Accueil > 24 - Commentaires de livres > Le Roman de Léonard de Vinci de Dimitri Merejkovski

Le Roman de Léonard de Vinci de Dimitri Merejkovski

vendredi 19 août 2022, par Robert Paris

Lire aussi

CHAPITRE PREMIER

LA DIABLESSE BLANCHE

1494

« Dans la ville de Sienne on trouva la statue de Vénus, à la très grande joie des citoyens et on la plaça près de « Fonte Gaja » (la Source de Gaîté). Le peuple venait en foule admirer Vénus. Mais durant la guerre contre Florence, un des gouverneurs se leva à une séance du comice et dit : « Citoyens ! l’Église chrétienne défend le culte des idoles. Je suppose donc que notre armée essuie des défaites par la faute de la Vénus que nous avons érigée sur la place principale de la ville. Le courroux de Dieu est sur nous. Je vous conseille donc de briser l’idole et de l’enterrer en terre florentine, afin d’attirer sur nos ennemis la colère céleste. » Ainsi firent les citoyens de Sienne. »
(Notes du sculpteur florentin lorenzo ghiberti)
xve siècle.

I

Tout à côté de l’église Or San Michele, à Florence, se trouvaient les grands entrepôts de la corporation des teinturiers. Des annexes disgracieuses, en forme de garde-manger, soutenues par des solives grossières, se collaient aux maisons, touchaient presque à leurs toits de tuile, laissant à peine entrevoir une étroite languette de ciel. Même de jour, la rue paraissait sombre. À l’entrée des magasins, se balançaient, pendus sur des traverses, des échantillons d’étoffe de laine étrangère, teinte à Florence, en violet par le tournesol, en incarnat par la garance, en bleu foncé par la guède rendue corrosive par l’alun toscan. Le ruisseau qui coupait en deux la ruelle pavée de pierres plates, et recevait les liquides déversés par les cuves des teinturiers, prenait les coloris les plus divers, comme s’il charriait des gemmes. La porte principale de l’entrepôt portait les armes de la corporation : sur champ de gueules un aigle d’or sur un ballot de laine blanche.

Dans un des appentis servant de bureau, entouré de notes commerciales et de gros livres de comptes, se tenait le richissime marchand florentin, le prieur de la corporation, messer Cipriano Buonaccorsi.

C’était une froide journée de mars. Transi par l’humidité qui montait des caves, le vieillard grelottait sous sa vieille pelisse doublée d’écureuil, usée aux coudes. Une plume d’oie se dressait derrière son oreille, et de ses yeux myopes, qui voyaient tout cependant, il parcourait négligemment, semblait-il — en réalité très attentivement — les feuillets de parchemin d’un énorme livre portant à droite le mot Doit et à gauche le mot Avoir. Les inscriptions des marchandises étaient d’une écriture ferme et ronde, sans majuscules, ni points, ni virgules, avec des chiffres romains — les chiffres arabes étant considérés comme une innovation puérile, indigne des livres commerciaux. Sur la première page, en grandes lettres, se détachait la mention suivante :

« Au nom de N. S. Jésus-Christ et de la Très Sainte Vierge Marie, ce livre de comptes commence l’an quatorze cent quatre-vingt-quatorzième après la naissance du Christ. »

Ayant achevé la vérification des dernières inscriptions et corrigé une erreur dans la liste des marchandises reçues en dépôt, messer Cipriano, fatigué, se renversa sur le dossier de son siège, ferma les yeux et songea à la rédaction de la lettre qu’il devait expédier à son principal commis, au sujet de la foire des draps qui se tenait à ce moment à Montpellier, en France.

Quelqu’un entra. Le vieillard ouvrit les yeux et reconnut Grillo, le fermier qui lui louait les prés et les vignes dépendant de sa villa de San Gervasio, dans la vallée du Munione. Grillo saluait, tenant dans ses mains un panier plein d’œufs soigneusement enveloppés de paille. À sa ceinture pendaient, la tête en bas, deux jeunes coqs liés par les pattes.

— Ah ! Grillo ! murmura Buonaccorsi avec l’affabilité qui lui était coutumière, aussi bien vis-à-vis des riches que des humbles, comment te portes-tu ? Je crois le printemps bien favorable.

— Pour nous autres vieux, messer Cipriano, le printemps n’est plus une joie, car nos os geignent pis qu’en hiver et soupirent après la tombe… Voilà, ajouta-t-il après un silence. J’ai apporté à Votre Excellence deux jeunes coqs pour la fête pascale…

Grillo clignait malicieusement ses yeux verts cernés de fines rides.

Buonaccorsi remercia, puis interrogea le vieillard.

— Eh bien ! les ouvriers sont-ils prêts ? Aurons-nous le temps de terminer avant l’aube ?

Grillo soupira péniblement et resta songeur.

— Tout est prêt. Les ouvriers sont en nombre suffisant. Seulement, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, ne vaudrait-il pas mieux remettre, messer ?

— Tu disais toi-même, vieux, qu’il ne fallait pas attendre ; que quelqu’un pouvait avant nous exécuter notre projet.

— Certes, oui !… Mais j’ai peur tout de même. C’est un péché. Notre besogne sera plutôt impure et… nous sommes en semaine sainte…

— Je prends sur moi la responsabilité du péché. Ne crains rien. Je ne te trahirai pas. Une seule idée m’inquiète : trouverons-nous quelque chose ?

— Les indices sont sûrs. Mon père et mon grand-père connaissaient la colline de la Grotte-Humide. Des petits feux y courent la nuit de la Saint-Jean. Pour dire vrai, nous avons beaucoup de ces ordures-là dans le pays. Dernièrement, par exemple, quand on a creusé le puits dans le vignoble, près de la Mariniola, on a sorti de la glaise un diable entier.

— Que dis-tu ? Quelle sorte de diable ?

— En métal, avec des cornes. Des jambes velues de bouc armées de sabots. Et une drôle de gueule, comme s’il riait en dansant sur une jambe et en claquant des doigts. Il était devenu vert de vieillesse.

— Qu’en a-t-on fait ?

— Une cloche pour la nouvelle chapelle de Saint-Michel.

Messer Cipriano eut un geste de colère.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt, Grillo ?

— Vous étiez à Sienne pour affaires.

— Tu aurais dû m’écrire. J’aurais envoyé quelqu’un. Je serais venu moi-même, je n’aurais regretté aucune somme d’argent… Je leur aurais donné dix cloches, à ces imbéciles !… Une cloche ! Fondre pour une cloche un faune dansant… Peut-être une œuvre du maître grec Scopas !

— Ne vous fâchez pas si fort, messer Cipriano. Ces imbéciles sont déjà punis. Depuis deux ans que la cloche est pendue, les vers rongent les pommes et les cerises, et les récoltes d’olives sont médiocres. Et le son de la cloche est mauvais.

— Pourquoi ?

— Comment vous dire ? elle n’a pas un son pur ; elle ne réjouit pas les cœurs chrétiens ; elle bavarde sans suite. Comment voulez-vous qu’on puisse fondre une cloche d’un diable ! Sans vous fâcher, messer, le curé a peut-être raison : toutes ces saletés que l’on déterre ne nous apportent rien de bon. Il faut conduire l’affaire avec circonspection. Se préserver par la prière, car le diable est fort et malin ; il entre par une oreille et sort par l’autre. L’impur nous a assez tentés avec cette main de marbre que Zaccheo a découverte l’an dernier. Que de malheurs nous ont accablés ! Dieu puissant, je crains même d’y songer !

— Raconte-moi, Grillo, comment l’a-t-il trouvée ?

— C’était en automne, la veille de la Saint-Martin. Nous soupions. Et à peine la ménagère avait-elle posé le pain et la soupière sur la table, que Zaccheo, le neveu de mon parrain, arrive en courant. Je dois vous dire que ce jour-là je l’avais laissé dans le champ du Moulin, pour défoncer le terrain où je voulais planter du chanvre. « Patron ! eh ! patron ! me crie Zaccheo, pâle, tremblant, claquant des dents. — Seigneur ! Petit, qu’as-tu ? — Il y a quelque chose d’étrange dans le champ, qu’il me répond ; un cadavre sort de dessous terre. Si vous ne me croyez pas, allez voir vous-même.

 » Nous y allâmes avec des lanternes.

 » Il faisait nuit. La lune s’était levée derrière la futaie, éclairant quelque chose de blanc dans la terre fraîchement retournée. Nous nous penchons ; je regarde : une main sort de terre, une main blanche avec de jolis doigts fins de patricienne. « Que le diable t’emporte ! Qu’est-ce que c’est que cette horreur-là ? » J’abaisse ma lanterne dans le trou pour mieux me rendre compte, et tout à coup, la main remue, les doigts m’attirent. Alors je n’ai pu m’en empêcher, j’ai crié, les jambes coupées net par la peur. Mais monna Bonda, ma grand’mère, qui est rebouteuse et sage-femme, très brave et forte pour son grand âge, nous dit : « Bêtes que vous êtes ! De quoi avez-vous peur ? Ne voyez-vous pas que cette main n’appartient ni à un vivant, ni à un mort, que c’est une main en pierre, tout simplement. » Et la saisissant, elle l’arracha comme une betterave. La main était brisée un peu au-dessus du poignet. « Grand’mère, m’écriai-je, n’y touchez pas. Laissez cela. Nous allons vite l’enfouir de nouveau pour éviter des malheurs. — Non, me répond-elle, il faut d’abord la porter au curé pour qu’il récite les prières d’exorcisme. » Mais la vieille m’a trompé. Elle n’a pas été voir le curé et a caché la main dans un coin de son alcôve où elle gardait ses baumes, ses herbes et ses amulettes. Je me fâchai ; j’exigeai qu’elle me la rendît ; la vieille s’entêta et à partir de ce moment fit des cures merveilleuses. Quelqu’un avait-il mal aux dents, elle appliquait la main de l’idole et l’enflure tombait. De même elle guérissait de la fièvre, des coliques et du haut mal. Pour les animaux également ; si une vache mettait bas difficilement, ma grand’mère appliquait la main de pierre sur le ventre, la vache mugissait et le veau, sans qu’on s’en fût aperçu, se roulait déjà sur la paille.

 » On en jasa dans les villages environnants. La vieille gagna beaucoup d’argent. Moi je n’en tirais aucun profit. Le curé, le père Faustino, ne me laissait pas de répit ; à l’église, pendant le sermon, il m’accablait de reproches devant tout le monde, m’appelait fils damné, serviteur du diable ; me menaçait de se plaindre à l’évêque, de me priver de la Sainte Communion. Et les gamins couraient derrière moi dans les rues, en criant : « Voilà Grillo, Grillo le sorcier, le petit-fils de la sorcière ! Tous les deux ont vendu leur âme au diable ! » Le croiriez-vous ? la nuit même je n’étais pas tranquille : il me semblait voir continuellement cette main de marbre s’avancer vers moi ; je la sentais me prendre doucement par le cou comme pour me caresser de ses doigts longs et froids et, tout à coup, me saisir à la gorge pour m’étrangler. Je voulais crier et je ne le pouvais. Eh ! songeais-je, la plaisanterie a assez duré ! Un jour donc je me levai avant l’aube et pendant que ma grand’mère cueillait ses herbes, je brisai le cadenas de son alcôve, je pris la main et je vous l’apportai. L’antiquaire Lotto m’en offrait dix sous et je ne reçus que huit de vous ; mais pour Votre Excellence, nous ne regrettons rien. Que le Seigneur vous envoie tous les bonheurs, à vous, à monna Angelica, à vos enfants et à vos petits-enfants.

— Oui ! murmura messer Cipriano pensif. D’après ce que tu racontes, Grillo, nous trouverons quelque chose dans la colline du Moulin.

— Pour trouver, nous trouverons, continua le vieux en soupirant. Seulement… pourvu que le père Faustino n’en ait vent ! S’il apprend notre projet, il m’étrillera et vous gênera aussi en ameutant les habitants. Espérons en Dieu clément. Mais ne m’abandonnez pas mon bienfaiteur ; dites un mot en ma faveur au juge…

— Au sujet de la terre que te dispute le meunier ?

— C’est cela même. Le meunier est un malin qui sait trouver la queue du diable. J’avais fait cadeau d’une génisse au juge ; alors, il lui offrit une vache. Durant le procès la vache a vêlé un beau veau qui engagera le juge à donner raison au meunier. Défendez-moi, mon bienfaiteur. En somme, je ne m’occupe de la colline du Moulin que pour plaire à Votre Seigneurie. Pour personne d’autre je ne chargerais mon âme d’un tel péché !

— Sois tranquille, Grillo. Le juge est de mes amis, je l’intéresserai à toi. Et maintenant, va. On te donnera à manger et à boire à la cuisine. Cette nuit même nous partirons pour San Gervasio.

Le vieillard remercia et sortit en saluant profondément, cependant que messer Cipriano s’enfermait dans son cabinet de travail où personne hormis lui n’était jamais entré. Là, comme dans un musée, les murs étaient couverts de bronzes et de marbres ; des médailles anciennes s’encastraient dans des planches garnies de draps ; des fragments de statues emplissaient les tiroirs. Par ses nombreux agents d’Athènes, de Smyrne, de Chypre, de Rhodes, d’Halicarnasse, d’Asie Mineure et d’Égypte, messer Buonaccorsi se faisait expédier des antiquités de tous les pays du monde.

Ayant à loisir contemplé tous ses trésors, messer Cipriano s’adonna de nouveau à l’étude de l’importation sur la laine et toutes réflexions faites, écrivit la
lettre qu’il destinait à son agent de Montpellier.

II

Durant ce temps, au fond de l’entrepôt où les ballots empilés jusqu’au plafond étaient éclairés nuit et jour par une lampe qui brûlait devant l’image de la Madone, trois jeunes gens causaient : Doffo, Antonio et Giovanni. Doffo, commis principal de messer Buonaccorsi, les cheveux roux, le nez très long, le visage naïvement gai, inscrivait dans un livre le métrage des draps. Antonio da Vinci, jeune homme à la figure usée et ridée, aux yeux vitreux inexpressifs, aux rares cheveux noirs hérissés en épis volontaires, mesurait rapidement les étoffes à l’aide de l’ancienne mesure florentine, la canna. Giovanni Beltraffio, élève peintre, qui venait d’arriver de Milan, adolescent de dix-neuf ans, timide et gauche, portant dans ses yeux gris une tristesse infinie et en toute sa personne une profonde indécision, était assis, les jambes croisées, sur un ballot et écoutait.

— Voilà à quoi nous en sommes arrivés, disait Antonio à voix basse et rageuse. On déterre les idoles.

— Drap d’Écosse, poilu, marron, trente-deux coudées, six pieds, huit pouces, ajouta-t-il en s’adressant à Doffo qui inscrivit sur le grand-livre.

Puis, repliant le morceau mesuré, Antonio le jeta, avec colère, mais si adroitement, qu’il tomba juste à la bonne place. Et levant l’index d’un air prophétique, imitant le frère Savonarole, il continua :

— Gladius Dei super terram cito et velociter. Saint-Jean à Pathmos eut une vision : un ange prit le diable, le serpent, et l’enchaîna pour mille ans, le précipita dans l’abîme et mis dessus un scel, afin qu’il ne puisse plus tenter le monde tant que ne se seraient pas écoulées les mille années. Aujourd’hui Satan s’évade de son cachot. Les mille ans sont révolus. Les faux dieux, précurseurs et serviteurs de l’Antechrist sortent de dessous terre, brisant le sceau de l’Ange pour tenter l’univers. Malheur aux hommes, sur la terre et sur la mer !

— Drap jaune de Brabant, uni, dix-sept coudées, quatre pieds, neuf pouces.

— Pensez-vous, Antonio, demanda Giovanni avec une curiosité craintive et avide, que toutes ces apparitions doivent prouver…

— Oui, oui. Veillez ! Les temps sont proches. Maintenant, on ne se contente plus de déterrer les anciens dieux, on en crée de nouveaux. Les peintres et les sculpteurs servent Moloch, c’est-à-dire le diable. Ils font, des églises du Seigneur, des temples de Satan. Sous les traits des saints martyrs, ils figurent les dieux impurs qu’ils adorent : au lieu de saint Jean, Bacchus ; à la place de la Sainte-Vierge, Vénus. On devrait brûler tous ces tableaux et en disperser la cendre au vent !

Une lueur sombre pétilla dans les yeux vitreux de l’employé. Giovanni, fronçant ses fins sourcils, se taisait, n’osant répliquer.

— Antonio, dit-il enfin, on m’a assuré que votre cousin, messer Leonardo da Vinci, prenait parfois des élèves. Je désire depuis longtemps…

— Si tu veux, interrompit Antonio boudeur, si tu veux, Giovanni, perdre le salut de ton âme…, va chez messer Leonardo.

— Comment ? Pourquoi ?

— Il est mon parent et plus âgé que moi de vingt ans, je lui dois le respect ; mais il est dit dans l’Écriture : « Détourne-toi de l’hérétique. » Messer Leonardo est un hérétique et un athée. Il croit, à l’aide des mathématiques et de la magie noire, pénétrer les mystères de la nature.

Et levant les yeux au ciel, Antonio répéta cette phrase du dernier sermon de Savonarole :

— La science de ce siècle est folie devant Dieu. Nous connaissons ces savants : tous s’en vont chez le diable (tutti vanno alla casa del diavolo).

— Et saviez-vous, continua Giovanni encore plus timidement, que messer Leonardo était en ce moment à Florence ?… Qu’il vient d’y arriver de Milan ?

— Pourquoi ?

— Le duc l’a chargé d’acheter quelques-uns des tableaux qui ont appartenu à feu Laurent le Magnifique.

— Qu’il soit ici ou n’y soit pas, cela m’est indifférent, interrompit Antonio en se détournant pour mesurer une coupe de drap vert.

Les cloches des églises sonnèrent l’angélus. Dolfo s’étira joyeusement et ferma le livre. Giovanni sortit dans la rue.

Les toits humides se découpaient sur le ciel gris teinté de rose. Il bruinait. Tout à coup, d’une croisée de la ruelle voisine, s’échappa une chanson :

O vaghe montanine e pastorelle…

Ô montagnardes et pastourelles errantes…

La voix était jeune et sonore. Au rythme régulier, Giovanni devina que la chanteuse filait. Il écouta, se souvint qu’on était au printemps et sentit son cœur s’emplir d’une tristesse irraisonnée.

— Nanna, Nanna ! Mais où es-tu donc, fille du diable ? Es-tu sourde ? Viens vite, le souper refroidit.

Les zoccoli (souliers de bois) claquèrent, précipités, sur le parquet de briques, et tout se tut.

Longtemps encore, Giovanni resta à contempler la fenêtre. Dans ses oreilles s’égrenait le chant printanier, pareil aux sons voilés d’une flûte lointaine :

O vaghe montanine e pastorelle…

Puis, soupirant doucement, il pénétra dans la maison du prieur Buonaccorsi, monta un escalier raide, aux marches pourries, rongées par les vers, et frappa à la porte d’une grande chambre qui servait de bibliothèque. Là l’attendait, courbé au-dessus d’une table, Giorgio Merula, chroniqueur de la cour du duc de Milan.

III

Envoyé par Ludovic le More, Merula était venu à Florence acheter des manuscrits rares de la bibliothèque Laurent de Médicis, et, selon son habitude, s’était installé chez son ami messer Cipriano Buonaccorsi qui était, comme lui, amateur d’antiquités. Pendant un relais sur la route de Milan, Merula s’était lié avec Giovanni Beltraffio, avait admiré sa belle écriture et, sous prétexte qu’il lui fallait un bon scribe, il l’avait emmené avec lui dans la maison de Cipriano.

Lorsque Giovanni entra dans la pièce, Merula examinait attentivement un vieux livre, qui ressemblait à un missel. Il passait avec précaution une éponge humide sur le parchemin – un parchemin très fin fabriqué avec de la peau d’agneau irlandais mort-né –, effaçait certaines lignes à l’aide d’une pierre ponce, égalisait avec un lissoir, et ensuite examinait de nouveau en levant le livre vers la lumière.

— Mignonnes ! mignonnes ! murmurait-il, saisi d’émotion. Allons, sortez, mes pauvres ! Montrez-vous à la lumière de Dieu !… Et que vous êtes donc longues et jolies !

Il claqua des doigts et releva de dessus son travail sa tête chauve, son visage bouffi, sillonné de rides, tendres et mobiles, au centre duquel s’avançait un nez pourpre, entre deux yeux gris de plomb, pleins de vie et de joyeuse turbulence. À côté de lui, sur le rebord de la croisée, étaient posés une cruche de terre et un verre. Le savant se versa une rasade, vida le verre d’un trait, toussa et allait se remettre à son travail, lorsqu’il aperçut Giovanni.

— Bonjour, moinillon ! dit-il plaisamment. Je m’ennuyais après toi. Je me demandais où tu traînais ? Peut-être as-tu déjà découvert quelque belle fille… Les Florentines sont jolies, et s’enamourer n’est pas un péché. Et moi non plus je ne perds pas mon temps. Tu n’as peut-être jamais vu une chose aussi amusante que celle-ci. Veux-tu ? Je te la montrerai… Ou bien, non ! Tu bavarderais. J’ai acheté cela pour un sou chez un juif ; je l’ai trouvé parmi de vieux chiffons. Allons, tant pis, je te le montre tout de même et seulement à toi.

Il lui fit signe d’approcher.

— Ici, ici, plus près du jour.

Et il lui indiqua une page couverte de caractères serrés. C’étaient des prières, des psaumes, avec des notes énormes et informes. Reprenant le livre des mains de Giovanni, Merula l’ouvrit à une autre page, le plaça devant la lumière, et Giovanni vit que là où le savant avait gratté les lettres, d’autres apparaissaient, tout à fait dissemblables, à peine visibles, restes incolores de l’écriture antique. Ce n’étaient plus des lettres, mais des fantômes de lettres, très pâles et très effacées !

— Eh bien ! vois-tu ? répétait Merula, triomphant. Les voilà, les amours ! La farce est bonne, dis, moinillon ?

— Qu’est-ce ? demanda Giovanni.

— Je ne le sais encore moi-même. Il me semble, des fragments d’une antique anthologie. Peut-être des chefs-d’œuvre de la poésie hellénique, inconnus à l’univers. Et dire que, sans moi, ils n’auraient pas vu le jour ! Ils seraient restés, jusqu’à la fin des siècles, sous ces psaumes et ces antiennes !

Et Merula expliqua que les moines, désirant utiliser les précieux parchemins, grattaient les vers païens et les remplaçaient par des cantiques.

Le soleil, sans déchirer la nappe pluvieuse, mais la transperçant seulement, emplit la chambre de sa lueur rosée déclinante et, sur ce fond, les lettres antiques creusées dans le parchemin ressortaient plus visibles encore.

— Vois-tu, vois-tu, les morts sortent de leur tombe ! répétait Merula avec enthousiasme. Je crois que c’est un hymne aux dieux olympiens. Regarde, on peut lire les premières lignes.

Et il traduisit du grec :

Gloire à l’aimable, fastueusement couronné de pampres, Bacchus.

Gloire à toi, Phébus vermeil, terrible,

Dieu à la splendide chevelure, meurtrier des fils de Niobé.

— Et voilà un hymne à Vénus, que tu crains tellement, moinillon. Seulement, il est presque indéchiffrable.

Gloire à toi, Aphrodite aux pieds d’or.

Joie des dieux et des mortels…

Le vers s’arrêtait, caché par l’écriture monacale.

Giovanni abaissa le livre, et les lettres pâlirent, les creux disparurent, noyés dans l’uniformité jaune du parchemin. Les ombres fuyaient. On ne voyait plus que les caractères gras et noirs du rituel et les énormes notes disgracieuses du psaume repentant :

Seigneur, entends ma prière, exauce-moi. Je stagne dans ma misère et me trouble : mon cœur frémit et je crains les tourments de la mort.

Le crépuscule rose s’éteignit, plongeant la chambre dans l’obscurité. Merula emplit son verre de vin, le vida d’un trait et l’offrit à son camarade.

— Allons, mon petit frère, à ma santé : vinum super omnia bonum diligamus !

Giovanni refusa.

— Comme il te plaira. Je boirai à ta place… Mais qu’as-tu aujourd’hui, moinillon… ? Tu es triste comme si on t’avait plongé dans l’eau. Ce bigot d’Antonio t’a encore effrayé par ses prophéties ? Crache dessus, Giovanni, crache dessus. Et qu’ont-ils à brailler ainsi ? Qu’ils en crèvent ! Avoue, tu as causé avec Antonio ?

— Oui…

— De quoi ?

— De l’Antéchrist : de messer Leonardo da Vinci.

— Eh bien, voilà ! Tu ne rêves que de Léonard. Il t’a donc envoûté ? Écoute, petit ; sors toute cette folie de ta tête. Reste plutôt mon secrétaire ; je t’apprendrai le latin, je ferai de toi un jurisconsulte, un orateur, un poète de cour : tu t’enrichiras, tu conquerras la gloire. Qu’est-ce que la peinture ? Le philosophe Sénèque disait déjà que c’était un métier indigne d’un homme libre. Regarde, tous les peintres sont des hommes ignorants et grossiers…

— J’ai entendu dire, répliqua Giovanni, que messer Leonardo était un grand savant.

— Un savant ? Allons donc ! Il ne sait même pas lire le latin. Il confond Cicéron et Quintilien, et ignore l’odeur du grec. Quel savant ! Cela ferait rire les poules, si elles t’entendaient.

— On dit, continuait Beltraffio, qu’il a inventé de merveilleuses machines et que ses observations sur la nature…

— Des machines, des observations ? Mon petit, avec cela on ne va pas loin. Dans mes Beautés de la langue latine, ELEGANTIÆ LINGUÆ LATINÆ, se trouvent réunies plus de deux mille nouvelles formes élégantes de discours. Peux-tu te rendre compte du travail qu’il m’a fallu ? Arranger d’ingénieux rouages à des machines, regarder voler les oiseaux et pousser les herbes… ce n’est pas de la science, c’est un amusement d’enfant !

Le vieillard se tut. Son visage devint sévère. Prenant son interlocuteur par la main, il lui dit avec une calme gravité :

— Écoute, Giovanni, et retiens bien ceci. Nos maîtres sont les Anciens Grecs et Romains. Ils ont fait tout ce que les hommes peuvent faire sur la terre. Nous n’avons qu’à les suivre et les imiter. Car il est dit : « L’élève ne peut être au-dessus du maître. »

Il but une gorgée de vin, plongea son regard joyeusement malin dans les yeux de Giovanni, et subitement ses rides se détendirent en un large sourire :

— Eh ! jeunesse, jeunesse ! Je te regarde, moinillon, et je t’envie. Un bourgeon printanier, voilà tout ce que tu es ! Tu ne bois pas de vin, tu fuis les femmes… Saint Tranquille ! Et à l’intérieur, c’est le démon. Tu es triste et tu me rends gai. Tu es, Giovanni, pareil à ce livre : dessus des psaumes repentants, et, dessous, l’hymne à Aphrodite !

— Il fait nuit, messer Giorgio. Peut-être serait-il temps d’éclairer ?

— Attends. J’aime à causer dans l’obscurité et me souvenir de ma jeunesse.

Sa langue s’empâtait, sa parole devenait difficile.

— Je devine, mon chéri, continuait-il, tu me regardes et tu penses : le vieux barbon est ivre et dit des bêtises. Et pourtant, moi aussi j’ai quelque chose là-dedans.

Avec suffisance, il désigna du doigt son front chauve.

— Je n’aime pas à me flatter, mais demande au premier professeur venu, il te dira si quelqu’un a surpassé Merula dans les élégances de la langue latine. Qui a découvert Martial ? continuait-il, s’animant de plus en plus. Qui a lu la célèbre inscription sur les ruines de la porte Tiburtienne ? Parfois, je grimpais si haut que la tête me tournait ; une pierre se détachait sous mes pieds, j’avais à peine le temps de m’agripper à un buisson pour ne pas la suivre. Des jours entiers en plein soleil, je déchiffrais et je transcrivais. De jolies paysannes passaient et riaient : « Regardez donc où s’est perchée la caille ; l’imbécile cherche un trésor ? » Je plaisantais avec elles et, de nouveau, je reprenais mon travail. Là, où les pierres s’étaient effritées sous le lierre et les ronces, seuls deux mots restaient : Gloria Romanorum !

Et comme s’il écoutait le son depuis longtemps éteint des grands mots, il répéta sourdement :

— Gloria Romanorum ! Gloire aux Romains ! Eh, se souvenir, n’est-ce pas revivre ? déclara-t-il.

Et avec un geste large levant son verre, d’une voix enrouée il entonna la chanson bachique des rhéteurs :

Je ne me tromperai pas à jeun

D’un iota, d’un mot.

Toute ma vie s’écoula au cabaret.

Et je mourrai

Derrière un tonneau.

J’aime la chanson comme le vin

Et les latines grâces.

Si je bois, je chante aussi,

Et bien mieux qu’Horace.

Dans mon cœur bouillonne l’ivresse.

Dum vinum potamus.

Frères, chantons l’hymne à Bacchus.

Te Deum laudamus…

Une toux obstinée l’empêcha d’achever.

La chambre était maintenant plongée dans l’obscurité : Giovanni distinguait avec peine les traits du vieillard. La pluie devenait plus forte et l’on entendait les gouttes tomber dans le ruisseau.

— Voilà, moinillon !… murmurait Merula avec peine. Que te disais-je ? Ma femme est une beauté. Non, ce n’est pas ça. Attends. Oui, oui… Tu te souviens du vers :

Tu regere imperio populos, Romane, memento…

Écoute, c’étaient des hommes gigantesques ! Les maîtres du monde !

Sa voix trembla et Giovanni crut distinguer des larmes dans ses yeux.

— Oui, des hommes gigantesques ! Maintenant, c’est honteux à dire… Par exemple, ne fût-ce que notre duc de Milan, Ludovic le More. Certainement, je suis à ses gages, j’écris son histoire, à l’instar de Tite-Live, et je compare ce lièvre peureux à Pompée et à César. Mais, au fond de mon âme, Giovanni, au fond de mon âme…

Par habitude de vieux courtisan, il jeta un coup d’œil vers la porte et, s’approchant de son interlocuteur, lui glissa à l’oreille :

— Dans l’âme du vieux Merula ne s’est jamais éteint et ne s’éteindra jamais l’amour de la liberté. Seulement ne le dis à personne. Les temps sont mauvais. Il n’y en a jamais eu de pires. Et qu’est-ce que tous ces gens-là ?… ils vous donnent envie de vomir… Des pourritures ! Et cependant, ils n’ont pas honte et se croient les égaux des antiques !… Et de quoi se réjouissent-ils ? Tiens, un mien ami m’écrit de Grèce que, dernièrement, dans l’île de Chio, les lavandières du monastère, nettoyant le linge à l’aube, ont trouvé un véritable dieu ancien, un triton, avec une queue de poisson et des nageoires. Elles en eurent peur, les bêtes. Elles ont cru que c’était le diable et elles se sont sauvées. Puis, voyant qu’il était vieux, faible et malade probablement, puisqu’il restait étendu sur le sable, grelottant et chauffant son dos vert au soleil, les ignobles femmes prirent courage, l’entourèrent en récitant des prières, et se mirent, au nom de la Sainte Trinité, à le frapper de leurs battoirs. Elles l’ont mis à mort comme un chien, ce dieu antique, le dernier des dieux de l’Océan, peut-être bien le petit-fils de Neptune.

Le vieillard se tut, sa tête s’inclina, morne, sur sa poitrine, et deux larmes roulèrent de ses yeux, deux larmes de pitié pour l’antique phénomène marin tué par les lavandières chrétiennes.

Un valet, portant des lumières, entra dans la pièce et ferma les volets. Les visions païennes s’évanouirent. Merula, alourdi par le vin, ne put descendre souper avec son hôte ; il fallut le mettre au lit comme un enfant. Cette nuit-là, longtemps, Beltraffio écouta l’insouciant ronflement de messer Giorgio, et ne parvenant pas à s’endormir, il songea à ce qui était sa pensée obsédante – à Léonard de Vinci.

IV

Giovanni était venu de Milan à Florence, envoyé par son oncle Oswald Ingrim, le maître ès vitraux, pour acheter des couleurs spécialement vives et transparentes, telles qu’on ne pouvait en trouver nulle part ailleurs que dans cette ville.

Le maître ès vitraux – magister a vitriacis – natif de Grätz, élève du célèbre artiste de Strasbourg, Johann Kirchheim, Oswald Ingrim travaillait aux vitraux de la chapelle nord de la cathédrale de Milan. Giovanni, orphelin, fils naturel de son frère, le sculpteur Rheinhold Ingrim, avait reçu le nom de Beltraffio, de sa mère, originaire de la Lombardie, femme de mœurs légères au dire d’Oswald et qui avait été le mauvais génie de Rheinhold.

Giovanni, élevé dans la maison de son oncle, en enfant peureux et solitaire, avait l’âme assombrie par les interminables récits d’Oswald Ingrim au sujet des forces impures, telles que les démons, les sorcières et les ogres. Le gamin ressentait une terreur spéciale pour le démon féminin des légendes septentrionales – la Diablesse blanche.

Lorsque, tout enfant, il pleurait la nuit, l’oncle Ingrim le menaçait de la Diablesse blanche, et immédiatement Giovanni se taisait, enfouissait la tête sous les couvertures ; mais, à côté de la peur, naissait chez lui un ardent et curieux désir de voir une fois au moins celle qui lui causait tant d’effroi.

Dès que Beltraffio fut en âge d’apprendre un métier, Oswald le confia à un moine iconographe, fra Benedetto.

C’était un bon et simple vieillard. Il apprit à Giovanni, avant toute chose, au début d’un travail, à appeler la protection de Dieu puissant, de la Vierge Marie, défenderesse des pécheurs, de saint Luc, le premier iconographe chrétien, et de tous les saints du Paradis ; ensuite, à s’orner d’amour, de crainte, d’obéissance et de patience ; enfin, à maroufler des toiles avec un jaune d’œuf mêlé au suc lacté des jeunes branches de figuier, délayé dans du vin coupé d’eau ; à préparer, pour les tableaux, des planches en bois de figuier ou de hêtre, en les frottant avec de la poudre d’os calcinés et en employant à cet usage des os de poulet ou de chapon ou encore des côtes ou des épaules de mouton.

C’étaient des recommandations infinies. Giovanni savait à l’avance avec quel dédain fra Benedetto dresserait les sourcils quand quelqu’un lui parlerait de la couleur dénommée sang de dragon, sans manquer de répondre : « Laisse-la ; elle ne peut t’apporter aucun honneur. » Giovanni devinait que les mêmes paroles avaient dû être prononcées par le professeur de fra Benedetto et par le professeur du professeur de celui-ci.

Aussi invariable était le sourire fier de fra Benedetto lorsqu’il lui confiait les secrets du métier qui semblaient au moine le comble de l’art et de la ruse : tel, par exemple, le principe de prendre, pour les visages jeunes, des œufs de poule citadine, à cause du jaune plus clair, tandis que le jaune plus foncé des œufs de poule villageoise convenait mieux aux chairs vieillies.

En dépit de ces ruses, fra Benedetto restait un artiste naïf comme un enfant ; il se préparait à l’ouvrage par des jeûnes et des veilles et, avant de commencer, priait Dieu de lui donner la force et la raison. Chaque fois qu’il peignait le Christ crucifié, son visage s’inondait de pleurs.

Giovanni aimait son maître et l’avait longtemps considéré comme l’un des plus grands artistes. Mais dans les derniers temps, un trouble s’emparait de l’élève quand, expliquant son unique règle d’anatomie – la grandeur du corps de l’homme est de huit fois plus un tiers celle de son visage –, fra Benedetto ajoutait, avec le même mépris que pour le sang de dragon : « En ce qui concerne celui de la femme, laissons-le de côté, car il ne contient en soi aucune proportion. » Et il était aussi convaincu de cela que de cette autre tradition qui voulait que, chez les poissons et tous les animaux non pensants, le dos soit sombre et le ventre clair ; ou que l’homme ait une côte de moins, puisque Dieu avait enlevé une côte à Adam pour créer Ève.

Forcé de représenter les quatre éléments en allégorie, en personnifiant chaque élément par un animal, fra Benedetto choisit la taupe pour la terre, le poisson pour l’eau, la salamandre pour le feu et le caméléon pour l’air. Mais s’imaginant que le mot caméléon était un superlatif de camello, qui veut dire en italien « chameau », le moine, dans la simplicité de son cœur, avait représenté l’air sous l’aspect d’un chameau ouvrant la gueule pour mieux respirer. Et lorsque les jeunes artistes se moquèrent de lui en lui signalant son erreur, il supporta leurs plaisanteries avec une humilité chrétienne, tout en gardant sa conviction qu’il n’y avait pas de différence entre un chameau et un caméléon.

Toutes les autres connaissances du moine en histoire naturelle étaient au même niveau.

Depuis longtemps, des inquiétudes s’étaient glissées dans l’esprit de Giovanni : « Le démon de la science humaine », disait le moine. Mais quand, avant son départ pour Florence, l’élève de fra Benedetto eut l’occasion de voir des dessins de Léonard de Vinci, tous ces doutes envahirent son âme avec une telle force qu’il ne put y résister. Cette nuit-ci, couché auprès de messer Giorgio qui ronflait paisiblement, pour la millième fois Giovanni remuait ces pensées, mais plus il les approfondissait et plus il les embrouillait. Alors il résolut de recourir au pouvoir céleste et, fixant un regard plein d’espoir dans l’impénétrable obscurité, il pria :

— Seigneur, aide-moi et ne m’abandonne pas ! Si messer Leonardo est réellement un athée et que sa science contienne le péché et la tentation, fais en sorte que je ne songe plus à lui et que j’oublie ses dessins. Éloigne de moi les tentations, car je ne veux pas pécher. Mais si, sans te déplaire et glorifiant ton nom, il est possible d’apprendre, dans le noble art de la peinture, tout ce que fra Benedetto ignore et que je désire tant savoir : l’anatomie, la perspective, les merveilleuses lois des ombres et des lumières, alors, ô Seigneur, donne-moi la volonté inébranlable, éclaire mon âme afin que je ne doute plus ; fais en sorte que messer Leonardo me prenne pour élève et que fra Benedetto – si bon – me pardonne et comprenne que je ne suis pas fautif devant toi.

Sa prière achevée, Giovanni ressentit un soulagement et se calma. Ses pensées s’embrouillèrent : il se rappelait le bruit de la pointe émeri rougie à blanc, coupant le verre ; il voyait les bandes de plomb se découper en fins copeaux pour encadrer les vitraux. Une voix, ressemblant à celle de son oncle, disait : « Plus d’ébréchures, plus d’ébréchures sur les bords, le vitrail tiendra mieux », et tout disparut. Il se tourna sur le côté et s’endormit. Giovanni eut un songe qu’il se rappela souvent par la suite : il lui semblait qu’il était dans l’obscurité, au milieu d’une cathédrale, devant une grande fenêtre à verres multicolores. Le vitrail représentait la récolte de la vigne mystérieuse dont il est dit dans l’Évangile : « Je suis la vigne de la vérité et mon Père est mon vigneron. » Le corps du Crucifié reposait nu sous la meule et le sang coulait de ses plaies. Les papes, les cardinaux, les empereurs, le recueillaient et roulaient des fûts. Les apôtres apportaient des grappes que saint Pierre piétinait. Dans le fond, les prophètes et les patriarches binaient les ceps ou coupaient le raisin. Et, portant une cuve de vin, passa un chariot attelé d’animaux évangéliques : le lion, le taureau, l’aigle, que conduisait l’ange de saint Matthieu. Giovanni avait vu des vitraux avec de semblables allégories dans l’atelier de son oncle. Mais jamais il n’avait vu de telles couleurs – sombres et lumineuses comme des pierres précieuses. Celle qu’il admirait le plus était le sang vif du Sauveur. Du fond de la cathédrale parvenaient, éteints et doux, les sons de sa chanson favorite :

O fior di castitate,

Odorifero giglio,

Con gran suavitate

Sei di color vermiglio.

Ô fleur de pureté,

Lis parfumé,

Avec grande suavité

Tu es de couleur vermeille.

Mais la chanson cessa, le vitrail s’assombrit ; la voix d’Antonio da Vinci murmura à son oreille : « Fuis, Giovanni, fuis, elle est ici ! » Il voulut demander qui ? mais comprit que la Diablesse blanche se tenait derrière lui. Un froid sépulcral souffla et, tout à coup, une main lourde, une main qui n’avait rien d’humain, le saisit à la gorge, cherchant à l’étrangler. Il lui sembla qu’il mourait. Il cria, s’éveilla et vit messer Giorgio qui se tenait devant son lit et rejetait les couvertures :

— Lève-toi, lève-toi, sans cela on ira sans nous.

— Où ? Qu’y a-t-il ?… demanda Giovanni encore endormi.

— As-tu oublié ? À San Gervasio, pour les fouilles.

— Je n’irai pas…

— Comment cela ? Crois-tu que je t’ai éveillé pour rien ? J’ai commandé exprès de seller la mule noire pour qu’il nous soit plus commode d’y monter à deux. Mais lève-toi donc, je t’en prie, ne t’entête pas ! De quoi as-tu peur, moinillon ?

— Je n’ai pas peur, mais je n’ai pas envie…

— Écoute, Giovanni : il y aura là-bas ton grand maître Léonard de Vinci.

Giovanni sauta à bas de son lit et, ne répliquant plus, se vêtit hâtivement.

Ils sortirent dans la cour.

Tout était prêt pour le départ. Grillo donnait des conseils, courait, s’agitait. Quelques amis de messer Cipriano, entre autres Léonard de Vinci, devaient se rendre directement, par un autre chemin, à San Gervasio.

V

La pluie avait cessé. Le vent du nord chassait les nuages. Dans le ciel sans lune, les étoiles clignotaient comme de petites lampes soufflées par la brise.

Les torches résineuses fumaient et crépitaient, projetant des étincelles. Suivant la rue Ricasoli, devant San Marco, ils approchèrent de la tour dentelée qui défend la porte San Gallo. Les gardiens, endormis, discutèrent longtemps, jurant, ne comprenant pas de quoi il s’agissait, et grâce seulement à un généreux pourboire, consentirent à les laisser sortir de la ville.

La route, très étroite, suivait la vallée du Munione. Évitant plusieurs villages pauvres à ruelles serrées ainsi que celles de Florence, à maisons hautes comme des forteresses, bâties en pierres mal équarries, les voyageurs pénétrèrent dans le champ d’oliviers appartenant aux habitants de San Gervasio, descendirent de cheval au rond-point des deux routes et, à travers les vignes de messer Cipriano, atteignirent la colline du Moulin.

Des ouvriers armés de pelles et de pics les attendaient.

Derrière la colline, du côté des marais de la « Grotte Humide », se dessinaient vaguement dans l’obscurité les murs de la villa Buonaccorsi. En bas, sur le Munione, se dressait un moulin à eau. De fiers cyprès noircissaient le haut de la colline.

Grillo indiqua l’endroit où, d’après lui, on devait creuser. Merula désigna un autre emplacement, au pied de la colline, où l’on avait trouvé la main de marbre. Et le principal ouvrier, le jardinier Strocco, assurait qu’il fallait fouiller en bas, près de la Grotte Humide, « les impuretés ayant une préférence marquée pour les marais ».

Messer Cipriano ordonna de creuser là où conseillait Grillo.

Les pics résonnèrent. Cela sentit la terre fraîchement remuée. Une chauve-souris effleura le visage de Giovanni. Il frissonna.

— Ne crains rien, moinillon, ne crains rien ! dit pour l’encourager Merula en frappant amicalement sur son épaule. Nous ne trouverons aucun diable. Si encore cet âne de Grillo… Gloire à Dieu, nous avons assisté à d’autres fouilles ! Par exemple, à Rome, dans la quatre cent cinquantième olympiade – Merula employait toujours la chronologie antique – sous le pape Innocent VIII, sur la voie Appienne, près du tombeau de Cecilia Metella, dans un ancien sarcophage romain portant l’inscription : « Julie, fille de Claude », les terrassiers lombards ont trouvé le corps, couvert de cire, d’une jeune fille de quinze ans qui paraissait endormie. Le rose de la vie était encore sur ses joues. On aurait cru qu’elle respirait. Une foule incalculable entourait son cercueil. Des pays lointains, on venait la voir, tant Julie était belle ; si belle que si l’on n’avait décrit sa beauté, ceux qui ne l’ont pas vue n’y croirait guère. Le pape s’effraya en apprenant que le peuple adorait une païenne morte, et ordonna de l’enterrer une nuit, mystérieusement… Voilà, mon petit frère, quelles fouilles on fait parfois !

Merula regarda dédaigneusement la fosse qui s’agrandissait rapidement. Tout à coup, la pioche d’un ouvrier sonna. Tous se penchèrent.

— Des os ! dit le jardinier. Le cimetière s’étendait jadis jusqu’ici.

À San Gervasio, un chien hurla.

« On a profané une tombe, songea Giovanni. Mieux vaudrait fuir le péché… »

— Un squelette de cheval, annonça Strocco, ironique, en jetant hors de la fosse un crâne long à demi pourri.

— En effet, Grillo, je crois que tu t’es trompé, dit messer Cipriano. Si on essayait ailleurs ?

— Parbleu ! quelle idée d’écouter un imbécile ! déclara Merula.

Et, prenant deux ouvriers, il alla creuser en bas, au pied de la colline. Strocco emmena également plusieurs hommes pour tenter des fouilles près de la Grotte Humide. Au bout de quelque temps, messer Giorgio s’écria triomphant :

— Voilà, regardez ! Je savais bien où il fallait creuser !

Tout le monde se précipita vers lui. Mais la trouvaille n’était pas curieuse : l’éclat de marbre était une simple pierre. Cependant, personne ne retournait vers Grillo qui, se sentant déshonoré, au fond de son trou, éclairé par une lanterne, continuait son travail.

Le vent s’était calmé. L’air se réchauffait. Le brouillard se leva au-dessus de la Grotte Humide. L’atmosphère était imprégnée d’odeurs d’eau stagnante, de narcisses et de violettes. Le ciel devint plus transparent. Les coqs chantèrent pour la seconde fois. La nuit était sur son déclin.

Subitement, du fond du trou où se tenait Grillo, partit un appel désespéré :

— Oh ! oh ! tenez-moi, je tombe, je me tue !

Tout d’abord, on ne put rien distinguer dans l’obscurité, la lanterne de Grillo s’étant éteinte. On entendait seulement le malheureux se débattre, respirer péniblement et se plaindre. On apporta d’autres lanternes, et à leur lueur on aperçut la voûte de briques d’un souterrain, qui sous le poids de Grillo s’était effondrée.

Deux jeunes et forts gaillards descendirent dans la fosse.

— Où es-tu, Grillo ? Donne ta main. Es-tu vraiment blessé, malheureux ?

Grillo ne disait mot, et oubliant la douleur de son bras – il le croyait cassé, mais il n’était que démis – tâtait, rampait et remuait étrangement dans le souterrain. Enfin, il cria joyeusement :

— L’idole ! l’idole ! messer Cipriano, une splendide idole !

— Ne crie pas tant ! mâchonna Strocco, incrédule ; encore quelque crâne de mulet.

— Non, non. Mais il manque une main… les pieds, le corps, la poitrine sont intacts, murmurait Grillo, essoufflé de bonheur.

S’attachant des cordes sous les bras afin de ne pas descendre sur la voûte friable, les ouvriers glissèrent dans le trou et avec précaution commencèrent à tirer les briques couvertes de moisissure.

Giovanni, à moitié étendu par terre, regardait, entre les dos courbés des hommes, dans le souterrain d’où soufflait un air renfermé et un froid sépulcral.

Lorsque la voûte fut démontée, messer Cipriano dit :

— Écartez-vous. Laissez voir.

Et Giovanni vit au fond du trou, entre les murs de brique, un corps blanc et nu, couché comme dans une tombe, paraissant rose, vivant et chaud sous le reflet vacillant des torches.

— Vénus ! murmura messer Giorgio dévotieusement. Vénus de Praxitèle ! Je vous félicite, messer Cipriano. Vous ne pourriez vous estimer plus heureux, même si l’on vous donnait le duché de Milan et de Gênes par-dessus le marché.

Grillo sortit avec peine ; bien que sur son visage sali de terre coulât un filet de sang provenant d’une blessure au front, et qu’il ne pût remuer son bras démis, dans les yeux du vieillard brillait la fierté du vainqueur.

Merula courut à lui.

— Grillo, mon ami, mon bienfaiteur ! Moi qui te traitais d’imbécile !… toi, le plus intelligent d’entre les hommes !

Et il l’embrassa avec tendresse.

— L’architecte florentin Filippo Brunelleschi, continua Merula, a également découvert sous sa maison, dans un caveau identique, une statue de marbre du dieu Mercure : probablement à cette époque, lorsque les chrétiens triomphaient des païens et détruisaient les idoles, les derniers adorateurs des dieux, chérissant la perfection des statues antiques et désirant les sauver, les cachaient dans ces sortes de tombeaux.

Grillo écoutait, souriait béatement et ne s’apercevait pas que la flûte du pâtre fêtait le réveil des champs, que les moutons bêlaient, que le ciel pâlissait de plus en plus, et qu’au loin, au-dessus de Florence, les voix tendres des cloches échangeaient leur salut matinal.

— Doucement, doucement ! Plus à droite, plus loin du mur, commandait Cipriano aux ouvriers. Chacun de vous recevra cinq grossi argent, si vous me la tirez de là intacte.

La déesse montait lentement. Avec le même sourire que jadis à sa naissance de l’onde, elle sortait des ténèbres de la terre où elle gisait depuis mille ans.

Gloire à toi, Aphrodite aux pieds d’or.

Joie des dieux et des mortels !…

Ainsi l’accueillit Merula.

Toutes les étoiles s’étaient éteintes, sauf celle de Vénus, jouant, tel un diamant, dans l’aube. À sa rencontre, la tête de la déesse se montra au bord de sa tombe.

Giovanni regarda son visage et murmura, pâle d’effroi :

— La Diablesse blanche !

Il se leva, voulut fuir. Mais la curiosité vainquit la peur. Et lui aurait-on dit qu’il commettait un péché mortel pour lequel il serait puni des flammes éternelles, il n’aurait pu détacher ses regards de ce corps pudiquement nu, de ce visage superbe. Aux temps où Aphrodite dominait le monde, personne ne l’avait jamais contemplée avec un amour plus dévot.

VI

La cloche de la petite église de San Gervasio retentit. Tout le monde se retourna et se tut. Ce son, dans le calme matinal, ressemblait à un cri de colère. Par instants, la voix aiguë, chevrotante, s’apaisait, comme brisée, mais aussitôt reprenait son appel désespéré.

— Jésus, aie pitié de nous ! s’écria Grillo s’arrachant les cheveux, c’est notre curé, le père Faustino ! Regardez… la foule sur la route… on crie… on nous a vus, on agite les bras. On court ici. Je suis perdu !

De nouveaux personnages arrivèrent près de la colline. C’était le reste des invités aux fouilles arrivés en retard. Ils s’étaient égarés et ne pouvaient retrouver leur route.

Beltraffio leur jeta un coup d’œil, et tout absorbé qu’il fût par la contemplation de la statue, le visage de l’un d’eux le frappa. L’expression de calme attention et de curiosité aiguë avec laquelle l’inconnu se prit à examiner la déesse exhumée, et qui était en si complète opposition avec l’émoi de Giovanni, surprit ce dernier.

Sans lever les yeux fixés sur la statue, il sentait derrière lui l’homme au visage étrange.

— La villa est à deux pas, dit messer Cipriano après un instant de réflexion. Les grilles sont solides et peuvent soutenir tous les assauts…

— C’est vrai ! s’écria Grillo ravi. Allons, mes amis ! Vivement, enlevons !

Il s’occupait de la conservation de l’idole avec une tendresse paternelle. On transporta la statue sans accident : mais à peine avait-on franchi la porte de la villa qu’apparut la silhouette menaçante du père Faustino, les bras levés au ciel.

Le rez-de-chaussée de la villa était inhabité. L’énorme salle, aux murs blanchis à la chaux, servait de dépôt aux instruments aratoires et aux grands vases de grès contenant l’huile d’olive. Tout un côté était occupé par un tas de paille montant jusqu’au plafond en une masse dorée.

On étendit la statue sur cette paille, humble lit campagnard.

Des cris, des jurons, des coups furieux dans la grille, retentirent.

— Ouvrez ! ouvrez ! criait le père Faustino. Au nom du Dieu vivant, je vous en conjure, ouvrez !

Messer Cipriano, gravissant l’escalier intérieur, monta jusqu’à une lucarne que protégeaient des barres de fer, contempla les assaillants, se convainquit de leur faible nombre et, avec le sourire qui lui était habituel, plein de rusée politesse, commença les pourparlers.

Le prêtre ne se calmait pas et exigeait la remise de l’idole, qu’il prétendait avoir été déterrée dans le cimetière.

Messer Cipriano se décida à avoir recours à une ruse de guerre, et prononça fermement, avec autorité :

— Prenez garde ! j’ai envoyé un courrier à Florence, auprès du chef de la milice : dans une heure il y aura ici un détachement de cavalerie. De force, personne n’entrera impunément dans ma maison.

— Brisez les portes ! hurla le prêtre. Ne craignez rien ! Dieu est avec nous.

Et arrachant la hache des mains d’un vieillard, il frappa de toutes ses forces.

La foule ne suivit pas son élan.

— Dom Faustino ! Eh ! dom Faustino ! murmurait un paysan en touchant le coude du curé. Nous sommes de pauvres gens… Nous ne remuons pas l’or à la pelle… On nous accusera… On nous ruinera…

Bien des fidèles, entendant parler de la milice, que l’on craignait plus que le diable, ne songeaient qu’à s’éclipser inaperçus.

— Il serait dans son droit si on avait fouillé la terre de l’Église, mais ce n’est pas le cas ! disaient les uns.

— Le sillon passe là ; ils sont dans leur droit…

— Le droit ? La loi ? Cela a été écrit pour les puissants, répliquaient d’autres.

— C’est vrai ! Mais chacun est maître sur ses terres.

Giovanni contemplait toujours la Vénus.

Un rayon de soleil matinal s’était glissé par une lucarne. Le corps de marbre, encore taché de terre, scintillait comme s’il se réchauffait après un long séjour dans le froid et les ténèbres. Les tiges fines de la paille s’allumaient, entourant la déesse d’une auréole dorée.

Et de nouveau Giovanni regarda l’inconnu.

Agenouillé auprès de la statue, il avait retiré de ses poches un goniomètre, un compas, et avec une expression de curiosité tenace, calme et obstinée dans ses yeux bleus froids et fins, ainsi que sur ses lèvres serrées, il commença de mesurer les diverses parties de ce corps superbe, en inclinant la tête de si près, que sa longue barbe blonde caressait le marbre.

« Que fait-il ? Qui est-ce ? » songeait Giovanni suivant, avec une surprise effarée, ces doigts alertes et imprudents qui touchaient le corps de la déesse, glissaient le long des membres, pénétrant tous les mystères de la beauté, tâtant, examinant les moindres sinuosités, invisibles à l’œil.

Près de la porte de la villa, le nombre des paysans diminuait à chaque instant.

— Fainéants ! Vendeurs du Christ ! Restez ! Vous craignez la milice et vous n’avez pas peur de la puissance de l’Antéchrist ! pleurait le curé en tendant les bras. « Ipse vero Antichristus opes malorum effodiet et exponet. » Ainsi parle le grand maître Anselme de Canterbury. « Effodiet », entendez-vous ? « L’Antéchrist déterrera les Anciens dieux et de nouveau les mettra au jour… »

Mais personne ne l’écoutait.

— Quel terrible père Faustino nous avons ! disait en branlant la tête le sage meunier. Son âme ne tient qu’à un fil dans son corps et voyez pourtant comme il se démène ! Si on avait encore trouvé un trésor…

— On dit que l’idole est en argent.

— En argent ! Je l’ai vue de près : du marbre ; et elle est toute nue, l’impudique…

— Le Seigneur me pardonne ! Cela ne vaut pas la peine de se salir les mains avec une telle ordure.

— Où vas-tu, Zaccheo ?

— Aux champs.

— Bon travail ! Moi je vais à mes vignes.

Toute la rage du curé se tourna contre ses paroissiens :

— Ah ! c’est ainsi, chiens infidèles, race de Cham ! Vous abandonnez votre pasteur ! Mais savez-vous seulement, maudite engeance satanique, que si je ne priais pour vous jour et nuit, si je ne me frappais la poitrine, si je ne sanglotais, si je ne jeûnais, votre maudit village serait exterminé par la colère de Dieu ! Oui, je vous quitterai, je secouerai de mes sandales votre ignoble terre. Qu’elle soit maudite ! Maudit le pain, maudit le vin, maudits les troupeaux et vos enfants et vos petits-enfants ! Je ne suis plus votre père, je ne suis plus votre pasteur ! Je vous renie ! Anathème !

VII

Dans la salle de la villa où reposait la statue, Giorgio Merula s’approcha de l’inconnu étrange.

— Vous cherchez la proportion divine ? demanda Merula avec un sourire protecteur. Vous voulez ramener la beauté à une formule mathématique ?

L’inconnu leva la tête et, comme s’il n’avait pas entendu la question, se replongea dans son travail.

Les branches du compas s’ouvraient et se refermaient, décrivant de régulières figures géométriques. Avec un geste calme, l’inconnu appliqua le goniomètre aux lèvres exquises d’Aphrodite – ces lèvres dont le sourire emplissait d’effroi le cœur de Giovanni –, compta les divisions et les inscrivit dans un livre.

— Permettez-moi d’être indiscret, insistait Merula, combien de divisions ?

— Cet appareil n’est pas exact, répondit l’inconnu à contre-cœur. Ordinairement, pour calculer les proportions, je divise la figure humaine en degrés, parties, secondes et points. Chaque division représente le douzième de la précédente.

— Vraiment ! dit Merula. Il me semble que la dernière division est plus petite que l’épaisseur d’un cheveu. Cinq fois la douzième partie !

— Le point tierce, expliqua l’inconnu avec ennui, est la quarante-huit mille huit cent vingt-troisième partie de la figure.

Merula leva les sourcils, et souriant, incrédule :

— On vivrait un siècle, on apprendrait pendant un siècle. Jamais je n’aurais songé qu’on puisse atteindre à une pareille exactitude.

— Plus on est exact, mieux cela vaut ! repartit son interlocuteur.

— Oh ! certainement ! répliqua Merula, bien que, savez-vous, en art, en beauté, tous ces calculs mathématiques… Je dois avouer que je ne puis croire qu’un artiste en plein enthousiasme, dominé par l’inspiration, pour ainsi dire sous l’influence directe de Dieu…

— Oui, oui, vous avez raison, acquiesça l’inconnu, mais il est tout de même curieux de sentir…

Et s’agenouillant, il calcula au goniomètre le nombre de divisions entre la naissance des cheveux et le menton.

« Sentir ! songea Giovanni. Est-ce qu’on peut sentir et mesurer. Quelle folie ! Ou bien il ne sent et ne comprend rien ?… »

Merula, désirant évidemment toucher au vif son interlocuteur et faire naître une discussion, commença à louer la perfection des Anciens : combien il serait profitable de les imiter. Mais l’inconnu se taisait, et lorsque Merula se tut, il dit avec un sourire moqueur qui se perdit dans sa longue barbe :

— Qui peut boire à la source ne boira pas dans la coupe.

— Permettez ! se récria l’érudit, permettez ! Ou bien alors si vous considérez les Anciens comme la coupe, où est la source ?

— La nature ! murmura l’inconnu.

Et quand Merula reprit nerveusement la conversation, il ne discuta plus, approuva avec condescendance. Seul, son regard devenait de plus en plus impénétrable et indifférent.

Enfin Giorgio se tut, à bout d’arguments. Alors l’inconnu désigna certains renforcements dans le marbre, renforcements que l’on ne pouvait voir, qu’il fallait découvrir à l’aide du toucher pour constater la délicatesse du travail : moltissiræ dolcezze suivant l’expression de l’inconnu. Et d’un seul regard il enveloppa tout le corps de la déesse.

« Et moi qui croyais qu’il ne sentait pas ! s’étonna Giovanni. Mais s’il est accessible à une sensation, comment peut-il mesurer et diviser par chiffres ? Qui est-ce ?

— Messer, murmura Giovanni à l’oreille de Merula, écoutez, messer Giorgio. Comment se nomme cet homme ?

— Ah ! tu es là, moinillon ! dit Merula en se retournant. Je t’avais oublié. Mais c’est ton idole. Comment ne l’as-tu pas reconnu ? C’est messer Leonardo da Vinci.

Et Merula présenta Giovanni à l’artiste.

VIII

Ils rentraient à Florence.

Léonard, à cheval, allait au pas. Beltraffio marchait à côté de lui. Ils étaient seuls.

Entre les racines noires et tortueuses des oliviers se détachait l’herbe verte, semée d’iris bleus immobiles sur leurs tiges.

Le silence était profond comme il ne l’est qu’au début du printemps.

« Vraiment, est-ce lui ? » pensait Giovanni, observant et trouvant intéressant le moindre détail dans son compagnon.

Il avait sûrement quarante ans sonnés. Lorsqu’il se taisait et pensait, les yeux, petits, aigus, bleu pâle sous des sourcils roux, paraissaient froids et perçants. Mais dans la conversation ils prenaient une expression d’infinie bonté.

La barbe blonde et longue, les cheveux blonds également, épais et bouclés, lui donnaient un air majestueux.

Le visage avait une finesse presque féminine, et la voix, en dépit de la stature et de la corpulence, était étrangement haute, très agréable, mais ne semblant pas appartenir à un homme. La main très belle – à la façon dont il conduisait son cheval, Giovanni y devinait une grande force – était délicate, les doigts fins et longs comme ceux d’une femme.

Ils approchaient des murs de la ville. À travers la brume matinale, on apercevait la coupole de la cathédrale et le Palazzo Vecchio.

« Maintenant ou jamais ! songeait Beltraffio. Il faut se décider et lui dire que je veux devenir son élève. »

À ce moment, Léonard, arrêtant son cheval, observait le vol d’un jeune gerfaut qui, guettant une proie, – canard ou héron dans le cours caillouteux du Munione –, tournait dans les airs lentement, également. Puis il tomba rapidement comme une pierre, en poussant un cri, et disparut derrière les cimes des arbres. Léonard le suivit des yeux, sans laisser échapper un mouvement des ailes, ouvrit le livre attaché à sa ceinture et y inscrivit – probablement – ses observations.

Beltraffio remarqua qu’il tenait son crayon non dans la main droite, mais dans la gauche. Il pensa : « gaucher » et se souvint des récits que l’on colportait sur Léonard, insinuant qu’il écrivait ses livres à l’aide d’une écriture retournée que l’on ne pouvait lire que dans un miroir, non de gauche à droite comme tout le monde, mais de droite à gauche comme les Orientaux. On disait qu’il le faisait afin de cacher ses pensées coupables et hérétiques sur Dieu et la nature.

« Maintenant ou jamais ! » se répéta Giovanni.

Et tout à coup, il se rappela les paroles d’Antonio da Vinci : « Va chez lui si tu veux perdre ton âme : c’est un hérétique et un athée. »

Léonard, avec un sourire, lui indiquait un amandier, qui, petit, faible, solitaire, poussait sur le sommet de la colline, et encore presque nu et frileux, s’était, de confiance, vêtu de son habit de fête blanc rosé, et scintillait, traversé par les rayons du soleil sur le fond bleu du ciel.

Mais Beltraffio ne pouvait admirer. Son cœur se débattait sous une étreinte lourde et vague.

Alors Léonard, comme s’il avait deviné sa peine, glissa vers lui un regard plein de bonté et murmura ces paroles que Giovanni souvent se rappela :

— Si tu veux être un artiste, repousse tout souci et toute peine étrangers à ton art. Que ton âme soit semblable au miroir qui reflète tous les objets, tous les mouvements, toutes les couleurs, en restant toujours, elle, immobile, rayonnante et pure.

Ils franchirent les portes de Florence.

IX

Beltraffio se rendit à la cathédrale, où ce matin même devait prêcher le frère Savonarole.

Les derniers sons de l’orgue se mouraient sous les voûtes sonores de Santa Maria del Fiore. La foule emplissait l’église. Des enfants, des femmes, des hommes étaient séparés par des tentures. Sous les arcades ogivales, l’obscurité et le mystère régnaient comme dans un bois. Et, en bas, quelques rayons de soleil s’égrenant dans les sombres vitraux, tombaient en une nappe multicolore sur les flots mouvants de la foule, sur la pierre grise des piliers. Au-dessus de l’autel rougissaient les feux des trépieds.

La messe était dite. La foule attendait le prédicateur. Tous les regards étaient fixés sur la chaire en bois sculpté, érigée au centre même de l’édifice, appuyée contre une colonne. Giovanni, au milieu de la foule, écoutait les propos tenus à voix basse par ses voisins :

— Sera-ce bientôt ? demandait un petit homme écrasé par la foule, le visage pâle, tout en sueur, les cheveux collés au front et retenus par une mince lanière, menuisier de son état.

— Dieu seul le sait, répondit un chaudronnier, géant à larges épaules et à visage apoplectique. Il y a, à San Marco, un moinillon nommé Maruffi, une espèce de fanatique bègue : quand Maruffi lui dit qu’il est temps, il vient. Dernièrement, nous avons attendu quatre heures, nous croyions que le sermon n’aurait pas lieu et tout à coup…

— Ah ! Seigneur, Seigneur ! soupira le menuisier. J’attends depuis minuit. Je suis à jeun, la tête me tourne. Je n’ai même pas mâché une racine de pavot. Si je pouvais, au moins, m’accroupir sur les talons !…

— Je te disais, Damiano, qu’il fallait venir à l’avance. Maintenant nous sommes trop loin de la chaire, nous n’entendrons rien.

— Ah ! que si ! Quand il se mettra à crier, à tonner, non seulement les sourds, mais encore les morts l’entendront !

— Il prophétisera aujourd’hui ?

— Non, tant qu’il n’aura pas construit l’arche de Noé…

— Mais tout est terminé et il a donné l’explication du mystère : la longueur de l’arche, c’est la foi ; la largeur, l’amour ; la hauteur, l’espoir. « Hâtez-vous, disait-il, hâtez-vous de joindre l’Arche de Salut, tant que les portes en sont ouvertes. Les temps sont proches où elles se fermeront, et combien pleureront ceux qui ne se sont pas repentis ! »

— Aujourd’hui, il parlera du Déluge : le dix-septième verset du sixième chapitre du Livre de la Genèse.

— Il a eu une nouvelle vision concernant la famine, la mer et la guerre.

— Le vétérinaire de Vallombrosa a dit que, la nuit, au-dessus du village, des troupes infinies combattaient dans le ciel et qu’on entendait le bruit des glaives et des cuirasses…

— Est-il vrai que sur le visage de la Vierge de Nunciata dei Servi on ait remarqué des gouttes de sang ?

— Certes ! Et la Madonna du pont Rubicon pleure chaque nuit de vraies larmes. Ma tante Lucia l’a vu elle-même…

— Ah ! tout cela présage des malheurs ! Seigneur, aie pitié de nous…

Du côté des femmes se produisit une panique : une petite vieille, trop serrée par ses voisines, venait de s’évanouir. On essayait de la relever, de lui faire reprendre les sens.

— Quand donc ? Je n’en puis plus ! pleurait presque le chétif menuisier en épongeant son front.

Et toute la foule se consumait en l’interminable attente. Subitement les voix bruirent, grandirent, emplissant la cathédrale.

— Le voilà ! le voilà ! – Non, c’est fra Domenico da Peschia. – Oui, c’est lui ! – Le voilà !

Giovanni vit gravir lentement l’escalier de la chaire un homme vêtu de l’habit noir et blanc des Dominicains, le visage maigre et jaune comme de la cire, les lèvres épaisses, le nez crochu, le front bas.

Il rejeta son capuchon, s’appuya d’un geste exténué de la main gauche sur la balustrade et tendit la droite crispée sur le crucifix. Puis, silencieux, il promena un regard de feu sur la foule. Un tel silence régna, que chacun put entendre les battements de son propre cœur.

Les yeux du moine s’allumaient comme de la braise. Il se taisait et l’attente devenait insupportable. Il semblait qu’une minute de plus suffirait pour faire pousser au public un cri d’horreur. Le calme devenait effrayant. Et alors, dans ce silence sépulcral, retentit l’assourdissant et inhumain cri de Savonarole :

— Ecce ego adduco aquas super terram ! Voici que j’amène les eaux sur la terre !

Un souffle de terreur passa sur la foule. Giovanni pâlit : il crut que la terre remuait, que les voûtes de la cathédrale s’écroulaient et allaient l’ensevelir. À côté de lui, le gros chaudronnier trembla comme une feuille ; ses dents claquaient. Le menuisier se rétrécit, enfonça la tête dans les épaules, assommé, rida son visage et ferma les yeux.

Ce n’était plus un sermon, mais une hallucination qui s’emparait de ces milliers de gens et les entraînait, comme l’ouragan emporte les feuilles mortes.

Giovanni écoutait, comprenant à peine. Des bribes de phrases parvenaient jusqu’à lui :

« Regardez, regardez, le ciel s’assombrit déjà. Le soleil est pourpre comme du sang séché. Fuyez ! car voici la pluie de feu et de lave, et la grêle de pierres rougies à blanc ! Fuge, o Sion, quæ habitas apud filiam Babylonis !

« Ô Italie, les tourments suivront les tourments ! Le tourment de la guerre après la famine ; la peste après la guerre. Des tourments en tout et partout !

« Vous n’aurez pas assez de vivants pour enterrer les morts. Il y en aura tant dans vos maisons, que les fossoyeurs parcourront les rues en criant : “Qui a des morts ?” et les empilant dans les charrettes, les amassant en tas, les brûleront. Et de nouveau ils iront, criant : “Qui a des morts ?” Et vous irez à leur rencontre en disant : “Voici mon fils, voici mon frère, voici mon mari.” Et ils iront plus loin, toujours criant : “Qui a des morts ?”

« Ô Florence ! ô Rome ! ô Italie ! Le temps des chansons et des fêtes n’est plus. Vous êtes malades à mort. Seigneur, tu es témoin que j’ai voulu soutenir ces ruines par ma parole. Les forces me manquent ! Je ne peux plus, je ne veux plus, je ne sais plus que dire. Je ne puis que pleurer, mourir de mes larmes. Miséricorde, miséricorde, Seigneur ! Ô mon pauvre peuple ! ô Florence ! »

Il étendit les bras et murmura les derniers mots en un souffle. Et appuyant ses lèvres blêmes sur le crucifix, exténué, il glissa à genoux et sanglota.

Le sermon était terminé. Les sons de l’orgue grondèrent, lents et lourds, pesants et larges et toujours plus triomphants et terribles, imitant la rumeur nocturne de l’Océan.

Quelqu’un cria du côté des femmes ; une voix flûtée, désespérée :

— Misericordia !

Et des milliers de voix répondirent. Ainsi que des épis sous le vent, vague par vague, rangée par rangée, se serrant l’un contre l’autre comme des brebis effarées, ils tombaient à genoux ; et, s’unissant au rugissement de l’orgue, secouant les piliers et les voûtes de la cathédrale, monta la lamentation de tout un peuple vers Dieu :

— Misericordia ! misericordia !

Giovanni, secoué de sanglots, était tombé. Il sentait sur son dos le poids du gros chaudronnier écroulé sur lui, lui soufflant dans le cou et pleurant. À côté, le frêle menuisier hoquetait comme un enfant et poussait de stridents :

— Miséricorde ! miséricorde !

Beltraffio se souvint de son orgueil, de son amour de la science, de son désir de quitter fra Benedetto et de s’adonner à la dangereuse et peut-être impie science de Léonard. Il se souvint de la dernière nuit sur la colline du Moulin, la Vénus ressuscitée, son enthousiasme coupable devant la beauté de la Diablesse blanche, et, tendant les bras vers le ciel, il gémit :

— Pardonne-moi, Seigneur ! Je t’ai offensé. Pardonne et aie pitié de moi !

Et, au même instant, relevant son visage inondé de pleurs, il aperçut, toute proche, la silhouette majestueuse de Léonard de Vinci. L’artiste, debout, appuyé contre une colonne, tenait dans sa main droite son livre inséparable ; de la gauche, il dessinait, jetant de temps à autre un regard vers la chaire, espérant probablement revoir une fois encore la tête du prédicateur.

Étranger à tout et à tous, seul, dans cette foule matée par la terreur, Léonard avait conservé son sang-froid. Dans ses yeux bleu pâle, sur ses lèvres minces, serrées fermement comme chez les gens habitués à l’attention et à la précision, se lisait, non pas la moquerie, mais la même expression de curiosité avec laquelle il mesurait mathématiquement le corps d’Aphrodite.

Les larmes séchèrent dans les yeux de Giovanni, la prière expira sur ses lèvres.

Sortant de l’église, il s’approcha de Léonard et le pria de lui montrer son dessin. L’artiste tout d’abord ne consentit pas, mais Giovanni le suppliait si humblement qu’enfin Léonard l’emmena à l’écart et lui tendit son livre.

Giovanni vit une affreuse caricature.

C’était, non pas le visage de Savonarole, mais celui d’un vieux diable en habit de moine ressemblant à Savonarole, épuisé par des tortures volontaires, sans avoir vaincu son orgueil et sa lubricité. La mâchoire inférieure s’avançait proéminente, des rides sillonnaient les joues et le cou noir comme celui d’un cadavre desséché ; les sourcils arqués se hérissaient, et le regard in-humain, plein de supplication têtue, presque méchante, était fixé vers le ciel. Tout le côté sombre, terrible et dément, qui asservissait le frère Savonarole à la puissance du fanatique Maruffi, était mis à nu dans ce dessin, sans colère, sans pitié, avec une imperturbable clarté d’observation.

Et Giovanni se souvint des paroles de Léonard de Vinci : « L’ingegno del pittore vuol essere a similitudine del specchio… » L’âme de l’artiste doit être semblable au miroir qui reflète tous les objets, tous les mouvements, toutes les couleurs, en restant, elle, immobile, rayonnante et pure.

L’élève de fra Benedetto leva les yeux sur Léonard et il sentit que, même s’il était voué à la perdition éternelle, même s’il avait la certitude que Léonard était le serviteur de l’Antéchrist, il pouvait quitter celui-ci, mais une force surnaturelle le ramènerait à cet homme – auquel il devait être attaché jusqu’à sa fin.

X

Deux jours plus tard, dans la maison de messer Cipriano Buonaccorsi, occupé en ce moment par d’importantes affaires et qui n’avait pu, pour cette cause, rapporter la statue de Vénus dans la ville, Grillo accourut porteur de nouvelles alarmantes. Le curé Faustino, après avoir quitté San Gervasio, s’était rendu dans un village voisin, à San Mauricio ; là il avait terrifié les habitants en les menaçant des foudres célestes, avait réuni les hommes de la commune, forcé les portes de la villa Buonaccorsi, battu le jardinier Strocco, ligoté les hommes préposés à la garde de Vénus. Puis il avait lu au-dessus de l’idole la vieille prière d’exorcisme : Oratio super effigies vasaque in loco antiquo reperta. Dans cette prière prononcée sur les statues et les objets découverts dans les antiques tombeaux, le prêtre priait Dieu d’épurer de l’impureté païenne les objets trouvés sous la terre et de les transformer pour l’utilité du culte chrétien – au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit – ut omni immunditia depulsa, sint fidelibus tuis utenda, per Christum Dominum nostrum !

On avait ensuite brisé la statue, jeté les débris dans un four, et en ayant préparé une chaux vive on en avait enduit les murs du cimetière.

En entendant ce récit de Grillo qui pleurait l’idole, Giovanni se sentit décidé. Le même jour il se rendit chez Léonard et le pria de l’admettre au nombre de ses élèves.

Léonard l’accepta.

Peu de temps après, la nouvelle parvint à Florence que Charles VIII, roi très chrétien de France, à la tête d’une formidable armée, s’avançait à la conquête de Naples, de la Sicile, peut-être même de Rome et de Florence.

La terreur s’empara des citoyens, car ils voyaient en cette venue la réalisation des prophéties de Savonarole : les tourments se déchaînaient, le glaive de Dieu s’abattait sur l’Italie !

Chapitre II -

Ecce deus – Ecce homo

« Voici l’homme ! »

JEAN, XIX, 5

« Voici le dieu ! »

Épitaphe du mausolée de Francesco Sforza

I

La chose qui frappe l’air a une force égale à l’air qui frappe la chose. – Tanta forza si fa colla cosa incontro all’aria, quanto l’aria alla cosa. – Tu vois que le battement des ailes contre l’air fait soutenir l’aigle pesant dans l’air le plus haut et le plus raréfié. Inversement, tu vois l’air qui se meut sur la mer, emplir les voiles gonflées et faire courir le navire lourdement chargé. Par ces preuves tu peux comprendre que l’homme avec les grandes ailes, appuyant avec force contre l’air résistant, victorieux pourra le soumettre et s’élever au-dessus de lui.

Léonard lut ces mots pleins d’espoir, écrits cinq ans auparavant dans un de ses vieux cahiers. À côté, il avait dessiné l’appareil : un timon auquel, à l’aide de tiges de fer, étaient assujetties des ailes, mises en mouvement par des cordes.

Cette machine maintenant lui paraissait difforme et disgracieuse.

Le nouvel appareil rappelait la chauve-souris. La carcasse de l’aile était formée de cinq doigts comme la main d’un squelette ; un procédé ingénieux fléchissait les phalanges. Des tendons de cuir tanné et des lacets de soie brute simulaient les muscles et, adaptés à un levier, réunissaient les doigts. L’aile se relevait au moyen d’une bielle. Le taffetas amidonné interceptait l’air, ainsi qu’une palme de patte d’oie s’étendait et se refermait. Quatre ailes, nouées en croix, imitaient l’allure du cheval. Leur longueur était de quarante brasses, leur montée de huit. Se rejetant en arrière elles donnaient la marche en avant ; s’abaissant, elles élevaient la machine. L’homme debout passait ses pieds dans les étriers qui faisaient mouvoir les ailes en agissant sur les leviers. Sa tête dirigeait un grand gouvernail garni de plumes, qui jouait le rôle de la queue d’un oiseau.

« L’oiseau privé de pattes ne peut s’envoler faute d’élan. Vois le martinet : s’il est posé à terre il ne peut s’élever parce qu’il a les jambes courtes. Voilà pourquoi deux échelles, pour remplacer les pattes. »

Léonard savait par expérience que la perfection d’une machine exigeait l’élégance et les justes proportions observées dans toutes les parties : l’aspect bête des échelles froissait l’inventeur.

Il se plongea dans des déductions mathématiques, chercha l’erreur et ne put la trouver. Et tout à coup il raya d’un trait la page pleine de chiffres minuscules, dans la marge inscrivit : « Non è vero – Pas exact », et ajouta en biais, d’une grosse écriture énervée, son juron favori : « Satanasso ! – Au diable ! »

Les calculs devenaient de plus en plus embrouillés. L’imperceptible erreur prenait des proportions inquiétantes.

La flamme de la bougie sautillait irrégulièrement, agaçant les yeux. Le chat, ayant achevé son somme, sauta sur la table de travail, s’étira, fit le gros dos et commença de jouer avec un oiseau empaillé rongé par les mites et qui servait à l’étude de la pesanteur du vol. Léonard poussa avec humeur le chat qui faillit tomber et miaula plaintivement.

— Allons, c’est bien ! Couche-toi où tu veux. Mais ne me gêne pas.

Il caressa tendrement le poil noir de son favori. Des étincelles crépitèrent dans la fourrure. Le chat replia ses pattes de velours, s’étala majestueusement, ronronna et fixa sur son maître ses prunelles vertes pleines de morbidesse et de mystère.

De nouveau s’accumulèrent les chiffres, les ratures, les divisions, les racines cubiques et carrées.

La seconde nuit d’insomnie s’achevait inaperçue.

Revenu de Florence à Milan, Léonard depuis un mois n’était même pas sorti, occupé de sa machine volante.

Des branches d’acacia blanc se faufilaient par la croisée ouverte, égrenant par instants sur la table leurs fleurs délicates et odorantes. Le clair de lune, adouci par des brouillards roux à reflets de nacre, tombait dans la chambre, se mêlant à la lumière rouge de la chandelle.

La pièce était encombrée de machines, d’appareils d’astronomie, de physique, de chimie, d’anatomie. Des roues, des leviers, des ressorts, des hélices, des timons, des pistons et autres accessoires mécaniques – en cuivre, en acier, en verre –, pareils à des membres de monstres ou d’insectes géants, saillaient de l’ombre, s’enchevêtrant. Ici, une cloche de plongeur, le cristal irisé d’un appareil d’optique représentant un œil d’immense dimension, le squelette d’un cheval, un crocodile empaillé. Là, dans un bocal plein d’alcool, un fœtus grimaçant, pareil à une grosse larve, des patins en forme de barque pour marcher sur l’eau, et à côté, transfuge de l’atelier de peinture, une charmante tête en terre grise, tête de jeune vierge ou d’ange au sourire malicieux et triste.

Au fond, dans la gueule béante du four en fonte, des charbons rougissaient encore sous les cendres.

Et au-dessus de tout cela, du parquet jusqu’ au plafond, s’étendaient les ailes de la machine, l’une encore nue, l’autre recouverte de la membrane. Entre les ailes, par terre, étendu tout de son long, la tête renversée, était couché un homme surpris par le sommeil durant son travail. Dans la main droite, il tenait encore une écope de fer d’où s’échappait l’étain. Une des ailes appuyait l’extrémité de sa carcasse sur la poitrine du dormeur dont la respiration la faisait se mouvoir et bruire, comme si elle était vivante. Dans la lumière incertaine de la lune et de la chandelle, la machine, avec cet homme affalé entre ses ailes, semblait une gigantesque chauve-souris prête à s’envoler.

II

La lune pâlit. Des potagers qui entouraient la maison de Léonard, aux environs de Milan, entre la forteresse et le couvent de Santa Maria delle Grazie, monta le parfum des légumes et des herbes, telles que la mélisse, la menthe, le fenouil. Au-dessus de la croisée, les hirondelles jacassaient avant de s’envoler. Dans le vivier voisin, les canards barbotaient et criaient joyeusement.

La flamme de la chandelle s’éteignit. À côté, dans l’atelier, s’entendaient les voix des élèves. Ils étaient deux : Giovanni Beltraffio et Andrea Salaino. Giovanni copiait une figure anatomique. Salaino enduisait d’albâtre une planche de tilleul. C’était un joli adolescent, aux yeux naïfs, aux cheveux bouclés – le favori du maître, auquel il servait de modèle pour les anges.

— Croyez-vous, Andrea, demanda Beltraffio, que messer Leonardo aura bientôt terminé sa machine ?

— Dieu sait ! répondit Salaino en sifflant un air de chansonnette, et retroussant les revers de satin brodés d’argent de ses nouveaux souliers. L’année dernière il a passé deux mois dessus, et il n’en est rien advenu que des rires. Cet ours bancal de Zoroastro avait voulu voler à toute force. Plus le maître l’en dissuadait, plus il s’entêtait. Et, imagine-toi, voilà mon âne qui grimpe sur le toit, qui s’enveloppe de vessies de porc pour ne pas se tuer en tombant ; il lève les ailes, s’envole ; le vent, d’abord, l’emporte, et tout à coup Zoroastro culbute les jambes en l’air et tombe dans un tas de fumier. Le lit était doux, il ne s’est point fait de mal, mais toutes les vessies ont éclaté ensemble, produisant un bruit semblable à une salve d’artillerie, effrayant les corneilles des clochers voisins, pendant que notre nouvel Icare se débattait dans son fumier, sans en pouvoir sortir !

À ce moment dans l’atelier entra le troisième élève, Cesare da Sesto, un homme qui n’était plus jeune, au visage bilieux, au regard intelligent et méchant. Dans une main il tenait un morceau de pain et une tranche de jambon, dans l’autre un verre de vin.

— Pfou ! quelle piquette ! cracha-t-il en grimaçant. Et le jambon n’est qu’une semelle. N’est-ce pas extraordinaire de toucher deux mille ducats d’appointements par an et de nourrir les gens avec de pareilles ordures !

— Vous auriez dû tirer à l’autre tonneau, celui qui est sous l’escalier, dans le réduit, murmura Salaino.

— J’y ai goûté. Il est pis. Mais, tu as encore une nouveauté ? s’étonna Cesare en regardant l’élégant béret de Salaino, en velours pourpre rehaussé d’une plume. Ah ! la maison est bien tenue, il n’y a pas à dire. Quelle vie de chien ! À la cuisine depuis un mois on ne peut acheter un nouveau jambon. Marco jure que le maître n’a pas un centime, que tout passe à ces damnées ailes qui nous tiennent tous à jeun : et voilà à quoi sert l’argent ! On comble de cadeaux les petits favoris ! Comment n’as-tu pas honte, Andrea, d’accepter des cadeaux des étrangers, car messer Leonardo n’est ni ton père ni ton frère, et tu n’es plus un enfant…

— Cesare, dit Giovanni pour détourner la conversation, vous m’avez promis de m’expliquer une loi de perspective. Attendre le maître est inutile ; il est trop occupé par sa machine…

— Oui, mes enfants, bientôt nous nous envolerons tous sur cette machine, que le diable emporte ! Du reste, si ce n’est une chose, ce sera une autre. Je me souviens, au moment où nous travaillions à la Sainte Cène, le maître subitement s’enthousiasma pour une nouvelle machine à préparer la mortadelle. Et la tête de l’apôtre Jacques le Majeur resta inachevée, attendant le perfectionnement du hachis. Une de ses meilleures madones est restée abandonnée dans un coin de l’atelier, pendant qu’il inventait un tournebroche automatique pour cuire d’une façon impeccable les chapons et les cochons de lait… Et cette merveilleuse découverte de la lessive à la fiente de poule ! Croyez-moi, il n’existe pas de sottise à laquelle messer Leonardo ne s’adonne avec enthousiasme, ne fût-ce que pour se débarrasser de la peinture.

Le visage de Cesare grimaça, ses lèvres minces se crispèrent en un mauvais sourire :

— Pourquoi Dieu donne-t-il le talent à des gens semblables ? murmura-t-il.

III

Cependant Léonard était toujours courbé au-dessus de sa table de travail.

Une hirondelle entra par la croisée ouverte, tourbillonna dans la chambre, se heurta au plafond et aux murs, et enfin se prit dans l’aile de la machine comme dans un filet, se débattit sans pouvoir en sortir.

Léonard s’approcha, désemprisonna l’oiselet avec précaution, le prit dans sa main, embrassa sa petite tête noire et lui donna la volée.

L’hirondelle prit son élan et disparut avec un cri heureux.

« Comme c’est facile, comme c’est simple ! », pensa Léonard en la suivant d’un regard envieux. Puis il contempla sa machine avec dépit et dégoût.

L’homme qui dormait s’éveilla.

C’était l’aide de Léonard, un habile mécanicien fondeur florentin, nommé Zoroastro ou plutôt Astro da Peretola. Il sauta et se frotta son œil unique, l’autre ayant été brûlé par une étincelle. Ce difforme géant, au visage enfantin toujours couvert de suie, ressemblait à un cyclope.

— J’ai dormi ! s’écria le fondeur désespéré en secouant sa tête chevelue. Que le diable m’emporte ! Ah ! maître, pourquoi ne m’avez-vous pas éveillé ? Je me hâtais, espérant avoir terminé ce soir, pour voler demain matin…

— Tu as bien fait de dormir, murmura Léonard. Ces ailes ne valent rien.

— Comment ? Encore ! À votre idée, messer ; moi, je ne retoucherai rien à cette machine. Que d’argent, que de peines ! Et de nouveau tout s’en va en fumée ! Que faut-il encore ? Mais ces ailes enlèveraient un homme, même un éléphant ! Vous verrez, maître. Permettez-moi de les essayer une fois… Au-dessus de l’eau… Si je tombe, j’en serai quitte pour un plongeon… je ne me noierai pas…

Il croisa ses mains, suppliant.

Léonard secoua négativement la tête.

— Attends, mon ami. Tout viendra à point. Plus tard.

— Plus tard ! gémit le fondeur. Pourquoi pas maintenant ? Vraiment, messer, aussi vrai qu’il y a un Dieu au ciel, je volerai.

— Non, Astro, tu ne voleras pas. La mathématique…

— J’en étais sûr ! À tous les diables votre mathématique ! Elle ne sert qu’à vous troubler. Que d’années nous nous surmenons ! L’âme en est malade. Chaque stupide moustique, mite, mouche, mouche à fumier – Dieu me pardonne ! – ignoble et sale peut voler, et les hommes rampent comme des vers ? N’est-ce pas un affront ? Et attendre quoi ? Les voilà, les ailes ! Tout est prêt, il me semble. Avec une bonne bénédiction, je prendrais mon élan et je m’envolerais !

Tout à coup, il se souvint de quelque chose et son visage rayonna.

— Maître ? que je te dise. Quel rêve superbe j’ai eu aujourd’hui !

— Tu volais encore ?

— Oui, et de quelle manière ! Écoute seulement. Je me tenais au milieu de la foule dans un lieu inconnu. Tout le monde me regarde, me montre du doigt, rit. « Ah ! me dis-je, si je ne vole pas !… » Je saute, j’agite mes bras tant que je peux et je commence à monter. Au début je peinais comme si j’avais une montagne sur les épaules. Puis, peu à peu, je me sentis plus léger. Je me suis élancé, je faillis m’assommer contre le plafond. Et tout le monde de crier : « Regardez, il vole ! » Comme un oiseau je passe la croisée et je monte toujours plus haut et plus haut vers le ciel. Le vent siffle à mes oreilles et je suis gai et je ris. « Pourquoi ne savais-je pas voler avant ? me dis-je. En avais-je perdu l’habitude ? C’est si facile ! Et il ne faut pour cela aucune machine ! »

IV

Des plaintes, des jurons retentirent, scandés par un galop rapide dans l’escalier. La porte s’ouvrit toute grande, livrant passage à un homme, la tignasse rousse, hirsute, le visage rouge également, couvert de taches de rousseur : un élève de Léonard, Marco d’Oggione. Il grondait, battait et tirait par l’oreille un gamin malingre d’une dizaine d’années.

— Que le Seigneur t’envoie une méchante Pâque, vaurien ! Je te ferai passer les talons par ton gueuloir, chenapan !

— Que veut dire cela, Marco ? demanda Léonard.

— Songez donc, messer ! Il a dérobé deux boucles en argent de dix florins chacune, au moins. Il a pu en engager déjà une et il a perdu l’argent aux osselets : l’autre, il l’a cousue dans la doublure de son vêtement où je l’ai découverte. J’ai voulu lui administrer une véritable correction, telle qu’il la méritait, et le démon m’a mordu la main au sang !

Et avec plus d’ardeur encore, il saisit le gamin par les cheveux. Léonard intervint, lui arracha l’enfant des mains.

Alors Marco sortit de sa poche un trousseau de clés – il avait chez Léonard l’emploi de caissier – les jeta sur la table en criant :

— Voilà vos clés, messer ! J’en ai assez ! Je ne vis pas sous le même toit que les vauriens et les voleurs. Ou lui, ou moi !

— Allons, calme-toi, Marco… Je le punirai ! tâchait de concilier le maître.

Par la porte de l’atelier regardaient les élèves et une grosse femme, la cuisinière Mathurine. Elle revenait du marché et tenait encore à la main son panier plein d’ail, de poisson, de gras cormorans et de filandreuses fenocci. Apercevant le petit coupable, la cuisinière agita les bras et se mit à jaser si vite et sans arrêt, qu’on aurait cru une chute de pois secs tombant d’un sac percé.

Cesare aussi se mêla à ce caquetage, exprimant son étonnement que Léonard tolérât dans sa maison ce « païen » de Jacopo, capable des plus cruelles polissonneries. N’avait-il pas dernièrement, avec une pierre, blessé à la jambe le vieil infirme Fagiano, le chien de la maison ? détruit les nids d’hirondelles dans l’écurie ? et son plaisir favori n’était-il pas d’arracher les ailes aux papillons pour savourer leurs souffrances ?

Jacopo restait près du maître, lançant à ses ennemis des regards sournois, ainsi qu’un louveteau cerné. Son visage pâle et joli était impassible. Il ne pleurait pas. Mais rencontrant le regard de Léonard, ses yeux méchants exprimaient une timide prière.

Mathurine glapissait, exigeant une magistrale correction pour ce démon qui rendait à tout le monde la vie insupportable.

— Doucement ! doucement ! Taisez-vous, au nom de Dieu ! suppliait Léonard, avec une étrange lâcheté, une faiblesse impuissante devant cette révolte familiale.

Cesare riait et murmurait, malveillant :

— Cela vous fait mal au cœur à regarder !… Il ne sait même pas avoir raison d’un gamin !…

Lorsque enfin tous eurent assez crié et se furent dispersés un à un, Léonard appela Beltraffio et lui dit affablement :

— Giovanni, tu n’as pas encore vu la Sainte Cène. J’y vais. Veux-tu m’accompagner ?

L’élève rougit de plaisir.

V

Ils sortirent dans une petite cour. Un puits se dressait au centre. Léonard se débarbouilla. En dépit de ses deux nuits d’insomnie, il se sentait frais, gai et dispos.

Le jour était brumeux, sans vent, avec une clarté pâle, presque sous-marine. Léonard aimait ce genre d’éclairage pour travailler. Tandis qu’ils se trouvaient près du puits, Jacopo s’approcha d’eux. Dans ses mains il tenait une petite boîte en écorce de chêne.

— Messer Leonardo, dit le gamin craintivement, voici pour vous…

Il souleva légèrement le couvercle. Au fond de la boîte dormait une gigantesque araignée.

— J’ai eu bien de la peine à m’en emparer. Elle s’était cachée dans une fente de roche. Trois jours je l’ai guettée. Elle est venimeuse.

La figure de l’enfant s’anima soudain.

— Et si vous la voyiez manger des mouches… ça fait peur !

Il attrapa une mouche et la jeta dans la boîte. L’araignée se précipita sur sa proie, la saisit dans ses pattes velues, et la victime se débattit, bourdonna.

— Regardez, elle mange, elle mange ! murmurait le gamin, frissonnant de plaisir.

Dans ses yeux brûlait une flamme de curiosité cruelle et sur ses lèvres tremblait un sourire incertain.

Léonard aussi se pencha, regarda l’insecte monstrueux. Et tout à coup il sembla à Giovanni qu’ils avaient tous deux la même expression, comme si, malgré l’abîme qui séparait l’enfant de l’artiste, ils s’unissaient dans une égale curiosité de l’horrible.

Lorsque la mouche fut mangée, Jacopo referma la boîte et dit :

— Je la mettrai sur votre table, messer Leonardo, peut-être voudrez-vous encore la regarder. Elle se bat drôlement avec les autres araignées.

Le gamin voulait s’en aller, mais il s’arrêta et leva des yeux suppliants. Les coins de ses lèvres s’abaissèrent, frémirent.

— Messer, dit-il très bas et gravement, vous n’êtes pas fâché contre moi ? Sinon, je m’en irai, il y a longtemps que je pense que je dois le faire. Ce n’est pas à cause d’eux, car cela m’est indifférent ce qu’ils peuvent dire, mais c’est à cause de vous. Je sais bien que je vous ennuie. Vous seul êtes bon ; eux sont méchants autant que moi, mais ils dissimulent et moi je ne sais pas. Je m’en irai, je resterai seul. Ce sera mieux ainsi. Seulement, pardonnez-moi…

Des larmes brillèrent entre les longs cils du gamin, qui répéta plus bas encore :

— Pardonnez-moi, messer Leonardo !… Je vous laisserai ma petite boîte en souvenir. L’araignée vivra longtemps. Je prierai Astro de la nourrir…

Léonard posa sa main sur la tête de l’enfant.

— Où irais-tu, petit ? Reste. Marco te pardonnera et moi je ne suis pas fâché. Va, et à l’avenir ne fais de mal à personne.

Jacopo fixa sur lui des yeux perplexes, dans lesquels luisait non la reconnaissance, mais l’étonnement, presque de la peur.

Léonard lui répondit par un calme sourire et caressa ses cheveux, comme s’il devinait l’éternel mystère de ce cœur créé par la nature pour le mal et inconscient de sa malfaisance.

— Il est temps, dit le maître. Allons, Giovanni.

Ils sortirent dans la rue déserte bordée de jardins, de potagers et de vignes, et se dirigèrent vers le monastère de Santa Maria delle Grazie.
VI

Les derniers temps, Beltraffio avait été en proie à une grande tristesse, car il n’avait pu payer au maître la pension convenue de six florins par mois. Son oncle, brouillé avec lui, ne lui donnait pas un centime. Giovanni, pendant deux mois, avait emprunté l’argent à fra Benedetto. Le moine ne pouvait lui donner davantage. Giovanni avait hâte de s’excuser.

— Messer, commença-t-il timide et rougissant, nous sommes aujourd’hui le quatorze et je paie le dix, d’après nos conventions. Je suis très confus… mais je n’ai que trois florins. Peut-être voudrez-vous bien attendre… J’aurai de l’argent bientôt… Merula m’a promis des copies…

Léonard le regarda étonné :

— Qu’as-tu, Giovanni ? Que le Seigneur t’assiste ! Comment n’as-tu pas honte de parler de choses pareilles ?

D’après l’air confus de son élève, les inhabiles reprises de ses vieux souliers, l’usure de ses vêtements, il avait compris que Giovanni était misérable.

Léonard fronça les sourcils et parla d’autre chose. Mais peu après, avec une feinte indifférence, il fouilla dans sa poche, en retira une pièce d’or et dit :

— Giovanni, je te prie, va m’acheter du papier à dessin, une vingtaine de feuilles, un paquet de craie rouge et des pinceaux en putois. Tiens, prends.

— Un ducat. Il n’y aura guère plus de dix sous d’achats. Je vous rapporterai la monnaie…

— Tu ne me rapporteras rien du tout. Ne dis pas de sottises. Tu rendras quand tu voudras. Et à partir de maintenant, je te défends de penser à ces questions d’argent et de m’en parler. Comprends-tu ?

Il se détourna et ajouta en désignant les silhouettes embrumées des mélèzes qui encadraient les berges de Naviglio Grande, le canal droit comme une flèche :

— As-tu observé, Giovanni, comme les arbres prennent dans un léger brouillard une teinte bleutée, et dans un brouillard dense combien ils deviennent d’un gris tendre ?

Il fit encore quelques observations sur la différence des ombres projetées par les nuages sur les montagnes nues en hiver et couvertes de végétation en été.

Puis, se tournant vers son élève :

— Et je sais pourquoi tu t’es imaginé que j’étais avare… Je suis prêt à tenir le pari que j’ai deviné juste. Quand nous avons parlé, toi et moi, du paiement mensuel que tu devais me faire, tu as dû remarquer que je t’ai interrogé et qu’ensuite j’ai inscrit dans mon livre tout ce dont nous étions convenus. Seulement, vois-tu ? il faut que tu saches que c’est une habitude héréditaire que je tiens probablement de mon père, le notaire Piero da Vinci, le plus fin et le plus raisonnable des hommes. Moi, cela ne m’a pas servi. Parfois je ris tout seul en relisant les bêtises que j’ai inscrites ! Je peux dire exactement combien m’a coûté le nouveau béret d’Andrea Salaino ; mais où passent des milliers de ducats, je l’ignore. À l’avenir, Giovanni, ne prête pas attention à ma stupide habitude. Si tu as besoin d’argent, prends, et crois que je te le donne comme un père à son fils.

Léonard le regarda avec un tel sourire que, tout de suite, Giovanni sentit son cœur allégé et joyeux.

En montrant l’étrange forme d’un mûrier nain, le maître expliqua que non seulement chaque arbre, mais encore chaque feuille avait sa forme particulière, unique, comme chaque individu avait son visage.

Giovanni pensa qu’il parlait des arbres avec la même bonté qu’il avait mise à parler de sa misère, comme si le maître avait pour tout ce qui vivait la perspicacité d’un voyant.

Dans la plaine basse, de derrière le bouquet sombre de mûriers émergea l’église du monastère dominicain, Santa Maria delle Grazie, bâtie en briques, rose, gaie, sur le fond blanc des nuages, avec une large coupole lombarde pareille à une tente, décorée d’ornements en terre cuite – œuvre du jeune Bramante. Ils pénétrèrent dans le réfectoire du couvent.
VII

C’était une grande salle longue, très simple, aux murs blanchis à la chaux, au plafond à poutrelles en chêne sombre. L’atmosphère était saturée de chaude humidité, d’encens et du fumet rance des plats maigres. Près de la cloison la plus proche de l’entrée se trouvait la table du Père supérieur, flanquée de chaque côté par les longues et étroites tables des moines.

Il y régnait un tel silence qu’on entendait le bourdonnement d’une mouche sur les vitres jaunes de poussière. De la cuisine s’échappait un bruit de voix, de poêles et de casseroles. Dans le fond du réfectoire, en face de la table du prieur, s’élevait un échafaudage recouvert de toile grise. Giovanni devina que cette toile cachait la Sainte Cène à laquelle le maître travaillait depuis plus de douze ans.

Léonard monta à l’échafaudage, ouvrit le coffre en bois dans lequel il enfermait ses dessins, ses pinceaux et ses couleurs, en retira un petit livre latin, criblé de notes dans les marges, le tendit à son élève en disant :

— Lis le treizième chapitre de Jean.

Puis il souleva le drap.

Quand Giovanni leva les yeux, tout d’abord il eut la sensation que ce n’était pas une peinture qu’il voyait sur le mur, mais la continuation du réfectoire. Il lui semblait qu’une autre chambre s’était ouverte devant lui et que la lumière du jour s’était fondue avec le calme crépuscule du soir, qui planait au-dessus des cimes bleues de Sion que l’on entrevoyait à travers les trois fenêtres de cette nouvelle salle qui, aussi simple que celle du monastère, mais couverte de tapis, paraissait plus intime et plus mystérieuse.

La longue table représentée sur le tableau était pareille à celle des moines ; une nappe identique nouée aux quatre coins la recouvrait et gardait encore la trace des plis fraîchement défaits.

Et Giovanni lut dans l’Évangile :

« Avant la fête de Pâques, Jésus, sachant que l’heure était venue pour lui de quitter ce monde pour joindre son Père, voulut jusqu’à la fin rester avec ceux qu’il avait aimés en ce monde.

« Et durant la Cène, lorsque le diable eut suggéré à Judas Iscariote de le trahir, son âme s’indigna et il dit : “Amen, amen, je vous le dis en vérité, ’l’un de vous me trahira’.”

« Alors, les disciples se regardèrent, ne sachant pas de qui Il parlait.

« Un des disciples, que Jésus aimait, reposait sur son épaule. Simon-Pierre lui fit signe de demander de qui il parlait. Et il demanda : “Seigneur, qui est-ce ?”

« Jésus répondit : “Celui à qui je tendrai le pain après l’avoir trempé.” Et trempant le pain il le tendit à Judas Simon Iscariote.

« Et dès que Judas l’eut mangé, Satan entra en lui. »

Giovanni contempla le tableau.

Les visages des apôtres étaient empreints d’une vie si intense qu’il lui semblait entendre leurs voix, voir le fond de leurs âmes troublées par la chose la plus horrible et incompréhensible qui fût : la conception du mal par lequel le Dieu devait mourir. Giovanni fut particulièrement frappé par les attitudes de Judas, de Jean et de Pierre. La tête de Judas n’était pas encore peinte ; on ne voyait que le corps rejeté en arrière, serrant dans ses doigts convulsés la bourse où était l’argent ; d’un geste involontaire il avait renversé la salière, et le sel s’était répandu.

Pierre, en un accès de colère, s’était levé vivement : il tenait un couteau dans sa main droite, la gauche posée sur l’épaule de Jean, et demandait au disciple préféré de Jésus : « Qui est le traître ? » Et sa vieille tête argentée, éblouissante de fureur, rayonnait de cette jalousie passionnée qui le faisait s’écrier jadis, en devinant les souffrances inévitables et la mort du Maître : « Seigneur, pourquoi ne puis-je te suivre ? Je donnerais mon âme pour toi. » Plus près du Christ se tenait Jean ; ses cheveux bouclés, fins comme de la soie, ses mains humblement croisées, son visage ovale, tout respirait en lui la pureté et la tranquillité célestes. Seul parmi les disciples, il ne souffrait plus, ne s’effrayait plus, ne se fâchait plus. En lui s’était incarnée la parole du Maître : « Que tout soit un, comme toi, Père, en moi, et moi en toi. »

Giovanni regardait et songeait :

« Ainsi, voilà ce qu’est Léonard ! Et je doutais, j’ai presque cru la calomnie ! L’homme qui a créé cela serait un athée ? Mais qui donc serait plus rapproché du Christ, que lui ! »

Ayant achevé le visage de Jean par quelques légères touches de pinceau, le maître prit un morceau de fusain pour essayer l’esquisse de la tête de Jésus. Mais l’esquisse venait mal. Après avoir songé pendant dix ans à cette tête, il se sentait incapable d’en fixer les contours. Et maintenant, comme toujours, devant la place blanche du tableau où devait mais ne pouvait surgir la tête du Christ, l’artiste sentait son impuissance et son irrésolution.

Jetant le fusain, il effaça les traits avec une éponge humide et se plongea dans une de ces méditations qui duraient parfois des heures entières.

Giovanni monta sur l’échafaudage, s’approcha de Léonard et vit que son visage sombre, morne, presque vieilli, exprimait une obstinée concentration de pensée proche du désespoir. Mais celui-ci, en rencontrant le regard de son élève, lui demanda :

— Qu’en dis-tu, mon ami ?

— Maître, que puis-je dire ? C’est merveilleux, plus beau que tout ce qui existe en ce monde. Et personne n’a compris cela, hors vous. Mais je n’arrive pas à exprimer…

Des larmes tremblèrent dans sa voix. Et il ajouta plus bas, craintivement :

— Ce que je ne puis me figurer, c’est le visage de Judas au milieu de tous ceux-ci ?

Le maître fouilla dans la caisse, en sortit un dessin et le lui tendit.

C’était une figure terrible, mais non pas repoussante, l’expression n’en était même pas méchante – pleine seulement d’infinie tristesse et d’amertume.

Giovanni compara le dessin avec celui de la tête de Jean.

— Oui, murmura-t-il, c’est lui ! Celui duquel il est dit : « Satan entra en lui. » Il était peut-être plus savant que les autres ; mais il n’a pas pratiqué le précepte : « Que tous soient égaux. » Il voulait être seul…

Cesare da Sesto, accompagné d’un homme portant la livrée des chauffeurs de la cour, entra en ce moment dans le réfectoire.

— Enfin, nous vous trouvons ! s’écria Cesare. Nous vous avons cherché partout… De la part de la duchesse, maître, pour affaire urgente.

— S’il plaît à Votre Excellence de me suivre au palais, ajouta respectueusement le chauffeur.

— Qu’est-il arrivé ?

— Un malheur, messer Leonardo ! Les tuyaux ne fonctionnent pas dans la salle de bains, et ce matin, comme un fait exprès, à peine la duchesse se fut-elle plongée dans la baignoire pendant une absence de sa servante, que le robinet d’eau chaude s’est brisé. Heureusement, la duchesse a pu sortir à temps… Messer Ambrosio da Ferrari est fort mécontent et se plaint, assurant qu’il avait plus d’une fois averti Votre Excellence de leur mauvais fonctionnement.

— Des bêtises ! dit Léonard. Je suis occupé. Va trouver Zoroastro, il arrangera tout cela en une demi-heure.

— J’ai ordre de ne pas revenir sans vous, messer…

Indifférent, Léonard voulut se remettre au travail, mais ayant jeté un regard sur la place blanche de la tête de Jésus, il grimaça, ennuyé, fit de la main un geste dépité, comme s’il avait compris que cette fois encore il n’aboutirait à rien, ferma sa caisse à couleurs et descendit de l’échafaudage.

— Allons, tant pis ! Viens me chercher dans la grande cour du palais, Giovanni. Cesare te conduira. Je vous attendrai près du Colosse.

Ce Colosse était le mausolée du défunt duc Francesco Sforza.

Et, au grand ébahissement de Giovanni, sans seulement se retourner vers son œuvre, comme s’il eût été heureux du prétexte pour abandonner son travail, le maître suivit le chauffeur pour réparer les tuyaux de la salle de bains ducale.

— Hein ! tu ne peux t’en arracher ? dit Cesare à Beltraffio. C’est possible que cela soit surprenant, tant qu’on n’a pas compris…

— Que veux-tu dire ?

— Non, rien… Je ne veux pas te désabuser. Tu trouveras toi-même. En attendant, pâme-toi…

— Je te prie, Cesare, dis-moi tout ce que tu penses.

— Fort bien ; à la condition que tu ne te fâcheras pas et que tu ne maudiras pas la vérité. Pourtant, je sais à l’avance tout ce que tu diras – je ne discuterai pas. Certes – c’est une grande œuvre. Aucun maître n’a possédé ainsi la science anatomique, les lois de la perspective, de la lumière et des ombres. Parbleu ! tout est copié d’après nature ; la moindre ride sur les visages, le plus petit pli de la nappe. Mais la vie manque. Dieu est absent et le sera toujours. Tout est mort, à l’intérieur – l’âme n’y existe pas ! Regarde seulement, Giovanni, quelle régularité mathématique, quel triangle parfait : deux contemplatifs, deux actifs et le Christ pour point central. Vois à droite, le contemplatif de parfaite bonté, Jean ; le mal parfait – Judas ; leur différence, la justice – Pierre. Et à côté le triangle actif – André, Jacques le Mineur, Barthélemy. – À gauche du centre, de nouveau des contemplatifs – l’amour, Philippe ; la foi, Jacques le Majeur ; la raison, Thomas. Et encore le triangle actif ! La géométrie en guise d’inspiration, la mathématique remplaçant la beauté ! Tout est réfléchi, calculé, mâché par le raisonnement, examiné jusqu’au dégoût, pesé sur des balances, mesuré au compas. La raillerie sous les choses saintes !

— Oh ! Cesare ! reprocha Giovanni. Combien tu connais peu le maître ! Et pourquoi le détestes-tu ainsi ?

— Toi, tu le connais et tu l’aimes ? dit Cesare en se retournant, un sourire sarcastique sur les lèvres.

Dans son regard brilla une haine si inattendue que Giovanni involontairement baissa les yeux.

— Tu es injuste, Cesare, dit-il enfin. Le tableau n’est pas achevé : le Christ manque.

— Tu te figures que le Christ y sera ? Tu en es certain ? Nous verrons ! Mais souviens-toi de mes paroles : Messer Leonardo n’achèvera jamais la Sainte Cène, il ne peindra jamais ni le Christ ni Judas, parce que, vois-tu, mon ami, on peut atteindre à beaucoup de choses à l’aide de la mathématique, de la science et de l’expérience, mais non pas à tout. Ici il faut autre chose. Ici se trouve une limite qu’il ne pourra jamais franchir, malgré toute sa science !

Ils sortirent du monastère et se dirigèrent vers le palais Castello di Porta Giovia.

— En tout cas, tu as tort pour une chose, Cesare, dit Beltraffio. Judas existera… il existe…

— Allons donc ? Où ?

— Je l’ai vu moi-même.

— Quand ?

— À l’instant. Le maître m’a montré le dessin…

— À toi ?… Ah !

Cesare regarda son compagnon et lentement, comme en un effort :

— Et… c’est bien ? dit-il.

Giovanni inclina approbativement la tête. Cesare ne répliqua rien, et durant tout le chemin il ne parla plus, plongé en une profonde méditation.

VIII

Ils arrivèrent aux portes du palais et traversant le Battifronte (le pont-levis) entrèrent dans la tourelle du sud, Torre di Filarete, entourée de tous côtés par les fossés pleins d’eau. Il y faisait sombre, étouffant ; cela sentait la caserne, le pain, le fumier et la soupe d’avoine. L’écho sous les hautes voûtes répétait un langage cosmopolite, les rires et les jurons des mercenaires. Cesare avait le mot de passe. Mais Giovanni, inconnu, fut sérieusement examiné et dut inscrire son nom sur le livre du corps de garde.

Après un second pont, où on les examina à nouveau, ils atteignirent la place intérieure du palais, déserte, la Piazza d’Arme.

Devant eux se dressait la noire silhouette de la tour crénelée dite de Bona de Savoie, bâtie au-dessus du Fossato Morto. À droite se trouvait l’entrée de la cour d’honneur, Corte Ducale ; à gauche l’imprenable citadelle de la Rocchetta, véritable nid d’aigle. Au milieu de la cour s’élevait un échafaudage de bois, entouré de petits appentis et d’auvents cloués à la hâte, mais déjà assombris par le temps et de place en place couverts de lichen jaune. Au-dessus se dressait une statue équestre, le Colosse, haut de douze coudées, œuvre de Léonard de Vinci.

Le coursier gigantesque en argile vert foncé se détachait sur le ciel. Cabré, il foulait un guerrier sous ses sabots.

Le vainqueur étendait le sceptre ducal. C’était le grand condottiere Francesco Sforza, l’aventurier qui vendait son sang pour de l’argent, moitié soldat, moitié brigand. Fils d’un pauvre paysan de la Romagne, il était issu du peuple, fort comme un lion, rusé comme un renard, et grâce à ses crimes, à ses exploits, à sa sagesse, il était mort sur le trône des ducs de Milan.

Un pâle rayon de soleil tomba sur le Colosse.

Giovanni lut dans les doubles plis du menton, dans les yeux terribles, pleins de voracité vigilante, le calme indifférent du fauve repu. Au pied du mausolée il vit, gravées de la main même de Léonard, ces deux strophes :

Expectant animi molemque futuram
Suscipiunt ; fluat aes ; vox erit : Ecce deus !

Les deux derniers mots le frappèrent : Ecce deus ! Voici le dieu !

— Le dieu, répéta Giovanni en regardant successivement et le Colosse, et la victime transpercée par la lance du triomphateur, de Sforza l’oppresseur.

Et il se souvint du silencieux réfectoire de Santa Maria delle Grazie, des cimes bleutées de Sion, du charme céleste de Jean et du calme de la dernière soirée de l’autre Dieu duquel il est dit : Ecce homo ! Voici l’homme !

Léonard s’approcha de lui.

— J’ai terminé mon travail. Allons. Sans cela on m’appellerait encore au palais ; les tuyaux des cuisines sont abîmés et fument. Il faut partir inaperçus.

Giovanni, les yeux baissés, se taisait. Son visage était pâle.

— Pardonnez-moi, maître ! Je songe et ne comprends pas comment vous avez pu créer ce Colosse et la Sainte Cène en même temps ?

Léonard le regarda avec une indulgente surprise.

— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

— Ô messer Leonardo, ne le voyez-vous pas vous-même ? Ce n’est pas possible… ensemble…

— Au contraire, Giovanni. Je crois que l’un m’aide à exécuter l’autre. Mes meilleures idées pour la Sainte Cène me viennent précisément au moment où je travaille à ce Colosse, et quand je suis au monastère, j’aime rêver à ce mausolée. Ce sont deux jumeaux. Je les ai commencés ensemble. Je les terminerai de même.

— Ensemble ! Cet homme et le Christ ! Non, maître, c’est impossible ! s’écria Beltraffio, ne sachant comment exprimer sa pensée, et sentant son cœur s’indigner de cette insupportable contradiction : c’est impossible !… impossible !

— Pourquoi ? demanda le maître en souriant.

Giovanni voulut dire quelque chose, mais rencontrant le regard calme et étonné de Léonard, il songea qu’il était inutile d’achever sa pensée parce que le maître ne comprendrait pas.

« Quand je regardais la Sainte Cène, pensait Beltraffio, il me semblait que je l’avais deviné. Et voilà que de nouveau je l’ignore. Qui est-il ? Auquel des deux a-t-il dit dans le fond de son cœur : “Voici le dieu !” Cesare a peut-être raison et il n’y a pas de Dieu dans le cœur de Léonard ?
IX

La nuit, tandis que tout le monde dormait, Giovanni, en proie à l’insomnie, sortit dans la cour et s’assit sur un banc, sous l’auvent couvert de vigne.

La cour était quadrangulaire avec un puits au centre. Derrière Giovanni s’élevait le mur de la maison ; en face, les écuries ; à gauche, une grille donnant sur la grande route qui conduisait à Porta Vercellina ; à droite, la clôture toujours fermée à clef d’un petit jardin dans le fond duquel s’érigeait un pavillon solitaire où personne n’entrait, sauf Astro, et où le maître travaillait souvent.

La nuit était calme, chaude et humide. La lune éclairait vaguement l’épais brouillard.

Quelqu’un frappa à la grille qui s’ouvrait sur la route. Le volet d’une des fenêtres basses s’ouvrit, un homme se pencha et demanda :

— Monna Cassandra ?

— C’est moi. Ouvre.

Astro sortit de la maison et ouvrit.

Une femme vêtue d’une robe blanche qui prenait, sous les rayons de la lune, la teinte verdâtre du brouillard, pénétra dans la cour.

Tout d’abord, ils causèrent près de la grille. Puis ils passèrent devant Giovanni, caché par l’ombre de la vigne, sans le remarquer.

La jeune fille s’assit sur le rebord du puits.

Son visage était étrange, indifférent, impassible comme celui des statues antiques : un front bas, des sourcils droits ; un tout petit menton et des yeux jaunes, transparents comme l’ambre. Mais ce qui frappa le plus Giovanni, ce furent ses cheveux ; duveteux, légers, ils ressemblaient aux serpents de Méduse, entourant la tête d’une auréole noire qui faisait paraître le teint plus pâle, les lèvres plus rouges, les yeux jaunes plus transparents.

— Alors, Astro, tu as aussi entendu parler du frère Angelo ? demanda la jeune fille.

— Oui, monna Cassandra. On dit qu’il est envoyé par le pape pour déraciner les hérésies et les magies noires… Quand on entend ce que disent les Pères inquisiteurs, on en ressent la chair de poule. Que Dieu nous épargne de tomber entre leurs pattes ! Soyez prudente. Prévenez votre tante…

— Mais elle n’est pas ma tante !

— N’importe ! Cette monna Sidonia chez laquelle vous vivez.

— Et tu crois, forgeron, que nous sommes des sorcières ?

— Je n’ai pas d’opinion ! Messer Leonardo m’a clairement prouvé qu’il n’existait pas de sorcellerie et qu’elle ne pouvait pas exister, d’après les lois de la nature. Messer Leonardo sait tout et ne croit à rien.

— À rien ? répéta monna Cassandra. Ni au diable ni à Dieu ?

— Ne riez pas ! C’est un homme juste.

— Je ne ris pas… Et votre machine à voler ? Sera-t-elle bientôt prête ?

Le forgeron agita les bras.

— Si elle est prête ? Ah ! oui ! tout est à recommencer.

— Ah ! Astro, Astro ! Pourquoi crois-tu à ces folies ! Ne comprends-tu pas que toutes ces machines ne sont créées que pour détourner l’attention ? Messer Leonardo, je suppose, vole depuis longtemps…

— Comment ?

— Mais… comme moi.

Il la regarda songeur.

— Vous rêvez peut-être, monna Cassandra ?

— Et comment les autres me voient-ils alors ? Ne te l’a-t-on pas dit ?

Le forgeron, perplexe, se gratta la nuque.

— J’oubliais, reprit-elle ironique, vous êtes ici des savants qui ne croyez pas aux miracles, mais à la mécanique !

Astro, joignant les mains, suppliant, s’écria :

— Monna Cassandra ! Je suis un homme tout dévoué. Le frère Angelo pourrait se mêler de nos affaires. Expliquez-moi, je vous en prie, dites-moi tout exactement…

— Quoi ?

— Ce que vous faites pour voler ?

— Ah ! mais !… non, je ne te le dirai pas. À savoir trop de choses, on vieillit vite.

Elle se tut. Puis, plongeant son regard dans celui d’Astro, elle ajouta :

— T’expliquer ne suffirait pas. Il faut encore agir.

— Que faut-il faire ? demanda Astro, pâlissant.

— Il faut connaître les mots et posséder l’herbe pour s’oindre le corps.

— Vous l’avez ?

— Oui.

— Et vous savez le mot ?

La jeune fille acquiesça de la tête.

— Et vous me le direz ?

— Essaie. Tu verras, c’est plus sûr que ta mécanique !

L’unique œil du forgeron brilla d’un désir fou.

— Monna Cassandra, donnez-moi l’herbe !

Elle eut un rire étrange.

— Quel drôle d’homme tu es, Astro ! Tout à l’heure tu disais que la magie n’existait pas et maintenant tu y crois.

Astro se renfrogna.

— Je veux essayer. Cela m’est égal, que ce soit par la magie ou par la mécanique. Je veux voler ! Je ne puis attendre plus longtemps…

La jeune fille posa sa main sur l’épaule d’Astro.

— J’ai pitié de toi. En effet, tu deviendrais fou si tu n’arrivais pas à voler. Allons, je te donnerai l’herbe et te dirai le mot. Seulement, toi aussi, tu feras ce que je te demanderai.

— Tout ce que vous voudrez, monna Cassandra. Parlez !

La jeune fille désigna le pavillon solitaire :

— Laisse-moi entrer là-dedans.

Astro secoua sa tête chevelue.

— Non, non… Tout ce que vous voudrez, mais pas cela !

— Pourquoi ?

— J’ai juré au maître de ne laisser pénétrer personne.

— Et tu y vas ?

— Moi, oui.

— Qu’y a-t-il là-bas ?

— Mais aucun mystère. Vraiment, monna Cassandra, rien de curieux. Des machines, des appareils, des livres, des manuscrits, des fleurs et des animaux rares, des insectes que lui apportent des explorateurs. Et un arbre… empoisonné.

— Comment, empoisonné ?

— Oui ; pour des expériences. Il l’a empoisonné pour connaître l’effet du poison sur les plantes.

— Je t’en supplie, Astro, raconte-moi tout ce que tu sais sur cet arbre.

— Il n’y a rien à raconter. Au début du printemps, au moment de la sève, il l’a vrillé jusqu’au cœur et avec une longue aiguille il y a injecté un liquide.

— Drôles d’expériences ! Qu’est-ce que cet arbre ?

— Un pêcher.

— Et alors ? Les fruits sont empoisonnés ?

— Ils le seront quand ils seront mûrs.

— Et l’on s’aperçoit qu’ils sont vénéneux ?

— Non. Voilà pourquoi il ne laisse entrer personne là-bas. On peut être tenté par la beauté des fruits, en manger et mourir.

— Tu as la clef ?

— Oui.

— Donne-la-moi, Astro !

— Monna Cassandra ! Y pensez-vous ! J’ai juré…

— Donne la clef ! répéta Cassandra. Je te ferai voler cette nuit même. Voilà l’herbe.

Elle lui tendit une petite fiole pleine d’un liquide sombre et, approchant son visage de celui d’Astro, elle murmura :

— Que crains-tu, bête ? Ne dis-tu pas toi-même qu’il n’y a là aucun mystère. Nous ne ferons qu’entrer et sortir… Allons, donne la clef !

— Non, dit-il, je ne vous laisserai pas entrer. Je ne veux pas de votre herbe. Partez !

— Poltron ! dit la jeune fille méprisante. Tu pourrais tout savoir et tu n’oses pas. Je vois bien maintenant que ton maître est un sorcier et qu’il te berne comme un enfant.

Astro se taisait.

La jeune fille s’approcha de nouveau de lui :

— Astro, je ne te demande rien… Je n’entrerai pas… Ouvre seulement la porte afin que je jette un coup d’œil…

— Vous n’entrerez pas ?

— Non ; ouvre et montre.

Giovanni se soulevant vit, dans le fond du petit jardin, un pêcher ordinaire. Mais dans le brouillard, sous la lumière trouble de la lune, il lui sembla sinistre et fabuleux.

Arrêtée sur le seuil du jardin, la jeune fille regardait avec des yeux curieux, puis fit un pas pour entrer. Le forgeron la retint. Elle se débattait, glissait entre ses mains comme un serpent. Il la repoussa rudement, faillit la faire tomber, mais immédiatement elle se redressa et fixa un perçant regard sur le forgeron. Son visage pâle, lugubre, était mauvais et terrifiant. En cet instant, elle ressemblait réellement à une sorcière.

Le forgeron ferma la porte du jardin et, sans prendre congé de monna Cassandra, rentra dans la maison.

Elle le suivit des yeux. Puis, vivement, glissa devant Giovanni et sortit par la grille sur la route de Porta Vercellina.

Un grand silence régna. Le brouillard s’épaissit.

Giovanni ferma les yeux. Devant lui se dressait comme une vision l’arbre maléfique et il se souvint des paroles de la Bible :

« Dieu dit à l’homme : "Goûte à tous les arbres du jardin, mais ne touche pas à l’arbre de la Science du Bien et du Mal, car le jour où tu y auras goûté, tu seras mortel". »

« Et le serpent dit à la femme : "Non, vous ne mourrez pas ; mais Dieu sait que du jour où vous aurez goûté aux fruits, vos yeux se dessilleront et vous serez vous-mêmes dieux, connaissant le Bien et le Mal." »
Genèse, III, 4-5

« Faciendo un bucho con un succhiello dentro un albusciello, a chacciandovi arsenicho e risalghallo e sollimato stemperati con acqua arzente, a forza di fare e sua frutti velenosi. »
« Après avoir atteint le cœur d’un jeune arbre avec une vrille, injecte dedans de l’arsenic, un réactif et du sublimé corrosif, délayés dans de l’alcool, afin d’empoisonner les fruits. »
LÉONARD DE VINCI

I

LA duchesse Béatrice avait coutume, chaque vendredi, de se laver et de dorer ses cheveux, puis de les sécher au soleil, sur la terrasse entourée d’une balustrade qui surmontait le palais. La duchesse était ainsi assise sur la terrasse de la villa Sforzecci, située hors la ville, sur la rive droite du Ticcino, près de la forteresse Vigevano, au milieu des prairies toujours vertes de la province de Lomellina.

Et tandis que les bouviers fuyaient avec leurs bêtes la chaleur torride du soleil, la duchesse endurait patiemment son ardeur.

Une ample tunique de soie blanche, sans manches, le sciavonetto, la recouvrait. Elle avait sur sa tête un chapeau de paille dont les larges bords préservaient son visage du hâle et dont le fond découpé laissait échapper les cheveux qu’une esclave circassienne, à teint olivâtre, humectait à l’aide d’une éponge piquée au bout d’un fuseau, et démêlait avec un peigne en ivoire.

Le liquide préparé pour la dorure des cheveux se composait de jus de maïs, de racine de noyer, de safran, de bile de bœuf, de fiente d’hirondelles, d’ambre gris, de griffes d’ours brûlées et d’huile de tortue.

À côté, sous la surveillance directe de la duchesse, sur un trépied dont le soleil pâlissait la flamme, de l’eau rose de muscade, mélangée à la précieuse viverre, à la gomme d’adragante et à la livèche, bouillait dans une cornue.

Les deux servantes ruisselaient de sueur. La chienne favorite de la duchesse ne savait où se mettre pour éviter les rayons brûlants du soleil ; elle respirait difficilement, la langue pendante, et ne grognait même pas en réponse aux agaceries de la guenon, aussi heureuse de la chaleur que le négrillon qui tenait le miroir à monture de nacre et rehaussé de perles fines.

En dépit du grand désir qu’avait Béatrice de donner à son visage un air sévère, à ses mouvements l’autorité qui convenait à son rang, il était difficile de croire qu’elle avait dix-neuf ans, deux enfants et qu’elle était mariée depuis trois ans.

Dans l’enfantine bouffissure de ses joues, dans le pli du cou, sous le menton trop rond, dans ses lèvres fortes, presque toujours pincées capricieusement, ses épaules étroites, sa poitrine plate, dans ses gestes brusques, impétueux, gamins, on voyait plutôt l’écolière, gâtée, fantasque, égoïste, folâtre et sans frein.

Et cependant, dans le regard de ses yeux bruns, ferme et pur comme la glace, luisait un esprit prudent.

Le plus perspicace homme d’État de ce temps, l’ambassadeur de Venise, Marino Sanuto, dans ses lettres secrètes, assurait à son seigneur que cette fillette, en politique, était un véritable silex et beaucoup plus arrêtée dans ses décisions que Ludovic, son époux, qui, fort raisonnablement, obéissait en toute chose à sa femme.

La petite chienne aboya méchamment.

Dans l’escalier tournant qui réunissait la terrasse aux salles de toilette, parut, geignant et soupirant, une vieille femme en habits de veuve. D’une main elle égrenait un chapelet, de l’autre elle s’appuyait sur une béquille. Les rides de son visage auraient pu sembler respectables sans le sourire mielleux et les yeux mobiles comme ceux d’une souris.

— Oh ! oh ! oh ! la vieillesse n’est pas un bonheur ! Que de peine j’ai eue pour monter !… Que le Seigneur donne la santé à Votre Seigneurie ! dit la vieille, en baisant servilement le bas du sciavonetto.

— Ah ! monna Sidonia ! Eh bien !… Est-ce prêt ?

La vieille retira de sa poche un flacon soigneusement enveloppé et cacheté, contenant un liquide trouble fait de lait d’ânesse et de chèvre rousse, dans lequel infusaient de la badiane sauvage, des griffes d’asperge et des oignons de lys blanc.

— Il aurait fallu le garder encore deux jours dans du fumier chaud. Mais je crois tout de même que la liqueur est à point. Seulement, avant de vous en servir, ordonnez qu’on le passe dans un filtre en feutre. Trempez un morceau de mie de pain et frottez votre figure, le temps de réciter trois fois le Symbole de la Foi. Au bout de cinq semaines, vous n’aurez plus le teint basané, plus le moindre bouton.

— Écoute, vieille, dit Béatrice, s’il y a encore dans cette mixture une de ces saletés qu’emploient les sorcières dans la magie noire, soit de la graisse de serpent, soit du sang de huppe ou de la poudre de grenouilles séchées dans une poêle, comme dans la pommade que tu m’as donnée contre les verrues, dis-le-moi de suite.

— Non, non, Votre Seigneurie ! Ne croyez pas ce que vous racontent les méchantes gens. Parfois on ne peut éviter certaines saletés : tenez, par exemple, la très respectable madonna Angelica, tout l’été dernier, s’est lavé la tête avec de l’urine de porc pour arrêter la calvitie, et elle a encore remercié Dieu du bienfait de ce traitement.

Puis, se penchant à l’oreille de la duchesse, elle commença à lui narrer la dernière nouvelle de la ville, comme quoi la jeune femme du principal consul de la gabelle, la ravissante madonna Filiberta, trompait son mari et s’amusait avec un chevalier espagnol de passage.

— Ah ! vieille entremetteuse ! dit en riant Béatrice, visiblement intéressée par le récit. C’est toi qui as enjôlé la malheureuse…

— Permettez, Votre Seigneurie, elle n’est pas malheureuse ! Elle chante comme un oiselet, se réjouit et me remercie chaque jour. En vérité, me dit-elle, ce n’est que maintenant que j’ai constaté la différence qu’il y a entre les baisers d’un mari et ceux d’un amant.

— Et le péché ? Sa conscience ne la tourmente pas ?

— Sa conscience ? Voyez-vous, Votre Seigneurie, bien que les moines et les prêtres affirment le contraire, je pense que le péché d’amour est le plus naturel des péchés. Quelques gouttes d’eau bénite suffisent pour vous en laver. De plus, en trompant son mari elle lui rend en gâteau ce qu’il lui donne en pain, et de la sorte, si elle n’efface pas complètement, du moins elle atténue son péché devant Dieu.

— Le mari la trompe donc aussi ?

— Je ne puis l’affirmer. Mais ils sont tous semblables, car je suppose qu’il n’y a pas au monde un mari qui n’aimerait n’avoir qu’un bras, plutôt qu’une seule femme.

La duchesse se prit à rire.

— Ah ! monna Sidonia, je ne puis me fâcher contre toi. Où prends-tu tout cela ?

— Croyez la vieillesse ; tout ce que j’avance n’est que la vérité. Je sais aussi dans les affaires de conscience distinguer la paille de la poutre. Chaque légume croît en son temps.

— Tu raisonnes comme un docteur en théologie !

— Je suis une femme ignorante. Mais je parle avec mon cœur. La jeunesse en fleur ne se donne qu’une fois, car à quoi sommes-nous utiles, pauvres femmes, quand nous sommes vieilles ? Tout juste bonnes à surveiller la cendre des cheminées. Et on nous envoie à la cuisine ronronner avec les chats, compter les pots et les lèchefrites. Tel est le dicton : « Que les jeunesses se régalent et que les vieilles s’étranglent. » La beauté sans amour est une messe sans Pater, et les caresses du mari sont tristes comme jeux de nonnes.

La duchesse rit de nouveau.

— Comment ?… comment ?… Répète.

La vieille la regarda attentivement, et ayant probablement calculé qu’elle l’avait assez divertie par ses sottises, s’inclina vers la duchesse et lui murmura quelques mots à l’oreille.

Béatrice cessa de rire, une ombre s’étendit sur ses traits. Elle fit un signe. Les esclaves s’éloignèrent. Seul, le petit nègre resta : il ne comprenait pas l’italien. Le ciel, très pâle, semblait mort de chaleur.

— Ce ne peut être qu’une absurdité, dit enfin la duchesse. On raconte tant de choses…

— Non, signora. J’ai vu et entendu moi-même. D’autres aussi peuvent l’attester.

— Il y avait beaucoup de monde ?

— Dix mille personnes ; toute la place devant le palais de Pavie était noire de monde, grouillante…

— Qu’as-tu entendu ?

— Lorsque madonna Isabella est sortie sur le balcon en tenant le petit Francesco, tout le monde a agité les bras et les chaperons, beaucoup pleuraient. On criait : « Vive Isabella d’Aragon ! Vive Jean Galéas, roi légitime de Milan, héritier de Francesco ! Mort aux usurpateurs du trône ! »

Le front de Béatrice se rembrunit.

— Tu as entendu ces mots ?

— Et encore d’autres, pires…

— Lesquels ? Dis, ne crains rien.

— On criait… ma langue se refuse à articuler, signora… On criait… : « Mort aux voleurs ! »

Béatrice frissonna, mais se dominant aussitôt, elle dit doucement :

— Qu’as-tu entendu encore ?

— Je ne sais vraiment comment le redire…

— Allons, vite ! Je veux tout savoir.

— Croiriez-vous, signora, que dans la foule on disait que le sérénissime duc Ludovic le More, le tuteur, le bienfaiteur de Jean Galéas, avait enfermé son neveu dans le fort de Pavie sous la garde d’espions et… de meurtriers. Puis ils se sont mis à crier, demandant que le duc sortît, mais madonna Isabella a répondu qu’il était souffrant, couché…

Monna Sidonia, de nouveau, se mit à chuchoter à l’oreille de la duchesse. Tout d’abord, Béatrice écouta attentivement, puis se retournant en colère elle cria :

— Tu es folle, vieille sorcière ! Comment oses-tu ! Je vais donner tout de suite l’ordre de te précipiter du haut de cette terrasse, de façon que les corbeaux ne puissent même ramasser tes os !

La menace n’effraya pas monna Sidonia. Béatrice se calma vite.

— Du reste, murmura-t-elle en jetant un regard fuyant à la vieille, du reste, je ne crois pas à cela.

L’autre haussa les épaules :

— À votre guise !… mais ne pas croire est impossible. Voici comment cela se pratique, continua-t-elle insinuante : on pétrit une statuette en cire, on met à droite le cœur d’une hirondelle, à gauche, le foie ; on traverse les deux organes avec une longue épingle en prononçant les paroles d’exorcisme, et celui que représente la statuette meurt de mort lente. Aucun savant docteur ne peut remédier à cela.

— Tais-toi ! interrompit la duchesse. Ne me parle jamais de cela !…

La vieille baisa le bas de la robe.

— Ma merveille ! Mon soleil ! Je vous aime trop. Voilà mon péché ! Je prie pour vous en pleurant, chaque fois que l’on chante le Magnificat aux vêpres de saint Francisque. Les gens disent que je suis une sorcière, mais si je vendais mon âme au diable, Dieu est témoin que ce ne serait que pour plaire à Votre Seigneurie !

Et elle ajouta pensive :

— C’est possible aussi… sans magie…

La duchesse l’interrogea du regard.

— En venant ici, je traversais le jardin ducal, continua monna Sidonia indifférente. Le jardinier cueillait de superbes pêches mûres, probablement un cadeau pour messer Jean Galéas…

Elle se tut une seconde et ajouta :

— Il paraît que dans le jardin du maître florentin Léonard de Vinci, il y a aussi des pêches merveilleuses ; seulement elles sont empoisonnées…

— Comment, empoisonnées ?

— Oui, oui. Monna Cassandra, ma nièce, les a vues…

La duchesse ne répondit pas. Son regard resta impénétrable. Ses cheveux étant secs, elle se leva, rejeta son sciavonetto et descendit dans ses salles d’atours. Dans la première, pareille à une superbe sacristie, étaient pendus quatre-vingt-quatre costumes. Les uns, par suite de la profusion d’or et de pierreries, étaient tellement raides qu’ils pouvaient, sans soutien, se tenir debout. D’autres étaient transparents et légers comme des toiles d’araignée. La seconde salle contenait les habits de chasse et les harnais. La troisième, consacrée aux parfums, aux lotions, aux onguents, aux poudres dentifrices à base de corail blanc et de poudre de perles, contenait une incalculable collection de flacons, de boîtes, de masques, tout un laboratoire d’alchimie féminine. De grands coffres peints ou damasquinés ornaient cette pièce. Quand la servante ouvrit l’un d’eux pour en sortir une chemise fine, il s’en épandit une odeur délicate de toile, imprégnée de la senteur des bouquets de lavande et des sachets d’iris d’Orient et de roses de Damas, séchés à l’ombre.

Tout en s’habillant, Béatrice discutait avec sa couturière la forme d’une nouvelle robe dont le patron venait de lui être expédié par exprès par sa sœur, la marquise de Mantoue, Isabelle d’Este, coquette par excellence. Les deux sœurs se faisaient concurrence dans leurs toilettes. Béatrice enviait le goût délicat d’Isabelle et l’imitait. Un des ambassadeurs de la cour de Milan la renseignait discrètement sur toutes les nouveautés de la garde-robe de Mantoue.

Béatrice revêtit un costume à broderies qu’elle affectionnait parce qu’il dissimulait sa petite taille : l’étoffe en était de bandes de velours vert alternées avec des bandes de brocart. Les manches, serrées par des rubans de soie grise, étaient collantes avec des crevés à la française, à travers lesquels se voyait la blancheur éblouissante de la chemise. Ses cheveux furent emprisonnés dans une résille d’or, légère comme une fumée, et tressés en natte ; une ferronnière ornée d’un scorpion en rubis barrait son front.
II

Elle avait pris l’habitude de s’habiller si lentement que, selon l’expression du duc, on pouvait, pendant ce temps, effectuer tout le chargement d’un navire marchand à destination des Indes.

Enfin, entendant dans le lointain le son du cor et les aboiements des chiens, elle se souvint d’avoir commandé une chasse et se hâta. Puis, lorsqu’elle fut prête, elle entra dans les logements des nains, surnommés par dérision le logis des géants et installés à l’instar des chambres en miniature du palais d’Isabelle d’Este.

Les chaises, les lits, les escaliers à larges marches, une chapelle même, avec un autel microscopique – où la messe était dite par le savant nain Janakki, vêtu d’habits archiépiscopaux exécutés exprès pour lui, et coiffé de la mitre : tout était calculé pour la taille de ces pygmées.

Dans ce logis des géants régnaient toujours le bruit, les rires, les pleurs, des cris divers proférés par des voix terribles, telles qu’on en entend dans une ménagerie ou une maison d’aliénés. Car ici grouillaient, naissaient, vivaient et mouraient, dans une étouffante promiscuité, des singes, des perroquets, des bossus, des négrillons, des idiots, des bouffons et autres êtres de divertissement, parmi lesquels la duchesse passait souvent des journées entières, s’amusant comme une enfant.

Mais cette fois, pressée, elle n’entra qu’une minute prendre des nouvelles du petit négrillon Nannino, nouvellement expédié de Venise. Le teint de Nannino était si noir que, selon l’expression de son premier propriétaire, « on ne pouvait désirer mieux ». La duchesse jouait avec lui comme avec une poupée vivante. Le négrillon tomba malade et l’on s’aperçut que sa noirceur tant vantée était due surtout à une sorte de laque qui, peu à peu, commença à peler, au grand désespoir de Béatrice.

La nuit précédente, Nannino s’était senti très mal, on craignait qu’il ne mourût, et, à cette nouvelle, la duchesse en fut toute marrie, vu qu’elle l’aimait, même blanc, en souvenir de sa belle couleur noire. Elle ordonna de baptiser au plus vite le pseudo-négrillon, afin qu’au moins il rendît l’âme en état de grâce.

En descendant l’escalier, elle rencontra sa folle favorite, Morgantina, encore jeune, jolie et si amusante, au dire de Béatrice, qu’elle eût fait rire un mort.

Morgantina aimait à voler. Son larcin commis, elle cachait l’objet sous une feuille détachée du parquet et se promenait radieuse. Et lorsqu’on lui demandait aimablement : « Sois gentille, dis où tu l’as caché ? » elle prenait les gens par la main et les conduisait à sa cachette. Et si l’on criait : « Passez la rivière au gué ! » vite, sans aucune honte, elle levait sa jupe jusque sous ses bras.

Elle avait des périodes de spleen. Alors, des jours entiers elle pleurait un enfant imaginaire et ennuyait à tel point tout le monde qu’on l’enfermait dans le grenier. Et maintenant, blottie dans un coin de l’escalier, les genoux emprisonnés dans ses bras, se balançant en mesure, Morgantina pleurait et sanglotait.

Béatrice s’approcha d’elle et caressa sa tête.

— Tais-toi, sois sage…

La folle, levant sur elle ses yeux bleus, hurla :

— Ho ! ho ! ho ! on m’a enlevé mon trésor ! Et pourquoi, Seigneur ? Il ne faisait de mal à personne. Il me consolait…

La duchesse sortit dans la cour où l’attendaient les chasseurs.

III

Entourée de piqueurs, de fauconniers, de veneurs, de palefreniers, de dames de cour et de pages, elle se tenait droite et fière sur son étalon bai, non pas comme une femme, mais comme un écuyer émérite. « La reine des amazones ! » songea orgueilleusement le duc Ludovic le More, sorti sur le perron pour admirer le départ de sa femme.

Un fauconnier en livrée brodée d’or et d’armoiries suivait à cheval la duchesse. Un faucon blanc de Chypre, constellé d’émeraudes, coiffé d’un bonnet d’or, se dressait sur sa main gauche. Des grelots disparates sonnaient aux pattes de l’oiseau, et permettaient de le retrouver s’il se perdait dans les brouillards ou dans les herbes marécageuses.

La duchesse était gaie. Elle avait envie de folâtrer, de rire et de galoper. Ayant adressé un sourire à son mari, qui n’eut que le temps de lui crier : « Prends garde, le cheval est vif ! » elle fit signe à ses compagnons et lança sa bête au galop, d’abord sur la route, puis dans les prés, sautant les fossés, les buttes, les haies. Béatrice allait toujours de l’avant, avec son énorme dogue favori, et à ses côtés, sur une noire jument d’Espagne, la plus gaie, la moins peureuse de ses demoiselles d’honneur, Lucrezia Crivelli.

Le duc, en secret, n’était pas indifférent pour cette Lucrezia. Maintenant, l’admirant ainsi que Béatrice, il ne pouvait décider laquelle des deux lui plaisait davantage. Pourtant ses craintes étaient pour sa femme. Quand les chevaux sautaient les fossés, il fermait les yeux pour ne pas voir et s’arrêtait de respirer.

Le More grondait sa femme pour ses extravagances, mais ne pouvait se fâcher. Il manquait d’audace, aussi était-il fier de la bravoure de Béatrice.

Les chasseurs disparurent derrière le rideau de roseaux qui bordait le Ticcino où gîtaient les canards sauvages, les bécasses et les hérons.

Le duc revint dans sa petite salle de travail (studiolo). Là l’attendait son premier secrétaire, directeur des ambassades étrangères, messer Bartolomeo Calco.

IV

Assis dans son haut fauteuil, Ludovic le More caressait doucement de sa main blanche et soignée ses joues et son menton soigneusement rasés.

Son beau visage avait ce cachet particulier de sincérité que possèdent seuls les plus astucieux politiques. Son grand nez aquilin, ses lèvres fines et tortueuses rappelaient son père, le grand condottiere Francesco Sforza. Mais si Francesco, selon l’expression des poètes, était en même temps lion et renard, son fils n’avait hérité de lui que la ruse du renard sans la vaillance du lion.

Le More portait un habit très simple en soie bleu pâle avec ramages ton sur ton ; la coiffure à la mode pazzera couvrait ses oreilles et son front presque jusqu’aux sourcils, semblable à une épaisse perruque. Une chaîne d’or pendait sur sa poitrine. Dans ses manières, vis-à-vis de tous, perçait une politesse raffinée.

— Avez-vous quelques renseignements exacts, messer Bartolomeo, sur le passage des troupes françaises à Lyon ?

— Aucun, Votre Seigneurie. Chaque jour on dit : « Ce sera demain » ; et chaque jour on remet le départ. Le roi est préoccupé par des divertissements moins que guerriers.

— Comment se nomme la favorite ?

— Il en a beaucoup. Les goûts de Sa Majesté sont changeants et fantasques.

— Écrivez au comte Belgiojoso, dit le duc, que j’envoie trente… non, c’est peu… quarante… cinquante mille ducats pour de nouveaux présents. Qu’il n’épargne rien. Nous sortirons le roi de Lyon avec des chaînes d’or. Et sais-tu, Bartolomeo – ceci, tout à fait entre nous – il ne serait pas mauvais d’envoyer à Sa Majesté les portraits de quelques-unes de nos beautés. À propos, la lettre est-elle prête ?

— Oui, Seigneur.

— Montre.

Le More frottait avec satisfaction ses mains blanches. Chaque fois qu’il considérait l’énorme toile d’araignée de sa politique, il éprouvait une douce émotion à ce jeu dangereux et compliqué. Dans sa conscience, il ne s’estimait pas coupable d’appeler des étrangers les barbares du Nord, en Italie, puisqu’il y était contraint par ses ennemis, parmi lesquels le plus farouche était Isabelle d’Aragon, l’épouse de Jean Galéas, qui accusait universellement Ludovic le More d’avoir volé le trône à son neveu. Ce ne fut que sur la menace du père d’Isabelle, Alphonso, roi de Naples, qui voulait venger sa fille et son gendre en déclarant la guerre au More, que celui-ci, abandonné de tous, sollicita l’aide du roi français Charles VIII.

« Impénétrables sont tes projets, Seigneur ! songeait le duc, pendant que son secrétaire cherchait, dans une liasse de papiers, le brouillon de la lettre. Le salut de mon royaume, de l’Italie, de toute l’Europe, peut-être, est entre les mains de ce piteux et luxurieux enfant, faible d’esprit, que l’on nomme le roi très chrétien de France ; devant lequel, nous, les héritiers des grands Sforza, devons nous incliner, ramper presque ! Mais ainsi le veut la politique : il faut hurler avec les loups ! »

Il lut la lettre. Elle lui parut éloquente surtout avec l’appoint, d’une part, des cinquante mille ducats que le comte Belgiojoso verserait dans la poche de Sa Majesté et, d’autre part, avec l’appoint des portraits des beautés italiennes. « Que le Seigneur bénisse ton armée, Roi Très Chrétien – disait le message. Les portes sont ouvertes devant toi. Ne tarde pas, et entre en triomphateur, tel un nouvel Annibal ! Les peuples d’Italie aspirent à ton joug, élu de Dieu, et t’attendent comme jadis les Patriarches espéraient la Résurrection. Avec l’aide de Dieu et celle de ton artillerie renommée, tu conquerras non seulement Naples et la Sicile, mais encore la terre du Grand Turc ; tu convertiras les musulmans au christianisme, tu atteindras la Terre sainte, tu délivreras Jérusalem et le tombeau du Seigneur, en emplissant le monde de ton nom glorieux. »

Un vieillard bossu et chauve entrebâilla la porte du studiolo. Le duc lui sourit affablement, lui faisant signe d’attendre. La porte se referma sans bruit et la tête disparut.

Le secrétaire commença un autre rapport sur les affaires d’État, mais le More l’écoutait distraitement. Messer Bartolomeo, comprenant que le duc était occupé d’idées étrangères à leur entretien, termina son rapport et sortit.

Après avoir jeté un regard investigateur, le duc, sur la pointe des pieds, s’approcha de la porte.

— Bernardo ? Est-ce toi ?

— Oui, Votre Seigneurie.

Et le poète de la cour, Bernardo Bellincioni, mystérieux et servile, après s’être glissé vivement, voulut s’agenouiller et baiser la main du maître – mais ce dernier le retint.

— Eh bien ?

— Tout s’est passé heureusement.

— Quand ?

— Cette nuit.

— Elle se porte bien ? Ne vaut-il pas mieux envoyer le docteur ?

— Il ne serait d’aucune utilité. La santé est excellente.

— Dieu soit loué !

Le duc se signa.

— Tu as vu l’enfant ?

— Comment donc ! Il est superbe…

— Garçon ou fille ?

— Un garçon, bruyant, braillard ! Les cheveux clairs de la mère, les yeux étincelants, noirs et profonds comme ceux de Votre Altesse. On reconnaît tout de suite le sang royal !… Un petit Hercule au berceau. Madonna Cecilia ne cesse de l’admirer. Elle m’a chargé de vous demander quel nom vous désirez lui donner…

— J’y ai déjà songé, dit le duc. Bernardo, si nous le nommions César ! Qu’en penses-tu ?…

— César ? En effet, le nom est joli et sonne bien. Oui, oui, César Sforza est un nom de héros !

— Et le mari comment est-il ?

— Le comte Bergamini est bon et aimable comme toujours.

— Quel excellent homme ! fit le duc avec conviction.

— Excellentissime ! approuva Bellincioni. J’ose dire un homme de rares qualités ! Il est difficile maintenant de trouver des gens de cette sorte. Si la goutte ne l’en empêche pas, le comte viendra au moment de souper présenter ses hommages à Votre Seigneurie.

La comtesse Cecilia Bergamini, dont il était question, avait été l’ancienne maîtresse de Ludovic le More. Béatrice, à peine mariée, ayant appris cette liaison du duc, s’était prise de jalousie et avait menacé celui-ci de retourner chez son père, le duc de Ferrare, Hercule d’Este, et le More fut forcé de jurer solennellement en présence des ambassadeurs qu’il n’attenterait point à la fidélité conjugale, en foi de quoi il avait marié Cecilia au vieux comte Bergamini, homme ruiné, servile, prêt à toutes les besognes.

Bellincioni, tirant de sa poche un papier, le tendit au duc. C’était un sonnet en l’honneur du nouveau-né ; un petit dialogue dans lequel le poète demandait au dieu Soleil pourquoi il se cachait. Et le Soleil répondait avec une amabilité courtisanesque qu’il se cachait de honte et d’envie devant le nouveau soleil, le fils de Cecilia et du More.

Le duc prit le sonnet qu’il paya d’un ducat.

— À propos, Bernardo, tu n’as pas oublié, j’espère, que c’est samedi l’anniversaire de la naissance de la duchesse ?

Bellincioni fouilla précipitamment les poches de son habit de cour misérable, en retira un paquet de paperasses sales, et parmi les pompeuses odes sur la mort du faucon de madame Angelica, ou la maladie de la jument pommelée du signor Pallavicini, trouva les vers demandés.

— Trois sonnets au choix, Votre Seigneurie. Par Pégase, vous serez content !

En ces temps, les seigneurs usaient de leurs poètes comme d’instruments de musique, pour chanter des sérénades non seulement à leurs amoureuses, mais aussi à leurs femmes ; et la mode exigeait d’exprimer, entre les époux, l’amour immatériel de Laure et de Pétrarque.

Le More curieusement lut les vers : il se considérait comme un fin connaisseur, « poète dans l’âme » bien qu’il n’eût jamais pu rimer. Dans le premier sonnet, trois strophes lui plurent. Le mari disait à la femme :

Sputando in terra quivi nascon fiori,
Comme di primavera le viole…
Là où tu craches sur la terre
Naissent des fleurs, comme au printemps
Les violettes…

Dans le second, le poète, comparant Béatrice à la déesse Diane, affirmait que les sangliers et les daims éprouvaient une jouissance à mourir de la main d’une aussi belle chasseresse. Mais le troisième l’emporta sur les précédents. Dante priait Dieu de lui accorder un séjour sur la terre puisque Béatrice y était revenue sous les traits de la duchesse de Milan. « O Giove ! Jupiter, s’écriait Alighieri, puisque tu l’as de nouveau donnée au monde, permets-moi de l’y joindre afin de voir celui à qui Béatrice donne la félicité, le duc Ludovic. »

Le More frappa amicalement sur l’épaule du poète et lui promit du drap pourpre florentin à dix sous la coudée pour l’hiver, mais Bernardo sut en plus obtenir de la fourrure de renard pour le col, assurant avec force grimaces et geignements que sa vieille pelisse était devenue transparente et effilochée « comme du vermicelle séché au soleil ».

— L’hiver dernier, continuait-il à se plaindre, à défaut de bois, j’étais prêt à brûler, non seulement l’escalier, mais encore les souliers de bois de saint François, i zoccoli arderei di san Francesco !

Le duc rit et promit du bois.

Alors, dans un élan de reconnaissance, le poète instantanément composa et récita un quatrain élogieux :

Quand à tes esclaves tu promets du pain
Céleste, ainsi que Dieu, tu leur donnes la manne,
Aussi les neuf Muses et Phœbus le dieu païen,
Ô très noble More, te chantent hosanna !

— Tu es en verve aujourd’hui, Bernardo ? Écoute, il me faut encore une poésie…

— D’amour ?

— Oui. Et passionnée…

— Pour la duchesse ?

— Non. Mais prends garde, ne trahis pas !

— Oh ! seigneur, vous m’offensez. Est-ce que jamais…

— Bien, bien.

— Je suis muet, muet comme un poisson !

Bernardo cligna mystérieusement des yeux.

— Passionnée ? Suppliante ou reconnaissante ?

— Suppliante.

Le poète fronça les sourcils d’un air important.

— Mariée ?

— Non.

— Ah !… Il faudrait le nom…

— Pourquoi faire ?

— Pour une supplique, le nom est nécessaire.

— Madonna Lucrezia. Tu n’as rien de prêt ?

— Si, mais vaut mieux quelque chose de neuf. Permettez-moi de passer un instant dans la pièce voisine. Je sens l’inspiration ; les rimes assiègent mon cerveau !

Un page entra et annonça :

— Messer Leonardo da Vinci.

S’emparant d’une plume et de papier, Bellincioni se glissa par une porte, tandis que Léonard entrait par l’autre.
V

Les premiers compliments échangés, le duc s’entretint avec l’artiste du grand canal Navilio Sforzesco, qui devait réunir la rivière Sesia au Ticcino, s’étendre comme un filet en nombreux petits canaux, arroser les prés, les champs et les pâturages de la Lomellina.

Léonard dirigeait les travaux de construction du Navilio bien qu’il n’eût pas le titre de constructeur ducal, ni même celui de peintre de la cour. Il conservait simplement le titre de musicien, reçu jadis pour la lyre de son invention. Sonatore di lira, ce qui était un titre plus élevé que celui de poète de la cour, qu’avait Bellincioni.

Ayant expliqué les plans et les comptes, l’artiste demanda une avance d’argent pour la continuation des travaux.

— Combien ? dit le duc.

— Pour chaque mille, cinq cent soixante-six ducats ; au total, quinze mille cent quatre-vingt-sept ducats, répondit Léonard.

Ludovic grimaça en songeant aux cinquante mille ducats fixés ce même jour pour les cadeaux destinés aux seigneurs français.

— C’est cher, messer Leonardo ! Vraiment tu me ruines. Tu veux toujours l’impossible et l’extraordinaire. Quels projets colossaux tu as ! Bramante, qui est également un constructeur expérimenté, ne m’a jamais demandé pareille somme.

Léonard haussa les épaules.

— Comme il plaira à Votre Seigneurie ! Confiez la direction à Bramante.

— Allons, ne te fâche pas. Tu sais que je ne tolérerais pas qu’on te fasse de la peine.

Ils commencèrent à discuter.

— C’est bien ! Nous déciderons cela demain, conclut le duc, cherchant selon son habitude à traîner l’affaire en longueur, tout en feuilletant les cahiers de Léonard, examinant les croquis, les dessins d’architecture et les projets divers.

L’artiste, que cet examen énervait, fut forcé de donner des explications. L’un des dessins représentait un gigantesque tombeau, une véritable montagne couronnée par un temple à multiples colonnes, avec une coupole à jour pareille à celle du Panthéon de Rome pour éclairer l’intérieur de ce sanctuaire, qui dépassait les splendeurs des Pyramides d’Égypte. Dans la marge étaient marqués des chiffres, la disposition des escaliers, des entrées, des salles combinées pour recevoir cinq cents urnes mortuaires.

— Qu’est-ce ? demanda le duc. Quand et pour qui as-tu composé cela ?

— Pour personne… Ce sont des rêves…

Le More le regarda surpris et secoua la tête.

— Drôles de rêves !… Un mausolée pour des dieux olympiens ou des Titans. Un conte de fées, parole !…

— Ceci, qu’est-ce ? continua le duc, en désignant un autre croquis.

Léonard dut encore expliquer que c’était le projet d’une maison de tolérance. Les chambres étaient séparées ; les portes, les couloirs disposés de façon à assurer aux visiteurs le plus complet secret, sans craintes de rencontres.

— À la bonne heure ! dit le duc. Tu ne peux te figurer combien je suis ennuyé des continuelles plaintes de vol et de meurtre dans ces repaires. Avec ton projet, nous aurons de l’ordre et de la sûreté. Il faut absolument que je fasse construire une maison semblable. Je vois, ajouta-t-il souriant, que tu es maître en toutes choses, tu ne dédaignes rien ; dans ton esprit le mausolée pour les dieux côtoie la maison de tolérance ! À propos, continua-t-il, j’ai lu ces jours-ci, dans le livre d’un auteur ancien, qu’on employait jadis un tuyau acoustique, nommé « oreille du tyran Denys », caché dans l’épaisseur des murs et combiné de telle façon que l’on pouvait entendre tout ce qui se disait d’une pièce dans une autre. Crois-tu que l’on puisse installer cet appareil dans mon palais ?

Tout d’abord le duc se sentit embarrassé pour formuler cette demande. Mais il reconquit vite sa désinvolture, se disant que la honte n’était pas de mise devant un artiste. De fait, nullement décontenancé ni préoccupé de savoir si « l’oreille de Denys », était chose bonne ou blâmable, Léonard discutait la question comme s’il s’agissait d’un nouvel appareil, enchanté de l’idée pour expérimenter pendant cette installation les lois de transmission des ondes sonores.

Bellincioni passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.

Léonard prit congé. Le More l’invita au souper.

Dès que l’artiste fut sorti, le duc appela le poète et lui ordonna de lire ses vers.

La Salamandre, disait le sonnet, vit dans le feu, mais n’est-ce pas plus extraordinaire que dans mon cœur.

Une madone glaciale habite,
Et que cette glace virginale
Ne fonde pas au feu de mon amour ?

Les quatre derniers vers plurent au duc :

Je chante comme le cygne, je chante et je meurs,
En priant l’Amour d’éteindre ma passion,
Mais le dieu malin souffle sur mon cœur
Et dit en riant : Avec des larmes, éteins donc ce tison.

VI

En attendant son épouse qui ne devait pas tarder à revenir de la chasse, le duc fit la promenade du maître. Après avoir visité les écuries, pareilles à un temple grec, avec ses colonnades et ses portiques ; la nouvelle fromagerie où il goûta des joncades ; devant les innombrables greniers et les caves, il se rendit à la métairie. Là, chaque détail le ravissait : le bruit du lait tombant dans le seau, sa belle vache favorite languedocienne, les grognements maternels d’une énorme truie venant de mettre bas, la crème jaune des barattes et le parfum de miel des ruches bourdonnantes.

Le More eut un sourire heureux : en vérité, sa maison était une coupe pleine. Il revint au palais et s’assit dans la galerie pour se reposer. Le crépuscule tombait. Des bords du Ticcino parvenait une odeur d’herbes humides. Le duc embrassa d’un lent coup d’œil ses domaines : les pâturages, les champs arrosés par un réseau de canaux, entourés de fossés, bordés régulièrement par des pommiers, des poiriers, des mûriers, réunis par des guirlandes de vigne vierge. De Mortara à Abbiategrasso et même plus loin, jusqu’aux confins du ciel où scintillait la cime neigeuse du mont Rose, l’énorme plaine de la Lombardie prospérait comme le paradis de Dieu.

— Seigneur ! soupira humblement le duc en levant les yeux vers le ciel, je te remercie !… Que faut-il encore ? Jadis un désert inculte s’étendait ici. Moi et Léonard nous avons creusé ces canaux, amendé toute cette terre, et maintenant chaque épi, chaque brin d’herbe me remercie, comme je te remercie, Seigneur !

Dans le calme du soir, les aboiements des chiens, les cris des chasseurs retentirent, et de derrière les buissons émergea le leurre rouge flanqué d’ailes de perdrix – appât des faucons.

Le maître, accompagné du principal officier de bouche, fit le tour de la table, en examina l’ordonnance. La duchesse entra dans la salle, suivie de ses invités, au nombre desquels Léonard, resté à la villa.

On récita la prière et tout le monde s’assit.

Le menu se composait d’artichauts frais expédiés par exprès de Gênes, de carpes et d’anguilles pêchées dans les viviers de Mantoue, cadeau d’Isabelle d’Este, et de poitrines de chapons en gelée.

On mangeait en se servant de trois doigts et d’un couteau, sans fourchettes, considérées comme un luxe superflu. On n’en servait qu’aux dames pour les fruits et les confitures, et elles étaient en or avec le manche en cristal de roche.

Le seigneur soignait ses hôtes. On mangea et on but beaucoup, presque à satiété, et les plus belles dames n’eurent point honte de leur appétit.

Béatrice était assise auprès de Lucrezia. Le duc de nouveau les admira toutes deux : il lui était particulièrement agréable de les voir ensemble et sa femme s’occuper de sa bien-aimée, lui donnant les meilleurs morceaux, lui chuchotant à l’oreille, lui serrant la main en un élan de gamine tendresse, presque amoureuse, comme cela arrive souvent entre jeunes femmes. On parla de la chasse. Béatrice raconta comment un cerf avait failli la renverser lorsque, sortant du bois, il avait attaqué son cheval. On rit du bouffon Diodio, vantard agressif qui venait de tuer en guise de sanglier un cochon domestique emmené exprès par les chasseurs dans le bois et lâché dans les jambes du fou. Diodio racontait sa valeureuse action et en était fier comme s’il avait exterminé le sanglier d’Érymanthe. On le taquinait, et pour lui prouver son mensonge, on lui apporta le groin. Il feignit d’être furieux. De fait c’était un rusé fripon, jouant le rôle avantageux de l’imbécile. Avec ses yeux de souris, il savait non seulement distinguer un cochon d’un sanglier, mais une mauvaise plaisanterie d’une bonne.

Les rires montaient toujours. Les visages s’animaient, rougissaient par suite de copieuses libations. Après le quatrième plat, les dames, en cachette, délacèrent leurs robes, sous la table. Les échansons versaient du vin blanc léger, et un autre de Chypre rouge et épais chauffé et préparé avec des pistaches, de la canelle et de la girofle.

Quand le duc demandait à boire, les échansons échangeaient des appels comme s’ils officiaient, prenaient la coupe, et le grand sénéchal, par trois fois, y plongeait un talisman, une licorne pendue à une chaîne d’or : si le vin était empoisonné, le talisman devait noircir et s’inonder de sang. De semblables talismans – pierre de bufonite et langue de serpent – étaient fichés dans la salière.

Le comte Bergamini, le mari de Cecilia, assis à la place d’honneur par ordre du maître, et qui, en dépit de la goutte et de la vieillesse, se montrait particulièrement gai et fringant ce soir-là, murmura en désignant la licorne :

— Je suppose, Altesse, que le roi de France luimême ne possède pas une corne semblable, d’aussi étonnante grandeur.

Ki-hi-hi ! Ki-hi-ha ! cria, imitant le coq, le bossu Janikki, le bouffon favori du duc, en secouant sa crécelle et agitant les grelots de son bonnet.

— Ki-hi-hi ! Ki-hi-ha ! petit père ! dit-il au More et en désignant le comte Bergamini. Crois-le ! Il s’y connaît en cornes, non seulement celles des bêtes, mais aussi celles des gens. Celui qui chèvre a, cornes a !

Le duc menaça le bouffon du doigt.

Sur la galerie supérieure les trompes d’argent sonnèrent, annonçant le rôti, une énorme hure de sanglier farcie de châtaignes, puis un paon qui, à l’aide d’un mécanisme caché, déployait la queue et battait des ailes, et enfin une énorme tourte en forme de forteresse, d’où s’échappèrent d’abord les sons du cor guerrier, puis, quand on l’eut fendue, on vit un nain couvert de plumes de perroquet. Celui-ci se mit à courir sur la table, on le saisit et on l’enferma dans une cage d’or, où, imitant le célèbre perroquet du cardinal Ascanio Sforza, il cria de comique façon le Pater Noster.

— Messer, demanda la duchesse à son mari, à quel heureux événement devons-nous ce festin aussi inattendu que superbe ?

Le More ne répondit pas et furtivement échangea un regard avec le comte Bergamini ; l’heureux mari de Cecilia comprit que le festin se donnait en l’honneur du nouveau-né César.

La hure de sanglier absorba une bonne heure ; on ne regrettait pas le temps, se souvenant du proverbe : « À table, on ne vieillit pas. »

À la fin du souper, le gros moine Talpone (le Rat) excita la joie de tous les convives.

À force de ruses et de subterfuges, le duc de Milan était parvenu à attirer d’Urbino ce goinfre renommé que se disputaient les rois, et qui une fois, à Rome, à la très grande joie de Sa Sainteté, avait avalé le tiers d’une soutane d’évêque, coupée en menus morceaux imprégnés de sauce.

Sur un signe du duc, on plaça devant le moine un énorme plat de buzzecca, tripes farcies de marmelade de coings. Le moine, après s’être dévotement signé, retroussa ses manches et se prit à manger avec une prodigieuse rapidité.

— Si un pareil gaillard avait assisté à la multiplication des pains, il ne serait pas resté de quoi nourrir deux chiens ! s’écria Bellincioni.

Les invités s’esclaffèrent. Tous ces gens étaient dotés d’un rire sain et grossier, qui à chaque plaisanterie était prêt à se déchaîner en une explosion assourdissante. Seul, Léonard gardait sur son visage une expression d’ennui ; du reste, il était depuis longtemps habitué aux amusements de ses protecteurs et rien ne l’étonnait plus.

Lorsqu’on servit sur des plats d’argent des oranges dorées, bourrées de mauve odorante, le poète Antonio Camelli da Pistoïa, le rival de Bellincioni, lut une ode dans laquelle les Arts et les Sciences disaient au duc : « Nous étions des esclaves, tu es venu et tu nous as délivrés. Gloire au More ! » Les Quatre Éléments chantaient aussi : « Vive celui qui, le premier après Dieu, dirige le gouvernail du monde et la roue de la Fortune ! » Il y était également rendu hommage aux vertus familiales et à l’entente parfaite qui existait entre l’oncle et le neveu Jean Galéas, ce qui permit au poète de comparer le généreux tuteur au pélican, nourrissant ses enfants avec sa chair et avec son sang.

VII

Après le souper, tout le monde sortit dans le jardin appelé le « Paradis », régulier comme un dessin géométrique avec ses allées taillées de buis, de lauriers et de myrtes, ses tonnelles, ses loggie et ses bosquets de lierre. Sur la pelouse, rafraîchie par la pluie continue d’une fontaine, on apporta des tapis et des coussins de soie. Les dames et les cavaliers se disposèrent selon leur gré, devant un petit théâtre. On joua un acte du Miles gloriosus de Plaute. Les vers latins ennuyaient, bien que les auditeurs, par respect pour l’Antiquité, feignissent de s’y intéresser.

La représentation terminée, les jeunes gens se mirent à jouer à la balle, à la paume, à la « mouche aveugle », mosca cieca, c’est-à-dire à colin-maillard, courant et s’attrapant l’un l’autre, riant comme des enfants, se faufilant entre les buissons de roses et d’orangers. Les hommes mûrs jouaient aux osselets, aux échecs, au trictrac. Les demoiselles et les dames qui ne prenaient part à aucun de ces jeux, réunies en cercle serré, sur les marches de marbre de la fontaine, racontaient à tour de rôle des « nouvelles » comme dans le Décaméron de Boccace.

Dans la prairie voisine, on avait organisé un branle accompagné par la chanson du jeune Lorenzo Médicis, mort tout jeune :

Quant’è bella giovanezza !
Ma si fugge tuttavia ;
Chi vuol esser lieto sia :
Di doman non c’è certezza.
Oh ! que la jeunesse est belle
Et éphémère ! Chante et ris
Et sois heureux si tu le veux,
Et ne compte pas sur demain.

Après la danse, une des demoiselles, au son de la viole, chanta une complainte sur le chagrin d’aimer sans être aimé. Les jeux et les rires cessèrent. Tout le monde écoutait. Et quand elle eut fini, pendant longtemps personne ne voulut rompre le silence. Seule la fontaine murmurait. Les derniers rayons du soleil inondèrent d’un reflet rose les noires et plates cimes des pins et le jet éclaboussé en mille gouttelettes de la fontaine. Puis, de nouveau les conversations, les rires et la musique reprirent, et jusqu’au moment où les lucioles eurent allumé leur fanal dans les lauriers sombres et que, dans le ciel noir, la lune eut montré son lumineux croissant, au-dessus du bienheureux Paradis, la chanson de Lorenzo plana dans l’atmosphère toute empreinte de senteurs d’orangers :

Sois heureux, si tu le veux,
Et ne compte pas sur demain.

VIII

À l’une des quatre tours du palais, le More vit briller une lumière : le premier astronome du duc de Milan, le sénateur et membre du conseil secret, messer Ambrosio da Rosate venait d’allumer la lanterne au-dessus de ses appareils astronomiques. Il observait la prochaine union de Mars, Jupiter et Saturne dans le signe du Verseau, événement qui devait avoir une grande importance pour la maison Sforza.

Le duc se souvint subitement de quelque chose, quitta monna Lucrezia avec laquelle il devisait tendrement sous une tonnelle, revint au palais, consulta sa montre, attendit la minute et la seconde indiquées par l’astrologue pour avaler les pilules de rhubarbe, regarda son calendrier de poche dans lequel il lut la remarque suivante :

« 5 août, 10 heures 8 minutes du soir. Prière fervente à genoux, les mains croisées et les yeux levés au ciel. »

Le duc se rendit rapidement à la chapelle pour ne point manquer le moment indiqué, dans la crainte que, par suite, sa prière ne fut pas exaucée.

Dans la chapelle à demi obscure, une lampe brûlait devant une image. Le duc aimait cette peinture de Léonard de Vinci, représentant Cecilia Bergamini sous les traits de la Vierge bénissant une rose à cent feuilles.

Il compta huit minutes sur la minuscule pendule de sable, s’agenouilla, croisa les mains et récita le Confiteor.

Il pria longtemps, dévotement et béatement.

« Ô Mère de Dieu, murmurait-il, les yeux levés humblement, défends-moi, sauve-moi et pardonne-moi ; bénis mon fils Maximilien et le nouveau-né César, ma femme Béatrice et madame Cecilia, et aussi mon neveu messer Jean Galéas, car – tu vois mon cœur, très pure Vierge – je ne veux point de mal à mon neveu, je prie pour lui, bien que sa mort dût épargner à mon royaume et à l’Italie entière de terribles et irrémédiables malheurs. »

Ici, le More se souvint des preuves de son droit au trône de Milan, preuves inventées par les jurisconsultes : son frère aîné, père de Jean Galéas, était le fils, non du duc, mais du chef d’armée Francesco Sforza, puisqu’il était né avant l’avènement au trône, tandis que lui Ludovic était né après et se trouvait par conséquent le seul héritier de plein droit.

Mais maintenant, devant la Madone, cet argument lui parut subtil et il termina sa prière :

« Si j’ai commis un péché ou viens à le commettre, tu sais, Reine des cieux, que je ne le fais que dans l’intérêt de mon peuple et de l’Italie. Intercède donc pour moi auprès de Dieu, et je glorifierai ton nom par la construction splendide de la cathédrale de Milan, celle de la basilique de Pavie et autres nombreuses donations. »

Ayant terminé sa prière, il prit un cierge et se dirigea vers sa chambre à travers les couloirs sombres du palais endormi. Dans l’un d’eux, il rencontra Lucrezia.

— Le dieu d’amour me protège ! songea le duc.

— Seigneur ! murmura la jeune fille en s’approchant de lui.

Sa voix tremblait. Elle voulut s’agenouiller devant lui. Il la retint.

— Seigneur, pitié !

Lucrezia lui confia que son frère, Matteo Crivelli, principal camérier de la Cour des Monnaies, homme dissipé, mais qui l’aimait tendrement, avait perdu au jeu l’argent du fisc.

— Tranquillisez-vous, madonna ! Je délivrerai votre frère.

Puis, après un instant de silence, il ajouta :

— Ne consentirez-vous pas aussi à n’être pas cruelle ?

Elle le regarda avec des yeux timides et naïfs.

— Je ne comprends pas, seigneur ?…

Cette attitude, cette réponse, la rendirent encore plus ravissante.

— Cela veut dire, ma belle, balbutia-t-il avec passion en l’enlaçant presque brutalement, cela veut dire… Mais ne vois-tu donc pas, Lucrezia, que je t’adore ?

— Laissez-moi, laissez-moi ! Ô seigneur, que faites-vous ? Madonna Béatrice…

— Ne crains rien… elle ne saura pas… je sais garder un secret.

— Non, non, Seigneur, elle est si bonne pour moi… Au nom de Dieu !… laissez-moi…

— Je sauverai ton frère, je serai ton esclave… mais aie pitié de moi !

Sa voix trembla, il récita les vers de Bellincioni :

Je chante comme le cygne, je chante et je meurs…

— Laissez-moi, laissez-moi ! répétait la jeune fille effarée.

Il se pencha vers elle, sentit son haleine fraîche, son parfum aux violettes musquées – et avidement la baisa sur les lèvres.

Lucrezia s’abandonna à son étreinte. Puis elle poussa un cri, s’arracha de ses bras et s’enfuit.
IX

En entrant dans sa chambre, le More vit que Béatrice avait déjà soufflé la lumière et s’était mise au lit ; c’était une énorme couche, semblable à un mausolée, placée sur des marches au milieu de la pièce, surmontée d’un baldaquin de soie bleue et cachée par des courtines en drap d’argent.

Il se déshabilla, souleva le coin de la couverture brodée d’or et de perles fines, ainsi qu’une chasuble, et se coucha près de sa femme.

— Bice ? murmura-t-il tendrement. Bice, tu dors ?

Il voulut l’enlacer, mais elle le repoussa.

— Pourquoi ?

— Laissez-moi !… Je veux dormir…

— Pourquoi, dis-moi seulement pourquoi ? Bice, ma chérie, si tu savais combien je t’aime !…

— Oui, je sais que vous nous aimez toutes ensemble, et moi et Cecilia, et même peut-être bien cette esclave de Moscovie, cette grande bête rousse que vous embrassiez ces jours-ci dans un coin de ma garde-robe…

— Pure plaisanterie…

— Merci pour ces plaisanteries !

— Vraiment, Bice, ces derniers temps tu es si froide avec moi, si sévère !… Je suis fautif, certes ; mais c’était une fantaisie de si peu d’importance…

— Vous avez beaucoup de fantaisies, messer !

Elle se tourna vers lui, colère :

— Comment n’as-tu pas honte ! Pourquoi mens-tu ? Est-ce que je ne te connais pas à fond ? Ne crois pas que je sois jalouse. Mais je ne veux pas, tu entends ? je ne veux pas être une de tes maîtresses !

— Ce n’est pas vrai, Bice ; je le jure sur le salut de mon âme, jamais sur terre je n’ai aimé personne comme toi !

Elle se tut, écoutant avec surprise, non les paroles, mais le son de la voix.

En effet, il ne mentait pas, ou, plutôt, il ne mentait pas tout à fait, car plus il la trompait et plus il l’aimait. Sa tendresse s’enflammait sous l’afflux de honte, de peur, de pitié et de remords.

— Pardonne-moi, Bice, ne fût-ce que parce que je t’aime tant !

Et ils se réconcilièrent.

La possédant et ne la voyant pas dans l’obscurité, il créa dans sa pensée des yeux timides et naïfs, une odeur de violette musquée ; il s’imaginait tenir dans ses bras une autre et trouvait une exquise volupté dans ce sacrilège d’amour.

— Vraiment, aujourd’hui, tu es comme un amoureux, murmura Béatrice, non sans une certaine fierté.

— Oui, je suis amoureux de toi comme aux premiers jours !

— Quelle sottise ! dit-elle en souriant. Comment n’as-tu pas honte ? Il vaudrait mieux songer aux choses sérieuses. Sais-tu qu’il est en voie de guérison…

— Luigi Marliani m’a affirmé qu’il n’en avait plus pour longtemps, dit le duc : ce mieux ne durera pas, il mourra sûrement.

— Qui sait ? répliqua Béatrice. On le soigne si bien. Écoute, je m’étonne de ton insouciance. Tu supportes les offenses comme un mouton. Tu dis : « Le pouvoir est en nos mains », mais ne vaut-il pas mieux renoncer au pouvoir que de trembler à cause de lui, jour et nuit, comme un voleur, que de s’abaisser devant cet hybride Charles VIII, de dépendre de la magnanimité de l’insolent Alphonse, de chercher des compromissions avec cette méchante sorcière d’Aragon ! On dit qu’elle est de nouveau enceinte, un nouveau serpenteau dans le nid maudit. Et il en sera ainsi toute la vie, Ludovic ; songe un peu, toute la vie ! Et tu appelles cela « le pouvoir en nos mains » !

— Mais les médecins sont d’accord pour déclarer la maladie incurable. Tôt ou tard…

Ils se turent.

Soudain elle l’enserra dans ses bras, se frôla à lui de tout son corps et lui murmura quelques mots à l’oreille. Il frissonna.

— Bice !… Que le Christ et la Sainte-Vierge te protègent ! Jamais, entends-tu ? jamais ne me parle de cela…

— Si tu as peur, veux-tu que je le fasse moi-même ?

Il ne répondit pas, puis au bout d’un instant demanda :

— À quoi penses-tu ?

— Aux pêches.

— Oui. J’ai donné ordre au jardinier de lui porter en cadeau les plus mûres…

— Non, ce n’est pas à celles-là, mais à celles de messer Leonardo da Vinci. Tu ne sais donc pas ?

— Quoi ?

— Elles sont empoisonnées.

— Comment cela ?

— Il les empoisonne pour je ne sais quels essais. Peut-être quelque sorcellerie. C’est monna Sidonia qui me l’a conté. Quoique empoisonnées, ces pêches sont merveilleusement belles…

Et de nouveau régna le silence. Et longtemps ils restèrent ainsi enlacés dans l’obscurité, pensant tous deux à la même chose, chacun écoutant le cœur de l’autre battre précipitamment. Enfin le More embrassa paternellement le front de Béatrice et la bénit :

— Dors, chérie, dors !

Cette nuit-là, la duchesse rêva de splendides pêches sur un plat d’or. Elle se laissait tenter par leur beauté, mordait dans un fruit succulent et parfumé. Et subitement une voix lui soufflait : Poison ! poison ! poison !…

Elle s’effraya, mais ne pouvait s’arrêter et continuait à manger les pêches, l’une après l’autre ; il lui semblait qu’elle mourait, mais son cœur s’allégeait et se réjouissait de plus en plus.

Le duc eut aussi un rêve étrange : il se promenait sur la pelouse du Paradis, près de la fontaine, et il voyait dans le lointain trois femmes assises, pareillement vêtues de blanc et toutes trois enlacées comme des sœurs tendres. En s’approchant, il reconnut Béatrice, Lucrezia et Cecilia. Et avec un profond apaisement il songeait : « Dieu soit béni ! enfin ! elles se sont réconciliées. Elles auraient dû le faire depuis longtemps. »

X

L’horloge de la tour sonna minuit. Tout dormait. Seule, sur la terrasse au-dessus des toits, la petite naine Morgantina, sauvée du grenier où on l’avait enfermée, pleurait son enfant imaginaire.

— On me l’a enlevé, on me l’a tué ! Et pourquoi, Seigneur ? Il ne faisait de mal à personne. Il était ma seule consolation…

La nuit était claire ; l’atmosphère, si transparente que l’on pouvait distinguer, pareilles à d’éternels cristaux, les cimes glacées du mont Rose.

Et, longtemps, la ville endormie répercuta la plainte douloureuse et aiguë de la naine demi-folle, dominant les cris des oiseaux nocturnes.

Puis elle soupira, leva la tête, regarda le ciel, et subitement se tut.

Un long silence plana.

La naine souriait et les étoiles bleutées clignotaient, aussi incompréhensibles et naïves que ses yeux.

La suite :

https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Roman_de_L%C3%A9onard_de_Vinci/IV

Encore :

https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Roman_de_L%C3%A9onard_de_Vinci/V

Pour continuer à partir du chapitre X :

https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Roman_de_L%C3%A9onard_de_Vinci

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.