opposées, les conditions d’un conflit sont présentes.

Nous ne devons nous occuper que de cette dernière situation.

L’expression de la volonté en tant qu’esprit de conflit est déterminée par trois facteurs : premièrement, par le but auquel aspirent les combattants ; deuxièmement, par leur conscience de leur force ; troisièmement, par leur force réelle.

Plus l’enjeu de la bataille est grand, plus la volonté est forte, plus les combattants vont oser, plus ils sont prêts à engager toute l’énergie, aussi grande que nécessaire, pour atteindre cet objectif. Mais cela n’est vrai que lorsque l’on est convaincu que les forces à sa disposition sont suffisantes pour remporter la lutte. Si cette confiance en soi nécessaire fait défaut, le but sera peut-être séduisant, mais il ne réussira pas à libérer toute la volonté, et ne suscitera que des désirs et des vélléités, et, quelle que soit leur intensité, elle ne donnera naissance à aucun acte concret, et, à toutes fins pratiques, elle sera complètement inutile.

Le sentiment de force est encore pire qu’inutile lorsqu’il ne repose pas sur une connaissance réelle de ses propres forces et de celles de ses adversaires, mais repose sur de pures illusions. La force, sans sentiment de force, est morte et ne suscite aucune volonté. Une sensation de force sans force peut, dans certaines circonstances, mener à des actions qui peuvent submerger ou détruire un adversaire, affaiblir ou plier sa volonté. Mais des résultats permanents ne peuvent pas être obtenus sans force réelle. Les entreprises qui sont menées à bien sans force réelle, mais dont le succès dépend du moyen de duper de son adversaire quant à sa force réelle, sont vouées à l’échec tôt ou tard, et la déception qu’elles entraîneront sera d’autant plus grande que leur premiers succès auront été brillants.

Lorsque nous appliquons ce que nous venons de dire à la lutte de classe du prolétariat, cela nous montre quelle doit être la nature du travail de ceux qui voudraient se battre avec cette classe comme le mouvement socialiste l’affirme. Notre tâche première et la plus grande doit être d’accroître la force du prolétariat.

Naturellement, nous ne pouvons pas l’augmenter, juste en le souhaitant. À toute période définie de la société capitaliste, la force du prolétariat est déterminée par les conditions économiques et ne peut être accrue de manière arbitraire. Mais l’effet de sa force réelle peut être augmenté en empêchant de la consommer inutilement. Les processus inconscients de la nature semblent toujours extrêmement inutiles, du point de vue de nos objectifs. La nature n’a cependant aucun but à servir. L’esprit conscient de l’homme lui fixe des objectifs et lui montre également le moyen d’atteindre ces objectifs sans perte de force et avec la moindre dépense d’énergie nécessaire.

Cela est vrai aussi dans la lutte de classe du prolétariat. Certes, cela se passe au début sans la conscience des participants. Leur volonté consciente ne comprend que leurs besoins personnels les plus proches. Les transformations sociales qui découlent de l’effort pour satisfaire ces besoins restent cachées aux combattants. En tant que processus social, la lutte des classes est donc un processus inconscient de longue date. En tant que tel, il est chargé de tous les déchets d’énergie inhérents à tous les processus inconscients. Ce n’est que par une RECONNAISSANCE du processus social, de ses tendances ou de ses objectifs, que l’on peut mettre fin à ce gaspillage, à la concentration de la force du prolétariat, au rassemblement des travailleurs dans de grandes organisations réunies autour d’un but commun, avec toutes les personnalités et actions momentanées subordonnées à la classe permanente intérêts, et ces intérêts, à leur tour, placés au service de l’évolution sociale collective.

En d’autres termes, la théorie est le facteur qui élève au plus haut point la force que le prolétariat peut développer. Pour ce faire, la théorie enseigne aux travailleurs comment utiliser de la manière la plus efficace possible les pouvoirs découlant d’un stade de développement économique donné et en évitant le gaspillage de ces pouvoirs.

La théorie n’augmente pas simplement la force effective du prolétariat ; elle augmente aussi la conscience de cette force. Ce dernier point n’est pas moins nécessaire.

Nous avons vu que la volonté est déterminée non pas seulement par la conscience, mais par les coutumes et l’instinct. Des relations qui se répètent constamment au cours des décennies, voire des siècles, créent des coutumes et des instincts qui continuent à fonctionner après la disparition de leur base matérielle. Une classe est peut-être devenue faible et a déjà gouverné en raison de sa force supérieure, et une classe qu’elle exploite peut devenir forte, qui était faible à un moment donné et se permettait de se charger d’une classe exploiteuse. Mais la conscience héritée de la force peut durer longtemps des deux côtés jusqu’à ce qu’une épreuve de force, telle qu’une guerre par exemple, révèle toute la faiblesse de la classe dirigeante. Ensuite, la classe de sujets prend soudain conscience de sa force et une révolution s’ensuit.

Le prolétariat est ainsi affecté par le sentiment de sa faiblesse originelle et par sa conviction de l’invincibilité des capitalistes.

Le système de production capitaliste est apparu à une époque où la masse du prolétariat avait été jetée à la rue, condamnée à une existence parasitaire, socialement inutile. Le capitaliste qui les a pris à son service était leur sauveur, leur « donneur de pain » ou, comme on dit aujourd’hui, « donneur de travail », une phrase qui ne sonne pas beaucoup mieux. Leur volonté de vivre les a conduits à se vendre. Ils ne voyaient aucune possibilité d’existence à part cela, et encore moins une possibilité de résister au capitaliste.

Mais peu à peu les relations ont changé. De pauvre mendiant, employé par pitié, le prolétaire est devenu la classe ouvrière, celle à partir de laquelle la société vit. La personnalité du capitaliste, au contraire, est devenue de plus en plus superflue dans les progrès de la production, ce que la corporation et la confiance ont clairement mis en évidence. En raison de la nécessité économique, la relation salariale est devenue de plus en plus une relation de pouvoir, maintenue par le pouvoir de l’État. Mais le prolétariat est devenu la classe la plus nombreuse de l’État et de l’armée sur laquelle repose le pouvoir de l’État. Dans un État industriel très développé comme l’Allemagne ou l’Angleterre, il possède déjà la force nécessaire pour s’emparer du pouvoir de l’État. Si les conditions économiques prévalaient, il pourrait utiliser le pouvoir de l’État pour substituer l’industrie sociale à l’industrie capitaliste actuelle.

Mais ce qui manque au prolétariat, c’est une conscience de sa propre force. Seules quelques unes de ses sections possèdent cette conscience. Pour la grande masse, elle manque encore. Le mouvement socialiste fait ce qu’il peut pour développer cette conscience. Là encore, il utilise des explications théoriques, mais pas uniquement celles-ci. Plus efficace pour le développement de la conscience de la force que toute théorie, c’est toujours l’action.

C’est par ses victoires dans la lutte contre ses adversaires que le parti socialiste démontre le plus clairement la force du prolétariat et suscite de la sorte le plus efficacement un sentiment de force. Ces succès, à leur tour, sont dus au fait qu’il est guidé par une théorie. Cela permet à la partie du prolétariat la plus consciemment organisée d’utiliser sa force maximale à tout moment.

Partout ailleurs en dehors des pays anglo-saxons, l’activité économique des travailleurs a été dirigée et assistée dès le début par la connaissance du socialisme.

À côté de ces succès, ce sont les batailles électorales fructueuses pour le Parlement et qui ont le plus contribué à accroître la force et le sentiment de force du prolétariat. Pas seulement à travers des avantages matériels qui ont été obtenus pour certaines sections du prolétariat, mais surtout à travers le fait que les masses sans conscience collective, sans peur et sans espoir, ont vu apparaître ici un pouvoir qui se battait hardiment contre le pouvoir en place, victoire après victoire, et qui lui-même n’était que l’organisation des personnes dépourvues de propriété privée.

C’est là que réside la grande importance des manifestations du premier mai et de la bataille des bulletins de vote, ainsi que de la bataille pour le vote. Ces choses n’apportent souvent aucun avantage matériel important au prolétariat. Très souvent, les gains ne sont nullement proportionnels aux sacrifices consentis. Néanmoins, chacune de ces victoires signifie une augmentation considérable de la force effective du prolétariat, car elle suscite puissamment son sentiment de force et, par conséquent, l’énergie de sa volonté pour la lutte de classe.

Il n’y a rien que nos adversaires craignent plus que cette augmentation de la sensation de la force prolétarienne. Ils savent que le géant n’est pas dangereux pour eux tant qu’il n’est pas conscient de sa propre force. Leur plus grand soin consiste à contenir ce sentiment de force. Même les concessions matérielles sont beaucoup moins haïes (par leurs adversaires) que les victoires morales de la classe ouvrière, qui augmentent sa confiance en soi. Par conséquent, les capitalistes luttent souvent beaucoup plus fort pour maintenir une gestion autocratique de l’usine, pour conserver le droit de "gérer leur propre entreprise", que contre des augmentations de salaire. Ceci explique l’amère hostilité à la célébration du Premier Mai comme une fête du Travail, mais aussi les efforts visant à étrangler le suffrage universel et égalitaire partout où il est devenu un moyen de démontrer visiblement à la population l’avancée victorieuse du parti socialiste. Ce n’est pas la crainte d’une majorité socialiste qui les pousse à de tels efforts - ils n’ont pas à craindre cela pour de nombreuses élections.

Non, c’est la crainte que les continuelles victoires électorales des socialistes donnent au prolétariat un tel sentiment de force et dominent tellement ses adversaires qu’il sera impossible d’empêcher la saisie des pouvoirs de l’État et la transformation des pouvoirs de gouvernement.

Par conséquent, nous devons être prêts à voir notre prochaine grande victoire électorale suivie d’une attaque contre l’actuelle loi sur le suffrage pour les élections au Reichstag - pour laquelle je ne dis absolument pas que cette attaque sera couronnée de succès.

Certes, notre parti n’a pas que des victoires à enregistrer, mais aussi des défaites. Mais leur effet décourageant diminue d’autant plus que nous nous détournons des contraintes locales et momentanées pour suivre l’ensemble de notre mouvement au cours des deux dernières générations dans tous les pays du monde. L’avancée continue et rapide de tout le prolétariat, malgré une très lourde défaite individuelle, devient alors tellement notoire que rien ne peut détruire notre confiance en la victoire finale.

Cependant, plus nous cherchons à considérer nos luttes individuelles dans leur relation avec l’ensemble de l’évolution sociale, plus claires et fortes nous gardons devant nous la libération de la classe ouvrière, et donc de toute l’humanité de toute domination de classe, en tant qu’objectif final, dans tous nos efforts, plus nos tâches mineures sont ennoblies, plus la volonté de vivre du prolétariat s’exprime de manière constante et impressionnante, plus l’ampleur de l’enjeu de la bataille sera stimulée, entraînant ainsi la plus grande passion révolutionnaire possible, ce n’est pas le produit d’une excitation insensée, mais d’une connaissance claire et précise.

Ce sont les méthodes par lesquelles le socialisme a suscité la volonté de la classe ouvrière jusqu’à présent et cela a produit des résultats si merveilleux qu’il n’y a pas la moindre raison pour que ces méthodes soient échangées contre d’autres.

Chapitre V

Ni révolution ni légalisme "à tout prix"

D’un côté, nous, les marxistes, sommes accusés d’avoir exclu la volonté humaine dans la politique et d’avoir ainsi réduit la politique à un processus automatique. De l’autre côté, ces mêmes critiques affirment exactement le contraire. Ils allèguent que nos désirs dépassent de loin notre connaissance de la réalité. Ils affirment que les faits devraient nous enseigner l’impossibilité de toute révolution, mais que nous nous accrochons à l’idée de révolution par pur fanatisme sentimental jusqu’à ce que nous en soyons ivres. Ils affirment que nous recherchons une révolution politique à tout prix, même si nous pourrions progresser plus rapidement sur la base juridique existante.

J’ai discuté de la question de la révolution dans la « Neue Zeit » en décembre 1893 et je reproduirai simplement une partie de ce qui y a été dit.

Nous sommes des révolutionnaires, et pas seulement dans le sens où la machine à vapeur est un révolutionnaire. La transformation sociale à laquelle nous aspirons ne peut être atteinte que par une révolution politique, au moyen de la conquête du pouvoir politique par le prolétariat combattant. La seule forme d’État dans laquelle le socialisme peut être réalisé est celle d’une république, et d’une république tout à fait démocratique.

Le parti socialiste est un parti révolutionnaire, mais pas un parti qui fabrique la révolution. Nous savons que notre objectif ne peut être atteint que par une révolution. Nous savons aussi que créer de toutes pièces cette révolution est aussi peu possible que nos adversaires n’ont le pouvoir de l’empêcher. Ce n’est pas sur notre travail que repose la responsabilité de susciter une révolution ou d’en préparer la voie. Et comme la révolution ne peut pas être créée arbitrairement par nous, nous ne pouvons rien dire du moment, des conditions ou des formes qu’elle revêtira.

Nous savons que la lutte de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat ne peut prendre fin tant que ce dernier n’est pas en possession des pouvoirs politiques et les a utilisés pour introduire la société socialiste. Nous savons que cette lutte de classe doit se développer de manière intensive et extensive. Nous savons que le prolétariat doit continuer à se multiplier et à acquérir une force morale et économique, et que, par conséquent, sa victoire et le renversement du capitalisme sont inévitables. Mais nous ne pouvons avoir que les conjectures les plus vagues quant au moment et à la manière dont seront frappés les derniers coups décisifs de la guerre sociale. Tout cela n’a rien de nouveau...

Ne sachant rien des batailles décisives de la guerre sociale, il nous est manifestement impossible de dire si elles seront sanglantes ou non, si la force physique jouera un rôle décisif ou si elles seront combattues exclusivement par les moyens économiques, législatifs et politiques de la « pression morale ».

Cependant, nous sommes tout à fait sûrs de pouvoir dire que, selon toute vraisemblance, les luttes révolutionnaires du prolétariat auront une prédominance beaucoup plus grande par la méthode politique que par l’action militaire que cela n’a été le cas dans les combats révolutionnaires de la bourgeoisie.

La seule raison pour laquelle les méthodes militaires serviront moins fréquemment dans les batailles de la révolution à venir réside dans le fait, qui a souvent été souligné, de la supériorité colossale des armes des armées actuelles, par rapport aux armes détenues par des civils et qui rendent pratiquement certaines les échecs des guerres révolutionnaires dès leur début.

Par ailleurs, les sections révolutionnaires d’aujourd’hui disposent de meilleures armes de résistance économique, politique et morale que celles dont disposaient les révolutionnaires du XVIIIe siècle. La Russie est la seule exception à cette règle.

La liberté d’organisation et de presse et le suffrage universel (devoir militaire universel dans certaines circonstances) ne confèrent pas seulement des armes au prolétariat des nations modernes, ce qui leur confère un avantage sur les classes qui se sont battues à l’époque des combats révolutionnaires de la bourgeoisie ; ces institutions ont mis en lumière la force relative des différents partis et classes et l’esprit qui les anime, et cette lumière manquait totalement à l’époque de l’absolutisme.

A cette époque, les classes dirigeantes ainsi que les révolutionnaires tâtonnaient dans le noir. Puisque toute expression d’opposition était rendue impossible, ni le gouvernement ni les révolutionnaires ne pouvaient se faire une idée de leur force. Chaque partie risquait de surestimer sa force tant qu’elle ne l’avait pas comparée à un adversaire. Il était au contraire enclin à la sous-estimer dès qu’il subissait la moindre défaite.

C’est l’une des principales raisons pour lesquelles, pendant les révolutions de la bourgeoisie, tant de soulèvements ont été supprimés d’un seul coup, pourquoi autant de gouvernements ont été renversés d’un seul coup et pourquoi la révolution a été si généralement suivie d’une contre-révolution. Il en va tout autrement aujourd’hui dans les pays dotés d’institutions démocratiques. De telles institutions ont été appelées soupapes sociales de sécurité. Si cette expression est destinée à dire que, dans une démocratie, le prolétariat cesserait d’être révolutionnaire et qu’il se contenterait d’une expression publique de sa colère et de ses souffrances et qu’il renoncerait à la révolution politique et sociale, alors l’expression est fausse. La démocratie ne peut pas supprimer les antagonismes de classe de la société capitaliste. Elle ne peut pas non plus éviter le résultat final de ces antagonismes : le renversement révolutionnaire de la société actuelle. Une chose qu’elle peut faire : non pas abolir la révolution, mais éviter de nombreuses tentatives révolutionnaires prématurées et sans espoir et rendre superflus de nombreux soulèvements révolutionnaires sans espoir. Elle permet une clarté quant à la force relative des différents partis et classes. Elle n’abolit pas leurs antagonismes, ni ne reporte leur but ultime, mais elle empêche la classe montante d’essayer parfois d’accomplir des tâches dont elle n’est pas encore capable, et empêche la classe dirigeante de refuser des concessions qu’elle n’a plus la force de refuser. La direction du développement historique n’en est pas modifiée pour autant, mais son cours devient plus stable et plus pacifique.

L’avancée du prolétariat dans les pays dotés d’institutions démocratiques n’est pas marquée par des victoires aussi frappantes que celles de la bourgeoisie à l’époque de la révolution ; mais il lui manque aussi ses grandes défaites. Depuis l’apparition du mouvement ouvrier socialiste moderne dans les années 1860, le prolétariat européen n’a rencontré qu’une grande défaite : celle de la Commune de 1871. À cette époque, la France souffrait des victoires de l’empire allemand, qui avait retenu la démocratie comme institution de son peuple, alors que le prolétariat français n’avait atteint que l’aube de la conscience de classe et qu’il était contraint au soulèvement.

La méthode de combat démocratique-prolétarienne peut paraître plus monotone qu’à l’époque de la période révolutionnaire de la bourgeoisie ; c’est certes moins dramatique et frappant, mais cela demande beaucoup moins de sacrifices. Cela peut être un peu décevant pour ces littérateurs intelligents qui se lancent dans le socialisme comme un sport amusant, à la recherche de choses intéressantes, mais pas pour ceux qui doivent réellement se battre. [1]

Ces méthodes dites pacifiques de la lutte de classe, ce qui signifie se limiter à des actions non militaires (parlementarisme, grèves, manifestations, actions de presse et méthodes similaires de pression) ont la chance d’être maintenues, dans tous les pays les plus démocratiques du monde, dans les institutions, et plus augmente la perspicacité politique et économique et la maîtrise de soi des gens.

Des deux adversaires confrontés à une même situation de conflit, celui qui est le plus susceptible de conserver son sang-froid est le plus capable de se sentir supérieur à l’autre. Au contraire, la personne qui ne croit pas en ses propres capacités devient rapidement excitée et perd son sang-froid.

Dans tous les pays civilisés, c’est le prolétariat avant toutes les autres classes sociales, qui a la plus grande foi en lui-même et en sa cause. Il n’est pas nécessaire qu’il cultive des illusions à cette fin. Il suffit d’étudier l’histoire de la dernière génération pour voir comment elle a progressé partout sans interruption. Il suffit de suivre l’évolution de la société actuelle pour se convaincre que sa victoire est inévitable. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que, dans les pays où il est le plus développé, le prolétariat perde facilement la tête et la maîtrise de soi-même et se lance dans une politique aventurière. Et le danger qui en découle est réduit proportionnellement à la hauteur de la culture, de la perspicacité de la classe ouvrière et du développement démocratique de l’État.

D’autre part, la même assurance ne peut être offerte à la classe dirigeante. Elle voit et sent qu’elle s’affaiblit de jour en jour et devient par conséquent de plus en plus nerveuse et mal à l’aise, et par conséquent incertaine. Il s’agit de plus en plus d’un état d’esprit où il est évident qu’elle est susceptible de faire l’objet d’une crise de rage désespérée qui le conduira à se jeter furieusement sur son adversaire, dans l’espoir désespéré de remporter une victoire, quel qu’en soit le prix en termes de blessures qu’elle peut infliger à l’ensemble du corps social, ainsi qu’aux destructions irréparables qu’elle peut produire.

La situation politique du prolétariat est telle qu’il peut très bien se permettre d’essayer le plus longtemps possible de progresser uniquement par des méthodes strictement « légales ». Le danger que ces efforts de progrès pacifiques soient contrecarrés réside principalement dans cette attitude nerveuse de la classe dirigeante.

Les hommes d’État de la classe dirigeante souhaitent avant tout que soit commis un acte révolutionnaire insensé qui susciterait non seulement la réaction de la classe dirigeante elle-même, mais même celle de toute la grande masse indifférente de la population hostile aux socialistes, et ils le souhaitent que cela se produise avant que les socialistes soient devenus trop puissants pour pouvoir être vaincus. Un tel événement offre le seul espoir possible de différer la victoire de la classe ouvrière pendant au moins plusieurs années. Pour être sûr, ils misent tout sur ce jeu. Si cela ne réussit pas et si le prolétariat n’est pas renversé par l’acte de colère qui s’ensuit, alors l’effondrement de la classe capitaliste ne fera que s’accélérer et le triomphe du socialisme sera beaucoup plus proche.

Admettons que les politiciens de la classe dirigeante aient atteint le point où ils sont prêts à tout risquer sur un seul coup de dés. Ils préfèreront alors prendre les risques d’une guerre civile que de supporter la peur d’une révolution.

Les socialistes, en revanche, non seulement n’ont aucune raison de suivre cette politique du désespoir, mais devraient plutôt rechercher par tous les moyens en leur pouvoir le report de tout soulèvement insensé, même reconnu comme inévitable, à partir du moment où le prolétariat sera assez puissant pour pouvoir immédiatement arrêter la foule en colère et la retenir afin que ce paroxysme soit son dernier, et que la destruction qu’il entraîne et le sacrifice qu’il coûte soient aussi minimes que possible .

Les socialistes doivent donc éviter, et même s’opposer activement, à toute provocation insensée de la classe dirigeante qui pourrait donner à leurs hommes d’État l’occasion de provoquer une répression folle contre les socialistes. Lorsque nous déclarons que les révolutions ne peuvent pas être inventées et que nous maintenons qu’il est insensé, voire pernicieux, d’inciter à la révolution et que nous agissons conformément à ces déclarations, nous ne le faisons pas dans l’intérêt des hommes politiques capitalistes, mais dans ceux du prolétariat combattant. Cette même tactique a été suivie par les partis socialistes de tous les pays. De ce fait, les dirigeants politiques de la classe dirigeante n’ont pas encore été en mesure de réaliser leurs aspirations provocatrices.

Bien que l’influence politique des socialistes soit encore relativement faible, elle reste toutefois, dans la plupart des États modernes, trop importante pour que les politiciens capitalistes puissent s’en servir à leur guise. Les petites mesures et les punitions ne les aident pas ; ils ne font qu’aigrir ceux contre qui ils sont dirigés, sans les effrayer ni diminuer leur combativité. Toute tentative de mettre en oeuvre des mesures aussi injustes dans le but de désarmer le prolétariat comporte un risque de guerre civile qui, quelle qu’en soit l’issue, risque de provoquer une terrible dévastation. Tout le monde, même peu de prévoyant le sait.

Les hommes d’affaires capitalistes n’ont aucune envie de se lancer dans une aventure susceptible de ruiner l’un ou l’autre des hommes d’affaires capitalistes. Ils ne tenteront rien de la sorte tant qu’ils conserveront leur jugement et ne seront emportés par aucun accès de rage folle telle qu’elle a déjà été évoquée.

L’intérêt du prolétariat aujourd’hui, plus que jamais auparavant, exige que soient évités tout ce qui risquerait de provoquer la classe dirigeante vers une politique de violence insensée. Le parti socialiste se gouverne conformément à cette position.

Il existe cependant une faction qui s’appelle prolétarienne et socialiste-révolutionnaire qui se donne pour tâche première, après avoir combattu le parti socialiste, de provoquer une politique de violence. C’est exactement ce que désirent les hommes d’État de la classe dirigeante et qui est la seule chose capable de freiner le progrès victorieux du prolétariat, qui est devenue l’activité principale de cette faction, leur permettant ainsi de gagner la faveur spéciale de Puttkamer et de ses partisans. Les adhérents de cette faction ne cherchent pas à affaiblir mais à rendre le capitaliste enragé.

Le renversement de la Commune de Paris a été, on l’a vu, la dernière grande défaite du prolétariat. Depuis lors, dans la plupart des pays, le mouvement ouvrier a progressé de manière constante. Cela est dû à l’acceptation de la tactique que nous venons de décrire et, si les progrès ont parfois été plus lents que nous pourrions le souhaiter, ils ont été plus certains que ceux de tout mouvement révolutionnaire précédent.

Depuis 1871, le mouvement prolétarien a connu peu de revers, et, dans tous les cas, ces revers sont dus à l’ingérence de personnes dans des méthodes que nous avons fini par qualifier d ’« anarchistes », car elles correspondent aux tactiques prêchées par la grande majorité des anarchistes d’aujourd’hui en tant que « propagande de l’action ».

En ce qui concerne les maux infligés par les anarchistes de « l’Internationale » et par le soulèvement en Espagne en 1873, nous ne pouvons y faire qu’une référence passagère. Cinq ans après ces soulèvements, les attaques de Hodel et de Nobiling produisirent une colère populaire sans laquelle Bismarck n’aurait guère pu faire appliquer ses lois antisocialistes. Elles n’auraient certainement pas pu être administrées avec autant de rigueur que cela a été le cas au cours de ses premières années d’existence, et le prolétariat allemand aurait été épargné par de terribles sacrifices et ses progrès victorieux n’auraient pas été freinés un seul instant.

Le revers suivant, subi par le mouvement ouvrier, se situait en Autriche en 1884, à la suite de la provocation et de sa bestialité par les Kammerer, Stellmacher et de leurs partisans. Le mouvement socialiste en forte croissance qui s’était développé là-bas a été lancé d’un seul coup sans pouvoir offrir une trace de résistance, écrasé, non par les autorités, mais par la rage générale du peuple, qui a accusé les socialistes d’actes provocateurs de soi-disant anarchistes.

Les États-Unis ont connu un autre revers en 1886. Le mouvement ouvrier avait connu une croissance rapide et avait atteint une grande force. Cela avait progressé à de tels pas de géant, que de nombreux observateurs ont pensé qu’il serait bientôt possible de dépasser le mouvement européen et de se placer au sommet du mouvement syndical mondial. Au printemps de 1886, les syndicats firent un effort concerté considérable pour obtenir la journée de huit heures. Les organisations syndicales ont atteint une taille colossale. Les grèves se sont suivies l’une après l’autre. Les espoirs les plus optimistes ont régnaient, et les socialistes, toujours les plus importants et les plus actifs, avaient commencé à prendre la direction du mouvement.

Puis, lors de l’un des nombreux affrontements entre les ouvriers et la police, s’est produite la fameuse affaire de la bombe de Chicago du 4 mai. Personne ne sait, encore aujourd’hui, qui était le véritable auteur de cette affaire. Les anarchistes qui ont été pendus le 11 novembre et leurs associés, condamnés à de longues peines d’emprisonnement, étaient les sacrifiés d’un meurtre judiciaire. Mais l’acte avait correspondu à la tactique prêchée depuis bien longtemps par les anarchistes. Elle a si bien libéré la rage de toute la bourgeoisie américaine, confondu les ouvriers et discrédité les socialistes, que le peuple ne savait pas les distinguer des anarchistes et qu’il ne voulait souvent pas distinguer.

La lutte pour la journée de huit heures s’est terminée par la défaite des travailleurs. Le mouvement ouvrier s’est effondré et le mouvement socialiste a sombré dans l’insignifiance. Ce n’est que depuis quelques années qu’il est de nouveau réapparu lentement aux États-Unis.

Les seuls grands traumatismes subis par le mouvement syndical au cours des vingt dernières années ont été causés par des actes relevant directement de la responsabilité des anarchistes ou conformes aux tactiques qu’ils prêchaient. Les lois anti-socialistes allemandes, les conditions exceptionnelles en Autriche, le meurtre judiciaire à Chicago et ses résultats ont tous été rendus possibles par eux.

La possibilité que l’anarchie reprenne possession des masses est aujourd’hui moindre que jamais.

Les deux grandes causes qui ont rendu des personnes réceptives à l’anarchie étaient le manque de perspicacité et le désespoir, et en particulier l’impossibilité apparente d’obtenir la moindre amélioration par le biais d’une action politique.

Au cours de la première moitié des années 1880, lorsque les ouvriers autrichiens et américains ont été attirés par des phrases anarchistes, les deux pays ont enregistré une croissance remarquable du mouvement ouvrier, mais également sans presque qu’apparaisse aucune direction. Les Chevaliers du Travail ont été formés presque entièrement de recrues non entraînées, sans connaissance, sans expérience et sans dirigeants. Et de cette situation est apparue l’impossibilité apparente de renverser la domination politique du capital par des méthodes politiques. Les ouvriers autrichiens ne possédaient pas le suffrage électoral libre et avaient peu d’espoir de l’obtenir par des moyens légaux en un temps concevable. En Amérique, les ouvriers ont été découragés par la corruption politique.

Même dans les pays voisins de ces deux pays, il y a eu une vague pessimiste au cours des années 1880. Depuis lors, les choses ont changé partout en mieux. En Autriche, il existait encore une autre condition favorable à la montée de l’anarchisme : la confiance dans les socialistes avait presque été détruite parmi les masses. Lorsque les lois anti-socialistes ont anéanti les armes politiques et économiques du prolétariat allemand - l’organisation et la presse -, les anarchistes qui venaient de naître en Autriche ont profité de cette situation pour accuser le parti socialiste, rendu ainsi momentanément muet, d’avoir jeté bas ses armes et renoncé à ses principes révolutionnaires. Les socialistes autrichiens, qui ont défendu leurs camarades allemands, ont non seulement échoué à réhabiliter ces derniers aux yeux de la majorité des travailleurs autrichiens, mais ont seulement réussi à se discréditer. Le comte Lamezan, un responsable du gouvernement, a prêté son assistance aux anarchistes, qui étaient naturellement très aimés de lui, et a déclaré avec mépris que les socialistes n’étaient que des "révolutionnaires en robe de chambre".

Même aujourd’hui, les anarchistes consacrent l’essentiel de leurs activités à montrer que les socialistes ne sont que des « révolutionnaires en robe de chambre ».

Jusqu’à présent, ils ont eu peu de succès. Mais s’il était possible qu’un mouvement anarchiste puisse s’implanter en Allemagne, ce ne serait pas à cause de l’agitation des « indépendants », mais soit par le biais d’une action de la classe dirigeante qui détruirait tout espoir parmi les ouvriers et les travailleurs, leur inspirant une attitude de préjugé extrême, soit encore par des événements d’oppositions entre socialistes qui feraient naître l’idée que nous aurions renoncé à notre attitude révolutionnaire. Plus nous devenons « modérés », plus nous fournissons d’eau aux moulins des anarchistes et aidons ainsi le mouvement qui substituerait les formes les plus brutales de bataille aux formes de lutte civilisées. Nous pouvons dire qu’il existe aujourd’hui une force qui obligerait les travailleurs à se détourner des méthodes de lutte « pacifiques » que nous venons d’examiner - la perte de confiance dans le caractère révolutionnaire de notre parti. Nous ne pouvons donc mettre en péril le cours de l’évolution pacifique que par une politique trop pacifiste.

Nous n’avons pas besoin d’indiquer ici les malheurs qui suivront toute hésitation dans notre politique.

L’opposition des classes possédantes ne serait donc pas diminuée par une telle politique réformiste et aucun compagnon de route des socialistes n’y serait gagné. Cela introduirait toutefois de la confusion dans nos propres rangs, rendrait encore plus indifférents les indifférents et chasserait les plus énergiques.

L’enthousiasme révolutionnaire est la plus grande force en faveur de notre succès. Nous en aurons plus besoin que jamais dans l’avenir, car les plus grandes difficultés sont devant nous, et pas derrière. Il faut s’appuyer sur toutes ces choses qui tendent à affaiblir ce pouvoir.

La situation actuelle fait craindre que nous paraissions plus « modérés » que nous ne le sommes réellement. Plus nous devenons forts, plus nous avons de tâches pratiques qui prennent forcément le premier plan, plus nous devons étendre notre agitation au-delà du cercle des travailleurs salariés du secteur industriel, et plus nous devons nous garder de toute provocation inutile ou de toute menace sans contenu réel. Il est très difficile de maintenir le juste équilibre, de donner tout son dû au présent sans perdre de vue l’avenir, d’entrer dans l’attitude mentale des paysans et des petits-bourgeois sans renoncer à la position prolétarienne, d’éviter toute provocation et, cependant, de garder toujours la conscience que nous sommes un parti combattant, menant une guerre irréconciliable contre toutes les institutions sociales existantes.

Les paragraphes ci-dessus ont été écrits en 1893. Ils contiennent également une prophétie qui s’est depuis accomplie. Ce que je craignais en 1893 est apparu quelques années plus tard. En France, une partie des membres de notre parti est devenue temporairement un parti gouvernemental. Les masses ont eu l’impression que les socialistes avaient renoncé à leurs principes révolutionnaires. Ils ont perdu confiance. Un partie non négligeable d’entre eux tomba sous l’influence de la dernière forme d’anarchisme - le syndicalisme pur - qui, comme le vieil anarchisme, suit la propagande de l’action, non pas tant pour renforcer le prolétariat que pour effrayer inutilement la bourgeoisie, pour susciter sa colère et provoquer des tests inopportuns du rapport de forces parce que la situation n’est pas mure, auxquels le prolétariat n’est pas prêt dans les conditions existantes.

Seuls les marxistes révolutionnaires, parmi les socialistes français, ont présenté l’opposition la plus déterminée à cette tendance. Ils combattent le syndicalisme pur avec autant d’énergie que le ministérialisme et considèrent l’un comme aussi préjudiciable que l’autre.

Les marxistes révolutionnaires se tiennent encore aujourd’hui sur le point de vue développé par Engels et moi-même dans les articles cités ci-dessus, écrits en 1892-1895.

Nous ne sommes ni des hommes de légalité à tout prix ni des révolutionnaires à tout prix. Nous savons que nous ne pouvons pas créer les situations historiques pour satisfaire nos envies et que notre tactique doit correspondre à de telles situations.

Au début des années 1890, j’avais reconnu que la poursuite du développement pacifique des organisations prolétariennes et de la lutte de classe prolétarienne, sur les bases étatiques existantes, ferait mieux progresser le prolétariat dans la situation qui prévalait à l’époque. Je ne peux pas, du coup, être accusé d’être ivre de révolution et de radicalisme lorsque mon observation de la situation actuelle me permet de conclure que la situation qui prévalait au début des années 1890 a fondamentalement changé et que nous avons tous les raisons de croire que nous entrons dans une période de lutte pour conquérir les institutions gouvernementales et le pouvoir gouvernemental ; que ces batailles dans des conditions variées et des changements de fortune peuvent se poursuivre pendant une décennie, et que la forme et la durée de ces batailles ne sont désormais plus prévisibles, mais qu’il est hautement probable que, dans un laps de temps relativement court, des changements importants de pouvoir relatif des classes en lutte se produiront faveur du prolétariat, apportant sa domination complète en Europe occidentale. Les raisons de ces opinions seront indiquées dans les chapitres suivants.

Note

1. « Les révolutions bourgeoises, comme celles du XVIIIe siècle, se précipitent rapidement de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent, les hommes et les choses semblent dans des feux de diamants,l’enthousiasme extatique est l’état permanent de la société

vont de points en points, hommes et choses apparaissent dans un éclat éclatant, l’extase devient l’esprit de tous les jours mais elles sont de courte durée. Rapidement, elles atteignent leur point culminant, et un long malaise s’empare de la société avant qu’elle ait appris à s’approprier d’une façon calme et posée les résultats de sa période orageuse. La révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du XIXe siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives… » (Marx, Le dix-huitième brumaire) Dans la comparaison qu’il a faite en 1852 entre la révolution capitaliste et la révolution prolétarienne, Marx n’a naturellement pas tenu compte de l’influence des institutions démocratiques.

Chapitre VI

La croissance des éléments révolutionnaires

Nous avons vu que les marxistes se sont révélés n’être en aucun cas d’aussi pauvres prophètes que certains voudraient les faire apparaître. Certes, beaucoup d’entre eux se sont trompés en un point, comme par exemple la fixation d’une date pour la grande lutte révolutionnaire qui entraînera d’importants changements politiques du pouvoir dans l’intérêt du prolétariat.

Quelle raison avons-nous d’espérer maintenant que le moment tant attendu approche enfin où l’interdiction de la stagnation politique sera levée, et qu’une fois de plus la vie nouvelle et joyeuse de la bataille et des progrès victorieux sur la voie du pouvoir politique apparaissent ?

Dans son introduction aux « Luttes de classe en France » de Marx, à laquelle il a déjà été fait référence, Engels a fort justement souligné que, dans les conditions actuelles, une grande lutte révolutionnaire ne peut être menée que par de grandes masses qui savent ce qu’elles entendent faire. Le temps est révolu où une petite minorité, par une action soudaine et énergique, peut renverser un gouvernement et en ériger un nouveau à sa place.

Cela était possible dans un État centralisé où tout le pouvoir politique était concentré dans une capitale qui dominait tout le pays et où les villages et les petites villes n’avaient aucune trace de vie politique ni de participation au pouvoir. Quiconque parvenait à paralyser les forces militaires et la bureaucratie de la capitale ou à la gagner de son côté pouvait saisir les rênes du pouvoir gouvernemental et, si les conditions générales étaient favorables à une révolution sociale, les utiliser à cette fin.

A l’ère des chemins de fer et des télégraphes, des journaux et des assemblées publiques, des innombrables centres industriels, des fusils à répétition et des mitrailleuses, il est absolument impossible pour une minorité de paralyser les forces armées de la capitale, si elles ne sont déjà complètement désorganisées. Il est également impossible de limiter une lutte politique à la capitale. La vie politique est devenue nationale.

Là où ces conditions existent, un grand transfert de pouvoir politique susceptible de détruire un régime tyrannique n’est prévu que si toutes les conditions suivantes sont réunies :

La grande masse du peuple doit être résolument hostile à un tel régime. Il doit y avoir un grand parti organisé dans une opposition irréconciliable à un tel régime. Ce parti doit représenter les intérêts de la grande majorité de la population et posséder sa confiance. La confiance dans le régime au pouvoir, tant dans son pouvoir que dans sa stabilité, a été détruite par ses propres outils, par la bureaucratie et l’armée.

Au cours de la dernière décennie, du moins en Europe occidentale, ces conditions n’ont jamais existé simultanément. Pendant longtemps, le prolétariat n’a pas formé la majorité de la population et le parti socialiste n’était pas le parti le plus fort.

Lorsque, dans les décennies précédentes, nous avons recherché l’apparition précoce de la révolution, c’est parce que nous avions calculé ses chances, non pas uniquement sur le prolétariat, mais aussi sur la démocratie petite-bourgeoise, pour contribuer à la constitution de la masse du parti révolutionnaire, ainsi que sur les petits commerçants et artisans et les paysans pour former un parti des masses qui serait derrière une telle révolution. Mais la démocratie petite-bourgeoise a complètement échoué à cet égard. En Allemagne, elle ne constitue plus un parti d’opposition.

En revanche, l’incertitude quant à la situation qui prévalait en 1870 a disparu dans les grandes villes d’Europe, en dehors de la Russie. Les gouvernements se sont retranchés et ont gagné en force et en stabilité. Ils ont appris à gagner la confiance de la masse de la nation et à la convaincre qu’ils défendaient ses intérêts.

Ainsi, au cours de la première décennie de la montée d’un mouvement ouvrier permanent et indépendant, au cours des années 1860 du siècle dernier, les possibilités de révolution étaient constamment moindres. Dans le même temps, le prolétariat avait de plus en plus besoin d’une telle révolution et, à cause de l’exemple des décennies qui viennent de s’écouler, la croyait proche.

Mais peu à peu les conditions ont changé pour favoriser sa venue.

L’organisation du prolétariat s’est développée. C’était peut-être en Allemagne que c’était le plus frappant. Au cours des douze dernières années, cette croissance a été particulièrement rapide. Nous avons vu l’organisation des sociaux-démocrates atteindre un demi-million de membres. Un mouvement syndical de deux millions de membres lui est uni. Simultanément s’est développée sa presse comme un travail de l’organisation et non de l’entreprise privée. La presse quotidienne politique a aujourd’hui un tirage de près d’un million d’exemplaires et la presse syndicale, composée en majorité d’hebdomadaires, atteint un nombre encore plus important.

C’est un pouvoir organisé du Travail, de masses soumises qui agissent comme le monde ne l’avait jamais vu auparavant.

La domination de la classe dirigeante sur la classe de ses sujets repose jusqu’à présent dans une large mesure sur son contrôle des moyens organisés du pouvoir gouvernemental, alors que la classe des sujets était presque totalement sans organisation, du moins de toute organisation s’étendant sur la société entière. La classe ouvrière n’a jamais été totalement sans organisation. Au cours de l’antiquité, du Moyen Âge et jusqu’à une époque récente, ces organisations se limitèrent toutefois à une seule branche étroite de l’industrie ou à une seule et même localité - une corporation ou une corporation municipale.

Dans certaines circonstances, ils pouvaient exercer une forte pression sur les municipalités, mais aucune sur l’Etat. Il ne peut y avoir d’erreur plus grande que de confondre État et communauté sans les distinguer, et de désigner l’un et l’autre comme des organisations de la même domination de classe. Une communauté PEUT être, et est souvent, un élément de l’État. Une communauté, au sein de l’État, peut également représenter la classe de sujets, si celle-ci constitue une majorité et s’affirme. Au cours du siècle dernier, cette fonction a été exercée de la manière la plus frappante dans la Commune de Paris. Cette municipalité est devenue l’organisation des classes les plus basses de la société.

Mais il n’est pas possible aujourd’hui pour une seule municipalité de maintenir son indépendance face au pouvoir de l’État. Il est donc d’autant plus nécessaire que les travailleurs soient organisés en grandes organisations couvrant tout le territoire de l’État et englobant tous les secteurs de l’industrie.

Cela a été accompli avec le plus de succès en Allemagne. Non seulement en France, mais aussi en Angleterre avec ses anciens syndicats, le mouvement économique ainsi que le mouvement politique sont très divisés. Mais, quelle que soit leur croissance, les organisations prolétariennes ne comprendront jamais, en période normale et non révolutionnaire, l’ensemble de la classe ouvrière au sein de l’État, mais uniquement une avant-garde qui, soit par le commerce, soit par des particularités locales ou individuelles, se sont élevés au-dessus de la masse de la population. D’autre part, le pouvoir d’attraction d’une organisation de classe en période de révolution, dans laquelle même les plus faibles se sentent capables et désireux de se battre, dépend de la force numérique des classes dont elle représente les intérêts.

Il est donc intéressant de noter que les travailleurs salariés constituent une majorité, non seulement de la POPULATION, mais même de l’électorat, dans l’empire allemand.

Les chiffres exacts de la population active du recensement de 1907 ne sont pas encore disponibles. Nous devons donc prendre ceux de 1895. Lorsque nous les comparons à l’élection de 1893, nous obtenons ce qui suit :

En 1893, le nombre de personnes autorisées à voter était de 10 628 292. Par contre, il y avait en 1895 15 506 182 personnes actives dans l’industrie. Soustrayez de ce chiffre le nombre de personnes âgées de moins de vingt ans, et la moitié de celles âgées de 20 à 30 ans, et nous avons 10 742 989, chiffre le plus proche des travailleurs de l’industrie masculine en âge de voter. Ce nombre est presque identique à celui des votants de 1893.

Parmi les travailleurs industriels masculins en âge de voter dans l’agriculture, l’industrie et le commerce (comptabilisés de la même manière), on comptait à nouveau 4 172 269 producteurs indépendants et 5 590 743 salariés et forces salariales. Si nous considérons toutefois que, dans le seul secteur des affaires (commerce et industrie), sur les 3 144 977 chefs d’entreprise dont plus de la moitié, 1 714 351, une seule personne est à la fois employeur et employé, et que, par conséquent, la très grande majorité d’entre eux relève du milieu prolétarien, alors nous n’exagérons pas en affirmant que si, en 1895, trois millions et demi de ces producteurs « indépendants » étaient intéressés à la conservation de la propriété privée des moyens de production, il y avait plus de six millions de prolétaires intéressés, eux, par l’abolition de cette propriété privée :

Nous pouvons considérer comme allant de soi que, dans les couches restantes de la population à prendre en compte, même si leur nombre est insignifiant, il est divisé de la même manière. Ceci est particulièrement vrai pour ceux qui sont classés comme « indépendants sans occupation » et qui sont composés d’un côté des riches propriétaires capitalistes et de l’autre des invalides nécessiteux et des bénéficiaires de pensions de vieillesse.

Si nous prenons la population totale engagée dans une industrie productive, la prépondérance du prolétariat est beaucoup plus grande parmi ceux qui ont droit au suffrage. Les personnes actives dans l’industrie qui ne votent pas sont presque tous des enfants qui travaillent.

(...)

Le nombre d’industries individuelles était presque aussi grand en 1882 qu’en 1895 - 1 877 872. Mais le nombre de personnes classées comme « indépendantes » qui menaient une existence non prolétarienne était certainement plus élevé en 1882 qu’en 1885. Nous pouvons également certainement tenir pour acquis que le nombre de ceux qui s’intéressent au maintien de la propriété privée des instruments de production était proportionnellement plus importante en 1882 qu’en 1895, alors qu’elle se situait autour de trois millions et demi. L’élément prolétarien, au contraire, comprenait environ cinq millions de personnes. Les défenseurs de la propriété privée sont donc restés pratiquement les mêmes de 1882 à 1895. Le nombre de leurs opposants dans l’électorat a au contraire augmenté d’un million.

Le nombre de votes socialistes a augmenté à un rythme encore plus rapide au cours de cette période, passant de 31 901 à 1 780 989. Certes, le nombre de votes socialistes en 1881 a été artificiellement réduit par les lois antisocialistes.

Depuis 1895, le développement capitaliste et, avec lui, la croissance du prolétariat, ont encore progressé. Malheureusement, les statistiques de 1907 qui nous donneraient l’éclairage désiré sur ces points ne sont pas encore disponibles pour tout l’empire.

Selon certaines déclarations préliminaires, le nombre de « personnalités indépendantes » masculines dans l’agriculture, l’industrie et le commerce a augmenté entre 1895 et 1907, mais a augmenté de 33 084 – puis pratiquement pas du tout. Le nombre d’hommes employés de bureau et de salariés, le prolétariat, a augmenté de 2 891 228, soit près de cent fois plus.

L’élément prolétarien qui, en 1895, était déjà l’élément dominant dans la population et dans l’électorat, a depuis lors considérablement accru sa prépondérance.

Nous prenons pour acquis que la proportion de ceux qui ont le droit de suffrage parmi les « indépendants » et les travailleurs reste la même qu’en 1895 (...)

La part du lion de l’augmentation du nombre d’électeurs revient au prolétariat et ce, à un degré supérieur à celui de la période allant de 1882 à 1895.

Les chiffres du recensement de 1905 sont également remarquablement significatifs en ce qu’ils montrent le progrès industriel.

D’une manière générale, les villes sont beaucoup plus favorables à la vie politique et à l’organisation du prolétariat et à l’extension de nos enseignements que les campagnes. Il est donc très significatif que la population de ces dernières ait reculé devant celle des villes,

Le tableau suivant indique la rapidité avec laquelle ce changement est en cours. La population du pays comprend toutes les personnes vivant dans des communautés de moins de 2 000 habitants et la population urbaine vivant dans des communautés de plus de 2 000 habitants. (...) En trente ans, la population de la ville a plus que doublé, tandis que la population du pays a non seulement diminué de manière relative mais absolue. Alors que les citadins ont augmenté de plus de vingt millions, le nombre d’habitants dans le pays a diminué de près d’un million. À l’époque de l’établissement de l’empire allemand, ce dernier formait près des deux tiers de la population ; aujourd’hui, ils ne forment qu’un peu plus des deux cinquièmes.

Ainsi, le développement économique a pour effet d’accroître continuellement l’élément révolutionnaire parmi le peuple, cet élément qui s’intéresse à l’abolition de la propriété et des institutions politiques actuelles, et de lui donner une plus grande prépondérance dans l’État, aux dépens des éléments favorables au gouvernement conservateur.

Certes, ces éléments révolutionnaires ne sont révolutionnaires qu’en tant que potentialité, et non en tant que réalité permanente. Ils constituent le terrain de recrutement des « soldats de la révolution », mais tous ne sont pas en même temps de tels soldats.

Dans une large mesure issus de la classe des petits capitalistes et des petits paysans, de nombreux prolétaires portent longtemps avec eux les vieux préjugés de ces classes. Ils ne se sentent pas eux-mêmes prolétaires, mais plutôt potentiels futurs propriétaires. Ils vivent dans l’espoir d’obtenir une petite bande de terre, d’ouvrir un petit magasin misérable, ou de devenir « indépendants » en créant une industrie artisanale avec quelques malheureux apprentis. D’autres ont abandonné tout espoir dans ces directions ou ont reconnu la triste existence que ces choses signifient, mais ils ne sont toujours pas disposés à se battre pour une meilleure existence en coopération avec leurs camarades. Ceux-ci deviennent des briseurs de grève et des syndicalistes jaunes. D’autres encore sont allés plus loin et ont fini par reconnaître la nécessité de combattre les capitalistes qui s’y opposaient, mais ne se sentaient pas assez en sécurité et assez forts pour déclarer la guerre à l’ensemble du système capitaliste. Ceux-ci se tournent vers les partis capitalistes et les gouvernements pour obtenir un soulagement.

En effet, même parmi ceux qui ont pris pleinement conscience de la nécessité de la lutte de classe prolétarienne, il en reste encore beaucoup qui ne peuvent échapper à l’influence de la société actuelle et qui doutent ou désespèrent de la victoire du prolétariat.

Plus le développement économique est rapide, plus la prolétarisation de la population progresse, plus les hordes qui affluent du pays à la ville, d’est en ouest, des rangs des petits propriétaires et tombent jusque dans les rangs des prolétaires, un élément qui n’a pas encore compris la signification de la révolution sociale n’a même pas compris la signification des antagonismes de classe dans notre société.

Gagner à l’idée du socialisme est indispensable, mais, dans des conditions ordinaires, c’est une tâche très difficile, qui exige le plus grand sacrifice et la plus grande compétence, et ne se déroule jamais aussi vite que nous le souhaitons. Notre base de recrutement comprend aujourd’hui les trois quarts de la population, probablement même davantage ; le nombre de voix qui nous est donné ne correspond pas au tiers de tous les électeurs et non au quart de ceux qui ont le droit de voter.

Mais le taux de ce progrès augmente d’un bond lorsque l’esprit révolutionnaire est d’actualité. Il est presque inconcevable à quelle rapidité la masse du peuple atteint une conscience claire de ses intérêts de classe à une telle époque. Non seulement leur courage et leur combativité, mais aussi leur intérêt politique, sont stimulés au plus haut degré par la conscience que l’heure est enfin venue pour eux de sortir de l’obscurité de la nuit dans la gloire de l’éclat du Soleil. Même les plus paresseux deviennent industrieux, même les plus lâches deviennent braves et même les plus étroits ont une vision plus large. En pareil cas, une seule année permet aux masses d’être éduquées, ce qui aurait autrement demandé une génération.

Lorsque survient une telle situation, lorsque les conflits internes menacent d’éclater et qu’il existe au sein d’une telle nation une classe désireuse d’atteindre le pouvoir, et qui a la capacité de prendre le pouvoir politique, la seule chose qu’il faut c’est un parti qui possède la confiance de cette classe et qui se trouve dans un antagonisme irréconciliable avec le régime chancelant, et qui reconnaît clairement la situation existante, afin de mener la classe aspirante à la victoire.

Le parti socialiste est depuis longtemps un tel parti. La classe révolutionnaire est également ici et constitue depuis quelque temps la majorité de la nation. Pouvons-nous aussi compter sur l’effondrement moral du régime au pouvoir ?

Chapitre VII

Le ramollissement des antagonismes de classe

Nous avons vu comment Engels en 1885 avait attiré l’attention sur le fait que depuis la Révolution française, avec ses séquelles qui se sont poursuivies de 1789 à 1815, la révolution est arrivée en Europe en une quinzaine d’années - en 1815, 1830, 1848-1862. De 1870 à 1871, Engels conclut que la prochaine révolution devait avoir lieu vers la fin des années 1880 ou le début des années 1890. Il y a eu en réalité une grande transformation politique à cette époque, qui a abouti au renversement du régime de Bismarck et à la relance des efforts de réforme démocratique et sociale dans toute l’Europe. Mais ce soulèvement fut insignifiant et de courte durée, et depuis lors, presque deux décennies se sont écoulées sans qu’aucune véritable révolution ne se produise - du moins en Europe proprement dite.

Pourquoi est-ce ainsi ? Comment expliquer les troubles persistants en Europe de 1789 à 1871 et la stabilité constante qui règne depuis lors, qui ont abouti à une stagnation politique complète.

Pendant toute la première moitié du dix-neuvième siècle, de larges couches de la population, de la plus haute importance dans la vie économique et intellectuelle, ont été complètement exclues du gouvernement qui, en tant qu’agent de la noblesse et du clergé, s’opposait pour eux de manière tranchée, en partie par incompréhension et en partie par antagonisme direct. En Allemagne et en Italie, la multitude de petits États empêchait la croissance économique. La période de 1846 à 1870 a considérablement changé cette situation. Pendant ce temps, le capital industriel remporta une victoire sur la propriété foncière, d’abord en Angleterre, où les lois sur le maïs furent abolies en 1846 et le libre-échange introduit. Ailleurs, comme en Allemagne et en Autriche, le capital industriel a au moins obtenu une position égale à côté des intérêts fonciers. Les intellectuels ont obtenu la liberté de presse et de circulation. Les petits capitalistes et les paysans ont obtenu le suffrage électoral. L’unité nationale de l’Allemagne et de l’Italie répondait à un désir ardent et urgent de ces nations. Certes, cela a été provoqué après l’effondrement de la révolution de 1848, non par des mouvements internes, mais par des guerres externes. La guerre de Crimée de 1854-1856 renversa le servage en Russie et obligea le gouvernement du tsar à prendre en considération la bourgeoisie industrielle de 1859, 1866 et 1870 et à admettre l’unité italienne. En 1866 et 1870, la même chose fut accomplie sous une forme imparfaite en Allemagne. Une ère libérale commença en Autriche en 1866 et, en Allemagne, l’introduction du suffrage universel ouvrit la voie à une certaine liberté de presse et d’organisation. L’année 1870 compléta cette tendance et donna à la France une république démocratique. En Angleterre, une réforme électorale fut menée à bien en 1867, accordant le suffrage aux couches supérieures de la classe ouvrière et aux petits capitalistes qui ne l’avaient pas obtenue auparavant.

Ces étapes ont donné à toutes les classes des pays européens, à l’exception du prolétariat, un fondement juridique sur lequel fonder leur existence. Ils avaient obtenu, même sous une forme quelque peu incomplète, ce à quoi ils aspiraient depuis la grande révolution. Alors que tous leurs souhaits n’étaient pas exaucés et ne pouvaient l’être, car les intérêts des diverses divisions de la classe possédante sont souvent antagonistes, alors que ceux qui se sentaient lésés dans leurs droits ne se sentaient pas assez forts pour se battre pour un contrôle complet de l’État et les choses qui leur manquaient n’étaient pas assez importantes pour les amener à prendre le risque d’une révolution.

Il ne reste qu’une classe révolutionnaire dans la société européenne actuelle, le PROLETARIAT et, surtout, le prolétariat des villes. L’impulsion révolutionnaire y vit encore.

Bien que la réalisation de ces transformations ait fondamentalement modifié la situation politique, les attentes reposant sur les expériences de 1789 à 1871 étaient encore largement partagées. En se basant sur les expériences de plusieurs siècles, on en a conclu qu’il y aurait bientôt une autre révolution. Certes, ce n’était pas une révolution purement prolétarienne qui était attendue, mais une combinaison d’une révolution petite bourgeoise et prolétarienne, mais dans laquelle le prolétariat, conformément à son importance accrue, prendrait les devants. C’était l’attente, non seulement de quelques « marxistes croyant et dogmatiques », mais de dirigeants politiques ayant un sens pratique et qui n’étaient absolument pas touchés par le marxisme, comme par exemple Bismarck. Quand, en 1878, il jugea nécessaire de réclamer une législation spéciale contre les socialistes, alors qu’ils ne s’étaient pas encore dotés d’un demi-million de voix, soit moins de dix pour cent du nombre d’électeurs et moins de six pour cent du nombre total des votants, et s’il envisageait même alors le remède désespéré consistant à tenter de provoquer les socialistes avant qu’ils ne deviennent irrésistibles, ce point de vue ne peut s’expliquer que par la théorie selon laquelle il pensait que l’alliance du prolétariat et de la petite bourgeoisie dans une révolution était immédiatement menaçante.

Et, en fait, une série d’événements ont favorisé ce point de vue, et cela tout à fait en dehors du souvenir des événements du siècle précédent.

Au cours des années 1870, l’Europe traversa une crise économique plus durable et plus vaste que jamais. Elle a continué jusqu’à la seconde moitié des années 1880. La misère dans les milieux prolétariens et de la petite bourgeoisie et le découragement suscité par cette crise sont encore aggravés par le durcissement simultané de la concurrence entre la production des moyens de subsistance de l’Amérique et de la Russie, qui promettait apparemment de mettre fin à toute production agricole en Europe occidentale.

La misère universelle des paysans, des artisans et des prolétaires, la perte de confiance de la bourgeoisie, la répression brutale des efforts socialistes - depuis 1871 en France, et pas moins en Allemagne et en Autriche depuis 1878 - tout cela semblait indiquer une catastrophe imminente.

Mais les institutions gouvernementales créées entre 1848 et 1871 correspondaient trop étroitement aux besoins de la grande masse de la population pour qu’elles s’effondrent à cette époque. Au contraire, plus le danger de la révolution était menaçant, plus il apparaissait qu’il ne pouvait s’agir que d’une révolution à caractère prolétarien anticapitaliste, plus les classes riches s’accrochaient au gouvernement.

De plus, les petits capitalistes et les paysans ont trouvé dans les droits politiques nouvellement acquis, et notamment dans le vote au scrutin, des moyens très efficaces d’influencer le gouvernement et d’obtenir toutes sortes de concessions matérielles. Plus ils étaient d’autant plus disposés à acheter l’aide des services politiques du gouvernement, plus leurs alliés précédents dans les luttes politiques leur devenaient insupportables.

Ainsi, le mécontentement généralisé résultant de la dépression économique et de l’oppression politique n’a produit que des révolutions insignifiantes. Comme cela a déjà été dit, les résultats les plus importants ont été le renversement de Bismarck en 1890 et, au cours d’une transformation assez violente de la constitution française, l’apparition du boulangisme en France (mouvement d’extrême droite) en 1889. Avec ceux-ci même les situations révolutionnaires ont disparu.

Presque à peu près au moment de ces transformations politiques, la longue dépression industrielle a cessé. Une période de forte amélioration économique a débuté qui, avec quelques interruptions, s’est poursuivie jusqu’à ces dernières années. Les capitalistes et leurs assistants intellectuels, professeurs, journalistes et autres, ont pris un nouveau courage, les travailleurs manuels ont participé à l’amélioration, et même l’agriculture a connu un regain d’activité. Elle a trouvé un marché en expansion dans la population industrielle en croissance rapide, en particulier pour des produits tels que la viande ou le lait, qui étaient peu affectés par la concurrence étrangère. Ce ne sont pas les tarifs agraires qui ont sauvé l’agriculture européenne, même pour les pays de libre échange comme l’Angleterre, les Pays-Bas et le Danemark, mais plutôt le mouvement rapide de l’industrie qui s’est produit à la fin des années 1880.

Ce mouvement à la hausse était lui-même le résultat de l’extension rapide du marché mondial, la même extension qui avait envoyé le flux de produits alimentaires arrivant en Europe de pays lointains et avait ainsi provoqué la crise agricole. Cette croissance du marché mondial est due notamment au grand développement de la construction de chemins de fer en dehors de l’Europe occidentale. (...)

Cela reflète l’extraordinaire extension du marché mondial au cours des deux dernières décennies, qui a permis l’absorption pendant cette période d’une masse accrue de marchandises. En conséquence, l’attention de tous les pays industrialisés a été fixée sur ce marché mondial et, naturellement, sur la politique coloniale, en tant que moyen d’élargir le marché extérieur. Certes, l’acquisition de marchés nouveaux et distants n’a que très peu étendu le marché étranger depuis les années 1880. Les dernières politiques coloniales de cette période ont été dirigées presque exclusivement vers l’Afrique, où seule subsiste une grande partie de ce que les puissances européennes appellent une terre « libre », c’est-à-dire une terre qui n’est possédée par aucune nation puissante.

Il suffit de consulter le tableau des progrès de la construction des chemins de fer pour reconnaître à quel point l’Afrique a été touchée par cette extension. Certes, la longueur de ses chemins de fer au cours des années 1880 à 1906 est passée de 4 600 km à 28 000 km, mais que signifie-t-elle à côté de la croissance en Asie pendant la même période de 16 000 à 88 000 km et pour l’Amérique de 171 000 à 473 000 km Même en Afrique, la part du lion de la construction du chemin de fer ne se trouvait pas dans les nouvelles colonies établies depuis les années 80, mais dans les vieilles colonies (...)
Seulement 7 000 kilomètres, soit un quart du kilométrage ferroviaire de l’Afrique, soit moins d’un pour cent des chemins de fer de la Terre, ont été construits dans des régions qui, certes, n’ont pas été acquises en grande partie, au cours des dernières années, par la politique coloniale des grandes puissances européennes. Il est évident que cette politique coloniale n’a guère eu de rapport avec l’extension du marché mondial opérée au cours des vingt dernières années, ni avec la relance de la production.

Mais cette renaissance est très clairement liée à l’ouverture des marchés étrangers, qui s’est déroulée parallèlement au développement de la politique coloniale moderne depuis les années 1880. Par conséquent, la masse de la bourgeoisie associe la politique coloniale à l’amélioration des conditions économiques. Le résultat est qu’un nouvel idéal est né pour la bourgeoisie des grandes puissances européennes. Au cours des années 1890, cet idéal a commencé à s’opposer au socialisme, ce même socialisme qui avait conquis tant de penseurs de cette même bourgeoisie une décennie auparavant. Cet idéal consistait à relier le territoire transocéanique au gouvernement européen, le soi-disant IMPERIALISME.

Cependant, l’impérialisme d’une grande nation implique une politique de conquête et une hostilité envers les autres grandes puissances engagées dans la même politique de conquête dans les mêmes domaines transocéaniques. Une telle politique ne peut être menée sans de grands préparatifs militaires, sans de grandes armées permanentes, sans flottes, qui seront en état de mener des batailles dans des océans lointains.

Jusque dans les années 1860, la classe capitaliste était généralement hostile au militarisme, parce qu’elle était hostile au gouvernement. Elle détestait l’armée permanente qui coûtait de telles sommes d’argent et constituait le soutien le plus puissant d’un gouvernement qui lui était hostile. La démocratie capitaliste considérait l’armée permanente comme superflue, dans la mesure où elle limitait ses efforts aux frontières nationales et ne souhaitait pas de guerre de conquête.

Depuis les années 1870, la classe capitaliste a de plus en plus de sympathie pour les armées permanentes, ce qui n’est pas le cas seulement en Allemagne et en France, où la guerre de 1870 avait rendu l’armée populaire - en Allemagne en tant que porteur de brillantes victoires, en moyen d’éviter une telle désolation que cette guerre avait provoquée. Dans d’autres pays, l’armée permanente a commencé à susciter de l’enthousiasme, tant pour réprimer l’ennemi intérieur que pour repousser les ennemis extérieurs. La classe possédante est devenue amie avec l’armée dans la mesure même où elle est devenue amie avec le gouvernement. Même s’ils étaient divisés par des intérêts antagonistes, ils se sont tous unis pour accepter de se sacrifier pour se préparer à la guerre. Ici, les démocrates radicaux et les défenseurs conservateurs des privilèges féodaux se sont unis. Seuls le prolétariat et le mouvement socialiste ont présenté s’y sont opposés.

C’est ainsi que le gouvernement a été extraordinairement renforcé au cours de la dernière décennie et que la possibilité de son renversement, lors d’une révolution, a semblé disparaître dans un futur infiniment lointain.

L’opposition fondamentale était de plus en plus cantonnée au seul prolétariat. De nombreuses sections, même du prolétariat, avaient perdu leur impulsion révolutionnaire après le dernier bouleversement politique de 1890.

Ce bouleversement a aboli les pires expressions de la répression politique du prolétariat en Allemagne et en Autriche. Un peu plus tôt en France, les derniers vestiges de l’ère de la persécution après le soulèvement de la Commune avaient disparu.

Certes, la réforme sociale et la législation du travail ne sont pas au point. Celles-ci appartiennent plutôt à l’époque où le capitalisme industriel s’était développé au point où son effet destructeur sur la santé publique était devenu si évident qu’il devenait impératif de demander réparation, où le capital industriel ne dominait pas absolument et entièrement dans l’État et la société, où les petits capitalistes, les propriétaires terriens et une partie des intellectuels s’y opposaient encore, et là aussi l’opinion dominait qu’il était encore possible de maintenir le prolétariat, qui commençait tout juste à devenir une puissance sociale, dans sa satisfaction d’obtenir juste un peu de législation du travail. Telle était la situation en Angleterre au cours des années 1840 du siècle précédent. La mesure la plus importante de toute sa législation du travail, la journée de dix heures pour les femmes qui travaillent, est devenue une loi en 1847.

L’Europe continentale s’attarde loin derrière. Ce n’est qu’en 1877 que les Suisses ont promulgué une loi fédérale sur les usines fixant à 11 heures le nombre maximal de journées de travail par jour. L’Autriche a prévu une journée du travail maximale similaire en 1885. La période de bouleversements qui a suivi le renversement de Bismarck a entraîné quelques petites avancées en Allemagne et en France. En 1891, la nouvelle loi allemande sur l’industrie est entrée en vigueur. Elle prévoit une journée de travail de onze heures au maximum pour les femmes jusque-là sans aucune protection. En 1892, cette même disposition a été introduite en France.

C’était tout ! Depuis lors, aucun progrès n’a été fait qui mérite d’être signalé. Après dix-sept ans, nous avons enfin obtenu une journée de travail de dix heures pour les femmes en Allemagne. Les travailleurs masculins restent, comme toujours, totalement non protégés.

Dans le domaine de la législation du travail et dans tous les domaines de la réforme sociale, règne une stagnation totale. Mais l’amélioration économique survenue depuis la fin des années 1880 a permis à un certain nombre de couches de la classe ouvrière, grâce à la demande croissante de main-d’œuvre, d’améliorer leur situation grâce à l ’« action directe » des syndicats, sans l’aide de la législation.

Cette demande croissante a été bien marquée par la diminution de l’émigration de l’empire allemand. (...)
Cette augmentation soudaine de la demande de main-d’œuvre a créé une position relativement favorable pour un nombre considérable de catégories de travailleurs opposées au capital. Les syndicats, qui se sont développés au cours des deux premières décennies de la nouvelle ère à partir de 1870 en raison de la dépression économique et de l’oppression politique en Allemagne, en France et en Autriche, ont connu une croissance faible mais rapide. Cela était particulièrement vrai en Allemagne, où le développement économique a été le plus rapide. Les syndicats anglais, les vieux champions de la classe ouvrière, ont été rattrapés et ont même été dépassés. Des améliorations considérables des salaires, de la durée du travail et d’autres conditions de travail ont été obtenues.

En Autriche, par exemple, le nombre de membres des syndicats est passé de 46.606 à 448.230 entre 1892 et 1896. Au cours de la période allant de 1893 à 1907, les syndicats allemands affiliés à l’organisation centrale ont augmenté de 223 530 à 7 865 506. Au contraire, les syndicats anglais n’ont augmenté que de 1.500.000 à 2.106.283, entre 1892 et 1906. Ils ont ajouté 600 000 membres aux 7 600 000 allemands.

Mais ce n’est pas seulement en termes de croissance rapide que les syndicats allemands ont dépassé les syndicats anglais pendant cette période. Ils ont présenté une forme supérieure du mouvement économique. Les syndicats anglais étaient purement un développement national, les enfants du seul pragmatisme social et économique. Les syndicats allemands, eux, ont été fondés et dirigés par les socialistes, guidés par la théorie féconde du marxisme. Grâce à cela, les syndicats allemands ont pu dès le départ adopter une forme beaucoup plus efficace. À la place des divisions locales et professionnelles des syndicats anglais, ils ont remplacé les grandes organisations industrielles centralisées. Ils ont ainsi pu éviter en grande partie les conflits de compétence, ainsi que l’ossification de type guilde et l’exclusivité aristocratique des syndicats anglais. Bien plus que les Anglais, les syndicalistes allemands se sentent comme des représentants de tout le prolétariat et pas simplement comme des membres organisés de leur propre corporation. Les syndicalistes anglais ne surmontent que lentement ces difficultés. La direction du monde syndical international revient de plus en plus aux syndicats allemands, car ils ont été, dès le début, consciemment ou inconsciemment plus influencés par les enseignements marxistes que leurs camarades anglais.

Ce brillant développement des syndicats allemands a profondément impressionné la grande masse du prolétariat à mesure que la réforme de la réforme sociale au Parlement était freinée et que les résultats concrets obtenus par la classe ouvrière au cours de cette période par des méthodes politiques ont été réduits.

Les syndicats, et avec eux les coopératives, semblaient avoir pour mission, sans aucune perturbation politique, simplement en utilisant les fondements juridiques existants, de relever continuellement la classe ouvrière, de restreindre le champ du capital et de remplacer par « l’usine constitutionnelle » l’absolutisme capitaliste et, à travers ces étapes transitoires, atteindre progressivement, sans coupure ni catastrophe, la « démocratie industrielle ».

Mais, alors que les antagonismes de classe sont apparemment en train de s’atténuer, des éléments apparaissent déjà qui ont tendance à les aiguiser.

Note

1. Un mile est égal à 1760 verges ; un kilomètre équivaut à un peu plus de 1 093 verges.

Chapitre VIII

Les antagonismes de classe s’aiguisent

En même temps que l’organisation syndicale s’est développée une autre organisation puissante qui menace constamment de barrer la voie à la première. Cette organisation est l’ASSOCIATION DES EMPLOYEURS.

Nous avons déjà examiné la croissance de la société. Les associations commerciales et bancaires existent depuis longtemps. Depuis les années 1870 du siècle dernier, le pouvoir dans l’industrie prend de plus en plus de place. Nous avons déjà évoqué la manière dont la centralisation des entreprises entre quelques mains, préparée par l’avancée de la grande industrie, a reçu un puissant élan à l’entrée de la société. Elle favorise l’expropriation des petites propriétés qui ont été investies en actions par les maîtres de la « haute finance », qui savent généralement mieux naviguer dans les eaux profondes de la vie économique moderne que les petits « épargnants ». En effet, dans de nombreux cas, des tourbillons et des gouffres artificiels sont brassés dans le but exprès d’engloutir ces petits capitalistes. La société rassemble également les petites sommes investies en actions dans une puissante propriété entièrement contrôlée par les maîtres de la haute finance qui dirigent ces sociétés. La société permet enfin aux grands financiers individuels, aux millionnaires et aux grandes banques de contrôler beaucoup plus rapidement de nombreuses industries et de les unir au sein d’une organisation commune avant de s’approprier pleinement la situation.

Grâce à l’entreprise, nous avons vu les associations d’employeurs se multiplier depuis les années 1890. Celles-ci revêtent des formes diverses selon l’état de la législation des différents pays. Tous, cependant, ont le même objet - la création de monopoles artificiels en augmentant les profits. Ceci est recherché en partie par l’augmentation du prix des produits, également par une exploitation accrue des consommateurs, et en partie par une réduction du coût de production, qui peut être obtenue soit par le déchargement, soit par une exploitation accrue de la main-d’œuvre, soit plus fréquemment par les deux.

Encore plus facile que la réunion des combinats et des trusts pour le maintien des prix, la constitution d’une organisation pour la suppression des ouvriers. Dans ce dernier domaine, il n’y a pas de concurrence, pas d’antagonisme, tous sont unis. Ce ne sont pas seulement tous les employeurs d’une branche d’industrie qui se sentent unis par un intérêt commun, mais les mêmes liens unissent tous ceux des différentes branches de l’industrie. Quel que soit leur degré d’inimitié en tant qu’acheteurs et vendeurs sur le marché des biens, ils sont tous unis sur le marché du travail par les liens les plus fraternels en tant qu’acheteurs du même produit : la force de travail.

Ces associations d’employeurs offrent tous les obstacles possibles au progrès de la classe ouvrière par le biais des organisations syndicales. Naumann a exagéré leur force dans les extraits cités ci-dessus. Mais le progrès victorieux des syndicats est plus limité ces dernières années. Ils sont partout placés sur la défensive. De plus en plus fréquemment et efficacement, la grève est confrontée au lock-out. Les périodes favorables pendant lesquelles des batailles réussies peuvent encore être menées sont plus rares.

Cette situation est encore aggravée par le flot croissant de main-d’œuvre étrangère dans le besoin. C’est un résultat naturel et nécessaire de la croissance industrielle qui a étendu le marché mondial avec les navires à vapeur et les chemins de fer jusqu’à ce que les coins les plus reculés de la terre soient ouverts à l’introduction des produits de l’industrie capitaliste. Dans les localités nouvellement ouvertes, ces produits remplacent ceux de l’industrie nationale, en particulier de l’industrie paysanne. Cela signifie d’un côté l’éveil de nouveaux besoins chez les habitants de ces localités récemment ouvertes, et de l’autre la nécessité de la possession d’argent. Dans le même temps, la destruction de ces industries d’origine rend la force de travail surabondante dans ces localités arriérées. Cette force de travail se retrouvera bientôt sans occupation dans son ancien domicile et certainement sans occupation lucrative. Les nouveaux moyens de transport, bateaux à vapeur et chemins de fer, qui leur ont apporté les produits industriels d’autres pays, leur offrent maintenant la possibilité d’expédier des marchandises en tant que fret de retour vivant vers ces pays industrialisés, où la main-d’œuvre salariée est recherchée.

L’échange d’hommes contre des biens est l’un des résultats inévitables de l’extension du marché de l’industrie capitaliste. Au début, elle transporte les produits industriels de son propre pays de la ville à la campagne, puis ramène dans la ville non seulement des matières premières et des produits alimentaires, mais aussi la force de travail. Dès qu’un pays industrialisé devient un pays exportateur, il commence rapidement à importer des hommes. C’est donc au début en Angleterre, dans la première moitié du siècle dernier, que des hordes de travailleurs, en particulier irlandais, ont été attirés.

Certes, ce flot d’éléments arriérés est un sérieux obstacle à la lutte de classe prolétarienne, mais il est naturellement et nécessairement uni à l’extension du capitalisme industriel. Il ne convient pas de faire ce que « certains politiciens pratiques » du socialisme souhaitent et louent cette extension du capitalisme comme une bénédiction pour le prolétariat et considèrent l’immigration des étrangers comme une malédiction qui n’a rien à voir avec la bénédiction. Chaque avancée économique est, sous le système du capitalisme, uni à une malédiction pour le prolétariat. Si les ouvriers américains souhaitent arrêter un afflux de Japonais et de Chinois, ils doivent également s’opposer au transport de marchandises américaines dans des navires à vapeur américains au Japon et en Chine, afin de construire des chemins de fer avec de l’argent américain. Une chose est inséparablement liée à l’autre.

L’immigration d’étrangers est un moyen de contenir le prolétariat, tout comme dans la réduction des machines, la substitution des hommes par les femmes dans l’industrie, ou des travailleurs qualifiés par des travailleurs non qualifiés. Ses résultats oppressifs fournissent un motif d’hostilité, non pas à l’égard des travailleurs étrangers, mais à la domination des capitalistes et à la renonciation à toute illusion quant au fait que le développement rapide de l’industrie capitaliste peut apporter un avantage permanent aux travailleurs. Tous ces avantages sont toujours transitoires.

La fin amère vient inévitablement plus tard. Une fois de plus, ce fait devient évident.

Nous avons déjà constaté la forte réduction de l’émigration en provenance d’Allemagne au cours des vingt dernières années. Dans le même temps, le nombre d’étrangers en Allemagne a augmenté (...)
Le dénombrement a toujours lieu le premier décembre, lorsque les travaux de construction et l’agriculture sont à l’arrêt. Les nombreux travailleurs étrangers qui travaillent en Allemagne uniquement pendant l’été et qui rentrent chez eux en automne ne sont pas inclus dans ce décompte.

Les difficultés ajoutées à la bataille économique par les associations d’employeurs et l’afflux de travailleurs étrangers non attachés, non organisés et non protégés ont été doublement rendus aigus par la hausse du prix des produits alimentaires.

L’un des facteurs les plus importants dans le maintien du niveau de vie de la classe ouvrière européenne a été la chute du prix des produits alimentaires depuis les années 1870, à laquelle nous avons déjà fait référence. Elle a augmenté le pouvoir d’achat de leurs salaires en argent, a atténué l’effet de leur chute pendant les crises et, au cours de la période de reprise, a permis aux salaires réels d’augmenter plus vite que les salaires en argent, dans la mesure où les taxes agraires ne compensaient pas l’effet favorable de la baisse des salaires du fait de la baisse des prix de la nourriture.

Mais en quelques années, le prix des produits alimentaires a recommencé à augmenter.

Ce mouvement peut être très clairement suivi en Angleterre, où il n’a été affecté par aucun tarif agraire. (...)
Naturellement, le prix a varié d’une année à l’autre, avec de bonnes ou de mauvaises récoltes. Mais il semble néanmoins que nous soyons confrontés à une augmentation des prix des produits alimentaires, non pas temporaire, mais permanente.

La faillite de l’agriculture russe, associée à la transformation des États-Unis d’un pays agricole en un pays industriel, rend probable le tarissement gigantesque des produits alimentaires bon marché acheminés vers l’Europe. (...)
Il est donc évident que la production diminue plutôt que d’augmenter. En conséquence, le prix montre une nette tendance à la hausse.

L’effet de l’arrêt des importations de produits alimentaires est aggravé par les coalitions capitalistes qui augmentent artificiellement tous les prix et les frais.

Tout cela mis à part les tarifs agraires par lesquels l’Etat ajoute encore au fardeau que représente la hausse des prix pour le travail.

À tout cela s’ajoute la crise survenue à la fin de l’année 1907, entraînant un chômage généralisé et la situation du prolétariat devenant effroyable, comme il le reste aujourd’hui. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que la fin de la crise entraîne un tel mouvement à la hausse, comme ce fut le cas pour la période de 1895 à 1907. Le prix élevé des produits alimentaires restera et augmentera encore. Le flot de main d’œuvre bon marché venant de l’extérieur ne cessera pas ; au contraire, il augmentera en puissance avec l’apparition de conditions quelque peu améliorées. Le plus important de toutes les associations d’employeurs formera un anneau de fer encore plus solide, qu’il sera impossible de briser par des méthodes purement syndicales.

Aussi importants et indispensables soient-ils, les syndicats resteront les syndicats, nous ne devons pas nous attendre à ce qu’ils puissent à nouveau faire progresser le prolétariat que par des méthodes purement économiques avec autant de force qu’ils ont pu le faire au cours des douze dernières années. Nous devrons peut-être même envisager la possibilité que leurs adversaires acquièrent suffisamment de pouvoir pour les contraindre progressivement à reculer.

Il convient de noter que même au cours des dernières années de prospérité, alors que l’industrie battait son plein et se plaignait même du manque de main-d’œuvre, les travailleurs n’étaient plus en mesure d’augmenter leurs salaires réels - c’est-à-dire les salaires mesurés non pas en argent, mais en biens nécessaires à la vie. Cela a été prouvé par des enquêtes privées menées dans divers secteurs des travailleurs en Allemagne. En Amérique, nous reconnaissons officiellement ce fait à toute la classe ouvrière.

Depuis 1890, le Bureau du travail de Washington entreprend chaque année d’enquêter sur la situation des travailleurs dans un certain nombre d’établissements appartenant aux principales branches de l’industrie des États-Unis. Au cours des dernières années, 4 169 usines et lieux de travail ont fait l’objet d’une enquête sur les salaires les plus élevés, les heures de travail et les budgets domestiques des ouvriers, ainsi que la forme de leur consommation et le prix des produits de première nécessité. Les chiffres ainsi obtenus ont ensuite été comparés pour montrer l’amélioration ou la détérioration de la condition des travailleurs.

Pour chaque article individuel, la moyenne des chiffres de 1890-1899 a été prise égale à 100. Le nombre correspondant a donc indiqué une amélioration de 1% par rapport aux années 1890-1899 ; le nombre 99, de la même manière, indiquait une détérioration de 1%. (...)
Tout d’abord, ce tableau nous montre à quel point il existe une base pour la prétendue « amélioration par la réforme » du prolétariat. Les dix-sept dernières années ont été exceptionnellement favorables pour la classe ouvrière. Ce furent des années de sauts ascendants en Amérique qui ne reviendront peut-être jamais. Aucune classe ouvrière ne jouit de plus grandes libertés que l’Américaine. Aucune n’est aussi « pragmatique » dans sa politique, plus libre de toutes les théories révolutionnaires qui pourraient attirer son attention du travail de détail visant à améliorer sa situation. Néanmoins, en 1907, année de prospérité, alors que le salaire en argent était en moyenne supérieur de 4% à celui de l’année précédente, les salaires réels n’étaient qu’un peu plus élevés qu’en 1890, alors que les affaires n’étaient en aucun cas exceptionnelles. Certes, le chômage et l’incertitude de la vie font une énorme différence entre une période de prospérité et une crise ; mais le pouvoir d’achat du salaire hebdomadaire du travailleur à plein temps a peu changé, de 1800 à 1907.

Les salaires en argent, certes, ont augmenté assez largement. Au cours de la période de dépression, de 1890 à 1894, ils sont passés de 101 à 97,7, soit plus de 3%, mais ils ont progressivement augmenté jusqu’à atteindre en 1907 le chiffre indiqué par 122,4, soit près de 25%.

Au contraire, les prix des produits de première nécessité ont baissé plus rapidement que les salaires entre 1890 et 1896, passant de 102,4 à 95,5, soit environ 7%, de sorte que le pouvoir d’achat d’un salaire hebdomadaire n’a pas diminué aussi vite que le revenu de l’argent. Les salaires réels, entre 1890 et 1896, ne sont tombés que de 98,6 à 98, soit seulement 0,6%, tandis que les salaires en espèces ont chuté de 3% environ. De 1994 à 1896, les salaires en argent sont passés de 97,7 à 99,5, tandis que le coût de la vie a baissé encore plus rapidement. C’est ainsi que, en 1896, le pouvoir d’achat des salaires d’un ouvrier moyen atteignait le point indiqué par 104,2.

Les salaires en argent n’ont jamais pu acheter un montant équivalent en biens. En dépit de toute la prospérité, les salaires réels sont actuellement inférieurs à ceux d’il y a 10 ans. Et c’est ce qu’ils appellent une montée lente mais sûre des ouvriers…

Il est également intéressant de noter que, dans la plus grande ivresse des affaires, lorsque les capitalistes récupéraient leurs plus gros profits, les salaires réels du travail ne tenaient même pas, mais commençaient déjà à chuter. Certes, l’indice des salaires en argent est passé de 118,5 à 122,4 roupies en 1907, soit près de 4%, mais le prix des produits de première nécessité a augmenté encore plus rapidement, passant de 115,7 à 120,6, soit près de 5%, alors que le pouvoir d’achat du salaire d’une semaine a en fait baissé de 1%. En réalité, la relation réelle était bien pire. Les statistiques américaines ne sont généralement pas corrigées de manière à rendre les conditions existantes plus sombres que ne le justifient les faits.

Tout cela laisse présager qu’après le passage de la crise et la réapparition de la prospérité, le prolétariat ne doit plus s’attendre à une répétition de la glorieuse ère industrielle.

On répète que cela ne signifie pas que les syndicats seront impuissants ou superflus. Ils resteront les grandes organisations de masse du prolétariat sans lesquelles il serait livré impuissant pour être complètement dépouillé. Le changement de situation ne diminue pas leur importance, mais exige seulement que leurs méthodes de combat soient transformées. Là où ils doivent traiter avec de puissantes associations d’employeurs, ils peuvent accomplir peu de choses directement, mais leurs batailles prennent des proportions gigantesques et où toutes les concessions sont refusées par les employeurs, de tels conflits peuvent ébranler toute la société et l’État et influencer les gouvernements et les parlements.

Les grèves dans les branches d’activité dominées par les associations d’employeurs et qui jouent un rôle important dans la vie économique générale tendent de plus en plus à revêtir un caractère politique. D’autre part, les luttes purement politiques (par exemple, les batailles pour le suffrage électoral) offrent de plus en plus d’opportunités dans lesquelles les grèves de masse peuvent être utilisées comme une arme efficace.

C’est ainsi que les syndicats sont de plus en plus obligés d’assumer des tâches politiques. En Angleterre comme en France, en Allemagne et en Autriche, ils se tournent de plus en plus vers la politique. C’est le noyau justifié du syndicalisme des pays romans. Malheureusement, en raison de son origine anarchique, ce noyau est enfoui dans un désert d’anti-parlementarisme. Et pourtant, cette « action directe » des syndicats ne peut fonctionner efficacement que comme un AUXILIAIRE et un RENFORCEMENT et non pas comme un SUBSTITUT de l’action parlementaire.

Le centre de gravité du mouvement prolétarien, plus encore qu’au cours des deux dernières décennies, repose à nouveau sur la politique. En premier lieu, les intérêts prolétariens sont naturellement orientés vers la réforme sociale et la protection du travail. Dans ces domaines, cependant, il existe une stagnation quasi universelle qui, avec les forces relatives actuelles sur la base des fondements gouvernementaux actuels, ne peut être surmontée.

Par stagnation, nous ne comprenons pas nécessairement une cessation complète du mouvement. C’est impossible dans une société aussi agitée que la nôtre. Il se peut toutefois que le rythme de l’avancement soit si lent qu’il s’agit d’un arrêt complet, voire même d’un recul, par rapport au taux de transformation technique et économique et à l’augmentation de l’exploitation. Et ces progrès, d’une lenteur indescriptible, ne doivent être assurés que par de grandes luttes économiques soigneusement préparées et menées. Les fardeaux et les sacrifices de telles batailles ont tendance à augmenter rapidement et à compenser de plus en plus les résultats obtenus.

Il ne faut pas oublier que notre travail « positif » et « réformateur » non seulement renforce le prolétariat, mais provoque également chez nos opposants une résistance plus énergique à notre égard. Plus la bataille pour les réformes sociales devient une bataille politique, plus les associations d’employeurs cherchent à aiguiser l’antagonisme des parlements et des gouvernements envers les travailleurs et à paralyser leurs pouvoirs politiques.

Ainsi, une fois de plus, la bataille pour les droits politiques est mise au premier plan et les questions constitutionnelles qui touchent les fondements mêmes de la vie gouvernementale deviennent des questions d’actualité.

Les opposants au prolétariat cherchent constamment à limiter les droits politiques des travailleurs. En Allemagne, chaque victoire électorale du prolétariat est suivie de menaces visant à remplacer le suffrage universel actuel par un système de votes multiples.

En France et en Suisse, les milices s’attaquent aux grévistes. En Angleterre et en Amérique, ce sont les tribunaux qui restreignent la liberté du prolétariat, car le parlement et le congrès n’ont pas le courage d’attaquer ouvertement les travailleurs.

Mais le prolétariat ne peut se contenter de se protéger simplement contre de telles attaques. Sa condition sera de plus en plus menacée si elle est incapable de conquérir de nouvelles positions dans la vie nationale, ce qui lui permettra d’utiliser les institutions gouvernementales au service de ses intérêts de classe. En Allemagne, elle en a particulièrement besoin, plus que tout autre pays que la Russie. Déjà, le suffrage du Reichstag est de plus en plus tourné contre le prolétariat des villes. La répartition des circonscriptions pour les élections au Reichstag est aujourd’hui identique à celle de 1871. Mais nous avons vu à quel point la relation de ville et de pays a changé depuis lors. Alors qu’en 1871, les deux tiers de la population vivaient dans à la campagne et un tiers dans les villes, cette proportion est aujourd’hui inversée, tandis que la représentation relative au Reichstag reste la même. Cela favorise de plus en plus la campagne aux dépens de la ville. Lors de la dernière élection du Reichstag, les socialistes avaient recueilli 29% des suffrages exprimés, mais seulement 10,8% des représentants. Au contraire, le parti du centre a recueilli 19,4% des voix et 26,4% des représentants, et les conservateurs 9,4% des voix et 15,7% des représentants.

Ces deux partis réunis n’avaient pas autant de voix que les socialistes, mais ils avaient quatre fois plus de représentants. Avec le vote proportionnel, les socialistes auraient eu 116 représentants au lieu de 43 en 1907 et les conservateurs et le centre ensemble n’en auraient plus que 115 au lieu de 164.

La continuation du découpage actuel équivaut à donner un vote multiple à la partie la plus arriérée de la population, et cette inégalité augmente d’année en année au même degré que le prolétariat urbain.

Parallèlement à cela, nous avons un système de vote, en particulier dans le pays et dans les petites villes, qui soumet le prolétariat à une dépendance politique des classes possédantes dans une mesure presque équivalente à leur dépendance économique, puisque les enveloppes électorales utilisé détruit le secret du vote presque aussi efficacement que le système précédent.

Certes, la suppression de cet abus ne suffirait pas. A quoi sert l’augmentation de notre influence et de notre pouvoir au Reichstag, alors que le Reichstag lui-même est sans influence ni pouvoir ? Le pouvoir doit d’abord être conquis pour cela. Un véritable régime parlementaire doit être mis en place. Le gouvernement impérial doit être un comité du Reichstag.

Le Reichstag est affaibli, non pas seul car le gouvernement impérial en est indépendant, mais pas moins du fait que l’empire n’est en aucun cas un État uni complet. Son pouvoir est encore restreint par la souveraineté des États séparés, par leurs gouvernements et leurs Landtags, ainsi que par leur particularisme étroit. Il serait assez facile de traiter avec les plus petits États, ne serait-ce pas une puissante masse – la Prusse et son Landtag, élus par le système de vote à trois classes. Le particularisme de la Prusse, avant tout, doit être brisé, son Landtag doit cesser d’être le bouclier de toute réaction. La conquête du suffrage secret et égal pour les Landtags du nord de l’Allemagne, et surtout pour celle de la Prusse, et l’élévation du Reichstag au rang de puissance dominante sont les tâches politiques les plus impérieuses de la période.

Mais, même si nous pouvions ainsi transformer l’Allemagne en un État démocratique, cela ne suffirait pas pour aider le prolétariat à progresser. Le prolétariat allemand, qui constitue déjà une majorité de la population, aurait certes la clé de la législation. Mais cela ne ferait que très peu de bien si l’État ne possédait pas les riches ressources indispensables à la réforme sociale.

Aujourd’hui, cependant, toutes les ressources de l’État sont consommées par les dépenses militaires et navales. La croissance constante de ces dépenses explique le fait que l’état actuel néglige même les entreprises culturelles qui présentent un intérêt primordial pour l’ensemble de la population, et non pas uniquement pour le prolétariat, telles que l’amélioration de l’éducation et des moyens de subsistance, de communication - canaux, routes, etc. - entreprises qui augmenteraient considérablement le pouvoir productif et compétitif du pays, et qui sont donc exigées par les intérêts purement commerciaux du capitalisme.

Mais aucune somme importante ne peut être obtenue à ces fins, car l’armée et la marine dévorent tout et continueront toujours à tout dévorer aussi longtemps que le système actuel régira.

L’abolition de l’armée permanente et le désarmement sont indispensables pour que l’État puisse mener à bien des réformes importantes. Même les éléments capitalistes reconnaissent de plus en plus cela, mais ils sont incapables de le réaliser. Les protestations de paix des philanthropes ne nous feront pas un pas en avant.

La préparation actuelle à la guerre en vue d’un nouveau conflit armé est avant tout le résultat de la politique coloniale et de l’impérialisme, et tant que cette politique sera maintenue, il ne servira à rien de prêcher la paix. La politique coloniale implique le militarisme et il est insensé de se fixer un objectif précis et d’essayer ensuite d’éviter les moyens de l’atteindre. Cela devrait faire penser à certains de nos amis qui réclament la paix dans le monde et le désarmement, qui assistent à tous les congrès de la paix bourgeois et défendent en même temps la politique coloniale, bien que, certes, ils défendent toujours une politique éthique, socialiste. Ils sont dans une position aussi saine que des libéraux prussiens des années 70 du siècle dernier qui, en tant que politiciens capitalistes, craignaient la révolution et qui cherchaient à assurer l’unité de l’Allemagne, non par une révolution, mais par le triomphe de la maison du président. Hohenzollern et, en même temps que des hommes politiques démocratiques, cherchaient à restreindre le militarisme et refusaient d’accorder aux Hohenzollern la force militaire nécessaire pour s’acquitter de leur tâche. Ils ont été détruits par leurs propres contradictions.

Quiconque défend la politique coloniale doit également défendre un armement compétitif. Quiconque conteste cela doit convaincre le peuple de l’inutilité et même de la ruine causée par la politique coloniale.

Dans la situation actuelle, c’est la tâche politique la plus impérative du prolétariat militant ; c’est la politique « positive » qu’il doit suivre. Tant que ce problème ne sera pas résolu, on ne peut guère espérer une quelconque "réforme" face à la croissance des associations d’employeurs, à la hausse du coût de la vie, au flot de travailleurs peu qualifiés, à la stagnation universelle, le frein de toute réforme sociale législative étant la croissance des dépenses nationales sous cette charge.

L’amélioration du droit de vote pour le Reichstag, la conquête du scrutin égal et secret pour les Landtags, en particulier de la Saxe et de la Prusse, l’acquisition d’une position dominante pour le Reichstag non seulement sur le gouvernement impérial, mais également sur les différents États, ce sont les tâches politiques spéciales du prolétariat allemand. La lutte contre l’impérialisme et le militarisme est la tâche commune de tout le prolétariat international.

Beaucoup peuvent penser que l’accomplissement de ces tâches n’apporterait pas un grand progrès. La Suisse ne donne-t-elle pas l’exemple d’un État qui remplit toutes ces conditions : démocratie complète, système de milice populaire et absence de politique coloniale ? Pourtant, la réforme sociale stagne en Suisse et le prolétariat est exploité et asservi par les employeurs, comme partout ailleurs.

Sur ce point, la première chose à noter est que les Suisses n’échappent pas aux conséquences de la concurrence internationale des armements qui les entoure, mais au contraire, ils se lancent avec acharnement dans la même concurrence et ne dépensent pas pour autant de petites sommes. Une partie des dépenses militaires est à la charge des différents cantons mais, malgré cela, les dépenses du gouvernement central augmentent à pas de géant (...)
Si nous omettons les recettes et les dépenses des systèmes postaux et télégraphiques, qui se chevauchent presque, nous constatons qu’en 1907, le revenu était de quatre-vingt-trois millions de francs, dont soixante-treize millions ont été levés en impôts. Les dépenses se sont élevées à quatre-vingt millions de francs, dont quarante-deux millions pour l’armée et six millions pour les intérêts sur la dette publique.

Nous constatons donc que, même en Suisse, le militarisme engloutit la part du lion du revenu national et que ses exigences augmentent rapidement.

Personne ne serait assez naïf pour affirmer que nous pouvons passer imperceptiblement et sans bataille de l’État militaire et de l’absolutisme à la démocratie, et de l’impérialisme conquérant à l’union des peuples libres, en « avançant progressivement », « en s’accroissant à l’intérieur du système », cela ne pourrait se produire qu’à un moment où il serait de notoriété publique que toute évolution ultérieure aurait lieu exclusivement sur le plan économique, sans que le moindre changement soit nécessaire dans le rapport des pouvoirs et des institutions politiques. Dès qu’il devient évident que de tels changements sont impérativement nécessaires au prolétariat s’il veut continuer son ascension économique, cela oblige à reconnaître la nécessité d’une lutte politique, de transferts de pouvoir et de transformations révolutionnaires.

Le prolétariat doit grandir puissamment dans ces luttes. Il ne peut gagner ces batailles, atteindre les objectifs susmentionnés de démocratie et d’abolition du militarisme, sans atteindre lui-même une position dominante dans l’État. Ainsi, l’acquisition de la démocratie et l’abolition du militarisme dans une grande nation moderne ont des résultats tout à fait différents, que s’ils résultent de l’ancien système de milice hérité du passé et des antiques institutions républicaines suisses.

Ceci est d’autant plus vrai que ces transformations sont accomplies exclusivement par le prolétariat. Et il n’y a aucune perspective d’alliés fidèles dans les batailles à venir. Jusqu’ici, nous avons compté sur les alliés du camp bourgeois, à savoir les petits bourgeois et les petits paysans.

Nous avons vu avec quelle sincérité Marx et Engels s’attendaient depuis longtemps à ce que la démocratie petite bourgeoise débute au moins la révolution avec nous, comme ils l’avaient fait en 1848 et 1871. Alors que les politiques et les partis démocratiques continuaient d’être de plus en plus décevants, Les marxistes continuaient à croire cette grande masse des petits bourgeois et des petits paysans seraient attirés par nous et intéressés par nos objectifs révolutionnaires. Dans mes articles de 1893 déjà cités, ces attentes trouvaient une expression encore plus forte que dans l’introduction d’Engels écrite en 1895 :

« Si cela continue, d’ici la fin du siècle, nous aurons capturé la plus grande partie des classes moyennes de la société, des petits bourgeois et des petits paysans, et nous serons devenus un pouvoir décisif dans le pays. »

Ces attentes n’ont pas été satisfaites. Mais nous avons ici une autre illustration de la façon dont nous, les marxistes, avec nos attentes et nos « prophéties », avons eu tort lorsque nous avons surévalué les sentiments révolutionnaires des petits bourgeois. Nous voyons également à quel point le reproche que le fanatisme dogmatique marxiste a conduit à tenir le parti à l’écart est fondé. En 1891, quand Engels s’est opposé au programme des paysans français et un an après, au programme allemand, ce n’est pas parce que nous considérions que l’obtention du soutien des paysans était superflue, mais parce que nous considérions que ces méthodes ne sont pas les meilleures pour les gagner. Depuis lors, les partis français, autrichiens et suisses ont tenté sans succès leur fortune aux côtés des paysans.

Il en va de même pour les petits bourgeois. Il faut reconnaître que, dans la mesure où de larges couches de la classe moyenne sont concernées et quelles que soient les formes de propagande utilisées, elles sont aujourd’hui plus difficiles à gagner que jamais auparavant.

Cette conclusion n’est pas basée sur « l’orthodoxie » marxiste - nous avons déjà vu que le marxisme a commis une erreur en s’attendant trop à trop peu à ce stade - c’est le résultat d’une expérience amère au cours des dernières années.

Notre « fanatisme dogmatique » marxiste n’est donc pas concerné, sauf dans la mesure où il nous permet plus facilement de reconnaître et de comprendre ces expériences et d’en exposer les causes - condition indispensable de toute « politique pratique ».

Là encore, nous constatons que notre travail « positif », dès lors qu’il renforce le prolétariat, accentue précisément l’antagonisme entre celui-ci et les autres classes.

Beaucoup d’entre nous s’attendaient à ce que les trusts et les coalitions des capitalistes, ainsi que la politique tarifaire, conduisent la classe moyenne, qui en souffre le plus, dans nos rangs. L’inverse exact a été le résultat. Le tarif agraire et les associations d’employeurs sont venus en même temps que les syndicats. Ainsi, les artisans ont été simultanément pressés de tous les côtés. Le tarif et les associations d’employeurs ont augmenté le prix des produits de première nécessité et des matières premières, tandis que les syndicats ont augmenté les salaires.

Certes, seuls les salaires en argent, et non les salaires réels, ont été augmentés, car les prix ont augmenté plus vite que les salaires. Néanmoins, la lutte des salaires a aigri les petits chefs et les a amenés à regarder les associations d’employeurs et les partisans du tarif comme leurs alliés contre les travailleurs organisés. Ces derniers, et non les tarifs et les trusts, qui ont été blâmés non seulement pour les salaires monétaires élevés, mais également pour la hausse des prix des matières premières et des loyers, qui auraient été attribués à la hausse des salaires.

Les petits commerçants, encore une fois, se sont vus pressés par la hausse des prix puisque le pouvoir d’achat de leurs clients, principalement des ouvriers, n’a pas augmenté de la même manière. Ils ont tourné leur colère contre les ouvriers plutôt que contre le tarif et les trusts. Ils le faisaient d’autant plus volontiers que plus les ouvriers cherchaient à se soustraire à l’effet de la hausse des prix en essayant d’abolir les intermédiaires par le biais de coopératives.

Il ne faut pas oublier que le travailleur joue un rôle particulier sur le marché des biens. Tous les autres viennent sur ce marché, non seulement en tant qu’acheteur, mais également en tant que vendeur de produits. Ce que le commerçant perd en tant qu’acheteur de biens dans la hausse universelle des prix, il le gagne par la hausse de ses propres produits. Seul l’ouvrier arrive sur le marché mondial en tant qu’acheteur et non en tant que vendeur de biens. Sa force de travail est un type particulier de biens, avec des lois de prix particulières, de sorte que les salaires ne suivent pas automatiquement les modifications générales des prix. La force de travail n’est pas quelque chose à part des hommes, elle est inséparable de la vie des êtres humains et étroitement liée à celle-ci. Sous son prix se trouvent des conditions psychologiques, physiologiques et historiques, qui n’affectent pas les autres marchandises et qui introduisent un élément de permanence dans la rémunération en espèces supérieure à celle qui existe pour les autres biens.

Les salaires suivent les fluctuations des prix, mais lentement et dans une certaine mesure seulement. Le possesseur de la force de travail gagne plus en baisse de prix et perd plus avec la hausse des prix que les acheteurs d’autres produits. Sa position sur le marché des biens est en contradiction avec celle des vendeurs. Bien qu’il produise tout et ne consomme qu’une partie de son produit, son point de vue est celui du consommateur et non celui du producteur. Son produit ne lui appartient pas, mais à ses exploiteurs, les capitalistes.

C’est le capitaliste qui apparaît sur le marché en tant que producteur et vendeur avec le produit du travail du salarié. Le travailleur n’y apparaît que comme acheteur des moyens de la vie.

En conséquence de ces faits, les ouvriers sont placés en antagonistes envers les vendeurs, mais aussi envers les paysans, dans la mesure où ils sont vendeurs. Ce n’est pas seulement sur la question du droit de douane sur les produits agricoles, mais sur bien d’autres points, comme la tentative d’augmentation du prix du lait, que les paysans et les ouvriers se heurtent à un fort antagonisme.

Les paysans, dans la mesure où ils emploient des ouvriers, sont aigris par leurs tentatives d’augmenter les salaires et d’améliorer les conditions des ouvriers de l’industrie. Le temps de la prospérité industrielle et du renforcement des syndicats et de leurs victoires était aussi le temps du travail insuffisant dans l’agriculture. Non seulement les hommes et les femmes embauchés, mais même les enfants des paysans, ont été entraînés dans l’industrie par masses de plus en plus nombreuses, cherchant à échapper aux conditions de vie barbares de l’agriculture. Naturellement, les maudits socialistes ont été blâmés pour ce manque de force de travail dans le pays.

Ainsi, il est arrivé que des couches croissantes de ces couches de la population qui constituaient jadis le noyau de la démocratie petite bourgeoise et des combattants énergiques dans sa révolution, et qui avaient été au moins des alliés assez fidèles du prolétariat révolutionnaire en deviennent les ennemis les plus violents. Cela était encore moins vrai dans l’Allemagne « marxiste », et beaucoup plus en France, en Allemagne et en Suisse.

Dans les grandes villes, l’hostilité des classes moyennes à l’égard du prolétariat était encore accrue par leurs positions antagonistes sur les questions de l’impérialisme et de la politique coloniale. Celui qui rejette la position socialiste n’a que du désespoir s’il ne croit pas à la politique coloniale. Combattre militarisme et colonialisme, c’est la seule perspective devant les défenseurs du capitalisme. Mais, sinon, il faut aussi accepter, avec le capitalisme, le militarisme et la grande marine. Même les couches de la classe moyenne qui ne sont pas directement intéressées par le travail manuel, le commerce de détail ou la production de produits de première nécessité, tels que les intellectuels, sont également, dans la mesure où elles ne sont pas imprégnées du socialisme, repoussées du prolétariat et de sa perspective sociale à long terme, et se jette dans le courant de l’impérialisme et du militarisme. Tous ceux qui, comme Barth, Brentano et Naumann, qui avaient si favorablement accueilli l’organisation syndicale et coopérative du prolétariat et ses efforts démocratiques, sont aujourd’hui les défenseurs de la grande flotte nationale allemande et de son expansion. Leur amitié pour les socialistes n’a pas duré très longtemps, dès qu’il s’est agi de tenir compte de l’impérialisme et de ses conséquences.

Ces politiques semblent destinées à achever l’isolement du prolétariat et à le condamner ainsi à la stérilité politique au moment même où son développement politique est plus que jamais nécessaire.

Pourtant, il est possible que cette politique même de l’impérialisme devienne le point de départ du renversement du système actuel au pouvoir.

Chapitre IX

Une nouvelle période de révolution

Nous avons vu avec quelle rapidité le coût du militarisme a augmenté en Suisse. Cela ne représente cependant qu’un faible reflet de ce qui se passe dans les grands pays militaires. Tournons-nous maintenant vers l’empire allemand (...)
Nous constatons que les dépenses augmentent régulièrement, mais à un rythme toujours croissant. Au cours de la première décennie de l’empire, l’augmentation a été voisine de 21 000 000 par an. Enfin, au cours de la dernière décennie, l’augmentation a progressé au rythme de près de 91 millions d’euros par an et au cours de ces dernières années, l’augmentation annuelle a atteint près de 200 millions.

La principale augmentation concerne le coût des préparatifs de guerre. Le coût de la marine augmente plus rapidement que celui de l’armée. Alors que la population de l’empire au cours des années 1891 à 1908 est passée de 50 000 000 à 60 000 000, soit environ UN QUART, le coût de l’armée a presque DOUBLE dans l’intervalle, les dépenses pour les pensions et les intérêts sur la dette publique ont TRIPLE, et les dépenses de la marine ont QUADRUPLE. Et il ne peut y avoir d’arrêt dans cette augmentation folle tant que le système actuel n’aura pas été modifié. La transformation technique continue qui introduit le système de la machine capitaliste et les sciences naturelles dans le champ de la production fait son entrée dans l’art de la guerre et crée une concurrence continue de nouvelles découvertes, une dépréciation continue de ce qui existe maintenant et une extension continue de pouvoir, mais non, comme dans le domaine de la production, une augmentation continue de la productivité du travail, mais une aggravation continue du caractère destructeur de la guerre et une augmentation continue des pertes improductives de la paix.

Parallèlement à la transformation résultant de l’évolution technique, il se produit également une extension constante de la domination, ou du moins de la sphère d’influence de chaque grande nation, en raison de la politique d’expansion qui rend nécessaire un armement toujours croissant.

Tant que la politique d’expansion se poursuivra, le délire de la course aux armements devra continuer à augmenter jusqu’à épuisement total. Comme nous l’avons déjà vu, l’impérialisme est l’unique espoir, l’unique idée du futur qu’offre la société présente. En conséquence, cette illusion augmentera jusqu’à ce que le prolétariat obtienne le pouvoir de déterminer la politique de la nation, de renverser la politique de l’impérialisme et de remplacer la politique du socialisme. Plus cette course aux armements durera longtemps, plus la charge qui pèsera sur la population de chaque pays sera lourde. En conséquence, chaque classe cherchera de plus en plus à transférer ces charges sur d’autres classes, et donc plus cette course aux armements tendra à aiguiser l’antagonisme de classe.

En Allemagne, ce sont naturellement les ouvriers sur qui pèse le plus lourd fardeau. C’était déjà assez grave en cette période de prospérité industrielle, de faible coût de la vie et de progression des syndicats. Cela devient insupportable en période de crise, de hausse des prix, de domination des associations d’employeurs. Mais la charge fiscale croissante ne diminue pas simplement le revenu des ouvriers et réduit le pouvoir d’achat de leurs salaires. Elle menace grandement le progrès industriel lui-même, ce que la politique d’expansion prétend poursuivre.

Les États-Unis sont le concurrent le plus dangereux de l’industrie allemande. Ce dernier est grandement handicapé dans cette lutte par le système tarifaire allemand. Certes, les tarifs américains sont encore plus élevés. Mais il s’agit d’un tarif INDUSTRIEL et non AGRAIRE. Il est fourni avec les produits alimentaires les moins chers et produit presque toutes les matières premières. Parallèlement à cela, il possède l’avantage de ne pas avoir de pouvoir terrestre important en tant que voisin. Il n’est pas nécessaire de tirer plus d’un demi-million d’hommes de la production pour s’engager dans le gaspillage insensé de soldats.

Plus le militarisme grandit en Europe, plus la supériorité industrielle des États-Unis s’accroît et plus le progrès économique de l’Europe languit. Par conséquent, la situation économique de la classe ouvrière européenne augmente. Et afin de poursuivre ce processus, les plus grands sacrifices nous sont demandés.

Certes, les États-Unis sont également engagés dans la voie de l’impérialisme et, partant, dans la voie de l’intensification des préparatifs militaires. Depuis la guerre avec l’Espagne, les dépenses pour l’armée et la marine ont augmenté. Néanmoins, ils sont encore moins blessés que les grandes puissances européennes car, contrairement à ceux-ci, ils n’ont pas besoin de maintenir une grande armée permanente chez eux. Aux États-Unis, l’armée compte à peine 60 000 hommes. [2]

Comme dans le domaine de la concurrence industrielle, les États-Unis peuvent encore faire beaucoup en matière de concurrence militaire avant d’être épuisés. (...)
On voit que la dette nationale des États-Unis est en diminution. Certes, elle a augmenté en 1900, en même temps que les dépenses de l’armée, à la suite de la guerre avec l’Espagne. Mais depuis lors, elle a encore diminué malgré l’augmentation des dépenses consacrées à l’armée et à la marine. Le coût des forces terrestres pour 1908 s’élevait à 190 millions de dollars, presque autant qu’en Allemagne, bien que, avec une population de quatre-vingt-six millions.

Le tableau des exportations montre toutefois avec quelle rapidité les exportations d’articles manufacturés en provenance d’Amérique augmentent et qu’elles se développent pour devenir un pays industriel et non agricole par rapport au marché mondial.

Sur un total de 1 875 000 000 de dollars de marchandises exportées d’Allemagne en 1907, 1 750 000 000 de dollars étaient des produits manufacturés. Aux États-Unis, sur une exportation totale de 1 853 000 000 USD de biens de production nationale, des produits manufacturés ont représenté plus de 740 000 USD. En 1890, la valeur des produits manufacturés exportés d’Allemagne s’élevait à 530 millions de dollars et celle des États-Unis à 170 millions. Depuis lors, l’Allemagne a augmenté ses exportations de produits manufacturés de 150% et les États-Unis de 300%.

Il est évident que les États-Unis poussent déjà l’Allemagne en tant que nation industrielle.

Et dans cette situation, alors que les États-Unis ont réduit leur dette publique de l’ordre de 230 000 000 dollars entre 1900 et 1907, l’Allemagne a augmenté son endettement de 360 000 000 dollars environ au cours de la même période. Et même à l’heure actuelle, pendant que nous écrivons ceci, de nouvelles augmentations colossales de dépenses et une augmentation de la fiscalité visant à lever un demi-million de plus sont prévues.

La classe ouvrière est frappée le plus durement par ces charges et est écrasée, ce qui entrave l’industrie et handicape la nation dans sa lutte concurrentielle, qui réagit à nouveau sur les ouvriers sur lesquels repose toute la bataille. Mais il y a une limite à la charge que peuvent supporter les ouvriers, de sorte que cette course mondiale aux armements paralyse le progrès industriel.

Dans le même temps, les antagonismes nationaux s’intensifient, ce qui accroît le danger de la guerre. Chaque gouvernement trouve que les préparatifs de guerre constants et jamais remis en cause sont de plus en plus intenables, mais aucune des classes dirigeantes ne cherche la faille dans la politique mondiale qu’elles suivent. Elles n’osent pas la remettre en cause, car cette politique, c’est le dernier refuge du capitalisme. Alors chacun trouve la faute chez l’autre, l’allemand dans l’Angleterre et l’anglais dans l’Allemagne. Tous deviennent de plus en plus nerveux et méfiants, ce qui crée à son tour un nouveau moyen d’ajouter une nouvelle hâte aux préparatifs guerriers, jusqu’à ce qu’ils soient enfin prêts à verser des larmes de sang sous le slogan : « Mieux vaut une fin terrible qu’une terreur sans fin. »

Il y a bien longtemps que cette situation aurait conduit à la guerre, en tant que seule alternative à la révolution, pour échapper à cette folle situation de pressions réciproques des endettements nationaux, sans le fait que cette alternative devrait amener la révolution qui s’annonce derrière la guerre - plus proche en cas de guerre qu’en cas de paix armée. C’est la montée en puissance du prolétariat qui, depuis trois décennies, empêche toute guerre en Europe et fait aujourd’hui frissonner tous les gouvernements à la perspective d’une guerre. Mais les forces qui s’opposent nous entraînent irrémédiablement vers une situation où les armes seront enfin automatiquement libérées.

Il existe un autre phénomène qui va dans le même sens et qui, plus encore que la course mondiale aux armements, est destiné à pousser la politique d’expansion à l’absurde, et ainsi à enlever aux méthodes de production actuelles leur dernière chance de développement ultérieur.

La politique d’expansion ou d’impérialisme repose sur la supposition que seuls les peuples appartenant à la civilisation européenne sont capables d’un développement indépendant. Les gens des autres races sont considérés comme des enfants, des idiots ou des bêtes de somme qui peuvent être manipulés avec plus ou moins de douceur et, en tout cas, sont des êtres d’un stade inférieur, qui peuvent être contrôlés selon nos désirs. Même certains socialistes sont allés jusque-là dans cette supposition en préconisant la colonisation - certes, de manière éthique. Mais les événements réels leur apprendront bientôt que le principe fondamental de notre parti - l’égalité de tous les hommes - n’est pas une simple phrase, mais a un pouvoir très réel.

Certes, les peuples qui sont en dehors du cercle d’influence de la civilisation européenne sont presque incapables de toute résistance au cours de ce siècle. Cela ne repose sur aucune infériorité naturelle, comme le voudrait nous faire croire l’ignorance prétentieuse des érudits bourgeois européens, dont la science trouve son expression dans les fantasmes de nos théoriciens raciaux. Ces personnes sont écrasées simplement par la supériorité du développement technique européen, y compris, bien sûr, de la mentalité européenne, qui, en dernière analyse, repose sur ce développement technique.

À l’exception de quelques branches très arriérées comprenant quelques milliers d’hommes, les peuples appartenant à des civilisations non européennes sont tout à fait capables de s’engager dans cette civilisation, mais les conditions matérielles leur font défaut jusqu’à présent.

L’extension du capitalisme modifie peu ces conditions dans ces régions. L’exportation du capitalisme fait entrer dans ces localités extérieures au champ de la civilisation européenne (à l’inclusion de l’Amérique et de l’Australie bien sûr) au début uniquement les PRODUITS capitalistes, et non la PRODUCTION capitaliste. Plus important de tout : même cette influence capitaliste est limitée aux voies navigables, à la côte et à quelques grands fleuves.

Une transformation considérable a eu lieu à cet égard au cours de la dernière génération, et particulièrement au cours des deux dernières décennies. Elle n’a pas seulement apporté une nouvelle ère de conquête transocéanique. Les exportations des pays industrialisés vers les terres non aménagées ne sont plus composées exclusivement de PRODUITS ; elles incluent maintenant les INSTRUMENTS DE PRODUCTION ET DE TRANSPORT de l’industrialisme moderne.

Nous avons déjà constaté l’avancée rapide de la construction des chemins de fer au cours des dernières années, notamment en Orient (la Russie est ici incluse). Mais l’industrie capitaliste se développe aussi rapidement dans ces pays. Cela est particulièrement vrai dans les industries du textile et du fer et dans les mines. Ce dernier a révolutionné l’Afrique du Sud.

C’est de cette exportation des moyens de production que l’industrie capitaliste tire son sang neuf depuis la seconde moitié des années 1880 du siècle dernier. Elle semblait avoir atteint la fin de sa capacité d’expansion dans la première moitié des années 1880, et c’était vraiment le cas en ce qui concerne l’exportation de produits manufacturés. Mais l’exportation des moyens de production a rendu possible une expansion totalement inattendue et frappante et a développé la méthode de production capitaliste dans les civilisations non européennes, entraînant la disparition rapide de la situation économique antérieure. Cela rendit toutefois impossible la continuation des anciennes méthodes de pensée en Orient. Parallèlement aux nouvelles méthodes de production d’origine européenne, les peuples jusqu’alors barbares ont soudainement acquis la capacité intellectuelle de se développer au niveau européen. Ce nouvel esprit ne respire pas l’amour pour l’Europe. Les nouveaux pays deviennent des concurrents des anciens. Mais les concurrents sont des ENNEMIS. L’existence de l’esprit européen dans les pays d’Orient ne fait pas d’eux des amis, mais seulement nos égaux ennemis. Cela ne se produit pas immédiatement. Nous avons déjà vu quel rôle la conscience de la force joue dans la vie sociale et combien de temps une classe ou une nation naissante peut rester dans une position subalterne qui lui donne déjà le pouvoir de garantir son indépendance, mais n’en est pas encore conscience. Cela se voit maintenant. Les Européens ont si souvent conquis d’autres Européens qu’ils considèrent toutes les résistances comme sans espoir. Leur politique coloniale est basée sur ce mépris, alors ils traitent, éliminent et trompent ces gens comme s’il s’agissait de bétail.

Mais dès que les Japonais ont brisé la glace, il y a eu une réaction instantanée dans tout l’Orient. Toute l’Asie de l’Est, ainsi que le monde musulman tout entier, a élevé sa réaction politique à une politique d’indépendance, à une résistance contre toute domination venant de l’extérieur.

Cela a mis fin à l’expansion impérialiste. Elle ne peut plus progresser. Pourtant, elle doit constamment aller plus loin, car le capitalisme doit constamment se développer pour que son exploitation ne devienne pas absolument insupportable.

L’Afrique équatoriale reste le seul domaine d’expansion possible, où le climat est le meilleur allié des autochtones, où les soldats européens ne peuvent pas être utilisés et où les Européens doivent obtenir que des autochtones devenus leurs soldats, armés et entraînés - en prévision du moment où ces troupes mercenaires se retourneront contre leurs maîtres.

Partout en Asie et en Afrique, l’esprit de rébellion se répand, et avec l’utilisation des armes européennes, se développe une résistance croissante à l’exploitation européenne. Il est impossible de transplanter l’exploitation capitaliste dans un pays quelconque sans semer les graines de la révolte contre cette exploitation. Cela se traduit d’abord par une difficulté croissante de la politique coloniale et une augmentation constante de son coût. Nos enthousiastes des colonies nous réconfortent du fardeau que les colonies nous imposent maintenant avec les promesses des riches récompenses que l’avenir leur apportera. En réalité, les dépenses militaires pour le maintien des colonies augmenteront désormais constamment - et ce ne sera pas tout. La majorité des pays d’Asie et d’Afrique atteignent une condition dans laquelle les soulèvements temporaires deviendront ouverts et continus et se termineront par la destruction du joug étranger. Les colonies britanniques de l’Inde orientale sont les plus proches de ce stade ; leur perte équivaut à la faillite du gouvernement anglais.

Nous avons déjà attiré l’attention sur le fait que la guerre russo-japonaise a incité l’Asie orientale et le monde musulman à se débarrasser du capitalisme européen. En cela, ils combattent le même ennemi que le prolétariat européen. Certes, nous ne devons pas oublier que, pendant qu’ils combattent le même ennemi, ils ne le combattent pas avec le même objet - non pas pour gagner avec le prolétariat contre le capital, mais pour substituer un capitalisme national interne à un capitalisme externe. Nous ne devons pas nous faire d’illusions sur ce point. De même que les Boers étaient les plus proches oppresseurs du peuple africain, les dirigeants japonais sont les pires persécuteurs des socialistes et les Jeunes Turcs se sont déjà sentis obligés de poursuivre les travailleurs en grève. Nous ne devons pas adopter une attitude dénuée de critique envers les opposants non européens au capitalisme européen.

Cela ne change toutefois rien au fait que ces opposants affaiblissent le capitalisme européen et ses gouvernements et introduisent un élément d’agitation politique dans le monde entier.

Nous avons vu comment, en Europe, une période d’agitation politique constante s’est poursuivie de 1789 à 1871 jusqu’à ce que la bourgeoisie industrielle ait conquis partout les positions politiques rendues possibles par leur développement rapide. Depuis la guerre russo-japonaise, depuis 1905, une période similaire d’agitation politique constante a existé en Orient. Les peuples de l’Asie orientale et du monde musulman, ainsi que ceux de la Russie, viennent d’adopter une position semblable à bien des égards à celle de la bourgeoisie ouest-européenne à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècle. Naturellement, les conditions ne sont pas tout à fait les mêmes. Une chose qui les rend différentes, c’est que le monde a cent ans de plus. Le développement politique d’un pays ne dépend pas entièrement de ses propres conditions sociales, mais des conditions de l’ensemble du monde environnant, qui affectent ce pays. Les différentes classes de la Russie, du Japon, de l’Inde, de la Chine, de la Turquie, de l’Égypte, etc., peuvent entretenir des relations semblables les unes aux autres, tout comme les classes de la France avant la grande révolution. Mais elles seront influencées par les expériences des luttes de classe qui se sont déroulées depuis lors en Angleterre, en France et en Allemagne. D’autre part, leur lutte pour des conditions favorables à un système de production capitaliste national est en même temps une lutte contre le capital étranger et sa domination étrangère - une lutte que les peuples de l’Europe occidentale n’ont pas eu à mener pendant leur période révolutionnaire de 1789-1871.

Mais si grandes que soient ces différences qui tendent à empêcher l’Orient de répéter simplement les événements de l’Occident il y a un siècle, la similarité est encore assez grande pour faire en sorte que l’Orient entre à présent dans une période révolutionnaire de caractère similaire - une période de conspirations, de coup d’état, insurrections, de réactions et d’insurrections renouvelées et de transformations continues qui se poursuivront jusqu’à ce que les conditions d’un développement pacifique et d’une indépendance nationale garantie soient obtenues pour cette partie du monde.

Cependant, grâce à la politique mondiale, l’Orient (en utilisant ce mot au sens le plus large) est si étroitement lié à l’Occident que les troubles politiques de l’Orient ne peuvent qu’affecter l’Occident. L’équilibre politique des nations, obtenu avec tant d’efforts, est maintenant confronté à des modifications totalement inattendues, qui le déstabilisent et sur lesquelles il ne peut exercer aucune influence. Des problèmes dont la solution pacifique semble impossible et qui ont par conséquent été évités et mis de côté (tels que, par exemple, les relations des pays des Balkans) se présentent maintenant soudainement et exigent une solution. Les troubles, la méfiance, l’incertitude partout, sont poussés à l’apogée par la nervosité déjà élevée par la course mondiale aux armements. Une guerre mondiale menace de manière proche.

L’expérience de la dernière décennie montre cependant que la guerre signifie la révolution, qu’elle entraîne de grands changements dans le pouvoir politique. En 1891, Engels estimait toujours que ce serait un grand malheur pour nous que soit déclenchée une guerre qui entraînerait une révolution et nous précipiterait prématurément au pouvoir. Pendant un certain temps, pensait-il, le prolétariat pourrait procéder de manière plus sûre en utilisant les fondements gouvernementaux actuels qu’en s’exposant au risque d’une révolution précipitée par une guerre.

Depuis lors, la situation a beaucoup changé. Le prolétariat est devenu si puissant qu’il peut envisager une guerre avec plus de confiance. Nous ne pouvons plus parler de révolution PRÉMATURÉE, car le prolétariat a déjà tiré suffisamment de forces de la lutte sur la base étatique actuelle pour espérer qu’une transformation révolutionnaire de cette base créerait les conditions de son progrès futur.

Le prolétariat déteste la guerre de toutes ses forces. Il sacrifierait tout plutôt que de lancer un appel à la guerre. Mais si la guerre devait éclater malgré lui, le prolétariat serait la seule classe qui pourrait considérer avec confiance son issue.

Depuis 1891, non seulement son nombre a augmenté considérablement, non seulement il a été solidifié par une organisation, mais il a également énormément gagné en CONVICTION MORALE. Il y a deux décennies, les socialistes allemands étaient encore confrontés au grand prestige que les dirigeants de l’empire avaient acquis dans les luttes pour sa fondation. Aujourd’hui, ce prestige est dispersé aux vents.

D’autre part, plus l’idée de l’impérialisme est en faillite, plus les socialistes deviennent le seul parti qui se bat pour un grand idéal et un grand objectif, capable de susciter toute l’énergie et d’entraîner le dévouement qui en découle.

Au contraire, dans les rangs de nos adversaires, l’hésitation et la passivité sont développés par la conscience que l’incapacité et la corruption ont dégradé leurs dirigeants. Ils ne croient plus ni à leur cause, ni à leurs dirigeants qui, face à la situation dont les difficultés augmentent de jour en jour, doivent échouer et continuer d’échouer et dénoncent de plus en plus leur complète incapacité.

Ce n’est pas non plus un accident, pas la faute de personnes individuelles, mais une conséquence nécessaire des conditions existantes.

Les causes de cette situation sont multiples. Dès qu’une classe ou un gouvernement passe du stade révolutionnaire au stade conservateur, dès qu’il n’est plus obligé de se battre pour son existence ou son progrès, dès qu’il se contente du présent, l’horizon intellectuel de ses porte-parole et dirigeants sont rétrécis et confinés. Son intérêt pour les grandes questions s’éteint, il perd le pouvoir d’agir et d’oser, les penseurs et les combattants audacieux deviennent indésirables et sont repoussés. Intrigue mesquine et lâche indifférence vont de l’avant.

De même, le fait que les hommes d’État et les penseurs d’une classe ou d’un pays ne luttent plus pour rien de grand tend à développer des intérêts égoïstes et à faire avancer les intérêts des individus au lieu des intérêts généraux d’une classe, communauté ou une société. Les personnes qui luttent pour le pouvoir ne sont plus inspirées par l’impulsion de créer quelque chose de grand et de nouveau pour la communauté, mais seulement pour obtenir des richesses et du pouvoir pour elles-mêmes. Cet effort peu scrupuleux trouve son expression dans les efforts des aspirants au pouvoir pour attirer, non pas les forces les plus aptes à servir la communauté, mais celles qui peuvent être le plus facilement utilisées pour satisfaire les besoins et les inclinations des aspirants au pouvoir.

À ces causes générales de l’effondrement moral et intellectuel de tous les détenteurs du pouvoir dans une phase conservatrice, il faut ajouter certaines causes qui découlent particulièrement du capitalisme.

Jusqu’à présent, les classes exploiteuses étaient les classes dirigeantes. Elles s’étaient au moins réservé les sommets de l’appareil gouvernemental. La classe capitaliste, au contraire, est tellement envahie par l’avidité des profits des entreprises qu’elle abandonne la politique à d’autres, qui, bien sûr, ne sont au fond que des agents. Dans les pays démocratiques, ce sont des politiciens professionnels, des parlementaires et des journalistes, dans le cercle absolu des tribunaux, dans les pays intermédiaires, un mélange de ces deux éléments, l’un parfois dominant l’autre.

Tant que l’exploitation capitaliste est petite, le mot d’ordre du capital est économie et il cherche à l’introduire également dans l’administration du gouvernement. Les petits capitalistes sont obligés, bon gré mal gré, de rester fidèles à ce mot d’ordre. Au contraire, à mesure que le degré d’exploitation augmente, les grands capitalistes pratiquent des pratiques d’ostentation et d’extravagance qui atteignent enfin un rythme aussi fou que celui qui trouve son extrême sous des formes insensées de la course mondiale aux armements.

À d’autres époques, les dirigeants de l’État dirigeaient tous leurs sujets. Maintenant, les hommes politiques et les hommes d’État, même dans les hautes sphères, sont loin derrière les rois de la haute finance. Il est difficile d’accroître les revenus des fonctionnaires du Trésor national, en particulier dans les pays parlementaires, où il faut être attentif aux électeurs et aux contribuables qui réclament toujours de l’économie. Ceci est d’autant plus difficile que les préparatifs de guerre absorbent toute l’augmentation du revenu national.

Si les hommes politiques et les hommes d’État doivent faire face au niveau de vie croissant des grands exploiteurs, il ne leur reste plus qu’à ouvrir des sources de revenus illégitimes aux côtés de leurs sources légitimes, par l’utilisation et la prostitution de leur influence politique. Ils utilisent leur connaissance des secrets gouvernementaux et leur influence sur les politiques gouvernementales en spéculant sur la chambre de commerce ; ils reçoivent d’une manière parasitaire l’hospitalité de grands exploiteurs ; ils permettent à ces personnes de payer leurs dettes et, dans le pire des cas, acceptent des pots-de-vin pour la vente de leur influence politique.

Le mal de la corruption est invariablement constaté partout où il y a des États capitalistes avec de grands exploiteurs. Il s’agit toujours d’abord des organes d’influence politique, dans les États démocratiques comme les parlementaires et les journalistes, dans les absolutismes de la noblesse judiciaire. Partout dans le monde, il engendre une corruption de grande ampleur qui se propage d’autant plus rapidement que l’exploitation et l’extravagance grandissent et que les besoins des responsables politiques et des responsables grandissent, ainsi que le pouvoir et les fonctions économiques du gouvernement.

Certes, on ne prétend pas que tous ceux qui sont touchés par la corruption en sont conscients ou que tous les politiciens et hommes d’État de la classe dirigeante sont corrompus. Ce serait exagéré. Mais la tentation de la corruption augmente continuellement dans ces milieux. Résister à cette tentation exige une force de caractère de plus en plus forte. Il devient plus facile de céder à cette tentation à mesure que l’atmosphère de corruption se développe et que ses méthodes sont plus élaborées et insinuantes, ce qui ne permet pas à ceux qui sont saisis par la corruption de prendre conscience de leur propre perte.

Nous voyons donc que les problèmes de la politique deviennent de plus en plus complexes et exigent de plus en plus de connaissances, d’activités intellectuelles, de clairvoyance et de décisions de la part des hommes d’État, que la classe dirigeante substitue tout autant le babillage superficiel au sérieux scientifique, inconstance pour la stabilité intellectuelle, rivalité personnelle et intrigues étroites au lieu de la poursuite calculée d’un but lointain, oscillation constante entre brutalité provocante et retraite lâche au lieu d’une ferme fermeté silencieuse et décisive.

Dans le même temps, une cupidité et une corruption presque universelles apparaissent. Cela se manifeste, maintenant dans un scandale panaméen, puis dans une alliance entre fonctionnaires et escrocs, presque partout dans des contrats frauduleux pour du matériel de guerre, parfois dans des blindés, ou dans d’autres armes inutiles, et ailleurs encore, la patrie est facturée le double de ce que les mêmes produits militaires sont vendus à d’autres pays. Les contrats de matériel de guerre ont longtemps été un moyen d’enrichir les capitalistes. Jamais cependant, les sous-traitants pour les fournitures militaires n’ont été aussi proches du gouvernement ; jamais ils n’ont eu autant d’influence sur les politiques de paix ou de guerre.

Ces mêmes entrepreneurs sont aujourd’hui les plus grands capitalistes industriels, les plus grands exploiteurs du prolétariat. Ils ont le plus grand intérêt dans la guerre brutale contre l’ennemi intérieur et extérieur et la plus grande influence sur le gouvernement, qui est de plus en plus composé d’individus instables.

En conséquence, chaque État doit considérer ses voisins comme des ennemis et la classe ouvrière de chaque pays doit considérer ses propres dirigeants comme responsables de la moindre provocation, ou à la suite d’un accident, de ce qui est censé lui causer les horreurs sanglantes les plus inconcevables. Tout cela est voué à produire une nouvelle transformation dans la classe petite bourgeoise.

Naturellement, la faillite morale de la classe dirigeante est la plus complète dans les localités où elle est inaccessible à la masse du peuple. Une grande catastrophe, comme la guerre russo-japonaise, est nécessaire pour dévoiler toute la pourriture du système. En temps ordinaire, c’est seulement ici et là qu’une maladresse particulière soulève un coin de la couverture qui cache parfois honteusement le tout. Le prolétariat conscient de ses intérêts de classe est touché mais moins par de telles révélations. Les ouvriers sont beaucoup plus opposés à la classe dirigeante qu’auparavant et ne se font pas d’illusions sur ses qualités morales.

C’est différent avec la classe petite bourgeoise. Plus elle devient loin de son passé révolutionnaire démocratique, plus elle se traîne sous les pieds du gouvernement et attend de l’aide de celui-ci, et plus elle fait confiance à ce gouvernement et à sa stabilité, et plus grand encore est son horreur lorsque la fondation du système est déchirée et que son prestige s’en va le diable sait où.

Il y a une augmentation simultanée de la pression exercée par les grandes coalitions capitalistes et par les exigences de l’État sur leurs bourses. Cela n’améliore pas leur confiance dans la classe dirigeante.

Cette confiance doit complètement disparaître lorsque l’incapacité, l’indiscrétion et la corruption de la classe dirigeante précipitent de manière frivole une catastrophe - une guerre ou un coup d’État - qui expose le peuple à une extrême détresse. La rage aveugle des petits bourgeois se retourne d’autant plus facilement et farouchement contre de la classe dirigeante à un moment où elle attendait beaucoup de cette classe peu avant, et qui exagérait d’autant plus la capacité imaginaire et l’honnêteté d’une telle classe dirigeante.

La dernière décennie a certainement accru la haine des petits bourgeois pour le prolétariat. Ce dernier doit désormais orienter sa politique dans la perspective de se battre seul dans la bataille à venir. Mais Marx a déjà montré que le petit bourgeois, en tant qu’intermédiaire entre capitalistes et prolétaires, oscille entre les deux, soutenant une fois l’un, une fois l’autre. Nous ne pouvons pas compter sur lui, il sera toujours un allié incertain - en tant que groupe social. Les individus peuvent très bien devenir d’excellents camarades de parti, ou leur inimitié envers nous peut devenir encore plus grande. Mais cela ne signifie pas nécessairement qu’un jour, à cause d’un fardeau fiscal insupportable et de l’effondrement moral soudain de la classe dirigeante, ils viendront en masse dans nos rangs et pourront peut-être ainsi balayer nos ennemis et décider de notre victoire. Cela ne pourrait certainement pas le rendre plus malin, car le prolétariat victorieux offre à tous les exploiteurs, à tous les opprimés et à tous les exploités, ainsi qu’à tous ceux qui végètent comme les petits bourgeois et les petits paysans, une amélioration considérable de leurs conditions de vie.

Si hostile que la classe petite bourgeoise soit pour nous aujourd’hui, elle est loin d’être un soutien ferme de la classe possédante. Elle vacille aussi et craque dans toutes ses articulations, comme tout autre soutien de la société actuelle.

La sécurité de l’ordre existant est défaillante dans la conscience des gens aussi bien que dans la réalité. Il y a un sentiment général que nous entrons dans une période d’incertitude générale, que les choses ne peuvent pas continuer comme ils sont partis depuis une génération, que la situation actuelle devient rapidement intenable et ne peut pas survivre à une autre génération.

En cette période d’incertitude universelle, la tâche immédiate du prolétariat est claire. Nous l’avons déjà développée. Il ne peut pas progresser plus avant sans des changements dans la fondation nationale sur laquelle il se bat. Lutter pour la démocratie, non seulement dans l’empire, mais aussi dans les différents États et en particulier en Prusse - c’est sa prochaine tâche en Allemagne. Sa prochaine tâche internationale est de faire la guerre à la politique mondiale capitaliste et au militarisme.

Ces tâches sont tout aussi claires que les moyens dont nous disposons pour les résoudre. En plus de ceux qui ont déjà été utilisés, nous avons maintenant ajouté le GREVE DE MASSE, que nous avions déjà acceptée théoriquement au début des années 1890 et dont l’application dans des conditions favorables a été testée à plusieurs reprises depuis lors. Si elle a été quelque peu ignorée depuis les jours glorieux de 1905, cela montre simplement qu’elle n’est pas réalisable dans toutes les situations et qu’il serait insensé de vouloir l’appliquer dans toutes les conditions.

Jusqu’à présent, la situation est claire. Mais ce n’est pas le seul prolétariat qui doit être pris en compte dans le combat qui nous attend. De nombreux autres facteurs y participeront qui sont totalement imprédictibles.

Imprédictibles sont nos hommes d’État. Leurs personnalités changent rapidement et leurs points de vue encore plus rapidement. Ils n’ont plus de politique logique ni définitive.

Imprédictibles sont aussi les masses petites bourgeoises qui, ici, maintenant, jettent leur poids dans la balance, en la jetant de droite à gauche.

En outre, la folie de la politique étrangère, qui concerne tant de nations, est toujours incalculable, de sorte que la nature imprédictible de la politique intérieure de ces États est encore plus grande que les complications de ses relations extérieures.

Tous ces facteurs sont maintenant dans la corrélation la plus étroite et la plus permanent, de sorte qu’il est impossible de tirer des conclusions à leur sujet.

Les socialistes pourront s’affirmer au milieu de cette incertitude universelle, à condition qu’ils ne fléchissent pas et qu’ils restent fidèles à eux-mêmes.

Au milieu de cette politique vacillante, ils augmenteront la force consciente des masses laborieuses, à mesure que leur compréhension rendra possible une pratique logique et claire. Plus le parti socialiste conserve un pouvoir indestructible au milieu de la destruction de toute autorité, plus les socialistes accroîtront leur autorité. Et plus ils persévèrent dans leur opposition irréconciliable à la corruption de la classe dirigeante, plus la confiance qui leur sera accordée par les grandes masses de la population au milieu de la pourriture universelle qui a saisi aujourd’hui la démocratie bourgeoise, a complètement renoncé à ses principes dans le but d’obtenir des faveurs du gouvernement.

Plus les socialistes restent immuables, logiques et inconciliables, plus vite ils vaincront leurs adversaires.

C’est demander aux socialistes de se suicider sur le plan politique que d’exiger qu’ils adhèrent à toute politique de coalition ou de « bloc », dans tous les cas où les mots « masse réactionnaire » sont réellement applicables. Cela exigerait le suicide moral des socialistes, leur demandant de conclure une alliance avec les partis capitalistes à un moment où ceux-ci se sont prostitués et sont compromis au plus profond. Une telle alliance ne serait que de participer à la promotion de cette prostitution.

Des amis inquiets craignent que les socialistes ne prennent prématurément le contrôle du gouvernement par une révolution. Mais s’il doit exister une réalisation prématurée du pouvoir gouvernemental, cela viendrait d’un faux succès par la participation au pouvoir gouvernemental AVANT la révolution ; c’est-à-dire avant que le prolétariat ait réellement accédé au pouvoir politique.

Tant qu’ils n’auront pas gagné cela, les socialistes ne pourront obtenir une part du pouvoir gouvernemental qu’en vendant leur force politique.

Le PROLETARIAT en tant que classe ne peut rien gagner de cette manière. Même dans le meilleur des cas, le seul avantage serait pour les PARLEMENTAIRES qui ont procédé à la vente des socialistes.

Quiconque considère le parti socialiste comme un moyen de libérer le prolétariat doit s’opposer résolument à toute forme de participation de ce parti à la corruption du pouvoir. S’il y a quelque chose qui nous priverait de la confiance de tous les membres honorables des masses et qui nous gagnerait le mépris de toutes les sections du prolétariat qui sont capables et désireuses de se battre, et qui barrerait la route vers notre progrès, c’est la participation des socialistes à toute politique de coalition ou de « bloc ».

Une telle politique ne servirait que les éléments pour lesquels notre parti n’est rien d’autre qu’une échelle par laquelle ils peuvent gravir les échelons - les aspirants et les aspirants autonomes. Moins nous attirons de tels éléments et plus nous pouvons nous éloigner, meilleur est notre combat.

Comment ce qui a été dit sera appliqué dans des cas particuliers, il est impossible de le dire avec certitude. Il n’a jamais été aussi difficile de prévoir la forme et le tempo des développements à venir, où tous les facteurs à prendre en compte, à l’exception du prolétariat, sont aussi indéfinis, incalculables.

La seule chose certaine est l’incertitude universelle. Il est certain que nous entrons dans une période d’agitation universelle, de transfert de pouvoir, et que, quelle que soit sa forme ou sa durée, il ne sera possible d’atteindre une condition de stabilité permanente que lorsque le prolétariat aura acquis le pouvoir, le pouvoir d’exproprier politiquement et économiquement la classe capitaliste et d’inaugurer ainsi une nouvelle ère de l’histoire du monde.

Il est naturellement impossible de prévoir si cette période révolutionnaire durera aussi longtemps que celle de la bourgeoisie, qui a commencé en 1789 et s’est poursuivie jusqu’en 1871. Certes, toutes les formes d’évolution se déroulent beaucoup plus rapidement qu’auparavant, mais le champ de bataille s’est énormément développé. Lorsque Marx et Engels ont écrit le « Manifeste du Parti communiste », ils ne voyaient devant eux que l’Europe occidentale comme le champ de bataille de la révolution prolétarienne. Aujourd’hui, c’est devenu le monde entier. Aujourd’hui, les combats de la lutte de la classe ouvrière et exploitée pour la liberté se déroulent non pas seulement sur les rives de la Spree et de la Seine, mais sur l’Hudson et le Mississippi, sur la Neva et les Dardanelles, sur le Gange et le Hoangho.

Les problèmes qui en découlent - l’organisation sociale de l’industrie mondiale - sont tout aussi gigantesques.

Mais le prolétariat émergera de cette époque révolutionnaire, qui pourrait peut-être se poursuivre pendant une génération, totalement différente de ce qu’elle était lorsqu’elle est entrée.

Si, aujourd’hui, l’élite ouvrière est la mieux et la plus librement organisée des nations de la civilisation européenne, s’attire dans le combat et à travers le combat, la partie la plus libre et la plus capable qui soit, attire à elle des individus de toutes les classes, parmi les éléments les plus désintéressés et intelligents, les organise et les éduque en son sein et leur inspire la joie et l’espoir de la liberté. Elle élèvera ses élites au sommet de la civilisation et les rendra capables de diriger cette transformation économique énorme qui mettra fin pour toujours dans le monde entier à toutes les misères résultant de l’esclavage, de l’exploitation et de l’ignorance.

Heureux celui qui est appelé à participer à cette bataille sublime et à cette victoire glorieuse.

Notes

1. À partir de 1900, les frais de bureau de poste, de chemins de fer et d’impression du gouvernement sont inclus. Celles-ci s’élevaient en 1900 à 416 millions de marks.

2. Cela n’inclut bien sûr pas la milice. -

Que défendait le dirigeant « marxiste » social-démocrate Karl Kautsky

Le socialisme, vu par Karl Kautsky

Ecrits de Kautsky

"Karl Kautsky" par Léon Trotsky

La mort de Karl Kautsky est passée inaperçue. Pour la jeune génération, ce nom dit relativement peu. Pourtant, il fut un temps où Kautsky était au vrai sens du terme, l’instructeur qui instruisait l’avant-garde prolétarienne internationale. Certes, son influence dans les pays anglo-saxons, notamment en France, était moins considérable ; mais cela s’explique par la faible influence du marxisme en général dans ces pays. D’autre part, en Allemagne, en Autriche, en Russie et dans les autres pays slaves, Kautsky est devenu une autorité marxiste incontestable. Les tentatives de l’historiographie actuelle du Komintern pour présenter les choses comme si Lénine, presque dans sa jeunesse, avait vu dans Kautsky un opportuniste et lui avait déclaré la guerre, était radicalement faux. Presque presque au moment de la guerre mondiale, Lénine considérait Kautsky comme le véritable continuateur de la cause de Marx et Engels.

Cette anomalie s’expliquait par le caractère de l’époque, qui était une époque d’ascension capitaliste, de démocratie, d’adaptation du prolétariat. Le côté révolutionnaire du marxisme était devenu une perspective indéterminée, en tout cas, lointaine. La lutte pour les réformes et la propagande était à l’ordre du jour. Kautsky s’est occupé de commenter et de justifier la politique de réforme du point de vue de la perspective révolutionnaire. Il était évident qu’avec le changement des conditions objectives, Kautsky saurait armer le parti avec d’autres méthodes. Ce n’était pas le cas. L’apparition d’une époque de grandes crises et de grands chocs a révélé le caractère fondamentalement réformiste de la social-démocratie et de son théoricien Kautsky. Lénine rompit résolument avec Kautsky au début de la guerre. Après la révolution d’Octobre, il publia un livre sans merci sur le « renégat Kautsky ». En ce qui concerne le marxisme, Kautsky, depuis le début de la guerre, s’est comporté de manière incontestable comme un renégat. Mais pour lui-même, il n’était pour ainsi dire qu’un demi-renégat de son passé : lorsque les problèmes de la lutte des classes se posèrent dans toute leur acuité, Kautsky se vit contraint de tirer les conclusions finales de son opportunisme organique. Kautsky laisse sans doute derrière lui de nombreux travaux de valeur dans le domaine de la théorie marxienne, qu’il a appliqués avec succès dans les domaines les plus variés. Sa pensée analytique se distinguait par une force exceptionnelle. Mais ce n’était pas l’intelligence créatrice universelle de Marx, d’Engels ou de Lénine : toute sa vie, Kautsky fut au fond un commentateur de talent. Son personnage, comme sa pensée, manquait d’audace et de force, sans laquelle la politique révolutionnaire est impossible. Dès le premier coup de canon, il occupa une position pacifiste mal définie. il est ensuite devenu l’un des dirigeants du parti social-démocrate indépendant qui a tenté de créer une Internationale deux et demi ; puis, avec les débris du parti indépendant, il rentre sous l’aile de la social-démocratie. Kautsky n’a rien compris à la Révolution d’octobre, a montré la frayeur du savant petit-bourgeois devant elle et lui a consacré de nombreuses œuvres empreintes d’un esprit de farouche hostilité. Ses œuvres du dernier quart de siècle se caractérisent par un déclin total théorique et politique.

Le naufrage de la social-démocratie allemande et autrichienne fut également le naufrage de toutes les conceptions réformistes de Kautsky. Certes, il continuait toujours d’affirmer jusqu’au bout qu’il espérait un « avenir meilleur », une « régénération » de la démocratie, etc. Cet optimisme passif n’était que l’inertie d’une longue vie laborieuse et honnête, mais il ne contenait aucune perspective indépendante. Nous nous souvenons de Kautsky comme de notre ancien professeur à qui nous devions jadis beaucoup, mais qui se séparait de la révolution prolétarienne et de qui, par conséquent, nous devions nous séparer.

Trotsky - Coyoacan - 8 novembre 1939

« La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky » -Lénine :

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