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Comment la révolution commençât en Birmanie, le 8/8/88 à 8h8 : extrait de "Histoire de la Birmanie contemporaine"

vendredi 13 août 2021, par Alex

L’« Histoire de la Birmanie contemporaine » par R. Egreteau publiée en 2010 est un livre d’actualité vu le soulèvement révolutionnaire que connaît actuellement le pays, écho du soulèvement de 1988. Pour l’auteur de ce livre, la classe ouvrière n’existe pas plus que dans l’ouvrage commenté dans l’ article précédent.

Mais la classe ouvrière, plus précisément l’absence de son intervention en tant que force dirigeante d’une révolution apparait en creux dans le constat par lequel commence le chapitre 1 :

Le constat est navrant : la Birmanie est aujourd’hui dans une impasse politique. La junte militaire est plus solide sur ses bases qu’elle ne l’était en prenant le pouvoir le 18 septembre 1988. L’opposition civile démocratique demeure impuissante et sa chef de file est régulièrement—et aisément—assignée à résidence. La communauté monastique bouddhique (Sangha) est déchirée entre la nécessaire légitimation de l’autorité politique et ses tentations contestatrices traditionnelles. Les tentatives de dialogue politique tripartites (entre la junte, l’opposition civile et les minorités ethniques largement discriminées) se sont enlisées, tandis que la communauté internationale reste divisée dans son approche de la « question birmane », depuis le soulèvement étudiant de 1988 et le refus des élections de mai 1990.(...) Moment fondateur, le soulèvement birman de 1988 est aussi l’une des sources de l’impasse politique des 20 dernières années.

Remarquons au passage que le programme de la révolution permanente est un outil qui permet de comprendre cette situation :

Lorsque la bourgeoisie refuse consciemment et obstinément de résoudre les problèmes qui découlent de la crise de la société bourgeoise, et que le prolétariat n’est pas encore prêt à assumer cette tâche, ce sont souvent les étudiants qui occupent le devant de la scène. Au cours de la première révolution russe nous avons maintes fois observé ce phénomène. Il a toujours eu pour nous une grande signification : cette activité révolutionnaire ou semi-révolutionnaire implique que la société bourgeoise traverse une crise profonde. (...) Le mouvement de grève des ouvriers acquiert une résonnance toute différente, incomparablement plus profonde, au sein d’un mécontentement général des masses petite-bourgeoises et d’une crise de tout le système. Cette lutte ouvrière doit rester étroitement liée à toutes les questions qui procèdent de la crise nationale. Cette participation des ouvriers aux manifestations des étudiants est le premier pas, même s’il est encore insuffisant et mal assuré, sur le chemin de la lutte de l’avant-garde prolétarienne pour l’hégémonie révolutionnaire.

Léon Trotsky, « La Révolution espagnole »

Cette vision de Trotsky diffère de celle de courants qui se réclament de lui, mais appellent la classe ouvrière soit à se méfier dès que diverses classes sociales se soulèvent en même temps que les ouvriers (comme Lutte Ouvrière face aux Gilets jaunes), ou oublient le programme de la révolution permanente, en appelant seulement à une solidarité « morale » avec le soulèvement actuel en Birmanie (comme la Fraction du NPA, qui a appelé publiquement à « réviser » la théorie de la révolution permanente). Mais c’est un autre sujet.

L’ auteur écrit comme un ami et conseiller de l’impérialisme français, à l’instar de G. Kepel sur le monde musulman. Ces universitaires mettent leur érudition, parfois intéressante, même pour les révolutionnaires, du point de vue de la diplomatie française ou des trusts impérialistes qui travaillent en permanence avec ces dictatures qu’ils ont créées ou laissé se créer. Ils sont dans la lignée des « orientalistes ». Des sortes de « petites fiches » semblent avoir pour but de présenter les interlocuteur « crédibles ». Notre auteur n’a donc aucune sympathie pour les masses révoltées, mais sait que les dirigeants doivent sentir monter les révoltes, les comprendre pour maintenir l’ordre.

Ce point de vue du livre a l’avantage de faire descendre de son piédestal Aung San Suu Kyi. Celle-ci est la leader incontournable de l’opposition à l’armée .... tout en étant pro-armée, comme son père, un des militaires fondateurs de la dictature. L’auteur a donc le mérite de souligner dès le début de son livre le blocage incarné par Aung San Suu Kyi.

« L’Etat birman c’est l’armée » est le titre du chapitre 2. Aung San Suu Kyi n’a un poids politique que comme fille du fondateur de l’armée birmane, et elle ne souhaite absolument pas renverser l’armée. L’auteur est donc agacé par les médias occidentaux qui en font l’égérie de la démocratie, alors que son parti est plein d’ancien militaires.

L’auteur cherche donc plutôt a décrire les fractions au sein de l’armée, notamment une fraction prétendument moins « brutale », en fait seulement plus « évoluée », comme celle du général Khin Nyunt évincée en 2004, dont les services de sécurité auraient pu éviter la répression de 2007 en anticipant la révolte des moines bouddhistes. Une telle fraction pourrait perpétuer la dictature militaire avec moins de secousses, elle serait donc l’interlocuteur idéal pour les impérialismes des « démocraties ».

Comme en Egypte, l’armée n’est pas qu’un appareil militaire, c’est une bourgeoisie, sa domination est durable, les occidentaux ne devraient donc pas chercher un parti civil de remplacement, sous-entend l’auteur. Pour l’impérialisme, hors l’armée birmane, point de salut pour continuer à faire des profits en Birmanie (Opium, bois précieux, pierres précieuses). Rien n’est dit dans le livre du soutien de l’impérialisme français et de sa multinationale Total, cet aspect rappelant G. Kepel dont les analyses sur l’Algérie des années 90 sont une caricature sans valeur à cause de cet « oubli ».

De nombreux chapitres mériteraient d’être cités, mais les passages du chapitre 1 sur la préparation de la manifestation du 8/8/88 à 8h8 sont un bon point de départ pour donner une idée de l’atmosphère qui règne actuellement en Birmanie.

La continuité depuis Ne Win (1962-1988) à aujourd’hui est illustrée par la numérologie de la répression : depuis Ne Win, les initiatives des dirigeants sont souvent menées des jours correspondant au chiffre 9. La répression du 27 (2+7=9) mars dernier, la plus violente depuis le coup d’Etat du 1er février 2021, en est malheureusement la dernière illustration :

Ce samedi 27 mars était, en Birmanie, la Journée des forces armées, célébrée par les auteurs du coup d’État par un imposant défilé militaire à Naypyidaw, la capitale. Mais ce jour noir restera surtout comme le plus meurtrier depuis le coup d’État du 1er février dernier : au moins 89 manifestants pro-démocratie, dont des enfants, ont été tués en 24 heures dans tout le pays. (La Croix)

Extrait du Chapitre 1 : Deux décennies d’enlisement politique.

L’Asie de la fin des années 1980 fut marquée par une effervescence socio-politique sans précédent, engendrée par une croissance économique fulgurante. Dans un contexte d’effritement de l’ordre mondial bipolarisé, la région connut son « moment démocratique » qui se renouvellerait—paradoxe intéressant—dix ans plus tard, à la faveur de la vaste crise financière de 1997-1998. Initiée par les Philippines qui assistèrent à la chute du régime corrompu de Ferdinand Marcos en février 1986 au profit d’un gouvernement démocratique incarné par la veuve de son principal opposant, Corazon Aquino, la vague asiatique du « people’s power » se poursuivit à Taipei et Séoul en 1987, à Pékin au printemps 1989, puis au Bengladesh et en Mongolie en 1990, en Thaïlande en mai 1992 ... La Birmanie s’inscrivit dans cette logique de déferlante libertaire et d’aspiration démocratique entre 1987 et 1990.

Le 5 septembre 1987, une annonce tout aussi laconique qu’inattendue de la radio d’Etat avait sorti la Birmanie de la léthargie résignée dans laquelle 25 années de « voie birmane vers le socialisme » l’avaient plongée, le général Ne Win étant à la tête du pays depuis 1962. Le Conseil d’Etat, gouvernement légitimé par la Constitution de de 1974 et présidé par Ne Win lui-même, déclarait que par l’ordonnance 1-1987 les billets de 25, 35 et 75 kyats, qui n’avaient pourtant été créés que deux ans plus tôt par une première démonétisation, n’avaient plus cours. La Banque centrale birmane les remplaçait par de surprenants billets de 45 et 90 kyats, et ce sans possibilité de conversion—que la démonétisation de 1985 avait pourtant autorisée. Après que Ne Win eut brusquement décidé en 1970 que la conduite automobile se ferait à droite dans cette ancienne colonie britannique parce que ses astrologues avaient prédit que les dangers viendraient toujours de l’ouest (donc par la gauche...) choisir son chiffre porte-bonheur 9 pour les nouveaux billets de banque n’était somme toute que l’une des dernières lubies numérologiques du vieux dictateur.

Or cette décision, rationnellement justifiée par la volonté du régime d’affaiblir les économies fiduciaires parallèles contrôlées par les insurrections ethniques armées et les milieux maffieux chinois et thaïlandais opérant aux frontières, eut pour conséquence directe de rendre caducs près des deux tiers de la monnaie en circulation dans le pays. En une journée l’ensemble des classes moyennes urbaines, qui devant l’inefficacité du système bancaire d’Etat avaient pris l’habitude d’épargner sous forme de liquidités (les « bas de laine »), ont vu la plupart de leurs économies s’évaporer. De plus, la période universitaire commençant en septembre, l’annonce de cette démonétisation intervint alors que les étudiants devaient devaient acquitter leurs droits d’inscription...en cash. Dès que la nouvelle fut propagée, une manifestation eut lieu au Rangoon Institue of Technology (RIT), l’un des rares établissements d’enseignement universitaire ayant conservé un certain prestige. Menée par quelques étudiants ne pouvant régler leurs frais de scolarité, elle fut la première protestation populaire depuis la crise de 1974-1976 qui avait vu l’éviction du général Tin Oo, rival affiché de Ne Win. Sans attendre, les autorités militaires fermèrent l’ensemble des universités et colleges de la capitale. L’agitation s’apaisa, mais elle avait révélé peu à peu l’échec du modèle socialiste autarcique mis en place par Ne Win en 1963.

Deux mois plus tard, la 42ème Assemblée des Nations unies intégrait la Birmanie dans le groupe au statut peu envié des « pays les moins avancés (PMA) de la planète », où elle rejoignait onze autres pays d’Asie. Fait humiliant pour toute une génération de leaders birmans, cette déchéance officielle d’un pays jadis grenier à riz de la région, entraîna les premieres réactions parmi les opposants historiques au régime ne winien. Ancien bras droit du dictateur qui l’avait évincé dès 1963, le brigadier général Aung Gyi adressa au début de l’année 1988 plusieurs « lettres ouvertes à son ancien camarade ». Ayant effectué pour la première fois depuis 1962 un périple en Asie du Sud-Est, Aung Gyi fut stupéfait par le niveau de développement atteint par les voisins de la Birmanie, a commencer par Singapour. Critiquant ouvertement la politique conduite par le Burma Socialist Program Party (BSPP, le parti unique du régime de Ne Win), ses lettres ouvertes alimentèrent un mécontentement populaire qui s’exprima par plusieurs éruptions de violence au début de 1988.

Peu de sources ont rapporté la semaine de manifestations qui secoua Rangoon en mars 1988. Le 12 mars, à la suite d’une simple altercation entre étudiants et proches d’officiels du régime dans un tea shop rangounien, de brèves manifestations furent organisées près de l’université de Rangoun. Le lendemain, la mort d’un étudiant, exécuté de sang-froid par un policier, fut l’étincelle qui déclencha de vastes protestations estudiantines en plein centre-ville de Rangoun, une première depuis 1974. A la tête de l’agitation, un jeune leader de 25 ans s’affirma rapidement et adopta le surnom mythique de« Min Ko Naing » ou « conquérant des rois » [Né en 1962, Min Ko Naing fut emprisonné de 1989 à 2004, de nouveau durant 3 mois en 2006, puis arrêté une troisième fois en août 2007 alors qu’il était à la tête des premières manifestations contre la vie chère qui furent suivies par la « vague safran ». Il est le principal leader emblématique de Génération 88]. Face aux étudiants, les autorités réagirent sans ménagement et la redoutée police anti-émeutes (Lon Htein, dirigée par le général Sein Lwein) réprima dans le sang le mouvement malgré sa popularité. Le 16 mars, plus de 200 étudiants furent ainsi littéralement fusillés, battus à mort ou noyés dans le lac Inya, au nord de la ville, dans ce que la mémoire collective des rangouniens a retenu du « White Bridge Incident ». Deux jours plus tard, 41 jeunes raflés étaient asphyxiés à l’intérieur d’un camion de police surchargé les menant à la prison d’Insein. Mais l’agitation estudiantine retomba aussi vite qu’elle était apparue au bout d’une semaine. Elle se réveilla cependant à la réouverture des universités le 1er juin 1988. Désormais, la protestation touchait le coeur de Rangoun, et non plus les faubourgs, et commença à s’étendre aux principales cités universitaires du pays Bago, Mandalay, Myitkyina, Sittwe...). De nouveau, les forces anti-émeutes matèrent les manifestations, faisant quelque 70 victimes à Rangoun et Bago les 21 et 23 juin.

Si les manifestations populaires ont été plus spontanées que réfléchies et organisées, ce fut d’abord en raison du manque cruel d’authentiques réseaux (clandestins ou non) d’opposants politiques et de leaders civils expérimentés. Depuis le milieu des années 1960, l’opposition pro-démocratique était efficacement muselée par le régime ne winien. Nombre de dirigeants de la première période parlementaire birmane, après quelques années passées derrière les barreaux, avaient été contraints à l’exil ou à un mutisme et une résidence forcés dans leur propre logement [l’ancien Premier ministre U Nu en est le parfait exemple : après un emprisonnement de quatre années 1962-1966, il s’exila en Thaïlande 1969-1973, aux USA 1973-1974 puis à Bhopal en Inde 1974-1980. Il put revenir à Rangoun grâce à l’amnistie générale décrétée par ne Win en 1980. Il y mourut en 1995]. Leur retour sur le devant de la scène fit long feu : aucun ne sut (ou ne voulut) coordonner de véritable réseau d’opposition, ni organiser une résistance passive visible au cours de la première moitié de l’année. Dès les premiers soubresauts de mars 1988, les rivalités et programmes personnels de ces anciennes figures ont ainsi prématurément entravé la cohésion du mouvement. En outre, exsangue après un quart de siècle d’autarcie socialiste, la Birmanie n’avait pas vu une classe moyenne se former et constituer, à l’instar de ce qui se passait dans les sociétés taiwanaises, coréenne ou thaïlandaise, un bloc d’opposition crédible. (...)

Le 23 juillet 1988, alors que le BSPP s’était réuni en congrès extraordinaire à Rangoun pour discuter de la situation politique et économique explosive du pays. ne Win (alors âgé de 77 ans) surprit ses collaborateurs en démissionnant e son poste de président du parti : il reconnut publiquement l’échec de sa politique économique. Lui succéda à la tête du BSPP son fidèle lieutenant, Sein Lwin, vieux briscard auréolé de ses campagnes militaires contre le rebelles Karen dès les années 1950 et commandant en chef de la police anti-émeutes fustigée pour la répression des manifestations des mois de mars et juin. S’il s’affranchit de ses fonctions officielles, Ne Win n’en abandonna pas pour autant le pouvoir, et l’influence dans l’ombre de son « clan » sembla se renforcer. D’ailleurs, ses instructions étaient claires, les manifestations de juillet devaient cesser, l’ordre devait être rétabli, et la force militaire utilisée sans hésitation ni remords par l’armée le cas échéant : « Lorsque l’armée tire, elle tire pour tuer », avait-il déclaré au moment de sa démission. La loi martiale fut proclamée le 3 août en prévision de nouvelles effusions et des bataillons de l’armée de terre remplacèrent les forces de police dans les rues de Rangoun, marquant l’entrée en scène de Tatmadaw dans un soulèvement dont elle s’était jusqu’alors tenu à l’écart.

Sous couvert d’anonymat, un étudiant birman avait annoncé à un correspondant de la BBC qu’une grande manifestation se préparait pour le 8 août 1988, soit le 8-8-8, à 8 heures. Jour propice pour une société birmane dominée, on l’a dit, par ses croyances numérologiques et astrologiques, il marquait aussi le point culminant de l’année 1350 du calendrier traditionnel birman. très vite, la nouvelle se répandit dans le pays (et non plus simplement à Rangoun et dans quelques villes universitaires et les classes sociales jusque-là restées en marge de l’agitation. La surprenante démission de Ne Win et le flottement institutionnel au sommet de l’Etat avaient enhardi les foules. La dissidence n’était alors plus l’apanage que de quelques interllectuels citadins, mais le moment démocratique des « Quatre 8 » semblait à portée de main de tous, du moins le perçut-on ainsi au cours de ce mois d’août.

Le 8 août 1988, à 8h08, les rues de Rangoun et des autres villes du pays se remplirent donc d’une foule bigarrée, enthousiaste et motivée ...

A suivre.

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