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La matière issue d’une « brique élémentaire » de type atome qui sert de base à un jeu de construction, ou structure qui émerge sans cesse de l’agitation, ou les deux à la fois ?

lundi 18 février 2013, par Robert Paris

La matière dite inerte est un coktail dialectique d’émergence (apparition brutale de structures) et de réductionnisme (structuration par construction à partir d’éléments) – de l’image du jeu de construction à celle du tas de sable…

Que la matière soit faite d’atomes, voilà sans doute l’une des plus simples et des plus profondes vérités de la science contemporaine… C’est parce qu’elle permet une compréhension du comportement de la matière que la théorie atomique est si profonde : la pression d’un gaz, sa variation avec la température, j’en ai une explication convaincante et pertinente dès lors que je sais la ramener aux chocs des atomes du gaz sur les parois du récipient. Mais la théorie cinétique des gaz, qui est l’un des premiers triomphes de la conception atomique moderne est incapable d’expliquer aussi aisément son comportement. Pourquoi l’eau prend-elle en glace en dessous de telle température, et pourquoi augmente-t-elle de volume à cette occasion, contrairement d’ailleurs à la plupart des corps qui se contractent en solidifiant ? Et ne parlons pas de la nature quarkienne des nucléons, nous avons le plus grand mal à expliquer les détails des configurations des différents noyaux…

A lire les présentations les plus élémentaires, didactiques ou vulgarisatrices, de l’idée atomistique, on peut se convaincre qu’il en existe deux modèles communs : le sable et ses grains, le mur et ses briques. Voilà en effet deux cas familiers où l’on voit bien comment un objet, le tas de sable ou le mur maçonné, est constitué d’une multitude de sous-objets « élémentaires » et interchangeables, dont la variété des arrangements locaux peut rendre compte des particularités globales. Nul doute en effet que le tas de sable est constitué de grains individuels, à peu près équivalents, et que le mur est fait de briques identiques. Mais il y a une différence essentielle entre ces deux modèles. Le tas de sable, la plage sont composés d’éléments indépendants, ou presque : les interactions de contact et les frottements entre les grains qui donnent au sable ses propriétés macroscopiques sont sans structure, et le désordre de l’entassement est inéluctable. C’est justement ce qui permet de comprendre le sable, sa fluidité évidente, mais aussi ses propriétés plus subtiles – la pente naturelle d’une dune, la vitesse d’écoulement d’un sablier. Il est donc légitime de réduire le sable à ses constituants « élémentaires », et tout à fait acceptable de considérer le sable comme composé de grains. Il en va tout autrement pour le mur, qui n’est évidemment pas un assemblage quelconque (un tas) de briques. Ici, les particularités de l’interaction entre les constituants sont essentielles : faute de mortier, le mur n’en serait pas un. La connaissance des briques, même détaillée, ne suffit en rien à comprendre la nature du mur. Du simple point de vue de sa constitution, on ne peut le réduire à ses briques et oublier le ciment, même s’il représente une proportion infime de la masse totale. Il ne s’agit d’ailleurs pas ici de seule quantité : c’est la qualité structurelle du lien entre les constituants qui permet de rendre compte de l’édifice. Si un mur est « composé de briques », une telle assertion est certainement beaucoup moins pertinente que celle affirmant qu’un tas de sable est composé de grains. Encore faut-il reconnaître que, dans la pratique, l’on a souvent affaire, non au sable sec, simple conglomérat de grains, mais à du sable humide, où l’eau interstitielle joue un rôle capital dans nombre de propriétés.

La démarche réductionniste est sans doute une part intégrante de la science : devant tout objet, il est légitime de se demander de quoi il est fait, et de chercher à l’analyser en ses éléments constitutifs. Mais ce réductionnisme descendant, analytique, ne définit qu’une première phase, et ne prend son sens que si lui succède une seconde phase, de synthèse, le réductionnisme remontant alors des composants aux composés, et rendant compte des propriétés d’ensemble en termes de propriétés individuelles. Accordons que la descente réductionniste a connu, dans les sciences de la matière, de très considérables succès. Ouvrant des boîtes gigognes toujours plus petites, nous avons successivement appris à reconnaître les constituants de la matière ordinaire, des atomes, de leurs noyaux, des particules subnucléaires… Les réussites sont loin d’être aussi impressionnantes dans la remontée : nous savons toujours assez mal comprendre les propriétés de la matière à partir de celles des atomes, un peu mieux celles des atomes à partir de celles des électrons, beaucoup moins celles des noyaux à partir de celles des particules.

Mais l’analyse elle-même, derrière ses réussites factuelles, n’est pas sans poser de redoutables problèmes conceptuels. Car il faut savoir ce que l’on peut appeler « élément », et ne pas s’en donner une conception par avance limitée. Sans doute notre expérience courante nous conduit-elle à penser le composé en termes de composants discrets et séparés, en tout cas séparables….

Si la matière (ordinaire) est faite d’atomes, de quoi sont faits les atomes ? D’électrons et du noyau autour duquel ils sont retenus, dit-on. Mais retenus par quoi ? Par l’attraction électrique mutuelle du noyau (positivement chargé) et des électrons (négatifs). Cette formulation reste bien abstraite et ne rend pas justice, précisément, à l’exigence d’une analyse concrète et spécifique de l’atome. Car la « force » d’attraction résulte de l’interaction entre les électrons et le noyau par l’intermédiaire du champ électromagnétique qu’ils engendrent et subissent. Ce champ est, lui aussi, un objet physique de plein droit. Reste, dans la conception classique, qu’il relève du continu et donc ne se voit pas immédiatement reconnaître comme constituant matériel du système. Mais, dans la perspective de la théorie quantique où nous devons nous placer, ce champ est en vérité un ensemble de photons, médiateurs de l’interaction électromagnétique entre les particules chargées. Et ces photons, manifestement, ne sont désormais pas moins « réels » que les électrons et les protons qu’ils lient les uns aux autres. Seule la persistance historique de conceptions archaïques explique que nous accordions aux seconds une substantialité que nous refusons implicitement aux premiers.

De quoi sont faits les atomes, donc ? D’électrons, d’un noyau et de photons. Ces derniers sont consubstantiels à l’atome. Le rôle de ces quantons électromagnétiques va bien au-delà de celui du mortier dans le mur maçonné, si l’on voulait filer la métaphore…. Les structures atomiques et moléculaires voient leurs dimensions fixées par l’intensité du couplage entre les électrons et les photons (la charge électrique élémentaire), et non par des caractéristiques des seuls électrons. Insistons-y la charge électrique « de l’électron » (ou « du proton ») n’est pas une propriété du seul objet mais une mesure de sa capacité d’interaction avec le champ électromagnétique. C’est véritablement la dynamique du système composé qu’est l’atome, mettent en jeu TOUS ses constituants, qui détermine jusqu’à ses propriétés spatiales (échelle, structure, symétrie), et non de simples considérations géométrique. La nature de l’articulation entre composants et composés est, on le voit, d’une autre richesse que dans les assemblages familiers des jeux de construction –Meccano ou maçonneries…

Pendant deux mille ans, l’idée atomistique avait reposé implicitement mais fermement sur la permanence des éléments ultimes de la réalité : c’était même l’une de ses fonctions essentielles que de rétablir la stabilité du réel, en deçà de ses apparences changeantes du monde des phénomènes. Or voici qu’à l’échelle subnucléaire, la stabilité devient une propriété fortuite des objets fondamentaux : il faut reconnaître une égale dignité à l’électron, apparemment éternel, et à son frère plus lourd, le muon, qui se désintègre spontanément en quelques microsecondes ; de même, le proton, stable, est regroupé avec des particules de durées de vie finies et d’ailleurs d’échelles très diverses (certaines ne dépassant guère le milliardième de milliardième de seconde).

En vérité, la remise en cause des idées naïves sur l’élémentarité doit aller plus loin encore. Car si certains constituants de la matière n’ont pas la permanence qu’on voudrait leur attribuer, c’est que la matérialité même de leur existence au cœur de la matière est d’une nature inédite… Les pions, quantons du champ de forces nucléaires, peuvent être produits lors d’une collision qui affecte la structure interne du nucléon…Le pion a été « créé » dans la collision, dit-on souvent… Si une collision avec un nucléon produit préférentiellement des pions (et accessoirement d’autres mésons, dans des proportions déterminées), c’est bien qu’il y a des pions dans le nucléon – mais dans un sens particulier. Sans doute faudrait-il dire qu’il y a « du pionique » latent dans le nucléon, en visant par cette formulation à exprimer une propension, une potentialité du nucléon. Ni apparition ni création, ce serait plutôt en terme d’émergence qu’il conviendrait de penser la manifestation des nouveaux pions…

Le neutron offre un autre exemple frappant assujettissement d’un composant au composé. Isolée, cette particule est instable, et se désintègre, avec une vie moyenne de l’ordre d’un quart d’heure, en un proton, un électron et un neutrino ; c’est le cas le plus simple de radioactivité bêta. Notons que, comme on l’a vu plus haut, l’émergence de ces trois particules n’autorise en rien à les considérer comme des constituants préexistants du neutron. Mais c’est un autre aspect de ce phénomène qui requiert notre attention. Ce neutron, éphémère lorsqu’il est isolé, devient permanent lorsqu’il est combiné à d’autres nucléons au sein des noyaux – des noyaux stables en tout cas… La précarité particulière des neutrons est subsumée par leur intégration à la structure d’ensemble du noyau. Autant dire que l’individualité des composants est sérieusement affectée par leur mise en relation.

Encore peut-on, dans le cas des noyaux, extraire les nucléons, leur rendre leur individualité et leur faire retrouver leurs propriétés particulières d’objets isolés. C’est ce dernier restant d’individualité qui disparaît à son tour avec les quarks. Car, selon la conception actuelle, les quarks, tout en étant des composants des hadrons, ne peuvent pas être séparés et isolés…

De fait, si l’on tente d’extraire à toute force un quark d’un nucléon en le perturbant avec assez de violence (au moyen d’un choc, par exemple), l’énergie cinétique mise en jeu peut être suffisante pour être transformée en l’énergie de masse d’une paire quark-antiquark. L’antiquark va effectivement pouvoir arracher un quark au nucléon et le nouveau quark remplacer le fugitif. Résultat net : émergent de la collision un couple quark-antiquark et un trio de quarks, c’est-à-dire un méson et un nucléon – mais de quark libre, point. Ainsi donc, si les quarks peuvent être considérés comme des constituants des hadrons, c’est en un sens bien particulier, puisqu’ils ne peuvent se manifester qu’au sein de structures collectives, et non isolément. Les systèmes composés qu’ils forment ne sont pas des assemblages réalisés à partir de composants indépendants et séparés il n’existe pas de magasins de « pièces détachées » où se fournir en quarks isolés pour, ensuite, construire les hadrons…

Ainsi, la plupart des idées simples que nous empruntons à notre expérience des assemblages à notre échelle, naturels ou artificiels, demandent-elles à être sérieusement assouplies, sinon distordues, pour pouvoir s’appliquer à la matière microscopique… Leur essence quantique met à mal l’idée même d’assemblage d’un tout à partir d’éléments indépendants. C’est que l’analyse d’un objet composé en ses constituants exige que l’on puisse individualiser ces derniers, et d’abord les localiser…

Dans un système quantique, le mode de relations des objets qui le composent est fondamentalement celui de l’intrication, au point d’interdire, dans le cas général, que l’on puisse parler de « sous-systèmes » dont les états auraient une définition autonome…

L’implexité quantique a des conséquences particulièrement bouleversantes lorsqu’on considère des systèmes constitués d’objets identiques. Car l’identité (égalité des objets entre eux) va mettre en question l’identité (la spécificité de l’objet)… Cette identité, dans le cadre de la théorie quantique, est lourde de conséquences majeures. Puisque l’état collectif n’est pas séparable, il devient impossible, mieux : impensable, de particulariser tel ou tel de ses quantons identiques. Par exemple, on ne peut parler de la position de « cet » électron, et de celle de « cet autre », puisque, précisément, la description collective ne permet pas d’assigner des positions individuelles séparées.

L’interchangeabilité intégrale des quantons identiques conduit alors à des comportements collectifs inconnus dans le monde classique. L’analyse montre que les quantons se rangent en deux grandes catégories : les « bosons » et les « fermions ». Les bosons sont caractérisés par un comportement essentiellement grégaire… A l’opposé des moutons de Panurge que sont les bosons, les fermions sont de farouches loups solitaires. Aucun état collectif n’est possible pour un système de fermions dès lors qu’il fait intervenir deux états individuels identiques… Le caractère fermionique des électrons joue un rôle crucial dans la structure de tout système collectif : les atomes lui doivent leur structure électronique en « couches » qui sous-tend toute la chimie, et la stabilité de la matière à l’échelle macroscopique en dépend de façon souvent insoupçonnée.

Le fond de l’affaire ici, derrière ses aspects pittoresques, est la nécessité d’accepter au niveau quantique cette idée philosophiquement étrange, avouons-le, d’une identité absolue, d’une indifférenciation fondamentale, d’une absence totale d’individualité. On ne peut pas distinguer deux électrons (ou deux photons) l’un de l’autre. C’est la notion même de nombre qui est atteinte finalement. Car le décompte d’un ensemble d’objets apparemment identiques se fait le plus souvent en jouant sur leur non-identité, à commencer par celle de leurs positions spatiales : le berger qui dénombre ses moutons, ou le caissier ses billets, les compte un par un, en jouant sur leur séparation. Rien de tel n’est possible avec les quantons identiques, qu’on ne peut pas individualiser, par suite de la délocalisation et de la non-séparabilité fondamentales du monde quantique…

Cette élémentarité, désormais essentiellement phénoménologique, se valide à l’aune des critères de non-implication des structures internes de l’objet, souvent liée à l’échelle des énergies mises en jeu : dans les réactions chimiques, seuls les électrons sont concernés, et les noyaux des atomes ne subissent aucune atteinte – il est donc loisible de les considérer comme élémentaires ; en physique nucléaire de basse énergie, les nucléons ne sont pas touchés avec une violence suffisante pour affecter leur champ intime et conduire à l’émergence de pions – les nucléons sont donc élémentaires à ce niveau…

Jean Marc Lévy-Leblond dans « Aux contraires »

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