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Lire ou relire Auguste Blanqui
lundi 18 décembre 2023, par
Rapport sur la situation intérieure et extérieure de la France depuis la révolution de juillet
(Discours prononcé à la séance du 2 février 1832 de la Société des Amis du Peuple)
Il ne faut pas se dissimuler qu’il y a guerre à mort entre les classes qui composent la nation. Cette vérité étant bien reconnue, le parti vraiment national, celui auquel les patriotes doivent se rallier, c’est le parti des masses.
Il y a eu jusqu’ici trois intérêts en France, celui de la classe dite très élevée, celui de la classe moyenne ou bourgeoise, enfin celui du peuple. je place le peuple en dernier parce qu’il a toujours été le dernier et que je compte sur une prochaine application de la maxime de l’évangile : les derniers seront les premiers.
En 1814 et 1815, la classe bourgeoise fatiguée de Napoléon, non pas à cause du despotisme (elle se soucie peu de la liberté qui ne vaut pas à ses yeux une livre de bonne cannelle ou un billet bien endossé), mais parce que, le sang du peuple épuisé, la guerre commençait à lui prendre ses enfants, et surtout parce qu’elle nuisait à sa tranquillité et empêchait le commerce d’aller, la classe bourgeoise, donc, reçut les soldats étrangers en libérateurs, et les Bourbons comme les envoyés de Dieu. Ce fut elle qui ouvrit les portes de Paris, qui traita de brigands les soldats de Waterloo, qui encouragea les sanglantes réactions de 1815 !
Louis XVIII l’en récompensa par la Charte. Cette Charte constituait les hautes classes en aristocratie et donnait aux bourgeois la Chambre des députés, dite Chambre démocratique. Par là, les émigrés, les nobles et les grands propriétaires, partisans fanatiques des Bourbons, et la classe moyenne qui les acceptait par intérêt se trouvaient maîtres, par portions égales, du gouvernement. Le peuple fut mis de côté. Privé de chefs, démoralisé par l’invasion étrangère, n’yant plus foi à la liberté, il se tut et subit le joug, en faisant ses réserves. Vous savez l’appui constant que la classe bourgeoise a prêté à la Restauration jusqu’en 1825. Elle prêta les mains aux massacres de 1815 et 1816, aux échafauds de Borie et de Berton, à la guerre d’Espagne, à l’avènement de Villèle et au changement de la loi d’élection ; elle ne cessa d’envoyer des majorités dévouées au pouvoir, jusqu’en 1827.
Dans l’intervalle de 1825 à 1827, Charles X, voyant que tout lui réussissait et se croyant assez fort sans les bourgeois, voulut procéder à leur exclusion, comme on avait fait pour le peuple en 1815 ; il fit un pas hardi vers l’ancien régime et déclara la guerre à la classe moyenne en proclamant la domination exclusive de la noblesse, et du clergé sous la bannière du jésuitisme. La bourgeoisie est essentiellement antispirituelle, elle déteste les églises, ne croit qu’aux registres en partie double. Les prêtres l’irritèrent ; elle avait bien consenti à opprimer le peuple de moitié avec les classes supérieures, mais voyant son tour venu aussi, pleine de ressentiment et de jalousie contre la haute aristocratie, elle se rallia à cette minorité de la classe moyenne qui avait combattu les Bourbons depuis 1815 et qu’elle avait sacrifiée jusque-là. Alors commença cette guerre de journaux et d’élections menée avec tant de constance et d’acharnement. Mais les bourgeois combattaient au nom de la Charte, rien que pour la Charte. La Charte, en effet, assurait leur puissance ; fidèlement exécutée, elle leur donnait la suprématie dans l’État. La légalité fut inventée pour représenter cet intérêt de la bourgeoisie et lui servir de drapeau. L’ordre légal devint comme une divinité devant laquelle les opposants constitutionnels brûlaient leur encens quotidien. Cette lutte se poursuivit de 1825 à 1830, toujours plus favorable aux bourgeois qui gagnaient rapidement du terrain et qui, maîtres de la Chambre des députés, menacèrent bientôt le gouvernement d’une complète défaite.
Que faisait cependant le peuple au milieu de ce conflit ? Rien. Il restait spectateur silencieux de la querelle et chacun sait bien que ses intérêts ne comptaient pas dans les débats survenus entre ses oppresseurs. Certes, les bourgeois se souciaient peu de lui et de sa cause, qu’on regardait comme perdue depuis quinze ans. Vous vous souvenez que les feuilles les plus dévouées aux constitutionnels répétaient à l’envi que le peuple avait donné sa démission entre les mains des électeurs, seuls organes de la France. Ce n’était pas seulement le gouvernement qui considérait les masses comme indifférentes au débat ; la classe moyenne les méprisait peut-être plus encore et certainement elle comptait recueillir seule les fruits de la victoire. Cette victoire n’allait pas au-delà de la Charte. Charles X et la Charte avec une bourgeoisie toute-puissante, tel était le but des constitutionnels. Oui, mais le peuple entendait autrement la question ; le peuple se moquait de la Charte et exécrait les Bourbons et, voyant ses maîtres se disputer, il épiait en silence le moment de s’élancer sur le champ de bataille et de mettre les partis d’accord.
Quand les classes en vinrent à ce point que le gouvernement n’avait plus de ressources que dans le coup d’État, et que cette menace d’un coup d’État fut suspendue sur la tête des bourgeois, comme la peur les prit ! Qui ne se rappelle les regrets et les terreurs des 221, après l’ordonnance de dissolution qui répondit à leur fameuse adresse ? Charles X parlait de sa ferme résolution d’avoir recours à la force et la bourgeoisie pâlissait. Déjà, la plupart désapprouvaient hautement les pauvres 221 de s’être laissé emporter à des excès révolutionnaires. Les plus hardis mettaient leur espoir dans le refus de l’impôt qui eût été bel et bien payé, et dans l’appui des tribunaux qui auraient presque tous et de grand coeur fait l’office de cours prévôtales. Si les royalistes montraient tant de confiance et de résolution, si leurs adversaires laissaient paraître tant de crainte et d’incertitude, c’est que les uns et les autres regardaient le peuple comme démissionnaire et s’attendaient à le trouver neutre dans la bataille. Ainsi, d’un côté, le gouvernement appuyé sur la noblesse, le clergé et les grands propriétaires, de l’autre la classe moyenne, prêts à en venir aux mains, après avoir préludé cinq ans par une guerre de plume et de boules le peuple silencieux depuis quinze ans et cru démissionnaire.
C’est dans cette situation que le combat s’engage. Les ordonnances sont lancées, et la police brise les presses des journaux. Je ne vous parlerai pas de notre joie à nous citoyens, qui frémissions sous le joug et qui assistions enfin à ce réveil du lion populaire qui avait dormi si longtemps. Le 26 juillet fut le plus beau jour de notre vie. Mais les bourgeois ! jamais crise politique n’offrit le spectacle d’une telle épouvante, d’une si profonde consternation. Pâles, éperdus, ils entendaient les premiers coups de feu comme la première décharge du piquet qui devait les fusiller l’un après l’autre. Vous avez tous présente à la mémoire la conduite des députés les lundi, mardi et mercredi. Ce que la peur leur laissait de présence d’esprit et de facultés, ils l’ont employé à prévenir, à arrêter le combat ; dans la préoccupation de leur propre lâcheté, ils se refusaient à prévoir une victoire populaire, et tremblaient déjà sous le couteau de Charles X. Mais, le jeudi, la scène changea. Le peuple est vainqueur. C’est alors une autre terreur qui les saisit, bien autrement profonde et accablante. Adieu, leurs rêves de charte, de légalité, de royauté constitutionnelle, de domination exclusive de la bourgeoisie ! Ce fantôme impuissant de Charles X s’est évanoui. Au travers des débris, des flammes et de la fumée, sur le cadavre de la Royauté, le peuple leur apparaît debout, debout comme un géant, le drapeau tricolore à la main ; ils demeurent frappés de stupeur. Oh ! c’est alors qu’ils regrettent que la garde nationale n’ait point existé le 26 juillet, qu’ils accusent l’imprévoyance et la folie de Charles X qui a brisé lui-même l’ancre de son salut. Il était trop tard pour ces regrets. Vous voyez que pendant ces jours où le peuple fut si grand les bourgeois ont été ballottés entre deux peurs, celle de Charles X d’abord et celle des ouvriers ensuite. Noble et glorieux rôle pour ces fiers guerriers qui font flotter de si hauts panaches dans les parades du champ de Mars.
Mais, citoyens, comment se fait-il qu’une révélation si soudaine et si redoutable de la force des masses soit demeurée stérile ? Par quelle fatalité, cette révolution faite par le peuple seul et qui devait marquer la fin du régime exclusif de la bourgeoisie ainsi que l’avènement des intérêts et de la uissance populaire, n’a-t-elle eu d’autre résultat que d’établir le despotisme de la classe moyenne, d’aggraver la misère des ouvriers et des paysans et de plonger la France un peu plus avant dans la boue ? Hélas ! Le peuple, comme cet autre ancien, a su vaincre, mais n’a pas su profiter de la victoire. La faute n’en est pas toute à lui. Le combat fut si court que ses chefs naturels, ceux qui auraient donné cours à sa victoire, n’eurent pas le temps de sortir de la foule. Il se rallia forcément aux chefs qui avaient figuré en tête de la bourgeoisie dans la lutte parlementaire contre les Bourbons. D’ailleurs, il savait gré aux classes moyennes de leur petite guerre de cinq ans contre ses ennemis, et vous avez vu quelle bienveillance, je dirai presque quel sentiment de déférence il montrait envers les hommes à habit qu’il rencontrait dans les rues après la bataille. Le cri de « Vive la Charte » dont on a si perfidement abusé n’était qu’un cri de ralliement pour prouver son alliance avec ces hommes. Sentait-il déjà, comme par instinct, qu’il venait de jouer un tour fort désagréable aux bourgeois, et, dans sa générosité de vainqueur, voulait-il faire les avances et offrir paix et amitié à ses futurs adversaires ? Quoi qu’il en soit, les masses n’avaient exprimé formellement aucune volonté politique positive. Ce qui s’agitait en elles, ce qui les avait jetées sur la place publique, c’était la haine des Bourbons, la résolution ferme de les renverser. Il y avait du bonapartisme et de la République dans les voeux qu’elles formaient pour le gouvernement qui devait sortir des barricades.
Vous savez comment le peuple, dans sa confiance aux chefs qu’il avait acceptés et que leurs anciennes hostilités contre Charles X lui faisaient considérer comme ennemis aussi implacables que lui-même de toute la famille des Bourbons, se retira de la place publique après la bataille terminée. Alors les bourgeois sortirent de leurs caves et s’élancèrent par milliers dans les rues que la retraite des combattants laissait libres. Il n’est personne qui ne se souvienne avec quelle merveilleuse soudaineté la scène changea dans les rues de Paris, comme sur un coup de théâtre, comment les habits remplacent les vestes en un clin d’oeil, comme si la baguette d’une fée avait fait disparaître les uns et surgir les autres. C’est que les balles ne sifflaient plus. Il ne s’agissait plus d’attraper les coups, mais de ramasser le butin. Chacun son rôle ; les hommes des ateliers s’étaient retirés, les hommes du comptoir parurent.
C’est alors que les malheureux auxquels la victoire avait été remise en dépôt, après avoir essayé de replacer Charles X sur son trône, sentant qu’il y allait de leur vie, et n’ayant point le courage de braver les dangers d’une telle trahison, s’arrêtèrent à une trahison moins périlleuse ; un Bourbon fut proclamé roi ; dix à quinze mille bourgeois installés à demeure dans les cours du nouveau palais, pendant nombre de jours, saluèrent le maître de leurs cris d’enthousiasme, sous la direction des agents payés par l’or royal. Quant au peuple, comme il n’a pas de rentes et n’a pas les moyens de flâner sous les fenêtres des palais, il était dans ses ateliers. Mais il n’a point été complice de cette indigne conspiration qui ne se fût pas accomplie impunément s’il avait trouvé des hommes capables de guider les coups de sa colère et de sa vengeance. Trahi par ses chefs, abandonné des écoles, il s’est tu en faisant ses réserves comme en 1815. Je vous citerai un exemple. Un cocher de cabriolet qui me conduisait samedi dernier, après m’avoir raconté la part qu’il avait prise au combat des trois jours, ajouta : « je rencontrai sur le chemin de la Chambre la procession des députés qui se. dirigeaient vers l’Hôtel de Ville. je les suivis pour voir ce qu’ils allaient faire. Alors j’ai vu Lafayette paraître sur le balcon avec Louis-Philippe et dire : « Français, voici votre roi ! » Monsieur, quand j’ai entendu ce mot-là, c’est comme si j’avais reçu un coup de poignard. je n’y voyais plus, je me suis en allé. » Cet homme, c’est le peuple.
Telle est donc la situation des partis immédiatement après la révolution de juillet. La haute classe est écrasée ; la classe moyenne, qui s’est cachée pendant le combat et qui l’a désapprouvé, montrant autant d’habileté qu’elle avait montré de prudence, escamote le fruit de la victoire remportée malgré elle. Le peuple, qui a tout fait, reste zéro comme devant. Mais un fait terrible s’est accompli. Le peuple est entré brusquement comme un coup de tonnerre sur la scène politique qu’il a enlevée d’assaut, et, bien que chassé presque au même instant, il n’en a pas moins fait acte de maître, il a repris sa démission. C’est désormais entre la classe moyenne et lui que va se livrer une guerre acharnée. Ce n’est plus entre les hautes classes et les bourgeois ; ceux-ci auront même besoin d’appeler à leur aide leurs anciens ennemis pour mieux lui résister.
En effet, la bourgeoisie n’a plus longtemps dissimulé sa haine contre le peuple...
Que si nous examinons la conduite du gouvernement, il y a dans sa politique la même marche, la même progression de haine et de violence que dans la bourgeoisie dont il représente les intérêts et les passions...
Dans le principe, lorsque les pavés des barricades jonchaient encore les rues, on ne parlait que du programme de l’Hôtel de Ville, des institutions républicaines ; les poignées de main, les proclamations populaires, les grands mots de liberté, d’indépendance, de gloire nationale étaient prodigués. Puis, quand le pouvoir a tenu à sa disposition une force militaire organisée, les prétentions ont monté. Toutes les lois, toutes les ordonnances de la Restauration ont été invoquées et appliquées. Plus tard, les poursuites contre la presse, les persécutions contre les hommes de Juillet, le peuple sabré et traqué à coups de baïonnette, les impôts augmentés et perçus avec une rigueur inouïe sous la Restauration, tout ce déploiement de violences, cet appareil de tyrannie ont révélé les haines et les craintes du gouvernement. Mais il sentait bien aussi que le peuple devait lui rendre cette haine et, ne se jugeant pas assez fort avec l’appui de la seule bourgeoisie, il a cherché à rallier à sa cause les hautes classes, afin qu’établi sur cette double base il fût en état de résister avec plus de succès à l’invasion menaçante des prolétaires. C’est à cette manoeuvre pour se concilier l’aristocratie qu’il faut rattacher tout le système qu’il a développé depuis dix-huit mois. C’est la clef de sa politique. Or cette haute classe est presque entièrement composée de royalistes. Pour l’entraîner, il était donc nécessaire de se rapprocher le plus possible de la Restauration, dç suivre ses errements, de la continuer. C’est ce qu’on a fait. Rien n’a été changé, sauf le nom du roi. On a nié, foulé aux pieds la souveraineté du peuple, la cour a pris le deuil des princes étrangers, on a copié la légitimitélen tout et partout. Les royalistes ont été maintenus dans leurs places et ceux qui avaient dû se retirer dans le premier flot de la révolution ont tous retrouvé des positions plus lucratives ; la magistrature a été conservée, de sorte que l’administration entière y est aux mains des hommes dévoués aux Bourbons aînés.
Dans les provinces où les patriotes et les royalistes se trouvent en nombre presque égal, dans le Midi, par exemple, toutes les fois que les deux Partis se sont trouvés en présence, par suite de la faiblesse et de la trahison du gouvernement, le gouvernement est intervenu contre les patriotes en faveur des carlistes ; aujourd’hui enfin, il ne cherche pas à cacher sa haine pour les uns et sa prédilection pour les autres. Il était difficile à l’aristocratie de résister à de si tendres avances.
Aussi, une partie de cette haute classe, la partie la plus pourrie, celle qui veut avant tout de l’or et des plaisirs, a daigné promettre sa protection à l’ordre public. Mais l’autre partie, celle que j’appellerai la moins gangrenée, afin de ne pas prononcer le mot honorable, celle qui a le respect d’elle-même et foi en ses opinions, qui a voué un culte à son drapeau et à ses vieux souvenirs, ceux-là repoussent avec dégoût les caresses du juste milieu. Ils ont derrière eux la plus grande partie des hommes du Midi et de l’Ouest ; tous ces paysans de la Vendée et de la Bretagne qui, demeurés étrangers au mouvement de la civilisation, conservent une foi ardente dans le catholicisme et qui confondent dans leurs adorations le catholicisme et la légitimité avec grande raison, car ce sont deux choses qui ont vécu et qui doivent mourir ensemble. Croyez-vous que ces hommes simples et croyants soient accessibles aux séductions des banquiers ? Non, citoyens ! Car le peuple, soit que, dans son ignorance, il soit enflammé du fanatisme de la religion, soit que, plus éclairé, il se laisse emporter par l’enthousiasme de la liberté, le peuple est toujours grand et généreux : il n’obéit point à des vils intérêts d’argent, mais aux plus nobles passions de l’âme, aux inspirations d’une moralité élevée. Eh bien ! la Bretagne et la Vendée, quelque ménagement et quelque déférence qu’on garde pour elles, sont encore prêtes à se lever au cri de « Dieu et le Roi » et menacent le gouvernement de leurs armées catholiques et royales dont le premier choc le briserait. Ce n’est pas tout, la fraction des hautes classes qui s’est rattachée au juste milieu l’abandonnera au premier moment. Tout ce qu’elle a promis, c’est de ne point travailler à le renverser ; pour du dévouement, vous savez s’il est possible d’en avoir pour des rogneurs d’espèces. je dirai plus, la majeure partie des bourgeois qui se pressent, qui se groupent autour du gouvernement, par haine du peuple qu’ils redoutent, par effroi de la guerre quiles épouvante, puisqu’ils s’imaginent qu’elle leur prendra leurs écus, ces bourgeois n’aimant que médiocrement l’ordre actuel, ils le sentent impuissant à les protéger : vienne le drapeau blanc qui leur garantira l’oppression du peuple et la sécurité matérielle, et ils sont prêts à sacrifier leurs anciennes prétentions politiques, car ils se repentent durement d’avoir, par amour-propre, miné le pouvoir des Bourbons et préparé leur chute. Ils abdiqueront leur part du pouvoir entre les mains de l’aristocratie, troquant volontiers la tranquillité contre la servitude.
Car le gouvernement de Louis-Philippe ne les rassure guère. Il a beau copier la Restauration, persécuter les patriotes, s’appliquer à effacer la tache d’insurrection dont il est souillé aux yeux des adorateurs de l’ordre public : le souvenir de ces terribles trois jours le poursuit, le domine, dix-huit mois d’une guerre faite contre le peuple avec succès n’ont pu contre-balancer une seule victoire du peuple ; le champ de bataille est encore à lui et cette victoire déjà vieille est suspendue sur la tête du pouvoir comme l’épée de Damoclès ; chacun regarde si le fil ne va pas bientôt se briser.
Citoyens, deux principes se partagent la France, le principe de la légitimité et celui de la souveraineté du peuple. Le premier, c’est la vieille organisation du passé, ce sont les cadres dans lesquels la société a vécu quatre cents ans et que les uns veulent conserver par l’instinct de leur propre salut, les autres parce qu’ils craignent que les cadres ne puissent être promptement remplacés et que l’anarchie ne suive leur dissolution. Le principe de la souveraineté du peuple rallie tous les hommes d’avenir, les masses qui, fatiguées d’être exploitées, cherchent à briser ces cadres dans lesquels elles se sentent étouffer. Il n’y a pas de troisième drapeau, de terme moyen. Le juste milieu est une niaiserie, un gouvernement bâtard qui veut se donner des airs de légitimité dont on ne fait que rire. Ainsi, les royalistes, qui comprennent parfaitement cette situation, profitent les ménagements et des complaisances du pouvoir qui cherche à les amener à lui, pour travailler plus activement à sa perte. Leurs nombreux journaux démontrent chaque jour qu’il n’y a d’ordre possible qu’avec la légitimité, quel le juste milieu est impuissant à constituer le pays, que, hors de la, légitimité, il n’y a que la révolution et qu’une fois sorti du premier principe il faut nécessairement tomber dans le second. Qu’arrivera-t-il de là ? Les hautes classes n’attendent que le moment de relever le drapeau blanc. Dans la classe moyenne, la grande majorité composée de ces hommes qui n’ont de patrie que leur comptoir ou leur caisse, qui se feraient de grand coeur Russes, Prussiens, Anglais pour gagner deux liards sur une pièce de toile ou un quart pour cent de bénéfice de plus sur un escompte, se rangera infailliblement sous le drapeau blanc ; le seul nom de guerre et de souveraineté du peuple les fait frémir. La minorité de cette classe, formée des professions intellectuelles et du petit nombre de bourgeois qui aiment le drapeau tricolore, le symbole de l’indépendance et de la liberté de la France, prendra parti pour la souveraineté du peuple.
Au reste, le moment de la catastrophe approche rapidement. Vous voyez que la Chambre des pairs, la magistrature et la plupart des fonctionnaires publics conspirent ouvertement le retour d’Henri V, en se moquant du juste milieu. Les gazettes légitimistes ne cachent plus ni les espérances, ni les projets de la contre-révolution. Les royalistes, à Paris et dans les provinces, rassemblent leurs forces, organisent la Vendée, leur Bretagne, le Midi, et plantent fièrement leur bannière. Ils disent tout haut que la bourgeoisie est pour eux, et ils ne se trompent pas. Ils n’attendent qu’un signal de l’étranger pour relever le drapeau blanc. Car, sans l’étranger, ils seraient écrasés par le peuple, ils le savent, et nous comptons bien, nous, qu’ils seront écrasés, même avec l’appui de l’étranger
Cet appui, soyez-en persuadés, citoyens, ne leur manquera pas. C’est ici le lieu de jeter un coup d’oeil sur nos relations avec les puissances de l’Europe. Remarquez en effet que la situation extérieure s’est développée parallèlement à la marche politique du gouvernement à l’intérieur. La honte du dehors a grandi dans la même proportion exactement que le despotisme bourgeois et la misère des masses au dedans.
Au premier bruit de notre révolution, les rois perdirent la tête, et, l’étincelle électrique de l’insurrection ayant embrasé rapidement la Belgique, la Pologne, l’Italie, ils se crurent sincèrement à leur dernier jour. Comment imaginer aussi que la révolution ne serait pas une révolution, que l’expulsion des Bourbons ne serait pas l’expulsion des Bourbons, que le renversement de la Restauration serait une nouvelle édition de la Restauration ? Cela ne pouvait entrer dans la tête la plus folle. Les Cabinets virent dans les trois journées le réveil du peuple français, et le commencement de sa vengeance contre les oppresseurs des nations. Les nations jugèrent comme les Cabinets. Mais, pour nos amis comme pour nos ennemis, il fut bientôt évident que la France était tombée entre les mains de lâches marchands qui ne demandaient qu’à trafiquer de son indépendance et à vendre sa gloire et sa liberté au meilleur prix possible. Tandis que les rois attendaient notre déclaration de guerre, ils reçurent des lettres suppliantes dans lesquelles le gouvernement français implorait le pardon de sa faute. Le nouveau maître s’excusait d’avoir participé malgré lui à la révolte, protestait de son innocence et de sa haine contre la révolution, qu’il promettait de dompter, de châtier, d’écraser, si ses bons amis les rois voulaient lui promettre leur protection, une petite place dans la Sainte-Alliance dont il serait le très dévoué serviteur.
Les Cabinets étrangers comprirent que le peuple n’était pas complice de cette trahison et qu’il ne tarderait pas à en faire justice. Leur parti fut pris. Exterminer les insurrections qui avaient éclaté en Europe, et, quand tout serait rentré dans l’ordre, réunir leurs forces contre la France et venir étrangler dans Paris même la révolution et le génie révolutionnaire. Ce plan a été suivi avec une constance et une habileté admirables. Il ne fallait pas aller trop vite, parce que le peuple de Juillet, tout plein encore de son récent triomphe, aurait pris l’alarme à une menace trop directe et forcé les mains à son gouvernement. D’ailleurs, il était nécessaire d’accorder un temps au juste milieu pour amortir l’enthousiasme, décourager les patriotes et jeter la défiance et la discorde dans la nation. Il ne fallait pas non plus aller trop lentement, car les masses pouvaient se lasser de la servitude et de la misère qui pesaient sur elles au dedans et briser une seconde fois le joug, avant que l’étranger fût en mesure.
Tous ces écueils ont été évités. Les Autrichiens ont envahi l’Italie ; les bourgeois qui nous gouvernent ont crié : « Bien ! » et se sont inclinés devant l’Autriche. Les Russes ont exterminé la Pologne. Notre gouvernement a crié : « Très bien ! » et s’est prosterné devant la Russie. Pendant ce temps, la conférence de Londres amusait le tapis avec ses protocoles destinés à assurer l’indépendance de la Belgique. Car une restauration en Belgique aurait fait ouvrir les yeux à la France et elle eût été en mesure de défendre son ouvrage. Maintenant, les rois font un pas en avant. Ils ne veulent plus de la Belgique indépendante ; c’est la restauration hollandaise qu’ils prétendent lui imposer. Les trois cours du Nord, levant le masque, refusent de ratifier le fameux traité qui a coûté seize mois de travail à la conférence.
Eh bien ! Le juste milieu va-t-il répondre par une déclaration de guerre à cette insolente agression ? La guerre ! Bon Dieu ! Ce mot fait pâlir les bourgeois. Entendez-les ! La guerre, c’est la banqueroute, la guerre, c’est la République ! On ne peut soutenir la guerre qu’avec le sang du peuple ; la bourgeoisie ne s’en mêle pas. Il faudrait donc faire appel à ses intérêts, à ses passions, au nom de la liberté et de l’indépendance de la patrie ! Il faudrait remettre dans ses mains le pays que lui seul pourrait sauver. Plutôt cent fois voir les Russes à Paris, que de déchainer les passions de la multitude. Les Russes sont amis de l’ordre au moins ; ils ont rétabli l’ordre dans Varsovie... Voilà le calcul et le langage du juste milieu...
Les royalistes se tiendront prêts et, au printemps prochain, les Russes en franchissant la frontière trouveront leurs logements préparés jusqu’à Paris. Car soyez persuadés que, dans le moment même, la classe bourgeoise ne se résoudra pas à la guerre. Sa terreur sera augmentée de toute la crainte que lui inspirera la colère du peuple trahi et vendu, et vous verrez les marchands arborer la cocarde blanche et recevoir l’ennemi en libérateur parce que les cosaques l’effraient moins que la canaille en veste...
Voilà le sort qui nous attend, si le peuple ne retrouve pas son énergie pour punir les traîtres. Mais, citoyens, un peuple ne fait pas une révolution sans un grand motif. Il faut un puissant levier pour le mettre debout ; il n’a recours à l’insurrection qu’au dernier moment, quand le danger est aux portes. Je le dis avec douleur, la Belgique sera restaurée sans que les masses se mettent en mouvement. Mais j’en ai la ferme confiance, si l’étranger franchit nos frontières, le peuple ne tendra pas les mains aux fers et malheur à nos ennemis !...
La France a encore quatorze armées à lancer sur l’Europe des rois, et de plus, l’Europe des peuples est de notre côté.
Avis au peuple (le toast de Londres) – 25.2.1851
Quel écueil menace la révolution de demain ?
L’écueil où s’est brisée celle d’hier : la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns.
Ledru-Rollin, Louis Blanc, Crémieux, Lamartine, Garnier-Pagès, Dupont de l’Eure, Flocon, Albert, Arago, Marrast !
Liste funèbre ! Noms sinistres, écrits en caractères sanglants sur tous les pavés de l’Europe démocratique.
C’est le gouvernement provisoire qui a tué la Révolution. C’est sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, le sang de tant de milliers de victimes.
La réaction n’a fait que son métier en égorgeant la démocratie.
Le crime est aux traîtres que le peuple confiant avait acceptés pour guides et qui l’ont livré à la réaction.
Misérable gouvernement ! Malgré les cris et les prières, il lance l’impôt des 45 centimes qui soulève les campagnes désespérées, il maintient les états-majors royalistes, la magistrature royaliste, les lois royalistes. Trahison !
Il court sus aux ouvriers de Paris ; le 15 avril, il emprisonne ceux de Limoges, il mitraille ceux de Rouen le 27 ; il déchaîne tous leurs bourreaux, il berne et traque tous les sincères républicains. Trahison ! Trahison !
A lui seul, le fardeau terrible de toutes les calamités qui ont presque anéanti la Révolution.
Oh ! Ce sont là de grands coupables et entre tous les plus coupables, ceux en qui le peuple trompé par des phrases de tribun voyait son épée et son bouclier ; ceux qu’il proclamait avec enthousiasme, arbitres de son avenir.
Malheur à nous, si, au jour du prochain triomphe populaire, l’indulgence oublieuse des masses laissait monter au pouvoir un de ces hommes qui ont forfait à leur mandat ! Une seconde fois, c’en serait fait de la Révolution.
Que les travailleurs aient sans cesse devant les yeux cette liste de noms maudits ! Et si un seul apparaissait jamais dans un gouvernement sorti de l’insurrection, qu’ils crient tous, d’une voix : trahison !
Discours, sermons, programmes ne seraient encore que piperies et mensonges ; les mêmes jongleurs ne reviendraient que pour exécuter le même tour, avec la même gibecière ; ils formeraient le premier anneau d’une chaîne nouvelle de réaction plus furieuse !
Sur eux, anathème, s’ils osaient jamais reparaître !
Honte et pitié sur la foule imbécile qui retomberait encore dans leurs filets !
Ce n’est pas assez que les escamoteurs de Février soient à jamais repoussés de l’Hôtel de Ville, il faut se prémunir contre de nouveaux traîtres.
Traîtres seraient les gouvernements qui, élevés sur les pavois prolétaires, ne feraient pas opérer à l’instant même :
1° - Le désarmement des gardes bourgeoises.
2° - L’armement et l’organisation en milice nationale de tous les ouvriers.
Sans doute, il est bien d’autres mesures indispensables, mais elles sortiraient naturellement de ce premier acte qui est la garantie préalable, l’unique gage de sécurité pour le peuple.
Il ne doit pas rester un fusil aux mains de la bourgeoisie. Hors de là, point de salut.
Les doctrines diverses qui se disputent aujourd’hui les sympathies des masses, pourront un jour réaliser leurs promesses d’amélioration et de bien-être, mais à la condition de ne pas abandonner la proie pour l’ombre.
Les armes et l’organisation, voilà l’élément décisif de progrès, le moyen sérieux d’en finir avec la misère.
Qui a du fer, a du pain.
On se prosterne devant les baïonnettes, on balaye les cohues désarmées. La France hérissée de travailleurs en armes, c’est l’avènement du socialisme.
En présence des prolétaires armés, obstacles, résistances, impossibilités, tout disparaîtra.
Mais, pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par des plantations d’arbres de la liberté, par des phrases sonores d’avocat, il y aura de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille, de la misère toujours.
Que le peuple choisisse !
Défense du Citoyen Louis Auguste Blanqui devant la Cour d’Assises
Blanqui
Je suis devant vous, MM. les jurés, et ce n’est pas à vous que je parle, c’est à la France, la seule haute-cour de justice que je connaisse et dont les arrêts ne sont pas susceptibles de cassation.
Déjà le cri de ce tribunal supreme arrive de tous les points du territoire, c’est un cri de surprise contre l’accusation dont nous sommes l’objet, c’est un cri de pitié pour les hommes contre lesquels la haine ne s’assouvit jamais ; cette grande voix, de l’opinion publique est la seule dont à nos yeux le verdict puisse être légitime.
C’est sans doute pour y échapper qu’on s’est lancé dans cette voie des persécutions ; c’est pour se dérober au cri de la conscience, qu’au mépris des principes les plus respectables du droit, on soutient ici une accusation qui, devant nos pairs, serait tombée au grand jour de la discussion.
M. le Président. — Accusé, dans votre intérêt même, je vous engage à vous abstenir de semblables considérations.
Blanqui. — On nous a traduit devant la haute-cour...
M. le Président. — La qualification des faits qui sont attribués justifie la juridiction.
Blanqui. — Mais il n’y a pas de charges, et plus l’accusation est grave, plus la faiblesse des charges est évidente ; une commission spéciale, la rétroactivité appliquée, une haute-cour constituée en vue d’un procès, voilà ce qu’on nous a fait.
On ne s’arrête pas là, ce n’est pas assez d’avoir violé les règles de la jurisprudence, on nous amène ici, nous, hommes politiques, pour y voir proclamer, non pas un jugement de justice, mais un jugement de nécessité.
M. le Président. — Accusé, je ne puis vous permettre de continuer ainsi.
Blanqui. — Remarquez, M. le Président...
M. le Président. — Remarquez vous-même qu’il y a deux choses que vous devez respecter, d’abord le décret de l’Assemblée nationale, et ensuite l’arrêt de la haute-cour sur la compétence... Dans l’intérêt de la justice, dans le vôtre, je vous engage...
Blanqui. — Mon intérêt est ce qui me touche le moins.
M. le Président. — Nous, nous devons nous en inquiéter.
Blanqui. — Permettez-moi de vous dire que je suis le meilleur juge de mon intérêt.
M. le Président. — Sans doute, tant que vous ne dépasserez pas les bornes que je dois vous assigner par respect pour la loi. Je vous engage à continuer.
Blanqui. — Je ne puis continuer, M. le Président, si vous ne m’accordez la parole pour me défendre contre les charges portées contre moi. Ce qu’on me fait, je l’ai dit vingt fois déjà, c’est un procès de tendance.
M. le Président. — Je vous répète que vous devez respecter deux choses : le décret de l’Assemblée nationale et la haute-cour devant laquelle vous êtes.
Blanqui. — Nous avons, dès l’abord, combattu votre compétence ; souffrez que nous puissions plaider de nouveau que vous n’êtes pas compétents.
M. le Président. — La haute-cour ne peut souffrir que vous mettiez de nouveau en question ce qu’elle a résolu par un arrêt.
Blanqui. — Dès lors il est inutile que je continue ; je ne serai pas défendu.
M. le Président. — Je vous engage à vous défendre.
Blanqui. — Nous sommes traduits devant la cour comme des hommes politiques ; il faut donc que nous nous défendions comme des hommes politiques. En ce qui concerne l’attentat du 15 mai, il a été à peine question de moi. L’accusation contre moi n’a reposé que sur les faits qui ont précédé le 15 mai.
M. le Président. — Défendez-vous sur les faits relatifs au 15 mai.
Blanqui. — On attaque en moi l’homme politique.
M. le Président. — Eh bien ! défendez l’homme politique.
Blanqui. — Lorsque je me défends, vous m’arrêtez.
M. le Président. — Je vous impose uniquement la loi de respecter le décret de l’Assemblée nationale et l’arrêt de la haute-cour.
Blanqui. — Je ne reviendrai pas d’une manière absolue sur ce qui a été décidé par l’arrêt de la haute-cour ; au surplus, si vous ne voulez pas me laisser parler, je m’arrêterai ; le public jugera.
M. le Président. — C’est à vous de juger si ce que vous avez à dire a le caractère de ce que je viens de vous indiquer ; dans le cas contraire, vous feriez mieux de vous asseoir.
Blanqui. — J’ai parlé de la manière dont l’accusation a agi à notre égard ; j’ai parlé de condescendances qu’on a eues pour elle.
M. le Président. — De quelles condescendances voulez-vous parler ?
Blanqui. — Je veux dire que l’accusation a eu toutes facilités qui nous ont été refusées.
M. le Président. — Est-ce que la défense n’a pas été libre ?
Blanqui. — On croirait qu’il y a un parti pris...
M. le Président. — Qu’entendez-vous par ces mots ?
Blanqui. — Ainsi, j’ai remarqué que mon co-accusé Raspail a été interrompu et obligé de passer une partie de son discours, au moment qu’il traitait un point que Me Bethmont a pu traiter sans être interrompu.
M. le Président. — Vous dites qu’il y a parti pris de la part de la cour ; oui, il y a un parti pris d’empêcher qu’on ne professe ici des doctrines subversives ; oui, il y a un parti pris d’empêcher un accusé de se nuire à lui-même.
Si Me Bethmont n’a pas été arrêté, c’est qu’il s’est renfermé dans les limites qu’une défense ne doit pas dépasser.
Blanqui. — Vous venez de parler de doctrines et vous ne permettez pas de les énoncer ; cela me suffit, cela prouve que l’accusation a seule la parole.
L’accusation a discuté, elle, les doctrines ; si donc, nous nous renfermons dans les faits matériels, il est évident qu’on nous interdit la défense.
M. le Président. — Toutes les fois que vous établirez que les doctrines ne sont pas anti-sociales, qu’elles ne sont pas contraires aux principes établis, vous aurez la parole ; mais si vous avez l’intention de proclamer des principes qui soient contraires aux intérêts de la société, je vous interdirai la parole.
Blanqui. — Si nous avons adopté ces doctrines, c’est que nous les croyons bonnes.
M. le Président. — Démontrez qu’elles ne peuvent pas nuire aux intérêts de la société. Si vous voulez vous consulter avec vos défenseurs, vous pouvez le faire pendant que la cour va entendre le défenseur de l’accusé Villain.
M. Leclancher, conseil de Villain, se lève.
M. le Président. — L’accusé Blanqui a-t-il quelque chose à ajouter à sa défense ?
Blanqui. — Les faits du 15 mai [1848] ayant été commis avant le vote de la Constitution, nous devrions être jugés par la cour d’Assises.
Nous sommes devant un tribunal exceptionnel ; si on veut nous étrangler dans un défilé, cela frappera davantage cette institution.
Il n’y a pas d’attentat ; nous sommes devant un tribunal créé exprès pour nous : je prétends attaquer l’instruction secrète entachée, suivant moi, de la partialité la plus blâmable ; je l’attaque non seulement en ce qui me concerne, mais, en thèse générale, comme fatale à la justice.
Je me propose, enfin, de dire que nous avons été l’objet d’énormités de la part de l’accusation.
Si la cour veut m’accorder la parole sur ces deux points, je suis prêt à lire ma défense écrite.
M. le Président. — Si vous n’attaquez ni la Constitution ni les lois, vous pouvez continuer.
Blanqui. — « Je ferai remarquer avec quel dédain on a affecté ici de repousser du pied les dépositions orales qui doivent être le seul fondement de la conviction du jury ; on a mis la vérité sur le lit de Procuste, on s’est efforcé de faire prévaloir sur la déposition orale la confidence faite au juge dans le coin obscur d’un greffe.
« Je n’ai pas vu cela », disait l’artilleur Saint-Aubin ; et cependant c’était écrit. « J’ai commis une erreur », disent M. Lebreton et M. Demontry ; n’importe, l’accusation retient l’erreur et en sature l’auditoire.
On invoque contre moi une dénonciation ; je demande qu’on produise le dénonciateur. Est-il mort ? Est-il malade ? Non ; mais on refuse de l’appeler au débat.
Il y a là un accusé, Flotte, dont le seul crime est d’être mon ami ; il a vu défiler l’accusation sans que son nom fut prononcé. Sa place serait plutôt dans les tribunes publiques que sur ces bancs, et cependant M. l’avocat général lui a consacré une heure de sa discussion, invoquant contre lui des faits inédits, et l’en frappant comme d’une dague de miséricorde.
Un jour une homme en état d’ivresse se présente à l’Hôtel de Ville, il bégaie des menaces contre M. Marrast ; on prétend qu’il a voulu assassiner le maire de Paris... Quel est cet homme ? Nul ne le sait. Mais Flotte est détesté, car il est mon ami, et au bout d’un mois un représentant ose dire à la tribune que Flotte a été arrêté pour tentative d’assassinat, et M. l’avocat général a été ramasser cette calomnie. Est-ce moral ? Je ne le crois pas.
Un accusé essaie de lire une lettre venue inopinément à l’appui de sa défense, et on lui en interdit la lecture ; mais on ne se fait pas faute d’invoquer contre Flotte des faits non articulés jusqu’ici. Il n’y a pas là d’impartialité.
Je n’ai rien à dire, si ce n’est que les tribunaux exceptionnels subissent fatalement les nécessités de leur nature ; c’est pour cela que les tribunaux exceptionnels ont un nom détesté dans l’histoire.
Quant à moi, peu soucieux du dénouement que nul ne peut prévoir, j’accepte le débat, non sur les faits, mais sur les doctrines.
On prétend écraser en moi le conspirateur monomane, c’est-à-dire l’homme qui, à travers les évolutions des partis, poursuit, sans ambition personnelle, le triomphe d’une idée.
Je me heurte d’abord du pied à la procédure secrète, qui est une tache [sic] pour nous couler.
Devant le magistrat instructeur, le témoin n’a pas toute sa liberté ; la rédaction de la déposition n’est qu’une traduction, souvent infidèle, des paroles du témoin ; elle concentre ordinairement les charges et fait évanouir tout ce qui viendrait à la décharge de l’accusé.
La torture a été abolie, mais un tronçon de cette arme empoisonnée est resté attaché comme un boulet aux pieds de la justice ; pourquoi n’a-t-elle pas repoussé ce débris des temps féodaux ?
Sans les interminables délais de cette instruction, le procès aurait pu être jugé il y a longtemps, mais il fallait bien le temps de construire ce tribunal auquel on voulait nous livrer. »
L’accusé examine les faits qui lui sont attribués par le ministère public et s’attache à prouver que la très grande partie de ces faits n’a pas reçu la moindre confirmation aux débats.
« Il en est de même des charges graves articulées contre Flotte, on n’a pas entendu ce qu’il a dit à la tribune de l’Assemblée nationale, mais la charge grave, c’est qu’il est l’ami intime de Blanqui. Quant à Lacambre, également ami de Blanqui [ami qui a eu le bon esprit de prendre la clé des champs pour échapper aux conseils de guerre] il a dû, dit-on, organiser le mouvement, mais il n’existe pas de charges contre lui. Sur ce terrain de la calomnie on dévore bien vite l’espace ; l’histoire de mon martyre sur le chevalet de la calomnie est douloureuse, laissez-moi vous en raconter un épisode.
J’ai été arrêté le 26 mai 1848 au soir, et le lendemain, 27, le Constitutionnel ou le Droit a publié l’article suivant :
« On nous communique une lettre qui a été saisie au domicile de Blanqui et qui fait partie du dossier de l’instruction. (C’était un mensonge, car la lettre avait été saisie à la poste avant d’avoir été portée à mon domicile). Cette lettre contient les passages suivants :
« La bourgeoisie l’emporte ; bientôt Ledru-Rollin, Blanqui et les clubs rentreront sous terre. Pauvres socialistes !
Le moyen de déjouer les projets de la bourgeoisie, c’est de semer des inquiétudes continuelles parmi elle ; la chute de la Banque, du 5 et du 3 % serait son Waterloo.
Pour y arriver, il faut, par des inquiétudes continuelles, empêcher le commerce de renaître. »
* * *
... Nous tendons les bras avec effusion à nos ennemis qui se relèvent et nous frappent.
C’est que les moeurs des partis sont les fruits de leurs doctrines. Les uns, animés du sentiment profond de la fraternité, savent porter dans le malheur la fierté et le courage, l’oubli et la compatissance dans le triomphe ; les autres froidement égoïstes se montrent rampants dans la défaite, cruels, impitoyables dans le succès : nous sommes des premiers, grâce en soient rendues à ces principes flétris de tant d’excommunication, et bientôt nous serons les maîtres du monde. Doctrines subversives, dit-on ! Doctrines anti-sociales ! Nous les connaissons ces mots, ils sont presque aussi vieux sur la terre que les hommes : c’était le vocabulaire de l’inquisition ! C’était celui du paganisme mettant à mort les premiers chrétiens, c’est le langage des mondes qui s’en vont.
Lorsqu’au seizième siècle la réforme éclata en Europe à l’appel de Luther et de Calvin, quel fut le cri de cette tourbe perdue de vices, et dont les débordements étaient la cause première de cette puissante révolte de la pensée ? Ce cri, ce même cri que nous entendons rugir aujourd’hui contre les idées nouvelles : doctrines impies, théories perverses ! Et, en avant, contre les ennemis de Dieu et de la société : les tortures, l’échafaud, les bûchers ! A quoi ces répressions ont-elles abouti ? A une guerre civile qui a rempli cent ans l’Europe de sang et de carnage, et qui s’est terminée en définitive par le triomphe du principe contesté, la liberté de conscience. Les organes du ministère public sont venus, eux aussi, fulminer à tour de rôle l’anathème de rigueur contre les utopies impossibles et coupables, contre les théories destructives de l’ordre social. J’avais entendu déjà ces noires philippiques, modulées en termes tout semblables par les réquisitoires de la monarchie, et j’ai vu en outre défiler bien souvent devant moi ce vieux bagage des objurgations conservatrices.
La presse, la tribune, la chaire, le trône en fabriquent quotidiennement d’innombrables échantillons. En voici deux. — Proclamation du général autrichien Haynau, après la prise de Chavienna (Valteline). — « Les troupes ont combattu et dispersé les insurgés ; elles ont brûlé leurs repaires. Il ne reste plus qu’à soumettre cette ville au châtiment mérité. Puissent cette nouvelle tentative avortée et cette expédition révolutionnaire criminelle ouvrir les yeux aux hommes égarés et les faire renoncer à l’exécution de théories insensées et impraticables. »
Lettre de l’empereur Nicolas au ban Jellachich, en lui envoyant l’ordre de Saint-Vladimir. « Général, vos nobles efforts pour préserver d’un naufrage les principes de l’ordre social, foulés aux pieds par un parti anarchique, vous ont donné de justes droits à mon estime. » Vous le voyez, c’est absolument la même réthorique. Qui est coupable ici de plagiat ? Les généraux autrichiens, l’empereur Nicolas ou les réquisitoires ? Je vous le demande. Quelquefois aussi les beaux esprits, ou, si vous le voulez, les bons esprits se rencontrent M. Les mêmes intérêts, les mêmes colères auront placé dans des bouches diverses ce langage uniforme ; c’est une confraternité comme une autre.
Utopie ! Impossibilité ! Mots foudroyants cloués par nos ennemis à notre front et qui veut dire meurtrier ! Appel homicide à l’égoïsme de la génération vivante, qui n’entend pas être abattue en fleur et enfouie pour l’engraissement des générations futures, à supposer même que le sacrifice de la moisson du jour ne dût point stériliser les moissons à venir.
Cette arme est terrible, nous en savons quelque chose ; mais elle est déloyale. Il n’y a point d’utopistes, dans l’acception outrée du mot ; il y a des penseurs qui rêvent une société plus fraternelle et cherchent à découvrir leur terre promise dans les brumes mouvantes de l’horizon. Mais l’insensé qui voudrait s’élancer d’un bond vers le point inconnu se précipiterait dans le vide.
De ces penseurs, les uns, comme Moïse, restent immobiles, abîmés dans la contemplation de cette terre lointaine qui trompe éternellement leurs regards de ses mirages fantastiques, les autres disent : Marchons, voici la route ! elle traverse des contrées ignorées. Nous suivrons, en frayant la voie, en suivant les ondulations du sol, l’oeil toujours fixé sur l’étoile qui nous guide.
Ceux-là ne cheminent point à travers l’espace. Ils s’avancent sur le terrain d’un pas rapide ou lent, selon les obstacles, mais continu, ne reculent jamais, ne tournent pas la tête. Le 24 février [1848], ils ont franchi d’un bond une crevasse entre deux rochers. Quelquefois, si le fossé est trop large ou l’élan trop court, la chute est terrible ; beaucoup restent au fond de l’abîme ; la masse remonte et poursuit. Sur cette route, la prison n’est qu’un repos pour les blessés, que de nouveaux compagnons remplacent au travail.
Je suis un de ces voyageurs ; ils s’appelaient hier des révolutionnaires, aujourd’hui des socialistes.
Devant leur marche infatigable la distance s’efface, l’horizon soulève peu à peu son voile et découpe la silhouette de la terre promise. Nous avançons.
Quelle magnifique perspective après février [1848] ! et sitôt évanouie ! La route se montrait au loin si belle et si large, et l’ineptie nous a précipités dans d’horribles fondrières.
Ma voix a essayé de s’élever contre les perfides ; ils l’ont étouffée sous la calomnie.
Mon utopie leur déplaisait, et je n’en crois pas d’autre possible, c’est la clé qui doit ouvrir la porte du temple inconnu ; il est vrai que ce n’est pas la clé d’or. Il y a des problèmes bien simples qui semblent insolubles parce qu’ils sont mal posés. La révolution de 1848 voulait détrôner la corruption, y a-t-elle réussi ? Non. Eh bien ! l’assaut recommencera. La corruption mine la France, tous les partis en sont malades, les dix-huit ans du dernier règne ont inoculé le virus jusqu’aux derniers ramuscules du corps social. Traiter par des moyens matériels cette maladie toute morale, c’est une erreur désastreuse ; on ne fera que l’aggraver.
Le pouvoir a causé le mal, lui seul peut le guérir ; qu’il ait au moins cette ressemblance avec la lance d’Achille. Surtout qu’il abandonne la méthode homéopathique, elle lui a mal réussi jusqu’à ce jour (sourires).
La cure doit être morale : théories économiques, sociales ou financières, utopies et routines échoueraient misérablement contre le fléau qui ravage les âmes.
La France est à la fois pervertie par l’exemple de la corruption, et ulcérée du spectacle de cette corruption, elle ne voit plus dans les hommes d’Etat qu’une tourbe cupide, sans pudeur et sans loi (mouvements).
République, empire, royauté lui inspirent également mépris et méfiance. Trompée, ruinée, démoralisée, elle ne croit plus à rien, se désespère et se tord sur son lit de douleur.
La République lui avait promis allégement et probité, ce qui se traduit par l’impôt des 45 centimes et les concussions. La présidence avait promis des remboursements : elle envoie des garnisaires.
Le Gouvernement provisoire acceptait trois mois de misère des ouvriers en offrande sur l’autel de la patrie et adjugeait 200 francs par jour à chacun de ses membres.
Tromperies, malversations, immoralités partout et toujours. Aussi, les crédulités et les patiences sont à bout ; il ne reste plus que des appétits surexcités, des misères dévorantes, des consciences mortes !
C’est une dissolution générale ; bientôt le chaos !... Sans une réforme radicale la société va sombrer. On peut lui crier comme Jonas : « Encore quarante jours et Ninive sera détruite ! » Que Ninive fasse donc pénitence, c’est la seule chance de salut. Si le pouvoir, par une brusque conversion, balayait à coups de fouet les rapacités qui encombrent toutes les hiérarchies ; s’il faisait succéder au cynisme de la cupidité l’ardeur du désintéressement ; si la corruption faisait place partout, chez les fonctionnaires, au dévouement et à la probité ; si les emplois publics, au lieu d’offrir le spectacle d’une curée dégoûtante, n’étaient plus qu’un devoir, un sacrifice, quelle soudaine et profonde révolution éclaterait dans les esprits ! — L’exemple d’en haut est toujours irrésistible ; l’austérité serait aussi contagieuse que la corruption ; elle s’imposerait à toutes les classes par l’ascendant du pouvoir.
Mais dira-t-on, le crédit, le travail, la circulation sont affaires de science et non de sentiment. Je ne sais, mais la foi et l’enthousiasme sont des leviers qui soulèvent le monde. Commençons par là, tout le reste suivra. Alexandre, dans le désert de Gédrosie, répand sur le sable les quelques gouttes d’eau qu’on lui apporte dans un casque et s’écrie : Tous ou personne !... Cette abnégation de son chef électrise et sauve l’armée macédonienne qui allait périr. Quand le peuple est à jeun personne ne doit manger. Voilà mon utopie, rêvée au lendemain de février [1848]. Que d’ennemis implacables elle m’a suscités ! Ils ne songeaient qu’à déchaîner les intérêts ; je voulais passionner les consciences, il ne s’agissait point cependant de ressusciter une république de Spartiates, mais de fonder une république sans ilotes. Peut-être mon utopie paraîtra la plus folle et la plus impossible de toutes. Alors Dieu sauve la France ! J’ai terminé la première partie de mon discours. »
Il examine ensuite la manifestation du 17 mars [1848] ; il s’étend d’abord sur la manifestation de la garde nationale du 16 mars [1848]. Selon lui, ce jour-là, la partie de la garde nationale qui, sous prétexte d’une question d’uniforme, s’est rendue à l’Hôtel de Ville, avait le projet arrêté de renverser le Gouvernement provisoire. Et cependant personne n’a été poursuivi pour ce fait.
La démonstration du 17 mars, dans laquelle ont figuré 200 000 hommes, avait pour but de demander l’ajournement des élections.
« J’étais convaincu, dit l’accusé, qu’il était indispensable d’ajourner les élections ; en effet, dix-huit ans d’oppression de la presse et de corruption avait empêché le peuple de s’éclairer ; des hommes des campagnes, qui le matin prennent leur pioche ou leur hoyau et qui rentrent le soir après quatorze heures d’un rude labeur, n’avaient aucune lumière politique ; ils entendent dire qu’il n’y a plus de roi, qu’il y a une République, et ils se demandent ce que c’est que cela. Il fallait, avant d’appeler ce peuple dans les comices, il fallait l’éclairer, faire son éducation politique ; c’est pour cela que je voulais l’ajournement indéfini des élections. Le matin du 17 mars, il fut résolu qu’on en demanderait l’ajournement jusqu’au 31 mai ; dès lors la question n’avait plus pour moi aucun intérêt, c’est pour cela que je n’ai pas pris la parole le 17 mars.
Mais, par cela même que je voulais des élections éclairées, j’avais une haute opinion du produit futur du suffrage universel, et il est impossible de supposer que j’ai eu la pensée de violer l’Assemblée nationale.
Quoi qu’on en ait dit, Paris exerce une dictature véritable sur la France entière, non pas cette dictature brutale que Rome imposait aux autres parties de l’empire, mais une dictature morale. Paris est en quelque sorte la représentation de la France entière ; on trouve de tout à Paris, excepté des Parisiens ; ouvriers, commerçants, hommes de lettres, la plupart de ceux qui sont à Paris viennent des départements.
Violer l’Assemblée nationale, c’était abdiquer pour Paris cette dictature morale dont je parlais tout à l’heure. Aussi, dans mon club, me suis-je toujours opposé à ce qu’on discutât la question du renversement éventuel de l’Assemblée nationale, dans le cas où elle ne marcherait pas dans telle ou telle voie.
C’est moi qui, en grande partie, ai organisé la manifestation du 17 mars, mais je n’ai pris aucune part à celle du 16 avril. Pourquoi aurais-je voulu renverser le Gouvernement provisoire ? Au profit de qui ? Au profit de M. Ledru-Rollin ? Mais vous avez pu voir, lors de sa déposition, qu’il n’était pas mon cousin ; il était, de tous les membres du Gouvernement provisoire, celui qui m’en voulait le plus ; je ne sais pas pourquoi, ou plutôt je sais bien pourquoi : ses opinions étaient plus rapprochées de la mienne que celles de ses collègues, et, dans les discordes civiles ou religieuses, les opinions les plus voisines sont celles qui se détestent le plus.
Aussi, je ne lui en veux pas ; je lui pardonne volontiers : il a marché, marché ; il est allé en avant sans savoir ce qu’il faisait ; il a trébuché, il s’est cassé le nez ; ce n’est pas ma faute ; il doit bien s’apercevoir maintenant qu’il se trompait. C’est lui qui, avec sa police, me faisait surveiller le 16 avril. Sa police lui a dit ce qu’il voulait qu’elle lui dit.
Aujourd’hui, M. Ledru-Rollin est rentré dans notre parti, je lui donne amnistie pleine et entière pour tout ce qu’il a fait, pour tout ce qu’il a dit. Il s’est trompé, voilà tout. »
M. Blanqui, arrivant aux journées qui ont précédé le 15 mai [1848], explique qu’après avoir résisté à la manifestation, il fut forcé de la subir et de s’y joindre. « C’est que, dit-il, quand on manie l’élément populaire, ce n’est pas comme un régiment qui attend, l’arme au pied, auquel on dit : marche, et il marche ; arrête, et il s’arrête. Non, messieurs, il n’en est pas ainsi, et j’ai dû subir cette invasion populaire en faveur de la Pologne ; j’y suis donc allé, ainsi que vous le savez. Je ne veux pas rétracter [sic] les événements du 15 mai dont je suis rassasié ; je vous suppose logé à la même enseigne que moi. Pourtant, je dois dire ceci : M. le procureur général m’a représenté comme entrant malgré moi dans la salle des Pas-Perdus [de l’Assemblée nationale], malgré moi dans la salle, malgré moi à la tribune, et enfin prononçant malgré moi un discours. C’est un peu bouffon, un peu grotesque, je le veux bien.
Il est bien vrai que j’étais venu malgré moi, en haussant les épaules, et que pourtant j’ai prononcé un discours avec sang-froid. C’est qu’un homme politique se retrouve toujours. Une fois sur mes pieds dans la tribune, je me suis retrouvé, et je n’ai pas pensé qu’il fallait dire des sottises parce que des sottises étaient faites.
Mon discours n’est point violent, MM. les jurés pourront le lire.
Si nous avions voulu renverser l’Assemblée nationale, je vous prie de croire que nous nous y serions pris tout autrement.
Nous avons quelque habitude des insurrections et des conspirations, et je vous assure qu’on ne reste pas trois heures à bavarder dans une Assemblée qu’on veut renverser.
Voici comment on s’y prend.
En arrivant devant une grille fermée avec une masse populaire, on brise la grille, et c’est facile en pareil cas ; si on ne la brise pas on l’escalade, on passe à droite, on passe à gauche, et puis une fois entré on jette les représentants par les fenêtres sans plus de forme de procès ; on profite du moment où tous les factieux sont là près de vous, on se dépêche et on ne bavarde pas trois heures. »
Après avoir déploré la parole insensée qui a prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale dans un intérêt qui ne pouvait être celui des hommes aujourd’hui accusés M. Blanqui parle du gouvernement de contrebande qu’on a substitué au gouvernement établi, et dit : « Il n’avait pas pour soutien l’opinion publique, et il pouvait au plus durer pendant quelques heures », puis il ajoute :
« Le réquisitoire a tiré parti de l’itinéraire suivi par moi à la sortie de l’Assemblée. J’avais deux domiciles, l’un à la barrière du Trône, l’autre rue Boucher : pour gagner l’un ou l’autre, je devais suivre les quais. Le réquisitoire m’accompagne avec complaisance, parce qu’il espère me saisir à l’Hôtel de Ville. Tant que je poursuis la ligne des quais, je suis un brave et bon conspirateur ; mais, arrivé au quai de la Mégisserie, j’ai l’impertinence de planter là le réquisitoire : je deviens un indigne conspirateur.
Le lâche ! s’écrie le réquisitoire, il ne va pas jusqu’à l’Hôtel de ville, il s’enfonce dans les rues transversales. S’il était seulement monté chez son ami Crousse, on aurait pu dire qu’il était monté là pour braquer du haut de la mansarde de Crousse la double lorgnette du général regardant l’Hôtel de Ville et l’Assemblée en même temps, observant les mouvements à droite et à gauche, et faisant mouvoir ses bataillons.
Mais non, j’ai faussé tout à fait compagnie au réquisitoire, j’ai été sans pitié pour lui, je l’ai laissé dans l’embarras ; je ne suis pas allé jusqu’à l’Hôtel de Ville ; j’avais déjà fait une assez grande bêtise en allant à l’Assemblée ; entrer dans l’Hôtel de Ville, c’eût été piquer une tête du haut des tours Notre-Dame sur le pavé ; je n’ai pas piqué cette tête. Je réserve ma tête pour une meilleure occasion. C’est très malheureux, mais que voulez-vous que j’y fasse ?
Nous avons été dans cette journée, nous, hommes politiques, des enfants que le peuple mène par le bout du nez ; nous avons fait une faute que nous payons bien cher ; nous avons eu le temps de mûrir et de renouveler nos réflexions sur les événements du 15 mai. S’il vous convient de nous faire recommencer ces réflexions, vous en êtes bien les maîtres.
Mais ce ne serait pas là la véritable justice. Si vous voulez vous renfermer dans le domaine des faits, il n’y en a pas ; si vous avez affaire à des hommes politiques que vous regardez comme des êtres dangereux qu’il faut séparer de la société ; si vous dites : il faut enfermer ces êtres-là dans une ménagerie, comme les animaux du jardin des Plantes, parce qu’ils dévoreraient tout si on les lâchait dans Paris, il faut les garder comme le lion d’Afrique ou l’ours des mers glaciales ; si vous faites des réflexions comme celles-là, je prévois ce qui nous arrivera, et ce ne sera pas de la haute justice.
Vous devez songer non seulement au présent, mais encore à l’avenir. Si les détails de cette affaire sont plaisants, le fond en est très sérieux. Je vous ai dit, et je vous répète, que l’opinion publique a déjà donné son avis, et vous qui vivez au milieu de l’opinion publique, vous devez savoir que les vrais coupables ne sont pas sur ces bancs. Si, malgré cette opinion unanime, une condamnation intervenait, ce serait, je crois, une chose fâcheuse pour tout le monde, et la haute-cour de justice laisserait dans l’histoire, dès son apparition, une trace malheureuse et ineffaçable. »
L’audience est suspendue à 2 heures et demie et reprise à 3 heures et demie.
M. le procureur général Baroche a la parole (...).
Appel du Comité de la Société des Saisons
12 mai 1839
Aux armes, citoyens !
L’heure fatale a sonné pour les oppresseurs.
Le lâche tyran des Tuileries se rit de la faim qui déchire les entrailles du peuple ; mais la mesure de ses crimes est comble. Ils vont enfin recevoir leur châtiment.
La France trahie, le sang de nos frères égorgés, crie vers vous, et demande vengeance ; qu’elle soit terrible, car elle a trop tardé. Périsse enfin l’exploitation, et que l’égalité s’asseye triomphante sur les débris confondus de la royauté et de l’aristocratie.
Le gouvernement provisoire a choisi des chefs militaires pour diriger le combat ; ces chefs sortent de vos rangs, suivez-les ! ils vous mènent à la victoire.
Sont nommés :
Auguste Blanqui, commandant en chef, Barbès, Martin-Bernard, Quignot, Meillard, Nétré, commandants des divisions de l’armée républicaine.
Peuple, lève-toi ! et tes ennemis disparaîtront comme la poussière devant l’ouragan. Frappe, extermine sans pitié les vils satellites, complices volontaires de la tyrannie ; mais tends la main à ces soldats sortis de ton sein, et qui ne tourneront point contre toi des armes parricides.
En avant ! Vive la République ! Les membres du gouvernement provisoire.
Barbès, Voyer d’Argenson, Auguste Blanqui, Lamennais, Martin-Bernard, Dubosc, Laponeraye
Paris, le 12 mai 1839
Qui fait la soupe doit la manger
1834
La richesse naît de l’intelligence et du travail, l’âme et la vie de l’humanité. Mais ces deux forces ne peuvent agir qu’à l’aide d’un élément passif, le sol, qu’elles mettent en oeuvre par leurs efforts combinés. Il semble donc que cet instrument indispensable devrait appartenir à tous les hommes. Il n’en est rien.
Des individus se sont emparés par ruse ou par violence de la terre commune, et, s’en déclarant les possesseurs, ils ont établi par des lois qu’elle serait à jamais leur été, et que ce droit de propriété deviendrait la base de la constitution sociale, c’est-à-dire qu’il primerait et au besoin pourrait absorber tous les droits humains, même celui de vivre, s’il avait le malheur de se trouver en conflit avec le privilège du petit nombre.
Ce droit de propriété s’est étendu, par déduction logique, du sol à d’autres instruments, produits accumulés du travail, désignés par le nom générique de capitaux. Or, comme les capitaux, stériles d’eux-mêmes, ne fructifient que par la main-d’oeuvre, et que, d’un autre côté, ils sont nécessairement la matière première ouvrée par les forces sociales, la majorité, exclue de leur possession, se trouve condamnée aux travaux forcés, au profit de la minorité possédante. Les instruments ni les fruits du travail n’appartiennent pas aux travailleurs, mais aux oisifs. Les branches gourmandes absorbent la sève de l’arbre, au détriment des rameaux fertiles. Les frelons dévorent le miel créé par les abeilles.
Tel est notre ordre social, fondé par la conquête, qui a divisé les populations en vainqueurs et en vaincus. La conséquence logique d’une telle organisation, c’est l’esclavage. Il ne s’est pas fait attendre. En effet, le sol ne tirant sa valeur que de la culture, les privilégies ont conclu, du droit de posséder le sol, celui de posséder aussi le bétail humain qui le féconde. Ils l’ont considéré d’abord comme le complément de leur domaine, puis, en dernière analyse, comme une propriété personnelle, indépendante du sol.
Cependant le principe d’égalité, gravé au fond du coeur, et qui conspire, avec les siècles, à détruire, sous toutes ses formes, l’exploitation de l’homme par l’homme, porta le premier coup au droit sacrilège de propriété, en brisant l’esclavage domestique. Le privilège dut se réduire à posséder les hommes, non plus à titre de meuble, mais d’immeuble annexe et inséparable de l’immeuble territorial.
Au XVIème siècle, une recrudescence meurtrière de l’oppression amène l’esclavage des noirs, et aujourd’hui encore les habitants d’une terre réputée française possèdent des hommes au même titre que des habits et des chevaux. Il y a du reste moins de différence qu’il ne paraît d’abord entre l’état social des colonies et le nôtre. Ce n’est pas après dix-huit siècles de guerre entre le privilège et égalité que le pays, théâtre et champion principal de cette lutte, pourrait supporter l’esclavage dans sa nudité brutale. Mais le fait existe sans le nom, et le droit de propriété, pour être plus hypocrite à Paris qu’à la Martinique, n’y est ni moins intraitable, ni moins oppresseur.
La servitude, en effet, ne consiste pas seulement à être la chose de l’homme ou le serf de la glèbe. Celui-là n’est pas libre qui, privé des instruments de travail, demeure à la merci des privilégiés qui en sont détenteurs. C’est cet état qui alimente la révolte. Pour conjurer le péril, on essaie de réconcilier Caïn avec Abel. De la nécessité du capital comme instrument de travail, on s’évertue à conclure la communauté d’intérêts, et par la suite la solidarité entre le capitaliste et le travailleur. Que de phrases artistement brodées sur ce canevas fraternel ! La brebis n’est tondue que pour le bien de sa santé. Elle redoit des remerciements. Nos Esculapes savent dorer la pilule.
Ces homélies trouvent encore des dupes, mais peu. Chaque jour fait plus vive la lumière sur cette prétendue association du parasite et de sa victime. Les faits ont leur éloquence ; ils prouvent le duel, le duel à mort entre le revenu et le salaire. Qui succombera ? Question de justice et de bon sens. Examinons.
Point de société sans travail ! partant point d’oisifs qui n’aient besoin des travailleurs. Mais quel besoin les travailleurs ont-ils des oisifs ? Le capital n’est-il productif entre leurs mains, qu’à la condition de ne pas leur appartenir ? Je suppose que le prolétariat, désertant en masse, aille porter ses pénates et ses labeurs dans quelque lointain parage. Mourrait-il par hasard de l’absence de ses maîtres ? La société nouvelle ne pourrait-elle se constituer qu’en créant des seigneurs du sol et du capital, en livrant à une caste d’oisifs la possession de tous les instruments de travail ? N’y a-t-il de mécanisme social possible que cette division de propriétaires et de salariés ?
En revanche, combien serait curieuse à voir la mine de nos fiers suzerains, abandonnés par leurs esclaves ! Que faire de leurs palais, de leurs ateliers, de leurs champs déserts ? Mourir de faim au milieu de ces richesses, ou mettre habit bas, prendre la pioche et suer humblement à leur tour sur quelque lopin de terre. Combien en cultiveraient-ils à eux tous ? J’imagine que ces messieurs seraient au large dans une sous-préfecture.
Mais un peuple de trente-deux millions d’âmes ne se retire plus sur le Mont Aventin. Prenons donc l’hypothèse inverse, plus réalisable. Un beau matin, les oisifs, nouveaux Bias, évacuent le sol de France, qui reste aux mains laborieuses. jour de bonheur et de triomphe ! Quel immense soulagement pour tant de millions de poitrines, débarrassées du poids qui les écrase ! Comme cette multitude respire à plein poumon ! Citoyens, entonnez en chœur le cantique de la délivrance !
Axiome : la nation s’appauvrit de la perte d’un travailleur ; elle s’enrichit de celle d’un oisif. La mort d’un riche est un bienfait.
Oui ! Le droit de propriété décline. Les esprits généreux prophétisent et appellent sa chute. Le principe essénien de Réalité le mine lentement depuis dix-huit siècles par l’abolition successive des servitudes qui formaient les assises de sa puissance. Il disparaîtra un jour avec les derniers privilèges qui lui servent de refuge et de réduit. Le présent et le passé nous garantissent ce dénouement. Car l’humanité n’est jamais stationnaire. Elle avance ou recule. Sa marche progressive la conduit à l’égalité. Sa marche rétrograde remonte, par tous les degrés du privilège, jusqu’à l’esclavage personnel, dernier mot du droit de la propriété. Avant d’en retourner là, certes, la civilisation européenne aurait péri Mais par quel cataclysme ? Une invasion russe ? C’est le Nord, au contraire, qui sera lui-même envahi par le principe d’égalité que les Français mènent à la conquête des nations. L’avenir n’est pas douteux.
Disons tout de suite que l’égalité n’est pas le partage agaire. Le morcellement infini du sol ne changerait rien, dans le fond, au droit de propriété. La richesse provenant de la possession des instruments de travail plutôt que du travail lui-même, le génie de l’exploitation, resté debout, saurait bientôt, par la reconstruction des grandes fortunes, restaurer l’inégalité sociale.
L’association, substituée à la propriété individuelle, fondera seule le règne de la justice par l’égalité. De là cette ardeur croissante des hommes d’avenir à dégager et mettre en lumière les éléments de l’association. Peut-être apporterons-nous aussi notre contingent à l’oeuvre commune.
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