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Pourquoi rejeter dos à dos Etat ouvrier et Etat bourgeois revient à… soutenir ce dernier

samedi 2 décembre 2023, par Robert Paris

Pourquoi rejeter dos à dos Etat ouvrier et Etat bourgeois revient à… soutenir ce dernier

L’exemple le plus frappant est celui d’un authentique révolutionnaire marxiste, Victor Serge, que le rejet du stalinisme a conduit à retomber dans l’anarchisme, à condamner l’Etat ouvrier russe et l’Etat ouvrier tout court au point de le rejeter dans la révolution espagnole soutenant le POUM, refusant ainsi de s’opposer à la politique de la CNT qui menait cette organisation à soutenir l’Etat bourgeois, socialiste et stalinien et à laisser ce dernier écraser la révolution prolétarienne et à la désarmer face au franquisme.

Pour les révolutionnaires authentiques, la question de l’Etat tient en deux points simples :

 détruire de fond en comble l’Etat capitaliste

 construire sur la base des soviets l’Etat ouvrier.

Toute politique révolutionnaire doit faire avancer la conscience et l’organisation de ces deux points.

En raisonnant autrement, Victor Serge a abandonné la perspective révolutionnaire.

Les raisonnements de Victor Serge sur l’Espagne lors de la défaite de la révolution, abandonnée par les cntistes et les poumistes et trahie par les socialistes et les staliniens, en disent assez long sur l’énorme chemin accompli en marche arrière par cet ancien révolutionnaire bolchevique. Il y justifie la participation au pouvoir capitalo-stalinien qui a écrasé la révolution :

https://www.marxists.org/francais///serge/works/1936/00/chroniques_1939.htm#tocto1n7

Lettre de Victor Serge à Léon Trotsky

10 août 1936

Cher Léon Davidovitch !

Excusez-moi de ne pas avoir encore répondu à votre lettre du 30 juillet. Par deux fois j’ai commencé à le faire et me suis interrompu. Je suis débordé de travail et ne sais plus où donner de la tête.

Et, étant donné que malgré tout il n’y a pas entre nous de désaccords vraiment essentiels (car les appréciations sur les qualités personnelles et les capacités de travail des camarades de la R.P. [1] ne sont malgré tout pas essentielles), il est possible de remettre ces sujets à plus tard. Ce n’est pas vous que je suis porté à accuser de sectarisme, mais tout notre mouvement. Je pense pouvoir le prouver hélas ! de façon très convaincante. Mais maintenant le travail permet d’échapper au sectarisme ! Quel dépit et même quel écœurement de voir combien de papiers on a noirci à propos de chicaneries personnelles autour de Molinier, alors que l’on n’a pas trouvé le moyen de publier une seule brochure sur nos camarades jetés dans les prisons staliniennes ! Comment ! Des centaines de camarades prolétaires français connaissent les chamailleries à propos de Molinier, mais ils ignorent le nom de Iakovine et celui de Pankratov ! C’est vraiment monstrueux. Mais la vague montante du mouvement révolutionnaire doit emporter ces monstruosités. En ce moment se produit quelque chose d’extrêmement réconfortant. Tout le monde se précipite en Espagne. Je viens de recevoir une lettre désespérée de Ver[eeken], tous ses jeunes s’en vont, tous sont en route ! Il me demande d’intervenir afin que quelques-uns restent ici. J’essaierai. A Paris c’est la même chose. Deux camarades italiens de Marseille ont été tués près de Saragosse. (Et à nouveau il est impossible de travailler : quel sale petit article leur a consacré La Lutte [ouvrière].) Rosmer est parti. Et parmi les socialistes proches de nous, Collinet. Louzon aussi. Les anarchistes s’y rendent en masse de partout.

Ce n’est qu’au prix de longues conversations que j’ai réussi à retenir mon fils (seize ans, il est bien jeune). Au sujet des anarchistes et des syndicalistes, j’ai adressé une proposition au Secrétariat international. Il faut absolument prévenir le très grave conflit dans lequel trempent ces canailles de staliniens espagnols. Voici la déclaration qu’a faite Hernandez [2] à la presse : “ Cette révolution sera une révolution bourgeoise, en aucune façon une révolution sociale (sic) ; nous viendrons à bout des anarchistes. ” (sic, journal du 8 août !) Les anarchistes ont tué à Barcelone le bureaucrate socialiste Trillas. Parmi eux les voix qui disent “ nous ne laisserons pas faire les staliniens, nous les tuerons les premiers ” sont très fortes. Une guerre civile peut se déclencher dans les rangs prolétariens ! Les anarchistes espagnols sont incontestablement une majorité écrasante en Catalogne, région industrielle d’une importance décisive. Voici la ligne que je propose de choisir et l’appel que je propose de leur lancer :

Nous, révolutionnaires marxistes, considérant comme indispensable de renforcer fortement les arrières de la révolution, proclamons que la dictature du prolétariat doit être et sera une liberté véritable pour les travailleurs. Nous lutterons avec vous pour assurer la liberté de pensée et de tendances à l’intérieur de la révolution et faisons le serment solennel de tout faire pour ne laisser aucun bureaucrate de quelque couleur que ce soit transformer la révolution en prison pour les travailleurs à la façon stalinienne.
Nous sommes partisans d’une démocratie totale, et en même temps d’une discipline totale dans le combat et dans la production.
Nous vous considérons, vous, anarchistes et syndicalistes, comme des frères de classe, comme des révolutionnaires dévoués et vous proposons le maximum de collaboration, en même temps qu’une critique implacable et une lutte idéologique dans une atmosphère fraternelle.

Nous sommes les seuls, au nom de la IV° Internationale, à pouvoir parler ainsi aux anarchistes et aux syndicalistes. Ni les socialistes du genre de Caballero ni les staliniens ne peuvent agir ainsi. Nous avons là une immense supériorité qui peut avoir un rôle salutaire.

Il faut que toute notre presse adopte cette ligne. (L’anarchiste Ascaso a eu une mort exemplaire ; pourquoi notre presse l’a-t-elle tu ? J’ai essayé comme j’ai pu de réparer cette faute.)

Votre dernière lettre me donne à penser que vous n’avez pas reçu l’une de mes lettres, écrite à la main, en russe, dans laquelle je vous annonçais que l’on m’avait retiré (ainsi qu’à ma famille !) la citoyenneté soviétique, ce qui pour le moment m’empêche d’aller à Paris. Ce serait tout à fait "étrange" si cette lettre ne vous parvenait pas. Tenez-moi au courant.

J’irai à Paris quand j’aurai reçu les papiers me permettant de me déplacer. Puis je me rendrai auprès de vous sans tarder. Je vous écrirai spécialement à ce sujet.

J’ai proposé aux camarades de lancer énergiquement en liaison avec les événements d’Espagne le mot d’ordre du contrôle ouvrier de l’armée :

en tant que mot d’ordre de propagande instituant la dualité des pouvoirs dans le feu des événements ;
et tout d’abord en tant que mot d’ordre de propagande qui permettrait de démasquer l’adversaire et aurait l’application pratique suivante : chaque ouvrier doit se considérer à l’armée comme un représentant du contrôle ouvrier et faire preuve du maximum de vigilance.

L’éditeur voudrait que je lui envoie la traduction [3] au fur et à mesure. (Je me réjouis de la façon tout à fait nouvelle dont vous posez le problème de l’Etat. C’est un grand apport sur le plan théorique.) J’attendrai vos remarques avant de faire un premier envoi à l’éditeur.

Je vous serre la main fort et cordialement, à vous à N.I [4].

V.S.

Notes

[1] La Révolution prolétarienne, revue fondée par Pierre Monatte et dirigée par Robert Louzon .

[2] Jesus Hernandez, dirigeant du Parti communiste espagnol.

[3] Victor Serge est en train de traduire en français La Révolution trahie

[4] Natalia Trotsky.

Lettre de Trotsky à Serge

Des Divergences importantes

Cher Victor Lvovitch,

N[atalia] I[vanovna] et moi vous remercions de la lettre que vous nous avez envoyée sur la mort de notre fils et nous vous sommes reconnaissants du chaleureux article que vous lui avez consacré.

Vous faites allusion dans votre lettre à nos divergences et vous les qualifiez de « secondaires ». Malheureusement je ne suis absolument pas d’accord. Si les divergences entre bolchevisme et menchevisme sont secondaires, qu’est-ce alors qui est fondamental ? La Révolution prolétarienne est l’organe du syndicalisme proudhonien petit-bourgeois. Si on met de côté les protestations humanitaires et libérales contre les massacres, les impostures, etc., la R.P. est une revue tout à fait réactionnaire qui détourne un groupe important d’individus du mouvement ouvrier. Si nos divergences sont secondaires, pourquoi travaillez-vous, non pour nos journaux, mais pour ceux qui sont nos ennemis mortels par l’essence même de leur programme ? Dans des dizaines d’articles et de lettres, j’ai démontré que la politique du P.O.U.M. n’était, dans le meilleur des cas, que celle de Martov. Vous n’avez jamais répondu à mes arguments. En revanche, vous vous êtes solidarisé publiquement avec le P.O.U.M. dans un moment critique, et vous avez endossé la responsabilité de sa politique. On ne peut agir ainsi que lorsqu’on recherche consciemment une rupture totale et une lutte acharnée. Dans ces conditions, comment est-il possible de parler de divergences « secondaires » ?

Les faillis de l’anarchisme, qui se sont alliés aux bourgeois et aux staliniens contre les ouvriers, n’ont rien trouvé de mieux, pour couvrir leur faillite, que d’entamer une campagne sur... Cronstadt. Au lieu de condamner ces traîtres de la révolution, ces falsificateurs de l’histoire, vous avez pris immédiatement leur défense. Les restrictions et les atténuations que vous apportez à votre position ne font que l’aggraver. Elles donnent à nos ennemis occasion de dire : « Victor Serge lui-même, qui n’a que des divergences secondaires avec Trotsky, reconnaît... » En d’autres termes, vous vous êtes placés non plus sur le flanc droit de la IVe Internationale, mais sur le flanc gauche de ses ennemis irréconciliables. Mais tous ces P.O.U.M. ne sont que des bulles à la surface du flot de l’histoire. Le seul facteur révolutionnaire de la période à venir sera la IVe Internationale.

Je regrette beaucoup que vous n’ayez pas placé votre talent exceptionnel au service de ce mouvement progressiste. Pour ma part, je suis prêt à faire tout pour créer les conditions d’une collaboration. Les divergences réellement secondaires sont inévitables et ne sauraient empêcher de travailler ensemble. Mais à une condition : que vous décidiez vous-même d’appartenir au camp de la IVe Internationale et pas à celui de ses ennemis.

Léon Trotsky contre Victor Serge et Souvarine

Moralistes et sycophantes contre le Marxisme

Léon Trotsky

9 juin 1939

Les trafiquants d’indulgences et leurs alliés socialistes ou le coucou dans le nid d’un autre

Le pamphlet Leur Morale et la Nôtre a du moins le mérite d’avoir contraint certains philistins et sycophantes à se démasquer entièrement. Les premières coupures de la presse française et belge qui me sont parvenues en témoignent. Le plus clair dans le genre est le compte rendu paru dans le journal parisien catholique La Croix. Ces Messieurs ont leur propre système et n’ont aucune honte à le défendre. Ils soutiennent la morale absolue et, avant tout, le boucher Franco. C’est la volonté de Dieu. Derrière eux se trouve un Hygiéniste Céleste qui ramasse et nettoie toutes les ordures laissées dans leur sillage. Il n’est pas étonnant qu’ils condamnent comme méprisable la morale de révolutionnaires qui assument eux-mêmes leur propre responsabilité. Ce qui nous intéresse en ce moment, ce ne sont pas les professionnels du trafic d’indulgences, mais les moralistes qui se passent de Dieu tout en cherchant à se substituer à Lui.

Le journal " socialiste " bruxellois Le Peuple – où va se cacher la vertu ! – n’a rien trouvé dans notre petit livre sinon une recette criminelle pour former des cellules secrètes à la recherche du plus immoral de tous les buts – celui de saper le prestige et les revenus de la bureaucratie ouvrière belge. Naturellement, on peut répondre que cette bureaucratie est maculée d’innombrables trahisons et de pures escroqueries (il suffit de rappeler l’histoire de la Banque Ouvrière !), qu’elle étouffe toute lueur de pensée critique dans la classe ouvrière, que dans sa morale pratique elle n’est en rien supérieure à son alliée politique, la hiérarchie catholique. Mais, tout d’abord, seuls des gens très mal élevés mentionneraient de telles choses désagréables ; en second lieu, tous ces Messieurs, quels que soient leurs péchés véniels, font provision des plus hauts principes de la morale. Henri de Man y veille personnellement, et, devant sa haute autorité, nous ne pouvons naturellement, nous, bolcheviks, espérer aucune indulgence.

Avant de passer à d’autres moralistes, arrêtons-nous un moment à un prière d’insérer publié par les éditeurs français de notre petit livre. Par sa nature même, un prière d’insérer recommande un livre ou, du moins, décrit objectivement son contenu. Celui que nous avons devant nous est un prospectus d’un type entièrement différent. Il suffit d’en fournir un seul exemple : " Trotsky pense que son parti, jadis au pouvoir, aujourd’hui dans l’opposition, a toujours représenté le vrai prolétariat et lui-même, véritable morale. Il en conclut par exemple ceci : fusiller des otages prend une signification toute différente selon que l’ordre est donné par Staline ou par Trotsky... " La citation est tout à fait suffisante pour apprécier le commentateur qui se trouve dans les coulisses. C’est le droit incontestable d’un auteur que de contrôler un prière d’insérer. Mais, comme dans le cas qui nous occupe, l’auteur se trouvait alors au-delà des mers, un " ami ", profitant apparemment du manque d’information de l’éditeur, parvint à se glisser dans le nid d’un autre et à y déposer son petit œuf – oh ! un tout petit œuf, presque virginal. Qui est l’auteur de ce prière d’insérer ? Victor Serge, qui a traduit le livre et qui en est aussi le critique le plus sévère, pourra facilement donner le renseignement. Je ne serais pas étonné s’il s’avérait que le prospectus fût écrit... non pas, naturellement, par Victor Serge, mais par l’un de ses disciples qui imite aussi bien les idées que le style du maître. Mais peut-être, après tout, est-ce le maître lui-même, c’est-à-dire Victor Serge en qualité d’ " ami " de l’auteur ?

" Morale de Hottentot ! "

Souvarine et d’autres sycophantes se sont naturellement saisis aussitôt de cette déclaration du prière d’insérer, ce qui leur a épargné le souci de rechercher des sophismes empoisonnés. Si Trotsky prend des otages, c’est bien ; si c’est Staline c’est mal. Face à une telle " morale de Hottentot ", il n’est pas difficile de manifester une noble indignation. Pourtant rien n’est plus facile que de démontrer, sur la base de ce très récent exemple, le vide et la fausseté de cette indignation. Victor Serge est devenu publiquement membre du P.O.U.M., parti catalan qui avait ses propres milices sur le front durant la guerre civile. Au front, c’est bien connu, on fusille et on tue. On peut donc dire : " Pour Victor Serge, les massacres ont un sens totalement différent selon que l’ordre vient du général Franco ou des dirigeants du propre parti de Victor Serge. " Si notre moraliste avait essayé de réfléchir sur la signification de ses propres actes, avant d’essayer d’instruire les autres, il aurait probablement dit ceci : mais les travailleurs espagnols luttaient pour l’émancipation du peuple, tandis que les bandes de Franco luttaient pour le réduire à l’esclavage ! Serge ne pourra inventer d’autre réponse. En d’autres termes, il devra répéter l’argument " Hottentot " [*] de Trotsky sur les otages.

Une fois encore à propos d’otages

Cependant, il est possible et même probable que nos moralistes refuseront de dire franchement ce qui est, et tenteront de tergiverser : " tuer au front est une chose, fusiller des otages en est une autre ! " Cet argument, comme nous allons le démontrer, est tout simplement stupide. Mais arrêtons-nous un instant sur le terrain choisi par notre adversaire. Le système des otages, dites-vous, est immoral "en soi" ? Bien, c’est ce que nous voulons savoir. Mais ce système a été pratiqué au cours de toutes les guerres civiles de l’histoire ancienne et moderne. Il est évident qu’il découle de la nature même de la guerre civile. On ne peut en tirer qu’une seule conclusion, à savoir que la nature même de la guerre civile est immorale. C’est le point de vue du journal La Croix qui estime qu’il est nécessaire d’obéir aux pouvoirs en place, car le pouvoir émane de Dieu. Et Victor Serge ? Il n’a aucun point de vue réfléchi. Déposer un petit œuf dans le nid d’un autre est une chose, définir sa propre position sur des problèmes historiques complexes est autre chose. J’admets volontiers que des gens d’une moralité aussi transcendante qu’Azana, Caballero, Negrin et Compagnie, s’opposent à toute prise d’otages dans le camp fasciste : des deux côtés il y a des bourgeois, liés par des liens matériels et familiaux et convaincus que, même en cas de défaite, non seulement ils seront saufs, mais conserveront leurs moyens d’existence. A leur manière, ils ont raison. Mais les fascistes, eux, ont pris des otages parmi les révolutionnaires prolétariens et, de leur côté, les prolétaires ont pris des otages dans la bourgeoisie fasciste, car ils savaient quelle menace une défaite, même partielle et temporaire, impliquait pour eux et leurs frères de classe.

Victor Serge lui-même ne peut dire exactement ce qu’il veut : purger la guerre civile du système des otages, ou purger l’histoire humaine de la guerre civile ? Étant incapable d’aborder les phénomènes dans leurs relations internes, le moraliste petit-bourgeois pense de façon épisodique, fragmentaire, morcelée. Artificiellement mise à part, la question des otages est pour lui un problème particulier, indépendant des conditions générales qui engendrent les luttes armées entre les classes. La guerre civile est l’expression suprême de la lutte des classes. Tenter de la subordonner à des " normes " abstraites signifie, en fait, désarmer les travailleurs face à un ennemi armé jusqu’aux dents. Le moraliste petit-bourgeois est le frère cadet du pacifiste bourgeois qui veut " humaniser " la guerre en interdisant l’utilisation de gaz toxiques, le bombardement des villes ouvertes, etc. Politiquement, de tels programmes ne servent qu’à détourner les masses de penser à la révolution comme au seul moyen de mettre fin à la guerre.

La peur de l’opinion publique bourgeoise

Empêtré dans ses contradictions, le moraliste pourrait peut-être arguer qu’une lutte " ouverte " et " consciente " entre les deux camps est une chose, mais que la capture de non-participants à cette lutte en est une autre. Pourtant cet argument n’est qu’un misérable et stupide faux-fuyant. Dans le camp de Franco se battaient des dizaines de milliers d’hommes qui étaient dupés et enrôlés de force. Les armées républicaines ont tiré sur ces malheureux captifs d’un général réactionnaire et tué nombre d’entre eux. Était- ce moral ou immoral ? Bien plus, la guerre moderne, avec son artillerie à longue portée, son aviation, ses gaz toxiques, avec son cortège de destruction, de famine, d’incendies et d’épidémies, implique inévitablement la perte de centaines de milliers et de millions d’individus, vieillards et enfants compris, qui ne participent pas directement à la lutte. Les gens pris comme otages sont au moins liés par des liens de classe et de solidarité familiale à l’un des camps, ou aux dirigeants de ce camp. En prenant des otages, on peut procéder à une sélection consciente. Un projectile tiré par un canon ou lâché par un avion est envoyé au hasard et peut facilement détruire non seulement des ennemis mais aussi des amis, ou leurs parents et leurs enfants. Pourquoi alors nos moralistes mettent-ils à part la question des otages et ferment-ils les yeux sur le contenu de la guerre civile dans son ensemble ? Parce qu’ils ne sont pas particulièrement courageux. En tant qu’hommes de " gauche ", ils ont peur de rompre ouvertement avec la révolution. Comme petits-bourgeois, ils ont peur de couper les ponts avec l’opinion publique officielle. En condamnant le système des otages ils se sentent en bonne compagnie – contre les bolcheviks. Ils gardent lâchement le silence sur l’Espagne. Contre le fait que les travailleurs espagnols, les anarchistes et les poumistes aient pris des otages, V. Serge protestera... dans vingt ans.

Le code moral de la guerre civile

C’est encore à la même catégorie qu’appartient une autre découverte de V. Serge, à savoir que la dégénérescence des bolcheviks remonte au moment où la Tchéka reçut le droit de décider du sort des gens derrière des portes closes. Serge joue avec le concept de révolution, écrit des poèmes à son sujet, mais est incapable de comprendre ce qu’elle est.

Les procès publics ne sont possibles que dans des régimes stables. La guerre civile, elle, est une situation d’extrême instabilité pour la société et l’Etat. De même qu’il est impossible de publier dans les journaux, les plans de l’état-major, de même il est impossible de révéler dans des procès publics les détails de complots, car ces derniers sont intimement liés au déroulement de la guerre civile. Sans aucun doute, des procès à huis clos augmentent considérablement les chances d’erreur. Cela signifie simplement, et nous le concédons volontiers, que les conditions de la guerre civile sont peu favorables à l’exercice d’une justice impartiale. Et que faut-il dire de plus ?

Nous proposons que V. Serge soit nommé président d’une commission composée, par exemple, de Marceau Pivert, Souvarine, Waldo Franck, Max Eastman, Magdeleine Paz et d’autres pour rédiger un code moral de la guerre civile. D’avance, son caractère général en serait clair. Les deux côtés s’engagent à ne pas prendre d’otages. Les procès publics restent en vigueur. Pour qu’ils aient lieu correctement, liberté totale est laissée à la presse durant toute la guerre civile. Le bombardement des villes, étant préjudiciable à la justice publique, à la liberté de la presse et à l’inviolabilité de l’individu, est formellement interdit. Pour d’autres raisons différentes ou semblables, l’usage de l’artillerie est proscrit. Et, vu que les fusils, les grenades à main et même les baïonnettes exercent incontestablement une influence néfaste sur les êtres humains ainsi que sur la démocratie en général, l’utilisation des armes, des armes à feu ou des armes blanches, est formellement interdite dans la guerre civile.

Code merveilleux ! Magnifique monument à l’honneur de la rhétorique de Victor Serge et de Magdeleine Paz ! Cependant, tant que ce code restera inaccepté comme règle de conduite par tous les oppresseurs et tous les opprimés, les classes en lutte chercheront à remporter la victoire par tous les moyens, tandis que les moralistes petits-bourgeois continueront, comme ils l’ont fait jusque-là, à errer dans la confusion entre les deux camps. Subjectivement ils sympathisent avec l’opprimé – personne n’en doute. Objectivement, ils restent prisonniers de la morale de la classe dirigeante et cherchent à l’imposer aux opprimés au lieu de les aider à élaborer la morale de l’insurrection.

Les masses n’ont rien à y voir !

Victor Serge a dévoilé en passant ce qui a provoqué l’effondrement du parti bolchevik : un centralisme excessif, une méfiance à l’égard de la lutte idéologique, un manque d’esprit libertaire. Plus de confiance dans les masses, plus de liberté ! Tout cela est hors de l’espace et du temps. Mais les masses ne sont nullement identiques : il y a des masses révolutionnaires : il y a des masses passives, il y a des masses réactionnaires. Les mêmes masses sont à différentes périodes inspirées par des dispositions et des objectifs différents. C’est justement pour cette raison qu’une organisation centralisée de l’avant-garde est indispensable. Seul un parti, exerçant l’autorité qu’il a acquise, est capable de surmonter les flottements des masses elles-mêmes. Revêtir les masses des traits de la sainteté et réduire son propre programme à une démocratie amorphe, c’est se dissoudre dans la classe telle qu’elle est, se transformer d’avant-garde en arrière-garde et, par là même, renoncer aux tâches révolutionnaires. D’autre part, si la dictature du prolétariat signifie quelque chose, elle signifie que l’avant-garde de la classe est armée des ressources de l’état pour repousser les dangers, y compris ceux qui émanent des couches arriérées du prolétariat lui-même. Tout ceci est élémentaire ; tout ceci a été démontré par l’expérience de la Russie et confirmé par l’expérience de l’Espagne.

Mais tout le secret est qu’en demandant la liberté " pour les masses ", Victor Serge en réalité demande la liberté pour lui et ses pairs, il demande à être libéré de tout contrôle, de toute discipline et même, si possible, de toute critique à son égard. Les " masses " n’ont rien à voir là-dedans. Quand notre " démocrate " court de droite à gauche et de gauche à droite, semant la confusion et le doute, il se croit l’incarnation d’une salutaire liberté de pensée. Mais quand nous jugeons d’un point de vue marxiste les vacillations d’un intellectuel petit-bourgeois désillusionné, il lui semble que c’est un outrage à son individualité. Il s’allie alors à tous les confusionnistes pour partir en croisade contre notre despotisme et notre sectarisme.

La démocratie à l’intérieur d’un parti n’est pas un but en soi. Elle doit être complétée et liée par le centralisme. Pour un marxiste la question a toujours été la suivante ; la démocratie pour quoi ? pour quel programme ? Le cadre du programme est en même temps le cadre de la démocratie. Victor Serge demandait que la Quatrième Internationale accordât la liberté d’action à tous les confusionnistes, les sectaires et les centristes du P.O.U.M., du type Vereecken, Marceau Pivert, aux bureaucrates conservateurs du type Sneevliet ou à de simples aventuriers du type R. Molinier. D’autre part, Victor Serge a systématiquement aidé les organisations centristes à chasser de leurs rangs les partisans de la Quatrième Internationale. Nous connaissons parfaitement ce genre de démocratie : elle est complaisante, accommodante, conciliatrice... envers la droite ; en même temps, elle est exigeante, malveillante et fourbe... envers la gauche. Elle représente simplement le régime d’auto-défense du centrisme petit-bourgeois.

La lutte contre le marxisme

Si l’attitude de Victor Serge à l’égard des problèmes théoriques était sérieuse, il aurait été gêné de se mettre en avant comme " novateur " pour nous renvoyer à Bernstein, Struve et tous les révisionnistes du siècle dernier qui ont tenté de greffer le kantisme sur le marxisme ou, en d’autres termes, de subordonner la lutte de classes du prolétariat à des principes qui lui sont soi-disant supérieurs. Comme l’a fait Kant, ils décrivaient l’" impératif catégorique " (l’idée de devoir) comme une norme absolue de morale valable pour tout le monde. En réalité, c’était une question de " devoir " envers la société bourgeoise. A leur manière, Bernstein, Struve, Vorlander avaient une attitude sérieuse à l’égard de la théorie. Ils demandaient ouvertement un retour à Kant. Victor Serge et ses pairs ne ressentent pas la moindre responsabilité envers la pensée scientifique. Ils s’en tiennent à des allusions, des insinuations, au mieux à des généralisations littéraires. Cependant, si leurs idées sont tout à fait fausses, il semble qu’elles aient rejoint une vieille cause depuis longtemps discréditée : asservir le marxisme au kantisme, paralyser la révolution socialiste au moyen de normes " absolues " qui en fait représentent les généralisations philosophiques des intérêts de la bourgeoisie – pas de la bourgeoisie actuelle, il est vrai, mais de la bourgeoisie défunte de l’ère du libre-échange et de la démocratie. La bourgeoisie impérialiste observe encore moins ces normes que ne le fit sa grand-mère libérale. Mais elle considère d’un œil bienveillant les tentatives des prêcheurs petits-bourgeois pour introduire la confusion, le trouble et l’hésitation dans les rangs du prolétariat révolutionnaire. Le but essentiel, non seulement d’Hitler mais aussi des libéraux et des démocrates, c’est de discréditer le bolchevisme à un moment où sa légitimité menace de devenir parfaitement claire pour les masses. Le bolchevisme, le marxisme – voilà l’ennemi !

Quand le " frère " Victor Basch, grand-prêtre de la morale démocratique, avec l’aide de son " frère " Rosenmark fabriqua un faux pour défendre les procès de Moscou, il se démasqua publiquement. Convaincu de faux, il se frappa la poitrine et cria : " Suis-je donc partial ? J’ai toujours dénoncé la terreur de Lénine et de Trotsky. " Basch dévoilait avec relief le mobile profond des moralistes de la démocratie : certains peuvent se taire au sujet des procès de Moscou, certains peuvent attaquer les procès, d’autres encore peuvent défendre les procès ; mais leur souci commun c’est d’utiliser les procès pour condamner la " morale " de Lénine et de Trotsky, c’est-à-dire les méthodes de la révolution prolétarienne. Dans ce domaine ils sont tous frères.

Dans le prospectus scandaleux qui a été cité plus haut, il est déclaré que je développe mon point de vue sur la morale "en [m’]appuyant sur Lénine ". On peut penser que cette phrase mal définie, que d’autres publications ont reproduites, signifie que je développe les principes théoriques de Lénine. Mais, à ma connaissance, Lénine n’a pas écrit sur la morale. En fait, Victor Serge voulait dire quelque chose de totalement différent, à savoir que mes idées immorales sont une généralisation de la pratique de Lénine, l’" amoraliste ". Il cherche à discréditer la personnalité de Lénine par mes jugements, et mes jugements par la personnalité de Lénine. Il ne fait que flatter la tendance générale réactionnaire qui est dirigée contre le bolchevisme et le marxisme dans leur ensemble.

Souvarine le sycophante

Ex-pacificiste, ex-communiste, ex-trotskyste, ex-communiste-démocrate, ex-marxiste... ex-Souvarine, pourrait-on presque dire, Souvarine attaque la révolution prolétarienne et les révolutionnaires d’autant plus effrontément qu’il ne sait pas ce qu’il veut. Cet homme aime collectionner les citations, les documents, les virgules et les guillemets, entasser des dossiers et, de plus, il sait manier la plume. A l’origine il avait espéré que ce bagage lui durerait toute la vie. Mais il fut bientôt forcé de se persuader qu’il fallait, en outre, savoir penser. Son livre sur Staline, en dépit de l’abondance des citations et des faits intéressants, est un témoignage de sa propre indigence. Souvarine ne comprend pas ce qu’est la révolution ni ce qu’est la contre-révolution. Il applique au processus historique les critères d’un petit raisonneur à tout jamais blessé par l’humanité pécheresse. La disproportion entre son esprit critique et son impotence créatrice le ronge comme un acide. De là sa constante exaspération, et son manque d’honnêteté élémentaire dans l’appréciation des idées, des hommes et des événements, le tout recouvert d’un moralisme desséché. Comme tous les cyniques et les misanthropes, Souvarine est organiquement attiré par la réaction.

Souvarine a-t-il ouvertement rompu avec le marxisme ? Nous n’en avons jamais entendu parler. Il préfère l’équivoque ; c’est son élément naturel. Dans sa critique de mon pamphlet il écrit : " Trotsky, une fois de plus, enfourche son dada de la lutte de classes. " Pour le marxiste d’hier la lutte de classes est... "le dada de Trotsky ". Il n’est pas étonnant que Souvarine, lui, ait préféré monter à califourchon sur le chien mort de la morale éternelle. A la conception marxiste, il oppose " le sens de la justice... sans considération des différences de classes ". Il est en tout cas rassurant d’apprendre que notre société est fondée sur un " sens de la justice ". Dans la guerre qui vient, Souvarine ira sans doute exposer sa découverte aux soldats des tranchées ; entre-temps, il peut en faire autant pour les invalides de la dernière guerre, les chômeurs, les enfants abandonnés et les prostituées. Serait-il écharpé dans cette affaire, nous avouons à l’avance que notre "sens de la justice" ne serait pas de son côté.

Les critiques faites par cet apologiste éhonté de la justice bourgeoise " sans considération des différences de classes " se fondent entièrement sur le prière d’insérer inspiré par Victor Serge. A son tour, ce dernier, dans toutes ses tentatives de " théorisation " ne va pas au-delà d’emprunts hétérogènes à Souvarine qui néanmoins possède cet avantage d’exprimer ce que Victor Serge n’ose dire.

Avec une feinte indignation – il n’y a rien de sincère chez lui – Souvarine écrit qu’étant donné que Trotsky condamne la morale des démocrates, des réformistes, des staliniens et des anarchistes, il s’ensuit que le seul représentant de la morale est le " parti de Trotsky ", et comme ce parti " n’existe pas ", en dernière analyse l’incarnation de la morale est donc Trotsky lui-même. Comment s’empêcher de rire à de tels propos ? Souvarine imagine apparemment qu’il est capable de distinguer entre ce qui existe et ce qui n’existe pas. C’est une affaire très simple tant qu’il ne s’agit que d’œufs brouillés ou d’une paire de bretelles. Mais, à l’échelle du processus historique, une telle distinction passe évidemment au-dessus de la tête de Souvarine. " Ce qui existe " naît ou meurt, se développe ou se désintègre. Ce qui existe ne peut être compris que de celui qui en comprend les tendances internes.

On pourrait compter sur les doigts le nombre de gens qui ont gardé une position révolutionnaire quand éclata la dernière guerre. Toute la scène de la politique officielle était presque entièrement recouverte par les diverses nuances du chauvinisme. Liebknecht, Luxembourg, Lénine semblaient des individus isolés impuissants. Mais y a-t-il le moindre doute que leur morale était supérieure à la morale bestiale de l’" union sacrée " ? La politique révolutionnaire de Liebknecht n’était pas du tout " individualiste ", comme il paraissait alors au Philistin patriote moyen. Au contraire, Liebknecht, et Liebknecht seul, reflétait et préfigurait les tendances profondes souterraines des masses. Le cours ultérieur des événements l’a entièrement confirmé. Ne pas craindre aujourd’hui une complète rupture avec l’opinion publique officielle, de façon à obtenir le droit d’exprimer demain les idées et les sentiments des masses insurgées, voilà un mode particulier d’existence qui diffère de l’existence empirique des formalistes petits-bourgeois. Tous les partis de la société capitaliste, tous ses moralistes et ses sycophantes périront sous les décombres de la catastrophe imminente. Le seul parti qui survivra sera le parti de la révolution socialiste mondiale, même s’il semble aujourd’hui inexistant aux rationalistes aveugles, exactement comme leur avait paru inexistant le parti de Lénine et de Liebknecht durant la dernière guerre.

Les révolutionnaires et les porteurs d’infection

Engels a écrit un jour que Marx et lui-même étaient restés toute leur vie en minorité et qu’ils s’en étaient toujours " bien trouvés ". Les périodes où le mouvement des classes opprimées s’élève au niveau des tâches générales de la révolution représentent les très rares exceptions de l’histoire. Bien plus fréquentes que les victoires sont les défaites des opprimés. Après chaque défaite vient une longue période de réaction qui rejette les révolutionnaires dans un état de cruel isolement. Les pseudo-révolutionnaires, les " chevaliers d’une heure ", comme le dit un poète russe, ou bien trahissent ouvertement la cause de l’opprimé dans de telles périodes ou bien courent partout à la recherche d’une formule de salut qui leur permettrait d’éviter la rupture avec l’un ou l’autre des camps en présence. Il est inconcevable à notre époque de trouver une formule conciliatrice dans le domaine de l’économie politique ou de la sociologie ; les contradictions de classes ont pour toujours renversé la formule de " l’harmonie " des libéraux et des réformistes démocrates. Il reste le domaine de la religion et de la morale transcendantale. Les " socialistes-révolutionnaires " russes ont essayé de sauver la démocratie par l’alliance avec l’Église. Marceau Pivert remplace l’Église par la Franc-maçonnerie. Apparemment, Victor Serge n’a pas encore adhéré à une loge, mais il n’a aucune difficulté à trouver le même langage que Pivert contre le marxisme.

Deux classes décident du sort de l’humanité : la bourgeoisie impérialiste et le prolétariat. La dernière ressource de la bourgeoisie est le fascisme, qui remplace les critères historiques et sociaux par des normes biologiques et zoologiques de façon à se libérer de toute restriction dans la lutte pour la propriété capitaliste. La civilisation ne peut être sauvée que par la révolution socialiste. Pour accomplir ce bouleversement, le prolétariat a besoin de toutes ses forces, de toute sa détermination, de toute son audace, de toute sa passion impitoyable. Par-dessus tout, il doit être entièrement libéré des fictions de la religion, de la " démocratie " et de la morale transcendantale – autant de chaînes forgées par l’ennemi pour le mater et le réduire à l’esclavage. Seul est moral ce qui prépare le renversement total et définitif de la bestialité capitaliste, et rien d’autre. Le salut de la révolution – voilà la loi suprême !

Une compréhension claire de la corrélation entre les deux classes fondamentales – la bourgeoisie et le prolétariat à l’époque de leur lutte à mort – nous révèle la signification objective du rôle des moralistes petits-bourgeois. Leur trait essentiel est l’impuissance : impuissance sociale en raison de la dégradation économique de la petite-bourgeoisie ; impuissance idéologique en raison de la peur de la petite-bourgeoisie face au déchaînement monstrueux de la lutte de classes. De là naît la tendance du petit-bourgeois, éduqué ou ignorant, à freiner la lutte de classes. S’il ne peut y parvenir au moyen de la morale éternelle – et cela ne peut réussir – le petit-bourgeois se jette dans les bras du fascisme qui freine la lutte de classes au moyen de mythes et de la hache du bourreau. Le moralisme de Victor Serge et de ses pairs est un pont menant de la révolution à la réaction. Souvarine est déjà de l’autre côté du pont. La moindre concession à ces tendances signifie le début de la capitulation devant la réaction. Que ces porteurs d’infection aillent inoculer les normes de la morale à Hitler, Mussolini, Chamberlain et Daladier. Quant à nous, le programme de la révolution prolétarienne nous suffit.

Coyoacan, 9 juin 1939.

NOTE

[*] Nous ne nous attarderons pas, ici, sur l’habitude misérable qui consiste à se référer avec mépris aux Hottentots afin de donner par là plus d’éclat encore à la morale des esclavagistes blancs. Le pamphlet en a suffisamment traité. (Note de L.T.)

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/morale/morale17.htm

Léon Trotsky : Victor Serge et la IVe Internationale

2 décembre 1938

Quelques amis nous ont demandé quel est l’état des relations de Victor Serge avec la IVe Internationale. Nous sommes obligés de répondre que ce sont celles d’un adversaire. Depuis sa sortie d’Union soviétique, Victor Serge n’a pas cessé de changer de position. On ne peut définir son attitude politique autrement que par « le changement permanent ». Sur aucune question il n’a présenté de positions claires ou distinctes, de répliques ou d’arguments. En revanche, il a invariablement soutenu ceux qui quittaient la IVe Internationale, que ce soit à droite ou à gauche.

A la surprise générale, Victor Serge a déclaré dans une lettre officielle qu’il rejoignait le P.O.U.M. sans avoir jamais essayé de répondre à notre critique du P.O.U.M. comme une organisation centriste qui avait joué un rôle misérable dans la révolution espagnole. Dans les coulisses, il soutenait le malheureux héros du syndicalisme « de gauche », Sneevliet, sans jamais se décider à défendre ouvertement la politique sans principes de l’opportuniste hollandais. En même temps, il a répété à diverses occasions que ses divergences avec nous n’avaient qu’un caractère « secondaire ». A la question directe, pourquoi alors ne collaborait-il pas avec la IVe Internationale plutôt qu’avec ses opposants enragés, Victor Serge n’a jamais donné de réponse. Tout cela, ensemble, a privé de toute consistance sa propre « politique » et l’a transformée en une série de combinaisons personnelles sinon d’intrigues.

Si Victor Serge parle, aujourd’hui encore, de ses « sympathies » pour la IVe Internationale, ce n’est pas autrement que les Vereeken, Molinier, Sneevliet, Maslow, etc., en ayant en tête non l’Internationale réelle, mais une Internationale mythique, née de leur imagination et à leur image, qui leur est nécessaire seulement comme couverture pour leur politique opportuniste ou aventuriste. Notre Internationale, qui fonctionne réellement, n’a rien à voir avec cette Internationale qui n’existe pas : la section russe et l’Internationale dans son ensemble ne prennent aucune responsabilité pour la politique de Victor Serge.

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1938/12/serge.htm

Le Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (P.O.U.M.)

Mais il y avait, parait-il, en Espagne, un parti « trotskiste », le POUM ? Selon les calomnies staliniennes, un parti trotskiste devait obligatoirement travailler avec la Gestapo. Ne sont-ils pas de la Ges­tapo, tous ceux qui dénoncent les crimes staliniens et n’exécutent pas aveuglement les ordres de la bu­reaucratie moscovite dégénérée ?

Le POUM, donc trotskiste et agent de la Gestapo, a fait le putsch de mai 1937, mais heureusement, grâce aux interventions heureuses du Front populaire, du Parti communiste, du PSUC, le Parti Socialiste Unifié de Catalogne, « socialiste » mais adhérant à l’Internationale communiste, le diable trotskiste-poumiste put être maîtrisé !

On a commencé à respirer au mois de mai-juin 1937 : on a « liquidé » le trotskisme en Espagne et surtout en Catalogne. Le gouvernement de Largo Caballero qu’on croyait jusqu’en mai dans la bonne voie, mais qui en réalité était mou et semi-trotskiste, fut remplacé par le gouvernement de la victoire, présidé par le docteur Négrin, celui-ci un vrai gouvernement de Front populaire, un vrai parce que débarrassé de tous ces trotskisants et suspects, un vrai comme il en faudrait dans tous les pays, et en premier lieu en France, capable par conséquent de lutter et de vaincre le fascisme.

Depuis cette intervention heureuse de Staline en mai 1937 à Barcelone, en Catalogne et en Espagne, l’optimisme pouvait, enfin, s’emparer de nous en ce qui concerne la révolution espagnole, ou si vous préférez, en ce qui concerne le sort de la guerre con­tre Franco. Le grand Staline n’a-t-il pas bien arrangé la révolution chinoise en 1927, ou n’a t-il pas remporté une grande victoire pour le prolétariat allemand et international en 1933 avec l’arrivée au pouvoir de Hitler, pour ne citer que ces deux exploits ?

Ah oui ! Le capital et son chien Franco pouvait être rassuré.

Nous n’allons pas dans ce chapitre d’analyse du POUM rectifier et réfuter toutes les calomnies et tous les mensonges des staliniens. Ces gens-là, ou ces canailles plutôt, mentent comme ils respirent. Et ils disposent d’un appareil formidable et surtout de beaucoup d’argent. Ces usurpateurs qui ont volé le glorieux drapeau de la Révolution d’Octobre qu’ils traînent dans la boue ont la faculté d’imprimer à des millions d’exemplaires et dans le monde entier leurs falsifications.

Mais que fut le POUM en réalité ? Trotskiste ? Trotskiste, cela voudrait dire selon l’étymologie du mot, une organisation poursuivant la politique de Léon Trotski. Or, le lecteur n’ignore pas probablement que Trotski est partisan de la IV° Internationale. Le POUM n’était pas trotskiste pour un sou.

Le camarade Léon Trotski qui, avec une netteté qui lui est propre, stigmatisa les fautes du POUM, a plusieurs fois insisté sur les divergences sérieuses qui séparent le POUM de la IV° Internationale. Nous nions la légende stalinienne du « POUM trotskiste » dans l’intérêt de la vérité qui est en même temps celui de l’éducation de la classe ouvrière, qui doit connaître les positions réelles et non imaginaires des différents courants politiques, afin de pouvoir libre­ment et en connaissance de cause confronter, choisir et enfin trouver sa voie.

POUM (le Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) a été fondé en décembre 1935 comme produit de l’unification du Bloc Ouvrier et Paysan de Maurin et de la Gauche communiste. Cette dernière appartenait dans le passé à l’organisation internationale de l’opposition de gauche « trotskiste ». Il faut rappeler seulement qu’elle eut toujours des relations très vagues avec l’organisation internationale. La rentrée de la gauche communiste dans le POUM détermine la rupture de Nin et Andrade, qui la dirigeaient, avec le « trotskisme » et avec l’organisation trotskiste internationale. Je ne ferai pas l’historique des discussions et des divergences qui ont séparé la IV° Internatio­nale et la gauche communiste. Je rappellerai seule­ment les principales divergences qui les ont séparé au cours de la Révolution espagnole.

Le Front populaire espagnol s’est formé à la veille des élections législatives de février 1936. Son pro­gramme électoral ressemblait aux programmes électoraux des Fronts populaires d’autres pays ; y figuraient les promesses générales quant à l’amélioration des conditions de travail de la classe ouvrière, l’adhé­sion à la politique de sécurité collective de la Société des Nations, etc... Il est vrai que dans ce programme figurait aussi l’amnistie de toutes les victimes de la répression réactionnaire de Gil-Robles Lerroux.

Le POUM adhéra au Front populaire et signa son programme électoral réformiste et petit bourgeois. Il justifia par la suite son attitude par la nécessité d’obtenir à tout prix l’amnistie. Mais en réalité, l’amnistie fut obtenue non à la suite de la victoire électorale, mais à la suite d’un puissant mouvement de masse extra-parlementaire qui força les portes des prisons.

Après les élections, le POUM critiqua la politique du Front populaire, mais fut en réalité à sa remorque jusqu’au moment où la bureaucratie staliniste coalisée avec la bourgeoisie de gauche, l’empêcha même de parler sur la révolution socialiste et le mit dans l’illégalité.

A part la droite et la gauche, en politique existe le centre. Il en est de même dans le mouvement ouvrier. Ce fut le cas pendant la grande guerre, quand le mouvement ouvrier, selon la juste appréciation de Lénine, se divisait entre la droite, les social-patriotes déclarés genre Vandervelde, Scheidemann, Marcel Cachin, etc..., les gauches internationalistes conséquents : les bolcheviks, les spartakistes allemands, et aussi les centristes comme Ledebour, Longuet, etc...

Si nous analysons la dernière période de l’évolution du mouvement ouvrier qui a commencé à peu près en 1934-35, nous observons le même phénomène. Il y a les partisans déclarés de la politique du Front popu­laire, politique qui accroche le prolétariat â la queue de la bourgeoisie dite démocratique, politique qui, à la lumière de l’expérience espagnole est analysée dans le présent travail : ce sont les staliniens, promoteurs de cette panacée universelle de Dimitrov, et aussi les réformistes appartenant à la Seconde Internationale.

Il y a des adversaires déclarés de cette politique de crime et de suicide du Front populaire, ce sont les bâtisseurs de la IV° Internationale. Ils opposent à la politique de platitude et de collaboration de classe, les méthodes révolutionnaires du marxisme et du bol­chevisme, les méthodes à l’application desquelles le prolétariat doit toutes ses conquêtes, ses victoires et ses montées historiques.

Mais, entre les deux courants fondamentaux de la période présente, à savoir le courant stalino-réformiste et le courant de la IV° Internationale, il y a les centristes.

Les centristes ne sont pas une étiquette inventée méchamment pour les besoins de la polémique par les « sectaires » et intraitables trotskistes. Ils sont une réalité dans tous les pays du monde. Les centristes se déclarent contre la politique du Front populaire, font de critiques parfois très justes des crimes des stali­niens.

C’est à cause de leur indépendance de la Guépéou que les staliniens les traitent de « trotskistes ». Mais les centristes s’arrêtent à mi-chemin dans leur critique de la politique stalino-réformiste.

Ils sont contre le Front populaire, mais en même temps ont peur de se couper des masses en exposant franchement le programme d’action révolutionnaire. En principe, ils sont pour une nouvelle Internationale Révolutionnaire, mais pratiquement combattent la nouvelle internationale naissante, la IV°. Dans plu­sieurs questions centrales de la période actuelle, ils sont en principe d’accord avec nous, mais quand il s’agit de passer des principes à l’application et à la réalisation, ils s’alarment et nous dénoncent comme des « sectaires ». Ils sont très susceptibles et chatouil­leux. Ils se fâchent surtout quand on les appelle « centristes ». Que cela soit sous le ciel gris de Paris ou sous le ciel bleu et limpide de Catalogne et d’Espagne, que cela soit à New-York ou à Varsovie, ils sont partout les mêmes. Au lieu de se fâcher pourtant, ils feraient mieux de discuter honnêtement avec nous, de répondre à nos critiques, et d’accepter notre col­laboration. Nous ne sommes pas des professeurs du mouvement ouvrier. Nous sommes toujours prêts à apprendre des autres, à réexaminer encore et encore une fois les mêmes problèmes à la lumière des nou­velles expériences tragiques. Les mesquineries et l’amour-propre blessé ne comptent pas pour nous. Nous sommes au-dessus de cela. « Nos querelles ne sont pas celles de rabbins et de capucins, mais sont la lutte des chevaliers pour le coeur de la Dame ». Et la Dame, c’est la Révolution.

En Espagne, la politique du Front populaire fut poursuivie d’une manière conséquente par les staliniens et les réformistes. Quant à la CNT, elle s’y est opposé au début, mais sa nullité idéologique l’empêcha d’opposer à la politique de Negrin-Comorera une autre conception. Sa critique resta donc seulement négative, et après une série de zigzags et gémissements plaintifs, la CNT s’intégra dans le Front populaire et évolua vers le réformisme.

Quant au POUM, il proclamait cent fois la nécessité de la « révolution socialiste », mais sa politique réelle était à l’opposé de cet objectif.

Il y avait, comme nous l’avons déjà rappelé, une dualité de pouvoir après le 19 juillet. Le second pou­voir, le pouvoir ouvrier naissant, qui d’ailleurs prédo­minait au cours des premiers mois de révolution, s’ex­primait dans les comités ouvriers qui ont bel et bien existé même dans les plus petits villages et aussi dans le Comité Central des Milices Antifascistes. Ces orga­nismes du second pouvoir, ce grand acquis de la révo­lution, a été démoli par toutes les organisations ouvrières espagnoles, et force nous est de constater que le POUM a participé et a couvert la dissolution des comités des villages, remplacés par les conseils muni­cipaux (ayuntamientos), et aussi la dissolution du Comité Central de Milices Antifascistes. Le POUM participa au gouvernement de coalition de Taradellas, qui se constitua précisément sur la base de la destruction de ces authentiques organismes révolutionnaires.

Nin, conseiller à la Justice de la Généralité de Catalogne, fut par la suite assassiné par les staliniens. Nous avons dénoncé dans le monde les crimes de la Guépéou, dirigés du reste en premier lieu contre notre tendance. Nin paya de sa vie son dévouement à la classe ouvrière et son honnêteté personnelle, qui n’est pas en cause. Mais si Nin nous est cher, la vérité nous est encore plus chère. La cause pour laquelle Nin a donné sa vie exige la netteté de l’analyse. Nous ne sommes pas des sentimentaux, mais des passion­nés, et si les sentiments nous dévorent, ils ne sont pas faibles. La politique qu’a poursuivi Nin au cours de la révolution espagnole a favorisé ceux qui devaient par la suite l’assassiner.

La question centrale de la révolution est la question du pouvoir, et Nin aimait aussi le répéter.

Dans la lettre à Kugelmann, pendant l’expérience de la Commune, Marx disait : « J’affirme que la révolution en France doit avant tout tenter, non de faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’au­tres mains - c’est ce qui s’est toujours produit jus­qu’à maintenant - mais de la briser. »

Or, le POUM oublia ce grand enseignement de Marx, développé par Lénine dans L’Etat et la Révolution.

Quels arguments donnait le POUM pour justifier son entrée dans la Généralité, ainsi que d’avoir couvert la dissolution du Comité Central des Milices An­tifascistes ? C’était la peur de se couper des masses et d’aller contre le courant. « Si nous n’étions pas rentrés dans la Généralité, nous cesserions d’être un courant politique, et nous serions balayés de la vie politique du pays. » Ces mots, je les ai entendus de Nin personnellement, mais il ne s’agit pas évidemment de Nin, mais de toute la direction du POUM.

A cet argument on ajoutait un autre : la nécessité de collaborer avec la petite bourgeoise et de l’alliance avec les classes moyennes. La forme de cette alliance c’était, selon les dirigeants du POUM, la collaboration à la Généralité.

Analysons ces arguments. Le premier veut dire que si le POUM n’était pas entré dans la Généralité, il cesserait d’être un facteur politique dans le pays.

Or, nous affirmons et prouvons le contraire. Si le POUM s’était prononcé contre la collaboration dans la Généralité et s’était appuyé sur les éléments du se­cond pouvoir, les comités, il se serait ouvert la seule voie pour devenir un facteur politique décisif du pays. Il ne s’agit pas pour nous, évidemment, du seul fait d’entrer dans la Généralité, mais de l’ensemble de la politique.

Le POUM devait évidemment se battre avec d’au­tres forces antifascistes contre Franco. C’est hors de discussion. Mais il ne devait pas prendre même l’ombre de la responsabilité pour la politique des dirigeants du Front populaire. En ce prononçant avec une netteté contre la dissolution du Comité Central des Milices Antifascistes et des Comités en général, il au­rait pu, sinon l’empêcher, en tous cas gagner de grandes sympathies au sein des autres organisations ouvrières, en premier lieu au sein de la CNT. C’était précisément la voie de croissance du POUM comme parti de masse. Aurait-il pu empêcher la destruction du second pouvoir ? Comme cela est expliqué déjà dans ce travail, les éléments de second pouvoir existaient encore jusqu’en mai 1937. 9 mois séparent le 19 juillet du 3-6 mai, c’est-à-dire neuf mois séparèrent la naissance du second pouvoir de son écrasement par le pouvoir bourgeois reconstitué. Evidemment, avec une audacieuse politique du POUM, le calendrier pouvait changer. Encore une fois, nous ne sommes pas des prophètes. Et il est difficile de prévoir quels fac­teurs nouveaux auraient pu intervenir si la situation avait évolué dans le sens révolutionnaire. Mais, en tous cas, la voie de la révolution paissait par la lutte opiniâtre pour le maintien et l’élargissement des élé­ments du pouvoir ouvrier, c’est-à-dire précisément par la voie du maintien des organismes dissous par le gouvernement de Taredellas. Le POUM disait cent fois par jour qu’il s’agit d’une « révolution socialiste ». Mais les Généralités ni en minuscule ni en majuscule, ne suffisent pas en politique, surtout pendant la période révolutionnaire. Il s’agit de concrétiser la tâche historique générale par une politique réelle. Or, le POUM, tout en parlant de la « révolution socialiste » ... en réalité faisait la même chose que les autres cou­rants, c’est-à-dire participait et couvrait la dissolution des éléments du second pouvoir dont le maintien et l’élargissement seul pouvait nous amener à la révolu­tion socialiste, non seulement sur les colonnes du jour­nal, mais dans la réalité.

Les ouvriers n’auraient pas compris, surtout dans la première période de confusion et d’embrassade générale et du courant unitaire à tout prix, la position « sectaire » du POUM ? C’est possible. Mais, ce qui est, sûr, c’est qu’après une courte expérience, ils se seraient tournés inévitablement vers le POUM. Cette nécessité d’être « sectaire », c’est-à-dire d’exposer ouvertement le programme révolutionnaire au moment où les masses ne sont pas encore préparées à l’accep­ter existe toujours pour le courant révolutionnaire.

N’existait il pas au cours de la révolution russe ? Les bolcheviks n’ont-ils pas suivi précisément cette voie ? Ont-ils eu peur qu’on les traite de « trotskistes », de l’époque, d’aventuriers, d’utopistes, de rê­veurs ? N’ont-ils pas aussi été traités d’agents de l’Allemagne ? Et ils ont gagné les masses.

Le POUM aurait été, s’il avait suivi la voie indiquée par la IV° Internationale, persécuté et mis dans l’illégalité tout de suite ? On nous disait cela aussi lors de nos discussions en Espagne dans le POUM. Il serait persécuté ? Peut-être. Quoique il n’était pas fa­cile de persécuter un courant ouvrier en Catalogne en juillet, août 1936. Il n’aurait pas bénéficié des facilités que lui offrait sa participation au gouvernement ? Les milices du POUM, ou peut-être même l’hôtel Falcon n’auraient pas été appuyés financièrement par la Généralité ? Mais, il aurait joui d’un appui d’un autre poids dans une révolution, de l’appui venant d’en bas de la classe ouvrière qui se serait retourné vers lui quand elle aurait compris qu’il s’agissait ici d’un parti qui réellement luttait pour le pouvoir prolétarien.

Du reste le POUM a-t-il évité la répression ? Pas du tout. Bien qu’il jurait, et il disait la vérité, qu’il n’était pas trotskiste, il était toujours considéré comme tel par la bureaucratie staliniste.

Bien qu’il s’agisse de phénomènes différents, nous pouvons observer ici une certaine symétrie.

Négrin jurait cent fois par jour à Chamberlain qu’il n’est pas rouge, mais tout simplement républicain, mais, pour ce gentleman l’ « Espagne gouvernementale » était toujours mal gouvernée et il s’obsti­nait à préférer Franco.

Gorkin répétait aussi plusieurs fois par jour qu’il n’est pas trotskiste, et il disait la vérité, mais la bureaucratie staliniste le considérera malgré tout comme tel et a lancé contre le POUM les mêmes calomnies qu’elle lance contre la IV° Internationale.

Par ses explications et aussi par sa politique, Négrin n’a pas pu empêcher que Chamberlain aide Franco. Quant à Gorkin, ses explications et aussi sa politique n’ont pas empêché la répression contre le POUM « trotskiste ». Ne vaut-il pas mieux alors être un vrai « rouge » et un vrai « trotskiste » ? Cela n’enlèverait pas évidemment les inconvénients à savoir la haine de la bourgeoisie internationale et de la bureaucratie staliniste, mais on pourrait en même temps jouir des avantages de la politique révolutionnaire conséquente, avantages qu’ont pu recueillir les bolche­viks en 1917.

Le POUM voulait éviter la répression par sa politique conciliatrice. Il se disait : « Si un jour nous sommes réduits à l’illégalité, il faudra que nous ne soyons pas seuls, mais que nous soyons avec la CNT. » Dans ce domaine, les dirigeants du POUM vivaient aussi de fantaisies, et se confiaient au bon coeur des dirigeants de la CNT. Ces derniers ont par la suite assisté passivement à la persécution contre le POUM. Seule une politique de critique impitoyable du réformisme de la direction de la CNT ouvrait les possibilités d’un front unique avec la base révolutionnaire de la CNT, qui, évidemment, par suite de sa pression, pouvait obliger aussi le sommet anarchiste à quelques pas progressifs.

Quant au second argument, c’est-à-dire la nécessité de l’alliance avec les classes moyennes, c’est au fond le même argument dont se sert le Front populaire dans son ensemble. La fausseté de cet argument est démontré au cours de ce travail. Les dirigeants communistes prétendent que quand ils soutiennent Daladier en France, ou Azaña en Espagne, les radicaux­-socialistes et l’Esquerra, ils font une alliance avec la petite-bourgeoisie. En réalité ils sont à la remorque des agents petits-bourgeois du grand capital. L’allian­ce du prolétariat avec la petite bourgeoisie est évidem­ment nécessaire au cours d’une révolution, surtout dans un pays arriéré. Mais il y a deux méthodes d’opé­rer cette alliance : la méthode mencheviste du Front Populaire et la méthode bolcheviste de la lutte pour la dictature du prolétariat

Selon la première méthode « d’alliance avec les classes moyennes », qui est actuellement en vogue, et qu’on appliqua en France en 1936, en Espagne, au Chili et ailleurs, selon cette méthode chère à Blum, Dimitrov, Thorez et Comorera, l’alliance s’opère sur la base du maintien de la démocratie bourgeoise, c’est à-dire sur la base du maintien du régime capitaliste. Selon cette méthode du Front populaire, les agents petits-bourgeois du grand capital ont la direc­tion de cette alliance petite-bourgeoisie-prolétariat. Le prolétariat suit les dirigeants petits bourgeois, et par leur intermédiaire la bourgeoisie tout court. Que cette voie soit néfaste, et surtout utopique, nous avons es­sayé de le démontrer dans chaque chapitre de ce tra­vail. Donner comme perspective dans la période ac­tuelle le maintien de la démocratie bourgeoise, c’est tout à fait comme si on donnait comme perspective dans la technique le retour de l’aviation vers les chars des Romains. Le fascisme est un produit inévi­table du régime capitaliste. Pour supprimer l’effet, il faut supprimer la cause. La méthode bolcheviste de l’alliance avec les classes moyennes veut dire que le prolétariat doit avoir l’hégémonie du bloc. Seul cette hégémonie, et seule la dictature du prolétariat peu­vent du reste apporter une amélioration au sort de la petite-bourgeoisie et la détacher du grand capital.

La Généralité et le gouvernement de Taradellas, auquel adhéra le POUM, ont été une alliance avec la petite-bourgeoisie aussi à la mode du Front populaire. Le « programme socialiste » du gouvernement de Taradellas n’était que de la phraséologie. Le décret sur les collectivisations n’était que la consécration tardive de l’état de fait ; mais la dissolution des or­ganismes du second pouvoir a ouvert la vole à la contre-révolution. Evidemment, pour les bourgeois démocrates et pour les staliniens qui, à l’époque, n’avaient derrière eux qu’une intime partie du prolétariat, le gouvernement de Taredellas avec la participation de Nin n’était qu’une solution intermédiaire, provisoire, en attendant que le rapport des forces changeant permette de se débarrasser du POUM et aussi de la CNT. Il reste néanmoins vrai que, par sa politique à la remorque du Front populaire, le POUM a aidé à changer le rapport de forces en sa défaveur. Malgré le service que Nin a rendu à ses ennemis, il a été au mois de décembre 1936, débarqué de la Généralité et le POUM repoussé dans l’opposition.

Le POUM a-t-il redressé sa politique après cette expérience ministérielle ? A-t-il fait une autocritique sérieuse et a-t-il pris une orientation révolutionnaire ? Aucun parti révolutionnaire n’est prémuni contre des fautes, même graves, mais toute la question est de savoir s’il trouve ensuite en lui-même les forces pour corriger ses erreurs,

Or, le POUM, après décembre 1936, n’a rien appris. Il a évidemment accentué un peu son langage d’opposition, mais sa perspective restait dans le fond le re­tour à la même expérience ministérielle.

Le mot d’ordre du gouvernement ouvrier et paysan qu’il se proposait de réaliser n’était pas autre chose qu’un nouveau gouvernement de la Généralité avec une nouvelle invitation à Nin de réintégrer son poste. Les appréciations théoriques de POUM ont changé un peu : ainsi, dans les colonnes de la Batalla et dans les discours des membres du Comité Exécutif, Companys et Taradellas, qui étaient avant décembre de pauvres petits-bourgeois, se sont brusquement, après l’expulsion du POUM de la Généralité, enrichie et devenus des grands bourgeois. Cela cependant ne changeait rien à la perspective générale.

Quand le POUM parlait de « gouvernement ouvrier et paysan », il avait deux façons d’expliquer son mot d’ordre. La variante droite voulait dire : « Le gou­vernement de toutes les forces antifascistes », en somme la solution des plusieurs et difficiles crises de la Généralité par le retour au gouvernement de Taradellas avec la participation du POUM. La variante gauche, qui alternait dans les résolutions et les discours avec la variante droite ne valait pas mieux et voulait dire « Govern Obrer y Camperol » comme le résultat d’un Congrès des Comités ou après pour se rapprocher de la CNT, d’un Congrès des Comités et des Syndicats.

Mais toute la question était comment un Congrès pareil pouvait être réalisé. Le POUM s’illusionnait qu’il pouvait être réalisé d’en haut, c’est-à-dire par un ac­cord avec les dirigeants du Front populaire et ce qui plus est par la voie pacifique. Cette voie pacifique fut exposée par Nin encore quelques jours avant les événements de mai. Nin [1] qui connaissait à fond l’expérience de la révolution russe afin d’appuyer sa perspective de voie pacifique invoquait la position analogue de Lénine dans la période avril-juin. Malheureusement, ii lui arriva ce qui arrive souvent aux grands érudits du marxisme : ils connaissent les textes, mais se servent des analogies là précisément où elles ne peuvent pas être appliquées. « Le passage pacifique » fut possible pendant une période de la révolution russe parce que le second pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir des soviets existait et prédominait sur le premier pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir du Gouvernement Pro­visoire. Dans une certaine mesure la situation analo­gue existait en Espagne de juillet à septembre. Mais seulement jusqu’en septembre, c’est-à-dire jusqu’à la formation des gouvernements de coalition de celui de Madrid et de celui de Barcelone. Or, le POUM prévoyait encore la voie pacifique au mois d’avril 1937.

La politique du POUM à l’égard de la CNT reflétait aussi sa « peur de se couper des masses », et surtout sa mollesse idéologique. C’était une cour malheureuse. Evidemment, on ne pouvait rien faire en Catalogne sans le concours de la grande centrale syndicale anarcho-syndicaliste qui avait derrière elle la majorité du prolétariat catalan et surtout l’écrasante majorité des éléments combattifs. Mais la voie qu’a choisi le Comité Exécutif du POUM pour se rapprocher de la masse de la CNT était fausse. La voie de la conquête et de la pénétration dans la masse révolutionnaire de la CNT et de la FAI passait par la critique impitoyable de la politique platement réformiste du sommet anar­chiste. Il fallait carrément dénoncer l’hypocrisie ridi­cule de ces « "anti-politiciens et anti-étatistes" qui exerçaient les fonctions des ministres et des préfets. C’était la voie de conquête des éléments sains de la base de la CNT. Mais l’Exécutif du POUM préférait une cour empressée au Comité Régional. Il disait toujours : « Nous et la CNT, deux forces de la révolution ! » A quoi la belle, la direction de la CNT, répondait, quand elle daignait de répondre, au POUM : Nous et la CNT, vous êtes collants, et vous nous embêtez, fiches-nous la paix, vous êtes des sales politi­ciens !

La voie du rapprochement avec la base de la CNT passait pour le POUM par la rentrée de ses syndicats FOUS dans la centrale révolutionnaire anarcho-syndicaliste. Cette voie fut signalée et à plusieurs reprises par les représentants de la IV° Internationale. Malheureusement et c’était une de ses plus graves fautes, le POUM est rentré avec les syndicats qu’il influençait dans la UGT réformiste, squelettique, qui ne groupait au début que des éléments petit-bourgeois. Par là le POUM aux yeux des ouvriers de la CNT se confondait avec les staliniens. Esquerra en somme avec les éléments petits-bourgeois. Certes, la voie d’un travail à l’intérieur de la CNT n’était pas facile : la bureaucratie « anti-politicienne et antiétatiste » sait aussi employer des méthodes de coercition à l’égard des ré­volutionnaires. Mais dans quel livre a-t-on enseigné que la révolution est une chose facile. La rentrée dans la CNT c’était la seule voie.

Pour revenir encore à la question centrale de la révolution qui est la question de l’Etat, force nous est de rappeler que dans toute la période décisive jusqu’au mois de mai, le POUM avait dans cette question­-clé une position semi-réformiste. Quand le POUM était au gouvernement, il pensait que l’appareil étatique bourgeois est détruit parce qu’il avait des personnes de confiance dans la police. La dictature du proléta­riat « sous sa forme originale et espagnole » était réalisée sous la forme du gouvernement de la Généralité de Taradellas. Après le POUM abandonne cette appréciation théorique. De la dictature du prolétariat par le simple changement ministériel, nous avons passé « pacifiquement » au régime bourgeois. Mais le POUM continuait par exemple à parler d’épuration de l’appareil étatique, comme s’il s’agissait de la question de la quantité et non de qualité. Le Front Unique de la Jeunesse Révolutionnaire entre les Jeunesses du POUM et les Jeunesses Libertaires conclu au mois de janvier 1937 posait comme un des points de son programme l’épuration de l’Etat.

Le choc de mai 1937 fut le résultat d’un côté du complot de la coalition stalino-bourgeoise, de l’autre de la réponse spontanée dé la base révolutionnaire de la CNT qui est montée sur les barricades pour la défense des conquêtes du 19 juillet, mais fut trahie par la direction anarchiste. Le POUM ne pouvait évidemment, même si tel était son bon désir, organiser le soulèvement de mai, comme le dit la légende stali­nienne, étant un parti minoritaire surtout à Barcelone.

Mais en réalité, le POUM non seulement n’a pas organisé un soulèvement de mai selon les ridicules inventions de la GPU, il n’a même pas au cours de ce tragique moment, formulé un programme de sauvetage de la Révolution. Pendant ces journées grandioses, le POUM est resté aussi à la remorque de la belle : de la direction de la CNT et plus exactement du Comité Régional [2].

Vers six heures de l’après midi, le 3 mal, les représentants du Comité Exécutif ont eu une entrevue avec les représentants du Comité Régional. Au cours de cette entrevue, ils se sont mis avec toutes ses forces à la disposition du Comité régional.

Le Comité régional, a pris bonne note de l’offre du Comité Exécutif et lui a répondu qu’elle le convoquera si le besoin s’en fait sentir. La direction de la CNT collaborait avec I’oeuvre de pacification du gouvernement de Valence contre la base de sa propre organisation, qu’elle a livré à la persécution. Mais les comités de barriadas (des quartiers) les cadres moyens de la CNT et de la FAI étaient sur les barricades. Le POUM aurait pu chez ces éléments révolutionnaires trouver un vrai écho, lui fournir un programme d’action c’est-à-dire un programme d’insurrection. La direction du POUM a eu peur. Il ne s’agit pas pour nous de peur physique mais de manque d’audace politique et motivé par cette angoisse de res­ter seul.

Quand les ouvriers ont quitté les barricades et la ville fut livrée aux forces de répression venues de Valence, les poumistes devaient évidemment aussi quitter les barricades, mais le devoir d’un parti dans les périodes de montée, comme dans les périodes de recul ou de défaites est de dire la vérité aux ouvriers et en expliquant la situation réelle, éduquer le prolé­tariat et ainsi le préparer aux combats à venir. Malheureusement, Batalla disait qu’il fait jour quand il faisait nuit. Elle disait comme « Soli » que les ou­vriers de Barcelone ont victorieusement riposté à l’at­taque de la contre-révolution. C’est ce qui fut une défaite et était le point de départ d’une vague de répression, fut présenté comme une victoire soi-disant pour ne pas décourager les ouvriers.

Après les événements de mai la direction du POUM n’a pas compris le changement des rapports dé forces qui s’est produit à la suite de cette sanglante lutte. La répression a surpris complètement la direction du POUM. Un des enseignements du bolchevisme, et dont la méconnaissance les révolutionnaires payeront cher dans les combats à venir est la nécessité pour le parti prolétarien d’avoir même dans la période de légalité un autre appareil illégal, afin de pouvoir en cas de dé­faites sauver ses cadres et son état-major. Cet enseignement fut méconnu par le POUM. Et il ne fallait pas être un grand clerc pour s’attendre après mai, à une répression stalino-bourgeoise contre le POUM. Les dirigeants du POUM disaient textuellement : « L’Espagne n’est pas la Russie, Barcelone n’est pas Moscou », comme Paul Faure en France proclame, pour justifier la passivité envers le fascisme : « France n’est pas Allemagne », comme si la lutte sociale n’avait pas un caractère international et si les mê­mes causes et dans les mêmes circonstances, sous tous les méridiens et sous toutes les latitudes ne produi­saient pas les mêmes effets !

Les dirigeants du POUM logeaient chez eux et tenaient leur permanence dans leurs locaux jusqu’au jour où la police stalinienne lés a arrêtés. Il ne s’agit pas seulement ici de l’imprudence et de l’insouciance qu’on attribué peut être exagérément aux Espagnols, mais de la méconnaissance de la situation réelle. « Prieto n’est pas un bolchevik » se consolaient les dirigeants du Comité Exécutif et ils continuaient à résider sur les Ramblas.

La période de six semaines qui séparaient le 3-6 mai de l’ignoble provocation stalinienne du 20 juin pouvait être exploitée par un parti pour organiser son travail illégal et pour mettre ses chefs à l’abri.

A ce tableau très sommaire et incomplet de la politique du POUM dans les moments les plus critiques il faut ajouter aussi très sommairement la façon avec laquelle la direction du POUM a traité les vrais trotskistes, les partisans de la IV° Internationale, les bol­cheviks-léninistes espagnols. Les gens à l’étranger vi­vent de la légende du POUM « trotskiste ». En réalité la direction du POUM était composée des anti-trotskistes enragés, anciens blokistes Gorkin-Arquer et anti-trotskistes timides et honteux comme Andrade. Dans Batalla, organe central du parti POUM, on condamnait le trotskisme comme une tendance trop sectaire. Dans plusieurs articles les chefs du POUM se déclaraient anti-trotskistes et anti-stalinistes et ils mettaient très souvent les deux courants sur le pied d’égalité.

« Nous ne sommes ni stalinistes ni trotskistes, mais des poumistes », déclaraient les dirigeants du POUM et ils prétendaient même que tout le mouvement ou­vrier mondial s’est divisé autour de l’attitude à adop­ter à l’égard du POUM en poumistes et anti-poumistes, comme pendant la révolution russe en bolcheviks et antibolcheviks.

Ce qu’était le poumisme, surtout ce qu’était sa politique au cours de la révolution espagnole, nous avons essayé d’analyser sommairement dans ce cha­pitre. La « légère » différence avec le bolchevisme ap­paraît clairement.

L’Anti-trotskisme des dirigeants du POUM prenait des formes très aiguës. Si tout-à-fait au début, c’est­-à-dire au cours des premiers mois qui ont suivi le 19 juillet, le POUM a accepté la collaboration technique des quelques militants de la IV° Internationale, c’était plutôt à cause du fait que quelques camarades de notre organisation se sont trouvés dans la lutte et ont conquis cette place en combattant, la collabora­tion technique d’autres camarades étrangers fut acceptée par les dirigeants du POUM faute de mieux. Les dirigeants du POUM, à la première occasion, les ont remplacé par leurs vrais amis internationaux : les maximalistes italiens, les sapistes allemands, les pivertistes français, etc... Gorkin ne se justifiait-il pas que « l’envahissement par les trotskistes des services de propagande du POUM » résultait du fait qu’il fallait mettre quelqu’un dans ce service et on s’est servi des premiers venus.

Notre groupe espagnol a demandé au mois de novembre 1936 d’adhérer au POUM. Il s’est engagé à respecter la discipline du parti et a demandé pour lui seulement le droit de défendre dans les cadres du parti ses conceptions politiques. Nin, au nom de l’Exécutif (pour ce genre de besogne, Gorkin chargeait toujours Nin) a répondu exigeant de nos cama­rades entre autres « la condamnation des campagnes de la soit-disant IV° Internationale ».

Même les camarades qui ne faisaient aucun travail fractionnel dans le POUM, mais défendaient les idées de la IV° Internationale, étaient considérés comme suspects et pestiférés, non seulement eux, mais même ceux qui entretenaient avec eux des rapports amicaux ont été considérés comme des gens qu’il vaut mieux ne pas fréquenter. Le POUM a exclu certains camarades de son organisation à la manière parfaitement staliniste pour le délit de s’écarter de la ligne politi­que du parti (formule textuelle) sans discussion...

Le POUM qui toujours dans la discussion contre nous insistait sur les méthodes bureaucratiques im­possibles du Secrétariat International de la IV° In­ternationale, n’a pas eu le temps de convoquer un seul congrès du parti entre juillet et mai, neuf mois et quels mois ! Du reste, même son entrée à la Généra­lité a été décidé sans consulter la base ! Et ce parti voulait parfois s’identifier avec le parti bolchevik qui, en 1917, et après en pleine guerre civile, discutait librement et élaborait dans la fièvre passionnée et salutaire des luttes, des tendances et des opinions dans son sein, la politique à suivre !

La direction du POUM est allé, pour faciliter la préparation de son Congrès, jusqu’à exclure de ses milices les bolcheviks-léninistes qui, pendant huit mois, tenaient les tranchées et exposaient leur poi­trine à la mitraille fasciste ! Mais tous ceux qui man­geaient du trotskisme, ceux-là jouissaient de l’appui inconditionnel de l’Exécutif. Comme exemple, on pourrait citer entre autres les deux frères roumains M. dont l’un était commissaire politique de la division Lénine, et qui se vantait qu’il était en possession d’un fichier très documenté avec les noms de tous les trotskistes, leurs adresses, occupations, etc. Le commissaire politique roumain en question est passé après le mois de mai chez les staliniens et a transmis probablement ce fichier anti-trotskiste à la G.P.U. avec d’autres fichiers des poumistes...

Autre chose, les bolcheviks-léninistes, malgré la répression anti-trotskiste de l’Exécutif, étaient dans chaque moment difficile à côté du POUM, ils offraient toujours leur expérience politique et aussi leurs pro­pres poitrines.

Pour être bien reçu par l’Exécutif du POUM, il fal­lait obligatoirement dénoncer le sectarisme du S. I. de la IV° Internationale, il fallait surtout raconter qu’on a été « victime personnelle », il y 5 ou 8 ans, des procédés impossibles de Léon Trotsky. Se taire là-dessus était déjà considéré de mauvais goût au Falcon et à l’Exécutif.

Le POUM était donc bien loin de la IV° Internationale et Gorkin avait peur du trotskisme comme le diable de l’eau bénite. Pourtant, seule le « trotskisme » c’est-à dire la politique bolcheviste de la IV° Inter­nationale pouvait sauver le POUM et ouvrir pour lui les larges voies.

Quel est l’avenir du POUM ? Peut-il servir de base pour le futur parti de la Révolution Espagnole ? Seule l’expérience et la voie dans laquelle il s’engagera, les leçons qu’il saura tirer de la tragique expérience pour­ront répondre à cette question.

Nous avons critiqué ses positions politiques, mais nous devons mettre aussi en avant ses points forts, le courage et le dévouement de ses militants. N’a-t-il pas eu dans son sein des milliers de militants comme Mena ne l’a-t-il pas encore ? N’a-t-il pas pris une part et comme il faut le 19 juillet ? Ses militants de mar­que comme Germinal Vidal [3] n’ont-ils pas été parmi les premiers assaillants de cette cent fois glorieuse journée ? Ses Miguel Pedrola et d’autres n’ont-ils pas mêlé tout de suite leur sang avec l’ensemble du prolétariat ? Et cette colonne de Rovira partie avec d’autres « tribus » en direction de Huesca ? Nous connaissons aussi les qualités d’organisation des militants et des dirigeants du POUM qui ressortent surtout si nous les comparons avec les anarchistes espagnols, aussi héroïques, mais désordonnés dans leurs méthodes et dépourvus d’une boussole idéologique.

Toutes ces qualités du POUM doivent être complé­tées dans l’avenir par une juste orientation révolu­tionnaire. La IV° Internationale lui propose son pro­gramme. Certaines de nos critiques sont exagérées ou même erronées ? Avons-nous fait des fautes d’organisation ? Avons-nous manqué de souplesse ? Peut-­être.

Nous sommes prêts à tout revoir, à tout rediscuter. Nous rions de la conception de l’infaillibilité dans le mouvement ouvrier. Nous sommes prêts à aider à la reconstruction du parti ouvrier d’Espagne : nous ne posons qu’une condition : liberté de discussion, discipline dans l’action !

Notes

[1] Il nous est très désagréable de discuter avec le défunt qui malheureusement ne peut pas répondre. Mais nous n’avons pas le choix. Il nous est difficile par exemple, de discuter les conceptions théoriques de Gorkin... Ce vrai maître de l’appareil du POUM et talentueux organisateur se contentait de faire de la politique courante et ne se préoccupait pas des généralisations théoriques. Nin était le vrai idéologue du POUM, du reste, les « ninistes » heureusement sont en vie.

[2] Les militants du POUM étaient sur les barricades, mais cela ne change rien quant au manque d’orientation de sa direction.

[3] Germinal Vidal, dirigeant de la Jeunesse du POUM, tombé le 19 juillet, Place de l’Université à Barcelone.

Léon Trotsky

Un rapprochement est-il possible avec Nin ?

(Extraits de lettres à Victor Serge)

30 juillet 1936

3 juin 1936

Cher Victor Lvovitch,

(...) Si j’ai bien compris votre lettre de Paris, vous êtes mécontent de notre comportement à l’égard d’Andrés Nin, comportement que vous trouvez « sectaire ». Vous ne connaissez pas et ne pouvez connaître l’histoire politique et personnelle de ces relations.

Vous pouvez imaginer sans peine combien je me suis réjoui à l’époque de la venue de Nin à l’étranger. Pendant plusieurs années, j’ai correspondu avec lui très régulièrement. Certaines de mes lettres étaient de véritables « traités » : c’est qu’il s’agissait de la révolution vivante dans laquelle Nin pouvait et devait jouer un rôle actif. Je pense que mes lettres à Nin pendant deux ou trois ans pourraient constituer un volume de plusieurs centaines de pages : cela suffit à vous montrer quelle importance j’accordais à Nin et à des relations amicales avec lui. Dans ses réponses, Nin affirmait tant et plus son accord théorique, mais évitait absolument les problèmes pratiques. Il me posait des questions abstraites sur les soviets, la démocratie, etc., mais ne disait pas un mot des grèves générales qui secouaient la Catalogne.

Bien entendu, personne n’est obligé d’être un révolutionnaire. Mais Nin était à la tête de l’organisation bolchevique-léniniste en Espagne, et par là même, il avait pris des engagement sérieux auxquels il se dérobait en pratique tout en me jetant par lettre de la poudre aux yeux. Croyez, cher ami, que, dans ce domaine, j’ai un certain flair. Si l’on peut m’accuser de quelque chose par rapport à Nin, c’est d’avoir trop longtemps nourri des illusions sur son compte et de lui avoir donné par là même la possibilité d’entretenir sous le drapeau du bolchevisme-léninisme la passivité et la confusion qui sont déjà bien suffisantes comme cela dans le mouvement ouvrier espagnol, je veux dire, dans ses sommets. S’il y avait eu en Espagne, à la place de Nin, un révolutionnaire ouvrier sérieux, comme Lesoil ou Vereecken [1], il aurait été possible pendant ces années de révolution d’y accomplir une œuvre grandiose.

Poussé par l’ambiguïté de sa position, Nin soutenait systématiquement, dans chaque pays, tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, entreprenaient la lutte contre nous et finissaient généralement en purs et simples renégats. Comment la rupture se produisit-elle ? Nin proclama qu’il était absolument opposé à l’entrée tactique de nos camarades dans le parti socialiste français, puis, après de longues hésitations, il déclara que les Français avaient raison et qu’il fallait agir de la même façon en Espagne. Mais, au lieu de cela, il s’allia à l’organisation provinciale de Maurin, qui n’a aucune perspective mais lui permet de mener une existence tranquille. Notre Secrétariat international lui écrivit une lettre de ·critiques. Nin répondit en rompant les relations et publia quelque chose à ce sujet dans un bulletin spécial [2].

Si je ne craignais pas d’abuser de votre temps, je vous enverrais le paquet de ma correspondance avec Nin : j’ai gardé des doubles de toutes mes lettres. Je suis sûr que, comme l’ont fait d’autres camarades qui ont pris connaissance de cette correspondance, vous m’accuseriez d’avoir fait preuve d’une patience excessive, d’un « esprit de conciliation », et non de sectarisme.

(...) 5 juin 1936

(...) Dans ma dernière lettre, il y a des oublis. Commençons par Nin. Si vous pensez qu’il est susceptible de revenir à nous, pourquoi n’essayeriez-vous pas de le faire revenir ? Je ne nourris personnellement aucun espoir de voir Nin redevenir un révolutionnaire, mais je peux me tromper. Vérifiez par vous-même si vous le jugez nécessaire. Je ne pourrai qu’approuver cette démarche [3].

Bien entendu, on ne saurait attendre de Nin des assurances verbales (dont il est très prodigue), mais des actes bien précis. En ce moment, Nin est l’allié des ennemis acharnés de la IVème Internationale qui cachent leur haine petite-bourgeoise du marxisme révolutionnaire derrière des phrases creuses au sujet de divergences « organisationnelles », comme si des gens sérieux pouvaient rompre avec les révolutionnaires et s’allier aux opportunistes à cause de divergences secondaires [4].

Si Nin veut revenir à nous, il lui faut déployer ouvertement en Espagne le drapeau de la IVème Internationale. Les prétextes qu’il invoque pour le refuser sont du même ordre que ceux que Blum invoque à propos de la lutte des classes, qui, selon lui, tout en étant une bonne chose de façon générale, n’est pas adaptée à notre époque. La politique de Blum consiste en une collaboration de classes, alors que, sur le plan « théorique », il reconnaît la lutte de classes. Nin reconnaît en paroles la IVème Internationale, mais, en fait, il aide Maurin, Walcher, Maxton et ses autres alliés à mener contre la IVème Internationale une lutte acharnée, tout à fait du même type que celle que les pacifistes à la Longuet et à la Ledebour [5] ont menée durant la dernière guerre contre les internationalistes révolutionnaires partisans de la IIIème Internationale (...).

30 juillet 1936

Examinons encore la question de Nin. Certains - dont Rosmer - considèrent ma vigoureuse critique de sa politique comme du sectarisme. S’il en est ainsi, le marxisme tout entier n’est que sectarisme, puisqu’il est la doctrine de la lutte des classes, et non de la collaboration de classes. Les événements actuels en Espagne montrent en particulier à quel point était criminel le rapprochement de Nin avec Azana [6] : les travailleurs espagnols vont maintenant payer de milliers de vies la lâcheté réactionnaire du Front populaire qui a continué à entretenir avec l’argent du peuple une armée commandée par les bourreaux du prolétariat [7]. Il n’est pas question ici, mon cher Victor Lvovitch, de légères nuances, mais de l’essence même du socialisme révolutionnaire. Si Nin aujourd’hui se ressaisit et comprend combien il s’est discrédité devant les travailleurs, nous l’accueillerons comme un camarade, mais nous ne pouvons pas admettre l’ " esprit de copinage " en politique.

J’ai retenu, des amendements que vous avez faits à mes thèses sur la montée révolutionnaire [8], l’idée que des groupes importants se détacheront sur la gauche des partis socialiste et communiste (j’y faisais allusion, mais de façon trop succincte). Je n’ai malheureusement pas pu retenir les autres, car je les crois erronés. Remarquable historien de la révolution russe, vous vous refusez, je ne sais pourquoi, à en appliquer les leçons essentielles aux autres pays. Tout ce que vous dites du Front populaire est vrai de l’union des mencheviks et des S.R. avec les cadets (les radicaux russes). Or, nous avons mené contre ce Front populaire-là une lutte implacable et c’est seulement grâce à cette lutte que nous avons vaincu [9].

Vos propositions pratiques sur l’Espagne sont excellentes et répondent tout à fait à notre ligne [10]. Mais essayez de trouver, en dehors de notre organisation « sectaire », une dizaine d’hommes susceptibles d’accepter vos propositions, non en paroles, mais en actes ! Le fait que vous fassiez ces excellentes propositions pratiques prouve à mes yeux que nous avons bien un terrain commun, et j’attendrai patiemment que vous ayez confronté vos idées a priori à l’expérience politique vivante et que vous en ayez tiré les conclusions nécessaires. Je ne doute pas un instant que ces conclusions seront les mêmes que les nôtres, formulées collectivement, dans différents pays, selon l’expérience de grands événements (...).

Je vous serre la main fort et cordialement.

Votre

L. Trotsky.

Notes de P. Broué

[1] Léon Lesoil était né en Belgique en 1902. Engagé volontaire, soldat en Russie en 1916, il était devenu communiste pendant la révolution. Un des fondateurs du P.C. belge, membre de son comité central en 1921, dirigeant de la Fédération de Charleroi, il avait été exclu en 1927 et était devenu l’un des dirigeants de l’opposition de gauche belge. Dirigeant - élu - de la grève des mineurs de Charleroi en 1932, cet homme au caractère indépendant - il avait conservé des relations amicales avec Rosmer pendant ces années - s’était en 1934 prononcé pour l’entrisme dans le parti ouvrier belge où il était devenu, avec Walter Dauge, issu, lui, des rangs socialistes, l’un des principaux animateurs de la tendance « Action socialiste révolutionnaire », qui était à l’époque sur le point d’être exclue. Georges Vereecken, né en 1896, chauffeur de taxi, était également un vétéran du communisme belge, membre du P.C. depuis 1922, de son comité central en 1925. Il avait été exclu en 1927 et était depuis lors l’un des dirigeants de l’opposition de gauche, membre du Secrétariat international. Trotsky l’appréciait beaucoup personnellement depuis que sa traversée de la France, au cours du voyage vers Copenhague, leur avait permis de faire connaissance. Mais il s’était déclaré adversaire résolu de l’ « entrisme » dès l’été 1934, et, .refusant en 1935 l’entrée de ses camarades, avait fondé le groupe « Spartacus . Les deux ailes étaient en train de se rapprocher et allaient fusionner 1936 dans le nouveau « parti socialiste révolutionnaire « . Trotsky, tout en jugeant Vereecken « sectaire » , et parce qu’il avait pour lui estime et amitié, comptait bien le convaincre et le regagner à ses vues.

[2] Ces documents, notamment la résolution du C.E. de la I.C.E. d’avril 1935 préconisant l’entrisme dans le P.S. et les J.S. à l’exception de la Catalogne, la lettre du S.I., signée de Martin, et la réponse de Nin, ont été publiés dans les bulletins intérieurs de l’ I.C.E.

[3] Au cours d’un débat dans le C. C. du P.S.R. en novembre 1936, Vereecken devait affirmer : « L. D. a mis le couteau dans le plaie et a écrit que le P.O.U.M. avait trahi la classe ouvrière. Evidemment, on n’a rien à redire à cela. Serge était en rapport avec L. D., Nin et les anarchos. Il correspondait avec le "Vieux". Dans une lettre du "Vieux" à Victor Serge, le "Vieux" dit en somme qu’il s’était exprimé trop violemment ’" (Bulletin intérieur, du P.S.R. n° 1). Nous avons vainement cherché dans les lettres de Trotsky à Serge le passage qui permettrait une telle interprétation. C’est celui-ci qui s’y prêtait le mieux : Serge peut penser que, du moment que Trotsky approuve son idée de tenter auprès de Nin une nouvelle démarche, c’est qu’il admet « en somme » avoir été trop violent.. Mais Georges Vereecken interrogé par nous, maintient qu’une autre lettre existe, bien qu’elle ne figure pas dans le dossier des archives. A l’appui de son affirmation, le fait que. lors de ce débat, Erwin Wolf, porte-parole du S. I, laisse passer sans la discuter son affirmation. D’autre part, lors de la session du Bureau élargi du mouvement pour la IVème Internationale, à Amsterdam, en janvier 1937, Sneevliet, retour de Barcelone, déclare que Nin voulait connaître « la lettre de L. D. à Victor Serge corrigeant ses fautes ». Là non plus, il n’est pas démenti, alors que les membres du S.I. sont présents.

[4] Allusion au fait que le P.O.U.M. était membre du Bureau de Londres, mais aussi au fait que Nin trouvait juste que les partisans de la IV°, en tant que tels, fassent partie de ce bureau.

[5] Jean Longuet au sein du parti socialiste en France, Georg Ledebour, dans le parti social-démocrate puis le parti indépendant U. S. P. D., avaient fait partie de l’aile « centriste », dite aussi « pacifiste », « longuettiste » ou encore « reconstructeurs ». L’un et l’autre, adversaires de la droite pendant la guerre, avaient combattu la scission et refusé de rejoindre l’Internationale communiste, s’opposant à l’adhésion de leurs partis respectifs.

[6] Allusion à la signature par le P.O.U.M. du programme électoral des gauches.

[7] Le général Franco, qui avait en 1934 conduit la répression contre l’insurrection ouvrières des Asturiens avait été simplement déplacé par le gouvernement du Front populaire, pourtant informé de son rôle dans le complot, et exerçait un commandement aux Canaries.

[8] Ces thèses, adoptées en juillet lors de la conférence dite de Genève, devaient paraître dans le n° I de Quatrième Internationale sous le titre « La montée révolutionnaire ». il faut donc admettre qu’au moment où elles étaient discutées dans le mouvement international Trotsky en avait adressé un exemplaire à Victor Serge.

[9] Nous ne possédons pas la ou les lettres de Serge, qui ne conservait pas de double. On peut supposer, par le contexte, qu’il avait sur le Front populaire une position plus nuancée que Trotsky et qu’il y voyait des « aspects positifs », comme ceux des B.·L. qui réclamaient un « Front populaire de combat ».

[10] Nous ne savons pas avec certitude de quelles propositions pratiques il s’agit. Cependant, le 8 août 1936, Victor Serge avait adressé à Léon Sédov, pour le S. I. une lettre dans laquelle il proposait des initiatives pour une « réconciliation « et une « alliance » avec les anarchistes, par une déclaration très nette sur la signification de la démocratie ouvrière dans le cadre de la dictature du prolétariat. Victor Serge y fait allusion dans ses Carnets : « J’eus avec Trotsky une correspondance au sujet des anarchistes espagnols que Léon Sédov disait « destinés à poignarder la révolution ». Je pensais qu’ils joueraient un rôle capital dans la guerre civile et je conseillai à Trotsky et à la IVème Internationale de publier une déclaration de sympathie envers eux dans laquelle les marxistes révolutionnaires se seraient engagés à combattre pour la liberté. L. D. me donna raison, me promit que cela se ferait, mais rien ne fut fait en ce sens. En écrivant ces lignes, Victor Serge ignorait la lettre écrite par Trotsky le 16 août.

Leçons d’Espagne : dernier avertissement.

17 décembre 1937

Menchévisme et bolchévisme en Espagne.

Les opérations militaires d’Abyssinie et d’Extrême-Orient sont soigneusement étudiées par tous les états-­majors militaires qui préparent la future grande guerre. Les combats du prolétariat espagnol, ces éclairs avant-coureurs de la future révolution internationale, doivent être étudiés avec non moins d’attention par les états-majors révolutionnaires ; c’est à cette seule condition que les évènements qui approchent ne nous prendront pas au dépourvu [1].

Trois conceptions se sont affrontées, avec des forces inégales, dans le camp dit républicain : le menchévisme, le bolchévisme, l’anarchisme. En ce qui concerne des partis républicains bourgeois, ils n’ont ni idées ni importance politique indépendantes, et n’ont fait que se maintenir sur le dos des réformistes et des anarchistes [2]. En outre, ce ne serait nullement une exagération de dire que les chefs de l’anarcho-syndicalisme espagnol ont tout fait pour désavouer leur doctrine et réduire pratiquement leur importance à zéro [3]. En fait dans le camp républicain, deux doctrines se sont affrontées : le bolchévisme et le menchévisme.

Selon la conception des socialistes et des staliniens, c’est-à-dire les menchéviks de la première et de la seconde levée, la révolution espagnole ne devait résoudre que des tâches démocratiques ; c’est pourquoi il était nécessaire de constituer un front unique avec la bourgeoisie « démocratique ». Toute tentative du prolétariat de sortir des cadres de la démocratie bourgeoise était, de ce point de vue, non seulement prématurée, mais encore funeste. D’ailleurs, ce qui était à l’ordre du jour n’était pas la révolution, mais la lutte contre Franco [4]. Le fascisme, c’est la réaction, non féodale, mais bourgeoise : que, contre cette réaction bourgeoise, on ne puisse lutter avec succès que par les forces et les méthodes de la révolution prolétarienne, c’est là une motion que le menchévisme, lui-même rameau de la pensée bourgeoise, ne veut ni ne peut faire sienne.

Le point de vue bolchévique, exprimé seulement aujourd’hui par la jeune section de la IV° Internationale, procède de la théorie de la révolution permanente, à savoir que même des tâches purement démocratiques, telles que la liquidation de la propriété foncière semi-féodale, ne peuvent être résolues sans la conquête du pouvoir par le prolétariat ; cela, à son tour, met à l’ordre du jour la révolution socialiste. D’ailleurs, les ouvriers espagnols eux-mêmes, dès les premiers pas de la révolution, s’assignèrent dans la pratique non seulement des tâches démocratiques, mais encore purement socialistes [5]. Exiger de ne pas sortir des limites de la démocratie bourgeoise, c’est, en fait, non pas jouer à la révolution démocratique, mais y renoncer [6]. C’est seulement par le renversement des rapports sociaux à la campagne qu’on peut faire du paysan, masse principale de la population, un rempart puissant contre le fascisme. Mais les propriétaires fonciers sont attachés par des liens indissolubles à la bourgeoisie bancaire, industrielle, et commerciale et à l’intelligentsia bourgeoise qui dépend d’elle. Le parti du prolétariat se trouvait ainsi devant la nécessité de choisir - ou bien avec les masses paysannes ou bien avec la bourgeoisie libérale. Inclure dans une même coalition à la fois les paysans et la bourgeoisie libérale, cela ne pouvait avoir qu’un seul but : aider la bourgeoisie à tromper les paysans et à isoler les ouvriers. La révolution agraire ne pouvait se réaliser que contre la bourgeoisie, par conséquent seulement par les mesures de la dictature du prolétariat. Il n’existe aucun régime moyen intermédiaire.

Du point de vue de la théorie, ce qui frappe avant tout dans la politique espagnole de Staline, c’est un oubli complet de l’ABC du léninisme. Avec un retard de quelques dizaines d’années - et quelles années ! - l’Internationale communiste a complètement rétabli dans ses droits la doctrine du menchévisme. Plus encore, elle s’est efforcée de donner à cette doctrine une expression plus « conséquente » et par là même plus absurde. Dans la Russie tsariste, au début de 1905, la formule de la « révolution purement démocratique » avait pour elle, en tout cas, infiniment plus d’arguments qu’en 1937 en Espagne. Rien d’étonnant à ce que, dans l’Espagne contemporaine, la politique « ouvrière libérale » du menchévisme soit devenue la politique anti-ouvrière, réactionnaire, du stalinisme. Du coup, la doctrine du menchévisme, cette caricature du marxisme, a été à son tour caricaturée.
La théorie du Front populaire.

Il serait pourtant naïf de penser qu’à la base de la politique du Comintern en Espagne se trouvaient quelques « erreurs » théoriques. Le stalinisme ne se guide pas sur la théorie marxiste, ni sur quelque théorie que ce soit, mais, empiriquement, sur les intérêts de la bureaucratie soviétique. Entre eux, les cyniques de Moscou se moquent bien de la « philosophie » du Front populaire à la Dimitrov. Mais ils ont à leur disposition, pour tromper les masses, des cadres nombreux de propagandistes de cette formule sacrée, sincères ou filous, naïfs ou charlatans. Louis Fischer [7], avec son ignorance et sa suffisance, son état d’esprit de raisonneur provincial organiquement sourd à la révolution, est Ie représentant le plus répugnant de cette confrérie peu attrayante. L’« union des forces progressistes », le « triomphe des idées du Front populaire », l’« atteinte portée par les trotskistes à l’unité des rangs antifascistes »... Qui croirait qu’il v a quatre-vingt-dix ans que le Manifeste communiste a été écrit ? [8]

Les théoriciens du Front populaire ne vont au fond pas plus loin que la première règle d’arithmétique, celle de l’addition : la somme des communistes, des socialistes, des anarchistes et des libéraux est supérieure à chacun de ses termes. Pourtant, l’arithmétique ne suffit pas dans l’affaire. Il faut au moins la mécanique : la loi du parallélogramme des forces se vérifie, même en politique. La résultante, est, comme on sait, d’autant plus courte que les forces divergent davantage entre elles. Quand des alliés politiques tirent dans des directions opposées, la résultante égale à zéro. Le bloc des différents groupements politiques de la classe ouvrière est absolument nécessaire pour résoudre les tâches communes. Dans certaines circonstances historiques où un tel bloc est capable d’attirer à lui les masses petites-bour­geoises opprimées dont les intérêts sont proches de ceux du prolétariat, la force commune d’un tel bloc peut se trouver beau­coup plus grande que la résultante des forces constituantes. Au contraire, l’alliance du prolétariat avec la bourgeoisie, dont les intérêts, à l’heure actuelle, dans les questions fondamentales, font un angle de 180 degrés, ne peut, en règle générale, que paralyser la force révolutionnaire du prolétariat.

La guerre civile, où la force de la seule violence a peu d’action exige de ses participants un dévouement suprême. Les ouvriers et les paysans ne sont capables d’assurer la victoire que quand ils mènent la lutte pour leur propre émancipation. Les soumettre dans ces conditions à la direction de la bourgeoisie, c’est assurer d’avance leur défaite dans la guerre civile.

Ces vérités ne sont d’aucune manière le fruit d’une analyse purement théorique. Au contraire, elles représentent la conclusion irréfutable de toute l’expérience historique, au moins à partir de 1848 [9]. L’histoire moderne des sociétés bourgeoises est pleine de Fronts populaires de toutes sortes, c’est­-à-dire de combinaisons politiques les plus diverses pour tromper les travailleurs. L’expérience espagnole n’est qu’un nouvel anneau tragique de cette chaîne de crimes et de trahisons.
L’alliance avec l’ombre de la bourgeoisie.

Le fait le plus étonnant politiquement est que, dans le Front populaire espagnol, il n’y avait pas au fond de parallélogramme des forces : la place de la bourgeoisie était prise par son ombre [10]. Par l’intermédiaire des staliniens, des socialistes et des anarchistes, la bourgeoisie espagnole s’est subordonné le prolétariat sans même se donner la peine de participer au Front Populaire : la majorité écrasante des exploiteurs de toutes nuances politiques était passée dans le camp de Franco [11]. Sans aucune théorie de la révolution permanente, la bourgeoisie espagnole a compris, dès le début du mouvement révolutionnaire des masses, que, quel que soit son point de départ, ce mouvement était dirigé contre la propriété privée de la terre et des moyens de production, et qu’il était absolument impossible d’en venir à bout par les moyens de la démocratie.

C’est pourquoi il n’est resté dans le camp républicain que des débris insignifiants de la classe possédante, MM. Azana [12], Companys [13] et leurs semblables, avocats politiques de la bourgeoisie, mais nullement la bourgeoisie elle-même. Ayant tout misé sur la dictature militaire, les classes possédantes surent en même temps utiliser leurs représentants politiques de la veille pour paralyser, désagréger, puis étouffer le mouvement socialiste des masses sur le territoire « républicain ».

Ne représentant plus à aucun titre la bourgeoisie espagnole, les républicains de gauche représentaient bien moins encore les ouvriers et les paysans : ils ne représentaient rien en dehors d’eux-mêmes. Pourtant, grâce à leurs alliés socialistes, staliniens et anarchistes, ces fantômes politiques ont joué dans la révolution un rôle décisif. Comment ? Très simplement en tant qu’incarnation du principe de la révolution démocratique, c’est-à-dire de l’inviolabilité de la propriété privée.
Les staliniens dans le Front populaire.

Les causes de l’apparition du Front populaire espagnol et sa mécanique interne sont parfaitement claires. La tâche des chefs en retraite de l’aile gauche de la bourgeoisie consistait à stopper la révolution des masses et à regagner la confiance perdue des exploiteurs : pourquoi Franco si nous, les républicains, pouvons faire la même chose ? Sur ce plan essentiel, les intérêts d’Azaòa et de Companys coïncidaient pleinement avec ceux de Staline, pour lequel il était nécessaire de gagner la confiance des bourgeoisies anglaise et française en montrant qu’il était capable de protéger l’ordre contre l’anarchie. Azana et Companys servaient nécessairement de couverture à Staline face aux ouvriers : lui-même, Staline, est évidemment pour le socialisme, mais il ne peut pas repousser la bourgeoisie républicaine. Staline est nécessaire à Azaòa et Companys en tant que bourreau expérimenté jouissant d’une autorité de révolutionnaire [14]. Sans lui, réduits à être un ramassis de zéros, ils n’auraient pu ni osé attaquer les ouvriers.

Les réformistes traditionnels de la II° Internationale, depuis longtemps affolés par le cours de la lutte de classe, reçurent un regain d’assurance du fait du soutien de Moscou. Ce soutien fut d’ailleurs accordé non à tous les réformistes, mais seulement aux plus réactionnaires : Caballero représentait la face du parti socialiste tournée vers l’aristocratie ouvrière, tandis que Negrin [15] et Prieto [16] tournaient toujours leur regard vers la bourgeoisie [17]. Negrin a vaincu Caballero grâce à l’aide de Moscou [18]. Les socialistes de gauche et les anarchistes, prisonniers du Front populaire, se sont efforcés, il est vrai, de sauver de la démocratie ce qui pouvait en être sauvé. Mais comme ils n’ont pas su mobiliser les masses contre les gendarmes du Front populaire, leurs efforts se sont enfin de compte réduits à de pitoyables lamentations [19]. Les staliniens se sont ainsi trouvés alliés à l’aile la plus droitière, la plus ouvertement bourgeoise du parti socialiste. Ils ont dirigé leurs coups à gauche, contre le P.O.U.M., les anarchistes et les socialistes de gauche, c’est-à-dire contre les groupements centristes qui, quoique imparfaitement, reflétaient la pression des masses révolutionnaires.

Ce fait politique, significatif en lui-même, donne aussi la mesure de la dégénérescence du Comintern au cours des dernières années. Nous avions autrefois défini le stalinisme comme un centrisme bureaucratique ; les événements ont donné un certain nombre de preuves de la justesse de cette affirmation, mais elle est actuellement dépassée. Les intérêts de la bureaucratie bonapartiste ne correspondent plus au caractère hybride du centrisme. Dans sa recherche d’accommodements avec la bourgeoisie, la clique stalinienne est capable de s’allier seulement aux éléments les plus conservateurs de l’aristocratie ouvrière dans le monde : par là, le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme dans l’arène mondiale est définitivement établi [20].
Les avantages contre-révolutionnaires du stalinisme.

Nous arrivons là au cœur de la solution de l’énigme : comment et pourquoi le parti communiste espagnol, insignifiant tant par son nombre que par ses dirigeants, a-t-il été capable de concentrer entre ses mains tous les leviers du pouvoir, en dépit de la présence d’organisations socialistes et anarchistes incomparablement plus puissantes ? L’explication courante suivant laquelle les staliniens ont tout simplement troqué le pouvoir en échange des armes soviétiques reste superficielle. Pour prix de ses armes, Moscou a reçu de l’or espagnol. Cela suffisait, selon les lois du marché capitaliste. Comment Staline a-t-il réussi à obtenir également le pouvoir dans ce marché ? A cela, on répond d’ordinaire : en accroissant son autorité aux yeux des masses par des fournitures militaires, le gouvernement soviétique a pu exiger, comme condition de son aide, des mesures décisives contre les révolutionnaires et écarter ainsi de sa route de dangereux adversaires. C’est indiscutable, mais c’est seulement un aspect de la question, et le moins important. En dépit de l’« autorité » acquise grâce aux fournitures soviétiques, le parti communiste espagnol est demeuré une petite minorité, et il a rencontré, de la part des ouvriers, une haine toujours plus grande [21]. Il ne suffisait pas d’autre part que Moscou posât des conditions encore fallait-il que Valence les acceptât. C’est là le fond du problème. Car non seulement Companys et Negrin, mais aussi Caballero, quand il était président du Conseil, tous sont allés, de plus ou moins bon gré, au-devant des exigences de Moscou. Pourquoi ? Parce que ces messieurs eux-mêmes voulaient maintenir la révolution dans le cadre bourgeois.

Ni les socialistes, ni même les anarchistes ne se sont sérieusement opposés au programme stalinien. Ils avaient eux-mêmes peur de la rupture avec la bourgeoisie. Ils étaient mortellement effrayés devant chaque offensive révolutionnaire des ouvriers. Grâce à ses armes et à son ultimatum contre-révolutionnaire, Staline a été pour tous ces groupes le sauveur. Il leur assurait en effet ce qu’ils espéraient, la victoire militaire sur Franco, et, en même temps, les affranchissait de toute responsabilité pour le cours de la révolution. Ils se sont donc empressés de mettre au rencart leurs masques socialistes et anarchistes, avec l’espoir de les utiliser de nouveau quand Moscou aurait rétabli pour eux la démocratie bourgeoise. Pour comble de commodité, ces messieurs pouvaient justifier leur trahison envers le prolétariat par la nécessité de l’entente militaire avec Staline ; de son côté, ce dernier justifiait sa politique contre-révolutionnaire par la nécessité de l’entente avec la bourgeoisie républicaine.

C’est seulement de ce point de vue plus large que devient claire pour nous l’angélique patience dont ont fait preuve, vis-à-vis des représentants du G.P.U., ces champions du droit et de la liberté que sont Azana, Companys, Negrin, Caballero, Garcia Oliver [22] et autres. S’ils n’ont pas eu le choix, comme ils l’ont affirmé, ce n’est nullement parce qu’ils n’avaient pas les moyens de payer avions et tanks autrement que par des « têtes » révolutionnaires et les droits des ouvriers, c’est parce qu’il leur était impossible de réaliser leur propre programme « purement démocratique », c’est-à-dire antisocialiste, autrement que par la terreur. Quand les ouvriers et les paysans s’engagent dans la voie de la révolution, c’est-à-dire s’emparent des usines, des grandes propriétés, et chassent les anciens propriétaires, prennent localement le pouvoir, alors, la contre-révolution, bourgeoise-démocratique, stalinienne ou fasciste - tout se tient - n’a plus d’autre moyen d’arrêter le mouvement que par la violence sanglante, le mensonge et la tromperie. L’avantage de la clique stalinienne dans cette voie consistait en ce qu’elle a immédiatement entrepris d’appliquer des méthodes qui dépassaient Azana, Companys, Negrin et leurs autres alliés de « gauche ».
Staline confirme à sa manière la théorie de la révolution perma­nente.

Ainsi, sur le territoire de l’Espagne, se sont affrontés deux programmes. D’une part, celui de la sauvegarde à tout prix de la propriété privée contre le prolétariat, et, si possible, de la sauvegarde de la démocratie contre Franco. De l’autre, le programme d’abolition de la propriété privée grâce à la conquête du pouvoir par le prolétariat. Le premier exprimait le programme du Capital par l’intermédiaire de l’aristocratie ouvrière, des sommets de la petite bourgeoisie et surtout de la bureaucratie soviétique. Le second traduisait, en langage marxiste, les tendances, pas pleinement conscientes, mais puissantes, du mouvement révolutionnaire des masses. Pour le malheur de la révolution, il y avait, entre la poignée de bolcheviks et le prolétariat révolutionnaire, la cloison contre-révolutionnaire du Front populaire.

La politique du Front populaire, à son tour, ne fut nullement déterminée par le chantage de Staline en tant que fournisseur d’armes. Assurément, le chantage est compris dans les conditions internes de la révolution elle-­même. Le fond social de celle-ci avait été, au cours des six dernières années, l’offensive croissante des masses contre la propriété semi-féodale et bourgeoise. C’est précisément la nécessité de défendre cette propriété qui a jeté la bourgeoisie dans les bras de Franco. Le gouvernement républicain avait promis à la bourgeoisie de défendre la propriété par des mesures « démocratiques », mais il enregistra, surtout en juillet 1936, une faillite complète. Quand la situation sur le front de la propriété devint encore plus menaçante que sur le front militaire, les démocrates de tout poil, y compris les anarchistes, s’inclinèrent devant Staline, et ce dernier n’a trouvé dans son arsenal d’autres méthodes que celles de Franco.

Sans les persécutions contre les trotskistes, les poumistes, les anarchistes révolutionnaires et les socialistes de gauche, les calomnies fangeuses, les documents forgés, les tortures dans les prisons staliniennes, les assassinats dans le dos, sans tout cela, le drapeau bourgeois, sous le drapeau républicain, ne se serait pas maintenu deux mois. Le G.P.U. ne s’est trouvé maître de la situation que parce qu’il a défendu de façon plus conséquente que d’autres, c’est-à-dire avec plus de fourberie et de cruauté, les intérêts de la bourgeoisie contre le prolétariat.

Au cours de sa lutte contre la révolution socialiste, le démocrate Kérensky avait d’abord cherché un appui dans la dictature militaire de Kornilov, puis il avait tenté de rentrer à Petrograd dans les fourgons du général monarchiste Krasnov ; d’autre part, les bolcheviks, pour mener la révolution démocratique jusqu’au bout, ont été contraints de renverser le gouvernement des charlatans et des bavards démocratiques. Ce faisant, ils ont mis fin en passant à toutes les tentatives de dictature militaire ou fasciste.

La révolution espagnole montre une nouvelle fois qu’il est impossible de défendre la démocratie contre les masses révolutionnaires autrement que par des méthodes de la réaction fasciste. Et, inversement, il est impossible de mener une véritable lutte contre le fascisme autrement que par les méthodes de la révolution prolétarienne. Staline a lutté contre le trotskisme (la révolution prolétarienne) en détruisant la démocratie par les mesures bonapartistes et le G.P.U. Cela réfute une nouvelle fois, et définitivement, la vieille théorie menchévique que s’est appropriée le Comintern, théorie qui fait de la révolution socialiste deux chapitres historiques indépendants, séparés l’un de l’autre dans le temps. L’œuvre des bourreaux de Moscou confirme à sa manière la justesse de la théorie de la révolution permanente.
Le rôle des anarchistes.

Les anarchistes n’ont eu, dans la révolution espagnole, aucune position indépendante. Ils n’ont fait qu’osciller entre menchévisme et bolchévisme. Plus exactement, les ouvriers anarchistes tendaient instinctivement à trouver une issue dans la voie bolchévique (19 juillet 1936, journées de mai 1937), alors que les chefs, au contraire, repoussaient de toute leur force les masses dans le camp du Front populaire c’est-à-dire du régime bourgeois [23].

Les anarchistes ont fait preuve d’une incompréhension fatale des lois de la révolution et de ses tâches lorsqu’ils ont tenté de se limiter aux syndicats, c’est-à-dire à des organisations de temps de paix, imprégnées de routine et ignorant ce qui se passait en dehors d’eux, dans la masse, dans les partis politiques et dans l’appareil d’Etat. Si les anarchistes avaient été des révolutionnaires, ils auraient avant tout appelé à la création de soviets réunissant tous les représentants de la ville et du village, y compris ceux des millions d’hommes les plus exploités qui n’étaient jamais entrés dans les syndicats. Dans les soviets, les ouvriers révolutionnaires auraient naturellement occupé une position dominante. Les staliniens se seraient trouvés en minorité insignifiante. Le prolétariat se serait convaincu de sa force invincible. L’appareil de l’Etat bourgeois n’aurait plus été en prise sur rien. Il n’aurait pas fallu un coup bien fort pour que cet appareil tombât en poussière. La révolution socialiste aurait reçu une impulsion puissante. Le prolétariat français n’aurait pas permis longtemps à Léon Blum de bloquer la révolution prolétarienne au-delà des Pyrénées.

La bureaucratie de Moscou n’aurait pu se permettre un tel Iuxe. Les questions les plus difficiles se seraient résolues d’elles-mêmes.

Au lieu de cela, les anarcho-syndicalistes qui tentaient de se réfugier dans la politique des syndicats se sont retrouvés, au grand étonnement de tout le monde et d’eux-mêmes, la cinquième roue du carrosse de la démocratie bourgeoise [24]. Pas pour longtemps, car la cinquième roue ne sert à personne. Après que Garcia Oliver et Cie eurent bien aidé Staline et ses acolytes à enlever le pouvoir aux ouvriers, les anarchistes furent eux-mêmes chassés du gouvernement de Front populaire. Ils dissimulèrent la frayeur du petit bourgeois devant le grand bourgeois, du petit bureaucrate devant le grand bureaucrate, sous des discours pleurnichards sur la sainteté du front unique (des victimes avec les bourreaux) et sur l’impossibilité d’admettre toute dictature, y compris la leur propre. « Nous aurions pu prendre le pouvoir en juillet 1936... Nous aurions pu prendre le pouvoir en mai 1937... » C’est ainsi que les anarchistes imploraient Negrin et Staline de reconnaître et de récompenser leur trahison de la révolution. Tableau repoussant.

Cette seule autojustification : « Nous n’avons pas pris le pouvoir, non parce que nous n’avons pas pu, mais parce que nous n’avons pas voulu, parce que nous sommes contre toute dictature » [25], etc., renferme une condamnation de l’anarchisme en tant que doctrine complètement contre-révolutionnaire. Renoncer à la conquête du pouvoir, c’est le laisser volontairement à ceux qui l’ont, aux exploiteurs. Le fond de toute révolution a consisté et consiste à porter une nouvelle classe au pouvoir et à lui donner ainsi toutes possibilités de réaliser son programme. Impossible de faire la guerre sans désirer la victoire. Personne n’aurait pu empêcher les anarchistes d’établir, après la prise du pouvoir, le régime qui leur aurait semblé bon, en admettant évidemment qu’il fût réalisable. Mais les chefs anarchistes eux-mêmes avaient perdu foi en lui. Ils se sont éloignés du pouvoir, non pas parce qu’ils sont contre toute dictature - en fait, bon gré, mal gré... - mais parce qu’ils avaient complètement abandonné leurs principes et perdu leur courage, s’ils eurent jamais l’un et l’autre. Ils avaient peur. Ils avaient peur de tout, de l’isolement, de l’intervention, du fascisme, ils avaient peur de Staline, ils avaient peur de Negrin. Mais, ce dont ces phraseurs avaient peur avant tout, c’était des masses révolutionnaires.

Le refus de conquérir le pouvoir rejette inévitablement toute organisation ouvrière dans le marais du réformisme et en fait le jouet de la bourgeoisie ; il ne peut en être autrement, vu la structure de classe de la société [26].

Se dressant contre le but, la prise du pouvoir, les anarchistes ne pouvaient pas, en fin de compte, ne pas se dresser contre les moyens, la révolution. Les chefs de la C.N.T. et de la F.A.I. ont aidé la bourgeoisie, non seulement à se maintenir à l’ombre du pouvoir en juillet 1936, Mais encore à rétablir morceau par morceau ce qu’elle avait perdu d’un seul coup. En mai 1937, ils ont saboté l’insurrection des ouvriers et ont sauvé par là la dictature de la bourgeoisie. Ainsi l’anarchiste, qui ne voulait être qu’antipolitique, s’est trouvé en fait antirévolutionnaire et, dans les moments les plus critiques, contre-révolutionnaire.

Les théoriciens anarchistes qui, après le grand examen des années 1931 à 1937, répètent les vieilles sornettes réactionnaires sur Cronstadt et affirment : le stalinisme est le produit inévitable du marxisme et du bolchévisme, ne font que démontrer par là qu’ils sont à jamais morts pour la révolution.

Vous dites que le marxisme est violence en soi et que le stalinisme est sa descendance légitime. Alors pourquoi donc nous, marxistes révolutionnaires, nous trouvons-nous en lutte mortelle contre le stalinisme dans le monde entier ? Pourquoi donc la clique stalinienne voit-elle dans le trotskisme son ennemi principal ? Pourquoi toute proximité avec nos conceptions ou notre d’action (Durruti [27], Andrés Nin, Landau et autres [28]) force-t-elle les gangsters du stalinisme à recourir à une répression sanglante ? Pourquoi, d’autre part, les chefs de l’anarchisme espagnol, au moment des crimes du G.P.U. à Moscou et à Madrid, étaient-ils des ministres de Caballero-Negrin [29] », c’est-à-dire les serviteurs de la bourgeoisie et de Staline ? Pourquoi, même maintenant, sous le prétexte de lutter contre le fascisme, les anarchistes restent-ils prisonniers volontaires de Staline-Negrin, c’est-à-dire des bourreaux de la révolution, par leur incapacité à lutter contre le fascisme ?

Les avocats de l’anarchisme qui prêchent pour Cronstadt et pour Makhno ne trompent personne [30]. Dans l’épisode de Cronstadt et dans la lutte contre Makhno, nous avions défendu la révolution prolétarienne contre la contre-révolution paysanne. Les anarchistes espagnols ont défendu et défendent encore la contre-révolution bourgeoise contre la révolution prolétarienne. Aucun sophisme ne fera disparaître de l’histoire le fait que l’anarchisme et le stalinisme se sont trouvés du même côté de la barricade, les masses révolutionnaires et les marxistes de l’autre. Telle est la vérité qui entrera pour toujours dans la conscience du prolétariat.
Le rôle du P.O.U.M.

Il n’en va guère mieux avec le P.O.U.M. Certes, il a théori­quement tenté de s’appuyer sur la formule de la révolution per­manente (c’est pour cela que les staliniens ont traité les poumistes de trotskistes), mais la révolution ne se contente pas de simples reconnaissances théoriques. Au lieu de mobiliser les masses contre les chefs réformistes, y compris les anarchistes, le P.O.U.M. cherchait à convaincre ces messieurs de l’avantage du socialisme sur le capitalisme [31]. C’est sur ce diapason qu’étaient accordés tous les articles et discours des leaders du P.O.U.M. Pour ne pas se détacher des chefs anarchistes, ils n’organisèrent pas leurs propres cellules dans la C.N.T., et en général n’y firent aucun travail [32]. Eludant les conflits aigus, ils ne menèrent aucun travail dans l’armée républicaine [33]. Au lieu de cela, ils édifièrent leurs « propres syndicats » [34] et leurs « propres milices » [35] qui défendaient leurs propres édifices ou s’occupaient de leurs propres secteurs du front. En isolant l’avant-garde révolutionnaire de la classe, le P.O.U.M. affaiblissait l’avant-garde et laissait les masses sans direction. Politiquement, le P.O.U.M. est resté incomparablement plus près du Front populaire, dont il couvrait l’aile gauche, que du bolchévisme. Si le P.O.U.M. est tombé victime d’une répression sanglante et fourbe, c’est que le Front populaire ne pouvait remplir sa mission d’étouffer la révolution socialiste autrement qu’en abattant morceau par morceau son propre flanc gauche.

En dépit de ses intentions, le P.O.U.M. s’est trouvé être, en fin de compte, le principal obstacle sur la voie de la construction d’un parti révolutionnaire. C’est une très grande responsabilité qu’ont pris sur eux les partisans platoniques ou diplomatiques de la IV° Internationale, tel que le chef du parti socialiste révolutionnaire hollandais Sneevliet, qui ont démonstrativement soutenu le P.O.U.M. dans son caractère hybride, son indécision, sa tendance à écarter les questions brûlantes, en un mot, son centrisme. La révolution ne s’accorde pas avec le centrisme. Elle le démasque, et l’anéantit. En passant, elle compromet les avocats et les amis du centrisme [36]. Telle est une des plus importantes leçons de la révolution espagnole.
Le problème de l’armement.

Les socialistes et les anarchistes qui tentent de justifier leur capitulation devant Staline par la nécessité de payer de l’abandon de toute conscience et de tout principe les armes de Moscou, mentent tout simplement, et mentent bêtement. Assurément, beaucoup d’entre eux auraient préféré s’en tirer sans assassinats ni falsifications. Mais chaque fin impose ses moyens. Dès avril 1931, c’est-à-dire longtemps avant l’intervention militaire de Moscou, les socialistes et les anarchistes ont fait ce qu’ils ont pu pour freiner la révolution prolétarienne. Staline leur a appris comment mener ce travail jusqu’au bout. Ils ne sont devenus les complices de Staline que parce qu’ils poursuivaient les mêmes objectifs politiques.

Si les chefs anarchistes avaient été tant soit peu des révolutionnaires, ils auraient pu répondre, dès le premier chantage de Moscou, non seulement par la continuation de l’offensive socialiste, mais encore par la divulgation, devant la classe ouvrière mondiale, des conditions contre-­révolutionnaires posées par Staline [37]. Ce faisant, ils auraient placé la dictature de Moscou entre la révolution socialiste et la dictature de Franco. La bureaucratie the­rmidorienne craint la démocratie et la hait. Mais elle craint aussi d’être étouffée dans l’anneau fasciste. Elle dépend en outre des ouvriers. Tout permet de croire que Moscou se serait trouvé obligée de fournir les armes, et peut-être bien à un prix plus modéré.

Mais le monde entier ne se ramène pas au Moscou de Staline. En un an et demi de guerre civile, on pouvait développer l’industrie de guerre espagnole, en adaptant aux besoins de la guerre une série d’usines civiles. Si ce travail n’a pas été accompli, c’est uniquement parce que les initiatives des organisations ouvrières ont été combattues par Staline comme par ses alliés espagnols. Une forte industrie de guerre serait devenue un puissant instrument dans les mains des ouvriers. Les chefs du Front populaire préfèrent dépendre de Moscou.

C’est précisément dans cette question qu’apparaît d’une façon particulièrement claire le rôle perfide du Front populaire, qui imposait aux organisations ouvrières prolétariennes la responsabilité des transactions traîtres de la bourgeoisie avec Staline.

Dans la mesure où les anarchistes étaient en minorité, ils ne pouvaient évidemment pas empêcher le bloc dirigeant de prendre les engagements qui lui semblaient bons devant Moscou et les maîtres de Moscou, Londres et Paris, mais ils pouvaient et devaient, sans cesser d’être les meilleurs combattants du front, se distinguer nettement des trahisons et des traîtres, expliquer la véritable situation aux masses, les mobiliser contre le gouvernement bourgeois, accroître de jour en jour leurs forces pour, en fin de compte, s’emparer du pouvoir et, avec lui, des armes de Moscou.

Mais que se serait-il passé si Moscou, en raison de l’absence du Front populaire, s’était refusé à donner des armes ? Et que se serait-il passé, répondons-nous, si l’Union soviétique n’avait pas existé du tout ? Les révolutions n’ont pas vaincu jusqu’à présent grâce à des protections étrangères qui leur fournissaient des armes. Les protecteurs étrangers se sont ordinairement trouvés du côté de la contre-révolution. Est-il nécessaire de rappeler les interventions française, anglaise et américaine contre les soviets ? Le prolétariat de Russie a vaincu la réaction intérieure et les interventionnistes étrangers sans soutien militaire de l’extérieur. Les révolutions sont avant tout victorieuses grâce à un programme social qui donne aux masses la possibilité de s’emparer des armes se trouvant sur leur territoire et de désagréger l’armée ennemie. L’armée rouge s’est emparée des réserves militaires françaises, anglaises, américaines, et a jeté à la mer les corps expéditionnaires étrangers. Cela serait-il déjà oublié ?

Si, à la tête des ouvriers et des paysans armés, c’est-à-dire à la tête de l’Espagne républicaine, il y avait eu des révolutionnaires et non des agents poltrons de la bourgeoisie, le problème de l’armement n’aurait jamais joué un rôle de premier plan. L’armée de Franco, y compris les Riffains coloniaux et les soldats de Mussolini, n’était nullement assurée contre la contagion révolutionnaire [38]. Entourés de toutes parts des flammes de la révolution socialiste, les soldats fascistes se seraient réduits à une quantité insignifiante. Ce ne sont pas les armes qui manquaient à Madrid et à Barcelone, ni les « génies » militaires. Ce qui manquait, c’était le parti révolutionnaire.
Les conditions de la victoire.

Les conditions de la victoire des masses dans la guerre civile contre les oppresseurs sont au fond très simples.

Les combattants de l’armée révolutionnaire doivent avoir pleine conscience qu’ils se battent pour leur complète émancipation sociale et non pour le rétablissement de l’ancienne forme (démocratique) d’exploitation.
La même chose doit être comprise par les ouvriers et les paysans aussi bien à l’arrière de l’armée révolutionnaire qu’à l’arrière de l’armée ennemie.
La propagande sur son propre front, sur le front de l’adversaire et à l’arrière des deux armées, doit être complètement imprégnée de l’esprit de la révolution sociale. Le mot d’ordre « D’abord la victoire, ensuite les réformes », c’est la formule de tous les oppresseurs et exploiteurs, à commencer par les rois bibliques et à finir par Staline.
La victoire est déterminée par les classes et couches qui participent à la lutte. Les masses doivent avoir un appareil étatique qui exprime directement et immédiatement leur volonté. Un tel appareil ne peut être construit que par les soviets des députés des ouvriers, des paysans et des soldats.
L’armée révolutionnaire doit non seulement proclamer, mais réaliser immédiatement, dans les provinces conquises, les mesures Ies plus urgentes de la révolution sociale : expropriation et remise aux besogneux des réserves existantes des produits alimentaires, manufacturés et autres, redistribution des logements au profit des travailleurs, et surtout des familles des combattants, expropriation de la terre et des instruments agricoles au profit des paysans, établissement du contrôle ouvrier sur la production et du pouvoir soviétique à la place de l’ancienne bureaucratie.
De l’armée révolutionnaire doivent être impitoyablement chassés les ennemis de la révolution socialiste, c’est-à-dire les éléments exploiteurs et leurs agents, même s’ils se couvrent du masque de « démocrate », de « républicain », de « socialiste » ou d’ « anarchiste ».
A la tête de chaque division doit se trouver un commissaire d’une autorité irréprochable, comme révolutionnaire et comme combattant.
Dans chaque division militaire, il doit y avoir un noyau bien soudé des combattants les plus dévoués, recommandés par des organisations ouvrières. Les membres de ce noyau ont un privilège, celui d’être les premiers au feu.
Le corps de commandement comprend nécessairement dans les premiers temps beaucoup d’éléments. étrangers et peu sûrs. Leur vérification et leur sélection doivent se faire sur la base de l’expérience militaire, des attestations fournies par les commissaires et des avis émanant des combattants du rang. En même temps, des efforts doivent être entrepris en vue de la préparation de commandants venant des rangs des ouvriers révolutionnaires.
La stratégie de la guerre civile doit combiner les règles de l’art militaire avec les tâches de la révolution sociale. Non seulement dans la propagande, mais aussi dans les opérations militaires, il est nécessaire de compter avec la composition sociale des différentes parties de l’armée adverse (volontaires bourgeois, paysans mobilisés ou, comme chez Franco, esclaves coloniaux) et, lors du choix des lignes d’opération, de tenir compte strictement de la culture sociale des régions correspondantes du pays (régions industrielles, paysannes, révolutionnaires ou réactionnaires, régions de nationalités opprimées, etc.). En bref, la politique révolutionnaire domine la stratégie.
Le gouvernement révolutionnaire, en tant que comité exécutif des ouvriers et paysans, doit savoir conquérir la confiance de l’armée et de la population laborieuse.
La politique extérieure doit avoir pour principal d’éveiller la conscience révolutionnaire des ouvriers, des paysans et des nationalités opprimées du monde entier.

Staline a assuré les conditions de la défaite.

Les conditions de la victoire sont, nous le voyons, tout à fait simples. Leur ensemble s’appelle la révolution socialiste. Aucune de ces conditions n’a existé en Espagne. La principale raison en est qu’il n’y avait pas de parti révolutionnaire. Staline, certes, a tenté de transporter sur le terrain de l’Espagne les procédés extérieurs du bolchévisme : bureau politique, commissaires, cellules, G.P.U., etc. Mais il avait vidé ces formes de leur contenu socialiste. Il avait rejeté le programme bolchévique et, avec lui, les soviets en tant que forme nécessaire de l’initiative des masses. Il a mis la technique du bolchévisme au service de la propriété bourgeoise. Dans son étroitesse bureaucratique, il s’imaginait que des commissaires étaient capables par eux-mêmes d’assurer la victoire. Mais les commissaires de la propriété privée ne se sont trouvés capables que d’assurer la défaite.

Le prolétariat a manifesté des qualités combatives de premier ordre. Par son poids spécifique dans l’économie du pays, par son niveau politique et culturel, il se trouvait, dès le premier jour du la révolution, non au-dessous, mais au-dessus du prolétariat ruisse du commencement de 1917 [39]. Ce sont ses propres organisations qui furent les principaux obstacles sur la voie de la victoire. La clique qui commandait, en accord avec la contre-révolution, était composée d’agents payés, de carriéristes, d’éléments déclassés et de rebuts sociaux de toutes sortes. Les représentants des autres organisations ouvrières, réformistes invétérés, phraseurs anarchistes, centristes incurables du P.O.U.M., grognaient, hésitaient, soupiraient, manœuvraient, mais en fin de compte s’adaptaient aux staliniens. Le résultat de tout leur travail fut que le camp de la révolution sociale (ouvriers et paysans), se trouva soumis à la bourgeoisie, plus exactement à son ombre, perdit son caractère, perdit son sang. Ni l’héroïsme des masses, ni le courage des révolutionnaires isolés ne manquèrent. Mais les masses furent abandonnées à elles-mêmes et les révolutionnaires laissés à l’écart, sans programme, sans plan d’action. Les chefs militaires se soucièrent plus de l’écrasement de la révolution sociale que des victoires militaires. Les soldats perdirent confiance en leurs commandants, les masses dans le gouvernement ; les paysans se tinrent à l’écart, les ouvriers se lassèrent, les défaites se succédaient, la démoralisation croissait. Il n’était pas difficile de prévoir tout cela dès le début de la guerre civile. Se fixant comme tâche le salut du régime capitaliste, le front populaire était voué à la défaite militaire. Mettant le bolchévisme la tête en bas, Staline a rempli avec succès le rôle principal de fossoyeur de la révolution [40].

L’expérience espagnole, soit dit en passant, démontre de nouveau que Staline n’a rien compris à la révolution d’Octobre ni à la guerre civile. Son lent esprit provincial est resté en retard sur la marche impétueuse des événements de 1917 à 1921. Tous les discours et articles de 1917 où il exprimait une pensée propre contiennent déjà sa toute dernière doctrine thermidorienne. Dans ce sens, le Staline de l’Espagne de 1937 est le continuateur du Staline de la conférence de mars 1917 [41]. Mais, en 1917, il était seulement effrayé par les ouvriers révolutionnaires et, en 1937, il les a étranglés ; l’opportuniste s’est fait bourreau.
La guerre civile à l’arrière.

« Mais, pour obtenir la victoire sur les gouvernements Caballero-­Negrin, il aurait fallu la guerre civile à l’arrière des armées républicaines ! » s’écrie avec effroi le philosophe démocrate. Comme si, sans cela, il n’y aurait pas eu au sein de l’Espagne républicaine une guerre civile, la plus fourbe et la plus malhonnête, la guerre des propriétaires et des exploiteurs contre les ouvriers et les paysans ! Cette guerre incessante se traduisit par des arrestations et des assassinats de révolutionnaires, le désarmement des ouvriers, l’armement de la police bourgeoise, l’abandon au front, sans armes ni secours, des détachements ouvriers enfin, dans l’intérêt prétendu du développement de l’industrie de guerre. Chacun de ces actes constitue un coup cruel pour le front, une trahison militaire avérée, dictée par les intérêts de classe de la bourgeoisie. Cependant, le philistin « démocrate », et il peut être stalinien, socialiste ou anarchiste, juge la guerre civile de la bourgeoisie contre le prolétariat, même à l’arrière immédiat du front, comme une guerre naturelle et inévitable qui a pour but « d’assurer l’unité du Front populaire ». Par contre, la guerre civile du prolétariat contre la contre-révolution républicaine est, aux yeux du même philistin, une guerre criminelle, « fasciste », « trotskiste », qui détruit l’unité des forces antifascistes. Des dizaines de Norman Thomas, de major Attlee, de Otto Bauer, de Zyromski, de Malraux, et de petits trafiquants de mensonge dans le genre de Duranty et de Louis Fischer répandent cette sagesse à travers le monde entier. Entre-temps, le gouvernement de Front populaire se déplace de Madrid à Valence et de Valence à Barcelone.

Si, comme l’attestent les faits, la révolution socialiste est seule capable d’écraser le fascisme, d’un autre côté l’insurrection du prolétariat n’est concevable que si la classe dominante tombe dans l’étau de grandes difficultés. Pourtant, les philistins démocrates invoquent précisément ces difficultés pour démontrer que l’insurrection prolétarienne est inadmissible. Si le prolétariat attend que les philistins démocrates lui annoncent l’heure de son émancipation, il restera éternellement esclave. Apprendre aux ouvriers à reconnaître les philistins réactionnaires sous tous leurs masques et à les mépriser, quels que soient ces masques, telle est la tâche première et la principale obligation révolutionnaire.
Le dénouement.

La dictature du stalinisme dans le camp républicain, par sa nature, ne sera pas de longue durée. Si les défaites provoquées par la politique du Front populaire jetaient encore une fois le prolétariat espagnol dans une offensive révolutionnaire, cette fois victorieuse, la clique stalinienne serait marquée au fer rouge. Mais si, ce qui est plus vraisemblable, Staline réussit à mener son travail de fossoyeur de la révolution jusqu’au bout, même dans ce cas, il n’en tirera pas de reconnaissance. La bourgeoisie espagnole a eu besoin de lui comme bourreau, mais il ne lui est nullement utile comme protecteur et précepteur. Londres et Paris d’une part, Berlin et Rome de l’autre, sont à ses yeux beaucoup plus sérieux que Moscou. Il est possible que Staline veuille se retirer lui-même de l’Espagne avant la catastrophe définitive. Il espérerait faire retomber ainsi la responsabilité de la défaite sur ses propres alliés. Après quoi Litvinov solliciterait de Franco le rétablissement des relations diplomatiques. C’est une chose que nous avons vue déjà plusieurs fois [42].

Pourtant, la victoire complète de l’armée républicaine sur Franco ne signifierait pas le triomphe de la démocratie. Les ouvriers et les paysans ont porté deux fois les républicains au pouvoir, ainsi que leurs agents : en avril 1931, et en février 1936. Les deux fois, les héros du Front populaire ont cédé la victoire du peuple aux représentants les plus réactionnaires de la bourgeoisie. La troisième victoire remportée par les généraux du Front populaire signifierait leur accord inévitable avec la bourgeoisie fasciste sur le dos des ouvriers et des paysans. Un tel régime ne serait qu’une autre forme de la dictature militaire, peut-être sans monarchie ni domination ouverte de l’Eglise catholique.

Enfin, il est possible que les victoires partielles des républicains soient utilisées par des intermédiaires anglo-français « désintéressés » pour réconcilier les belligérants. Il n’est pas difficile de comprendre qu’au cours d’une semblable variante les derniers restes de la démocratie seraient étouffés dans les embrassades fraternelles des généraux, Miaja (communiste) et Franco (fasciste) [43]. Encore une fois, seul peut vaincre, soit la révolution socialiste, soit le fascisme.

Il n’est pas encore exclu d’ailleurs que la tragédie donne lieu, au dernier moment, à une farce. Quand les héros du Front populaire devront abandonner leur dernière capitale, avant de monter sur le bateau ou dans l’avion, ils proclameront bien une série de réformes socialistes pour laisser d’eux un bon souvenir au peuple. Cela ne leur servira pourtant à rien. Les ouvriers du monde entier se souviendront avec haine et avec mépris des partis qui ont conduit à sa perte une population héroïque.

L’expérience tragique de l’Espagne est un avertissement menaçant, peut-­être le dernier avertissement avant des événements encore plus grandioses, adressé à tous les ouvriers du monde entier. Les révolutions, selon les paroles de Marx, sont les locomotives de l’histoire, elles avancent plus vite que la pensée des partis à moitié ou au quart révolutionnaires. Celui qui s’arrête sous les roues de la locomotive. D’un autre côté, et c’est le principal danger, la locomotive elle-même déraille souvent. Le problème de la révolution doit être pénétré jusqu’au fond, jusqu’à ses dernières conséquences concrètes. Il faut conformer la politique aux lois fondamentales de la révolution, c’est-à-dire au mouvement des classes en lutte, et non aux craintes et aux préjugés superficiels des groupes petits-bourgeois qui s’intitulent Front populaire et un tas d’autres choses. La ligne de moindre résistance s’avère, dans la révolution, la ligne de la pire faillite. La peur de s’isoler de la bourgeoisie conduit à s’isoler des masses L’adaptation aux préjugés conservateurs de l’aristocratie ouvrière signifie la trahison des ouvriers et de la révolution. L’excès de prudence est l’imprudence la plus funeste. Telle est la principale leçon de l’effondrement de l’organisation politique la plus honnête de l’Espagne, le P.O.U.M., parti centriste. Les troupes du Bureau de Londres ne veulent ou ne savent manifestement pas tirer les conclusions nécessaires du dernier avertissement de l’Histoire. Par là même ils se vouent eux-mêmes à leur perte.

En revanche, il existe maintenant une nouvelle génération de révolutionnaires qui s’éduquent aux leçons des défaites. Elle a vérifié dans les faits la réputation d’ignominie de la II° Internationale. Elle a mesuré la profondeur de la chute de la III° Internationale. Elle a appris à juger les anarchistes, non pas sur leurs paroles, mais sur leurs actes. Grande école, inappréciable, payée du sang d’innombrables combattants. Les cadres révolutionnaires rassemblent maintenant sous le seul drapeau de la IV° Internationale. Elle est née sous le grondement des défaites pour mener les travailleurs à la victoire.

Coyoacàn, 17 décembre 1937.

[1] Il est incontestable que l’un des aspects de l’« aide » apportée au gouvernement républicain espagnol par l’Union Soviétique, l’envoi de « conseillers militaires », répondait au souci de former des cadres et d’assimiler les « leçons » de la guerre en vue du conflit mondial qui approchait. Un mystère a longtemps plané autour de l’identité réelle des officiers généraux russes servant en Espagne - qu’on y appelait « mexicanos » ou encore « gallegos » et qui furent en Russie les « espagnols »... D’abord parce que leur présence fut longtemps tenue secrète en raison de la politique de « non-intervention », ensuite parce que, du côté russe, après la fin de la guerre civile, on n’avait aucun intérêt à faire savoir - étant donné l’utilisation faite du mythe espagnol - que, comme l’a souligné Roy Medvedev, « Staline a tué plus de combattants [russes] de la guerre d’Espagne que ne l’ont fait en Espagne les balles fascistes » (R. Medvedev, Let History judge, p. 248) Les « conseillers militaires » principaux furent successivement les généraux Berzine, Stern et « Maximov ». lan Berzine, vieux-bolchévik letton, était l’ancien chef des services de renseignements soviétiques ; connu en Espagne sous le nom de général Grichine, il a été rappelé et fusillé en 1937, pour être réhabilité sous Khrouchtchev en même temps que son collaborateur Richard Sorge. Le général Grigori Stern - en Espagne, général Grigorevitch - a été souvent confondu avec Manfred Stern, plus connu encore en Espagne sous le nom de général Kléber, des brigades internationales, officier de l’armée rouge comme lui. Il ne devait être fusillé qu’en 1941, en même temps que le général Jakov Smoutchkiévitch, dit général Douglas, qui avait commandé l’aviation russe en Espagne, et le général Dimitri Pavlov, dit général de Pablo, chef des tankistes. L’attaché militaire officiel de l’ambassade, le général de brigade Vladimir Goriev, a joué un rôle capital dans la défense de Madrid et laissé le souvenir d’un homme courageux, compétent et d’une réelle droiture : lui aussi, rappelé en 1937, a été fusillé en même temps que deux de ses principaux collaborateurs, les colonels Rainer et Lvovitch, dit Loti, cependant que son ancien secrétaire, le professeur hispano-arnéricain José Robles, ami de John Dos Passos, accusé d’être « poumiste », disparaissait, vraisemblablement éliminé en Espagne même par le G.P.U. Le général Grigori Kulik, dit Kupper, peut-être un haut responsable de la N.K.V.D., a laissé, lui, le souvenir d’un chef aussi incapable que brutal : il était conseiller du général Pozas. Lui aussi devait être fusillé en 1941, après les premiers revers de l’armée rouge. Le futur général Kiril Meretzkov était, en Espagne, le colonel Pétrovitch ; arrêté lors de son retour en U.R.S.S., il devait finalement être libéré, physiquement et moralement brisé par sa détention, ce qui ne l’a pas empêché d’accéder au maréchalat. Ses Mémoires récemment publiés ne mentionnent l’Espagne qu’en quelques mots et ne font pas allusion à son emprisonnement ultérieur. Parmi les « rescapés » de la guerre d’Espagne - c’est-à-dire les combattants d’Espagne ayant échappé au massacre à leur retour en Union soviétique -, citons les futurs maréchaux Votonov - le colonel Volter - et Malinovski - colonel Malino ou Manolito -, le futur général Pavel Batov - Fritz Pablo, conseiller des Brigades internationales, notamment auprès du général hongrois Lukàcs, le futur général Hadji Mainsourov - conseiller de Durruti sous le nom de Xanti ? - le futur amiral Kournetzov - connu sous le nom de Nicolas ou Kolia - le futur maréchal Rodimtsev - capitaine Pablito. Nous n’avons aucune information sur le destin de certains d’entre eux, dont le rôle fut important, comme le colonel Valois, de son vrai nom Boris Simonov, et nous ignorons tout d’autres, souvent cités, comme le général Maximov. Rien n’atteste la présence en Espagne, affirmée par certains auteurs, des futurs maréchaux Rokossovski, Joukov et Koniev. Aujourd’hui encore, il est impossible de savoir si les militaires « espagnols » ont été exécutés en U.R.S.S. dans le cadre de la purge de l’armée (affaire Toukhatchevski) ou s’ils l’ont été en tant qu’« espagnols », témoins gênants de la politique stalinienne en Espagne, comme l’ont été les « politiques », journalistes ou diplomates comme Michel Koltsov, Marcel Rosenberg, Antonov-Ovseenko, Arthur Stachevski, ou les « policiers » Sloutski, Spiegelglass, etc. (P. Broué)

[2] L’organe de la J. C. I. de Madrid, La Antorcha, avait déjà exprimé la même idée : « La petite bourgeoisie était incapable à elle seule de militariser le prolétariat. Il lui fallait, pour y parvenir, le prestige de quelques partis prolétariens. Telle fut la signification de la crise du gouvernement Giral et de l’exercice du pouvoir au nom de la démocratie bourgeoise par des organisations prolétariennes » (« Militarizacion ? No, disciplina ! », La Antorcha, 17 octobre 1936). (P. Broué)

[3] Ce phénomène est décrit dans l’ouvrage de César M. Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir. La sympathie de l’auteur, qui appartient à une famille de militants libertaires, ne dissimule aucunement la faillite des dirigeants anarchistes, reniant leur doctrine et balayant leurs propres enseignements au nom de « circonstances exceptionnelles ». (P. Broué)

[4] L’ancien dirigeant des J.S., devenu dirigeant des J.S.U. et membre du P.C., Federico Melchor, affirmait par exemple en janvier 1937 : « Nous ne faisons pas une révolution sociale aujourd’hui : nous sommes en train de développer une révolution démocratique » (Organicemos la produccion, pp. 6-8). Et Antonio Mije, membre du bureau politique du P.C.E., écrivait : « Quand certains avaient peur même de mentionner la république démocratique, nous, communistes, n’étions pas opposés à expliquer à des éléments impatients, qui ne comprenaient pas la situation, qu’il était politiquement juste de la défendre contre le fascisme » (Mundo obrero, 18 mai 1938). Cette politique, anticipation de la lutte contre le « gauchisme » ou tout ce qui est prétendu tel, trouvait son expression la plus simplifiée dans la célèbre formule : « Vaincre Franco d’abord ! ». (P. Broué)

[5] La plus claire illustration de cette affirmation se trouve dans l’œuvre réalisée au lendemain du 19 juillet, notamment dans les vastes mesures d’expropriation et de collectivisation prises dans toute l’Espagne à une grande échelle. (P. Broué)

[6] Un exemple en est le décret du gouvernement Largo Caballero, pris à l’initiative du ministre communiste de l’agriculture Vicente Uribe, concernant « l’expropriation sans indemnité et en faveur de l’Etat » des propriétés foncières appartenant à des propriétaires liés à la rébellion militaire. Le critère de la saisie des terres n’était plus social, mais politique, et par conséquent sujet à contestation de la part de tous les propriétaires qui avaient survécu ou ne se trouvaient pas dans le camp franquiste. Parce qu’il se situait dans le cadre de la légalité bourgeoise de respect de la propriété privée, le décret Uribe permettait ainsi la restitution des terres saisies par les paysans pauvres à des propriétaires prudents, chanceux, voire simplement acquittés par les tribunaux. Il eut comme principale conséquence politique de saper la confiance des paysans dans la solidité de leurs acquis. (P. Broué)

[7] Journaliste américain correspondant de presse à Moscou pendant de nombreuses années, « ami de l’Union soviétique », Louis Fischer était l’une des cibles favorites de Trotsky, qui le traitait de type représentatif des libéraux bourgeois pro-staliniens. (P. Broué)

[8] Dans sa « Note quotidienne », de La Batalla du 6 février 1937, Juan Andrade signale que les censeurs staliniens de Madrid étaient allés jusqu’à censurer des passages du... Manifeste communiste reproduits dans l’organe des milices du P.O.U.M. de Madrid, El Combatiente rojo. (P. Broué)

[9] Trotsky s’appuie ici solidement sur la tradition marxiste. En ce qui concerne 1848, Karl Marx, dans La Lutte de classes en France, s’était réjoui de façon presque provocante de l’éclatement du « Front populaire » avant la lettre que constituait le regroupement des ouvriers derrière des chefs démocrates comme Ledru-Rollin, et de l’apparition, contre lui, du « parti ouvrier », avec la candidature de Raspail aux élections présidentielles de décembre. « Ledru-Rollin et Raspail étaient les noms propres, celui-là de la démocratie bourgeoise, celui-ci du prolétariat révolutionnaire. Les voix pour Raspail - les prolétaires et les porte-parole socialistes le déclarèrent bien haut - devaient être (...) une démonstration, (…) autant de voix contre Ledru­-Rollin, le premier acte par lequel le prolétariat se détachait en tant que parti politique indépendant du Parti démocratique. » Notons que Marx était parfaitement indifférent, aussi bien aux résultats de cette élection, en définitive secondaires, qu’aux réactions d’« hostilité » de l’« opinion publique » démocratique face à cette candidature de « division » : l’important était selon lui qu’elle contribuât au rassemblement des ouvriers, de leur classe, sur une base de classe. (P. Broué)

[10] Une partie de cette « ombre » était évidemment constituée par la bourgeoisie internationale dont les exigences en matière de paiements, échanges, etc., pesaient dans le sens d’une mise en sommeil des revendications révolutionnaires. La nécessité de ne pas s’aliéner les « gouvernements démocratiques » constituait un des arguments les plus utilisés par les défenseurs de la politique du Front populaire. C’est ainsi que Comorera, le leader du P.S.U.C. en Catalogne, déclarait au cours d’un meeting : « Dans le bloc des puissances démocratiques, le facteur décisif n’est pas la France, mais l’Angleterre. Il est essentiel que nos camarades de parti le réalisent afin de modérer les mots d’ordre. (...) Nous devons comprendre que les grands capitalistes d’Angleterre sont capables d’en venir à un accord, à n’importe quel moment, avec les capitalistes italiens et allemands, s’ils arrivent à la conclusion qu’ils n’ont pas d’autre choix en ce qui concerne l’Espagne. Nous devons à tout prix gagner la neutralité bienveillante de ce pays, sinon son aide directe » (Treball, 2 février 1937) (P. Broué)

[11] Le célèbre financier Juan Match avait été l’un des principaux instigateurs et bailleurs de fond du soulèvement militaire. La totalité des hommes d’affaires espagnols étaient dans le camp franquiste : le directeur d’Hispano-Suiza, sauvé en 1936 par l’intervention de Léon Blum, devait être nommé par Franco maire de Barcelone en 1939. (P. Broué)

[12] Manuel Azaña (1880-1940) : Avocat et journaliste, fonde en 1925, l’Action Républicaine (« gauche libérale »). Ministre de la guerre dans le premier gouvernement de la II° République. En janvier 1936, il est l’un des principaux dirigeants du Frente Popular et devient président de la République en mai. Il émigre en France après la défaite où il décède rapidement.

[13] Lluís Companys i Jover (1882 – 1940) : avocat, journaliste et homme politique catalan. Gouverneur de Barcelone à la proclamation de la République, il devint en 1934 président de la généralité de Catalogne. Il proclama la souveraineté de la Catalogne au sein de la République fédérale espagnole (octobre 1934). Vaincu par les forces gouvernementales et condamné à trente années de détention, il fut amnistié à l’arrivée au pouvoir du Front populaire (1936) et retrouva ses fonctions, qu’il conserva pendant toute la guerre civile. Après la chute de la Catalogne aux mains des armées franquistes (février 1939), il se réfugia en France avec son gouvernement ; il y fut arrêté par la Gestapo en septembre 1940 et livré aux franquistes, qui le fusillèrent.

[14] On peut faire remarquer cependant qu’au cours de l’été 1937 un ministre catholique basque, le petit industriel Manuel de Irujo, prenait ses distances vis-à-vis des crimes staliniens commis sous sa juridiction et dans le cadre de son ministère, et contribuait, quoique de façon limitée, à les faire connaître. (P. Broué)

[15] Juan Negrin (1892-1956). Socialiste de droite, proche de Prieto. Remplace Largo Caballero comme premier ministre en 1937. Emigre en France puis en Grande-Bretagne après la défaite.

[16] Indalecio Prieto (1883-1962) : dirigeant de la droite du P.S.O.E., ministre du gouvernement Cabalero et Negrin. Emigre au Mlexique après la défaite d’où il dirige le P.S.O.E. en exil.

[17] Largo Caballero avait derrière lui, une longue carrière de responsable syndical, comme dirigeant de l’U.G.T., au sein de laquelle il avait toujours disposé d’une base solide - notamment parmi les travailleurs les plus qualifiés et les mieux payés. Prieto, homme d’affaires et propriétaire de journal, et le Dr Negrin, médecin et professeur, étaient surtout liés à la bourgeoisie libérale et jouissaient d’une grande estime dans les milieux politiques républicains. (P. Broué)

[18] Ce fut du parti communiste espagnol, et notamment des représentants de l’I.C. en Espagne, comme Togliatti, que vinrent les premières initiatives contre Largo Caballero, ainsi que les préparatifs de son renversement. (P. Broué)

[19] Après la scission de l’U.G.T., dont les militants du P.C.E. furent le moteur, sous la couverture protectrice de socialistes de droite comme Ramon Gonzàlez Peña, Largo Caballero tenta de monter une campagne publique qui devait en définitive se réduire à une seule réunion, d’ailleurs retentissante, tenue à Madrid le 17 octobre 1937. C’est après ce succès initial que le gouvernement le fait garder à vue. Largo Caballero, désormais, se tait et réduit son activité à la lutte - limitée - contre la répression, intervenant par exemple comme témoin de la défense dans le procès des dirigeants du P.O.U.M. (P. Broué)

[20] Dans le Programme de transition, adopté en 1938 à la conférence de fondation de la IV° Internationale, Trotsky fait remonter à la défaite allemande et à la prise du pouvoir par Hitler le « passage définitif » de l’Internationale communiste « du côté de l’ordre bourgeois ». (P. Broué)

[21] Dans un ouvrage paru en 1971, G. Hermet, sur la base des sources du P.C.E. écrit que « le parti compte en mars 1937, 55 % de paysans, dont une majorité de petits exploitants, et près de 10 % de membres des classes moyennes et des professions libérales, contre seulement 35 % d’ouvriers d’industrie ». Il ajoute que « 53 % des membres se trouvent dans l’armée » et parle de « ruralisation » et d’ « embourgeoisement des effectifs communistes » pendant la guerre civile (Les Communistes en Espagne, pp. 46-49). Il semble incontestable que le P.C.E., devenu « parti de l’ordre », servit de refuge aux partisans de l’« ordre » qui ne se recrutaient pas particulièrement en milieu ouvrier. (P. Broué)

[22] Juan Garcia Oliver (1901- ??) : Membre de la C.N.T. anarcho-syndicaliste. D’abord chef de file des « anarcho-bolchéviks », il devient ministre de la Justice du gouvernement de J. Giral à partir de septembre 1936.

[23] En juillet 1936 comme en mai 1937, non seulement la masse des ouvriers influencés par l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme, mais la majorité de leurs cadres organisateurs au sein de la classe ouvrière se lancèrent dans la lutte sur une ligne révolutionnaire qui tendait plus ou moins consciemment chez eux à la prise du pouvoir par les travailleurs. Ce sont les combats de Barcelone en juillet qui ont achevé de dessiner la légende de Durruti, intrépide lutteur. En revanche, pendant toute cette période, le rôle d’Horacio Prieto secrétaire du comité national de la C.N.T., fur décisif chaque fois qu’il s’est agi de la collaboration entre la C.N.T. et le gouvernement. juan Garcia Oliver, l’ancien chef de file de ceux que l’on appelait les « anarcho-bolcheviks », joua un rôle déter­minant aussi bien en juillet 1936, en utilisant son autorité pour préserver les institutions de la Généralité de Catalogne, le président Companys en tête, qu’en arrêtant les combats au mois de mai 1937 à Barcelone. (P. Broué)

[24] Le ministre anarchiste Juan Peiro, membre du gouvernement de Largo Caballero, écrivait dans Politica du 23 février 1937 : « Notre victoire dépendait et dépend encore de l’Angleterre et de la France, mais à condition de faire la guerre et non la révolution. (...) La voie à suivre est celle-ci : faire la guerre et, tout en faisant la guerre, nous limiter à la préparation de la révolution. » (P. Broué)

[25] Dressant un bilan de cette époque, l’anarchiste Santillàn écrit après la défaite : « Nous pouvions être seuls, imposer notre volonté absolue, déclarer caduque la Généralité et imposer à sa place un véritable pouvoir du peuple ; mais nous ne croyions pas à la dictature quand elle s’exerçait contre nous et nous ne la désirions pas quand nous pouvions nous-mêmes l’exercer aux dépens des autres » (Santillàn, Por qué perdimos la guerra, p. 169). (P. Broué)

[26] Après avoir évoqué dans La Velada de Benicarlo le « soulèvement prolétarien » ripostant au coup des généraux, Azaòa écrit : « Une révolution a besoin de s’emparer du commandement, de s’installer au gouvernement, de diriger le pays selon ses vues. Elle ne l’a pas fait. (...) L’ancien ordre pouvait être remplacé par un autre, révolutionnaire. Il n’en a rien été, il n’en est sorti qu’impuissance et désordre » (op. cit. p. 96). (P. Broué)

[27] La mention de Durruti dans cette parenthèse semble suggérer que Durruti se rapprochait des conceptions marxistes, et qu’il fut assassiné par les staliniens, La version de son assassinat par le G.P.U. circula longtemps parmi les révolutionnaires, mais elle n’a jamais été prouvée. Ce point d’histoire est discuté avec soin dans la dernière partie de Durruti, Le peuple en armes par Abel Paz, qui conteste nos conclusions. La propagande stalinienne s’efforça de récupérer à son profit la popularité de Durruti, lui attribuant notamment la phrase suivant laquelle il fallait être prêt à renoncer « à tout, sauf à la victoire ». Les Izvetija du 23 novembre 1936 affirmaient qu’il s’était rapproché du P.C. et faisaient écho à une rumeur selon laquelle il y aurait adhéré en secret... Les nombreux témoignages recueillis par Abel Paz, l’interview donnée par Durruti à Pierre Van Paasen (Toronto Star, 18 août 1936), le texte de sa lettre aux travailleurs soviétiques (C.N.T., 2 novembre 1936 in extenso dans Paz, op. cit., pp. 403-404) tendraient à prouver le contraire : Durruti était très conscient de la nécessité de mener de front la guerre et la révolution : il avait refusé la « militarisation », tout en faisant régner dans sa colonne une réelle discipline. Ce furent certains de ses compagnons les plus proches comme l’instituteur Francisco Car­ qui devaient au printemps 1937 former le groupe des « Amis de Durruti », hostiles tant à l’anti-étatisme traditionnel et simpliste des anarchistes qu’au ministérialisme des dirigeants anarchistes espagnols. En mai 1937, les Amis de Durruti travaillèrent avec Moulin et le groupe bolchévique-léniniste. (P. Broué)

[28] La première traduction française porte : « Tout rapprochement vers nos conceptions » - au lieu de « proximité » - ce qui est insou­tenable, car Trotsky ne pouvait supposer qu’à cette date Nin et moins encore Landau se « rapprochaient » de ses conceptions. En revanche, la remarque est intéressante au regard de la vive polémique entre lui et ces militants qu’il considérait bel et bien comme politiquement « proches » de ses conceptions. On sait que Nin fut assassiné par le G.P.U. Il ne fait aucun doute que Kurt Landau, arrêté deux mois plus tard, connut le même sort (voir Katia Landau, Le Stalinisme en Espagne). (P. Broué)

[29] Ou la formule « Caballero-Negrin » est volontairement ambiguë, ou Trotsky se trompe. Il y avait en effet dans le gouvernement Largo Caballero - où Negrin était ministre des finances - quatre ministres anarchistes au moment des deux premiers procès de Moscou, de la répression contre le P.O.U.M. de Madrid et lors des journées de mai de Barcelone : Juan Peiro, Juan Lopez, Federica Montseny, et Juan Garcià Oliver. En revanche, après la démission de Largo Caballero, à la fin de mai 1937, la C.N.T. refusa d’entrer dans le gouvernement formé par Negrin ; elle n’était donc pas représentée au gouvernement au moment où furent assassinés Andrés Nin, Kurt Landau, Erwin Wolf et les autres. C’est au mois de juin suivant qu’elle quitte également le gouvernement de la Généralité de Catalogne. Toutefois, ce départ ne correspond pas à un changement d’attitude de la part des dirigeants de la C.N.T. César M. Lorenzo - que l’on peut soupçonner d’hostilité à leur égard - résume leur politique à l’égard du gouvernement Negrin et Companys de cette période par une formule cruelle : « Les anarchistes supplient Negrin et Companys » (p. 302). Quinze jours après leur éviction du gouvernement, un plénum péninsulaire semble revendiquer leur retour. Au début de l’année suivante, la C.N.T. puis la F.A.I. adhèrent au Front populaire, et, le 2 avril 1938, la C.N.T. entre dans un gouvernement Negrin remanié. (P. Broué)

[30] Le rôle joué par Trotsky au cours de la guerre civile en Russie dans la répression de l’insurrection paysanne de Makhno, puis, en mars 1921, de celle de Cronstadt, deux mouvements revendiqués par les anarchistes, servait et sert toujours de base aux attaques des anarchistes contre Trotsky et le trotskisme, assimilé à une variante du stalinisme. (P. Broué)

[31] En règle générale, il est évident que la presse du P.O.U.M. s’est adressée aux dirigeants anarchistes avec beaucoup d’humilité. Juan Andrade avait, par exemple, consacré ses « notes quotidiennes » des 22 et 23 janvier à l’attitude de la C.N.T., écrivant notamment le 22 : « Contrairement à ce qui s’est produit pour l’anarchisme dans les révolutions d’autres pays, en Espagne, du fait de sa force exceptionnelle, il constitue la clé de voûte de l’orientation de la révolution. Nous ne savons si les camarades anarcho-syndicalistes eux-mêmes se sont bien rendu compte de leur responsabilité sur ce terrain : ils sont la force décisive du mouvement ouvrier espagnol, et c’est d’eux que dépend en très grande partie le sort de la révolution. (...) La C.N.T. a un poids suffisant pour changer en un sens ou un autre le cours des événements. (...) Depuis le premier moment, convaincus de ne pas disposer de la force suffisante pour changer complètement le rythme des choses, nous avons tenté de faire ressortir pour nos camarades anarchistes la fonction qui leur incombe. (...) Il s’agit des intérêts du prolétariat avant tout, et c’est pour cela qu’il vaut la peine d’insister sur ce thème. » Après ces précautions oratoires, Andrade concluait que la C.N.T. faisait, « dans les faits, le jeu du réformisme ». Or Solidaridad obrera allait se fâcher tout rouge, ce qui contraignait Andrade à la contrition dans une « contre-réplique » du 26 janvier : « je me suis borné à souligner le comportement contradictoire de la Confédération et la nécessité que cette façon abstraite de se situer devant la gravité des événements acquière une expression plus cohérente dans l’intérêt même de la révolution. (...) Nous sentons que notre intention a été mal interprétée par le quotidien confédéral. Nous en sommes peinés, non parce que nous chercherions à tirer partie d’un changement d’attitude, mais parce que, ce qui est en jeu, ce sont les intérêts de la révolution. La preuve de l’innocence (bondad) de notre proposition est que nous avons commencé par déclarer que notre influence dans le cadre du mouvement ouvrier n’était pas assez forte pour orienter le cours des événements sur la voie qui nous paraissait la meilleure pour les intérêts de la révolution. Nous avons également reconnu le poids spécifique énorme dont jouit la C.N.T. dans les masses ouvrières d’un grand instinct révolutionnaire. » Le même Andrade, un mois plus tard, commentant l’article de Peiro mentionné plus haut, écrit : « Le ministre de la C.N.T. - nous ne disons pas la C.N.T. - s’identifie pleinement avec la position réformiste », précisant qu’il ne veut qu’« attirer l’attention sur le divorce, la divergence dans les critères qui semble se produire entre la C.N.T. et les membres qui la représentent dans le gouvernement central », « un avertissement plein de cordialité (...) à tous les camarades de la C.N.T. » (La Batalla, 26 février 1937). Il ne s’agit bien entendu pas là d’une attitude personnelle. Un éditorial du 3 mars dans La Batalla affirme : « La responsabilité des dirigeants de la C.N.T. et de la F.A.I. est énorme. Ils détiennent la clé de la situation. Plus, ils sont ceux qui peuvent décider du cours de la révolution. » La remise aux dirigeants de la C.N.T. de la clé de l’avenir - même verbale était évidemment dans la logique d’une politique dont l’axe demeurait, comme le déclarait Nin au C.C. de décembre 1936, son « pacte secret » avec la direction de la C.N.T. Sur ce point, la critique de l’opposition de gauche du P.O.U.M. rejoint celle de Trotsky, la cellule 72 écrivant dans ses « contre-thèses » : « L’absence d’une critique fraternelle, mais sévère, de la C.N.T. par le P.O.U.M., a empêché les masses de la C.N.T. et la classe ouvrière en général d’établir une différence, pourtant essentielle, entre l’une et l’autre et a permis de confondre, de façon générale, leurs positions et mots d’ordre respectifs. » (P. Broué)

[32] Dans La Batalla du 26 janvier 1937, Andrade rappelle l’existence passée de la F.O.U.S. et les conditions de son autodissolution et de l’adhésion de ses militants à l’U.G.T., « pour entrer dans une des centrales existantes, c’est-à-dire précisément dans celle à l’intérieur de laquelle les organisations qui constituaient la F.O.U.S. espéraient pouvoir le mieux travailler en faveur de l’unité syndicale, puisqu’elle était dirigée par le réformisme qui est toujours l’ennemi principal ». Ainsi le P.O.U.M. manifestait-il une fois de plus par ces propos son désir d’éviter tout incident avec la C.N.T. Là encore, bien des militants du P.O.U.M. exprimaient des critiques. Au C.C. élargi de décembre 1936, le représentant de Madrid déclare, à propos de ce qu’il appelle « le rapprochement avec la C.N.T. », que l’un des dangers de cette orientation apparaît dans la décision d’entrer à l’U.G.T. : il souligne que, du coup, les rapports avec la C.N.T. sont seulement des rapports au sommet, et non, comme ce serait souhaitable, des rapports noués "au sein des masses confédérales". » De son côté, José Rebull écrit, dans la résolution qu’il présente au C.C. d’octobre 1937, qu’on doit reprocher à la direction du P.O.U.M. d’avoir « dissous la F.O.U.S. sous le mot d’ordre syndical erroné de « C.N.T.-U.G.T. » au lieu d’avoir (...) mis en avant le mot d’ordre « Ni C.N.T., ni U. G. T., centre syndical unique ». Il ajoute : « Avec un tel mot d’ordre, non seulement il aurait subsisté de bonnes raisons de maintenir la F.O.U.S. - quoiqu’elle ait été déjà pratiquement dissoute dans de nombreuses localités mais encore nous, serions apparus comme les champions de l’unité syndicale. »
José Rebull (1906- ??) : Responsable du P.O.U.M. dès sa fondation, administrateur de sa presse. Animateur d’une tendance de gauche au sein du parti en 1936-1937. Emigre en France en 1939, participe à la résistance socialiste, arrêté par la Gestapo. (P. Broué)

[33] C’est sur la base des informations envoyées directement du front d’Aragon que le trotskiste américain Felix Morrow écrit qu’il n’y eut pas d’élection de conseils de soldats sur le front d’Aragon, dans les milices du P.O.U.M., et que la direction de ce dernier les interdisait en fait (Revolution and Counter-revolution in Spain, p. 71). Orwell ne mentionne pas l’existence de tels conseils. Dans sa résolution au C.C. d’octobre 1937, José Rebull reproche à la direction du P.O.U.M. d’avoir permis à « des membres du parti, chefs de la division Lénine, de saboter toute action politique auprès des miliciens de ses rangs ». Il semble en effet que le P.O.U.M. n’ait cherché ni à recruter dans ses milices pour ses propres rangs, ni même à donner à ses miliciens une formation politique (Orwell. op. cit., p. 263). Sans doute faut-il faire ici exception pour l’organisation madrilène du P.O.U.M. : le quotidien des milices du P.O.U.M. de ce front, El Combatiente rojo, est en effet un organe politique très combatif. En outre, il milite inlassablement en faveur de l’élection, dans les rangs des milices, de « comités de combattants » - expression d’ailleurs systématiquement supprimée par la censure, mais clairement suggérée par le contexte. (P. Broué)

[34] A moins que Trotsky ne fasse ici allusion à la politique générale du P.O.U.M. depuis sa fondation, la formule utilisée par lui est fausse, ou tout au moins anachronique : depuis le début de la guerre civile, le P.O.U.M., nous le savons, n’avait plus « ses propres syndicats », organisés dans la F.O.U.S. en mai 1936, avec d’ailleurs l’objectif proclamé de promouvoir la réalisation de l’unité syndicale. (P. Broué)

[35] Il ne semble pas possible d’affirmer que le P.O.U.M. ait eu la volonté délibérée de constituer « ses propres milices ». D’ailleurs, la question était discutée dans les rangs mêmes des partisans de la IV° Internationale : en France, en 1934, les B.-L. avaient lancé le mot d’ordre de « milices du peuple » auquel, précisément, Trotsky lui-même aurait préféré celui de « milices des syndicats et partis » - formule qui devait prévaloir en Espagne en 1936 (Le Mouvement communiste en France, n. 318, p. 482). En réalité, le P.O.U.M. s’est trouvé pris dans l’engrenage, car chaque organisation ouvrière constitua, dès les premières heures du soulèvement, ses propres unités miliciennes. Cette situation avait pour le P.O.U.M. plus d’inconvénients que d’avantages, car il ne pouvait s’attendre à aucune faveur dans la répartition des armes et des munitions, et le fait d’avoir au front ses « propres secteurs » le rendait particulièrement vulnérable et tragiquement dépendant. A Madrid, les milices du P.O.U.M. n’obtinrent des armes que parce que le parti syndicaliste leur céda celles qu’il avait reçues en trop, pour des effectifs très réduits. Ce n’est pas non plus par hasard que les pertes du P.O.U.M. sur le front de Madrid furent considérables, neuf miliciens sur dix étant tombés en l’espace de six mois. Parmi d’autres, George Orwell a témoigné de la façon dont le manque d’armes et de munitions, les ordres d’attaques-suicides sans protection d’artillerie ou d’aviation, permirent, sur le front d’Aragon l’extermination systématique des militants du P.O.U.M. combattant dans ses « propres milices » (Orwell, op. cit., pp. 19, 21, 29). Toutefois, La Batalla du 21 janvier publie une résolution du comité exécutif qui constitue un effort pour sortir de cette situation, puisqu’elle affirme : « Sauf dans le cas où il est possible de constituer sous notre contrôle direct et avec nos propres cadres une division entière de la nouvelle armée, nos militants et sympathisants doivent être répartis dans différentes unités. » Enfin, les conditions de la guerre civile - agressions répétées des militants et des locaux - rendaient nécessaire la garde des immeubles par des miliciens sûrs, et il peut paraître abusif de la part de Trotsky de reprocher au P.O.U.M. d’avoir fait garder ses locaux par ses propres miliciens ; le contraire eût constitué une grave preuve d’irresponsabilité. (P. Broué)

[36] Le développement de « partis centristes » dans une période de crise des organisations traditionnelles, et comme étape de « transition » pour leurs anciens militants, constituait, selon Trotsky, une voie pratiquement inévitable en même temps que très dangereuse pour la formation rapide des partis authentiquement révolutionnaires qu’il voulait constituer. (P. Broué)

[37] On peut remarquer que Trotsky fait dans une certaine mesure ici ce qu’il reproche au P.O.U.M. de faire en montrant ce que les anarchis­tes « auraient pu faire ». Mais il est évident que le P.O.U.M. - résultat, sans doute de sa propre division interne - fit preuve sur ce plan d’une grande timidité. Ainsi La Batalla du 28 janvier 1937 souligne-t-elle la modération qu’elle avait manifestée, le 24 novembre 1936, quand elle avait élevé une protestation contre le refus dicté par les conseillers russes de l’ambassade et les dirigeants du P.C. d’inclure un représentant du P.O.U.M. dans la junte de défense de la capitale. Là aussi, le contraste est vif avec El Combatiente rojo, qui écrivait le 2 septembre 1937 : « Ce n’est pas par hasard (...) qu’aujourd’hui, dans le procès de Zinoviev-Kamenev, on tente d’impliquer Trotsky. L’antagonisme entre la bourgeoisie libérale et le marxisme révolutionnaire se vérifie une fois de plus. Léon Trotsky, fondateur avec Lénine de la III° Internationale, organisateur génial de l’armée rouge, continue d’être fidèle au drapeau de l’internationalisme prolétarien. Ce n’est pas de la faute des bolcheviks-léninistes si le stalinisme a remplacé le drapeau rouge du prolétariat par les drapeaux tricolores des républicains démocratiques. (...) La bureaucratie stalinienne, qui a effacé de son programme le devoir de lutter pour la victoire de la révolution mondiale et qui se dévoue à la tâche plus modeste de défendre la démocratie bourgeoise, a de nouveau déchaîné sa fureur antitrotskiste, c’est-à-dire toute la haine de son impuissance face aux vrais révolutionnaires, les bolcheviks-léninistes du monde entier. C’est pour tenter de couvrir sa capitulation qu’elle bâtit de semblables « affaires », qu’elle organise des procès et ordonne de fusiller les vieux-bolcheviks ». Le lien entre les procès de Moscou et la lutte contre­-révolutionnaire du stalinisme ne sera fait explicitement par Nin qu’au début de 1937, après le début de l’offensive terroriste et, en particulier, les premières mesures contre la section de Madrid. (P. Broué)

[38] De la débâcle des « volontaires » italiens, sous les coups d’une propagande révolutionnaire intense, au moins autant que sur le plan purement militaire, l’observateur américain Herbert Matthews a écrit qu’elle avait été pour le fascisme italien ce que Bailen avait été pour l’armée napoléonienne, l’événement le plus considérable en tout cas depuis 1918 (Matthews, Two Wars and More to Come, p. 264). Quant aux pourparlers avec les nationalistes marocains en vue d’une telle propagande en direction des soldats marocains de Franco, ils échouèrent par suite du refus des gouvernements de Front populaire de proclamer l’indépendance du Maroc, refus qu’ils justifiaient ici encore par la nécessité de ne pas mécontenter les gouvernements de Paris, au premier chef, et de Londres. (P. Broué)

[39] Témoignage précieux de la part de l’auteur de l’Histoire de la révolution russe, dont il avait été l’un des principaux acteurs, c’est là une opinion partagée par Andrés Nin qui connut la révolution russe dans ses premières années. (P. Broué)

[40] Natalia Trotsky raconte, à propos de l’année 1927, les circonstances dramatiques dans lesquelles Trotsky qualifia pour la première fois Staline de « fossoyeur de la révolution » : « Mouralov, Ivan Smirnov et les autres se réunirent un après-midi chez nous, au Kremlin, attendant que Léon Davidovitch rentrât d’une réunion du Bureau politique. Piatakov revint le premeir, très pâle, bouleversé. Il se versa un verre d’eau, but avidement, et dit : « J’ai vu le feu, vous le savez, mais ça, ça ! C’était pire que tout ! Et pourquoi Léon Davidovitch a-t-il dit ça ? Staline ne le pardonnera pas à ses arrière-neveux ! » Piatakov, accablé, ne put même pas nous expliquer clairement ce qui s’était passé. Quand Léon Davidovitch entra enfin dans la salle à manger, Piatakov se précipita vers lui : « Mais pourquoi avez-vous dit ça ? » Léon Davidovitch écarta de la main les questions. Il était épuisé et calme. Il avait crié à Staline : « Fossoyeur de la révolution ! » Le secrétaire général s’était levé, se dominant avec peine, et s’était jeté hors de la salle en faisant claquer la porte. Nous comprîmes tous que cette rupture était irréparable » (Victor Serge, Vie et mort de Trotsky, pp. 180-181.) Bien qu’il n’ait pas toujours à l’époque exactement mesuré la capacité contre-révolutionnaire du stalinisme, Trotsky avait depuis des années compris son rôle, alors que bien des révolutionnaires authentiques sous-estimaient cette capacité, quand ils ne nourrissaient pas encore des illusions à son sujet. (P. Broué)

[41] Le 28 mars 1917, avant le retour de Lénine, s’était tenue à Petrograd une conférence panrusse des bolcheviks. Staline, récemment revenu de Sibérie, et Kamenev orientaient le parti vers une politique de conciliation. Dans le rapport, Staline déclarait : « Le pouvoir s’est divisé entre deux organes dont aucun n’exerce la plénitude du pouvoir. Entre eux existent et doivent exister des frictions, une lutte. Les rôles se sont partagés entre eux. Le Soviet a pris en fait l’initiative des transformations révolutionnaires, le Soviet est le chef révolutionnaire du peuple insurgé, l’organe qui contrôle le gouvernement provisoire. Le gouvernement provisoire a pris en fait le rôle de consolidateur des conquêtes du peuple révolutionnaire. Le Soviet mobilise les forces, contrôle. Le gouvernement provisoire, en trébuchant, en s’embrouillant, prend le rôle de consolidateur des conquêtes du peuple déjà réalisées. » Il appelait à « gagner du temps en freinant le processus de rupture avec la moyenne bourgeoisie » et contestait qu’il soit opportun de poser le problème du pouvoir, précisant : « Le gouvernement provisoire n’est pas si faible que ça. Sa force repose sur le soutien que lui apporte le capital anglo-français, sur l’inertie de la province, sur les sympathies qu’il éveille. » Cette ligne, la même qui était défendue en Espagne par le P.C.E. et les autres partisans du Front populaire, devait être mise en pièces par les Thèses d’avril de Lénine. (« Procès-verbaux de la conférence... » Voprosy Istorii K.P.S.S., n°5, 1962, p. 112.) (P. Broué)

[42] Au cours des dernières années, les livraisons de charbon polonais à l’Espagne ont bien aidé Franco à briser les grèves des mineurs asturiens... (P. Broué)

[43] Le général Miaja abandonna le P.C. avant la fin de la guerre civile, acceptant de présider la junte créée par le général Casado, vraisemblablement avec l’appui britannique, afin d’éliminer les dirigeants du P.C. et Negrin et de négocier la fin de la guerre civile. L’un de ses principaux collaborateurs, le général Rojo, devait retourner après la guerre dans l’Espagne franquiste. (P. Broué)

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1937/12/lt19371217.htm

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