Accueil > 13- ART ET REVOLUTION - ART AND REVOLUTION > Art et contre-révolution : quand Romain Rolland devint un agent intellectuel (…)
Art et contre-révolution : quand Romain Rolland devint un agent intellectuel de Staline
jeudi 30 mars 2023, par
Quand Romain Rolland devint un agent intellectuel de Staline (en dix textes)
C’est en 1927 qu’il franchit le premier pas lorsque, après avoir refusé à Barbusse de l’aider à former un « Comité international contre le Fascisme », n’acceptant que de participer à une « Association internationale contre l’Idée fasciste », il se laissait néanmoins forcer la main. Malgré ses réserves — il voulait une déclaration qui condamnât toutes les violences (« je suis contre le fascisme et contre le bolchevisme dictatorial ») — il accepta d’être co-signataire avec Albert Einstein et Henri Barbusse de l’appel « Aux esprits libres » (février 1927), qui leur demandait « de se réunir en un Comité destiné à lutter contre la vague de barbarie du fascisme ». Romain Rolland se laissa nommer président d’honneur du meeting antifasciste qui se tint à Paris, salle Bullier, le 23 février 1927. A Stefan Zweig il expliqua qu’il ne s’agissait que d’une alliance momentanée, « pour un temps, pour un but précis ».
Son engagement se fit plus net encore quand, après la rupture entre Londres et Moscou en avril 1927, exagérant la menace pesant sur l’URSS, il déclara dans une « Lettre au Libertaire sur la répression en Russie » : « La Russie est en danger » (Quinze ans de combat, p. 79-80). En septembre il accéda à la demande de Lounatcharski d’écrire dans la nouvelle revue que celui-ci lançait ; mais son soutien à la révolution russe resta critique : il lui demandait de renoncer à la brutalité et au mensonge et d’arborer « le drapeau de la lumière et de la liberté » (ibid., p. 81-2) ; il s’imaginait que la Révolution pouvait s’amender. A l’occasion du Xe anniversaire de la Révolution d’Octobre, il salua ses « frères et sœurs de Russie », renouvelant le témoignage de sa fraternité (ibid., p. 83-4). Cette déclaration publique datée du 14 octobre 1927, suivie, le 4 novembre 1927, d’un « Salut au plus grand anniversaire de l’histoire sociale », montrait clairement où allaient ses sympathies : dans ce dernier salut Romain Rolland excusait les erreurs et les crimes de la Révolution russe par ceux de la Révolution française ; il espérait toutefois qu’ayant dépassé l’étape de la Constituante et de la Convention elle saurait éviter « le Directoire — avec ses deux fléaux : les hommes d’argent et les chefs d’armée » (ibid., p. 85-6).
Mais les événements de Russie — la lutte féroce entre Staline et Trotsky et la défaite en décembre 1927 du « bloc Trotsky-Zinoviev » — le laissèrent perplexe. Il reprit sa correspondance avec Maxime Gorki, désireux d’avoir son point de vue ; mais il ignorait que Gorki venait de se rallier à Staline. Par ailleurs il réfléchissait, de nouveau, à la question de la violence, interrogeant Gandhi le 16 avril 1928 : « Jusqu’à quel point est-il raisonnable et humain de ne pas accepter ? [...] Et, en loyale conscience, pouvons-nous assurer que ce sacrifice entier diminuera la somme de souffrances de l’humanité à venir, ou ne risque-t-elle pas de livrer ses destinées à la barbarie sans contrepoids ? » (Gandhi et Romain Rolland, p. 48)
Ce fut pour Romain Rolland une période d’incertitude. Il se décida enfin pour le régime communiste et la révolution russe : « Car malgré toutes ses erreurs, il nous faut la défendre contre le nouveau Moyen-Îge — l’ombre de la Réaction qui s’avance sur l’Europe. Et cela, c’est la Mort. » (Correspondance Panaït Istrati*-Romain Rolland, p. 288). L’attitude de Romain Rolland désormais s’explique par cette vision d’un Occident voué à la Mort et d’une URSS promesse de Vie. C’est ce qu’il écrivait dans sa longue « Réponse à Constantin Balmont et Ivan Bounine » : « Non, je n’oublie jamais ce qu’ont coûté dix ans de Révolution Russe ! [...] Mais dans ce duel engagé entre la Russie et la Révolution et les États du monde, je ne peux pas hésiter. [...] Malgré le dégoût, malgré l’horreur, malgré les erreurs féroces et les crimes, je vais à l’enfant, je prends le nouveau-né : il est l’espoir, l’espoir misérable de l’avenir humain ! » (Quinze ans de combat, p. 86-96). De même, le 11 avril 1929, il écrivait à Valentin Boulgakov : « Même à l’heure présente, où l’esprit d’un Lénine est bien dégénéré, pour ne pas dire dégradé, chez ses successeurs, la Russie révolutionnaire représente en face du bloc énorme de la Réaction européo-américaine, qui menace l’avenir de toute l’humanité, un contrepoids nécessaire et, malgré tout, le germe précieux d’une nouvelle humanité. » Cette vision du futur lui permettait d’accepter, sans pour autant les excuser, les crimes du présent. Désormais l’URSS n’avait pas en France un « compagnon de route » plus ardent que Romain Rolland.
C’est à cette époque, d’ailleurs, (une correspondance avait été échangée en 1922-1923, puis interrompue ; elle reprit en mars 1928) qu’il s’éprit de Marie Koudacheva, bolcheviste passionnée, qui s’installa définitivement auprès de lui à Villeneuve en 1931. Ils se marièrent en 1934. Durant ces années 1930-1931, Romain Rolland radicalisa son attitude. Il rompit brutalement avec Panaït Istrati, se tourna vers Maxime Gorki auprès de qui il se renseignait sur les réalités soviétiques ; de lui, en qui il avait confiance, il ne recevait que la vérité officielle. Il se fit de plus en plus le défenseur de l’URSS. Dénonçant, en novembre 1929, « la Piraterie de la paix » (Par la révolution, la paix, p. 19-26), refusant, en janvier 1930, la Pan-Europa du comte Koudenhove (Quinze ans de combat, p. 97-8), il prit nettement position, en avril 1930, « Pour la défense de l’URSS » (article publié dans Monde, le 19 avril 1930 ; ibid., p. 99-102). En janvier 1931 il réaffirmait sa conviction : « Europe, élargis-toi, ou meurs » (ibid., p. 112-126). « Ma patrie n’est pas Hier. Ma patrie est Demain... Et déjà, l’angelus de demain a sonné. » En avril 1931 il proclamait avec vigueur son « Adieu au passé » (ibid., p. 143-188), décidé « à passer le fossé et à [s]e ranger aux côtés de l’URSS », persuadé que là s’enfantait le monde nouveau et que telle était « la marche même des événements, cette Anangké » de l’Histoire. Dans sa préface à Eux et nous de Gorki (octobre 1931) il invitait « les peuples d’Occident » à prendre place « parmi les bâtisseurs du nouveau monde ». Et le 4 novembre 1931 il publia dans L’Humanité un « Appel à la lutte révolutionnaire ».
Converti à la nécessité de cette lutte Romain Rolland s’éloignait de la Ligue pacifiste. Si en octobre 1930 il affirma encore : « le refus héroïque de Gandhi est la réponse que j’adopte » (« lettre à Victor Méric* », Le Soir, 24 octobre 1930), dès 1931 il changea sa position, estimant que les « Non-Résistants, les objecteurs de conscience sont beaucoup trop des individus isolés, disséminés » (9 novembre 1931, Gandhi et Romain Rolland, p. 65-68). Lors d’un entretien avec Gandhi, en décembre 1931, il posait le problème en termes d’action pratique : « Le but est net : il faut la victoire du peuple humain du Travail [...] : l’action doit être la plus efficace et la plus prompte » (Inde, p. 313-4). C’était accepter la violence révolutionnaire. Tout en continuant à respecter Gandhi, il ne se séparait pas moins de lui, reconnaissant toutefois la grandeur de cette « Non-acceptation non violente », et la valeur du pacifisme héroïque.
Dès lors Romain Rolland s’est attaché à rassembler tous ceux qui voulaient combattre l’ordre social qu’il estimait injuste et dont il ne cessait de proclamer qu’il fallait le réviser tout entier. Son engagement aux côtés des communistes et pour la défense de l’URSS se fit plus actif. Il fut en mars 1932 nommé membre de l’Académie des Sciences de Léningrad et les communistes voyaient en lui « un grand ami de l’avant-garde de l’humanité » (M. Pozner, La Revue des vivants, avril-juin 1932, p. 1 013). Il accepta d’être, avec Henri Barbusse, l’initiateur officiel du congrès d’Amsterdam (août 1932), organisé en sous main par Willi Munzenberg, qui agissait pour le compte du Komintern. Il lança plusieurs appels : « La Patrie est en danger ! » (Par la révolution, la paix, p. 27-28 : « Notre Patrie internationale... l’URSS est menacée. »), « Contre la guerre. Rassemblement » (ibid., p. 29-30). Il aurait voulu que ce fût un « congrès mondial de tous les partis, contre la guerre ». Ce fut un congrès (communiste) « contre la guerre impérialiste ». Romain Rolland signifia aux pacifistes sa rupture. Les lettres adressées en 1932 et 1933 à Victor Méric*, à Georges Pioch*, à Émile Bauchet*, à André Berthet, à Victor Margueritte* (ibid., p. 77-87) sont significatives : au nom d’une tactique efficace il se rangeait aux cotés des partisans de « la violence organisée ». En mars 1933 il démissionna de la Ligue internationale des combattants pour la paix, dont il avait accepté par amitié pour Georges Pioch* d’être le président d’honneur (ibid., p. 119-23). Il plaçait « au-dessus de tout la défense des opprimés par l’état social [...] la défense de la révolution sociale et des peuples exploités ». Il désirait cependant rassembler « les forces alliées des non-violents organisés, des objecteurs de conscience, et du prolétariat armé », et ainsi opérer le mariage de la non-violence et de la Révolution.
Il se voulait, quant à lui, « à l’extrême gauche de l’action ». Quand, en 1930-1933, il reprit la rédaction de L’Ame enchantée, il se fit le chantre de la Révolution. Exprimant sa vision de l’Histoire il constatait La Mort d’un monde et célébrait L’Enfantement d’un autre (tels sont les titres des deux volumes publiés en 1933) ; il y plaidait la cause de l’URSS et de sa « féconde énergie » : « Cette jeunesse prolétarienne, marxiste, matérialiste, athée, qui se sacrifie, avec une sérieuse allégresse, au bonheur et au bien social qui sera, quand elle ne sera plus, a plus de religion dans son marteau et sa faucille que [...] les faux dévots du menteur Occident » (L’Ame enchantée, p. 1 046-8). Il transposait en Marc l’itinéraire qui l’avait mené de l’individualisme au sacrifice à la communauté.
Dans son action Romain Rolland manifesta un engagement constant. Lorsque l’AEAR fut créée et queLouis Aragon* le sollicita, il accepta d’en faire partie ; il entra dans le comité directeur de Commune qui en était l’émanation, à côté d’Henri Barbusse, André Gide* et Paul Vaillant-Couturier*, tout en collaborant à Europe dont Jean Guéhenno avait repris la direction en janvier 1929.
En 1933 après l’avènement de Hitler, cette exaltation de l’URSS se doubla d’une lutte plus déterminée contre le fascisme. Dès mars, il prit position « contre le fascisme hitlérien », le 30 avril il refusait la médaille Goethe et en mai il polémiquait avec la Kolnische Zeitung à propos de l’Allemagne « nationale-fasciste » (voir Quinze ans de combat, p. 199-210). Il participa à de nombreuses actions antifascistes, en compagnie d’autres écrivains : Henri Barbusse, Jean-Richard Bloch*, André Gide, Jean Guéhenno, André Malraux*. On le retrouve dans plusieurs Comités : « pour le soutien à la lutte de la classe ouvrière allemande » (avril), pour le « congrès européen des travailleurs antifascistes à Paris » (juin). Il accepta plusieurs présidences d’honneur : « Comité international antifasciste », « Congrès mondial de la jeunesse contre la guerre et le fascisme ». Avec André Gide et André Malraux, Romain Rolland prit la défense de Dimitrov, Torgler, puis de Thaelmann, accusés de l’incendie du Reichstag (voir, par exemple, son « Appel au peuple d’Allemagne pour l’acquittement de Dimitrov et de ses compagnons », Monde, 23 décembre 1933).
Ce combat contre le fascisme qu’il poursuivit sans relâche en 1934 — plaidant toujours la cause de Thaelmann, luttant pour Gramsci (« Pour ceux qui meurent dans les prisons de Mussolini », septembre 1934, Quinze ans de combat, p. 221-230) — est inséparable de sa défense de l’URSS : il voyait le présent comme une lutte sans merci contre le fascisme « dernière convulsion — qui peut être mortelle — de la Réaction capitaliste » et « la puissance victorieuse du Marxisme Léniniste révolutionnaire et constructif » (ibid., p. 232 et 215). C’est sur cette analyse de la situation que s’accusèrent les divergences entre Romain Rolland et certains de ceux qui le suivaient encore. Ainsi Guéhenno — qui déjà prenait ses distances — se sépara-t-il un peu plus encore, au moment de la création du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) : « Mon sentiment propre est que la ligne de résistance au fascisme, pour être solide en France, doit être plus dreyfusarde que communiste » (Pour l’Indépendance de l’Esprit, p. 299). Romain Rolland ne l’entendait pas ainsi.
A l’occasion du Xe anniversaire de la mort de Lénine, il rendit un nouvel hommage à celui-ci, l’exaltant comme un héros capable d’épouser « les lois de la vie sociale et son rythme, l’élan vital qui lance et qui soutient la montée perpétuelle de l’humanité » (Compagnons de route, p. 236). Récapitulant, en novembre 1934, dans un long « Panorama » ses Quinze ans de combat, il rappelait que depuis des années il n’avait « cessé d’être le "compagnon de route" de la République soviétique, et de combattre à ses cotés » (ibid., p. XLVI). Il s’efforça, en effet, toujours de la défendre et s’il intervint pour Victor Serge en 1933 et 1934 ce n’était pas tant parce qu’il appréciait l’écrivain que pour enlever aux ennemis de l’URSS un argument contre elle.
Alors que se réunissait à Paris (21-25 juin 1935) le « Congrès international des écrivains pour la défense de la culture », auquel il envoya une adresse, Romain Rolland se rendit en URSS où, invité par Gorki, il passa un mois. Reçu à Moscou en visiteur officiel, il y resta une semaine, puis il séjourna le reste du temps dans la maison de campagne de Gorki. Il eut l’occasion de s’entretenir avec Staline, Iagoda, Boukharine, Dimitrov et d’évoquer avec eux quelques problèmes importants (il intervint en faveur de Victor Serge, il discuta de questions politiques...) ; ses contacts avec la réalité russe, bien que réduits à ce qu’il vit à Moscou et chez Gorki, lui permirent d’avoir une image contrastée de l’URSS. Dans le Journal qu’il tint durant son séjour et surtout dans les notes qu’il écrivit au retour, il dressa un bilan sans complaisance. Mais, décidé à défendre l’URSS de façon inconditionnelle, il tut ses réserves et ne publia que les pages de louange, supprimant la moindre esquisse de critique (Commune, octobre 1935). Il ne voulut rien dire qui put être tourné contre l’URSS. Tel est le sens aussi de la longue lettre parue dans l’Humanité (23 octobre 1935) : « Aux calomniateurs ».
Il assumait la difficulté de son choix : « Je crois juste le but vers lequel elle [l’URSS] tend, et nécessaire pour l’humanité qu’elle y atteigne, — ou, pour parler plus modestement, qu’elle s’en approche. Mais je ne me porte pas garant des moyens que mettent en œuvre ses hommes d’action. Je sais seulement que l’action met en présence, à tout moment, des problèmes terribles, où la seule position qui soit interdite est celle d’Hamlet — l’homme qui rêve, un crâne à la main. Il est trop clair que [...] c’est Fortinbras qui a raison. » (lettre du 20 avril 1935).
Au début de l’année 1936 il réaffirma un soutien sans faille : dans ses articles « Pour l’indivisible paix », « Pour la défense de la paix » (Vendredi, 24 janvier et 26 février), dans sa « Lettre au parti communiste » (I’Humanité, 26 janvier), il soulignait la nécessité pour combattre le fascisme de s’allier à l’URSS en qui il voyait « la réalisation la plus puissante du progrès social ». Profitant du 70e anniversaire de Romain Rolland le PCF fêtait alors le plus illustre des compagnons de route : I’Humanité, Commune, Vendredi, Europe mobilisèrent toutes leurs plumes pour exalter le « vaillant défenseur de l’URSS ». Il était « celui qu’on promène [...] sur le pavois révolutionnaire » (lettre de Roger Martin du Gard, du 26 janvier 1936 : Romain Rolland et la NRF, p. 279). Au moment du Front populaire on l’exalta plus encore ; Le 14 Juillet, joué à l’Alhambra, fut un triomphe.
Pas plus qu’il n’avait écouté Istrati, Romain Rolland n’écouta les mises en garde de Marcel Martinet, d’Henri Guilbeaux qui tentaient de lui ouvrir les yeux. Sans doute la mort de Gorki en juin 1936 l’affecta, mais il ne comprit pas tout de suite ce que signifiait cette mort ; il envoya même aux journaux russes un message chaleureux, lors de la proclamation de la nouvelle Constitution soviétique en juillet. Si, en août, il fut d’abord troublé par le procès du « Centre terroriste trotskyste-zinoviéviste », (« Staline et sa cour ont-il perdu le sens ? », cité par J. Pérus, R. Rolland et M. Gorki, p. 332), il ne prit nullement parti, par « discipline révolutionnaire ».
Mais, observant la situation en Espagne, il jugeait, en novembre 1936, avec José Bergamin, que « le grand esprit de la Révolution [était] maintenant passé de l’URSS en Occident, et que c’[était] en Espagne que se livr[ait] la plus grande bataille d’aujourd’hui » (J. Pérus, R. Rolland et M. Gorki, p. 338). Il y voyait un foyer d’opposition au fascisme ; il demanda à Léon Blum* d’intervenir. L’Europe lui paraissait toujours un immense champ de bataille entre la Réaction et la Révolution. Il continuait à ne voir de salut que dans le parti communiste.
En janvier 1937 il envoya un « Message à l’URSS », manifestant « [s]a fidélité et [s]on attachement indéfectibles envers son peuple immense et ses chefs » ; il soulignait cependant que « c’est à la jeunesse soviétique pleine de foi et d’abnégation ardentes » qu’il était « le plus attaché » et qu’il se sentait « fraternellement lié » (I’Humanité, 5 janvier 1937).
Ainsi, malgré tout, sans renier son engagement, Romain Rolland prenait quelque distance. On le voit aussi dans l’attitude qu’il eut à propos du Retour de l’URSS de Gide. Aux ouvriers de Magnitogorsk qui lui demandaient, en termes injurieux pour Gide, de condamner ce « Judas », il répondit en refusant de se placer sur ce plan ; il critiquait le livre de Gide, mais il faisait aussi la morale aux « chers camarades [...] qui travaillent pour la Révolution », reconnaissant implicitement la justesse de certaines critiques (« L’URSS en a vu d’autres ! », I’Humanité, 18 janvier 1937).
Quand s’ouvrit, le 23 janvier 1937, un nouveau procès, (Centre antisoviétique trotskyste), Romain Rolland s’aperçut qu’étaient accusés ceux qu’il avait rencontrés chez Gorki ; il comprit que peu à peu étaient liquidés les vieux bolcheviks, dont Boukharine. De même lorsque furent condamnés à mort en juin le maréchal Toutkatchevsky et seize généraux, Romain Rolland nota dans son Journal ses réactions ; il commençait à comprendre la nature du régime et le piège dans lequel il s’était laissé prendre : « C’est le régime de l’arbitraire incontrôlé le plus absolu [...]. J’entends en moi gronder la douleur et la révolte. J’étouffe le besoin de le dire et de l’écrire » (J. Pérus, R. Rolland et M. Gorki, p. 328). Il notait encore : « Ce n’est pas Staline que je défends, c’est l’URSS » (ibid., p. 335). Quand il adressa son « Salut aux 20 ans de la Révolution d’Octobre » (Littérature Internationale, 1937, n° 10-11, p. 129), il précisa qu’il s’adressait aux « camarades soviétiques », non plus à ses chefs. Que pouvait-il faire ? Il multiplia les interventions auprès des autorités soviétiques : Helena Stassova, présidente du Secours Rouge International, Dimitrov, Ejov, Potemkine, Staline même et Kalinine... Sans réponse. En mars 1938 s’ouvrit le troisième procès (Bloc des droitiers et des trotskystes). La foi de Romain Rolland fut sérieusement ébranlée. Il remit en question le passé récent et, malgré la demande expresse des Soviétiques, il ne voulut pas s’associer à la célébration du 70e anniversaire de la naissance de Gorki. En 1937-1938 il écrivit Robespierre où, semble-t-il, l’on peut lire son jugement sur la Révolution russe : à la différence d’un Staline, Robespierre refuse de « demeurer dans un ordre de choses, où l’intrigue triomphe éternellement de la vérité, où la justice est un mensonge, où les passions les plus sordides occupent la place des intérêts sacrés de l’humanité » (Robespierre, p. 198).
Romain Rolland savait désormais qu’il ne pouvait plus rien, pas même humaniser la Révolution. Il n’intervint plus guère publiquement. Sans doute salua-t-il — par habitude — le IXe congrès du PCF en décembre 1937 ; mais à partir de 1938 il ne parla plus guère de l’URSS. Et en privé, il critiqua sévèrement l’attitude du PCF à l’égard de Daladier, depuis les accords de Munich. Priorité devait être donnée à la lutte contre Hitler. La signature du Pacte germano-soviétique, en août 1939, lui enleva toutes illusions, s’il en gardait encore. Il démissionna de l’Association des Amis de l’Union soviétique, il demanda qu’Europe fût suspendue. Il pensait que la politique de Staline jointe à celle d’Hitler préparait l’asservissement de l’Europe. Le 3 septembre 1939, il apportait son soutien à Daladier qui venait de déclarer l’état de guerre avec l’Allemagne ; lui qui avait tant vilipendé les démocraties d’Europe, il exprimait « son entier dévouement à la cause des démocraties, de la France et du monde, aujourd’hui en danger » (« Lettre à Daladier », Le Temps, 19 septembre 1939).
Quand les troupes soviétiques envahirent la Pologne, puis les États baltes, il se rendit à l’évidence : « Notre erreur fut d’avoir espéré qu’un nouveau monde s’édifiait en URSS sur des fondements nouveaux de justice et d’humanité. » (M. Kempf, R. Rolland et l’Allemagne, p. 275). Il aurait voulu écrire un nouvel Au-dessus de la Mêlée, mais pouvait-il encore parler et se faire entendre ? C’est dans son Journal, inédit, qu’il a consigné ses réflexions. Îgé, l’homme se retira définitivement de l’action.
En 1940 il ajouta quelques pages à son Voyage intérieur ; on y lit : « Je fus pendant les années 1929 à 1933 [...] dans un état de perpétuel danger [...] on ne saurait s’étonner que l’esprit ait subi les fièvres du corps. [...] Je regrette que la furie de la mêlée où je me suis trouvé engagé ne m’ait pas permis, comme je le voulais, de dominer par l’esprit le champ de bataille, comme je l’avais fait en 1914-1918, afin de pénétrer objectivement les raisons des deux camps » (Le Voyage intérieur, p. 293-294). Romain Rolland reconnaissait qu’il avait été infidèle à lui-même : il n’avait pas été le serviteur de l’Esprit. Aveu d’humilité de la part d’un homme qui écrivait encore : « Je n’essaie plus de me donner raison » (ibid., p. 240), et qui, le 12 octobre 1940, jugeait ainsi Alphonse de Châteaubriant : « Jamais un idéaliste ne devrait se prêter à la politique. Il en est toujours la dupe et la victime. On se sert de lui, comme de réclame pour couvrir la boite aux ordures, aux friponneries et aux méchancetés. »