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Lectures d’été : deux beaux récits réactionnaires. Vol de nuit (Saint-Exupéry) et L’équipage (Joseph Kessel) - première partie

mercredi 3 août 2022, par Alex

Notre récente proposition de lecture d’été « Par le Fer et par le Feu » de l’écrivain polonais Prix Nobel Sienkiewicz a suscité des centaines de messages de protestations : ce pavé de 600 pages, rempli de pédant vocabulaire moyenâgeux incompréhensible, ne serait pas une lecture d’été ! Certes, arriver sur la plage avec un gros livre qui ne tient pas dans un sac donne un air étrange à celui qui le porte : cette personne ne semble pas à sa place sur une plage. Elle prévoit de s’ennuyer, ou vient forcée par sa famille et se met à part pour sa lecture. C’est un asocial. Les gens détournent le regard, disent aux enfants de de se méfier de cette personne, pensent tout bas ce que Pierre Vassiliu chantait tout haut en 1973.

Le seul lecteur qui s’est torturé à lire « Par le Fer et par le Feu » en entier nous a dit que cet effort ne sert à rien : car personne ne connait ce livre, on ne peut pas se vanter de l’avoir lu après y avoir consacré 15 jours, on ne peut en parler à personne.

Faut-il se cultiver par les séries télévisées au lieu des romans comme le préconise le NPA ? Nous ne le pensons pas.

C’est pourquoi nous proposons à nouveau deux petits livres « réactionnaires », qui peuvent remplacer le pavé réactionnaire « Par le Fer et par le Feu ». De plus ils sont de Saint-Exupéry et Joseph Kessel, que tout le monde connait.

Ces deux livres ont en commun d’être liés à l’aviation à des débuts, aux temps "héroïques". Ils sont très bien écrits ! Si l’on arrive à la plage avec le livre de Saint-Ex, les enfants reconnaissent tout de suite l’auteur du Petit prince, et les belles couvertures des livres de poche leur donnent envie de lire le livre avec vous. De paria, le lecteur devient personne en laquelle les familles catholiques ont confiance.

Vol de nuit

Pour « Vol de nuit », la couverture du livre est aussi importante que son contenu, voici un échantillon :

Ces couvertures font rêver, penser aux voyages, c’est l’été ! Mais deux d’entre elles nous font revenir sur terre, si l’ont peut dire, car elles font le lien avec le monde du travail, la production de plus-value par le transport : les avions de« Vol de nuit » s’occupent du transport du courrier par avion, pour concurrencer les autres modes de transport.

Afin de rester objectifs, donnons la parole à l’Association des amis de Saint-Ex, qui résument le livre ainsi :

Vol de nuit est le premier grand succès de Saint Exupéry. Préfacé par un aîné prestigieux, Gide, il sera couronné par le Prix Fémina en 1931 et obtiendra l’insigne honneur de figurer, avec Koenigsmark de Benoit et Les Clés du royaume de Cronin, parmi les premiers titres de la collection “ Le livre de poche ” lancée le 9 février 1953 : il s’est vendu à plus de six millions d’exemplaires, depuis 1931.

(...) sur le terrain d’aviation de Buenos Aires, trois courriers nocturnes doivent atterrir avant que le départ du quatrième soit donné. Les avions du Chili et du Paraguay arrivent à l’heure, mais on attend celui de Patagonie. Qu’un accident survienne et les détracteurs des vols de nuit risqueront de triompher... Une heure quarante minutes : les réserves de carburant sont épuisées, l’avion est perdu

Oui, c’est bien une tragédie, la mort du pilote Fabien qui est au coeur du récit.

Mais Vol de nuit est aussi un roman sur le travail et sa « rentabilité ». Alors qu’aujourd’hui La Poste annonce qu’elle va transporter de plus en plus lentement votre courrier, à l’époque de « Vol de nuit » c’était l’inverse : certains capitalistes (dont Rivière, figure centrale du roman) avaient décidé de transporter le courrier par avion, pour concurrencer le transport par train et bateau.

Or qui dit capitalisme dit exploitation, et c’est là que le livre « Vol de nuit » prend tout son sens. Saint-Ex n’ a-t-il pas mis un sens caché dans le titre ? Les éditeurs n’ont-ils pas tout fait pour nous empêcher de voir le message caché dans le titre, en représentant un avion ou un aviateur afin de nous faire interpréter le mot "vol" dans le sens d’un déplacement dans l’air, alors qu’on sait que ce mot a aussi le sens de « cambriolage » ?

En fait, le vrai titre de ce livre, au lieu d’être « Vol de nuit » pourrait être « Exploitation de nuit », « Mort pendant le travail de nuit ».

Mais mourir pour le profit est décrit comme un bel acte héroïque dans ce livre. L’avion de Fabien se retrouve dans une purée de pois totale, il ne peut s’orienter. En prenant de l’altitude il s’élève au-dessus du plafond nuageux dans un ciel complètement dégagé. Mais le pilote sait que c’est inutile :

L’avion avait gagné d’un seul coup, à la seconde même où il émergeait, un calme qui semblait extraordinaire. Pas une houle ne l’inclinait. Comme une barque qui passe la digue, il entrait dans les eaux réservées. Il était pris dans une part de ciel inconnue et cachée comme la baie des îles bienheureuses. La tempête, au-dessous de lui, formait un autre monde de trois mille mètres d’épaisseur, parcouru de rafales, de trombes d’eau, d’éclairs, mais elle tournait vers les astres une face de cristal et de neige.

Fabien pensait avoir gagné des limbes étranges, car tout devenait lumineux, ses mains, ses vêtements, ses ailes. Car la lumière ne descendait pas des astres, mais elle se dégageait, au-dessous de lui, autour de lui, de ces provisions blanches.

Ces nuages, au-dessous de lui, renvoyaient toute la neige qu’ils recevaient de la lune. Ceux de droite et de gauche aussi, haut comme des tours. il circulait un lait de lumière dans lequel baignait l’équipage. Fabien, se retournant, vit que le radio souriait.

— Ca va mieux ! criait-il !

Mais la voix se perdait dans le bruit du vol, seuls communiquaient les sourires. « Je suis tout à fait fou de sourire, pensait Fabien : nous sommes perdus ».

Pourtant, mille bras obscurs l’avaient lâché. On avait dénoué ses liens, comme ceux d’un prisonnier qu’on laisse marcher seul, un temps, parmi les fleurs.

« Trop beau », pensait Fabien. Il errait parmi des étoiles accumulées avec la densité d’un trésor, dans un monde où rien d’autre, absolument rien d’autre que lui, Fabien et son camarade, n’était vivant. Pareils à ces voleurs des villes fabuleuses, murés dans la chambre aux trésors dont ils ne pourront plus sortir. Parmi des pierreries glacées, infiniment riches, mais condamnés.

Comment Fabien s’est-il retrouvé dans cet enfer ? Il n’est rien d’autre qu’un travailleur qui est exploité par son patron, Rivière, qua Saint-Ex décrit comme un héros de la guerre économique, un de ces « patrons » meneurs d’hommes :

dans cette lutte, une silencieuse fraternité liait, au fond d’eux-mêmes, Rivière et ses pilotes. C’étaient des hommes du même bord, qui éprouvaient le même désir de vaincre. Mais Rivière se souvient des autres batailles qu’il a livrées pour la conquête de la nuit.

On redoutait, dans les cercles officiels, comme une brousse inexplorée, ce territoire sombre. Lancer un équipage, à deux cents kilomètres à l’heure, vers les orages et les brumes et les obstacles matériels que la nuit contient sans les montrer, leur paraissait une aventure tolérable pour l’aviation militaire : on quitte un terrain par nuit claire, on bombarde, on revient au même terrain. Mais les services réguliers échoueraient la nuit. « C’est pour nous, avait répliqué Rivière, une question de vie ou de mort, puisque nous perdons, chaque nuit, l’avance gagnée, pendant le jour, sur les chemins de fer et les navires. »

Rivière avait écouté, avec ennui, parler de bilans, d’assurances, et surtout d’opinion publique : « L’opinion publique… ripostait-il, on la gouverne ! » Il pensait : « Que de temps per-du ! Il y a quelque chose… quelque chose qui prime tout cela. Ce qui est vivant bouscule tout pour vivre et crée, pour vivre, ses propres lois. C’est irrésistible. » Rivière ne savait pas quand ni comment l’aviation commerciale aborderait les vols de nuit, mais il fallait préparer cette solution inévitable

Cette mystique est proche de celle du fascisme et du culte des chefs.
Bref, Rivière est un officier de la guerre économique, et la mort de Fabien n’est pas un accident du travail, mais la mort d’un héros. Sain-Ex conclut en effet le livre en montrant que discuter de la mort des travailleurs, c’est mesquin :

Rivière, les bras croisés, passe parmi les secrétaires. Devant une fenêtre, il s’arrête, écoute et songe.
S’il avait suspendu un seul départ, la cause des vols de nuit était perdue. Mais, devançant les faibles, qui demain le désavoueront, Rivière, dans la nuit, a lâché cet autre équipage.
Victoire… défaite… ces mots n’ont point de sens. La vie est au-dessous de ces images, et déjà prépare de nouvelles images. Une victoire affaiblit un peuple, une défaite en réveille un autre. La défaite qu’a subie Rivière est peut-être un engagement qui rapproche la vraie victoire. L’événement en marche compte seul.
Dans cinq minutes les postes de T.S.F. auront alerté les es-cales. Sur quinze mille kilomètres le frémissement de la vie aura résolu tous les problèmes.
Déjà un chant d’orgue monte : l’avion.
Et Rivière, à pas lents, retourne à son travail, parmi les secrétaires que courbe son regard dur. Rivière-le-Grand, Rivière-le-Victorieux, qui porte sa lourde victoire.

Saint-Exupéry dénonce-t-il la mort au travail organisée par Rivière, qui a maintenu ce vol à tout prix ? Il ne le fait pas du tout explicitement, mais son livre donne aux lecteurs tous les éléments pour le faire.

La propagande pour ces « héros » qui meurent pour leurs chefs et la patrie (en fait pour les profits), est récurrente aujourd’hui, en cette période ou le monde marche à la guerre. « Vol de nuit » est un livre très bien écrit, qui peut permettre de se vacciner contre cette propagande militaro-capitaliste, en en lisant un beau spécimen.

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