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Qu’est-ce qu’une situation révolutionnaire ?

dimanche 13 novembre 2016, par Robert Paris

Le critère numéro un d’une révolution n’est pas à chercher du côté des opprimés mais de celui des oppresseurs. Ce sont eux qui sont en crise. C’est leur système qui ne parvient plus à fonctionner et cela bien avant que cela se traduise par des mouvements sociaux. La situation révolutionnaire est celle où le système n’est pas seulement contesté par les opprimés mais ne fonctionne plus, y compris pour les oppresseurs. Eux-mêmes se sentent menacés. Et toutes les classes sociales sont bouleversées, pas seulement les prolétaires. On nous dit parfois : ou bien c’est une révolution prolétarienne ou bien c’est un simple mouvement démocratique. Nous répondrons d’abord que la révolution n’est pas ou prolétarienne ou démocratique, bourgeoise ou petite-bourgeoise. Elle est contradictoire. Elle est toujours tout à la fois, touche toutes les classes sociales de manière très contradictoires tout en faisant croire aux opprimés que tous ceux qui se mobilisent veulent la même chose. Elle se transforme en cours de route car les classes opprimées n’étaient nullement préparées à se voir révolutionnaires. Elles n’avaient jamais imaginé qu’elles pouvaient faire une révolution et en sont les premières surprises. Les masses sont d’autant plus tiraillés et surprises que leurs buts même sont contradictoires et ceux de la société aussi. La révolution est même un point extrême des contradictions internes qui existaient au sein de la société. Et sa victoire apparente (renversement du dictateur par exemple) ne signifie pas que la contradiction soit dénouée : elle produit de nouvelles contradictions.Parfois, les classes opprimées n’ont pas conscience de représenter un danger révolutionnaire dans la situation parce que les classes dirigeantes ont anticipé la situation et ne l’ont pas laissé se développer. Elles réalisent alors une contre-révolution préventive. C’est le cas de l’Algérie 1988-1990. C’est le cas de l’Allemagne de 1933. La contre-révolution est un signe de la situation révolutionnaire. C’est une situation qui ne peut basculer que d’un côté ou de l’autre, aux deux extrêmes. Même si les masses ne se voient pas encore révolutionnaires, les classes dirigeantes, elles savent que la situation est bloquée. Elles peuvent choisir de faire mine de reculer d’abord (front populaire de 1936, démocratisation à l’algérienne, démocratisation et négociations de paix du Rwanda, par exemple). Puis, c’est le fascisme ou le bain de sang de la contre-révolution préventive. Ce n’est pas la conscience révolutionnaire des masses qui nous dit d’abord qu’il s’agit d’une situation révolutionnaire mais le comportement des classes dirigeantes. Ce sont elles qui sont d’abord en crise. Qu’est-ce qui permet de reconnaitre une situation révolutionnaire, par exemple d’une révolte ? Est-ce le niveau de combativité et d’organisation des opprimés, en l’occurrence particulièrement des prolétaires ? Est-ce leur conscience de la nécessité d’aller jusqu’au bout, jusqu’au renversement du système, jusqu’à la prise du pouvoir par les travailleurs sous l’égide d’un parti révolutionnaire prolétarien ? Aucune de ces réponses n’est vraiment exacte. Une révolte peut être très radicale et très auto-organisée et une révolution peut ne pas l’être. Les participants d’une révolte peuvent être très conscients ou ne pas l’être. Non, ce qui caractérise une situation révolutionnaire c’est d’abord et avant tout la crise de la domination de la classe dirigeante, le fait que celle-ci ne parvienne plus à diriger comme avant, que le système de domination ait atteint ses limites. Le thermomètre premier d’une situation révolutionnaire est à mettre dans le derrière de la classe dirigeante. En 1789, on connait les cahiers de doléance, les assemblées populaires qui s’érigent « en permanence », la grande peur liée à la révolte des villes et des campagnes. Mais ce n’est pas le début des événements : c’est la révolte nobiliaire de 1787 qui a lancé la révolution en France car le nobles ne voulaient plus ou ne pouvaient plus payer les impôts et c’est eux qui ont imposé les Etats Généraux pour que les autres Etats paient à leur place. Alors que la royauté était leur pouvoir, ils l’ont ainsi déstabilisé. Ce sont les classes dirigeantes égyptiennes qui ont affaibli le pouvoir du pharaon, entraînant une révolte populaire et, du coup, la suppression du pouvoir pharaonique et la mise en cause des riches eux-mêmes. Il en va de toutes les révolutions : les classes dirigeantes sont elles-mêmes en crise.

Engels dans « Révolution et contre-révolution en Allemagne » :

« Dès le commencement d’avril 1848, le torrent révolutionnaire se trouva arrêté sur tout le continent Européen par la ligue que les classes de la société qui avaient bénéficié de la première victoire formèrent aussitôt avec les vaincus. En France les petits commerçants et la fraction républicaine de la bourgeoisie s’étaient unis à la bourgeoisie monarchiste contre les prolétaires ; en Allemagne et en Italie, la bourgeoisie victorieuse avait recherché avec empressement l’appui de la noblesse féodale contre la masse du peuple et des petits commerçants. Bientôt les partis conservateurs et contre-révolutionnaires coalisés reprirent l’ascendant. En Angleterre, une manifestation intempestive et mal préparée (le 10 avril) aboutit à une complète et décisive défaite du parti populaire. En France, deux mouvements semblables (le 16 avril et le 15 mai) échouèrent également. En Italie, le roi Bomba reconquit son autorité par un seul coup, le 15 mai. En Allemagne, les différents gouvernements nouveaux et leurs assemblées constituantes respectives se consolidèrent ; et si le 15 mai, si fertile en événements, donnait lieu à Vienne à une victoire populaire, ce fut là un événement d’importance secondaire et qui peut être considéré comme la dernière étincelle que jeta l’énergie populaire…. La bataille décisive approchait. Elle ne pouvait se livrer qu’en France, car la France, tant que l’Angleterre ne participait pas au conflit révolutionnaire et que l’Allemagne demeurait divisée, la France, par son indépendance nationale, sa civilisation et sa centralisation, était le seul pays capable de donner l’impulsion d’une puissante secousse aux pays à l’entour. Aussi bien, quand le 23 juin 1848, la lutte sanguinaire commença à Paris, quand chaque nouveau télégramme, chaque nouvelle poste exposa toujours plus clairement aux yeux de l’Europe le fait que cette lutte était menée par la masse entière du peuple ouvrier, d’un côté, et de toutes les autres classes de la population parisienne appuyée par l’armée, de l’autre ; quand les combats se succédèrent pendant plusieurs jours avec un acharnement sans exemple dans l’histoire des guerres civiles modernes, mais sans aucun avantage visible d’un côté ou de l’autre, il devenait manifeste alors pour tous que celle-ci était la grande bataille définitive, laquelle, si l’insurrection triomphait, inonderait le continent de révolutions renouvelées, ou bien, si elle succombait, amènerait le rétablissement, au moins passager, du régime contre-révolutionnaire. Le prolétariat de Paris fut battu, décimé, écrasé, avec un effet tel que, même à l’heure actuelle, il ne s’est pas encore relevé du coup. Et aussitôt, d’un bout à l’autre de l’Europe, les conservateurs et contre-révolutionnaires de relever la tête, avec une outrecuidance qui montrait comme ils comprenaient bien l’importance de l’événement. Partout la presse fut harcelée, le droit de réunion entravé ; le moindre incident dans n’importe quelle petite ville de province fut pris pour prétexte à désarmer le peuple, déclarer l’état de siège et faire s’exercer les troupes dans les nouveaux artifices et manœuvres que Cavaignac leur avait appris. Au reste, pour la première fois depuis février, il avait été prouvé que l’invincibilité d’une insurrection populaire dans une grande ville était une illusion ; les armées avaient reconquis l’honneur, les troupes battues constamment, jusqu’alors, dans chaque bataille de rue de quelque importance, reprirent confiance dans leur supériorité, même dans ce genre de combat. De cette défaite des ouvriers de Paris on peut dater les premières démarches positives, les premiers plans définis, projetés par l’ancien parti féodal et bureaucratique d’Allemagne pour se débarrasser même de leur alliée momentanée, la Bourgeoisie, et pour rétablir l’état des choses existant en Allemagne avant les événements de Mars. L’armée était de nouveau la puissance suprême dans l’État, et l’armée lui appartenait et non à la bourgeoisie. Même en Prusse, où, avant 1848, on avait constaté qu’un certain nombre parmi les officiers de grades inférieurs penchaient fortement pour un gouvernement constitutionnel, le désordre introduit dans l’armée par la révolution avait ramené ces jeunes gens raisonneurs à l’obéissance ; dès que le commun soldat se permettait quelques libertés à l’égard des officiers, ceux-ci furent aussitôt convaincus de la nécessité de la discipline et de l’obéissance passive. Les nobles et les bureaucrates vaincus commencèrent à voir, par devers eux, la voie à suivre ; l’armée, plus unie que jamais, enorgueillie par ses victoires dans les petites insurrections et dans la guerre au dehors, jalouse du grand succès que venaient de remporter les soldats français, cette armée on n’avait qu’à la mettre en conflit constant avec le peuple et, au moment propice, elle pouvait d’un seul grand coup écraser les révolutionnaires et battre en brèche les prétentions des parlementaires bourgeois. Et le moment opportun pour frapper un coup pareil ne se fit pas trop attendre. »

Lénine, dans un article intitulé « Le krach de la deuxième internationale », en août 1915 :

« Le manifeste de Bâle dit que : 1°) La guerre provoquera une crise économique et politique ; 2°) Les ouvriers considèrent leur participation à la guerre comme un crime, considèrent comme un crime de tirer les uns sur les autres pour les bénéfices capitalistes, l’honneur des dynasties, l’exécution des traités secrets, et que la guerre provoquera parmi les ouvriers l’indignation et la révolte ; 3°) Cette crise et cet état d’esprit des ouvriers doivent être exploités par les socialistes afin de soulever les peuples et de hâter le krach du capitalisme ; 4°) Les gouvernements – tous sans exception – ne peuvent commencer la guerre sans danger pour eux-mêmes ; 5°) Les gouvernements craignent la révolution prolétarienne ; 6°) Les gouvernements doivent se souvenir de la Commune de Paris (c’est-à-dire de la guerre civile), de la révolution russe de 1905, etc »

« Pour un marxiste, il est certain que nulle révolution n’est possible à défaut d’une situation révolutionnaire. Toute situation révolutionnaire, du reste, n’aboutit pas à une révolution. Quels sont en général les indices d’une situation révolutionnaire ? Nous ne nous tromperons pas en indiquant les trois indices suivants : 1°) L’impossibilité pour les classes dirigeantes de maintenir intégralement leur domination ; une crise des milieux dirigeants, crise politique de la classe exerçant le pouvoir, produisant une faille dans laquelle pénètrent les mécontentement et l’indignation des classes opprimées. Pour qu’une révolution ait lieu, il est en général insuffisant que l’on n’accepte plus en bas ; il faut aussi que l’on ne puisse plus, en haut, vivre comme par le passé. 2°) L’aggravation anormale des privations et des souffrances des classes opprimées. 3°) L’augmentation sensible, en raison de ce qui précède, de l’activité des masses qui, en temps de paix, se laissent paisiblement voler, mais, en temps d’orage, sont incitées par toute la crise et aussi par les dirigeants à prendre l’initiative d’une action historique. A défaut de ces modifications objectives, indépendantes de la volonté des groupes isolés et des partis, comme des classes, une révolution est – en règle générale – impossible. L’ensemble de ces modifications objectives constitue précisément la situation révolutionnaire… »

« Demandons-nous : que supposait à ce propos le manifeste de Bâle en 1912, et qu’est-il arrivé en 1914-1915 ? On supposait une situation révolutionnaire, sommairement indiquée par les mots « crise économique et politique ». S’est-elle produite ? Assurément oui. Le social-chauvin Lensch (qui défend le chauvinisme avec plus de franchise et d’honnêteté que les Cunow, les Kautsky, les Plékhanov et autres hypocrites) s’est même exprimé ainsi : « Nous traversons une sorte de révolution » (page 6 de sa brochure « La social-démocratie allemande et la guerre », Berlin, 1915. La crise politique est un fait : aucun des gouvernements n’est sûr du lendemain, aucun n’est sûr d’éviter la banqueroute, de ne pas perdre des territoires, de ne pas être chassé de son pays. Tous les gouvernements vivent sur un volcan… Nous entrons dans une ère de formidables bouleversements politiques… En un mot, il existe dans la plupart des Etats avancés et des grandes puissances de l’Europe, une situation révolutionnaire… A cet égard, la prévision du manifeste de Bâle s’est pleinement justifiée. »

« Le marxisme diffère de toutes les autres théories socialistes en ce qu’il allie de façon remarquable la pleine lucidité scientifique dans l’analyse de la situation objective et de l’évolution objective, à la reconnaissance on ne peut plus catégorique du rôle de l’énergie, de la création et de l’initiative révolutionnaires des masses, et aussi, naturellement, des individus, groupements, organisations ou partis qui savent découvrir et réaliser la liaison avec telles ou telles classes. La haute appréciation donnée aux périodes révolutionnaires dans le développement de l’humanité découle de l’ensemble des conceptions historiques de Marx c’est dans ces périodes que se résolvent les multiples contradictions qui s’accumulent lentement dans les périodes dites d’évolution pacifique. C’est dans ces périodes qu’apparaît avec le plus de force le rôle direct des différentes classes dans la détermination des formes de la vie sociale, que se créent les fondements de la « superstructure » politique, laquelle se maintient longtemps ensuite sur la base de rapports de production rénovés. A la différence des théoriciens de la bourgeoisie libérale, c’est justement dans ces périodes que Marx voyait non pas clés déviations par rapport à la marche « normale », des symptômes de « maladie sociale », de tristes résultats d’excès et d’erreurs, mais les moments les plus vitaux, les plus importants, essentiels et décisifs de l’histoire des sociétés humaines. Dans l’activité même de Marx et d’Engels, la période de leur participation à la lutte révolutionnaire des masses de 1848-1849 se détache comme un point central. C’est de là qu’ils partent pour définir les destinées du mouvement ouvrier et de la démocratie des différents pays. C’est là qu’ils reviennent constamment pour définir la nature interne des différentes classes et de leurs tendances sous l’aspect le plus manifeste et le plus net. C’est toujours en partant de cette époque-là, de l’époque révolutionnaire, qu’ils jugent les formations politiques ultérieures, moins importantes, les organisations, les objectifs et les conflits politiques. Ce n’est pas sans raison que les chefs intellectuels du libéralisme, tel Sombart, détestent de toute leur âme ce trait de la vie et de l’œuvre de Marx, en le mettant sur le compte du « caractère aigri de l’émigrant ». Voilà qui est bien des pions de la science universitaire bourgeoise et policière, que de réduire à une aigreur personnelle, aux ennuis personnels de leur situation d’émigrants, ce qui est chez Marx et chez Engels la partie la plus indissociable de toute leur philosophie révolutionnaire ! … La social-démocratie russe a incontestablement le devoir d’étudier avec un soin extrême et sous tous ses aspects notre révolution, de faire connaître aux masses tous ses procédés de lutte, ses formes d’organisation, etc. ; de consolider ses traditions révolutionnaires dans le peuple ; d’enraciner dans les esprits cette conviction que la lutte révolutionnaire est le seul et unique moyen d’obtenir des améliorations tant soit peu sérieuses et durables ; de démasquer sans répit toute la bassesse de ces présomptueux libéraux qui corrompent l’atmosphère sociale par les miasmes de la servilité « constitutionnelle », de la trahison et de la lâcheté à la Moltchaline. Une seule journée de la grève d’octobre ou de l’insurrection de décembre compte cent fois plus dans l’histoire de la lutte pour la liberté que des mois de discours serviles de cadets à la Douma sur le monarque irresponsable et le régime de la monarchie constitutionnelle…. Marx, qui appréciait hautement les traditions révolutionnaires et flagellait sans pitié ceux qui les traitaient en renégats ou en philistins, demandait en même temps aux révolutionnaires de savoir penser, de savoir analyser les conditions d’application des vieilles méthodes de lutte au leu de répéter tout simplement les mots d’ordre connus. Les traditions « nationales » de 1792 en France resteront peut-être a jamais le modèle de certaines méthodes de lutte révolutionnaires, mais cela n’a pas empêché Marx en 1870, dans la fameuse Adresse de l’Internationale, de mettre en garde le prolétariat français contre une transposition erronée de ces traditions dans une époque différente… »

Extrait de Lénine, "La maladie infantile du communisme", 1920 :

« La loi fondamentale de la révolution (...), la voici : pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux d’en haut ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher. Cette vérité s’exprime autrement en ces termes : la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs). »

« La pensée marxiste est dialectique : elle considère tous les phénomènes dans leur développement, dans leur passage d’un état à un autre La pensée du petit bourgeois conservateur est métaphysique : ses conceptions sont immobiles et immuables, entre les phénomènes il y a des cloisonnements imperméables. L’opposition absolue entre une situation révolutionnaire et une situation non-révolutionnaire représente un exemple classique de pensée métaphysique, selon la formule : ce qui est, est-ce qui n’est pas, n’est pas, et tout le reste vient du Malin.

Dans le processus de l’histoire, on rencontre des situations stables tout à fait non-révolutionnaires. On rencontre aussi des situations notoirement révolutionnaires. Il existe aussi des situations contre-révolutionnaires (il ne faut pas l’oublier !). Mais ce qui existe surtout à notre époque de capitalisme pourrissant ce sont des situations intermédiaires, transitoires : entre une situation non-révolutionnaire et une situation pré-révolutionnaire, entre une situation pré-révolutionnaire et une situation révolutionnaire ou... contre-révolutionnaire. C’est précisément ces états transitoires qui ont une importance décisive du point de vue de la stratégie politique.

Que dirions-nous d’un artiste qui ne distinguerait que les deux couleurs extrêmes dans le spectre ? Qu’il est daltonien ou à moitié aveugle et qu’il lui faut renoncer au pinceau. Que dire d’un homme politique qui ne serait capable de distinguer que deux états : "révolutionnaire" et "non-révolutionnaire" ? Que ce n’est pas un marxiste, mais un stalinien, qui peut faire un bon fonctionnaire, mais en aucun cas un chef prolétarien.

Une situation révolutionnaire se forme par l’action réciproque de facteurs objectifs et subjectifs. Si le parti du prolétariat se montre incapable d’analyser à temps les tendances de la situation pré-révolutionnaire et d’intervenir activement dans son développement, au lieu d’une situation révolutionnaire surgira inévitablement une situation contre-révolutionnaire. C’est précisément devant ce danger que se trouve actuellement le prolétariat français. La politique à courte vue, passive, opportuniste du front unique, et surtout des staliniens, qui sont devenus son aile droite, voilà ce qui constitue le principal obstacle sur la voie de la révolution prolétarienne en France. »

Trotsky dans "Où va la France"

Trotsky dans "Défense du marxisme" :

« Le refus d’admettre que les contradictions sociales sont l’élément moteur du développement a conduit, dans le royaume de la pensée théorique, à rejeter la dialectique, comme logique des contradictions. De même qu’en politique on a jugé possible de convaincre tout le monde de la justesse d’un programme donné à l’aide de quelques bons syllogismes et de transformer peu à peu la société par des mesures "rationnelles", de même, dans le domaine théorique, on a considéré comme prouvé que la logique d’Aristote, abaissée au niveau du bon sens, suffit à résoudre tous les problèmes.
Le pragmatisme, mélange de rationalisme et d’empirisme, est devenu la philosophie...
Les petits-bourgeois de formation universitaire, dès les bancs de l’école, ont reçu leurs préjugés théoriques sous une forme définitive. Ayant assimilé toutes sortes de connaissances, utiles ou inutiles, sans le secours de la dialectique, ils s’imaginent pouvoir fort bien s’en passer toute leur vie. En réalité, ils ne se passent de la dialectique que dans la mesure où ils ne soumettent à aucune vérification théorique, ne fourbissent et n’affinent pas les instruments de leur pensée et ne sortent pas, pratiquement, du cercle étroit des relations de la vie quotidienne. Confrontés à de grands événements, ils sont facilement perdus et retombent dans les ornières de la petite-bourgeoisie. Faire fond sur l’inconséquence pour justifier un bloc théorique sans principes, c’est témoigner à charge contre soi même, comme marxiste. L’inconséquence n’est pas le fait du hasard et en politique ce n’est absolument pas un trait individuel. L’inconséquence remplit habituellement une fonction sociale. Il y a des groupes sociaux qui ne peuvent être conséquents. Les éléments petits-bourgeois qui ne se sont pas complètement dépouillés de leurs vieilles tendances petites-bourgeoises sont systématiquement contraints de recourir à l’intérieur du parti ouvrier à des compromis théoriques avec leur propre conscience. »

COMMENT SE FORME UNE SITUATION REVOLUTIONNAIRE ?

(Extrait de Où va la France ? de Léon Trotsky)

La prémisse économique de la révolution socialiste.

La première et la plus importante prémisse d’une situation révolutionnaire, c’est l’exacerbation intolérable des contradictions entre les forces productives et les formes de la propriété. La nation cesse d’aller de l’avant. L’arrêt dans le développement de la puissance économique et, encore plus, sa régression signifient que le système capitaliste de production s’est définitivement épuisé et doit céder la place au système socialiste.

La crise actuelle, qui embrasse tous les pays et rejette l’économie des dizaines d’années en arrière, a définitivement poussé le système bourgeois jusqu’à l’absurde. Si à l’aurore du capitalisme des ouvriers affamés et ignorants ont brisé les machines, maintenant ceux qui détruisent les machines et les usines ce sont les capitalistes eux-mêmes. Avec le maintien ultérieur de la propriété privée des moyens de production, l’humanité est menacée de barbarie et de dégénérescence.

La base de la société, c’est son économie. Cette base est mûre pour le socialisme dans un double sens : la technique moderne a atteint un tel degré qu’elle pourrait assurer un bien-être élevé au peuple et à toute l’humanité ; mais la propriété capitaliste, qui se survit, voue les peuples à une pauvreté et à des souffrances toujours plus grandes.

La prémisse fondamentale, économique, du socialisme existe depuis déjà longtemps. Mais le capitalisme ne disparaîtra pas de lui-même de la scène. Seule la classe ouvrière peut arracher les forces productives des mains des exploiteurs et des étrangleurs. L’histoire pose avec acuité cette tâche devant nous. Si le prolétariat se trouve pour telle ou telle raison incapable de renverser la bourgeoisie et de prendre le pouvoir, s’il est, par exemple, paralysé par ses propres partis et ses propres syndicats, le déclin de l’économie et de la civilisation se poursuivra, les calamités s’accroîtront, le désespoir et la prostration s’empareront des masses, le capitalisme-décrépit, pourrissant, vermoulu-étranglera toujours plus fort les peuples, en les entraînant dans l’abîme de nouvelles guerres. Hors de la révolution socialiste, point de salut.

Est-ce la dernière crise du capitalisme ou non ?

Le présidium de l’Internationale communiste essaya d’abord d’expliquer que la crise commencée en 1929 était la dernière crise du capitalisme. Deux ans après, Staline déclara que la crise actuelle n’est "vraisemblablement" pas encore la dernière. Nous rencontrons aussi dans le camp socialiste la même tentative de prophétie : la dernière crise ou non ?

"Il est imprudent d’affirmer, écrit Blum dans Le Populaire du 23 février, que la crise actuelle est comme un spasme suprême du capitalisme, le dernier sursaut avant l’agonie et la décomposition."

C’est le même point de vue qu’a Grumbach, qui dit le 26 février, à Mulhouse :

"D’aucuns affirment que cette crise est passagère ; les autres y voient la crise finale du système capitaliste. Nous n’osons pas encore nous prononcer définitivement."

Dans cette façon de poser la question, il y a deux erreurs cardinales : premièrement, on mêle ensemble la crise conjoncturelle et la crise historique de tout le système capitaliste ; secondement, on admet qu’indépendamment de l’activité consciente des classes, une crise puisse d’elle-même être la "dernière" crise.

Sous la domination du capital industriel, à l’époque de la libre concurrence, les montées conjoncturelles dépassaient de loin les crises ; les premières étaient la "règle", les secondes l’"exception" ; le capitalisme dans son ensemble était en montée. Depuis la guerre, avec la domination du capital financier monopolisateur, les crises conjoncturelles surpassent de loin les ranimations ; on peut dire que les crises sont devenue la règle, les montées l’exception ; le développement économique dans son ensemble va vers le bas, et non vers le haut.

Néanmoins, des oscillations conjoncturelles sont inévitables et avec le capitalisme malade elles se perpétueront tant qu’existera le capitalisme. Et le capitalisme se perpétuera tant que la révolution prolétarienne ne l’aura pas achevé. Telle est la seule réponse correcte.
Fatalisme et marxisme.

Le révolutionnaire prolétarien doit avant tout comprendre que le marxisme, seule théorie scientifique de la révolution prolétarienne, n’a rien de commun avec l’attente fataliste de la "dernière" crise. Le marxisme est par son essence même une direction pour l’action révolutionnaire. Le marxisme n’ignore pas la volonté et le courage, mais les aide à trouver la voie juste.

Il n’y a aucune crise qui d’elle-même puisse être "mortelle" pour le capitalisme. Les oscillations de la conjoncture créent seulement une situation dans laquelle il sera plus facile ou plus difficile au prolétariat de renverser le capitalisme. Le passage de la société bourgeoise à la société socialiste présuppose l’activité de gens vivants, qui font leur propre histoire. Ils ne la font pas au hasard ni selon leur bon plaisir, mais sous l’influence de causes objectives déterminées. Cependant, leurs propres actions-leur initiative, leur audace, leur dévouement ou, au contraire, leur sottise et leur lâcheté-entrent comme des anneaux nécessaires dans la chaîne du développement historique.

Personne n’a numéroté les crises du capitalisme et n’a indiqué par avance laquelle d’entre elles serait la "dernière". Mais toute notre époque et surtout la crise actuelle dictent impérieusement au prolétariat : Prends le pouvoir ! Si, pourtant, le parti ouvrier, malgré des conditions favorables, se révèle incapable de mener le prolétariat à la conquête du pouvoir la vie de la société continuera nécessairement sur les bases capitalistes-jusqu’à une nouvelle crise ou une nouvelle guerre, peut-être jusqu’au complet effondrement de la civilisation européenne.
La "dernière" crise et la "dernière" guerre.

La guerre impérialiste de 1914-1918 représenta aussi une "crise" dans la marche du capitalisme, et bien la plus terrible de toutes les crises possibles. Dans aucun livre il ne fut prédit si cette guerre serait la dernière folie sanglante du capitalisme ou non. L’expérience de la Russie a montré que la guerre pouvait être la fin du capitalisme. En Allemagne et en Autriche le sort de la société bourgeoise dépendit entièrement en 1918 de la social-démocratie, mais ce parti se révéla être le domestique du capital. En Italie et en France, le prolétariat aurait pu à la fin de la guerre conquérir le pouvoir, mais il n’avait pas à sa tête un parti révolutionnaire. En un mot, si la II° Internationale n’avait pas trahi au moment de la guerre la cause du socialisme pour le patriotisme bourgeois, toute l’histoire de l’Europe et de l’humanité se présenterait maintenant tout autrement. Le passé, assurément, n’est pas réparable. Mais on peut et on doit apprendre les leçons du passé.

Le développement du fascisme est en soi le témoignage irréfutable du fait que la classe ouvrière a terriblement tardé à remplir la tâche posée depuis longtemps devant elle par le déclin du capitalisme.

La phrase : cette crise n’est pas encore la "dernière", ne peut avoir qu’un seul sens : malgré les leçons de la guerre et des convulsions de l’après-guerre, les partis ouvriers n’ont pas encore su préparer ni eux-mêmes, ni le prolétariat, à la prise du pouvoir ; pis encore, les chefs de ces partis ne voient pas encore jusqu’à maintenant la tâche elle-même, en la faisant retomber d’eux-mêmes, du parti et de la classe sur le "développement historique". Le fatalisme est une trahison théorique envers le marxisme et la justification de la trahison politique envers le prolétariat, c’est-à-dire la préparation d’une nouvelle capitulation devant une nouvelle "dernière" guerre.
L’Internationale communiste est passée sur les positions du fatalisme social-démocrate.

Le fatalisme de la social-démocratie est un héritage de l’avant-guerre, quand le capitalisme grandissait presque sans cesse, que s’accroissait le nombre des ouvriers, qu’augmentait le nombre des membres du parti, des voix aux élections et des mandats. De cette montée automatique naquit peu à peu l’illusion réformiste qu’il suffit de continuer dans l’ancienne voie (propagande, élections, organisation) et la victoire viendra d’elle-même.

Certes, la guerre a détraqué l’automatisme du développement. Mais la guerre est un phénomène "exceptionnel". Genève aidant, il n’y aura plus de nouvelle guerre, tout rentrera dans la norme, et l’automatisme du développement sera rétabli.

A la lumière de cette perspective, les paroles : "Ce n’est pas encore la dernière crise", doivent signifier : "Dans cinq ans, dans dix ans, dans vingt ans, nous aurons plus de voix et de mandats, alors, il faut l’espérer, nous prendrons le pouvoir." (Voir les articles et discours de Paul Faure [1] . Le fatalisme optimiste, qui semblait convaincant il y a un quart de siècle, résonne aujourd’hui comme une voix d’outre-tombe. Radicalement ; fausse est l’idée qu’en allant vers la crise future le prolétariat deviendra infailliblement plus puissant que maintenant. Avec la putréfaction ultérieure inévitable du capitalisme le prolétariat ne croîtra pas et ne se renforcera pas, mais se décomposera, rendant toujours plus grande l’armée des chômeurs et des lumpen-prolétaires ; la petite bourgeoisie entre-temps se déclassera et tombera dans le désespoir. La perte de temps ouvre une perspective au fascisme, et non à la révolution prolétarienne.

Il est remarquable que l’Internationale communiste aussi, bureaucratisée jusqu’à la moelle, ait remplacé la théorie de l’action révolutionnaire par la religion du fatalisme. Il est impossible de lutter, car "il n’y a pas de situation révolutionnaire". Mais une situation révolutionnaire ne tombe pas du ciel, elle se forme dans la lutte des classes. Le parti du prolétariat est le plus important facteur politique quant à la formation d’une situation, révolutionnaire. Si ce parti tourne le dos aux tâches révolutionnaires, en endormant et en trompant les ouvriers pour jouer aux pétitions et pour fraterniser avec les radicaux, il doit alors se former non pas une situation révolutionnaire, mais une situation contre-révolutionnaire.
Comment la bourgeoisie apprécie-t-elle la situation ?

Le déclin du capitalisme, avec le degré extraordinairement élevé des forces productives, est la prémisse économique de la révolution socialiste. Sur cette base se déroule la lutte des classes. Dans la lutte vive des classes se forme et mûrit une situation révolutionnaire.

Comment la grande bourgeoisie, maîtresse de la société contemporaine, apprécie-t-elle la situation actuelle, et comment agit-elle ? Le 6 février 1934 ne fut inattendu que pour les organisations ouvrières et la petite bourgeoisie. Les centres du grand capital participaient depuis longtemps au complot, avec le but de substituer par la violence au parlementarisme le bonapartisme (régime "personnel"). Cela veut dire : les banques, les trusts, l’état-major, la grande presse jugeaient le danger de la révolution si proche et si immédiat qu’ils se dépêchèrent de s’y préparer par un "petit" coup d’Etat.

Deux conclusions importantes découlent de ce fait : 1) les capitalistes, dès avant 1934, jugeaient la situation comme révolutionnaire ; 2) Ils ne restèrent pas à attendre passivement le développement des événements, pour recourir à la dernière minute à une défense "légale", mais ils prirent ; eux-mêmes l’initiative, en faisant descendre leurs bandes dans la rue. La grande bourgeoisie a donné aux ouvriers une leçon inappréciable de stratégie de classe !

L’Humanité répète que le "front unique" a chassé Doumergue. Mais, c’est, pour parler modérément, une fanfaronnade creuse. Au contraire, si le grand capital a jugé possible et raisonnable de remplacer Doumergue par Flandin, c’est uniquement parce que le Front unique, comme la bourgeoisie s’en est convaincue par l’expérience, ne représente pas encore un danger révolutionnaire immédiat : "Puisque les terribles chefs de l’Internationale communiste, malgré la situation dans le pays, ne se préparent pas à la lutte, mais tremblent de peur, cela veut dire qu’on peut attendre pour passer au fascisme. Inutile de forcer les événements et de compromettre prématurément les radicaux, dont on peut encore avoir besoin." C’est ce que disent les véritables maîtres de la situation. Ils maintiennent l’union nationale et ses décrets bonapartistes, ils mettent le Parlement sous la terreur, mais ils laissent se reposer Doumergue. Les chefs du capital ont apporté ainsi une certaine correction à leur appréciation primitive, en reconnaissant que la situation n’est pas immédiatement révolutionnaire, mais pré-révolutionnaire.

Seconde leçon remarquable de stratégie de classe ! Elle montre que même le grand capital, qui a à sa disposition tous les leviers de commande, ne peut apprécier d’un seul coup a priori et infailliblement la situation politique dans toute sa réalité : il entre en lutte et dans le processus de la lutte, sur la base de l’expérience de la lutte, il corrige et précise son appréciation. Tel est en général le seul moyen possible de s’orienter en politique exactement et en même temps activement.

Et les chefs de l’Internationale communiste ? A Moscou, à l’écart du mouvement ouvrier français, quelques médiocres bureaucrates, mal renseignés, en majorité ne lisant pas le français, donnent à l’aide de leur thermomètre le diagnostic infaillible : "La situation n’est pas révolutionnaire." Le Comité central du Parti communiste français est tenu, en fermant yeux et oreilles, de répéter cette phrase creuse. La voie de l’Internationale communiste est la voie la plus courte vers l’abîme !
Le sens de la capitulation des radicaux.

Le parti radical représente l’instrument politique de la grande bourgeoisie, qui est le mieux adapté aux traditions et aux préjugés de la petite bourgeoisie. Malgré cela, les chefs les plus responsables du radicalisme, sous le fouet du capital financier, se sont humblement inclinés devant le coup d’Etat du 6 février, dirigé immédiatement contre eux. Ils ont reconnu ainsi que la marche de la lutte des classes menace les intérêts fondamentaux de la "nation", c’est-à-dire de la bourgeoisie, et se sont vus contraints de sacrifier les intérêts électoraux de leur parti. La capitulation du plus puissant parti parlementaire devant les revolvers et les rasoirs des fascistes est l’expression extérieure de l’effondrement complet de l’équilibre politique du pays. Mais celui qui prononce ces mots dit par cela même : la situation est révolutionnaire ou, pour parler plus exactement, pré-révolutionnaire [2].
La petite bourgeoisie et la situation pré-révolutionnaire.

Les processus qui se déroulent dans les masses de la petite bourgeoisie ont une importance exceptionnelle pour apprécier la situation politique. La crise politique du pays est avant tout la crise de la confiance des masses petites bourgeoises dans leurs partis et leurs chefs traditionnels. Le mécontentement, la nervosité, l’instabilité, l’emportement facile de la petite bourgeoisie sont des traits extrêmement importants d’une situation pré-révolutionnaire. De même que le malade brûlant de fièvre se met sur le côté gauche, la petite bourgeoisie fébrile peut se tourner à droite ou à gauche. Selon le côté vers lequel se tourneront dans la prochaine période les millions de paysans, d’artisans, de petits commerçants, de petits fonctionnaires français, la situation pré-révolutionnaire actuelle peut se changer aussi bien en situation révolutionnaire que contre-révolutionnaire.

L’amélioration de la conjoncture économique pourrait-pas pour longtemps-retarder, mais non pas arrêter la différenciation à droite ou à gauche de la petite bourgeoisie. Au contraire, si la crise allait s’approfondissant, la faillite du radicalisme et de tous les groupements parlementaires qui gravitent autour de lui irait à une vitesse redoublée.
Comment peut se produire un coup d’Etat fasciste en France ?

Il ne faut pas toutefois penser que le fascisme doive nécessairement devenir un puissant parti parlementaire, avant qu’il se soit emparé du pouvoir. C’est ainsi que cela se passa en Allemagne, mais en Italie ce fut autrement. Pour le succès du fascisme il n’est pas du tout obligatoire que la petite bourgeoisie ait rompu préalablement avec les anciens partis "démocratiques" : il suffit qu’elle ait perdu la confiance qu’elle avait en eux et qu’elle regarde avec inquiétude autour d’elle, en cherchant de nouvelles voies.

Aux prochaines élections municipales, la petite bourgeoisie peut encore donner un nombre très important de ses voix aux radicaux et aux groupes voisins, par l’absence d’un nouveau parti politique, qui réussirait à conquérir la confiance des paysans et des petites gens des villes. Et en même temps un coup de force militaire du fascisme peut se produire, avec l’aide de la grande bourgeoisie, dès quelques mois après les élections et par sa pression attirer à lui les sympathies des couches les Plus désespérées de la petite bourgeoisie.

C’est pourquoi ce serait une grossière illusion de se consoler en pensant que le drapeau du fascisme n’est pas encore devenu populaire dans la province et dans les villages. Les tendances antiparlementaires de la petite bourgeoisie peuvent, en s’échappant du lit de la politique parlementaire officielle des partis, soutenir directement et immédiatement un coup d’Etat militaire, lorsque celui-ci deviendra nécessaire pour le salut du grand capital. Un tel mode d’action correspond beaucoup plus à la fois aux traditions et au tempérament de la France [3] .

Les chiffres des élections ont, bien entendu, une importance symptomatique. Mais s’appuyer sur ce seul indice serait faire preuve de crétinisme parlementaire. Il s’agit de processus plus profonds, qui, un mauvais matin, peuvent prendre à l’improviste messieurs les parlementaires. Là, comme dans les autres domaines, la question est tranchée non pas par l’arithmétique, mais par la dynamique de la lutte. La grande bourgeoisie n’enregistre pas passivement l’évolution des classes moyennes, mais prépare les tenailles d’acier à l’aide desquelles elle pourra saisir au moment opportun les masses torturées par elle et désespérées.
Dialectique et métaphysique.

La pensée marxiste est dialectique : elle considère tous les phénomènes dans leur développement, dans leur passage d’un état à un autre La pensée du petit bourgeois conservateur est métaphysique : ses conceptions sont immobiles et immuables, entre les phénomènes il y a des cloisonnements imperméables. L’opposition absolue entre une situation révolutionnaire et une situation non-révolutionnaire représente un exemple classique de pensée métaphysique, selon la formule : ce qui est, est-ce qui n’est pas, n’est pas, et tout le reste vient du Malin.

Dans le processus de l’histoire, on rencontre des situations stables tout à fait non-révolutionnaires. On rencontre aussi des situations notoirement révolutionnaires. Il existe aussi des situations contre-révolutionnaires (il ne faut pas l’oublier !). Mais ce qui existe surtout à notre époque de capitalisme pourrissant ce sont des situations intermédiaires, transitoires : entre une situation non-révolutionnaire et une situation pré-révolutionnaire, entre une situation pré-révolutionnaire et une situation révolutionnaire ou... contre-révolutionnaire. C’est précisément ces états transitoires qui ont une importance décisive du point de vue de la stratégie politique.

Que dirions-nous d’un artiste qui ne distinguerait que les deux couleurs extrêmes dans le spectre ? Qu’il est daltonien ou à moitié aveugle et qu’il lui faut renoncer au pinceau. Que dire d’un homme politique qui ne serait capable de distinguer que deux états : "révolutionnaire" et "non-révolutionnaire" ? Que ce n’est pas un marxiste, mais un stalinien, qui peut faire un bon fonctionnaire, mais en aucun cas un chef prolétarien.

Une situation révolutionnaire se forme par l’action réciproque de facteurs objectifs et subjectifs. Si le parti du prolétariat se montre incapable d’analyser à temps les tendances de la situation pré-révolutionnaire et d’intervenir activement dans son développement, au lieu d’une situation révolutionnaire surgira inévitablement une situation contre-révolutionnaire. C’est précisément devant ce danger que se trouve actuellement le prolétariat français. La politique à courte vue, passive, opportuniste du front unique, et surtout des staliniens, qui sont devenus son aile droite, voilà ce qui constitue le principal obstacle sur la voie de la révolution prolétarienne en France.
Notes

[1] secrétaire général de la SFIO.

[2] Il est extrêmement caractéristique de la bureaucratie ouvrière petite-bourgeosie effrayée, surtout des staliniens, qu’elle se soit alliée aux radicaux "pour lutter contre le fascisme" après que les radicaux eussent révélé leur incapacité à lutter contre le fascisme. Le cartel électoral avec les radicaux, qui était un crime du point de vue des intérêts historiques du prolétariat avait au moins, dans les cadres restreints, son sens pratique. L’alliance extra-parlementaire avec les radicaux contre le fascisme est non seulement un crime, mais encore une idiotie. (note de l’auteur).

[3] Le marxisme n’ignore nullement - notons-le en passant - des éléments comme la tradition et le tempérament national. La direction fondamentale du développement est déterminée par la marche de la lutte de classes. Mais les formes du mouvement, son rythme, etc. peuvent varier beaucoup sous l’influence du tempérament et des traditions nationales, qui à leur tour, se sont formées dans le passé sous l’influence de la lutte classes.

L’heure de la décision approche : sur la situation en France

18 décembre 1938

Chaque jour, que nous le voulons ou non, nous nous persuadons que la Terre continue à tourner autour de son axe. De même, les lois de la lutte des classes agissent indépendamment du fait que nous les reconnaissions ou non. Elles continuent à agir en dépit de la politique du Front populaire. La lutte des classes fait des Fronts populaires son instrument. Après l’expérience de la Tchécoslovaquie, c’est maintenant le tour de la France : les plus bornés et les plus arriérés ont une nouvelle occasion de s’instruire.

Le Front populaire est une coalition de partis. Toute coalition, c’est-à-dire toute alliance politique durable a nécessairement comme programme d’action, le programme du plus mesuré des partis coalisés. Le Front populaire signifiait dès le début que socialistes et communistes plaçaient leur activité politique sous le contrôle des radicaux. Les radicaux français représentent le flanc gauche de la bourgeoisie impérialiste. Sur le drapeau du parti radical sont inscrits "patriotisme" et "démocratie". Le patriotisme signifie la défense de l’empire colonial de la France ; la "démocratie" ne signifie rien de réel, mais sert seulement à enchaîner au char de l’impérialisme les classes petites-bourgeoises. C’est précisément parce que les radicaux unissent l’impérialisme pillard à une démocratie de façade que, plus que tout autre parti, ils sont contraints de mentir et de tromper les masses populaires. On peut dire sans exagération que le parti de Herriot-Daladier est le plus dépravé de tous les partis français, représentant une sorte de bouillon de culture pour les carriéristes, les individus vénaux, les affairistes de la Bourse et, en général, les aventuriers de toute sorte. Puisque les partis du Front populaire ne pouvaient aller au-delà du programme des radicaux, cela signifiait pratiquement qu’il soumettait les ouvriers et les paysans au programme impérialiste de l’aile la plus corrompue de la bourgeoisie.
LE ROLE DU PARTI RADICAL.

Pour justifier la politique du Front populaire, on invoqua la nécessité de l’alliance du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Il est impossible d’imaginer mensonge plus grossier ! Le parti radical exprime les intérêts de la grande bourgeoisie et non de la petite. Par son essence même, il représente l’appareil politique de l’exploitation de la petite bourgeoisie par l’impérialisme. L’alliance avec le parti radical est par conséquent une alliance, non avec la petite bourgeoisie, mais avec ses exploiteurs. Réaliser la véritable alliance des ouvriers et des paysans n’est possible qu’en enseignant à la petite bourgeoisie comment s’affranchir du parti radical et rejeter une fois pour toutes son joug de sa nuque. Cependant le Front populaire agit en sens exactement opposé : entrés dans ce "front", socialistes et communistes prennent sur eux la responsabilité du parti radical et l’aident ainsi à exploiter et à tromper les masses populaires.

En 1936, socialistes, communistes et anarcho-syndicalistes aidèrent le parti radical à freiner et à émietter le puissant mouvement révolutionnaire. Le grand capital réussit dans les deux dernières années et demi à se remettre quelque peu de son effroi. Le Front populaire, ayant rempli son rôle de frein, ne représente dès lors pour la bourgeoisie qu’une gêne inutile. L’orientation internationale de l’impérialisme français changea aussi. L’alliance avec l’U.R.S.S. fut reconnue de peu de valeur et de grand risque, l’accord avec l’Allemagne nécessaire. Les radicaux reçurent du capital financier l’ordre de rompre avec leurs alliés, les socialistes et les communistes [1] . Comme toujours, ils l’exécutèrent sans broncher. L’absence d’opposition chez les radicaux lors du changement de cours démontra une fois de plus que ce parti était impérialiste par essence et "démocratique" seulement en paroles. Le gouvernement radical, rejetant toutes les leçons du Komintern sur le "Front unique des démocraties", se rapproche de l’Allemagne fasciste et, en passant, comme c’était évident, reprend toutes les "lois sociales" qui avaient été le produit accessoire du mouvement des ouvriers en 1936. Tout cela s’accomplit selon les strictes lois de la lutte des classes, et c’est pourquoi cela pouvait être prévu-et le fut en effet.

Mais les socialistes et les communistes, petits-bourgeois aveugles, se sont trouvés pris à l’improviste et ont couvert leur désarroi de vides déclamations : comment ? eux, patriotes et démocrates, ils ont aidé à rétablir l’ordre, ils sont venus à bout du mouvement ouvrier, ils ont rendu des services inappréciables à la "République", c’est-à-dire à la bourgeoisie impérialiste, et maintenant, on les jette sans cérémonie à la poubelle. En fait, s’ils sont jetés dehors, c’est précisément pour avoir rendu à la bourgeoisie tous les services énumérés ci-dessus. La reconnaissance n’a jamais encore été un facteur de la lutte des classes.

LE MECONTENTEMENT DES MASSES.

Le mécontentement des masses trompées est grand. Jouhaux, Blum et Thorez sont contraints de faire quelque chose pour ne pas perdre définitivement leur crédit. En réponse au mouvement spontané des ouvriers, Jouhaux proclame la "grève générale", la protestation des "bras croisés" ; Protestation légale, pacifique, tout à fait inoffensive ! Pour vingt-quatre heures seulement, explique-t-il avec un sourire déférent à l’adresse de la bourgeoisie. L’ordre ne sera pas troublé, les ouvriers conserveront un calme "digne", pas une cheveu ne tombera de la tête des classes dominantes. Il en donne la garantie, lui, Jouhaux. "Ne me connaissez-vous pas, messieurs les banquiers, les industriels et les généraux ? Avez-vous oublié que je vous ai sauvés lors de la guerre de 1914-1918 ?" Blum et Thorez secondent, de leur côté, le secrétaire général de la C.G.T. : "Uniquement une protestation pacifique, une petite protestation sympathique, patriotique !". Entre-temps, Daladier rappelle des catégories importantes d’ouvriers et met la troupe en alerte. Face au prolétariat aux bras croisés, la bourgeoisie, affranchie, grâce au Front populaire, de sa panique, ne se prépare nullement, elle, à croiser les bras ; elle a l’intention d’utiliser la démoralisation engendrée par le Front populaire dans les rangs ouvriers pour porter un coup décisif. Dans ces conditions, la grève ne pouvait se terminer que par un échec.

Les ouvriers français avaient passé récemment par un tumultueux mouvement gréviste avec occupation des usines. L’étape suivante ne pouvait être pour eux qu’une véritable grève générale révolutionnaire qui mît à l’ordre du jour la conquête du pouvoir. Personne n’indique ni ne peut indiquer aux masses aucune autre issue à la crise intérieure, aucun autre moyen de lutter contre le fascisme qui vient et la guerre qui approche. Chaque prolétaire français qui réfléchit comprend que le lendemain d’une grève théâtrale de 24 heures, les "bras croisés", la situation n’est pas meilleure, mais pire. Cependant, les catégories les plus importantes d’ouvriers risquent de la payer cruellement-et par la perte du travail, et par les amendes et par des peines de prison. Au nom de quoi ? L’ordre ne sera en aucun cas troublé, Jouhaux le jure. Tout restera en place : la propriété, la démocratie, les colonies et, avec elles, la misère, la vie chère, la réaction et le danger de guerre. Les masses sont capables de supporter les plus grands sacrifices, mais elles veulent savoir clairement quel est l’objectif, quelles sont les méthodes, qui est l’ami, qui est l’ennemi. Cependant les dirigeants des organisations ouvrières ont tout fait pour égarer et désorienter le prolétariat. Hier encore, le parti radical était glorifié comme le plus important élément du Front populaire, comme le représentant du progrès, de la démocratie, de la paix, etc. La confiance des ouvriers dans les radicaux n’était, certes, pas très grande. Mais ils toléraient les radicaux dans la mesure où ils faisaient confiance aux partis socialiste et communiste et à l’organisation syndicale. La rupture au sommet se produisit, comme toujours en pareil cas, inopinément. Les masses furent maintenues dans l’ignorance jusqu’au dernier moment. Pis encore, les masses reçurent toujours des informations propres à permettre à la bourgeoisie de prendre les ouvriers à l’improviste. Et pourtant les ouvriers se disposèrent d’eux-mêmes à entrer en lutte. Empêtrés dans leurs propres filets, les "chefs" appellent les masses -ne riez pas !- à la "grève générale". Contre qui ? Contre les "amis" d’hier. Au nom de quoi ? Nul ne le sait. L’opportunisme s’accompagne toujours de contorsions accessoires d’aventurisme.

DE JUIN 1936 A LA GREVE DU 30 NOVEMBRE.

La grève générale est, par son essence même, un moyen révolutionnaire de lutte. Dans la grève générale, le prolétariat se rassemble, en tant que classe, contre son ennemi de classe. L’emploi de la grève générale est absolument incompatible avec la politique du Front populaire, laquelle signifie l’alliance avec la bourgeoisie, c’est-à-dire la soumission du prolétariat à la bourgeoisie. Les misérables bureaucrates des partis socialiste et communiste, de même que des syndicats, considèrent le prolétariat comme un simple instrument auxiliaire de leurs combinaisons de coulisse avec la bourgeoisie. On proposait aux ouvriers de payer une simple démonstration par des sacrifices qui ne pouvaient avoir de sens qu’au cas où il se fût agi d’une lutte décisive [2] . Comme si l’on pouvait faire faire à ces masses de millions de travailleurs des demi-tours à droite et à gauche, selon les combinaisons parlementaires ! Au fond, Jouhaux, Blum et Thorez ont tout fait pour assurer l’échec de la grève ; eux-mêmes ne craignent pas la lutte moins que la bourgeoisie. Mais en même temps, ils se sont efforcés de se forger un alibi aux yeux du prolétariat. C’est l’habituelle ruse de guerre des réformistes : préparer l’échec de l’action des masses et accuser ensuite les masses de l’insuccès ou, ce qui ne vaut pas mieux, se vanter d’un succès qui n’a pas eu lieu. Peut-on s’étonner de ce que l’opportunisme, complété par des doses homéopathiques d’aventurisme, n’apporte aux ouvriers que défaites et humiliations ?

Le 9 juin 1936, nous écrivions : "La Révolution française a commencé." Il peut sembler que les événements aient réfuté ce diagnostic. La question est en réalité plus compliquée. Que la situation objective en France ait été et reste révolutionnaire, il ne peut y avoir de doute. Crise de la situation internationale de l’impérialisme français ; liée à elle, crise interne du capitalisme français ; crise financière de l’Etat ; crise politique de la démocratie ; désarroi extrême de la bourgeoisie ; absence manifeste d’issus dans les anciennes voies traditionnelles. Cependant, comme l’indiquait déjà Lénine en 1915 : "Ce n’est pas de toute situation révolutionnaire que surgit la révolution, mais seulement d’une situation telle qu’au changement objectif se joint un changement subjectif, à savoir la capacité de la classe révolutionnaire de mener des actions révolutionnaires de masse suffisamment puissantes pour briser (...) l’ancien gouvernement qui, jamais, même en période de crise, ne "tombe" si on ne le "fait" pas tomber." L’histoire récente a apporté une série de tragiques confirmations au fait que la révolution ne naît pas de toute situation révolutionnaire, mais qu’une situation révolutionnaire devient contre-révolutionnaire si le facteur subjectif, c’est-à-dire l’offensive révolutionnaire de la classe révolutionnaire, ne vient pas à temps en aide au facteur objectif.

Le grandiose tournant des grèves de 1936 a montré que le prolétariat français était prêt à la lutte révolutionnaire et qu’il était déjà entré dans la voie de la lutte. En ce sens, nous avions le plein droit d’écrire : "La Révolution française a commencé." Mais si "la révolution ne naît pas de toute situation révolutionnaire", toute révolution commençante n’est pas non plus assurée d’un développement ultérieur continu. Le commencement d’une révolution qui jette dans l’arène de jeunes générations est toujours teinté d’illusions, d’espoirs naïfs et de crédulité. La révolution a d’ordinaire besoin d’un rude coup de la part de la réaction pour faire un pas en avant plus décisif. Si la bourgeoisie française avait répondu aux grèves avec occupation des usines et aux démonstrations par des mesures policières et militaires-et cela se serait inévitablement produit si elle n’avait pas eu à son service Blum, Jouhaux, Thorez et Cie-, le mouvement, à un rythme accéléré, fut parvenu à un degré plus élevé, la lutte pour le pouvoir se serait indubitablement posée à l’ordre du jour. Mais la bourgeoisie, utilisant les services du Front populaire, a répondu par un recul apparent et des concessions temporaires : à l’offensive des grévistes, elle a opposé le ministère Blum, qui apparut aux ouvriers comme leur propre ou presque leur propre gouvernement. La C.G.T. et le Komintern ont soutenu de toutes leurs forces cette tromperie.

Quand on mène une lutte révolutionnaire pour le pouvoir, il faut voir clairement la classe à laquelle le pouvoir doit être arraché. Les ouvriers ne reconnaissaient pas l’ennemi, car il était déguisé en ami. Quand on lutte pour le pouvoir, il faut, en outre, des instruments de combat, le parti, les syndicats, les soviets. Ces instruments ont été enlevés aux ouvriers, car les chefs des organisations ouvrières ont construit un rempart autour du pouvoir bourgeois afin de le masquer, de le rendre méconnaissable et invulnérable. Ainsi la révolution commencée s’est trouvée freinée, arrêtée, démoralisée.

Les deux années et demie écoulées depuis lors ont découvert peu à peu l’impuissance, la fausseté et le vide du Front populaire. Ce qui était apparu aux masses travailleuses comme un gouvernement "populaire" s’est révélé un simple masque provisoire de la bourgeoisie impérialiste. Ce masque est maintenant jeté. La bourgeoisie pense, apparemment, que les ouvriers sont suffisamment trompés et affaiblis et que le danger immédiat de révolution est passé. Le ministère Daladier est seulement, selon le dessein de la bourgeoisie, une étape avant un gouvernement plus fort et plus sérieux de dictature impérialiste.

LA CRISE FRANÇAISE ET LE PROLETARIAT

La bourgeoisie a-t-elle raison dans son diagnostic ? Le danger immédiat est-il réellement passé pour elle ? Autrement dit, la révolution est-elle réellement remise à un avenir indéterminé, c’est-à-dire plus lointain ? Ce n’est nullement démontré. Des affirmations de ce genre sont pour le moins hâtives et prématurées. Le dernier mot de la crise actuelle n’est pas encore dit. En tout cas, il ne convient nullement au parti révolutionnaire d’être optimiste pour le compte de la bourgeoisie : c’est lui qui pénètre le premier sur le champ de bataille et le quitte le dernier.

La "démocratie" bourgeoise est devenue maintenant le privilège des nations exploiteuses et esclavagistes les plus puissantes et les plus riches. La France est de ce nombre : mais elle est, parmi elles, le chaînon le plus faible. Son poids économique spécifique ne correspond plus, depuis longtemps, à la situation mondiale qu’elle a héritée du passé. Voilà pourquoi la France impérialiste est en train de tomber sous les coups de l’Histoire qu’elle ne pourra esquiver. Les éléments fondamentaux de la situation révolutionnaire, non seulement n’ont pas disparu, mais se sont au contraire considérablement renforcés. La situation internationale et intérieure du pays a beaucoup empiré. Le danger de guerre s’est rapproché. Si l’effroi de la bourgeoisie devant la révolution s’est affaibli, la conscience générale de l’absence d’issue s’est plutôt accrue.

Mais comment se présentent les choses du point de vue du "facteur subjectif", c’est-à-dire de la disposition du prolétariat à lutter ? Cette question-précisément parce qu’elle concerne la sphère subjective et non objective-ne se résout pas par une investigation précise a priori. Ce qui décide, en fin de compte, c’est l’action vivante, c’est-à-dire la marche réelle de la lutte. Cependant certains points existent, non négligeables, qui permettent d’apprécier le "facteur subjectif" : on peut, même à grande distance, les déduire de l’expérience de la dernière "grève générale".

Nous ne pouvons malheureusement pas fournir ici une analyse détaillée de la lutte des ouvriers français dans la deuxième moitié de novembre et les premiers jours de décembre. Mais même les données les plus générales sont suffisantes pour la question qui nous intéresse. La participation à la grève de démonstration, alors qu’il y a cinq millions de membres de la C.G.T.-du moins sur le papier-est une défaite. Mais en tenant compte des conditions politiques indiquées plus haut et surtout du fait que les principaux "organisateurs" de la grève étaient en même temps les principaux briseurs de grève, le chiffre de deux millions de grévistes témoigne d’un esprit de lutte élevé de la part du prolétariat français. Cette conclusion devient beaucoup plus évidente et plus claire à la lumière des événements antérieurs. Les meetings et les manifestations tumultueuses, les rencontres avec la police et l’armée, les grèves, les occupations d’usines commencent le 17 novembre et vont en croissant avec la participation active des communistes, des socialistes et des syndicalistes du rang [3] . La C.G.T. commence manifestement à perdre pied dans les événements. Le 25 novembre, les bureaucrates syndicaux appellent à une grève pacifique, "non politique", pour le 30 novembre, c’est-à-dire cinq jours plus tard. En d’autres termes, au lieu de développer, d’étendre et de généraliser le mouvement réel qui prend des formes de plus en plus combatives, Jouhaux et Cie opposent à ce mouvement révolutionnaire l’idée creuse d’une protestation platonique. Le délai de cinq jours, dans un moment où chaque jour était un mois, était nécessaire aux bureaucrates pour paralyser, écraser, par une collaboration tacite avec les autorités, le mouvement qui se développait de façon indépendante et dont ils n’étaient pas moins effrayés que la bourgeoisie. Les mesures policières et militaires de Daladier ne purent avoir de sérieux effets que parce que Jouhaux et Cie poussèrent le mouvement dans une impasse.

La non-participation-ou la faible participation-à la "grève générale" des cheminots, des ouvriers de l’industrie de guerre, des métallurgistes et autres couches avancées du prolétariat n’eut nullement pour origine quelque indifférence de leur part : durant les deux semaines antérieures, les ouvriers de ces catégories avaient pris une part active à la lutte. Mais, précisément, les couches avancées comprirent mieux que les autres, surtout après les mesures de Daladier, qu’il ne s’agissait désormais ni de manifestations, ni de protestations platoniques, mais de la lutte pour le pouvoir. La participation à la grève de démonstration des couches ouvrières les plus arriérées ou les moins importantes du point de vue social témoigne d’autre part de la profondeur de la crise du pays et du fait que, dans les masses ouvrières, l’énergie révolutionnaire subsiste, en dépit des années de politique diluante du Front populaire.

Certes, il est arrivé dans l’histoire que, même après une défaite décisive et définitive de la révolution, les couches les plus retardataires de travailleurs aient continué à mener l’offensive, tandis que les cheminots, les métallurgistes et autres demeuraient passifs : c’est par exemple ce qui s’est passé en Russie après l’écrasement de l’insurrection de décembre 1905. Mais une telle situation était le résultat du fait que les couches avancées avaient déjà épuisé leurs forces auparavant, au cours de longs combats, grèves, lock-outs, manifestations, rencontres avec la police et l’armée, insurrections. On ne peut parler de rien de tel dans le cas du prolétariat français. Le mouvement de 1936 n’a nullement épuisé les forces de l’avant-garde. La déception provoquée par le Front populaire a pu, assurément, apporter une démoralisation temporaire dans certaines couches ; en revanche, elle a du exacerber la révolte et l’impatience des autres couches. En même temps, les mouvements de 1936 comme de 1938 ont dû enrichir tout le prolétariat d’une inappréciable expérience et faire surgir des milliers de chefs ouvriers locaux, indépendants de la bureaucratie officielle. Il faut savoir trouver accès à ces chefs, les lier entre eux, les armer d’un programme révolutionnaire.

Nous n’avons nullement l’intention de donner de loin des conseils à nos amis français qui se trouvent sur le terrain de l’action et peuvent tâter beaucoup mieux que nous le pouls des masses. Cependant, pour tous les marxistes révolutionnaires, il est maintenant plus que jamais évident que l’unique mesure sérieuse et définitive du rapport des forces, y compris de la disposition des masses à lutter, c’est l’action. La critique impitoyable de la II° et de la III° Internationales n’a une valeur révolutionnaire que dans la mesure où elle aide à mobiliser l’avant-garde pour une intervention directe dans les événements. Les mots d’ordre fondamentaux de la mobilisation sont donnés par le programme de la IV° Internationale, lequel, dans la période présente, a en France un caractère plus actuel que dans tout autre pays. Sur nos camarades repose une responsabilité politique immense. Aider la section française de la IV° Internationale de toutes ses forces et par tous les moyens, moraux et matériels, est le devoir le plus important et le plus impérieux de l’avant-garde révolutionnaire.
Notes

[1] Les décrets-lois Paul Reynaud prévoient le rétablissement de la semaine de six jours ("la fin de la semaine des deux dimanches", comme dit le ministre) la suppression des majorations pour les deux cent cinquante premières heures supplémentaires, le rétablissement du travail aux pièces, etc., et le recrutement de 1500 gendarmes supplémentaires.

[2] Selon Maurice Thorez, le bilan fut de 40 000 licenciés dans l’aviation, 32 000 lock-outés chez Renault, des dizaines de milliers dans la banlieue parisienne, 100 000 à Marseille, 80 000 mineurs du Nord et du Pas-de-Calais, 100 000 dans le textile. Il faut ajouter à ce bilan des licenciements, les lourdes condamnations pour "atteinte à la liberté du travail", les déplacements d’office de fonctionnaires, etc.

[3] L’usine Renault, occupée le 23 novembre par les grévistes, est mise en état de défense par les travailleurs, malgré les efforts du maire SFIO de Boulogne, Morizet, et du député communiste Alfred Costes en faveur d’une évacuation. Pendant que le gouvernement concentre 100 pelotons de gardes mobiles et 1 500 agents autour des bâtiments, aucun tract n’appelle les entreprises voisines à la solidarité avec Renault. La bataille, commencée a 20 heures, dure jusqu’à 1 heure du matin, les ouvriers résistant d’atelier en atelier. L’Union syndicale de la région parisienne et la Fédération des Métaux (le Peuple, 25 novembre) appellent les ouvriers à "ne déclencher aucun mouvement prématuré". Les tribunaux prononceront plusieurs centaines de condamnations à des peines de prison ferme. Le députe Costes, devant les juges, incrimine "une poignée d’agitateurs se prétendant membres d’une IV° Internationale".

Léon Trotsky

Peut-on déterminer l’échéance d’une révolution ou d’une contre-révolution ?

Naturellement non. Seuls les trains marchent selon un horaire déterminé à l’avance – et encore, pas toujours... »

Il faut toujours de la précision dans la pensée ; il en faut surtout ans les questions de stratégie révolutionnaire. Mais comme les révolutions sont peu fréquentes, les conceptions et les idées révolutionnaires s’alourdissent, les contours s’effacent, il arrive qu’on soulève et résout ces questions graves de façon quelconque.

Mussolini a fait sa "révolution" (sa contre-révolution) à une date déterminée à l’avance. Il a réussi cela parce que le socialisme n’avait pas fait la révolution, quand l’occasion s’en était offerte.

Les fascistes bulgares ont fait leur "révolution" par un coup d’état militaire [1], à une date fixée en même temps que la répartition des rôles.

Le coup de force des officiers espagnols [2] s’est accompli dans des conditions analogues.

Les bouleversements se font généralement ainsi : lorsque les masses déçues de la révolution ou de la démocratie deviennent indifférentes, créant ainsi un terrain politique favorable à l’action à accomplir à une date fixée à l’avance organiquement et techniquement. Il est évident qu’on ne peut pas créer artificiellement une situation politique favorable à une transformation réactionnaire et moins encore lui assigner une certaine date. Si cette situation existe cependant, si ses éléments fondamentaux sont donnés, le parti dirigeant choisi le moment favorable, adapte à la circonstance ses forces politiques, organiques et techniques et porte victorieusement le coup – si, toutefois il ne s’est pas trompé dans ses calculs.

La bourgeoisie n’a pas toujours fait des contre-révolutions. Elle a aussi fait, par le passé des révolutions. En avait-elle déterminé d’avance les dates ? Il serait intéressant et instructif à bien des points d’examiner le développement des révolutions bourgeoises classiques sous cet angle (un sujet pour nos jeunes savants marxistes). On peut, toutefois constater sans cette analyse détaillée quels sont les éléments fondamentaux de la question. La bourgeoisie possédante et instruite, c’est-à-dire la partie du "peuple", qui a conquis le pouvoir, n’a pas fait la révolution, elle a attendu que la révolution fut faite. Quand le mouvement des masses inférieures devint irrésistible et que l’ancien ordre social, l’ancien régime politique s’effondra, la bourgeoisie libérale assuma le pouvoir presque automatiquement. Les savants libéraux ont qualifié ces révolutions de « naturelles » et d’inévitables ; ils ont érigé en lois historiques des lieux communs : révolution et contre-révolution (action et réaction), ont-ils sentencié, sont des produits naturels du développement historique et ne peuvent, par conséquent, pas se conformer au calendrier, – etc. Ces lois n’ont jamais empêché jusqu’ici des coups de forces contre-révolutionnaires bien préparés de s’accomplir avec succès. Mais le flou de la pensée bourgeoise pénétrant de ci delà dans la tête de révolutionnaires, y cause de grands ravages et un préjudice pratiques...

Même les révolutions bourgeoises ne sont pas développées dans toutes leurs étapes selon les lois « naturelles » des savants libéraux : lorsque la démocratie petite-bourgeoise, plébéienne renversa le libéralisme, ce fut par des conspirations et des soulèvements préparés à l’avance, fixés à une certaine date. C’est ce qu’ont fait les jacobins – extrême-gauche de la révolution française. C’est fort compréhensible. La bourgeoisie libérale (française en 1789, russe en février 1917) se contenta d’attendre un puissant mouvement spontané, pour y jeter au dernier moment sa richesse dans la balance et s’emparer sans coup férir du pouvoir. La démocratie petite-bourgeoise doit avancer différemment dans des conditions en général semblables : elle ne dispose ni de grandes richesses, ni d’une influence sociale étendue, ni de relations précieuses. Elle est tenue d’y substituer un plan soigneusement préparé de bouleversement révolutionnaire. Un plan suppose une certaine organisation du temps et, partant, un terme fixe.

Ceci se rapporte d’autant plus à la révolution prolétarienne. Le parti communiste ne peut pas prendre une position expectative envers le mouvement révolutionnaire croissant du prolétariat. L’attitude du menchevisme consiste à empêcher la révolution tant que celle-ci se développe, à profiter de ses succès s’ils sont à peu près décisifs, et à tout faire pour les enrayer. Le Parti Communiste ne peut pas prendre le pouvoir en profitant d’un mouvement révolutionnaire dont il serait resté à l’écart ; il doit le prendre par la direction politique, organique et militaire, technique, directe, immédiate des masses révolutionnaires dans la période difficile de la préparation comme au moment de l’action décisive. C’est pourquoi le P.C. ne peut rien commencer en s’inspirant d’une loi historique libérale selon laquelle les révolutions se font, sans être faites, sans pouvoir être fixées à l’avance... C’est juste du point de vue de l’observateur ; du point de vue du chef, c’est un lieu commun.

Supposons un pays dans lequel les conditions politiques de la révolution prolétarienne sont réellement mûres ou mûrissent visiblement chaque jour. Quelle y sera l’attitude du Parti Communiste vis-à-vis de la question du soulèvement à date fixe ?

Si le pays traverse une profonde crise, si les antagonismes de classes y sont aggravés à l’extrême, si les masses laborieuses y sont en constante effervescence, si le parti est suivi de la majorité évidente des travailleurs, donc de tous les éléments actifs, conscients et dévoués du prolétariat, le parti doit fixer un moment, aussi proche que possible jusques auquel la situation révolutionnaire ne peut pas se retourner sensiblement contre nous, puis concentrer les forces essentielles à la préparation de la lutte finale, mettre toute la politique et l’organisation courantes au service du but militaire afin d’oser finalement, par la concentration des forces, le coup décisif.

Pour ne pas avoir affaire à un pays abstrait, reportons-nous à la révolution d’octobre. La Russie traversait une profonde crise nationale et international. L’Etat y était paralysé. Les travailleurs affluaient à notre parti. Depuis qu’une majorité bolcheviste s’était formée au soviet de Pétrograd, puis au soviet de Moscou, le parti était placé non pas devant la lutte pour le pouvoir en général, mais devant la préparation de la prise du pouvoir conformément à un plan déterminé et à une date déterminée. Cette date fut fixée à l’ouverture du Congrès panrusse des Soviets. Une partie des membres du Comité Central de notre parti était d’avis qu’il fallait fixer l’attaque à ce moment politique. D’aucuns craignaient que le bourgeoisie ne se préparât dans l’intervalle et ne put dissoudre le congrès ; ils demandaient d’en hâter la convocation. La résolution du Comité Central fixa la date du soulèvement armé au 15 octobre au plus tard. Cette résolution fut appliquée avec un retard de dix jours, les préparatifs et l’agitation nous ayant confirmé qu’un malentendu se produisait dans les masses ouvrières au sujet d’un soulèvement indépendant du congrès des soviets ; les masses rattachaient la prise du pouvoir aux soviets et non pas au parti et à ses organisations clandestines. D’autre part, et c’était évident, la bourgeoisie était trop démoralisée pour préparer en deux ou trois semaines une résistance sérieuse.

La question militaire se posa devant nous dans toute sa nudité de calendrier après que le parti eût conquis le pouvoir dans les soviets dirigeants et se fût ainsi assuré les positions politiques fondamentales pour la prise du pouvoir. Avant que nous n’eussions la majorité notre plan organique-technique était plus ou moins conditionnel et plus ou moins élastique. Les soviets étaient le baromètre de notre influence révolutionnaire : or, ils avaient été créés par les mencheviks et les s.r. Plus tard, ils dépouillèrent l’enveloppe de leur activité conspirative et devinrent – après la prise du pouvoir – des organes de gouvernement.

Quelle aurait été notre stratégie si nous n’avions pas eu les soviets ? Nous aurions dû nous tourner vers d’autres moyens de notre influence révolutionnaire : syndicats, grèves, manifestations dans la rue, élections démocratiques variées. Quoique les soviets donnassent à l’époque révolutionnaire la mesure la plus sûre de l’activité réelle des masses, nous aurions eu, sans eux, la possibilité de nous assurer à quel moment la majorité réelle de la classe ouvrière et des populations laborieuses eut été derrière nous. A ce moment, nous aurions dû lancer le mot d’ordre de formations des soviets posant ainsi même toute la question sur le terrain d’une décision militaire ; et nous aurions dû disposer à cette heure-là, d’un plan précis du soulèvement armé pour une date déterminée.

Si la majorité des travailleurs eut été pour nous, du moins dans les centres et les régions d’une importance décisive, la formation des soviets à la suite de notre appel eut été assurée. Les villes et les provinces plus arriérées eussent suivi plus ou moins rapidement l’exemple des centres dirigeants. Nous eussions eu le devoir politique de fixer un congrès des soviets et de lui assurer par la force des armes le pouvoir. Il est évident que ce sont là les deux aspects d’un même devoir.

Supposons que notre Comité Central se fût réuni pour prendre une décisions suprême dans une situation comme celle qui vient d’eêtre esquissée, les soviets n’existant pas, les masses étant effervescentes, sans nous assurer encore une majorité écrasante et nette. Quel eut été alors notre plan d’action ? Aurions-nous fixé l’échéance insurrectionnelle ?

La réponse ressort de tout ce qui précède : « nous ne disposons pas encore d’une majorité absolue. Mais la révolutionnarisation des masses va si vite que la majorité combative et résolue qui nous est indispensable paraît devoir être formée dans quelques semaines. Supposons qu’il nous faille un mois pour conquérir la majorité ouvrière à Pétrograd, à Moscou, dans le Donetz ; assignons-nous cette tâche et concentrons sur ces points les forces nécessaires. Aussitôt que la majorité sera conquise – nous examinons la situation au du mois – nous inviterons les masses à constituer des soviets. Il y faudra tout au plus une, deux, trois semaines pour Pétrograd, Moscou et le Donetz ; on peut compter avec certitude que les autres villes et provinces suivront l’exemple du centre au bout de deux à trois semaines. Il nous faut ainsi environ un mois pour étendre le réseau des soviets. L’organisation en prendra 15 jours : jusqu’au congrès. Dans ce délai nous devons préparer la prise du pouvoir – et prendre le pouvoir. »

C’est en rapport avec cet état de choses que nous eussions assigné à notre organisation militaire un programme nécessitant deux mois et demi au plus de travail pour la préparation du soulèvement à Pétrograd, à Moscou, aux nœuds des chemins de fer, etc. Je parle au conditionnel, car en réalité, si nous n’avons pas trop mal opéré, ce n’a pas été avec tant de méthode, non que les « lois historiques » nous troublassent, mais parce que nous faisions, pour la première fois, un soulèvement prolétarien.

Mais ne peut-on pas se tromper dans ses calculs ?

La conquête du pouvoir est une guerre, et dans toute guerre il peut y avoir des revers et des victoires. En tout cas cette voie mène au but par le chemin le plus direct, c’est-à-dire porte au maximum les chances de victoire. En effet, si nous eussions constaté au bout d’un mois après la prise de notre révolution n’avoir pas encore avec nous la majorité des travailleurs, nous n’eussions pas émis de mot d’ordre de constitution des soviets, l’idée restant seulement dans l’air (nous supposons toujours que les s.r. et les mencheviks sont contre les soviets). Au contraire, si nous eussions eu au bout de 15 jours une majorité ouvrière combative et décisive, l’échéance du soulèvement décisif eût été rapprochée d’autant. De même pour les 2ème et 3ème étapes de ce plan schématique : formation de soviets et convocation du congrès panrusse. Nous n’eussions pas émis le mot d’ordre d’un congrès des soviets avant la naissance de soviets dans les centres les plus importants. De cette façon la réalisation de chaque étape est préparée et assurée par celle des étapes antérieures. Les travaux militaires préparatoires vont de pair avec des actions rigoureusement fixées à l’avance. Le parti tient bien en main son mécanisme de combat. – Certes, il se produit au cours d’une révolution bien des faits inattendus, spontanés, imprévisibles ; nous devons compter avec ces éventualités et nous y adapter ; nous y arriverons avec d’autant plus de succès et une certitude d’autant plus grande que le plan de notre conspiration sera bien mieux élaboré.

La révolution a une grande force improvisatrice ; elle n’improvise jamais rien de bon pour les fatalistes, les imbéciles et les fainéants. Ce qu’il faut pour y vaincre c’est une juste orientation politique, de l’organisation et la volonté de porter le coup décisif.

Notes de Trotsky

[1] Le complot militaire Bulgare mené par les cercles contre-révolutionnaires eut lieu au cours de l’été 1923. Le coup avait été préparé longtemps à l’avance et son succès été assuré par l’instabilité et l’indécision du gouvernement du parti paysan de Stamboulesky et la politique erronée de « retenue » du parti communiste.

[2] La révolution espagnole » qui plaça Primo de Rivera à la tête du gouvernement fasciste, eut lieu, sous la houlette des cercles les plus agressifs de la bourgeoisie espagnole, le 13 septembre 1923.

Léon Trotsky, Histoire de la Révoltution russe :

L’histoire d’une révolution, comme toute histoire, doit, avant tout, relater ce qui s’est passé et dire comment. Mais cela ne suffit pas. D’après le récit même, il faut qu’on voie nettement pourquoi les choses se sont passées ainsi et non autrement. Les événements ne sauraient être considérés comme un enchaînement d’aventures, ni insérés, les uns après les autres, sur le fil d’une morale préconçue, ils doivent se conformer à leur propre loi rationnelle. C’est dans la découverte de cette loi intime que l’auteur voit sa tâche.

Le trait le plus incontestable de la Révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques. D’ordinaire, l’État, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l’histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais, aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique, renversent leurs représentants traditionnels, et, en intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. Qu’il en soit bien ou mal, aux moralistes d’en juger. Quant à nous, nous prenons les faits tels qu’ils se présentent, dans leur développement objectif. L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine oit se règlent leurs propres destinées.

Dans une société prise de révolution, les classes sont en lutte. Il est pourtant tout à fait évident que les transformations qui se produisent entre le début et la fin d’une révolution, dans les bases économiques de la société et dans le substratum social des classes, ne suffisent pas du tout à expliquer la marche de la révolution même, laquelle, en un bref laps de temps, jette à bas des institutions séculaires, en crée de nouvelles et les renverse encore. La dynamique des événements révolutionnaires est directement déterminée par de rapides, intensives et passionnées conversions psychologiques des classes constituées avant la révolution.

C’est qu’en effet une société ne modifie pas ses institutions au fur et à mesure du besoin, comme un artisan renouvelle son outillage. Au contraire : pratiquement, la société considère les institutions qui la surplombent comme une chose à jamais établie. Durant des dizaines d’années, la critique d’opposition ne sert que de soupape au mécontentement des masses et elle est la condition de la stabilité du régime social : telle est, par exemple, en principe, la valeur acquise par la critique social-démocrate. Il faut des circonstances absolument exceptionnelles, indépendantes de la volonté des individus ou des partis, pour libérer les mécontents des gênes de l’esprit conservateur et amener les masses à l’insurrection.

Les rapides changements d’opinion et d’humeur des masses, en temps de révolution, proviennent, par conséquent, non de la souplesse et de la mobilité du psychique humain, mais bien de son profond conservatisme. Les idées et les rapports sociaux restant chroniquement en retard sur les nouvelles circonstances objectives, jusqu’au moment où celles-ci s’abattent en cataclysme, il en résulte, en temps de révolution, des soubresauts d’idées et de passions que des cerveaux de policiers se représentent tout simplement comme l’œuvre de " démagogues ".

Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout fait de transformation sociale, mais dans l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime. C’est seulement le milieu dirigeant de leur classe qui possède un programme politique, lequel a pourtant besoin d’être vérifié par les événements et approuvé par les masses. Le processus politique essentiel d’une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s’orientent activement d’après la méthode des approximations successives. Les diverses étapes du processus révolutionnaire, consolidées par la substitution à tels partis d’autres toujours plus extrémistes, traduisent la poussée constamment renforcée des masses vers la gauche, aussi longtemps que cet élan ne se brise pas contre des obstacles objectifs. Alors commence la réaction : désenchantement dans certains milieux de la classe révolutionnaire, multiplication des indifférents, et, par suite, consolidation des forces contre-révolutionnaires. Tel est du moins le schéma des anciennes révolutions.

C’est seulement par l’étude des processus politiques dans les masses que l’on peut comprendre le rôle des partis et des leaders que nous ne sommes pas le moins du monde enclin à ignorer. Ils constituent un élément non autonome, mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur.

Les difficultés que l’on rencontre dans l’étude des modifications de la conscience des masses en temps de révolution sont absolument évidentes. Les classes opprimées font de l’histoire dans les usines, dans les casernes, dans les campagnes, et, en ville, dans la rue. Mais elles n’ont guère l’habitude de noter par écrit ce qu’elles font. Les périodes où les passions sociales atteignent leur plus haute tension ne laissent en générai que peu de place à la contemplation et aux descriptions. Toutes les Muses, même la Muse plébéienne du journalisme, bien qu’elle ait les flancs solides, ont du mal à vivre en temps de révolution. Et pourtant la situation de l’historien n’est nullement désespérée. Les notes prises sont incomplètes, disparates, fortuites. Mais, à la lumière des événements, ces fragments permettent souvent de deviner la direction et le rythme du processus sous-jacent. Bien ou mal, c’est en appréciant les modifications de la conscience des masses qu’un parti révolutionnaire base sa tactique. La voie historique du bolchevisme témoigne que cette estimation, du moins en gros, était réalisable. Pourquoi donc ce qui est accessible à un politique révolutionnaire, dans les remous de la lutte, ne serait-il pas accessible à un historien rétrospectivement ?

Cependant, les processus qui se produisent dans la conscience des masses ne sont ni autonomes, ni indépendants. N’en déplaise aux idéalistes et aux éclectiques, la conscience est néanmoins déterminée par les conditions générales d’existence. Dans les circonstances historiques de formation de la Russie, avec son économie, ses classes, son pouvoir d’État, dans l’influence exercée sur elle par les puissances étrangères, devaient être incluses les prémisses de la Révolution de Février et de sa remplaçante - celle d’octobre. En la mesure où il semble particulièrement énigmatique qu’un pays arriéré ait le premier porté au pouvoir le prolétariat, il faut préalablement chercher le mot de l’énigme dans le caractère original dudit pays, c’est-à-dire dans ce qui le différencie des autres pays.

Les particularités historiques de la Russie et leur poids spécifique sont caractérisés dans les premiers chapitres de ce livre qui contiennent un exposé succinct du développement de la société russe et de ses forces internes. Nous voudrions espérer que l’inévitable schématisme de ces chapitres ne rebutera pas le lecteur. Dans la suite de l’oeuvre, il retrouvera les mêmes forces sociales en pleine action.

Cet ouvrage n’est nullement basé sur des souvenirs personnels. Cette circonstance que l’auteur a participé aux événements ne le dispensait point du devoir d’établir sa narration sur des documents rigoureusement contrôlés. L’auteur parle de soi dans la mesure où il y est forcé par la marche des événements, à la " troisième personne ". Et ce n’est pas là une simple forme littéraire : le ton subjectif, inévitable dans une autobiographie ou des mémoires, serait inadmissible dans une étude historique.

Cependant, du fait que l’auteur a participé à la lutte, il lui est naturellement plus facile de comprendre non seulement la psychologie des acteurs, individus et collectivités, mais aussi la corrélation interne des événements. Cet avantage peut donner des résultats positifs, à une condition toutefois : celle de ne point s’en rapporter aux témoignages de sa mémoire dans les petites comme dans les grandes choses, dans l’exposé des faits comme à l’égard des mobiles et des états d’opinion. L’auteur estime qu’autant qu’il dépendait de lui, il a tenu compte de cette condition.

Reste une question - celle de la position politique de l’auteur qui, en sa qualité d’historien, s’en tient au point de vue qui était le sien comme acteur dans les événements. Le lecteur n’est, bien entendu, pas obligé de partager les vues politiques de l’auteur, que ce dernier n’a aucun motif de dissimuler. Mais le lecteur est en droit d’exiger qu’un ouvrage d’histoire constitue non pas l’apologie d’une position politique, mais une représentation intimement fondée du processus réel de la révolution. Un ouvrage d’histoire ne répond pleinement à sa destination que si les événements se développent, de page en page, dans tout le naturel de leur nécessité.

Qu’est-ce que la révolution ?

Messages

  • La première partie du rapport politique préparatoire à la VIe Conférence du Comité se termine par une citation de Trotsky, dont les dernières phrases sont :

    "Une situation révolutionnaire se forme par l’action réciproque de facteurs objectifs et subjectifs. Si le parti du prolétariat se montre incapable d’analyser à temps les tendances de la situation pré-révolutionnaire et d’intervenir activement dans son développement, au lieu d’une situation révolutionnaire surgira une situation contre-révolutionnaire."

  • « Une révolution est un processus de longue haleine : cf. 1642-1646, et 1789-1793 – et pour que les conditions soient mûres…, encore faut-il que tous les partis intermédiaires arrivent les uns après les autres au pouvoir, et s’y ruinent. »

    Engels à E. Bernstein, 12 – 13 juin 1883.

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