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L’aristocratie ouvrière gangrène le mouvement ouvrier et révolutionnaire

vendredi 24 novembre 2023, par Robert Paris

L’aristocratie ouvrière gangrène le mouvement ouvrier et révolutionnaire

La question est la suivante : est-ce que la trahison du mouvement ouvrier dans un sens contre-révolutionnaire, social-collaborationniste, social-négociateur, social-impérialiste, social-patriote, social-chauvin, social-fasciste, social-raciste, social-guerrier, est fondée seulement sur la trahison des directions des organisations réformistes et opportunistes ou sur la pénétration au sein de la classe ouvrière d’une couche plus favorisée et qui lie ses intérêts matériels à ceux du capitalisme et de l’impérialisme, l’aristocratie ouvrière ?

L’extrême gauche opportuniste, qui se sent comme un poisson dans l’eau au sein du marais réformiste des syndicats et des campagnes électorales, prétend que c’est seulement une question de direction des organisations. Lénine et Trotsky, ainsi que tout le mouvement communiste révolutionnaire à la suite de Marx et Engels, affirment le contraire.

Voici comment nous posons la question : Y a-t-il seulement une crise de la direction révolutionnaire ?

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article2374

L’Internationale communiste en 1920 :

« Quels sont les traits caractéristiques de l’ancien mouvement syndical qui l’ont conduit à la capitula¬tion devant la bourgeoisie ? Ce sont :
L’esprit étroitement corporatif. L’éparpillement dans l’organisation. Le respect de la légalité bour¬geoise. L’habitude de faire fond sur l’aristocratie ouvrière et de méconnaître les manœuvres et les ouvriers non qualifiés. Les cotisations trop élevées, inaccessibles à l’ouvrier ordinaire. La concentration de toute la direction des syndicats entre les mains de personnes se trouvant en haut de l’échelle ouvrière, fonctionnaires qui tendaient de plus en plus à consti¬tuer une caste bureaucratique syndicale. La propa¬gande de la neutralité en présence des questions poli¬tiques posées devant le prolétariat équivalait en réa¬lité au soutien de la politique bourgeoise. Le sabo¬tage des contrats collectifs, qui, en fait, aboutissait à la conclusion de ces contrats par la bureaucratie syndicale et à l’asservissement par les capitalistes des ouvriers d’une profession donnée pour toute une suite d’années. La surestimation d’améliorations insi-gnifiantes (par exemple, de l’augmentation purement nominale des salaires) que les syndicats réussissaient à obtenir des patrons, à l’aide d’une entente pacifique. La mise au premier plan des questions de secours et de mutualité au préjudice des caisses de grèves et de la combativité des syndicats. L’habitude de considérer les syndicats comme des organisations dont toute la mission est d’améliorer les conditions du travail dans les cadres du régime capitaliste et qui ne se donnent nullement pour but le renversement révolutionnaire du système capitaliste.
Tel fut l’ancien mouvement professionnel « libre », l’ancien trade-unionisme. Une pareille ambiance per¬mettait à Gompers, en Amérique, de vendre les vo¬tes des syndicats pendant les élections présidentielles, et aux Legien de tous les pays de faire des syndicats les instruments de la bourgeoisie.
Les syndicats vont-ils suivre l’ancienne voie du réformisme, c’est-à-dire, en réalité, de la bourgeoisie ? Telle est la question la plus importante qui se pose devant le mouvement ouvrier international. »

Léon Trotsky dans « Où va l’Angleterre ? » :

« La guerre impérialiste a trop clairement révélé que la bureaucratie ouvrière et l’aristocratie ouvrière avaient eu le temps, au cours de la période antérieure de prospérité capitaliste, de subir une profonde transformation petite-bourgeoise, quant à toute la façon de vivre et à toute la formation spirituelle, Mais le petit-bourgeois garde jusqu’au premier choc l’apparence de la liberté. La guerre révéla et consacra d’un seul coup la dépendance du petit-bourgeois vis-à-vis du grand et du très grand bourgeois. Le social-impérialisme a été l’aspect de cette dépendance au sein du mouvement ouvrier. Le centrisme, par contre, dans la mesure où il s’est conservé ou reconstitué pendant la guerre et depuis, a exprimé l’effroi du bureaucrate ouvrier petit-bourgeois, à l’idée d’être entièrement et surtout manifestement le captif de l’impérialisme. La social-démocratie allemande qui, de longues années durant, fit encore du temps de Bebel, une politique en réalité centriste, ne put pas se maintenir sur cette position pendant la guerre, ne fût-ce que du fait de sa puissance. Il fallait qu’elle fût ou contre la guerre - et ç’eût été, en réalité, entrer dans la voie révolutionnaire - ou pour la guerre, et c’était passer ouvertement à la bourgeoisie. »

Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalang/ouvlan11.htm

Léon Trotsky dans « L’Europe et l’Amérique » :

« Telle est, dans ses traits essentiels, la puissance matérielle des Etats-Unis. C’est cette puissance qui leur permet d’appliquer l’ancienne méthode de la bourgeoisie britannique : engraisser l’aristocratie ouvrière pour tenir le prolétariat en tutelle, méthode qu’ils ont portée à un degré de perfection auquel la bourgeoisie britannique n’aurait même jamais osé songer. »

Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/europeameric/eur2.htm

Léon Trotsky dans « La Révolution trahie » :

« Le prolétariat est la classe la moins hétérogène de la société capitaliste. L’existence de couches sociales telles que l’aristocratie ouvrière et la bureaucratie suffit cependant à nous expliquer celle des partis opportunistes qui deviennent, par le cours naturel des choses, l’un des moyens de la domination bourgeoise. Que la différence entre l’aristocratie ouvrière et la masse prolétarienne soit, du point de vue de la sociologie stalinienne, "radicale" ou "superficielle", cela nous importe peu ; c’est de cette différence, en tout cas, que naquit en son temps la nécessité de rompre avec la social-démocratie et de fonder la IIIe Internationale. »

Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revtrahie/frodcp10.htm

Léon Trotsky dans une lettre sur Le Talon de Fer, de Jack London :

« Il faut souligner tout particulièrement le rôle que Jack London attribue dans l’évolution prochaine de l’humanité à la bureaucratie et à l’aristocratie ouvrières. Grâce à leur soutien, la ploutocratie américaine réussira à écraser le soulèvement des ouvriers et à maintenir sa dictature de fer pour les trois siècles à venir. »

Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/litterature/london.htm

Lettre de Trotsky en 1930 :

« Traditionnellement, les organisations purement françaises n’ont pas un caractère de masse. Dans une certaine mesure, elles reposent sur une "aristocratie" politique et syndicale de la classe ouvrière. L’écrasante majorité reste inorganisée et à distance des activités des organisations politique et syndicale. Il me semble que le rôle des ouvriers étrangers en France va secouer le grand conservatisme de ce pays. Puisque les ouvriers étrangers représentent dans leur grande majorité les couches inférieures du prolétariat du pays, ils sont ainsi proches, liés et partagent le sort des couches inférieures du prolétariat du pays qui reste cependant plus éloigné des organisations officielles. Les ouvriers étrangers ont un esprit différent, simplement parce qu’ils sont étrangers : d’un esprit d’émigrants, plus mobile, plus réceptif aux idées révolutionnaires. C’est pourquoi l’idéologie du communisme peut gagner le respect des ouvriers étrangers et en faire un instrument puissant de la pénétration de la classe ouvrière française tout entière. »

Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1930/05/300510d.htm

Léon Trotsky dans « Leur morale et la nôtre » :

« Le stalinisme n’est pas, lui non plus, une "dictature" abstraite, c’est une vaste réaction bureaucratique contre la dictature prolétarienne dans un pays arriéré et isolé. La révolution d’Octobre a aboli les privilèges, déclaré la guerre à l’inégalité sociale, substitué à la bureaucratie le gouvernement des travailleurs par les travailleurs, supprimé la diplomatie secrète ; elle s’est efforcée de donner aux rapports sociaux une transparence complète. Le stalinisme a restauré les formes les plus offensantes du privilège, donné à l’inégalité un caractère provocant, étouffé au moyen de l’absolutisme policier l’activité spontanée des masses, fait de l’administration le monopole de l’oligarchie du Kremlin, rendu la vie au fétichisme du pouvoir sous des aspects dont la monarchie absolue n’eût pas osé rêver.
La réaction sociale, quelle qu’elle soit, est tenue de masquer ses fins véritables. Plus la transition de la révolution à la réaction est brutale, plus la réaction dépend des traditions de la révolution, — en d’autres termes plus elle craint les masses et plus elle est obligée de recourir au mensonge et à l’imposture dans sa lutte contre les tenants de la révolution. Les impostures staliniennes ne sont pas le fruit de l’amoralisme "bolchevik" ; comme tous les événements importants de l’histoire, ce sont les produits d’une lutte sociale concrète et de la plus perfide et cruelle qui soit : celle d’une nouvelle aristocratie contre les masses qui l’ont portée au pouvoir. Il faut, en vérité, une totale indigence intellectuelle et morale pour identifier la morale réactionnaire et policière du stalinisme avec la morale révolutionnaire des bolcheviks. Le parti de Lénine a cessé d’exister depuis longtemps ; les difficultés intérieures et l’impérialisme mondial l’ont brisé. La bureaucratie stalinienne lui a succédé et c’est un appareil de transmission de l’impérialisme. En politique mondial, la bureaucratie a substitué la collaboration des classes à la lutte des classes, le social-patriotisme à l’internationalisme. Afin d’adapter le parti gouvernant aux besognes de la réaction, la bureaucratie en a "renouvelé" le personnel par l’extermination des révolutionnaires et le recrutement des arrivistes. »

Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/morale/morale10.htm

Léon Trotsky dans « La Révolution trahie » :

« Il est tout à fait incontestable que la situation de la couche supérieure de la classe ouvrière et surtout de ceux qu’on appelle les stakhanovistes, s’est sensiblement améliorée au cours de l’année écoulée ; la presse relate en détail combien de complets, de paires de chaussures, de gramophones, de vélos et même de boîtes de conserves les ouvriers décorés ont pu s’acheter. On découvre par la même occasion combien ces biens sont peu accessibles à l’ouvrier ordinaire. Staline dit des causes qui ont fait naître le mouvement Stakhanov : "On s’est mis à vivre mieux, plus gaiement. Et quand on vit plus gaiement, le travail va mieux." Il y a une part de vérité dans cette façon optimiste, propre aux dirigeants, de présenter le travail aux pièces : la formation d’une aristocratie ouvrière n’est en effet devenue possible que grâce aux succès économiques antérieurs. Le stimulant des stakhanovistes n’est pourtant pas la "gaieté", mais le désir de gagner davantage. Molotov a modifié dans ce sens l’affirmation de Staline : "L’impulsion vers un haut rendement du travail est donnée aux stakhanovistes par le simple désir d’augmenter leur salaire." En effet, toute une catégorie d’ouvriers s’est formée en quelques mois, que l’on a surnommés les "mille", car leur salaire dépasse 1 000 roubles par mois. Il y en a même qui gagnent plus de 2 000 roubles, alors que le travailleur des catégories inférieures gagne souvent moins de 100 roubles.

La seule amplitude de ces variations de salaires établit, semble-t-il, une différence suffisante entre l’ouvrier "notable" et l’ouvrier "ordinaire". Cela ne suffit pas à la bureaucratie. Les stakhanovistes sont littéralement comblés de privilèges. On leur donne de nouveaux logements, on fait des réparations chez eux ; ils bénéficient de séjours supplémentaires dans les maisons de repos et les sanatoriums ; on leur envoie à domicile, gratuitement, des maîtres d’école et des médecins ; ils ont des entrées gratuites au cinéma ; il arrive qu’on les rase gratuitement ou en priorité. Beaucoup de ces privilèges paraissent intentionnellement consentis pour blesser et offenser l’ouvrier moyen. L’obséquieuse bienveillance des autorités a pour cause, en même temps que l’arrivisme, la mauvaise conscience : les dirigeants locaux saisissent avidement l’occasion de sortir de leur isolement en faisant bénéficier de privilèges une aristocratie ouvrière. Le résultat, c’est que le salaire réel des stakhanovistes dépasse souvent de vingt à trente fois celui des catégories inférieures. Les appointements des spécialistes les plus favorisés suffiraient en maintes circonstances à payer quatre-vingts à cent manoeuvres. Par l’ampleur de l’inégalité dans la rétribution du travail, l’U.R.S.S. a rattrapé et largement dépassé les pays capitalistes !

Les meilleurs des stakhanovistes, ceux qui s’inspirent réellement de mobiles socialistes, loin de se réjouir de leurs privilèges, en sont mécontents. On les comprend : la jouissance individuelle de divers biens, dans une atmosphère de misère générale, les entoure d’un cercle d’hostilité et d’envie et leur empoisonne l’existence. Ces rapports entre ouvriers sont plus éloignés de la morale socialiste que ceux des ouvriers d’une fabrique capitaliste réunis par la lutte commune contre l’exploitation.

Il reste que la vie quotidienne n’est pas facile à l’ouvrier qualifié, surtout en province. Outre que la journée de sept heures est de plus en plus sacrifiée à l’augmentation du rendement du travail, beaucoup d’heures sont prises par la lutte complémentaire pour l’existence. On indique comme un signe particulier de bien-être que les meilleurs ouvriers des sovkhozes - exploitations agricoles de l’Etat -, les conducteurs de tracteurs et de machines combinées, formant déjà une nette aristocratie, ont des vaches et des porcs. La théorie selon laquelle mieux valait le socialisme sans lait que le lait sans socialisme est donc abandonnée. On reconnaît maintenant que les ouvriers des entreprises agricoles de l’Etat, où ne manquent pas, semble-t-il, les vaches et les porcs, doivent, pour assurer leur existence, avoir leur propre élevage miniature. Le communiqué triomphal suivant lequel 96 000 ouvriers de Kharkov ont des potagers personnels n’est pas moins stupéfiant. Les autres villes sont invitées à imiter Kharkov. Quel terrible gaspillage de forces humaines signifient la "vache individuelle", le "potager individuel" et quel fardeau pour l’ouvrier, et plus encore pour sa femme et ses enfants, que le travail médiéval, à la pelle, du fumier et de la terre !

La grande majorité des ouvriers n’a, cela va de soi, ni vache ni potager, et manque souvent d’un gîte. Le salaire d’un manoeuvre est de 1 200 à 1 500 roubles par an, moins parfois, ce qui, avec les prix soviétiques, équivaut à la misère. Les conditions de logement, l’un des indices les plus caractéristiques de la situation matérielle et culturelle, sont des plus mauvaises et parfois intolérables. L’immense majorité des ouvriers s’entasse dans des logements communs beaucoup moins bien installés, beaucoup moins habitables que les casernes. S’agit-il de justifier des échecs dans la production, des manquements au travail, des malfaçons ? L’administration, par le truchement de ses journalistes, donne elle-même des descriptions de ce genre des conditions de logement des ouvriers : "Les ouvriers dorment sur le plancher, les bois de lits étant infestés de punaises, les chaises sont démolies, on n’a pas de gobelet pour boire", etc. "Deux familles vivent dans une chambre. Le toit en est percé. Quand il pleut, on recueille de l’eau à pleins seaux." "Les cabinets sont indescriptibles..." Des détails de ce genre, qui valent pour le pays entier, on en pourrait citer à l’infini. Par suite des conditions d’existence intolérables, "la fluidité du personnel", écrit par exemple le dirigeant de l’industrie pétrolière, "atteint de très grandes proportions... Nombre de puits ne sont pas exploités faute de main-d’oeuvre..." Dans certaines contrées défavorisées, seuls les ouvriers congédiés ailleurs pour indiscipline consentent à travailler. Ainsi se forme dans les bas-fonds du prolétariat une catégorie de misérables privés de tout droit, parias soviétiques qu’une branche de l’industrie aussi importante que celle du pétrole est obligée d’employer largement.

Par suite des inégalites criantes dans le régime des salaires, aggravées encore par les privilèges arbitrairement créés, la bureaucratie réussit à faire naître des antagonismes très âpres au sein du prolétariat. De récents comptes rendus de presse traçaient le tableau d’une guerre civile en réduction. "Le sabotage de machines constitue le moyen préféré(!) de combattre le mouvement Stakhanov", écrivait par exemple l’organe des syndicats. "La lutte de classe" est évoquée à chaque pas. Dans cette lutte "de classe", les ouvriers sont d’un côté, les syndicats de l’autre. Staline recommande publiquement de "taper sur la gueule" des résistants. D’autres membres du comité central menacent à diverses reprises "les ennemis impudents" d’un anéantissement total. L’expérience du mouvement Stakhanov fait puissamment ressortir l’abîme qui sépare le pouvoir et le prolétariat et l’opiniâtreté sans frein de la bureaucratie dans l’application de la règle : "Diviser pour régner." En revanche, le travail aux pièces, ainsi imposé, devient, pour consoler l’ouvrier, "émulation socialiste". Ces seuls mots sont une dérision.

L’émulation, dont les racines plongent dans la biologie, demeure sans nul doute en régime communiste - épurée de l’esprit de lucre, de l’envie et des privilèges - le moteur le plus important de la civilisation. Mais dans une phase plus proche, préparatoire, l’affermissement réel de la société socialiste peut et doit se faire non selon les humiliantes méthodes du capitalisme arriéré auxquelles recourt le gouvernement soviétique, mais selon des moyens plus dignes de l’homme libéré et avant tout sans la trique du bureaucrate. Car cette trique est elle-même le legs le plus odieux du passé. Il faudra la briser et la brûler publiquement pour qu’il soit possible de parler de socialisme sans que le rouge de la honte vous monte au front ! »

Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revtrahie/frodcp6.htm

Août 1940

Léon Trotsky

Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste

L’intégration des organisations syndicales au pouvoir de l’Etat

Il y a un aspect commun dans le développement ou, plus exactement, dans la dégénérescence des organisations syndicales modernes dans le monde entier : c’est leur rapprochement et leur intégration au pouvoir d’Etat.

Ce processus est également caractéristique pour les syndicats neutres, sociaux-démocrates, communistes et anarchistes. Ce fait seul indique que la tendance à s’intégrer à l’Etat n’est pas inhérente à telle ou telle doctrine, mais résulte des conditions sociales communes pour tous les syndicats.

Le capitalisme monopolisateur n’est pas basé sur la concurrence et sur l’initiative privée, mais sur un commandement central.

Les cliques capitalistes, à la tête de trusts puissants, des syndicats, des consortiums bancaires, etc., contrôlent la vie économique au même niveau que le pouvoir d’Etat et, à chaque instant, elles ont recours à la collaboration de ce dernier. A leur tour les syndicats, dans les branches les plus importantes de l’industrie, se trouvent privés de la possibilité de profiter de la concurrence entre les diverses entreprises. Ils doivent affronter un adversaire capitaliste centralisé, intimement lié au pouvoir de l’Etat. De là découle pour les syndicats, dans la mesure où ils restent sur des positions réformistes - c’est à dire sur des positions basées sur l’adaptation à la propriété privée - la nécessité de s’adapter à l’Etat capitaliste et de tenter de coopérer avec lui.

Aux yeux de la bureaucratie du mouvement syndical, la tâche essentielle consiste à " libérer " l’Etat de l’emprise capitaliste en affaiblissant sa dépendance envers les trusts et en l’attirant à lui. Cette attitude est en complète harmonie avec la position sociale de l’aristocratie et de la bureaucratie ouvrière qui combattent pour obtenir quelques miettes dans le partage des sur-profits du capitalisme impérialiste.

Dans leurs discours, les bureaucrates travaillistes font tout leur possible pour essayer de prouver à l’Etat - démocratique - combien ils sont dignes de confiance et indispensables en temps de paix, et plus spécialement en temps de guerre. Par la transformation des syndicats en organismes d’Etat, le fascisme n’invente rien de nouveau, il ne fait que pousser à leurs ultimes conséquences toutes les tendances inhérentes au capitalisme.

Les pays coloniaux et semi-coloniaux ne sont pas sous la domination d’un capitalisme indigène, mais sous celle de l’impérialisme étranger. Cependant, ceci n’écarte pas, mais renforce au contraire, le besoin des liens directs, journaliers et pratiques, entre les magnats du capitalisme et les gouvernements coloniaux et semi-coloniaux qui, en fait, dépendent d’eux.

Dans la mesure où le capitalisme impérialiste crée dans les pays coloniaux et semi-coloniaux une couche d’aristocratie et de bureaucratie ouvrière, celle-ci sollicite le soutien de ces gouvernements comme protecteurs et tuteurs et parfois comme arbitres.

Cela constitue la base sociale la plus importante du caractère bonapartiste et semi-bonapartiste des gouvernements dans les colonies, et en général dans les pays " arriérés ". Cela constitue également la base de la dépendance des syndicats réformistes vis-à-vis de l’Etat.

Au Mexique, les syndicats ont été transformés par la loi en institutions semi-étatiques et ont, par conséquent, acquis un caractère semi-totalitaire. L’étatisation des syndicats, suivant la conception des législateurs, fut introduite dans l’intérêt des travailleurs, dans le but de leur assurer une influence dans la vie gouvernementale ou économique. Mais dans la mesure où le capitalisme impérialiste étranger domine l’Etat national et où il lui est possible de renverser la démocratie instable et de la remplacer immédiatement par une dictature fasciste ouverte, dans cette mesure, la législation se rapportant aux syndicats peut facilement devenir une arme dans les mains de la dictature impérialiste.
Mots d’ordre pour l’indépendance des syndicats

De ce qui précède, il semblerait facile à première vue de conclure que les syndicats renoncent à être eux-mêmes à l’époque impérialiste, qu’ils ne laissent presque plus de place à la démocratie ouvrière qui, dans les bons vieux temps, quand le libre échange dominait sur l’arène économique, constituait le contenu même de la vie intérieure des organisations ouvrières. On pourrait également estimer qu’en l’absence de démocratie ouvrière, il ne peut y avoir de lutte ouverte pour exercer une influence sur les membres des syndicats et que, de ce fait, l’arène principale du travail révolutionnaire au sein des syndicats disparaît. Une telle position serait fondamentalement fausse. Nous ne pouvons pas choisir le champ et les conditions de notre activité selon nos seuls désirs ou aversions. Il est infiniment plus difficile de lutter pour influencer la masse ouvrière dans un Etat totalitaire et semi-totalitaire que dans une démocratie. Cette remarque s’applique également aux syndicats dont la destinée reflète l’évolution des Etats capitalistes. Mais nous ne pouvons pas renoncer à travailler avec les ouvriers en Allemagne simplement parce que le régime totalitaire y rend un tel travail extrêmement difficile. Pour la même raison, nous ne pouvons renoncer à la lutte dans les organisations du travail obligatoire créées par le fascisme. A plus forte raison, nous ne pouvons pas renoncer à un travail systématique au sein des syndicats d’un régime totalitaire ou semi-totalitaire simplement parce qu’ils dépendent directement ou indirectement de l’Etat ouvrier ou parce que la bureaucratie prive les révolutionnaires de la possibilité de travailler librement dans ces syndicats. Il est nécessaire de conduire la lutte sous toutes ces conditions concrètes qui ont été créées par le développement précédent, y compris les fautes de la classe ouvrière et les crimes de ses chefs.

Dans les pays fascistes et semi-fascistes, tout travail révolutionnaire ne peut être qu’illégal et clandestin. Il est nécessaire de nous adapter nous-mêmes aux conditions concrètes existant dans les syndicats de chaque pays afin de mobiliser les masses, non seulement contre la bourgeoisie, mais aussi contre le régime totalitaire régnant dans les syndicats eux-mêmes et contre les leaders qui renforcent ce régime.

Le mot d’ordre essentiel dans cette lutte est : indépendance complète et inconditionnelle des syndicats vis-à-vis de l’Etat capitaliste. Cela signifie : lutte pour transformer les syndicats en organes des masses exploitées et non en organes d’une aristocratie ouvrière.

Le second mot d’ordre est : démocratie dans Ies syndicats.

Ce second mot d’ordre découle directement du premier et présuppose pour sa réalisation la complète liberté des syndicats vis-à-vis de l’Etat impérialiste ou colonial.

En d’autres termes, à l’époque actuelle, les syndicats ne peuvent pas être de simples organes de la démocratie comme à l’époque du capitalisme libre-échangiste, et ils ne peuvent pas rester plus longtemps politiquement neutres, c’est-à-dire se limiter à la défense des intérêts quotidiens de la classe ouvrière. Ils ne peuvent pas être plus longtemps anarchistes, c’est-à-dire ignorer l’influence décisive de l’Etat sur la vie des peuples et des classes.

Ils ne peuvent pas être plus longtemps réformistes, parce que les conditions objectives ne permettent plus de réformes sérieuses et durables. Les syndicats de notre époque peuvent ou bien servir comme instruments secondaires du capitalisme impérialiste pour subordonner et discipliner les travailleurs et empêcher la révolution, ou bien au contraire devenir les instruments du mouvement révolutionnaire du prolétariat.

La neutralité des syndicats est complètement et irrémédiablement chose passée et morte avec la libre démocratie bourgeoise.
Nécessité du travail dans les syndicats

De ce qui précède, il découle clairement qu’en dépit de la dégénérescence continuelle des syndicats et de leur intégration progressive à l’Etat impérialiste, le travail au sein des syndicats non seulement n’a rien perdu de son importance, mais reste comme auparavant, et devient dans un certain sens même, révolutionnaire. L’enjeu de ce travail reste essentiellement la lutte pour influencer la classe ouvrière. Chaque organisation, chaque parti, chaque fraction qui prend une position ultimatiste à l’égard des syndicats, c’est-à-dire qui en fait, tourne le dos à la classe ouvrière, simplement parce que ses organisations ne lui plaisent pas, est condamnée à périr. Et il faut dire qu’elle mérite son sort.
Dans les pays arriérés

Du fait que dans les pays arriérés le rôle principal n’est pas joué par le capitalisme national mais par le capitalisme étranger, la bourgeoisie nationale occupe une situation sociale inférieure à ce qu’elle devrait être par rapport au développement de l’industrie.

Dans la mesure où le capital étranger n’importe pas de travailleurs mais prolétarise la population indigène, le prolétariat national joue rapidement le rôle le plus important dans la vie du pays. Dans ces conditions, le gouvernement national, dans la mesure où il essaie de résister au capital étranger, est contraint de s’appuyer plus ou moins sur le prolétariat.

D’autre part, les gouvernements de ces pays qui considèrent comme inévitable et comme plus profitable pour eux-mêmes de marcher la main dans la main avec le capital étranger, détruisent les organisations ouvrières et instaurent un régime plus ou moins totalitaire.

Ainsi, la faiblesse de la bourgeoisie nationale, le manque de traditions du gouvernement démocratique, la pression del’impérialisme étranger et le développement relativement rapide du prolétariat ôtent toute base à un régime démocratique stable. Les gouvernements des pays arriérés, c’est-à-dire coloniaux et semi-coloniaux, prennent dans l’ensemble un caractère bonapartiste au semi-bonapartiste. Ils diffèrent les uns des autres en ce sens que les uns tentent de s’orienter dans une direction démocratique en cherchant un appui chez les ouvriers et les paysans, pendant que d’autres installent une forme de dictature militaire et policière. Cela détermine également le sort des syndicats : ou bien ils sont placés sous la tutelle de l’Etat, ou bien ils sont soumis à une cruelle persécution. Cette tutelle correspond aux deux tâches antagoniques auxquelles l’Etat doit faire face : soit se rapprocher de la classe ouvrière tout entière et gagner ainsi un appui pour résister aux prétentions excessives de l’impérialisme, soit discipliner les travailleurs en les plaçant sous le contrôle d’une bureaucratie.
Le capitalisme monopolisateur et les syndicats

Le capitalisme monopolisateur est de moins en moins prêt à admettre à nouveau l’indépendance des syndicats. Il exige de la bureaucratie réformiste et de l’aristocratie ouvrière, qui ramassent les miettes de sa table, qu’elles soient toutes les deux transformées en sa police politique aux yeux de la classe ouvrière. Si cela ne se réalise pas, la bureaucratie ouvrière est supprimée et remplacée par les fascistes. Alors tous les efforts de l’aristocratie ouvrière, au service de l’impérialisme, ne peuvent la sauver plus longtemps de la destruction.

A un certain degré de l’intensification des contradictions de classe dans chaque pays et des antagonismes entre les nations, le capitalisme impérialiste ne peut plus tolérer une bureaucratie réformiste (au moins jusqu’à un certain point) que si cette dernière agit directement comme actionnaire, petite mais active, dans les entreprises impérialistes, dans leurs plans et dans leurs programmes, au sein même du pays aussi bien que sur l’arène mondiale. Le social réformisme doit être transformé en social impérialisme dans le but de prolonger son existence et rien de plus car, dans cette voie, il n’y a en général aucune issue.

Cela signifie-t-il qu’à l’époque impérialiste, il ne peut exister, en général, de syndicats indépendants ? Poser la question de cette façon serait fondamentalement erroné. Impossible est en effet l’existence de syndicats réformistes indépendants ou semi-indépendants. Tout à fait possible est l’existence de syndicats révolutionnaires qui non seulement ne sont plus des soutiens de la police impérialiste, mais qui se fixent comme tâche de renverser directement le système capitaliste. A l’époque de l’impérialisme décadent, les syndicats ne peuvent être réellement indépendants que dans la mesure où ils sont consciemment dans l’action des organes de la révolution prolétarienne. Dans ce sens, le programme transitoire adopté par le dernier Congrès de la IVéme internationale est non seulement le programme d’activité du parti mais, dans ses lignes essentielles, également le programme de l’activité syndicale.
Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux

Le développement des pays arriérés présente un caractère combiné. En d’autres termes, le dernier cri de la technologie, de l’économie, et de la politique impérialiste se combine dans ces pays à l’état arriéré et primitif traditionnel. Cette loi peut être observée dans les sphères les plus diverses du développement des pays coloniaux ou semi-coloniaux, y compris celle du mouvement syndical. Le capitalisme opère ici dans sa forme la plus cynique et la plus ouverte. Il transporte sur un terrain vierge les méthodes les plus perfectionnées de sa domination tyrannique.
En Angleterre

Dans tout le mouvement syndical mondial on a pu observer, durant la dernière période, un glissement à droite et la suppression de la démocratie intérieure. En Angleterre, le mouvement minoritaire dans les syndicats a été écrasé (non sans l’intervention de Moscou) ; les leaders syndicaux sont aujourd’hui, spécialement sur le terrain de la politique étrangère, des agents fidèles du parti conservateur.
En France

En France, il n’y avait pas de place pour une existence indépendante des syndicats staliniens. Ils s’unirent aux soi-disant anarcho-syndicalistes sous la direction de Jouhaux et, comme résultat de cette unification, il y eut un déplacement général du mouvement syndical, non vers la gauche, mais vers la droite.

La direction de la CGT est l’agence la plus directe et la plus ouverte du capitalisme impérialiste français.
Aux Etats-Unis

Aux Etats-Unis, le mouvement syndical est passé au cours de ces dernières années par une période très mouvementée. La montée du CIO met en évidence les tendances révolutionnaires qui se manifestent dans les masses travailleuses. Cependant, remarquable et significatif au plus haut degré est le fait que la nouvelle organisation syndicale de gauche, à peine fondée, tombait sous la coupe de l’Etat impérialiste. La lutte entre les dirigeants de l’ancienne fédération et ceux de la nouvelle se réduit dans une large mesure à une lutte pour parvenir à la collaboration avec Roosevelt et son cabinet pour obtenir leur appui.
En Espagne

Non moins significatif, bien que dans un sens différent, est le développement ou la dégénérescence des syndicats espagnols.

Dans les syndicats socialistes, tous les éléments dirigeants qui dans une certaine mesure représentaient l’indépendance du mouvement syndical, furent mis à l’écart. Quant aux syndicats anarcho-syndicalistes, ils furent transformés en instruments de la bourgeoisie républicaine.

Leurs leaders devinrent des ministres conservateurs bourgeois. Le fait que cette transformation eut lieu pendant la guerre civile n’amoindrit pas sa signification. La guerre est une continuation de la politique. Elle en favorise les développements, met à nu leurs caractères fondamentaux, détruit tout ce qui est pourri, faux, équivoque, et maintient seulement ce qui est essentiel. Le glissement des syndicats vers la droite est dû à l’exacerbation des contradictions sociales et internationales. Les leaders du mouvement syndical sentaient, comprenaient, ou on leur avait fait comprendre, que ce n’était plus le moment de jouer à l’opposition. Chaque mouvement d’opposition au sein du mouvement syndical, et spécialement au sommet, menace de provoquer un formidable mouvement de masses et de créer ainsi des difficultés à l’impérialisme national. Cela motive le glissement des syndicats vers la droite et la suppression de la démocratie ouvrière dans les syndicats, l’évolution vers le régime totalitaire, caractéristique fondamentale de la période.
En Hollande

Nous devons également évoquer le cas de la Hollande où non seulement le mouvement syndical réformiste fut un appui pour l’impérialisme, mais où la soi-disant organisation anarcho-syndicaliste passa également sous le contrôle du gouvernement impérialiste. En dépit de ses sympathies platoniques pour la IVème Internationale, Sneevliet, le secrétaire de l’organisation, avait, comme député au parlement hollandais, pour premier objectif d’éviter que les foudres du gouvernement ne s’abattent sur son organisation syndicale.
Au Mexique

La nationalisation des chemins de fer et des champs de pétrole au Mexique n’a évidemment rien de commun avec le socialisme.

C’est une mesure de capitalisme d’Etat dans un pays arriéré qui cherche à se défendre de cette façon d’une part contre l’impérialisme étranger, et d’autre part contre son propre prolétariat. La gestion des chemins de fer et des champs de pétrole sous le contrôle des organisations ouvrières n’a rien de commun avec le contrôle ouvrier sur l’industrie, car, en fin de compte, la gestion est entre les mains de la bureaucratie ouvrière, qui est indépendante des travailleurs, mais en retour complètement sous la dépendance de l’Etat bourgeois. Cette mesure de la part de la classe dirigeante vise à discipliner la classe ouvrière, et à la faire travailler davantage au service des " intérêts communs " de l’Etat qui semblent se confondre avec les intérêts de la classe ouvrière elle-même. En réalité, toute la tâche de la bourgeoisie consiste à liquider les syndicats en tant qu’organes de la lutte des classes et à les remplacer par la bureaucratie syndicale comme organe de direction de l’Etat bourgeois sur les ouvriers. Dans ces conditions, la tâche de l’avant-garde révolutionnaire consiste à conduire la lutte pour la complète indépendance des syndicats et pour l’introduction du contrôle ouvrier véritable sur la bureaucratie syndicale qui a été transformée en administration des chemins de fer, des entreprises de pétrole, etc.
L’anarchisme

Les évènements de la dernière période qui a précédé la guerre ont révélé avec une clarté particulière que l’anarchisme qui, du point de vue théorique, n’est jamais qu’un libéralisme poussé à l’extrême, ne fut dans la pratique qu’un mouvement de propagande s’exerçant paisiblement dans le cadre de la république démocratique dont il cherchait la protection.

Si nous faisons abstraction des actes terroristes individuels, etc., l’anarchisme, comme mouvement de masse et d’action politique, n’a exercé qu’une activité propagandiste sous la protection pacifique de la légalité.

Dans les moments de crise, les anarchistes ont toujours fait le contraire de ce qu’ils avaient préconisé dans les périodes calmes.

Ce fait fut signalé par Marx en relation avec les événements de la Commune de Paris, et il se reproduisit à une beaucoup plus grande échelle dans l’expérience de la révolution espagnole.

Des syndicats démocratiques dans le vieux sens du terme, c’est-à-dire des organismes dans le cadre desquels différentes tendances s’affrontent plus ou moins librement au sein d’une même organisation de masse, ne peuvent plus exister longtemps.

Tout comme il est impossible de revenir à l’Etat démocratique bourgeois, il est impossible de revenir à la vieille démocratie ouvrière. Le sort de l’un reflète le sort de l’autre. Il est un fait certain que l’indépendance des syndicats, dans un sens de classe, dans leur rapport avec l’Etat bourgeois, ne peut être assurée, dans les conditions actuelles, que par une direction complètement révolutionnaire qui est la direction de la IVème Internationale. Cette direction, naturellement, peut et doit être rationnelle et assurer aux syndicats le maximum de démocratie concevable dans les conditions concrètes actuelles. Mais sans la direction politique de la IVème Internationale, l’indépendance des syndicats est impossible.

Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1940/08/19400800.html

Léon Trotsky

Il faut chasser des soviets la bureaucratie et la nouvelle aristocratie

3 juillet 1938

J’ai reçu, au sujet du mot d’ordre qui apparaît en tête de cet article, quelques remarques critiques qui sont d’un intérêt général et méritent donc qu’il y soit répondu non dans une lettre personnelle, mais dans un article [1].

Citons d’abord ces critiques.

L’exigence de « chasser des soviets la bureaucratie et la nouvelle aristocratie », ne tient pas compte, selon mon correspondant, des graves conflits sociaux qui existent à l’intérieur de la bureaucratie et de l’aristocratie, dont des fractions passeront dans le camp du prolétariat, comme il est dit dans un autre passage de la même thèse (le projet de programme).

Cette exigence (« chasser... la bureaucratie... ») établit une base fausse (« mal définie ») pour le fait que des dizaines de millions de personnes (y compris les ouvriers qualifiés) soit privés du droit de vote.

Cette exigence est en contradiction avec la partie du programme qui affirme que « la démocratisation des soviets est impossible sans la légalisation des partis soviétiques. Les ouvriers et les paysans eux-mêmes indiqueront librement par leur vote quels partis ils reconnaissent comme des partis soviétiques ».

« En tout cas », poursuit l’auteur de la lettre, « Il ne semble pas y avoir de raison politique valable pour décider a priori de priver du droit de vote des groupes sociaux entiers de la société russe d’aujourd’hui. La privation du droit de vote devrait reposer sur des actes politiques de violence commis par des groupes ou des individus contre le nouveau pouvoir soviétique ».

Finalement, l’auteur de cette lettre souligne également que c’est la première fois que le mot d’ordre de « privation du droit de vote » est mis en avant, qu’il n’y a pas eu de discussion à ce sujet, et qu’il serait préférable de renvoyer cette question à un examen approfondi après la conférence internationale.

Telles sont les raisons et les arguments de mon correspondant. Malheureusement je ne peux en aucune façon les accepter. Ils expriment une attitude formelle, juridique, purement constitutionnelle, sur une question qu’il faut précisément aborder d’un point de vue politique­ révolutionnaire. La question n’est pas de savoir qui les nouveaux soviets priveront du pouvoir quand ils auront été définitivement établis : on peut laisser tranquillement à l’avenir le soin d’élaborer la nouvelle constitution soviétique. La question, c’est comment se débarrasser de la bureaucratie soviétique, qui opprime et vole les ouvriers et les paysans, qui mène à leur ruine les conquêtes d’Octobre, et qui constitue l’obstacle principal sur la voie de la révolution internationale. Nous sommes depuis longtemps arrivés à la conclusion que cela ne peut être réalisé que par le renversement violent de la bureaucratie, c’est à dire par une nouvelle révolution politique.

Bien entendu, il y a dans les rangs de la bureaucratie des éléments révolutionnaires sincères du type de Reiss. Mais ils ne sont pas nombreux et, en tout cas, ils ne déterminent pas la physionomie politique de la bureaucratie, laquelle est une caste thermidorienne centralisée, couronnée par la clique bonapartiste de Staline. On peut être sûr que, plus déterminé sera le mécontentement des travailleurs et plus s’accentuera la différenciation à l’intérieur de la bureaucratie. Mais, pour atteindre cet objectif, il nous faut d’une part comprendre théoriquement, mobiliser politiquement et organiser la haine des masses contre la bureaucratie en tant que caste dirigeante. De véritables soviets d’ouvriers et de paysans ne peuvent surgir que dans le cours du soulèvement contre la bureaucratie. De tels soviets s’opposeront à l’appareil militaro-­policier de la bureaucratie. Comment pourrions nous donc admettre dans les soviets les représentants du camp contre lequel se produit le soulèvement ?
Des critères erronés

Mon correspondant, je l’ai déjà indiqué, considère que les critères pour désigner la bureaucratie et l’aristocratie sont erronés (« mal définis ») puisqu’ils conduisent au rejet a priori de dizaines de millions de personnes. C’est précisément en cela que réside l’erreur centrale de l’auteur de cette lettre. Il ne s’agit pas d’une détermination « constitutionnelle », appliquée sur la base de critères juridiques déterminés, mais de la véritable autodétermination des camps en lutte. Les soviets ne peuvent apparaître qu’au cours de la lutte décisive. Ils seront créés par ces couches de travailleurs qui se seront mises en mouvement. La signification des soviets réside précisément dans le fait que leur composition. n’est pas déterminée par des critères formels, mais par la dynamique de la lutte des classes. Certaines des couches de « l’aristocratie » soviétique oscilleront entre le camp des ouvriers révolutionnaires et le camp de la bureaucratie. Leur entrée dans les soviets et sa date dépendront du développement général de la lutte et de l’attitude qu’adopteront à son égard les différents groupes de l’aristocratie soviétique. Ceux des éléments de la bureaucratie et de l’aristocratie qui passeront du côté des rebelles au cours de la révolution trouveront certainement place dans les soviets. Mais cette fois, pas en qualité de bureaucrates et d’ « aristocrates », mais en qualité de participants à la rébellion contre la bureaucratie.

L’exigence de « chasser des soviets » la bureaucratie ne peut en aucun cas être opposée à celle de la légalisation des partis soviétiques. En réalité, ces mots d’ordre se complètent l’un l’autre. Actuellement les soviets ne sont qu’un appendice décoratif de la bureaucratie. C’est seulement en chassant la bureaucratie ce qui est impensable en dehors d’un soulèvement révolutionnaire qu’on pourra régénérer la lutte entre différentes tendances et différents partis à l’intérieur des soviets. « Les ouvriers et les paysans eux-mêmes indiqueront librement par leur vote quels partis sont soviétiques », dit la thèse. Mais c’est précisément pour cela qu’il faut avant tout bannir des soviets la bureaucratie.

Il est en outre faux de dire que ce mot d’ordre représente quelque chose de nouveau dans les rangs de la IV° Internationale. Il est possible que sa formulation soit nouvelle, mais pas son contenu. Pendant longtemps, nous avons été sur la position de la réforme du régime soviétique. Nous espérions qu’en organisant la pression des éléments de l’avant garde, l’Opposition de gauche serait capable, avec l’aide des éléments progressistes de la bureaucratie elle-même, de réformer le système soviétique. Nous ne pouvions éviter cette étape. Mais le cours ultérieur des événements a au moins réfuté la perspective d’une transformation pacifique du parti et des soviets. D’une position en faveur de la réforme, nous sommes passés à la position de la révolution, c’est à dire du renversement de la bureaucratie par la violence. Mais comment peut on simultanément renverser la bureaucratie par la violence et lui accorder une place légale dans les organes de l’insurrection ? Si l’on envisage jusqu’au bout les tâches révolutionnaires auxquelles sont confrontés l’ouvrier et le paysan soviétique, il nous faut admettre que le mot d’ordre qui sert de titre à cet article est juste, évident et urgent. C’est pourquoi, selon moi, la conférence internationale devrait le ratifier [2].

Notes

[1] La phrase qui figure comme titre de l’article de Trotsky est extraite du Programme de Transition dans lequel il avait défini les grands traits de la « révolution politique ». Trotsky avait reçu une lettre d’un dirigeant américain qui la critiquait. Ce dirigeant, Joseph Friedman, dit Joe Carter (1910 195 ?) avait été, tout jeune, un dirigeant des jeunesses socialistes (Y.P.S.L.) à New York. Il était passé aux J.C. (Y.W.L.) en 1928 et presque aussitôt, à 18 ans, à l’Opposition de gauche et avait été exclu au mois de décembre du P.C. américain. Il avait ensuite dirigé la Youth Spartacus League et était membre du comité national du S.W.P. Il était un adversaire permanent de Cannon. ­Trotsky voulait que la discussion qu’il soulevait soit portée devant tous les militants.

[2] Trotsky écrivit ensuite à Carter : « Cher Camarade Carter, Du fait du caractère général de votre lettre, j’ai préféré, dans l’intérêt de l’affaire, y répondre dans un article que j’inclus pour le comité national. Vous pouvez la publier dans le Bulletin intérieur ou autrement, si vous le jugez nécessaire » (Lettre à Carter, 4 juillet 1938, 7574, avec la permission de la Houghton Library, traduite de l’anglais).
Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1938/07/lt19380703.htm

Le programme de transition :

La nouvelle montée de la révolution en URSS commencera, sans aucun doute, sous le drapeau de la LUTTE CONTRE L’INÉGALITÉ SOCIALE ET L’OPPRESSION POLITIQUE.

A bas les privilèges de la bureaucratie !

A bas le stakhanovisme !

A bas l’aristocratie soviétique avec ses grades et ses décorations !

Plus d’égalité dans le salaire de toutes les formes de travail !

La lutte pour la liberté des syndicats et des comités d’usine, pour la liberté de réunion et de la presse, se développera en lutte pour la renaissance et l’épanouissement de la DEMOCRATIE SOVIÉTIQUE.

La bureaucratie a remplacé les soviets, en tant qu’organes de classe, par la fiction du suffrage universel, dans le style de Hitler-Goebbels. Il faut rendre aux soviets, non seulement leur libre forme démocratique, mais aussi leur contenu de classe. De même qu’auparavant la bourgeoisie et les Koulaks n’étaient pas admis dans les soviets, de même maintenant LA BUREAUCRATIE ET LA NOUVELLE ARISTOCRATIE DOIVENT ÊTRE CHASSÉES DES SOVIETS. Dans les soviets, il n’y a place que pour les représentants des ouvriers, des travailleurs des kolkhozes, des paysans et des soldats rouges.

Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/trans/tran17.html

LE PROBLEME DE L’ARISTOCRATIE OUVRIERE et le mouvement révolutionnaire

un ancien texte d’un camarade qui venait de quitter Lutte ouvrière, édité par L’Ouvrier

Source : https://www.louvrier.org/sites/default/files/2020-12/P02-LE%20PROBLEME%20DE%20L%27ARISTOCRATIE%20OUVRIERE.pdf

Le mouvement ouvrier socialiste révolutionnaire s’exprime par sursauts. La classe ouvrière, contrairement aux précédentes classes sociales révolutionnaires, ne peut pas développer ses solutions dans le cadre de la société en place. Ses tentatives ne peuvent prendre qu’une forme apparemment éphémère. Mais en réalité chaque phase, chaque montée de son mouvement, l’enrichit et prépare sa suite.

Ce mouvement a connu l’une de ses premières formes à partir des années 1830, en Angleterre, avec le mouvement chartiste. Il s’est poursuivi par le soulèvement ouvrier de 1848 à Paris, réprimé dans le sang. Il reprend vie avec éclat sous la Commune de Paris, franchissant le pas de l’exercice du pouvoir. Et il le confirme cette fois à l’échelle d’une fraction importante de la population mondiale, avec la révolution russe, l’année 1917.

De chacun de ces événements à celui qui va le dépasser, le temps s’allonge : 23 ans de 1848 à 1871, 46 ans ensuite jusqu’à 1917. Et 80 ans depuis, sans qu’on ait dépassé le point atteint par cette révolution. Les choses semblent se passer comme si la société bourgeoise avait à chaque fois trouvé les moyens de se reprendre et avait profité du reflux du mouvement ouvrier pour consolider sa domination.

Jusqu’à la Commune de Paris, et durant la décennie qui a suivi, c’est par la violence, la répression, les interdictions de toutes sortes et les entraves à l’organisation ouvrière, que le monde bourgeois s’est donné un délai de tranquillité sociale. De cette période, qui est aussi celle de la vie de Marx et Engels, il nous reste un capital considérable. Le mouvement ouvrier a appris en particulier à s’organiser malgré la répression.

DANS LES PAYS RICHES, CONTRE LES MILITANTS SOCIALISTES, LA BOURGEOISIE A REMISE LA REPRESSION POUR L’EMBOURGEOISEMENT

Mais les choses ont commencé à changer dans les dernières années du 19° siècle, dans les grands pays capitalistes. En France, le droit syndical est reconnu en 1884. En Allemagne, les lois d’exception anti-ouvrières sont levées en 1890. Une nouvelle politique est de toute évidence en train d’être mise en place. La bourgeoisie européenne se décide à calmer le jeu avec son prolétariat.

La répression ne disparaît pas complètement, mais elle passe au second plan : ce sera désormais une solution de rechange, lorsque la nouvelle politique ne suffira plus. Cette nouvelle politique consiste à accepter de négocier, de marchander certaines améliorations, à constituer ainsi une couche relativement privilégiée dans la classe ouvrière, et à tenter de sélectionner et de favoriser une catégorie de militants correspondant à cette politique.

Cette politique aura un plein succès en 1914. La bourgeoisie n’aura même pas à élever la voix : il suffira que la guerre soit déclarée pour qu’on voie immédiatement dans chaque pays l’essentiel des organisations ouvrières passer avec armes et bagages de son côté, proposer leur service, et trahir tout leur passé. Après une pareille victoire, tous les pays capitalistes qui en ont les moyens, tous les grands ou plus petits pays riches, se décident définitivement à user de cette voie pour maîtriser leur mouvement ouvrier. C’est cette politique qui est le moyen par lequel nos bourgeoisies actuelles continuent de maintenir leur ordre et leur société.

Il a fallu aux militants des autres générations essentiellement apprendre à lutter contre la répression. Aujourd’hui, nous sommes toujours sous surveillance policière, mais plutôt rares sont, en France, en Angleterre, en Allemagne, les cas où des militants, et surtout des travailleurs du rang peuvent voir l’Etat et sa répression comme des arbitraires abusifs et injustes, comme des moyens d’entraver l’action ouvrière légitime.

Encore plus rares sont les cas où l’action répressive de l’Etat bourgeois entraîne d’autres travailleurs à réagir, et incite une partie d’entre eux à s’engager à l’action militante, pour prendre la relève de ceux qui sont emprisonnés, persécutés ou morts, forgeant génération après génération des militants moins naïfs, plus réalistes, formés au niveau où se situe la réalité de l’appareil d’Etat.

Nous vivons dans un de ces pays riches, et nous devons conserver l’héritage qui a coûté cher aux générations précédentes en ce qui concerne la capacité à militer en temps de répression. Mais nous devons y ajouter la capacité à nous y retrouver dans cette situation où la bourgeoisie n’a plus besoin d’utiliser la répression. C’est l’existence d’une couche ouvrière repue, conservatrice, vivant bien, et voulant croire à un avenir raisonnable dans cette société, qui remplace la répression de manière particulièrement efficace.

LA PREMIERE POLITIQUE ENVERS LA CLASSE OUVRIERE : L’ABAISSER TOUTE ENTIERE AU PLUS BAS

Bien avant la France ou l’Allemagne, c’est l’Angleterre qui a, la première, fait le choix d’une politique consistant à choyer sa classe ouvrière, ou du moins une partie de sa classe ouvrière, plutôt que de lui faire la guerre. Seulement, l’Angleterre s’y est prise si tôt et avec une telle avance que longtemps cette politique est passée pour exceptionnelle, y compris pour Marx et Engels.

C’est en Angleterre qu’est apparue la révolution industrielle, et c’est en Angleterre qu’est née la classe ouvrière moderne, l’ouvrier d’industrie. Pendant plusieurs dizaines d’années, c’est uniquement par la violence la plus ouverte que s’est menée l’exploitation de l’ouvrier.

L’usine est alors un véritable bagne, où patron et contremaître sont des geôliers infligeant amendes et humiliations à tout propos, fouettant les enfants qui n’en peuvent plus de fatigue, abusant des filles et des femmes. On y travaille jusqu’à l’épuisement.

Les conditions de travail sont épouvantables. L’atmosphère des fabriques est malsaine : chaude, humide, saturée de poussières de ferraille, de coton ou de lin. Les gestes répétés pendant 14 heures d’affilée déforment les membres, le corps. Les accidents graves sont fréquents.

La fabrique n’épargne personne. Bien au contraire, les patrons anglais jouent à fond sur la concurrence entre hommes et femmes, entre adultes et enfants. Aux environs de 1845, des enfants de 5, 8, 9 ans font des journées de 14 à 16 heures. Près de la moitié des ouvriers d’usine ont moins de 18 ans, et un peu plus de la moitié sont des femmes.

L’ouvrier n’est rien, ne possède rien, vit de son salaire au jour le jour. Les seules denrées auxquelles ont accès les familles ouvrières sont la pomme de terre, la viande à demi-pourrie, les marchandises frelatées (la farine mêlée à de la craie, le cacao mêlé à de la terre brune). Engels raconte dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre que chez les ouvriers les plus mal payés à Londres, "on consomme à défaut d’autre nourriture, des pelures de pommes de terre, des déchets de légumes, des végétaux pourrissants, et on ramasse avidement tout ce qui peut contenir ne serait-ce qu’un atome de produit mangeable".

Les logements ouvriers sont insalubres, ouverts à tous les vents, sans une chaise ou un lit, et les témoins de l’époque les comparent à des porcheries. En 1837, le typhus fait des ravages à Londres. La durée moyenne de vie des travailleurs se réduit considérablement en l’espace d’un demi-siècle. Le rapport sur les conditions sanitaires de 1842 établit qu’à Liverpool, la durée moyenne de vie pour les ouvriers et les journaliers est de 15 ans seulement (contre 35 ans pour les classes dites supérieures). A Manchester, 57 % des enfants d’ouvriers meurent avant l’âge de 5 ans (contre 20 % pour les classes supérieures).

Peu d’ouvriers sont aptes au service militaire. "Les ouvriers, dit un médecin chargé d’examiner les recrues, sont petits, débiles et physiquement peu solides. Beaucoup, par surcroît, présentent des déformations de la cage thoracique ou de la colonne vertébrale".

Cette condition terrible est faite sans distinction aucune, vis-à-vis de tous les ouvriers.

L’idée de séparer, de tenter de diviser entre eux les ouvriers, n’existe tout simplement pas. Si des différences existent, elles sont dues au hasard, aux lois de la concurrence capitaliste, et en aucune manière à une volonté de la bourgeoisie de faire apparaître une quelconque différence de traitement.

Ces différences sont passagères. Dans la tête des travailleurs, elles n’apparaissent en aucune manière comme un privilège, et elles n’incitent pas celui qui connaît pendant quelques semaines ou quelques mois un sort un peu moins terrible, à se considérer différemment de la masse ouvrière.

Voici ce qu’en dit Engels : "La classe ouvrière des grandes villes nous présente ainsi un éventail de modes d’existence différents, - dans le cas le plus favorable une existence momentanément supportable : à labeur acharné bon salaire, bon logis et nourriture pas précisément mauvaise - du point de vue de l’ouvrier évidemment, tout cela est bon et supportable - au pire, une misère cruelle qui peut aller jusqu’à être sans feu ni lieu et à mourir de faim ; mais la moyenne est beaucoup plus proche du pire que du meilleur de ces 2 cas. Et
n’allons pas croire que cette gamme d’ouvriers comprend simplement des catégories fixes qui nous permettraient de dire : cette fraction de la classe ouvrière vit bien, celle-là mal, il en est et il en sera toujours ainsi ; tout au contraire ; si c’est encore parfois le cas, si certains secteurs isolés jouissent encore d’un certain avantage sur d’autres, la situation des ouvriers dans chaque branche est si instable, que n’importe quel travailleur peut-être amené à parcourir tous les degrés de l’échelle, du confort relatif au besoin extrême, voire être en danger de mourir de faim ; et d’ailleurs il n’est pas de prolétaire anglais qui n’ait beaucoup à dire sur ses considérables revers de fortune".

C’est l’unité dans la misère, ou dans le risque permanent de misère. Il ne peut pas se former dans ces conditions de couche ouvrière pouvant raisonnablement espérer s’en sortir.

Si la bourgeoisie a une politique de division, c’est uniquement pour faire pression vers le bas, au niveau des salaires et des conditions de vie. Le sort le plus terrible, elle peut l’imposer aux immigrés que sont les travailleurs irlandais. "L’Irlandais, écrit Engels, n’est pas
habitué aux meubles ; un tas de paille, quelques chiffons absolument inutilisables comme vêtement, et voilà pour sa couche. Un bout de bois, une chaise cassée, une vieille caisse en guise de table, il ne lui en faut pas plus ; une théière, quelques pots et écuelles de terre, et cela lui suffit pour sa cuisine qui fait en même temps office de chambre à coucher et de salle de séjour. (...) Et d’ailleurs, pourquoi lui faudrait-il de l’espace ? Dans son pays, dans sa cabane de torchis, une seule pièce suffisait à tous les usages domestiques : en Angleterre, la famille n’a pas non plus besoin de plus d’une pièce. Ainsi cet entassement de plusieurs personnes dans une seule pièce, maintenant si répandu, a été introduit principalement par l’immigration irlandaise". (...)

"C’est contre un concurrent de ce genre que doit lutter le travailleur anglais, dit Engels, contre un concurrent occupant le barreau de l’échelle le plus bas qui puisse exister dans un pays civilisé et qui précisément pour cette raison, se contente d’un salaire inférieur à celui de n’importe quel autre travailleur".

LE TRAVAIL DE MILLIONS DE COLONISES, COMPLEMENT DE L’EXPLOITATION OUVRIERE

De manière tout à fait complémentaire à l’exploitation ouvrière forcenée, le jeune capitalisme anglais pratique la colonisation moderne à grande échelle avant tout le monde.

Son principal champ d’action, c’est l’Inde.

L’Inde avait été l’objet des convoitises de la France et de l’Angleterre au 17° siècle.

Cette concurrence s’était concrétisée par la rivalité de deux compagnies, la Compagnie française des Indes orientales, et la Compagnie anglaise des Indes orientales, soutenues chacune par son Etat national. Cette guerre économique est gagnée par l’Angleterre, et sanctionnée par le Traité de Paris de 1763. La France ne conserve que quelques comptoirs, dont Pondichéry et Chandernagor.

A partir de là, l’Inde tout entière voit arriver les Anglais. Mais la France ne renonce pas pour autant. Vers 1800, l’Angleterre doit mener deux guerres difficiles contre la
population marathe, dont l’armée est dirigée par des Français. C’est par une série de guerres que l’Angleterre ajoute ainsi les annexions aux annexions, systématiquement, durant des dizaines d’années. En 1843, la région du Sindh, et en 1849 le Penjab, sont enfin gagnés là encore contre des armées indiennes équipées de matériel français.

Dans les régions devenues anglaises, les mutineries éclatent régulièrement. En 1857, la révolte éclate parmi les Cipayes, qui sont des soldats indigènes incorporés dans les troupes anglaises. La révolte s’étend à la population civile. Elle est matée dans le sang. En 1858, l’Angleterre installe en Inde même un vice-roi.

Dans un premier temps, l’Angleterre se contente d’acheter les soieries et les cotonnades fabriquées en Inde par une main-d’oeuvre nombreuse, et qui peut en vivre. Mais le développement des filatures et des tissages de coton à Manchester la pousse à ne faire de l’Inde qu’une immense source de coton. L’Angleterre concurrence la population coloniale en copiant ses produits avec ses machines ultramodernes. Les tisserands indiens doivent alors baisser les prix pour soutenir la concurrence, et finissent ruinés, retournant à la terre. Ils n’ont plus aucune liberté et sont obligés de produire du coton, rien que du coton, et non pas les traditionnelles cultures vivrières dont ils pouvaient vivre, par la consommation ou l’échange local.

Lorsque la guerre de sécession éclate aux Etats-Unis et tarit la source de coton américaine, le développement du coton aux Indes au détriment de toute autre production devient une véritable folie. En 1866, on restreint à tel point la culture du riz, qu’il suffit d’une poussée des prix pour provoquer une famine. Le seul secteur d’Orissa, dans le Bengale, connaît plus d’un million de morts. Vers 1870, les cotonnades représenteront près de la moitié des exportations anglaises, et le capitalisme anglais est rayonnant.

Dès qu’elle a commencé à vérifier l’intérêt de l’exploitation coloniale en complément de l’industrie de la métropole, l’Angleterre s’est lancée dans une chasse systématique à de nouvelles colonies. Elle met la main sur l’Australie à partir de 1851, la Basse-Birmanie en 1852, le Natal en 1856, le Canada en 1867, la Côte d’or en 1871, la Nouvelle-Zélande en 1875, le Transvaal en 1877, l’Egypte en 1882, en Afrique partout où elle le peut (Soudan, Nouvelle-Guinée, Rhodésie) à partir des années 1880, en Haute-Birmanie en 1886.

Cecil Rhodes, homme d’affaires et administrateur colonial anglais, qui laissera son nom à l’Etat de la Rhodésie, déclare en 1895, après avoir assisté à un meeting de chômeurs à Londres : "J’étais hier dans l’East-End, et j’ai assisté à une réunion de sans-travail. J’y ai entendu des discours forcenés. Ce n’était qu’un cri : Du pain ! Du pain ! Revivant toute la scène en rentrant chez moi, je me sentis encore plus convaincu qu’avant de l’importance de l’impérialisme... L’idée qui me tient le plus à cœur c’est la solution du problème social, à savoir : pour sauver les 40 millions d’habitants du Royaume-Uni d’une guerre civile meurtrière, nous, les colonisateurs, devons conquérir des terres nouvelles afin d’y installer l’excédent de notre population, d’y trouver de nouveaux débouchés pour les produits de nos fabriques et de nos mines. L’Empire, ai-je toujours dit, est une question de ventre. Si vous voulez éviter la guerre civile, il vous faut devenir impérialiste".

A PARTIR DE 1848, LA BOURGEOISIE ANGLAISE FAVORISE UNE FRACTION DE SA CLASSE OUVRIERE : LES TRAVAILLEURS QUALIFIES, ET LES SYNDIQUES

C’est de 1848 que date l’apparition de signes d’une nouvelle attitude politique vis-à-vis de leur classe ouvrière de la part de patrons anglais. Ceux-ci découvrent que des conditions de travail un peu moins terribles peuvent améliorer les rendements, et au bout du compte, leur permettre d’être gagnants. C’est que la quantité de travail que peut fournir l’ouvrier n’est pas fixe. Elle peut augmenter comme on l’a fait jusqu’ici en abaissant sans cesse les salaires. Mais elle peut aussi augmenter, à l’inverse, par des hausses de salaire.

Ce sont les entreprises qui se portent le mieux qui font les premières cette découverte.

Des travailleurs moins écrasés sont mieux formés au travail, des travailleurs moins vite jetés à la rue acquièrent une expérience et peuvent améliorer le rendement, enfin les motifs d’absentéisme ou de grève auront tendance à diminuer. Il est donc possible d’augmenter un peu la part qui revient à l’ouvrier, tout en augmentant aussi la part qui revient au capitaliste.
Cette amélioration du sort de l’ouvrier n’a de chances d’atteindre son résultat que parce que la condition générale est et reste au plus bas. Dans la concurrence que se mènent les patrons entre eux, seuls les plus puissants peuvent se permettre d’user de cette politique, car elle nécessite un investissement, en salaires améliorés, mais aussi en machines moins dangereuses et plus performantes.

L’historien anglais Hobsbawm explique que dans l’Angleterre des années 1840 : "Les employeurs abandonnèrent progressivement les méthodes "extensives" d’exploitation (l’allongement des horaires de travail et la diminution des salaires notamment), au profit des méthodes "intensives" qui signifiaient le contraire. La loi des 10 heures de 1847 en fit une nécessité dans l’industrie cotonnière, mais nous trouvons la même tendance dans tout le Nord industriel sans aucune pression législative. Ce que les continentaux devaient appeler "la semaine anglaise", le "week-end" (qui commençait le samedi à midi) se répandit dans le Lancashire dans les années 1840 et à Londres pendant la décennie suivante. La rémunération au rendement (primes aux ouvriers) gagna certainement du terrain, tandis que les contrats devenaient souvent plus courts et plus souples. (...) Les contraintes extra-économiques diminuèrent : les employeurs acceptaient plus volontiers la surveillance légale des conditions de travail - effectuée par les admirables inspecteurs d’usine. Ces phénomènes tenaient moins à la rationalité ou à une pression politique qu’à un apaisement des tensions. Les industriels britanniques se sentaient maintenant assez riches et confiants pour supporter ces modifications. On a signalé que les employeurs qui, dans les années 1850 et 1860, prônaient une politique de salaires relativement élevés, dirigeaient des sociétés florissantes, établies de longue date sans pour autant être menacées de faillite par les fluctuations du marché". (Histoire économique et sociale de l’Angleterre)

Au bout de plusieurs dizaines d’années de cette politique, c’est bien une division de la classe ouvrière qui s’est faite. Selon Hobsbawm, aux alentours des années 1880-90 : "Les premières enquêtes sociales sérieuses menées à la fin du siècle (...), dit-il, montrèrent que presque 40 % de la classe ouvrière vivait dans ce que l’on appelait alors la "pauvreté" ou même pire, c’est-à-dire avec un revenu familial de 18 à 21 shillings ; les deux-tiers de ces malheureux, à un moment ou à un autre de leur vie - généralement dans leur vieillesse - devenaient de véritables indigents. A l’autre extrémité de la classe ouvrière, au maximum 15 % vivaient dans ce que l’on considérait comme le confort, avec des revenus de 2 livres ou plus. En d’autres termes, la classe ouvrière victorienne et édouardienne était divisée entre une aristocratie qualifiée qui jouait normalement gagnant sur le marché du travail - c’est-à-dire qu’elle tablait sur sa rareté pour exiger des salaires plus élevés -, la masse non spécialisée ou inorganisée qui ne pouvait demander que des salaires de subsistance ou de quasi-subsistance à ses employeurs". (...) "Une nourriture abondante, des vêtements calqués sur ceux de la classe moyenne, quand le loyer le permettait un salon propret avec un ameublement bon marché qui, s’il n’est ni luxueux ni beau en soi, est le symbole d’une aisance respectable et le signe d’un avenir meilleur, un journal, un club, des vacances à l’occasion, peut-être un instrument de musique".

"C’est ainsi qu’un observateur bien informé décrivait leur condition dans le milieu des années 1880. Il ne parlait pas bien sûr des 40 % des travailleurs du bas de l’échelle, de ceux qui ne pouvaient pas vendre leur rareté".

En 1892, Engels analyse les choix selon lesquels la bourgeoisie anglaise a privilégié une fraction de la classe ouvrière. "On ne constate d’amélioration durable du niveau de vie que dans deux secteurs protégés de la classe ouvrière. En premier lieu, celui des ouvriers d’usine. La fixation légale à leur avantage, d’une journée de travail normale, sur des bases au moins relativement rationnelles, leur a permis de rétablir à peu près leur constitution physique, et leur a conféré une supériorité morale renforcée encore par leur concentration locale. Leur situation est, à n’en pas douter, meilleure qu’avant 1848". (...) "En second lieu les ouvriers des grandes trade-unions. (...) Leur situation s’est sans aucun doute, remarquablement améliorée depuis 1848. La meilleure preuve en est que depuis plus de 15 ans, ce ne sont pas seulement leurs employeurs qui sont satisfaits d’eux, mais eux-mêmes qui sont également très contents de leurs employeurs. Ils constituent une aristocratie à l’intérieur de la classe ouvrière ; ils sont parvenus à conquérir une situation relativement confortable et cette situation ils l’acceptent comme définitive. Ce sont les travailleurs modèles des sieurs Leone Levi et Giffen, (...) et en fait ils sont très gentils et nullement intraitables pour un capitaliste raisonnable en particulier et pour la classe capitaliste en général".

La bourgeoisie anglaise a donc eu une politique précise en décidant de redistribuer une part de ses profits et des surprofits provenant de l’exploitation des colonies. Elle choisit de privilégier les ouvriers qualifiés contre les non-qualifiés, les travailleurs syndiqués (dans les grands syndicats) contre les non-syndiqués.

L’ARISTOCRATIE OUVRIERE DEFEND SON INTERET PARTICULIER ET IMPOSE SA MENTALITE ET SA POLITIQUE AUX AUTRES OUVRIERS

C’est "tout le marché des biens de consommation des pauvres qui se transforme par le développement des magasins (...) et une production industrielle destinée spécifiquement à la classe laborieuse. Une catégorie d’ouvriers privilégiés avait créé, surtout dans le Nord, son propre réseau de distribution dans les années 1870 ; ces Coops se développèrent modestement au début - en 1880 elles n’avaient qu’un demi-million de membres - mais beaucoup plus rapidement ensuite : en 1914, elles comptaient 3 millions de coopérateurs. (...) Plus significatif encore, (...) fut l’essor des magasins de vêtements, de chaussures, (...) qui prirent de l’extension dans les années 1860". Dans les années 1890, la bicyclette et la machine à coudre deviennent accessibles à certains foyers ouvriers. Les loisirs aussi : avec les salles de variétés et le sport (foot). (Hobsbawm)

Ce tournant au sein de la classe ouvrière s’est accompagné d’un tournant correspondant sur le plan des idées. La fraction de la classe ouvrière qui vit directement de l’intéressement de la bourgeoisie aux affaires abandonne le point de vue socialiste de l’espoir en un renversement social. Elle se met à penser, puis à agir d’une manière toute autre que celle de la classe ouvrière anglaise des années 1830 et 1840.

Si l’aristocratie ouvrière est numériquement minoritaire, chacun de ses membres détient, de par sa place dans l’organisation sociale, dans l’usine, à la ville, une situation qui lui permet facilement d’en imposer aux autres ouvriers. Le ton est donné par cette nouvelle
couche bien pensante, conservatrice. Le militant syndical dispose plus facilement de la parole que les autres, l’ouvrier qualifié est vu avec complexe et distance par l’ouvrier non qualifié.

Une fois rassurée de voir cette nouvelle couche ouvrière défendre une vision des choses compatible avec ses intérêts, la bourgeoisie anglaise se décide à faire le pas de donner à la classe ouvrière le droit de vote, droit qu’elle avait refusé dix années durant, pendant la période des luttes chartistes.

D’après Hobsbawm, "l’Acte de réforme de 1867 consacrait un système électoral dépendant des votes de la classe ouvrière. (...) Les dirigeants de la Grande-Bretagne n’accueillirent pas volontiers la réforme. Bien que leur promptitude à céder en 1867 contraste fortement avec leur mobilisation d’ensemble contre le chartisme en 1839, 1842 et 1848, sans manifestation populaire ils n’auraient pas tant accordé. Cependant, s’ils s’y sont résignés, c’est qu’à leurs yeux la classe ouvrière n’était plus menaçante dans la mesure où elle était désormais divisée en une aristocratie du travail politiquement modérée, disposée à se rallier au capitalisme, et une plèbe prolétarienne politiquement inefficace, qui sans organisation et sans chef, ne représentait aucun danger majeur. Les grands mouvements de masse qui, tel le chartisme, dressaient toute la classe laborieuse contre les employeurs, étaient morts. Le socialisme avait disparu du pays où il était né".

MARX ET ENGELS OBSERVENT L’ARISTOCRATIE OUVRIERE ANGLAISE COMME UN CAS PARTICULIER

Marx et Engels ont été les contemporains de cette apparition d’une aristocratie ouvrière en Angleterre. Dans une lettre à Marx du 7 octobre 1858, Engels écrit : "En réalité, le prolétariat anglais s’embourgeoise de plus en plus, et il semble bien que cette nation bourgeoise entre toutes veuille en arriver à avoir, à côté de sa bourgeoisie, une aristocratie bourgeoise et un prolétariat bourgeois. Evidemment, de la part d’une nation qui exploite le monde entier, c’est jusqu’à un certain point logique".

Marx ne mâche pas ses mots en parlant de l’aristocratie ouvrière anglaise. Il dit comment cette prospérité "démoralise les ouvriers", comment il faudra attendre plus ou moins longtemps "que les ouvriers anglais se débarrassent de leur apparente contamination bourgeoise", comment "en raison du monopole de l’Angleterre et tant que ce monopole subsistera, il n’y aura rien à faire avec les ouvriers anglais". En 1872, il déclare que "les chefs du mouvement ouvrier anglais étaient vendus à la bourgeoisie", ce qui lui vaut d’ailleurs un blâme de l’Internationale.

Engels, dans une lettre du 8 août 1881 à Marx, fait une allusion aux "pires trade-unions anglais qui se laissent diriger par des hommes que la bourgeoisie a achetés ou que, tout au moins, elle entretient". (cité par Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, p129)

Mais la bureaucratie syndicale n’est pas seule en cause. Dans une lettre à Kautsky (12 décembre 1882), Engels écrit : "Vous me demandez ce que pensent les ouvriers anglais de la politique coloniale. La même chose que ce qu’ils pensent de la politique en général. Ici, point de parti ouvrier ; il n’y a que des radicaux conservateurs et libéraux ; quant aux ouvriers, ils jouissent en toute tranquillité avec eux du monopole colonial de l’Angleterre et de son monopole sur le marché mondial".

Dans une lettre à la fille de Marx le 7 décembre 1889, Engels s’en prend aux leaders ouvriers anglais devenus tout à fait respectables : "Je ne suis pas du tout sûr, par exemple, que John Burns ne soit pas plus fier, dans son for intérieur, de sa popularité auprès du cardinal Manning, le Lord maire, et en général, auprès de la bourgeoisie que celle dont il jouit dans sa propre classe. (...) Et même Tom Mann que je juge le meilleur d’entre eux aime à raconter qu’il déjeunera chez le Lord maire".

Dans les mémoires de Hyndman, autre leader ouvrier respectable, on trouve l’anecdote suivante : une bourgeoise lui a dit un jour à propos des efforts qu’il faisait pour instruire les chefs socialistes ouvriers : "Vous, instruisez-les, et nous, nous les achèterons".

"Rien à faire avec les ouvriers anglais". Telle est donc la position de Marx. Le problème de l’aristocratie ouvrière ne se pose alors que dans le cas anglais. A l’époque, la classe ouvrière du reste de l’Europe ne connaît pas encore cette transformation. Bien au contraire, dans bien des pays, elle a encore devant elle sa véritable constitution.

Marx et Engels font confiance à la révolution. Ils n’imaginent pas que celle-ci sera encore remise, au point que le problème anglais va se retrouver devenir un problème général et incontournable.

LA CONCURRENCE CAPITALISTE ET LA GENERALISATION DE LA POLITIQUE COLONIALE

Si l’Europe occidentale s’est retrouvée à jouer le rôle de civilisateur apportant ses soi-disant bienfaits aux colonies retardataires, ce n’est pas du fait de la volonté de Dieu, comme le disaient les blancs européens. Avant même le développement du capitalisme, l’Europe des 15e et 16e siècles avait envoyé ses soldats et missionnaires, suivis des marchands et des fonctionnaires, aux quatre coins de la planète. La supériorité des Européens était uniquement militaire.

Bien des aspects des civilisations conquises sont détruits, anéantis sans même que les blancs se rendent compte de ce qu’ils détruisent. Il faudra des siècles, une fois la hargne qui accompagne cette conquête un peu apaisée, pour que des esprits lucides recherchent les richesses apportées à l’humanité par ces peuples anéantis ou avilis.

En attendant, l’Afrique, l’Asie, les Amériques ne connaissent que le vol des terres, les tueries, l’exploitation par la violence, le mépris d’une conversion obligatoire au christianisme ou la mort donnée comme à des bêtes traquées.

Fin 18e, début 19e siècle cette première colonisation, militaire et de pure rapine, semble commencer à reculer. Durant la Révolution française, l’Amérique Centrale et l’Amérique du Sud s’émancipent et forcent les colons espagnols et portugais, mais aussi anglais et français à rembarquer.

Alors la colonisation capitaliste, copiant les méthodes inaugurées par les Anglais en Inde, prend le relais. Ce n’est plus seulement pour faire marcher le commerce des métaux précieux et des produits de luxe que la bourgeoisie pille et exploite. C’est pour faire tourner et accroître la grande industrie, pour se procurer les matières premières nécessaires, pour s’ouvrir de nouveaux marchés, pour tenter d’exporter les capitaux qui ne trouvent plus assez d’intérêt à se placer en métropole.

A partir de 1880 l’expansion coloniale prend un essor brutal. En trente ans, les puissances européennes se partagent littéralement le monde. De telle sorte qu’en 1914, il n’y a plus rien à partager. On ne peut plus que repartager... et c’est l’enjeu de la Première Guerre mondiale.

La France occupe alors une bonne deuxième place derrière le numéro un anglais. Elle règne en maître sur un empire de 11 millions de km2, vingt fois la superficie de la métropole, et qui comprend 55 millions d’habitants.

En France aussi, les progrès de la condition ouvrière vont de pair avec l’expansion coloniale et permettent l’achat d’une paix sociale : 1874 : réduction de la durée de travail pour les femmes, création de l’Inspection du Travail ; conquête de la Tunisie. 1884 : loi Waldeck-Rousseau accordant la liberté de création des syndicats ; début de la conquête de l’Indochine.

1892 : durée de travail pour les femmes et les enfants réduite à 11 heures ; protectorat français sur Madagascar. 1899 : reconnaissance des délégués syndicaux par l’Etat ; fin des révoltes en Indochine, et du dépeçage de l’Afrique. 1900 : loi limitant la durée du travail à 10 heures par jour ; fin de la conquête de Madagascar. 1906 : repos hebdomadaire légalisé ; développement de Michelin (caoutchouc) en Indochine, de Lesieur (huile) au Sénégal, de Boussac (coton) au Tchad. 1910 : première loi sur les retraites ouvrières et paysannes.

Comme en Angleterre, cette politique va en réalité permettre non pas une amélioration générale mais une division de la classe ouvrière. L’aristocratie ouvrière est maintenant un phénomène général aux pays impérialistes, et non plus seulement le cas particulier de l’Angleterre. Lénine écrira en 1916 : "La période de l’impérialisme est celle du partage du monde entre les grandes nations privilégiées qui oppriment toutes les autres. Des miettes du butin provenant de ces privilèges et de cette oppression échoient sans nul doute à certaines couches de la petite-bourgeoisie, ainsi qu’à l’aristocratie et à la bureaucratie de la classe ouvrière".

L’ARISTOCRATIE OUVRIERE ET LA SOCIAL-DEMOCRATIE ALLEMANDE

C’est le Parti social-démocrate allemand qui a été le plus loin, de la manière la plus conséquente, sur la voie du développement des idées réformistes. Cette tendance a commencé à apparaître de manière relativement solide à dater de 1890, lorsque la bourgeoisie allemande abandonne sa politique strictement répressive, et lui permet une vie légale. Bernstein se fait le théoricien de la tendance opportuniste.

Rosa Luxemburg est à peu près seule à s’opposer aux théories révisionnistes. Lénine conserve une grande considération pour Bebel ou Kautsky, jusqu’au moment où, en août 1914, il lit l’exemplaire du Vorwaerts, le journal du Parti allemand, qui annonce le soutien à la bourgeoisie dans la guerre qui vient d’être déclarée. Sur le coup, Lénine croit à un faux confectionné par l’état-major allemand.

Il écrit à Chliapnikov (27 octobre 1914) : "Je hais et je déteste maintenant Kautsky plus que tous les autres : quelle hypocrisie répugnante, mesquine et quelle suffisance... Rosa Luxemburg avait raison, elle qui comprit il y a longtemps que Kautsky n’était qu’un
théoricien servile, ou pour parler simplement un laquais de la majorité du parti, de l’opportunisme".

Rosa dénonce l’opportunisme comme une tendance bourgeoise dans le mouvement ouvrier, mais elle ne met pas en cause la racine du mal : le développement du parti dans des couches sociales privilégiées, de petits-bourgeois et d’aristocrates ouvriers.

Le parti allemand a laissé se développer en son sein les deux courants qui se conjuguent pour constituer l’aristocratie ouvrière : les ouvriers favorisés et la bureaucratie syndicale. Renommé pour sa forte implantation, le parti est totalement absent parmi les immigrés, en particulier l’immigration polonaise de la Ruhr et de Haute-Silésie (3 millions), et il est moins implanté dans les régions retardataires et plus pauvres.

De fait, les travailleurs qui bénéficient des protections légales que donnent désormais les droits syndicaux, se mettent à constituer la colonne vertébrale du parti. Ce qui, à un moment donné, était le fruit des années de combat, devient une situation stable.

Insensiblement, les militants changent au fond de mentalité. Devoir trop longtemps à la bourgeoisie une situation relativement privilégiée par rapport au sort commun de la classe ouvrière est pourrissant.

Les succès du parti allemand ajoutent à la bureaucratie syndicale, subventionnée par les patrons, une bureaucratie petite-bourgeoise qui vit de l’argent du parti lui-même : journalistes, avocats, permanents, fonctionnaires du parti, s’attachent à son existence au point de ne plus pouvoir s’imaginer dans une situation où la politique révolutionnaire peut entraîner une interdiction pure et simple.

Telles sont les bases sociales qui expliquent l’effondrement de la Social-démocratie à la déclaration de guerre, en août 1914.

LENINE PREND EN COMPTE LE PROBLEME DE L’ARISTOCRATIE OUVRIERE A L’EPOQUE IMPERIALISTE

Il revient à Lénine de constater, et de comprendre, la nature du problème de l’aristocratie ouvrière, maintenant présente dans l’ensemble des pays capitalistes colonisateurs.

Lénine établit un lien général entre la constitution d’une aristocratie ouvrière, et l’exploitation coloniale menée par certains pays : la politique coloniale menée sur une large échelle a conduit en partie le prolétariat européen à une situation telle que ce n’est pas de son travail que vit la société toute entière, mais du travail d’indigènes coloniaux pratiquement réduits à l’esclavage. La bourgeoisie anglaise par exemple, tire plus de profits de dizaines et de centaines de millions d’habitants de l’Inde et de ses autres colonies que des ouvriers anglais.

De ces conditions se créent les bases matérielles, économiques de la contagion du prolétariat de tel ou tel pays par le chauvinisme colonial. Cela peut n’être, bien entendu, qu’un phénomène passager, mais il n’en est pas moins nécessaire de prendre conscience du mal,
d’en comprendre les causes, afin d’être en mesure de regrouper le prolétariat de tous les pays pour lutter contre ce genre d’opportunisme". (Extrait du Congrès socialiste international de Stuttgart, septembre 1907)

En 1907, Lénine parle donc d’un phénomène "peut-être passager". Son point de vue devient plus tranché après 1914. En 1916, il revient sur l’œuvre de Marx et Engels : "Marx et Engels n’ont pas vécu jusqu’à l’impérialisme. Actuellement, il s’est formé un système comprenant une poignée (5 ou 6) de "grandes" puissances impérialistes, dont chacune opprime des nations étrangères, et cette oppression est l’un des facteurs qui retardent artificiellement la chute du capitalisme, qui maintiennent artificiellement l’opportunisme et le social-chauvinisme dans les nations impérialistes maîtresses du monde". ("Bilan d’une discussion sur le droit des nations", juillet 1916)

Il précise un peu plus tard : "Ni Marx ni Engels n’ont vécu jusqu’à l’époque impérialiste du capitalisme mondial, dont le début ne remonte pas au-delà de 1898-1900.

Mais l’Angleterre, dès le milieu du 19e siècle, avait ceci de particulier qu’au moins deux traits distinctifs fondamentaux de l’impérialisme s’y trouvaient réunis : 1) d’immenses colonies et 2) des profits de monopoles (en raison de sa situation de monopole sur le marché mondial). Sous ces deux rapports, l’Angleterre faisait alors exception parmi les pays capitalistes. Et Engels et Marx, analysant cette exception, ont montré d’une façon particulièrement claire et précise sa liaison avec la victoire (momentanée) de l’opportunisme dans le mouvement ouvrier anglais".
("L’impérialisme et la scission du socialisme", octobre 1916)

Le problème de l’aristocratie ouvrière, révélé brutalement par l’effondrement de la Social-démocratie en 1914, date de plusieurs décennies. Le ralliement aux positions bourgeoises, dit Lénine "consiste à sacrifier les intérêts fondamentaux de la masse des hommes aux intérêts temporaires d’une infime minorité d’entre eux, ou, en d’autres termes, l’alliance d’une partie des ouvriers avec la bourgeoisie contre la masse du prolétariat. La guerre rend cette alliance particulièrement manifeste et forcée. L’opportunisme a été engendré pendant des dizaines d’années par les particularités de l’époque du développement du capitalisme où l’existence relativement pacifique et aisée d’une couche d’ouvriers privilégiés les embourgeoisait, leur donnait des bribes des bénéfices du capital national, leur épargnait la détresse, les souffrances, et les détournait des tendances révolutionnaires de la masse vouée à la ruine et à la misère". (...)

"Sauvegarder et consolider leur situation privilégiée de "couche supérieure" de petite-bourgeoisie ou d’aristocratie (et de bureaucratie) de la classe ouvrière, tel est le prolongement naturel en temps de guerre des espoirs opportunistes petits-bourgeois et de la tactique correspondante, telle est la base économique du social-impérialisme d’aujourd’hui. Et bien entendu, la force de l’habitude, la routine d’une évolution relativement "pacifique", les préjugés nationaux, la peur des brusques changements et l’incrédulité à leur égard, tout cela a joué le rôle de circonstances complémentaires qui ont renforcé l’opportunisme aussi bien que la conciliation hypocrite et lâche avec lui, soi-disant pour un temps seulement, soi-disant seulement pour des causes et des motifs particuliers. La guerre a modifié l’aspect de l’opportunisme qui avait été cultivé durant des dizaines d’années. Elle l’a porté à un degré supérieur, a ugmenté le nombre et la variété de ses nuances, multiplié les rangs de ses partisans, enrichi leur argumentation d’une foule de nouveaux sophismes*". (*arguments faux malgré les apparences).

"La base économique de l’opportunisme est la même que celle du social-chauvinisme, les intérêts d’une mince couche d’ouvriers privilégiés et de la petite-bourgeoisie, qui défendent leur situation privilégiée, leur droit aux miettes des profits réalisés dans le pillage des autres nations par "leur" bourgeoisie nationale grâce aux avantages attachés à sa situation de grande puissance".

Si jusqu’en 1914, le mouvement ouvrier a pu contenir en son sein à la fois des éléments réellement socialistes, et des éléments réformistes, en réalité en train d’être corrompus par la bourgeoisie, avec la guerre la séparation parvient à pleine maturité. Lénine fait une distinction bien nette entre les deux périodes : "L’opportunisme pour parler à l’échelle européenne, était pour ainsi dire à l’état juvénile avant la guerre. La guerre une fois déclenchée, il est devenu adulte et on ne peut lui rendre son "innocence" et sa jeunesse. On a vu mûrir toute une couche sociale de parlementaires, de journalistes, de fonctionnaires du mouvement ouvrier, d’employés privilégiés et de certains contingents du prolétariat, couche qui s’est intégrée à sa bourgeoisie nationale et que celle-ci a parfaitement su apprécier et "adapter" à ses vues. Impossible de faire tourner à rebours ni d’arrêter la roue de l’histoire".

"La bourgeoisie a engendré et formé à son service des "partis ouvriers bourgeois" de social-chauvins dans tous les pays. (...) Du point de vue économique, le rattachement de l’aristocratie ouvrière à la bourgeoisie est parvenu à sa maturité et s’est achevé ; quant à la forme politique, ce fait économique, ce changement des rapports de classe s’en trouvera une sans trop de "difficulté"".

"Sur la base économique indiquée, les institutions politiques du capitalisme moderne - la presse, le Parlement, les syndicats, les congrès, etc. - ont créé à l’intention des ouvriers et des employés réformistes et patriotes, respectueux et bien sages, des privilèges et des aumônes politiques correspondant aux privilèges et aux aumônes économiques. Les sinécures lucratives et de tout repos dans un ministère ou au comité des industries de guerre, au Parlement et dans diverses commissions, dans les rédactions de "solides" journaux légaux ou dans les directions de syndicats ouvriers non moins solides et "d’obédience bourgeoise", - voilà ce dont use la bourgeoisie impérialiste pour attirer et récompenser les représentants et les partisans des "partis ouvriers bourgeois"". ("L’impérialisme et la scission du socialisme", octobre 1916)

L’EXISTENCE DE L’ARISTOCRATIE OUVRIERE POSE PROBLEME A L’ECHELLE INTERNATIONALE

La division de la classe ouvrière, aux yeux de Lénine, pose un problème dont les conséquences jouent dans tous les pays, et pas seulement dans les pays riches. "Ce qui importe, dit-il, c’est qu’à l’époque impérialiste, et par suite de causes objectives, le prolétariat s’est divisé en deux camps internationaux, dont l’un est corrompu par les miettes qui tombent de la table de la bourgeoisie des grandes puissances - en raison notamment, de la double et triple exploitation des petites nations - tandis que l’autre ne peut s’affranchir lui-même sans affranchir les petites nations, sans éduquer les masses dans un esprit anti-chauvin, c’est-à-dire anti-annexionniste, c’est-à-dire favorable à l’"autodétermination"". ("Bilan d’une discussion sur le droit des nations", juillet 1916)

"Le monopole du capital financier actuel est furieusement disputé ; l’époque des guerres impérialistes a commencé. Autrefois l’on pouvait soudoyer, corrompre pour des dizaines d’années la classe ouvrière de tout un (c’est lui qui souligne) pays. Aujourd’hui, ce serait invraisemblable, voire impossible ; par contre, chaque "grande" puissance impérialiste peut soudoyer et soudoie des couches moins nombreuses (que dans l’Angleterre des années 1848 à 1868) (c’est toujours Lénine qui souligne) de l’"aristocratie ouvrière". Autrefois, "un parti ouvrier bourgeois", selon l’expression remarquablement profonde d’Engels, ne pouvait se constituer que dans un seul pays, attendu qu’il était seul à détenir le monopole, mais en revanche pour longtemps. Aujourd’hui, le "parti ouvrier bourgeois" est inévitable et typique pour tous les pays impérialistes ; mais, étant donné leur lutte acharnée pour le partage du butin, il est improbable qu’un tel parti puisse triompher pour longtemps dans plusieurs pays.

Car les trusts, l’oligarchie financière, la vie chère, etc., en permettant de corrompre de petits groupes de l’aristocratie ouvrière, écrasent, oppriment, étouffent et martyrisent de plus en plus la masse du prolétariat et du semi-prolétariat". ("L’impérialisme et la scission du socialisme", octobre 1916)

Ici, Lénine utilise l’expression "masse du prolétariat" pour marquer la partie de la classe ouvrière qui ne comprend pas l’aristocratie ouvrière. Nous reprendrons cette expression à notre tour par la suite.

Lénine insiste sur les différences mais aussi sur les relations entre classes ouvrières des nations opprimées ou de pays oppresseurs :

"1°) Economiquement, la différence est que des parties de la classe ouvrière des pays oppresseurs profitent des miettes du surprofit que réalisent les bourgeois des nations oppressives en écorchant deux fois plutôt qu’une les ouvriers des nations opprimées. En outre,
les données économiques attestent que le pourcentage des ouvriers passant dans la "maîtrise" est plus important parmi les ouvriers des nations oppressives que parmi ceux des nations opprimées, - qu’un pourcentage plus grand des premiers s’élèvent au niveau de l’aristocratie ouvrière.

C’est un fait les ouvriers de la nation oppressive sont jusqu’à un certain point les complices de "leur" bourgeoisie dans la spoliation par celle-ci des ouvriers (et de la masse de la population) de la nation opprimée.

2°) Politiquement, la différence est que les ouvriers des nations oppressives occupent une situation privilégiée dans toute une série de domaines de la vie politique, par rapport aux ouvriers de la nation opprimée.

3°) Idéologiquement ou spirituellement, la différence est que les ouvriers des nations oppressives sont toujours éduqués par l’école et par la vie dans le mépris ou le dédain pour les ouvriers des nations opprimées". ("Une caricature du Marxisme", tome 23, août-octobre 1916)

Lénine note également l’existence d’une véritable confrontation physique entre les deux fractions de la classe ouvrière, avec le développement de l’immigration : "Parmi les caractéristiques de l’impérialisme il faut mentionner aussi la diminution de l’émigration en provenance des pays impérialistes et l’accroissement de l’immigration vers ces pays, d’ouvriers venus des pays les plus arriérés, où les salaires sont plus bas. Exemple : en France, les travailleurs de l’industrie sont en grande partie des étrangers : Polonais, Italiens, Espagnols. Aux Etats-Unis, les immigrants de l’Europe orientale et méridionale occupent les emplois les plus mal payés, tandis que les ouvriers américains fournissent la proportion la plus forte de contremaîtres et d’ouvriers exécutant les travaux les mieux rétribués".

L’ARISTOCRATIE OUVRIERE EN RUSSIE ET SOUS LA REVOLUTION

On pourrait penser un peu vite que la Russie de 1917 ne posait pas ce problème, et pourquoi pas que son absence a favorisé le cours des choses pour la révolution russe. Mais Lénine lui-même se charge de nous dire que ce serait une erreur. Certes, la Russie est par bien des côtés dépendante des pays capitalistes européens, France, Angleterre et Allemagne. Mais une histoire de plusieurs siècles en a fait aussi une puissance impériale. Si elle n’est pas une grande puissance au sens capitaliste du terme, elle est tout de même une grande puissance héritée du passé.

Dans sa conclusion à La faillite de la 2e Internationale, Lénine souligne que la Russie est un pays où "43 % de la population oppriment une majorité de nations "allogènes" (c’est-à-dire d’origine différente). Le type "européen" de développement, où certaines couches de la petite-bourgeoisie, les intellectuels surtout, et une fraction insignifiante de l’aristocratie ouvrière, peuvent "jouir" des privilèges que confère à "leur" nation sa situation de "grande puissance", ne pouvait manquer d’exercer ses effets également en Russie".

L’empire russe s’est constitué pendant 10 siècles, en s’étendant vers le Pacifique et vers l’Asie du Sud. Au 19° siècle, l’Etat russe entretient un appareil administratif, militaire, gigantesque, pour assurer son contrôle sur des régions immenses et des populations variées.

Cette situation et ce passé influent sur les mentalités et les pratiques. La Russie a connu dans une certaine mesure la constitution d’une aristocratie ouvrière, liée à sa situation de "grande puissance". On en trouve un exemple dans les chemins de fer.

Mais, explique-t-il, la séparation politique entre les éléments opportunistes et les éléments révolutionnaires, a été faite, en quelque sorte, d’avance, volontairement, et elle avait déjà toute une histoire avant 1914 ; "En Russie, écrit-il, la séparation complète des éléments prolétariens social-démocrates révolutionnaires d’avec les éléments opportunistes petits-bourgeois a été préparée par toute l’histoire du mouvement ouvrier". L’économisme de 1894 à 1902, le menchévisme de 1903 à 1908, le courant liquidateur de 1908 à 1914, en ont été les manifestations.

Depuis 1902 au moins, sous l’action de Lénine, une lutte régulière, systématique a été menée contre ces courants, pour que les révolutionnaires prolétariens sachent s’en délimiter, et conservent la direction dans ses organisations. Et bien que l’on assiste à l’effondrement de la quasi-totalité de la seconde Internationale, Lénine peut conclure, à juste titre, son ouvrage par cette note optimiste : "La classe ouvrière et le Parti social-démocrate de Russie sont préparés par toute leur histoire à appliquer une tactique "internationaliste", c’est-à-dire authentiquement et systématiquement révolutionnaire".

Il n’est donc pas impossible de combattre l’influence politique de l’aristocratie ouvrière. Ce combat, l’histoire du Parti bolchevik en est aussi une illustration.

L’aristocratie ouvrière russe continue de montrer son existence au lendemain même de la révolution. En témoigne cet extrait d’une séance du soviet de Pétrograd, le 12 mars 1919.

Lénine a la parole :

"Certains ouvriers, les typographes par exemple, disent : sous le capitalisme c’était bien. Il y avait beaucoup de journaux, alors qu’il y en a peu maintenant ; je gagnais bien ma vie, et le socialisme je n’en veux pas. Il y avait ainsi pas mal de branches d’industrie qui dépendaient des classes riches ou qui vivaient de la production d’objets de luxe, et pas mal d’ouvriers, dans les grandes villes, qui en régime capitaliste vivaient de ce genre de production. En République soviétique, il nous faut laisser ces ouvriers sans travail pendant quelque temps. Nous leur dirons : "Prenez un autre travail, un travail utile". A quoi ils répondront : "J’avais un travail fin, j’étais ouvrier bijoutier, la besogne était propre et je travaillais pour des gens bien élevés. Maintenant les moujiks se sont amenés, on a chassé les gens bien ; moi, je suis pour le retour du capitalisme".

"Ces gens-là, poursuit Lénine, prêcheront le retour au capitalisme ou, comme disent les mencheviks, la marche en avant vers un capitalisme sain et une démocratie saine. Et il se trouvera bien quelques centaines d’ouvriers pour dire qu’ils vivaient bien sous le capitalisme "sain". Mais ceux à qui le capitalisme assurait une bonne vie formaient une infime minorité, alors que nous défendons les intérêts de la majorité, qui, sous le capitalisme, vivait mal.

(Applaudissements). Le capitalisme sain a conduit au massacre universel dans les pays les plus libres. Il ne saurait y avoir de capitalisme sain".

Et Lénine fait le parallèle avec les époques précédentes : "De même au temps du servage il y avait des gens, des paysans, qui disaient aux propriétaires fonciers : "Nous sommes vos esclaves (et cela après leur libération), nous ne vous quitterons pas". Ceux-là, étaient-ils nombreux ? Une infime minorité. Peut-on, partant de là, nier la nécessité de la lutte contre le servage ? Non bien sûr. De même aujourd’hui on ne peut réfuter le communisme sous prétexte qu’une minorité d’ouvriers gagnaient largement leur vie en travaillant dans les journaux bourgeois, dans la production d’objets de luxe ou au service personnel de milliardaires".

LA BUREAUCRATIE OUVRIERE, PARTIE VISIBLE DE L’ICEBERG DE L’ARISTOCRATIE OUVRIERE

Aujourd’hui, les organisations révolutionnaires n’ignorent évidemment pas l’existence d’une politique réformiste dans la classe ouvrière des pays riches. Elles en rendent responsables les partis ou syndicats, et à juste titre analysent leur lien social avec la société bourgeoise, et leur intégration dans l’Etat, le nombre de postes, les privilèges, la bureaucratie des appareils échappant au contrôle des travailleurs, etc.

Sur cet aspect important, on peut lire avec profit la brochure de Lutte Ouvrière : "Les syndicats dans les pays impérialistes : de la lutte de classe à l’intégration dans l’Etat" (Exposés du Cercle Léon Trotsky n°13, 14 juin 1985).

Lutte Ouvrière y évoque l’apparition d’une "aristocratie ouvrière et même une bureaucratie" dès les premières organisations de type syndical, c’est-à-dire les Unions en Angleterre (page 9). Mais il ne semble pas que ces expressions aient été comprises comme Marx ou Lénine les entendaient. Ou alors, cette aristocratie ouvrière disparaît mystérieusement par la suite. En effet, dès que l’on passe aux exemples allemand, ou français qui font suite, Lutte Ouvrière ne parle plus que des dirigeants des syndicats. Comme si ceux-ci et leur politique pouvaient exister sans toute une base sociale. Jamais n’est décrit le développement de l’aristocratie ouvrière, qui va pourtant croissant et s’affirmant.

Cette brochure donne très vite cette impression étrange qu’une politique opposée aux intérêts de la classe ouvrière a pu être développée dans la classe ouvrière, du simple fait de la volonté de la bourgeoisie, qui a fait effectivement le choix de légaliser le mouvement syndical à la fin du 19° siècle.

La trahison de 1914 , elle n’est due, à lire Lutte Ouvrière, qu’aux directions syndicales :
"Ce ralliement total et général ne pourrait pas s’expliquer s’il n’avait des raisons antérieures à la guerre. La société bourgeoise et surtout son Etat avaient fait une petite place aux syndicats et du coup ceux-ci n’en étaient plus les adversaires irréductibles, mais une composante". Que ces syndicats prennent leur racine dans une couche sociale dont ils défendent effectivement les intérêts, l’idée est totalement absente.

Il suffirait donc à la bourgeoisie de vouloir soudoyer les organisations ouvrières pour pouvoir y réussir. C’est évidemment une vision fausse. Et fondamentalement étrangère au marxisme. La bourgeoisie qui est plus marxiste que cela, a su en réalité comprendre qu’il lui fallait modifier la composition même de la société, fractionner la classe ouvrière, y constituer toute une couche sociale privilégiée, couche qui est aujourd’hui comparable à la "masse" de la classe ouvrière dans un certain nombre de pays décisifs.

Appliquée à une époque récente, cette analyse donne des résultats encore plus dérisoires. Ainsi, on peut lire dans la même brochure (page 35) que dans l’Espagne de l’après-franquisme des années 70, "la bourgeoisie espagnole trouva aussitôt, au sein des organisations
ouvrières, les hommes capables, eux aussi, de se mettre à l’unisson de leurs homologues européens, en se transformant en bureaucrates ouvriers, plus liés aux intérêts de la bourgeoisie et de son Etat, qu’à ceux des travailleurs".

Pourquoi et comment une politique contraire aux intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière devient-elle dominante ? Mystère, et mystère plutôt désespérant ! "Pourtant, nous dit la brochure en guise de consolation, il y avait au sein de la classe ouvrière, des militants syndicaux actifs. Il s’agissait, bien sûr, de militants du Parti communiste, dont la seule perspective était une perspective réformiste. Mais, pour être un militant syndical sous la dictature franquiste, il fallait être réellement militant, acceptant les risques que comportait cette activité, un militant dévoué à sa classe".

Dévoué à la masse ouvrière, ou dévoué à l’aristocratie ouvrière ? C’est là tout le problème. En réalité, la dictature franquiste ne laissait pas plus de choix aux militants de l’aristocratie ouvrière qu’aux autres, et ce n’est certainement pas une raison pour les encenser comme le fait ici sans distinction Lutte Ouvrière.
Sur le fond, c’est l’ancienne politique de la bourgeoisie vis-à-vis de la classe ouvrière qui consistait à corrompre certains de ses dirigeants, à y infiltrer également des hommes à elle. La bourgeoisie avait alors une vision individualiste des choses. Mais depuis 1848 en Angleterre, et la fin des années 1880 dans le reste de l’Europe, elle a fait place à une gestion sociale du problème.

Continuer aujourd’hui à ne voir que l’aspect individuel - qui existe évidemment – est dramatique. Cela semble indiquer qu’il suffirait d’un sursaut de la classe ouvrière pour qu’elle puisse se débarrasser de ses dirigeants corrompus. Or ce n’est plus vrai.

Tant que l’aristocratie ouvrière n’était pas développée, et n’influençait pas l’ensemble d’une classe ouvrière nationale, un mouvement de la classe ouvrière pouvait effectivement suffire à la débarrasser de dirigeants indésirables, de parasites de toutes sortes, et elle pouvait se donner des dirigeants honnêtes dans le feu de l’action. C’est ce qu’on observe dans le mouvement chartiste, avant 1848.

Mais on n’a plus le droit de compter aujourd’hui sur cette seule spontanéité, alors qu’une couche entière de la société, au coeur de la classe ouvrière, en est devenue le chien de garde principal.

Le dirigeant révolutionnaire Barta analyse tout autrement la différence entre réformisme et révolution : "Cependant, réformisme et révolution n’expriment pas deux méthodes différentes pour arriver au même but, mais l’opposition irréconciliable entre les intérêts de classe des millions d’exploités et d’opprimés, et les intérêts d’une minorité ouvrière relativement bien payée et de mentalité profondément embourgeoisée. Détenant un grand nombre de postes de responsables dans les organisations ouvrières ou dans l’administration bourgeoise (syndicats, partis politiques, mairies, sièges de députés, etc.) cette couche domine habituellement l’action ouvrière, l’empêchant, la brisant quand elle menace de bouleverser le système qui leur permet de s’élever au-dessus de leur classe : c’est ainsi qu’en juin 1936 l’aristocratie ouvrière, représentée par la bureaucratie syndicale et politique, parvint à arrêter la poussée des millions d’ouvriers les plus exploités. Le réformisme, en s’efforçant de sauvegarder les intérêts de l’aristocratie ouvrière élevée au-dessus de la masse, défend donc l’ordre bourgeois (qui à son tour engendre le fascisme)". (La Lutte de Classes, organe de
l’Union Communiste n° 41, 24 décembre 1944)

L’IMPORTANCE DE L’ARISTOCRATIE OUVRIERE EN FRANCE AUJOURD’HUI

Nous appellerons ici "masse ouvrière" la partie de la classe ouvrière qui n’est pas l’aristocratie ouvrière. Et nous garderons "classe ouvrière" pour l’ensemble de la classe ouvrière, aristocratie ouvrière comprise. La classe ouvrière comprend donc, selon cette façon de parler, une masse ouvrière et une aristocratie ouvrière.

Pouvons-nous chiffrer masse ouvrière et aristocratie ouvrière, en France aujourd’hui ?

Les statistiques officielles rendent cette tâche complexe. Les chiffres officiels ne permettent même pas de mesurer de manière simple la classe ouvrière. Par exemple, les aides-soignantes hospitalières, qui sont au bas de l’échelle dans les hôpitaux ne sont pas classées avec lesouvriers, mais dans une rubrique qui s’intitule "professions intermédiaires de la santé et du travail social", et cette rubrique "professions intermédiaires" comprend à la fois les techniciens, les contremaîtres et les agents de maîtrise.

Cela dit, on peut essayer de s’y retrouver à partir des données de l’INSEE, par catégorie socioprofessionnelle. La population active occupée est de 22,12 millions depersonnes en France (chiffres 1995).

Commençons par mettre de côté la petite-bourgeoisie, et dans le doute, les catégoriesque la classe ouvrière ne côtoie pas physiquement, même si elle pourrait les influencermoralement en cas de luttes. Il y a 1,67 million d’artisans, commerçants, chefs d’entreprises, etagriculteurs exploitants. Il y a aussi 2,87 millions de cadres et professions intellectuellessupérieures, 0,75 million d’instituteurs. Dans le doute, nous y mettons encore les employés decommerce (0,78 million). Il y a également 0,44 million de militaires et policiers. Cela fait encomptant vraiment large 6,51 millions de petits-bourgeois ou proches.

Essayons maintenant de cerner l’aristocratie ouvrière. En comptant large encore, on dénombre :

 techniciens, contremaîtres et agents de maîtrise : 1,43 million (revenu mensuel moyen d’un ménage de cette catégorie en 1984, 13 000F) ;

 professions intermédiaires dans les entreprises et la fonction publique : 1,61 million (en gros même revenu pour 1984, 13 000F) ;

 professions intermédiaires administratives santé et secteur social (revenu 11 000F) : 0,85 million ;

 employés administratifs d’entreprise (revenu 9 400F) : 1,96 million ;

 employés fonction publique (revenu 9 000F) : 1,93 million ;

 chauffeurs : 0,56 million.

Nous avons là un total de 8,34 millions de personnes. Mais à la Sécurité sociale, dans les chemins de fer, dans les postes, travaillent bien des gens dont la condition est plus proche de l’ouvrier que de l’aristocrate ouvrier, même s’ils bénéficient d’un avantage ou un autre en tant que fonctionnaire ou assimilé (voir en annexe l’exemple cheminot). On peut chiffrer plus ou moins arbitrairement à 0,5 million le nombre de ceux qui peuvent être considérés comme membres de la masse ouvrière. L’aristocratie ouvrière serait donc de 7,8 millions de personnes en France.

Qui reste-t-il que l’on peut considérer comme la masse ouvrière de ce pays ?

Régulièrement, des journaux sérieux annoncent la fin de la classe ouvrière, la fin du travail à la chaîne, la "tertiarisation" comme ils disent. C’est sans doute aussi pour démontrer la même chose que les statistiques officielles mettent le maximum de monde dans la rubrique "professions intermédiaires".

En 1982, l’INSEE a même inauguré une nouvelle classification où elle distingue les ouvriers "de type industriel", et les ouvriers "de type artisanal". L’objectif est évidemment de faire baisser dans les statistiques le nombre des ouvriers "industriels". Mais cette nouvelle classification est tout aussi arbitraire. Les cuisiniers, ouvriers de voirie, d’entretien des bâtiments, de nettoyage et de manutention, sont comptabilisés comme ouvriers de "type artisanal".

La masse ouvrière nous donnerait pour 1995 :

 ouvriers non qualifiés : 1,81 million (le revenu par ménage correspondant pour 1984 donne 8 000F mensuels) ;

 ouvriers qualifiés : 3,27 millions (revenu 1984 entre 9 000 et 9 900F par ménage) ;

 ouvriers agricoles : 0,21 million (revenu 7 200F) ;

 employés des services directs aux particuliers (que nous extrayons des employés car le revenu est ici de 7 000F) : 1,17 million.

Cela fait 6,46 millions de personnes. Nous devons rajouter les 0,5 million d’employés de la fonction publique retirés de l’aristocratie ouvrière : nous arrivons à 6,96 millions, chiffre de base pour appréhender la masse ouvrière. Nous pouvons nous poser la question de devoir retirer une partie des ouvriers qualifiés, qui peuvent se considérer ou se comporter comme des aristocrates : mettons un quart d’entre eux. Nous arrivons à 6,51 millions pour la masse ouvrière.

La masse ouvrière existe. Elle est peut-être minoritaire sur l’ensemble de la classe ouvrière, mais cela importe peu. Le véritable problème est d’élaborer une politique qui nous permette de discerner cette masse ouvrière, de lui rendre force. De même que la classe ouvrière russe de 1917 a su imprégner toute la société de sa politique, la masse ouvrière actuelle peut en faire autant demain vis-à-vis des autres couches sociales, y compris l’aristocratie ouvrière.

De toute manière, nous n’avons pas le choix. Les révolutionnaires de notre époque doivent tout simplement intégrer cette donnée, et œuvrer pour trouver les moyens de rendre sa force, son âme à la masse ouvrière. C’est avant tout une question de choix politique. Le problème du nombre et de la quantité existe, bien sûr. Mais la masse ouvrière des pays riches a pour alliés naturels la quasi-totalité de la classe ouvrière des autres pays.

Depuis une vingtaine d’années, le gonflement de la classe ouvrière à l’échelle internationale est impressionnant. Si la classe ouvrière industrielle des pays riches a un peu régressé, le bilan global est tout autre. En voici une idée, à travers les chiffres de population active dans l’industrie, de 1975 à 1995, en millions de personnes (Etat du monde 1996) :

Reculent : la France, de 20,3 à 15,2 (soit - 5,1), la Grande Bretagne (- 8,8), l’Italie (- 3,3), les USA (- 3). Mais progressent le Japon (+ 2), la Russie (+ 3), le Mexique (+ 5). Une série de pays voient leur classe ouvrière doubler ou tripler : la Corée du Sud (+ 7), la Turquie (+ 6), la Thaïlande (+ 7), le Maroc (+ 3), l’Algérie (+ 5). Enfin, 5 pays font des bonds considérables : le Brésil (+ 10), le Pakistan (+ 14), l’Indonésie (+ 16), et surtout l’Inde (+ 70) et la Chine (+ 72).

Le bilan pour l’ensemble de ces pays est un gain de 200 millions de travailleurs d’industrie (800 au lieu de 600). Au total, il doit y avoir aujourd’hui près d’un milliard de travailleurs d’industrie sur la planète. Voilà la réalité de l’exploitation que cache le discours officiel sur la soi-disant disparition de la classe ouvrière.

L’ESSENTIEL DE LA MASSE OUVRIERE AUJOURD’HUI EN FRANCE : LES FEMMES, LES JEUNES, LES IMMIGRES

La masse ouvrière ne représente plus l’ensemble de la classe ouvrière dans un pays comme la France, mais c’est elle qui travaille dur, c’est elle qui produit et est utile, c’est elle qui ne compte pas sur des espoirs de promotion sociale, c’est elle qui est encline à se montrer généreuse. Où se trouve-t-elle ? Les femmes, les jeunes, les immigrés, sont les tranches sociales où elle est la plus présente.

On nous fait beaucoup de tapage quand une femme devient pilote d’avion ou conductrice de métro ; mais la véritable transformation massive des femmes est de devenir ouvrières : les chiffres de 1990 (INSEE) donnent 266 000 femmes parmi les aides-soignantes, 236 000 agents des services hospitaliers, 217 000 nettoyeurs, 190 000 agents de service des établissements d’enseignement.

Les nettoyeurs sont à 66 % des femmes. De même 41 % des ouvriers non qualifiés de l’industrie sont des femmes. Au total, il y a (chiffres 1989) plus d’un million d’ouvrières non qualifiées. De 1978 à 1984, la proportion de femmes travaillant à la chaîne a augmenté, compensant la baisse qui a existé chez les hommes. En 1984, 30 % des ouvrières travaillent à la chaîne, contre 13 % des ouvriers (Données sociales INSEE 1990, page 110). Le travail à la chaîne est transféré d’un sexe à l’autre.

Le capitalisme remplace une catégorie par une autre, de même qu’il place en priorité les jeunes à des travaux moins payés ou précaires. Mais il ne saurait se passer de la classe ouvrière, même avec les délocalisations ; il lui faut aussi en métropole une base stratégique minimale.

Il y a en France 800 000 ouvriers d’origine étrangère (Enquête INSEE 1995), et 370 000 employés. Cette partie de la classe ouvrière étrangère, nous la côtoyons. Une autre partie de travailleurs étrangers doit nous préoccuper : ce sont les travailleurs à l’étranger cette
fois, directement employés par nos patrons. Ils sont près de 2 millions dans leurs entreprises et leurs filiales directes.

Chaque année, plus de 800 000 jeunes sortent du système éducatif. Près de 40 % d’entre eux n’ont pas le bac (chiffres 1992 Alternatives économiques H.S. n° 22, source Education nationale). Ils vont devenir pour la plupart ouvriers. Leur monde du travail, c’est la précarité, le chômage, l’intérim, les CDD, les stages sous-payés. Pour eux, cette précarité n’a pas forcément le sens de marginalité. Les jeunes redécouvrent ce que connaissaient les ouvriers d’il y a un siècle et plus : la norme avec le capitalisme, c’est l’instabilité de l’emploi.

L’ARISTOCRATIE OUVRIERE ET L’ORGANISATION COMMUNISTE

Sur le plan de l’organisation communiste à construire, sur le plan du parti donc, Lénine tire les conséquences de l’arrivée à maturation de l’aristocratie ouvrière dans sa conclusion à « La faillite de la 2e Internationale » : l’aristocratie ouvrière doit être maintenue hors du parti.

"L’époque impérialiste, écrit-il, ne peut tolérer la coexistence, dans le même parti, des hommes d’avant-garde du prolétariat révolutionnaire et de l’aristocratie semi-bourgeoise de la classe ouvrière, qui jouit de bribes des privilèges que confère à "sa" nation la situation de "grande" puissance".

Concrètement, cela signifie qu’à notre époque, dans les pays impérialistes, les révolutionnaires prolétariens doivent appliquer aux membres éventuels de l’organisation qui vivraient dans l’aristocratie ouvrière les mêmes règles que celles mises au point pour les éléments d’origine petite-bourgeoise ou bourgeoise : rupture avec leur milieu, dévouement entier à la masse ouvrière.

Cela signifie qu’un tel parti devrait se soucier de sa composition numérique et sociologique en englobant dans ses comptes l’aristocratie ouvrière avec la petite-bourgeoisie.

Si l’on décide de ne pas dépasser un certain quota de non-prolétaires, il ne faut pas compter les membres de l’aristocratie ouvrière parmi les ouvriers.

Un ouvrier de l’aristocratie ouvrière peut évidemment désirer rejoindre le combat pour le socialisme, pour le communisme. S’il est réellement socialiste, communiste, et conscient des réalités de notre époque, il trouvera naturel de sacrifier les privilèges que lui donne son appartenance à cette couche privilégiée, et d’en offrir les avantages à la cause de la masse ouvrière, seule à pouvoir lutter au nom de l’humanité. Il procéderait comme devrait faire un membre d’origine petite-bourgeoise désireux d’être membre à part entière du parti ouvrier.

Cette notion de sacrifice des privilèges acquis, Lénine bataille pour la conserver lors du 2e Congrès de l’Internationale communiste. Il engage une polémique avec le camarade Criespen, du Parti indépendant allemand.

"Criespen a parlé des hauts salaires, reprend Lénine. En Allemagne, voyez-vous, les circonstances sont telles que, comparativement aux ouvriers russes et, en général, aux ouvriers de l’Europe orientale, les ouvriers vivent assez bien. D’après lui, on ne pourrait faire la révolution que dans le cas où elle n’aggraverait "pas trop" la situation des ouvriers. Je pose la question, dit Lénine : est-il admissible de tenir un tel langage dans un parti communiste ?

C’est un langage contre-révolutionnaire. Le niveau de vie en Russie est incontestablement inférieur à celui de l’Allemagne, et quand nous eûmes institué la dictature, les ouvriers souffrirent davantage de la faim et leur niveau de vie tomba encore plus bas. La victoire des ouvriers est impossible sans sacrifices, sans une aggravation momentanée de leur situation.

Nous devons dire aux ouvriers le contraire de ce qu’a dit Criespen. Quand, pour préparer les ouvriers à la dictature, on leur parle d’une aggravation "pas trop" grande de leur situation, on oublie l’essentiel, à savoir que l’aristocratie ouvrière s’est précisément constituée en aidant "sa" bourgeoisie à conquérir et à opprimer le monde entier par des moyens impérialistes, afin de s’assurer ainsi de meilleurs salaires. Si les ouvriers allemands veulent faire aujourd’hui œuvre de révolutionnaires, ils doivent consentir des sacrifices et ne point s’en effrayer".

(Discours sur les conditions d’admission à l’Internationale communiste 30 juillet, 19 juillet – 7 août 1920)

Lénine généralise son point de vue : "Du point de vue général, du point de vue del’histoire universelle, il est exact que, dans les pays arriérés, un simple coolie est incapable de faire la révolution prolétarienne, mais dans un petit nombre de pays plus riches où, grâce au pillage impérialiste, on vit plus à l’aise, il serait contre-révolutionnaire de dire aux ouvriers qu’ils ont à redouter un "trop grand" appauvrissement. C’est le contraire qu’il faut dire.

L’aristocratie ouvrière qui a peur des sacrifices, qui redoute un "trop grand" appauvrissement pendant la période de lutte révolutionnaire, ne peut appartenir au parti. Autrement, la dictature est impossible, surtout dans les pays d’Europe occidentale".

L’organisation communiste doit également se préoccuper de faire des efforts particuliers vers la masse ouvrière dans les pays impérialistes. En octobre 1917, lors d’une discussion qui a lieu pour réviser le programme du parti, Lénine insiste sur l’intérêt à mentionner le rôle joué par les travailleurs immigrés dans les pays riches et puissants ("Pour une révision du programme du parti", octobre 1917, tome 26). Le camarade Sokolnikov propose d’ajouter, après l’accroissement de l’emploi du travail des femmes et des enfants, "de même la main-d’œuvre étrangère non spécialisée, importée des pays arriérés".

Pour Lénine : "c’est une addition précieuse et nécessaire. Précisément, cette exploitation du travail d’ouvriers plus mal rétribués venus des pays arriérés est caractéristique
de l’impérialisme. C’est en particulier sur elle qu’est fondé, pour une part, le parasitisme des pays impérialistes riches qui corrompent une partie de leurs ouvriers à l’aide d’un salaire plus élevé, tout en exploitant sans mesure et sans vergogne la main-d’œuvre étrangère "bon marché". Il faudrait ajouter, dit Lénine, les mots "plus mal rétribués", ainsi que les mots "et souvent privés de droits", car les exploiteurs des pays "civilisés" profitent toujours de ce que la main-d’œuvre étrangère importée est privée de droits. C’est ce qu’on observe constamment non seulement en Allemagne à l’égard des ouvriers russes, plus exactement venus de Russie, mais aussi en Suisse à l’égard des Italiens, en France à l’égard des Espagnols et des Italiens, etc.".

Dans le même passage, Lénine considère que cette situation rend la révolution plus difficile à apparaître dans les pays impérialistes, mais elle la rend en sens inverse plus facile à se déclarer dans les pays opprimés.

"Peut-être serait-il rationnel de souligner plus fortement et d’exprimer plus concrètement dans le programme la place à part qu’occupe une poignée de pays impérialistes, les plus riches, qui s’enrichissent en parasites par la mise à sac des colonies et des nations faibles. C’est un trait extrêmement important de l’impérialisme, dit-il, trait qui, soit dit en passant, facilite jusqu’à un certain point l’apparition de profonds mouvements révolutionnaires dans les pays soumis au brigandage impérialiste, menacés d’être partagés ou étranglés par les géants impérialistes (c’est le cas de la Russie), et, au contraire, entrave jusqu’à un certain point la naissance des mouvements révolutionnaires profonds dans les pays qui pillent selon les procédés impérialistes beaucoup de colonies et de pays étrangers, faisant ainsi d’une partie (relativement) grande de leur population leurs complices dans le partage du butin".

LE PROBLEME CRUCIAL DE TOUT LE MOUVEMENT OUVRIER

Du vivant donc de Lénine, le problème de l’aristocratie ouvrière est non seulement pensé, réfléchi, analysé, mais il est placé désormais comme le problème numéro un.

Lénine répète que les véritables révolutionnaires doivent lutter contre l’aristocratie ouvrière. Dans une lettre à Sylvia Pankhurst, il écrit : "Sans lutter contre cette couche, sans ruiner tout son crédit parmi les ouvriers, sans persuader les masses qu’elle est totalement pervertie par la bourgeoisie, il ne saurait être question d’un mouvement communiste sérieux.

Cela est tout aussi valable pour l’Angleterre, la France, l’Amérique et l’Allemagne". (Lettre à Sylvia Pankhurst, 28 août 1919)

Que peut bien vouloir dire concrètement dans la bouche de Lénine "ruiner tout son crédit" ? S’agit-il de s’adresser à chacun des ouvriers aristocrates pour l’accuser de tous les privilèges et de tous les maux ? Non, pas plus qu’on ne le ferait avec des petits-bourgeois.

C’est en s’adressant aux ouvriers de la masse ouvrière, qu’il s’agit de "ruiner ce crédit".

Ruiner ce crédit, c’est démontrer par A plus B que l’ouvrier de masse n’a aucun intérêt à lier son sort, en aucune manière, à celui de la bourgeoisie. Il n’a pas intérêt non plus à copier son attitude sur celle des aristocrates ouvriers que pourtant il côtoie. Il n’a pas intérêt à rêver à un déroulement de carrière stable et progressif, à espérer à une paix durable pour lui et ses enfants. Il s’agit de détruire l’influence qu’il subit en permanence de l’aristocrate ouvrier.

L’absence d’idées socialistes a fait de l’aristocrate ouvrier un modèle et un objectif à atteindre pour l’ouvrier. C’est cette image qu’il faut ruiner. C’est la mentalité qui en découle qu’il faut combattre. C’est une mentalité de lutte de classe qu’il faut faire renaître. Il faut dire clairement que jamais la bourgeoisie ne donnera ce sort à tout le monde ouvrier. Jamais la bourgeoisie ne pourra donner un sort égal, elle ne peut vivre qu’en créant des inégalités. Il faut remettre en cause la manière aristocratique-ouvrière de poser les revendications, d’exclure systématiquement l’idée de la nécessité de changer le monde, et au contraire, de chercher des solutions illusoires et impossibles, quand elles ne sont pas, pire, franchement corporatistes et égoïstes.

Et il faut, bien sûr, dénoncer clairement aux yeux des travailleurs, y compris de l’aristocratie ouvrière, la responsabilité de nos patrons dans la guerre économique mondiale qui, en même temps qu’elle oppose les patrons entre eux, écrase les pauvres par millions.

Nous avons un énorme travail de vulgarisation à mener, pour rendre habituelle l’idée que la richesse de notre bourgeoisie vient de la surexploitation de nos anciennes colonies, des pays pauvres en général. Nous devons utiliser chaque fait marquant de l’actualité pour mettre les noms de nos bourgeois en rapport avec les noms de ces villes et de ces pays.

Il n’est pas impossible de détacher au moins moralement et de rallier à la cause socialiste des travailleurs conscients dans l’aristocratie ouvrière. Exactement comme on peut et on doit détacher des intellectuels de la classe bourgeoise pour lier leur sort et leur vie à la révolution socialiste. Il n’est pas impossible de planter le drapeau d’une autre vision des choses dans les milieux de l’aristocratie ouvrière que le refus actuel de regarder la responsabilité qu’a notre pays dans la situation faite au tiers-monde. La bourgeoisie et la petite-bourgeoisie développent actuellement de gros efforts pour canaliser - notamment avec la multiplication des organisations humanitaires - le sentiment d’injustice qui naît et renaît sans cesse ici chez ceux qui découvrent cette réalité. Avec la masse ouvrière comme avec l’aristocratie ouvrière, il y a beaucoup à discuter pour gagner les uns et les autres à nos points de vue.

Par contre, nous devons "ruiner", combattre directement, ouvertement, ceux qui mettent en forme les positions qui reviennent à conserver et à consolider l’existence de privilèges de manière plus ou moins déguisée. Les militants de l’aristocratie ouvrière, car c’est d’eux qu’il s’agit, ont envahi pratiquement toutes les organisations ouvrières des pays riches, partis comme syndicats. Il faut bien voir que le fait de militer et de lutter, n’est pas en soi un brevet de socialisme.

A combien de luttes marquées par le corporatisme, le mépris des autres, le souci de gagner seuls pour espérer gagner plus que les autres, avons-nous assisté ces dernières années ? La grève des cheminots de 86-87 a connu de nombreux épisodes où des conducteurs de train militaient contre la grève des agents sédentaires, catégories "inférieures" selon la hiérarchie officielle. Les grèves des infirmières, rendues populaires par les médias, l’ont été parce que ceux-ci ont aimé le côté corporatiste, élitiste : il s’agissait de reconnaître des examens, une qualification, des années d’études.

La révolte des jeunes lors de la tentative d’instauration d’un SMIC jeunes, le CIP, en mars 1994, contenait le même germe pourrissant. Seuls pouvaient être concernés par la lutte les jeunes préparant un Deug, deux années d’études après le bac : à eux il n’était pas question d’instaurer un SMIC au rabais. Ce qui sous-entendait qu’on se moquait bien qu’il soit instauré pour les autres, les sans-diplômes. Même la jeunesse peut donc être intoxiquée, dans le pays riche où nous sommes, par ce virus de l’argent sale qui nous vient de la misère du monde.

Le rôle des militants est de savoir inverser les choses, de transformer chaque faiblesse en force. L’une des qualités de la jeunesse, c’est la générosité, et le rejet de l’injustice. A condition de démontrer quelle est la réalité, on peut faire d’un militant inconscient d’une cause égoïste, un militant conscient de la cause socialiste.

Cette préoccupation doit donc être constante. Il n’y a pas de problème séparé, pur, où l’existence et l’influence de l’aristocratie ouvrière ne se posent pas. Les militants révolutionnaires doivent y travailler en permanence, à toutes les occasions, dans tous les mouvements.

QUELLE POLITIQUE POUR CONTRER L’INFLUENCE DE L’ARISTOCRATIE OUVRIERE ?

Actuellement, personne, du moins en France, ne prend en compte ce problème et n’analyse l’importance de l’aristocratie ouvrière. La première des choses est de savoir la reconnaître, et de reconnaître la "masse ouvrière". Il faut ensuite reconnaître son influence.

On ne peut pas parler du stalinisme sans aborder le problème de cette base sociale. Son succès dans la classe ouvrière française est totalement dépendant de l’existence d’une importante aristocratie ouvrière. Cette couche s’est reconnue dans la politique réformiste et a trouvé un intérêt évident à sa politique de faux révolutionnaire pendant des dizaines d’années.

Il nous faut comprendre la manière dont les profits impérialistes parviennent et touchent la classe ouvrière. Il y a bien sûr l’argent, parfaitement lisible et chiffrable, grâce au niveau du salaire. Mais c’est loin d’être tout. Il y a aussi des conditions générales : absence de maladies épidémiques, absence de répression anti-ouvrière, libertés bourgeoises de lire, de se réunir, de voter, possibilité de se promener dans des villes ou des campagnes agréables, éducation élémentaire donnée à tous les enfants.

Ces choses-là sont encore données y compris à la masse ouvrière des pays riches. Et pourtant, elles sont de fait un privilège de pays riche. Elles peuvent, comme c’est le cas actuellement, aboutir à ce que la classe ouvrière s’y cramponne égoïstement, et reste dans la méconnaissance de la situation de ses frères du tiers-monde. Elles peuvent, par une politique juste, être un sujet de révolte ici même, s’il apparaît clairement que ces besoins essentiels ne sont même pas satisfaits dans ces pays, que c’est du fait de l’arbitraire et de l’injustice
instaurés par nos capitalistes, nos donneurs de leçons de démocratie.

Le chauvinisme, le nationalisme, sont souvent dénoncés, ridiculisés, par l’extrême-gauche. C’est une dénonciation bien souvent anarchiste, petite-bourgeoise, superficielle. Ce nationalisme camoufle, derrière l’idée que notre nation est supérieure et qu’elle apporte la démocratie et les libertés, le fait qu’elle opprime et exploite cruellement, par le biais du capital. Le démontrer est difficile, plus difficile que du temps des colonies, car les lois du capital rendent les liens entre pays pauvres et pays riches presque immatériels.

Une véritable tradition de dénonciation de cette exploitation par-delà les frontières doit être instaurée ici, en métropole. Dans le tiers-monde, tout le monde sait ce qu’est le F.M.I. Combien d’ouvriers français savent de ce dont il s’agit ?

Il ne suffit pas d’utiliser les chiffres que donne l’économie officielle. Il faut rechercher des chiffres parlants pour les travailleurs les plus simples : ce que coûte un repas, ce que coûte un médicament. Et il faut mettre ces chiffres en rapport avec les gâchis et les dépenses de luxe qui s’amoncellent ici. Il faut que notre classe ouvrière sache le sens des mots "faim", "précarité", "solidarité" ou "lutte" dans ces pays. Il faut donc des liens vivants avec des travailleurs de ces pays, pour obtenir et exploiter utilement ces informations.

Le travailleur influencé par un point de vue bourgeois, aristocrate ouvrier, peut rêver à avoir une belle voiture, ou toute autre chose superflue qui dans ce monde est signe de réussite sociale. Il suffit de dire avec les mots justes et les faits réels le sang et la peine que coûte en réalité cette voiture pour que ce rêve commence à se détruire.

COMMENCER PAR CONSTITUER UNE BASE D’APPUI REVOLUTIONNAIRE DANS LA MASSE OUVRIERE

Dans la pratique, nous l’avons dit, travailleurs de la masse ouvrière et aristocrates ouvriers sont extrêmement mêlés. Comment doit donc se comporter le militant révolutionnaire ouvrier ?

Lénine reprend ses classiques. "Engels, dit-il, distingue entre le "parti ouvrier bourgeois" des vieilles trade-unions, la minorité privilégiée, et la "masse inférieure", la majorité véritable ; il en appelle à cette majorité qui n’est pas contaminée par la "respectabilité bourgeoise". Là est le fond de la tactique marxiste !" clame-t-il. (Discours prononcé au Congrès du Parti social-démocrate suisse le 4 novembre 1916, tome 23, octobre 1916)

L’important dans ce raisonnement, ce n’est pas qu’il s’agisse d’en appeler à la majorité contre une minorité. Dans l’attitude d’Engels, de Marx, comme de Lénine, l’important est d’en appeler à cette masse ouvrière. "Notre devoir, par conséquent, poursuit Lénine, est d’aller plus bas et plus profond, vers les masses véritables : là est toute la signification de la lutte contre l’opportunisme et tout le contenu de cette lutte".

En d’autres termes, la seule manière d’être conséquent si l’on veut combattre les idées réformistes, conservatrices, etc., et de donner leur chance aux idées socialistes révolutionnaires, ce n’est pas seulement d’avoir des idées justes, un programme juste, ce n’est pas seulement de se proclamer socialiste ouvrier révolutionnaire, etc., c’est de se tourner, de se rapprocher, de côtoyer, de vivre et de militer au sein de la masse ouvrière.

Lénine n’a pas d’autre conseil à donner lorsqu’en août 1919, il répond à la militante anglaise Sylvia Pankhurst qui lui demande conseil, dans la lettre déjà citée : "Etre indissolublement lié à la masse ouvrière, savoir y faire une propagande constante, participer à chaque grève, faire écho à chaque revendication des masses, voilà ce qui est primordial pour un parti communiste, dit Lénine, surtout dans un pays comme l’Angleterre où, jusqu’à présent (comme d’ailleurs, dans tous les pays impérialistes), militaient dans le mouvement socialiste et le mouvement ouvrier en général, plutôt d’étroites couches supérieures, des éléments de l’aristocratie ouvrière, pour la plupart complètement, irrémédiablement corrompus par le réformisme, prisonniers des préjugés bourgeois et impérialistes".

Le 2e Congrès de l’Internationale communiste fait de cette préoccupation une desbases du programme : "Un des obstacles les plus graves au mouvement révolutionnaire dansles pays capitalistes développés dérive du fait que grâce aux possessions coloniales et à la plus-value du capital financier, etc., le capital a réussi à y créer une petite aristocratie ouvrière relativement imposante et stable. Elle bénéficie des meilleures conditions de rétribution ; elle est par-dessus tout pénétrée d’un esprit de corporatisme étroit, de petite-bourgeoisie et de préjugés capitalistes. Elle constitue le véritable "point d’appui" social de la 2ème Internationale des réformistes et des "centristes" et elle est bien près, à l’heure actuelle, d’être le point d’appui principal de la bourgeoisie. Aucune préparation, même préalable, du prolétariat au renversement de la bourgeoisie n’est possible sans une lutte directe, systématique, large, déclarée, avec cette petite minorité qui, sans aucun doute (comme l’a pleinement prouvé l’expérience) donnera nombre des siens à la garde blanche de la bourgeoisie après la victoire du prolétariat. Tous les partis adhérant à la 3ème Internationale doivent, coûte que coûte, donner corps dans la vie à ce mot d’ordre, "plus profondément dans les masses", en comprenant par masse tout l’ensemble des travailleurs et des exploités par le capital, et surtout les moins organisés et les moins éclairés, les plus opprimés et les moins accessibles à l’organisation".

Cette tâche est devant nous : aucun parti ouvrier des pays riches ne pose le problème de l’aristocratie ouvrière, ni ponctuellement, ni de manière suivie et profonde. Aucun parti réformiste bien sûr, puisqu’ils sont tous devenus, d’une manière ou d’une autre, des partis de l’aristocratie ouvrière. Ils ont pour intérêt et pour politique de faire passer leur politique comme étant celle de l’ensemble de la classe ouvrière.

Mais aucun parti, syndicat, ou groupe se disant révolutionnaire ne le fait non plus, en tout cas pas en France. C’est tout un apprentissage politique qu’il s’agit de faire. C’est tout un capital qu’il s’agit de construire. Sans cela, tout le reste est vain, puéril, ou mensonger. Il faut apprendre à répondre aux problèmes les plus divers du mouvement ouvrier, en tenant compte systématiquement de ce facteur. Or, pendant des décennies, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les révolutionnaires de toutes tendances ont "oublié" le problème de l’aristocratie ouvrière.

Les travailleurs ont besoin de rêves et d’espoir. Mais le travailleur de la masse ouvrière en manque plus encore. C’est lui, plus que quiconque, qui a besoin d’avoir comme rêve la mise en place d’un autre monde. Il y va de sa dignité. Ce travailleur, ce n’est pas par l’intermédiaire de l’aristocratie ouvrière qu’il doit recevoir les idées révolutionnaires, car elles ne peuvent être alors que déformées.

Il est indispensable que les militants révolutionnaires se posent le problème de se donner les moyens de s’adresser directement à cette couche, qu’ils y adaptent leur matériel et leurs méthodes. Faute de quoi, dans la pratique, leur activité aura tendance tout naturellement à se développer essentiellement dans l’aristocratie ouvrière.

Sans cette démarche, les idées marxistes ne sont tout simplement pas appliquées. Une rupture est indispensable.

BIBLIOGRAPHIE

LENINE : La faillite de la 2° Internationale
(Editions sociales)

LENINE : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme
(Editions sociales)

INSEE 1996 : Données sociales

Alternatives économiques hors série n°30, 4° trimestre 1996

HOBSBAWM : Histoire économique et sociale de l’Angleterre, tome 2
(Seuil, U.H.)

LENINE : Oeuvres complètes
(Editions du Progrès, Moscou)

Rosa LUXEMBURG : Réforme ou révolution
(Maspéro)

ENGELS : La situation de la classe laborieuse en Angleterre
(Editions sociales)

Georges RIBEIL : Les cheminots, tomes 1 et 2
(Mémoire)

TABLE DES MATIERES

Dans les pays riches, contre les militants socialistes, la
bourgeoisie a remisé la répression pour l’embourgeoisement

La première politique envers la classe ouvrière :
l’abaisser toute entière au plus bas

Le travail de millions de colonisés,
complément de l’exploitation ouvrière

A partir de 1848, la bourgeoisie anglaise favorise une fraction de
sa classe ouvrière : les travailleurs qualifiés, et les syndiqués

L’aristocratie ouvrière défend son intérêt particulier et impose sa
mentalité et sa politique aux autres ouvriers

Marx et Engels observent l’aristocratie ouvrière anglaise comme
un cas particulier

La concurrence capitaliste et la généralisation de la politique
coloniale

L’aristocratie ouvrière et la Social-démocratie allemande

Lénine prend en compte le problème de l’aristocratie ouvrière à
l’époque impérialiste

L’existence de l’aristocratie ouvrière pose problème à l’échelle internationale

L’aristocratie ouvrière en Russie et sous la révolution

La bureaucratie ouvrière, partie visible de l’iceberg de
l’aristocratie ouvrière

L’importance de l’aristocratie ouvrière en France aujourd’hui

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