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Algérie : le fascisme et la dictature comme pare-feux face à la lutte sociale

vendredi 29 janvier 2021, par Robert Paris

Article écrit en 2000 par Robert Paris

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L’Algérie est un pays où la population urbaine a cru dans des proportions impressionnantes en quelques années (50 % de la population en 87 contre seulement 25 % en 1954) en même temps qu’une très importante industrialisation à partir des années 70 (près de 30% de la population qui travaille dans l’industrie et produit 50% du produit intérieur à comparer à 25 % de la population qui travaille dans l’industrie et produit 25 % des richesses en France). La force capable de donner une issue au peuple algérien existe, c’est la classe ouvrière. Bien sûr personne n’en parle. Aucun grand parti politique ne parle en son nom. Le journal “ la Nation ” du 10 septembre 1996 écrit même : “ En Algérie, les conflits sociaux n’occupent que très rarement le devant de la scène. (..) Pourtant, au delà de la crise politique, le pays est (aussi) confronté à une grave fracture sociale. Mais celle-ci est masquée par le lancinant problème de la survie au quotidien face à une violence et à un terrorisme aveugles, le plus souvent sans visage. ” Et pourtant la classe ouvrière n’a pas été une grande silencieuse ces dernières années. Elle s’est battue avec courage et détermination, montrant dynamisme et solidarité mais montrant aussi l’absence d’un parti qui soit à elle, qui développe ses propres perspectives politiques. Avec le multipartisme, de nombreux partis bourgeois sont apparus pour offrir leurs services à la classe dirigeante, aucun parti ouvrier. En 1988, la classe ouvrière a perdu une bataille. Elle n’a su ou pas pu profiter d’une crise sociale qu’elle avait elle-même ouverte par ses luttes mais le pouvoir n’a pas eu la force non plus d’en finir avec elle, de la mettre à genoux. Les luttes ouvrières qui ont continué à se développer l’ont montré. C’est toujours la force sociale la plus importante du pays. C’est d’elle que dépend le seul avenir positif possible pour le peuple algérien.
C’est en 1980 que la population urbaine passe le cap des 50 % de la population algérienne.

La décennie 70 a connu un développement considérable des emplois ouvriers dans le secteur industriel. La part de l’industrie et du bâtiment dans l’emploi global passe de 21% en 1967 à 37% en 1983. En ne comptant pas les ouvriers agricoles, et les travailleurs des services, le nombre d’ouvriers passe de 240 000 en 1969 à 1 100 000 en 83 (de 13 à 30 % de la population occupée) puis 1 363 000 en 1983. En 1975, 24,1% de la population active travaillent dans l’industrie et cette proportion ne cesse de croître malgré les licenciements atteignant en 1995 31,3 % de la population active. A cette date, les agriculteurs n’en représentent plus que 22,3 %. Classe ouvrière, prolétariat agricole et travailleurs des services constituent à partir des années 80 l’essentiel de la population d’Algérie, une force sociale considérable.

De 1966 à 77, les emplois urbains dans l’industrie et le bâtiment ont été multipliés par 2,5 alors que la population ne l’était que par 1,7. Et le salariat ne cessera plus de grandir jusqu’à atteindre aujourd’hui 76 % de la population urbaine. Des villes naissent même de créations industrielles : Drâa ben Khedda en Kabylie du textile, Aïn el Kebira de la mécanique, Hassi Messaoud et Hassi R’mel du pétrole et du gaz.
Le nombre d’ouvriers de l’industrie est le reflet de cette apparition d’un nouveau prolétariat : 32 500 ouvriers en 1954, 700 000 en 1979, un million en 1988 et aujourd’hui malgré les licenciements plus d’un million en comptant le secteur privé.

Ce n’est pas seulement le nombre de travailleurs qui importe mais également la concentration de ce prolétariat industriel. En 1969, il y avait au total 6 entreprises de plus de 1000 salariés. Elles sont 119 en 1985.

Le secteur dominant, qui était celui de l’alimentation, du textile, du bâtiment et des transports, est devenu celui des industries hydrocarbures mais aussi sidérurgie, métallurgie, mécanique,... La consommation électrique de la grande industrie montre ce mouvement les anciennes centrales hydrauliques héritées du colonialisme ne comptent plus que pour 9 % de la production électrique du pays !
Dans ce pays à l’origine très sous-développé, se constitue une industrie ultra moderne et très concentrée avec de grands complexes industriels dans la sidérurgie, la chimie, la métallurgie
 complexe sidérurgique d’El Hadjar qui en 1977 emploie déjà 8000 travailleurs et produit 2,2 millions de tonnes. Hauts fourneaux, sidérurgie et aciéries sont concentrés à El Hadjar en 1969. Le pôle sidérurgique et centre phosphatier d’Annaba emploie déjà 18 400 travailleurs en 1977 et aujourd’hui 27 000 salariés en une trentaine d’unités.

 usines pétrolifères de Arzew et Skikda qui exportent en 1976 vingt milliards de mètres cube de gaz et produisent un million de tonnes d’engrais. Ces secteurs représentent 14 000 travailleurs à Arzew et 10 000 à Skikda
 cimenterie de Sour el Ghozlane qui a multiplié par 7 sa production de ciment par rapport à l’époque coloniale.
 industrie lourde métallurgique, mécanique et électrique avec les grandes entreprises Sonacome, SN Métal, SNS et Sonelec.
 complexe de véhicules industriels de Rouiba hérité de Berliet, qui produit déjà 6000 véhicules par an en 1977. Rouiba produit dès 1979 79% des cars du pays, 32% des camions et l’essentiel des tracteurs. Le complexe de Rouiba-Reghaia dont la zone industrielle emploie 14 000 travailleurs en 1978 ira jusqu’à représenter un regroupement de plus de 30 000 ouvriers dans une centaine d’unités de production une force sociale importante et concentrée. A 30 km d’Alger, les travailleurs de Rouiba vont faire parler d’eux en menant les luttes les plus importantes politiquement et tout particulièrement en déclenchant la révolte d’octobre 1988.

 complexe textile d’Oran, tanneries de Rouiba et Jijel, filatures et tissages de laine de l’est, soieries de l’ouest, textiles industriels de Béjaia, etc... - les industries d’Alger avec les zones de El Harrach, Oued Smar, regroupent 80 000 travailleurs..

La politique méthodique et centralisée appelée "industrie industrialisante" tient en quelques chiffres : les investissements industriels nationaux passent de 3,2 milliards de dinars par an dans la période 67-69 à 29,8 milliards de dinars par an en 79 et 35 milliards de 1979 à 84. En 1995, en pleine crise, le PIB de l’Algérie représente d’après "L’Etat du monde" 46 milliards de dollars soit l’équivalent du total du Maroc et de la Tunisie !

"Le travailleur est la force sociale de la révolution" déclarait la charte nationale qui proclamait également "l’identification des intérêts des travailleurs et de l’état révolutionnaire". Un des éléments clefs de la "gestion socialiste des entreprises" est le syndicat unique l’UGTA, conçu par le pouvoir comme co-responsable de la gestion, en fait courroie de transmission à la fois des dirigeants de l’entreprise et de l’état. La loi 88-28 régissant le droit syndical dicte : “ l’UGTA a pour rôle d’organiser et de mobiliser l’ensemble des travailleurs autour des tâches de développement et de veiller à l’élévation constante de leur niveau social, culturel et politique en vue de les rendre aptes à accomplir les tâches de l’édification socialiste. ” Cela signifie que les travailleurs n’ont pas le droit à un syndicat indépendant du pouvoir et des directions d’usine.

La constitution de novembre stipule que "dans le secteur privé le droit de grève est reconnu" mais "réglementé par la loi" et ne dit rien du droit de grève dans le secteur "socialiste" majoritaire. Ce qui veut dire que la grève est toujours interdite de fait. Et le code du travail réprime sévèrement "les atteintes à la liberté du travail". En fait, la courbe des grèves suit exactement la même courbe dans les deux secteurs. Elle est plus liée à la situation des salaires et au moral des travailleurs qu’à la "nouvelle législation". Ainsi, il y a une très nette montée en 1977 (521 grèves contre 146 en 1972, 70 grèves en 1969, et 33 en 1964).
Quant au syndicat, on l’a dit, la charte de 1976 déclare "l’UGTA est partie prenante du pouvoir". On ne peut mieux dire. Cela ne veut pas dire que les travailleurs sont représentés au sommet mais que les travailleurs ont des mouchards parmi eux !

La classe ouvrière d’Algérie mène des combats

1977

En mai, les dockers sont en grève, se battent avec la police anti-émeutes. C’est une véritable bataille rangée. Il y a eu des morts. C’est en tout cas ce qui se dit dans la classe ouvrière car aucun média ne parle de ce mouvement. Résultat : partant d’Alger, le mouvement s’étend à l’ensemble des ports.

En juin, se déclenche la grève qui va servir d’exemple dans le milieu ouvrier celle des ouvriers sidérurgistes de SNS ex-Acilor d’Oran. La colère est telle que les ouvriers ne prennent même pas le temps de rédiger un cahier de revendications. Ils sont en grève, un point c’est tout.

Les grèves ouvrières prennent rapidement de l’extension, touchant pour la première fois le secteur des transports, des cheminots aux dockers, secteur jusque là considéré comme privilégié.

Fin juillet, se déclenche une grève des cheminots spontanée et qui s’étend au pays. Les rapports syndicaux reconnaissent avoir été surpris et avoir tenté de convaincre, sans succès, les travailleurs de reprendre leur poste. UGTA d’Oran : "les travailleurs ne voulaient rien savoir". "Nous avons essayé une fois de plus d’amener les travailleurs à la reprise du travail. Mais malgré cela, ils restèrent sur leur position." Deux délégués élus de la SNTF- cheminots, sont licenciés sans recevoir le moindre soutien de leur syndicat, l’UGTA.

Face aux cheminots en grève, le pouvoir fait donner les gendarmes pour les forcer à reprendre le travail. De nouveau, toute la classe ouvrière du pays en parle, pas les médias.

De plus, les cheminots donnent des idées à de nombreuses autres entreprises et les grèves commencent à se multiplier : SN Métal (constructions métalliques), docks d’Alger, SNS (sidérurgie).
Violente bataille rangée opposant les forces de l’ordre aux dockers algérois qui tentaient d’occuper la rue.

Le 24 août, la réunion du FLN et de l’UGTA affirme notamment "la simultanéité de ces conflits montre clairement que le Parti et la centrale syndicale se sont retrouvés devant le fait accompli". Bel aveu d’impuissance des forces anti-ouvrières au pouvoir !
C’est seulement le 27 août que "El Moudjahid" rompt le silence sur les grèves, apprenant ainsi aux lecteurs que la direction du FLN et de l’UGTA, parti et syndicat uniques, se sont préoccupés "des conflits que viennent de connaître certains secteurs". "Révolution et travail", la revue de l’UGTA, le 5 septembre écrit que ce n’est pas de la faute des travailleurs s’ils ont été entraînés dans la grève, c’est dû à de mauvais gestionnaires.

Mais, tout n’est pas réglé pour autant. Et le 24 septembre le président Boumediene qui assiste à une réunion de la direction nationale de l’UGTA, prononce un discours diffusé par les médias dans lequel il traite les travailleurs d’"ingrats" et d’"enfants" quand ils se mettent en grève. En même temps, il rejette tous les problèmes sur le dos de la bureaucratie syndicale traitée d’incompétente. En fait, il annonce une augmentation générale des salaires. Devant la grève se généralisant de mai à juillet et touchant l’ensemble des services publics, le pouvoir a reculé.

Cette flambée de grèves essentiellement sur les salaires (dans l’année 521 grèves sans compter 626 mouvements catalogués "malaises ouvriers" !), qui touche à la fois le public et le privé et concerne tout le pays, va contraindre l’UGTA à un changement d’attitude vis à vis des revendications des travailleurs, tâchant d’apparaître comme intermédiaire et conciliateur mais en vain, en 1977-78, l’UGTA complètement discréditée, paye le prix d’années d’étouffement des revendications ouvrières.

En 1977, un cinquième des grèves a lieu du fait du retard ou du non paiement des salaires. Ils obtiennent en grande partie gain de cause puisque pendant trois ans ce motif de grève n’est plus cité.
L’année 1977 aura été celle des luttes ouvrières et cette nouvelle force correspond aussi à un important accroissement numérique des effectifs des travailleurs : le nombre d’emplois dans l’industrie, le bâtiment, les services et le secteur public a progressé de 2 130 000 en 1966 à 3 575 000 en 1977.

"El Moudjahid" du 17 décembre dénonce les "relents de syndicalisme de papa (de l’époque coloniale), c’est-à-dire revendicatif, voire oppositionnel qui se manifeste au sein de l’UGTA".

1980

Nouvelle hausse spectaculaire des grèves avec 1562 conflits recensés officiellement dont 922 grèves effectives. 110.000 travailleurs seront en grève cette année là.

Grève à la SNS El Hadjar (sidérurgie) avec piquets de grèves, collectif de grève et campagne d’explication au public de la grève par tracts
En mars-avril, c’est le "printemps berbère" les régions de petite et grande Kabylie sont secouées par des manifestations populaires. L’intervention violente et provocatrice de la police les font dégénérer en émeutes. Beaucoup plus qu’une manifestation de régionalisme, ce mouvement est le résultat d’un ras le bol social. Les manifestations ont débuté par les étudiants de Tizi Ouzou en mars-avril qui ont manifesté, occupé la faculté puis été dispersés par les forces de l’ordre. Ils ont été suivis par les ouvriers en grève dans différentes entreprises de la région (textiles Sonitex de Drâ Ben Khedda, électronique Sonelec de Oued Aïssi, etc...). Avec les étudiants, les ouvriers de SONELEC en grève sont attaqués par les forces de l’ordre avec violence. La région est bouclée. Il est significatif d’ailleurs que par la suite, d’autres manifestations du même type aient eu lieu dans d’autres régions du pays Guelma, Skikda, Biskra, Oran,...

Le 10 mars 1980, l’université de Tizi-Ouzou a invité l’écrivain Mouloud Mammeri à tenir une conférence sur la poésie kabyle ancienne. Le FLN interdit cette conférence. L’interdiction est vécue comme une provocation. Le lendemain une manifestation est organisée pour dire non à l’arbitraire, première du genre de l’histoire de l’Algérie indépendante. Le pouvoir laisse faire. Cette effervescence à Tizi-Ouzou est au centre de tous les débats et de toutes les discussions dans les universités du pays. Les étudiants de l’Institut National des Hydrocarbures (INH) près d’Alger diffusent une déclaration de soutien à la marche de Tizi-Ouzou.

Le 20 mars, Kamel Belkacem alors rédacteur en chef à El Moudjahid, le quotidien du FLN, déclare : “ Le développement de la culture berbère est incompatible avec les valeurs arabo-islamiques et l’indépendance culturelle ”.

Le 24 mars, About Arezki, un syndicaliste et militant de la cause berbère est arrêté. Quatre jours après cette arrestation, le 28 mars les étudiants de l’INH tentent de se rassembler devant le siège du FLN à Alger. Le rassemblement est empêché par la police. Les universités D’Alger, Tizi-Ouzou, les lycées de Kabylie entrent en contestation. Une manifestation est organisée à Alger, le 7 avril.

Face à cette mobilisation, les cellules du FLN lancent des messages de condamnation des manifestants, en demandant des sanctions exemplaires contres les organisateurs des marches. Le 11 avril, un gala de Ferhat M’henni, chanteur et partisan de l’autonomie kabyle, à Béjaïa est interdit.

Les animateurs du mouvement appellent à une grève générale pour le 16 avril à Tizi-Ouzou, Béjaïa et Alger. Ferhat est arrêté le lendemain. Dans la nuit du 19 avril les CRS envahissent la cité universitaire de Tizi-Ouzou faisant des centaines de blessés. Une rumeur de trente deux morts, le lendemain, a fait le tour d’Algérie.

Les 25 et 26 avril, la ville se couvre de barricades, et les symboles du pouvoir comme le siège du parti sont attaqués. L’armée fait intervenir chars d’assaut et hélicoptères pour rétablir son ordre, et le régime est contraint à faire quelques concessions démocratiques, comme la création de chaires de langue berbère.

Devant un mouvement ouvrier et populaire montant, même s’il est encore embryonnaire, avec Chadli en mai 1980, la bourgeoisie et l’Etat choisissent de sacrifier les apparences démocratiques et de laisser les pleins pouvoirs à l’armée pour rétablir l’ordre. Le FLN décrète une remise en ordre du parti unique intitulée : "unité de pensée" et donne consigne aux fonctionnaires et à la police de ne pas craindre de réprimer les luttes de la classe ouvrière et des pauvres. C’est là que les militaires qui tortureront en 1988 ont commencé à se montrer ouvertement les généraux type Attalia, ce dernier aurait déclaré "donnez moi l’armée et je ferai un trou dans le ventre de chaque berbère".

Le 15 juin, jour de l’ouverture du congrès extraordinaire du FLN, le conflit de CVI Rouiba était une gifle pour l’état/parti

1985

Le plan pour faire payer la crise aux travailleurs bat son plein le gouvernement décide un nouveau barème ITS augmentation des impôts sur les salaires, multiplication des taxes (timbres, permis,...), étouffement des oeuvres sociales (cantines, colonies,...), blocage des salaires et compressions d’effectifs. La menace du chômage est un moyen permanent pour faire pression sur les salaires et sur le moral de la classe ouvrière.

Le premier janvier, le ministre décide la fermeture de la briqueterie de Béjaia avec envoi des travailleurs dans d’autres sites éloignés. Les travailleurs occupent pendant 38 jours une usine dont le courant est coupé et qui est entourée par les forces de l’ordre. Les travailleurs doivent évacuer l’usine le 7 février.

Avril, pendant six nuits consécutives, les habitants de la Casbah d’Alger ont affronté la police pour protester contre l’insalubrité des logements et le manque d’eau.

Au cours du mois de mai, les responsables du complexe Pelles et Grues (CPG) de Constantine décident d’organiser le travail en équipe. Une grève a lieu pour une prime d’équipe et se solde par le licenciement de 13 grévistes.

Du 5 au 7 juin, des incidents graves ont lieu à Ghardaïa (600 km au sud d’Alger) faisant deux morts et 56 blessés après une distribution contestée de terres. Cette lutte entre tribus est le résultat de l’accession à la propriété foncière au détriment de ceux qui travaillent la terre.

Fin octobre, mouvements dans les établissements scolaires de la région de Tizi Ouzou manifestations de lycéens et d’étudiants.

Fin août, première action terroriste du groupe intégriste Bouyali qui s’attaque aux militaires et aux gendarmes.

Le 31 octobre, à la suite d’échauffourées à la sortie du stade de Tizi Ouzou, généralisation des émeutes à toute la wilaya, manifestations qui réclament la libération de tous les prisonniers politiques,
arrestations et condamnations de manifestants. Les 3 et 4 novembre, affrontements avec les forces de l’ordre. Un comité de coordination composé d’étudiants, de lycéens et de travailleurs appelle à 24 heures de grève qui est très suivie à Tizi Ouzou, devenue ville morte. Les commerces étaient fermés et les travailleurs des chantiers ont fait grève.

1986

Avec la crise, en particulier pour l’Algérie la crise de 1986 et la baisse brutale du prix des hydrocarbures (l’Algérie perd alors un tiers de ses ressources en trois mois), cette fuite en avant économique s’est trouvée brutalement stoppée. L’Algérie est dès lors soumise aux règles imposées aux vaincus. Les organismes internationaux de la dette, en particulier le FMI dictent leurs conditions pour le rééchelonnement de la dette, plan d’ajustement structurel, privatisation, augmentation de la productivité du travail, licenciements massifs, diminution des dépenses de l’état et chargent le pouvoir de se donner les moyens de l’imposer à la population. C’est seulement le 3 juin 1991 que l’Algérie obtiendra un rééchelonnement mais pour une durée de un an seulement.

Rééchelonnement sans lequel le pays était en cessation de paiement. Mais pour le rééchelonnement suivant, les conditions deviennent draconiennes : le dinar doit dévaluer (en trois mois le dollar passe de 18,4 à 22,5 dinars), le gouvernement doit s’engager à modifier la loi sur les hydrocarbures et permettre l’accès des compagnies internationales aux champs pétrolifères déjà en exploitation (et plus seulement aux nouveaux gisements comme c’était le cas) et lever l’obligation pour les concessionnaires étrangers d’investir en Algérie. Et finalement, c’est seulement en juin 1992 que le FMI accorde un rééchelonnement ... pour 18 mois avec comme condition une nouvelle dévaluation du dinar, de 50 % ! Et cette fois, la dévaluation doit obligatoirement se répercuter en totalité sur les prix intérieurs !

Le service de la dette va représenter une part croissante : par rapport aux exportations c’est 8,9% en 1975 et 35,6% en 1985 et la dette passe de 4,63 milliards de dollars en 1975 à 18,26 milliards en 1985 et atteint la somme fabuleuse de 32,78 milliards en 1995... (statistiques de la Banque Mondiale).

Cependant, à partir du second trimestre de 1986, avec le choc pétrolier et la baisse des prix pétroliers qui fait perdre plus d’un tiers des ressources au pays en trois mois c’est l’irruption des effets concrets de la crise économique dans la vie quotidienne de la classe ouvrière, la dégradation de son niveau de vie et la menace du chômage prennent des aspects catastrophiques. Le slogan démagogique "pour une vie meilleure est très vite remis au tiroir, remplacé par "le travail et la rigueur pour garantir l’avenir". C’est le début d’une politique appelée ouvertement "politique d’austérité" avec 20% de compressions budgétaires, l’expulsion de 20 000 maliens et nigériens installés dans le sud saharien et travaillant dans l’agriculture et dans les services autour du secteur pétrolier. Pendant que les investissements dans le secteur d’état reculent, les dossiers d’entreprises privées acceptés se multiplient et reçoivent une aide de l’état qui ne va plus cesser de grandir d’année en année à partir de 86. Si les investissements baissent, les résultats des entreprises publiques de production s’accroissent. Le maître mot est gain de productivité.

Des luttes ouvrières partielles et ponctuelles sont menées ici et là, de façon dispersée, malgré une répression féroce, qui finit souvent par des affrontements avec les forces de police et des émeutes.
En octobre-novembre, mouvement de contestation lycéen qui prend un caractère violent à Constantine le 5 novembre quand les CNS lâchent leurs chiens sur les jeunes, frappent, cassent des bras à coups de matraque et violent. Toute la ville entre en révolte durant trois jours, des jeunes chômeurs aux travailleurs. Bilan : dix morts et des centaines d’arrestations. Et la ville de Sétif est également touchée deux jours plus tard par le même type d’émeutes. La répression féroce donne un avant goût de celle des émeutes de 1988.

1987

Cette année, ce sont les luttes dans la jeunesse scolarisée qui montrent que la crise de la jeunesse s’est aggravée. L’avenir est bouché. De plus en plus de jeunes ne peuvent plus faire d’études et sont bloqués par une sélection accentuée. Le pouvoir a réduit les crédits à l’enseignement et les places. Les jeunes qui n’ont pas de diplômes sont de plus en plus réduits au chômage. Et cela marque toute la société dans un pays où les jeunes de moins de 20 ans sont la majorité.

La rentrée 87 est marquée par une grève quasi générale des étudiants contre la sélection à l’université, donnant naissance à une coordination nationale des comités étudiants. La radicalisation de la jeunesse scolaire va s’aggraver en 88.

1988 : l’explosion sociale

C’est la lutte des travailleurs de Saïda qui a révélé qu’en 88 le volcan social en était au stade de l’éruption. En Juin, Les travailleurs de l’entreprise de construction métallique (ECOMET) de Saïda rejettent la liste communale UGTA pour l’élection de leur section syndicale. La police interpelle un travailleur accusé d’être le meneur, les travailleurs débrayent. Leur camarade est libéré. Dans la même ville quelques jours plus tard en collaboration avec d’autres boites, ils se mettent en grève pour la revendication de l’augmentation du salaire minimum et de la retraite minimum, la lutte contre les licenciements et sanctions abusif et autoritaires.

Toujours dans la même ville et le même mois, à ETRAVA, une boite de 140 travailleurs, le personnel s’est mobilisé, formant un piquet de surveillance pour protéger l’emploi et leur unité menacée de dissolution. Le terrain occupé par cette unité était convoité par les autorités qui veulent en faire des lots à bâtir... La grève s’étendit à toute la zone industrielle et les grévistes marchèrent sur le centre ville où ils réussirent à imposer aux autorités locales une assemblée générale, pour y discuter publiquement de leurs revendications, notamment l’augmentation des salaires.

Au début du mois de juillet, les 10 000 travailleurs de CVI-Rouiba organisent leur première grève totale depuis la répression de la grève de 1982. Ils réclament le paiement de la prime de bénéfice. Ils sortent sur la route nationale et veulent marcher sur Rouiba. L’intervention de syndicalistes arrête le mouvement sur l’engagement de ceux-ci de réexaminer la situation financière de l’entreprise avec un expert-comptable.

En juillet-août, la répression et l’intimidation contre les ouvriers reprennent avec licenciements à l’ENEl (ex SONELEC) d’El Achour, Alger et également mises à pied pour une pétition sur les classifications et arrestation avec interrogatoire de plusieurs ouvriers. De même à l’ENPC (plastiques et caoutchouc) de Oued Smar, Alger.

Après Azazga, Ain Oussera, Fouka, beaucoup de manifestations ont lieu à travers tout le pays (Constantine, Oran, Jijel, Mostaganém, Arzew, la Kabylie etc...). C’est une vague de grèves qui commence à parcourir le pays en cette fin septembre. Un peu partout, le pouvoir répond par des arrestations d’ouvriers. La répression est dure.

En particulier, les mineurs d’Ouenza (à la frontière tunisienne) se sont opposés aux coupures d’eau. Alors qu’ils protestaient pacifiquement, ils ont subi l’attaque de la police. La manifestation s’est du coup transformée en émeute avec incendie des locaux des locaux de la mairie, du parti et du syndicat. La répression a été rapide et brutale. Il y eu des condamnations allant de deux à dix ans de prison.

Cette atmosphère de tension sociale permanente dura plusieurs mois.
La rentrée de septembre avait été particulièrement tendue du fait du scandale des détournements de fonds par des hauts responsables de l’Etat qui a circulé de bouche à oreille malgré le silence officiel. Le pouvoir sentait venir une menace grave, jamais connue auparavant, même en 1977 : celle d’une véritable explosion sociale. C’est pour répondre à cette situation que le 19 septembre, Chadli à prononcé un long discours, musclé Il s’en est pris à tout et à tous, rejetant sur d’autres la responsabilité de la situation que connaît le pays. Il s’est attaqué directement aux travailleurs. Annonçant sa volonté de poursuivre la même politique, les réformes en cours le président Chadli a sommé tous ceux qui n’approuvent pas sa politique et tous les "incapables", tous les "manipulés par l’étranger" de partir, de quitter le pays. Même les "émigrés" n’ont pas échappé à son courroux il leur a reproché de garder pour eux leurs devises et de ne pas suivre l’exemple de leurs voisins Marocains et Tunisiens qui, selon lui, rapatrient leurs économies. Ce discours télévisé a plutôt fait l’effet d’une provocation, dans la mesure où les maux dénoncés par Chadli était les conséquences de sa politique. Il n’a fait que jeter de l’huile sur le feu.

La rentrée était sérieusement tendue par effets cumulatif en raison de l’augmentation et des pénuries des produits de première nécessité, notamment la semoule produit de base pour 80% de la population, la flambée des prix, le manque d’eau potable etc... La jeunesse pauvre particulièrement frappée par le chômage a reçu le discours de Chadli comme une gifle. Le milieu universitaire était en lutte, contre la sélection à l’université, et la note éliminatoire, qui ne sont en réalité, que les conséquences de "l’autonomie" des universités qui est le premier pas vers la privatisation. A cela s’ajoutaient les conditions de vie dans les facs. Des milliers d’étudiants étaient sans chambres, etc...
Tout cela ronge et réveille en même temps un sentiment qui pousse à aller de l’avant et à occuper la rue. Les lycéens commencent à entrer en mouvement. La jeunesse désoeuvrée des quartiers pauvres est touchée.

A Air Algérie, le personnel au sol cesse aussi le travail les 17 et 18 septembre, conflit sur les conditions de travail suite à la mort d’un technicien électrocuté.

D’autres mouvements sociaux ont lieu à l’entreprise ENIEM (électroménager) de Tizi Ouzou ou dans d’autres villes de province comme Béjaia ou Annaba. Dans plusieurs villes ont lieu des manifestations contre les pénuries alimentaires. En fait on assiste à un ras le bol général de plus en plus prêt à déborder.

Dès lors une étincelle suffisait pour mettre le feu aux poudres, et cette étincelle allait venir de la classe ouvrière, de la grève des travailleurs de Rouiba. Le 24 septembre, les travailleurs de la carrosserie débraient et marchent collectivement sur le siège la prime de bénéfice n’a toujours pas été versée. Le 25, la grève s’étend à plus de 60% des travailleurs du complexe. Dans l’après-midi, les grévistes tentent une première sortie sur la route nationale mais les syndicalistes parviennent à nouveau à les convaincre de ne pas manifester dans la rue. A noter que pendant tout le conflit d’octobre, la politique des syndicalistes qui ont encore du poids, les plus "à gauche", ceux de la mouvance PAGS, sera de "ne pas sortir dans la rue pour éviter l’affrontement avec les forces de l’ordre". Les affrontements ne seront pas évités, ni les violences, mais les syndicalistes de l’UGTA et du PAGS auront réussi à empêcher que la classe ouvrière apparaisse comme la force sociale d’octobre et prennent la tête de la lutte.

Le 26, la grève est générale au CVI et les travailleurs organisent une marche ... à l’intérieur du complexe. Une assemblée générale des grévistes se tient en présence du secrétariat national de l’UGTA et de responsables locaux de l’état. La population de Rouiba organise pendant ce temps une manifestation de solidarité aux ouvriers de CVI.
Le 27, un rassemblement général des grévistes rejoint par les ouvriers des autres entreprises de la zone industrielle décide une marche sur Alger. Les travailleurs se heurtent aux brigades anti-émeutes qui les attendaient à la porte de l’usine. Il y a eu bagarre à coups de boulons et des ouvriers blessés. Le pays tout entier, en particulier les jeunes et les ouvriers, a suivi cet affrontement. Les grèves à Rouiba ont toujours eu un écho national quand Rouiba s’enrhume, le pays éternue !
D’autant que le mouvement des ouvriers de Rouiba a une tonalité inhabituelle. Ils ont rendu publique leur communication au président Chadli citée par le journal "La Croix" "nous te donnons huit jours pour décider avec ton gouvernement de nous accorder l’augmentation de salaire demandée. Nous arrêtons la grève pour une semaine. Dans huit jours, nous reprenons jusqu’à ce que tu cèdes." Les événements vont aller encore plus vite que ne le pensaient les ouvriers de Rouiba.
La grève à Rouiba a un écho important. Des grèves éclatèrent de nouveaux dans d’autres villes du pays et à Alger (EL Harrach, Oued Smar etc), avec en particulier celle des PTT le premier et le deux octobre débutant au centre de tri d’Alger-gare pour s’étendre aux principaux centres et bureaux de poste. Le gouvernement tente de désamorcer ce début de grève générale en annonçant des négociations avec le syndicat UGTA.

Le 4 octobre, l’UGTA sans jamais parler de grève, dit "soutenir les revendications des travailleurs tout en les mettant en garde contre les dépassements qui nuisent en dernier ressort aux travailleurs". Mais en même temps, le syndicat affirme son soutien aux réformes économiques du pouvoir. Toujours le même jeu.

Les travailleurs sont amenés à s’organiser eux-mêmes. Ainsi, la grève de la GSE qui débute le 6 octobre, est une grève autogérée par le collectif des travailleurs et marque une rupture par rapport au bureaucratisme syndical.

La vague de grèves ouvrières, qui s’annonce déjà comme la plus importante depuis 1981-1982, va entraîner la jeunesse pauvre et donner un nouveau caractère à la situation. Déjà le 3 octobre, les jeunes des lycées, marqués par le conflit de leurs pères et oncles à Rouiba, ont appelé à une grève pour soutenir la grève générale que tout le monde sent venir et pour descendre dans la rue. Les jeunes crient "vive Rouiba !" et "à bas la répression !"

Le matin du 4 octobre, les lycéens d’El Harrach sont sortis une nouvelle fois dans la rue et se sont heurtés aux policiers.

En effet, la soirée du 4, les jeunes de deux quartiers populaires d’Alger, Bab el Oued et Bachdjarah, ces fils d’ouvriers, ont pris le relais des travailleurs. Ils s’affrontent au dispositif policier qui use de gaz lacrymogènes. Les manifestants renversent des camions de l’Etat pour servir de barricades. Plusieurs manifestants sont arrêtés.

Dans la nuit du 5 au 6, c’est l’émeute violente à Alger. Les jeunes s’attaquent à l’administration, aux sièges du FLN et aux signes extérieurs de richesses voitures et magasins. Le lendemain matin, commence dans les rues d’Alger le soulèvement qui va se propager à tout le pays. Partout, les quartiers pauvres sont des centres de la révolte des jeunes. Ils se rassemblent, manifestent aux cris de "Chadli assassin !" et "FLN au musée !" Les forces de l’ordre sont encore absente : les CNS (équivalent algérien des CRS) ont complètement quitté Bab el Oued et le centre ville d’Alger. Les jeunes sont seuls dans les rues. Beaucoup n’ont que 12 ans. Les bâtiments d’Alger ont flambé. A l’image des palestiniens, c’est la révolte des pierres de la jeunesse algérienne.

A ce stade, il est clair pour tous qu’il s’agit d’un débordement du mécontentement social. Même la presse française parle de "débordement d’un ras le bol social" ou de "vague d’agitation sociale". Plus tard, on voudra faire croire que tout le mouvement n’avait été qu’une manipulation des intégristes, ce qui est faux. "Le Monde" titre encore le 6 octobre "violentes manifestations à Alger sur fond de mots d’ordre de grève". Et “ Le Parisien ” écrit que la préoccupation principale des jeunes qui manifestent est la hausse du coût de la vie et rappelle lui aussi le lien entre les manifestations et la grève générale qui monte dans le pays. Aucun journal en France ni en Algérie ne parle alors même d’intégristes !

Le matin du 6, les batailles de rues reprennent au centre-ville vers 10H du matin. Les CNS assistés par des militants FLN portant un brassard vert arrêtent les jeunes dans la rue et les bastonnent. La police commence à tirer sur les manifestants et donne un avant goût du bain de sang qui va suivre.

L’armée occupe la capitale. Positionnée aux principaux carrefours avec des chars, elle commence à tirer sur la foule faisant déjà de nombreuses victimes. Le FLN déclare "l’ordre sera maintenu sans faille ni faiblesse". Chadli décrète l’état de siège. Mais les manifestations continuent. Des barricades sont dressées. L’armée tire sur des manifestants qui le plus souvent ont 12 à 15 ans.

Le 7 octobre, l’émeute gagne Oran. Sur le même modèle qu’à Alger. L’armée tire. Toujours le 7 octobre, les jeunes de Blida cassent le palais de justice. L’armée intervient, braque les chars sur les émeutiers qui ripostent à coups de pierres.

Le 7, a lieu à Alger la première manifestation intégriste 6000 à 8000 manifestants dans le quartier de Belcourt. Sortant de la prière derrière les imams dont Ali Belhadj, les manifestants réclament les corps des victimes. Les imams essaient plusieurs fois de disperser les manifestants car ils ne veulent pas se confronter à la répression. ils sont finalement contraints d’organiser un grand meeting au stade de 20 août et ensuite, à nouveau, ils n’obtiennent pas la dispersion des manifestants sur lesquels l’armée tire en début de soirée. Les intégristes n’ont pas organisé la révolte mais ils essaient de la récupérer politiquement. Ils ne sont toujours pas à la tête du mouvement en même temps qu’à Belcourt d’autres manifestations ont lieu, sans connotation religieuse, dans les banlieues d’Alger. Ainsi, une manifestation contre la mort d’un enfant de 11 ans se confronte aux forces de l’ordre aux cris de "oui à la justice sociale, non à l’oppression".

C’est seulement à partir du 8 octobre qu’il apparaît que les intégristes sont la seule force politique à se revendiquer directement des jeunes émeutiers. Le Figaro du 10 octobre relève "les hésitations de la classe politique" et le journal français ne cache pas sa sympathie pour le président algérien en train de massacrer son peuple et sa jeunesse : "le président algérien est un homme pondéré et pugnace".

Le libéral bourgeois berbère Aït Ahmed, dirigeant du FFS, loin de se revendiquer de cette révolte et des jeunes émeutiers déclare dans une interview à Libération du 10 octobre "je n’ai qu’un souhait :que les manifestations et les mouvements de solidarité se développent de manière pacifique." Pourtant quand il dit cela l’affrontement violent entre les émeutiers et les forces de l’ordre a lieu tous les jours depuis une semaine ! Il est loin donc de choisir le camp des jeunes révoltés puisqu’il regrette les violences d’où qu’elles viennent ! Aït Ahmed se pose en homme politique de rechange pour le pouvoir, en conciliateur comme il le dit au "Quotidien de Paris" : entre la population pauvre et l’armée. Lui aussi confirme "je ne crois pas que les islamistes aient joué un grand rôle. Cela fait partie de la politique de mystification de l’opinion internationale" (Figaro du 10 octobre) mais il ne propose nullement d’autres perspectives au mouvement que les intégristes. Son discours modéré comme celui de tous les "démocrates" est à comparer à celui d’une autre modéré mais pro-intégriste, l’ancien président Ben Bella qui affirme dans une revue française : "c’est une révolution". Les "démocrates" style Aït Ahmed ne veulent pas d’une révolution et ne risquent pas de la voir même si elle tonne à leurs fenêtres ! S’il se pose en conciliateur, il n’est en tout cas pas capable de réconcilier les combattants. Tout au plus peut il pousser ses militants du FFS à freiner les luttes en Kabylie. Et là, tous les arguments sont bons "quand vous luttiez en Kabylie, où étaient-ils, tous ces manifestants ?"

Le 8, l’intifada des jeunes a gagné la majeure partie du pays. Alors que l’ensemble de la presse et de la télé essaie de faire croire que le calme est revenu à Alger, les tirs de policiers en uniforme ou en civil et de militaires continuent à Bab el Oued, à El Harrach, tuant de nombreux enfants. A la tombée de la nuit, l’armée tire sur des attroupements de jeunes dans la capitale faisant 62 morts. A 23 H, le ministre de l’intérieur intervient à la télé, reconnait la dimension nationale de la révolte et appelle le peuple à aider au retour au calme. Calme qui est finalement revenu à Alger le 10, sous le coup de la répression militaire ainsi qu’à Oran mais les villes de province les unes après les autres sont gagnées par l’agitation Tiaret, Mostaganem, Chlef, Blida, Annaba.
La nouvelle que l’armée a fait de véritables cartons à la mitrailleuse sur des foules désarmée se propage. Les bilans sont multiples mais on commence à parler de centaines de morts.

Hubert Védrine, porte parole de la présidence française, c’est-à-dire de Mitterrand ne prononce pas un mot pour dénoncer le pouvoir algérien mais parle de "l’extrême attention de la France" ... Il faudrait parler de l’attention que le gouvernement porte aux affaires des sociétés françaises en Algérie, affaires florissantes d’après “ le Monde ”. Et aussi de l’aide du gouvernement français à la dictature algérienne, alors qu’il vient encore de lui envoyer une aide financière et des armements dont des hélicoptères de combat.

Discours télévisé de Chadli le bla-bla habituel, comme si rien ne s’était passé de dramatique dans le pays. Il annonce un référendum sur un projet de modification de la Constitution, comme si c’est de cette revendication que le mouvement était porteur ! Il demande : "à qui profitent ces émeutes ?" Mais pour la population ce qui est évident, c’est qui les a provoqué le blocage des salaires et la hausse des prix. C’est Chadli.

L’après-midi, l’armée tire sur une manifestation intégriste dans le centre d’Alger.

A partir du 11 octobre, la répression devient massive à Alger et dans l’algérois, faisant des centaines de victimes.

C’est une répression sauvage dans les quartiers "la Montagne" et "Beldjerah", deux quartiers populaires, l’armée fait un massacre, tirant dans les murs des maisons. Les paras, la sécurité militaire arrêtent n’importe qui, dans les rues, tabassent, tirent sans sommation, violent. Des milliers de jeunes sont systématiquement torturés dans les casernes, dans des camps d’internement de fortune, dans les commissariats.

Le 11 octobre, grève à Béjaïa car une personne a été scandaleusement arrêtée.

A Oran, des gens sont parqués à la base de Mers El Kébir et massacrés à la baïonnette.

Les exemples de répression aveugle sont innombrables mais elle n’est pas si aveugle que cela : elle frappe les pauvres qui ont un moment fait peur à la classe dirigeante et menacé le pouvoir en place. C’est cela qui ne se pardonne pas. C’est ce qui justifie à leurs yeux le bain de sang. Il faut que les masses populaires gardent un souvenir apeuré des journées où le pouvoir a été bousculé, inquiété. Finalement l’ordre en place a tenu. Le FLN, en tant que parti politique, sera effectivement écarté du pouvoir comme le réclamaient les manifestants qui scandaient "FLN au musée", mais ils criaient aussi "Chadli assassin" ce qui s’adressait tout aussi bien à toute la clique des généraux qui mitraillait le peuple. Mais la dictature militaire, elle, restera en place, de même que les profiteurs, ceux qui gagnent à faire monter le prix des produits de première nécessité, de même les dirigeants qui licencient.
Des travailleurs étaient descendus dans la rue. Mais les usines ne sont pas sorties. La classe ouvrière n’a pas occupé la rue. Pourtant on a vu dans les quartiers ouvriers qu’elle était solidaire des jeunes émeutiers.
La classe ouvrière était prête à se battre dans la rue avec la population pauvre et la jeunesse. Elle en a été dissuadée fortement par les seules organisations qui existaient en son sein. C’étaient des forces politiquement et socialement bourgeoises comme le PAGS, le FFS et l’UGTA. Tout ce qui va suivre, toutes les souffrances que connaît aujourd’hui le peuple algérien découlent de cet échec de 88, y compris le succès de la démagogie des intégristes, le terrorisme d’état et le terrorisme intégriste. Quand on commence la révolution, il faut aller jusqu’au bout disait déjà le révolutionnaire français Saint Just.
L’ordre l’a finalement emporté. Le journal français l’Evénement titre : “ la révolution massacrée ”. Bilan des massacres pendant et de la répression aveugle après les émeutes : 600 à 1000 morts. On ne saura jamais le chiffre exact car à partir d’octobre, bien des jeunes ont "disparu", ont été arrêtés, on ne sait où ni par qui.

Des mobilisations ont lieu pour réclamer leur libération et la fin de la torture. Ainsi à Aïn Benian, plus de 1300 personnes ont assisté à un meeting où des jeunes dénonçaient les viols subis au camp de Sidi Fredj. A Tiaret, une pétition signée massivement contre la torture est portée par une délégation de 200 personnes alors que les manifestations sont interdites. Le 30 octobre un meeting des femmes contre la torture à Alger a lieu au cinéma "l’Afrique". Les comptes rendus des présents sont un réquisitoire impressionnant contre les horreurs commises par l’armée. Le parallèle y est fait entre les tortures de l’armée algérienne et celles de l’armée d’occupation coloniale française pendant la guerre d’Algérie (d’ailleurs certains officiers de la répression comme le général Nezzar étaient d’anciens tortureurs de l’armée coloniale française avant d’être récupérés par l’armée de Boumédiene). A noter que toutes ces manifestations contre la répression, quand elles sont organisées par des militants le sont par les partis ou groupes laïcs et non par les intégristes. Dans la réalité, ceux-ci sont loin d’être les seuls à s’activer dans les quartiers populaires. Mais eux comme le pouvoir et les médias vont se charger de faire croire que tout ce qui bouge en particulier dans les quartiers pauvres d’Alger est intégriste.

La répression violente des jeunes et des quartiers populaires, où les forces armées ont déchaîné non seulement une lutte pour faire régner l’ordre mais une véritable haine a détruit le mythe de l’ANP, l’"armée populaire", celle issue de la "révolution nationale", celle des "héros de la lutte de libération nationale", des "martyrs" ! Pour faire face, Chadli annonce la libération provisoires de toutes les personnes arrêtées et la fin de la torture. Il s’agit surtout pour lui d’éviter que la lutte contre le caractère policier de l’intervention de l’armée ne devienne le point central de l’intervention populaire et ouvrière qui continue de se développer. Le plus impressionnant, en effet, c’est que malgré la répression, alors que les tanks quadrillent encore les rues, la vague de la grève générale ouvrière continue et continuera pendant deux mois ! Et cela sans organisation, sans coordination, sans information même, puisque les médias ne parlent des grèves que pour annoncer leur fin. Bien sûr, c’est "El Moudjahid" qui est le spécialiste des reprises du travail au point d’en faire un titre spécial de ces colonnes. Seulement on peut constater que malgré des numéros qui recensent 10 ou 15 reprises, il y en a encore autant le lendemain ! La vérité est dure à cacher. Et il est exacte que les mouvements se cherchent, vont et viennent. Tantôt l’entreprise fonctionne, tantôt elle arrête. Souvent, les ouvriers font reculer leurs directeurs, leurs patrons. La classe ouvrière est une force qui est crainte. Les motifs les salaires (leur augmentation ou les salaires impayés), le comportement dictatorial des dirigeants d’entreprise, le changement d’équipes syndicales imposées ou trop compromises. Quant aux objectifs politiques que pourrait se donner ce mouvement ouvrier d’une force considérable, ce problème n’a été posé par aucune organisation.

Loin d’aider à organiser les luttes, l’UGTA a mis tout son poids dans la balance pour que les travailleurs ne descendent pas dans la rue, ne se joignent pas aux jeunes, n’unissent pas leurs luttes, ne remettent pas en question le pouvoir comme la situation le rendait possible, comme elle le nécessitait.

Le secrétaire général de l’UGTA expliquait dans un article de presse en 1994 le rôle de son syndicat en 88 et dont il était fier : "le pays est resté debout parce que l’UGTA était sur le terrain." Benhamouda rappelait ainsi au pouvoir que sans l’UGTA et son rôle de pompier, la classe ouvrière menaçait le pouvoir...

Quant au PAGS, influent dans le syndicat, ayant des militants ouvriers nombreux et ayant des responsabilités syndicales, ayant souvent gagné du crédit dans les mouvements des années précédentes, il n’a nullement cherché à mener une politique se démarquant de celle des dirigeants de l’UGTA. S’il subit durement la répression, il n’offre au mouvement aucune perspective. Dans la vague de grèves, il temporise, se prononce contre certaines grèves. Dès l’ouverture démocratique, il dit qu’il "ne faut pas entraver la bonne marche" de la démocratisation. Il ne se présente nullement comme une opposition radicale au pouvoir dictatorial des militaires qui vient de massacrer et torturer la jeunesse pauvre ! Les islamistes sauront se saisir de ce vide pour jouer démagogiquement ce rôle.

Loin d’être une opposition radicale au FLN et au pouvoir conspué par les jeunes, le PAGS envoie encore un message de soutien au congrès du FLN qui se tient le 17 novembre 88 il propose au FLN l’unité d’action pour établir la démocratie. une manière de montrer qu’une fois de plus, c’est au pouvoir que le PAGS offre ses services.

Le 5 novembre, le PAGS diffuse ses propositions intitulées :"pour la démocratisation de la vie nationale", dans lesquelles il précise qu’il est "pour la voie des solutions justes et l’instauration d’un climat social constructif", "faire avancer les formes pacifiques de lutte et de solution des problèmes", "la tâche patriotique immédiate, c’est la démocratisation de la vie politique." Ce n’est pas les revendications sociales et encore moins un programme de lutte ! C’est les mêmes illusions que le PAGS essaie de réintroduire après que le massacre ait dévoilé la vraie nature du pouvoir : une dictature violemment anti-ouvrière. Le PAGS parle de "recréer un climat de confiance entre le peuple et l’armée", "favoriser le brassage armée/peuple", et surtout ouvrir les voies du pouvoir aux partis à l’aide du multipartisme.
Le PAGS qui s’intitule fièrement "parti des ouvriers et des paysans" distribue des tracts intitulés "appel au calme" alors que les grèves continuent dans les entreprises. Alors que le sang des pauvres sèche encore sur les pavés, il appelle à la réconciliation avec les militaires. dans quelques mois, il ira jusqu’à appeler à voter pour la constitution du 23 février 89 et finalement par soutenir le coup d’état militaire de 92. Oui, les ouvriers et les paysans d’Algérie n’ont pas de parti et en tout cas pas le PAGS !

Le 9 novembre, un nouveau gouvernement est formé et le PAGS lui apporte son soutien public : “ après la constitution du nouveau gouvernement et la publication de son programme : soutenir le programme, s’unir et agir pour l’appliquer ”. “ Ces mesures répondent en partie à l’attente des travailleurs, des jeunes des masses populaires dont les manifestations d’octobre ont traduit le profond mécontentement et l’immense besoin de changement ” (cité par Saût el Cha’b ”, organe du PAGS du 14 septembre). Le 17 novembre, le PGS enverra même ses félicitations au congrès du FLN : “ nous ne joignons pas notre voix à ceux qui, après s’être longuement tus, accusent le FLN de tous les maux ”.

Après la levée de l’état de siège, le pouvoir a annoncé l’ouverture politique. Ce sont plutôt les milieux intellectuels et politiques qui ont tout de suite relié cette annonce plutôt que la classe ouvrière, inorganisée politiquement. La classe ouvrière semble s’être donné quelques jours pour mesurer cette ouverture politique. Mais dès le 3 novembre, elle se remet en lutte. Les grèves ouvrières s’étendent à nouveau à l’ensemble du pays. Les journées des 10 et 20 novembre sont des pointes de combativité avec 99 et 72 conflits simultanément.
Les grèves les plus importantes se déroulent alors dans le secteur portuaire, des ports de Skikda, Arzew, Bejaia et Ghazaouet et dans les gros complexes industriels, en particulier Berrouaghia, El Hadjar et encore Rouiba. Dans toutes ces luttes, il s’agit de grèves offensives sur les salaires. S’y rajoute le fait qu’à la faveur de l’"ouverture politique" proclamée par le pouvoir, les travailleurs en profitent pour contester les directions patronales et syndicales particulièrement honnies.

A Berrouaghia, les travailleurs du complexe pompes et vannes interdirent l’accès de l’usine au conseil de direction et décidèrent d’engager la production en autogestion. A CVI-Rouiba, la commission des négociations élue démocratiquement lors de la grève de fin septembre a impulsé un élargissement de la représentation ouvrière par des élections libres de délégués d’ateliers et des services. Au port d’Alger, une assemblée générale des travailleurs réussit à imposer à la direction de l’UGTA la dissolution de l’assemblée des délégués (l’ATE) et l’élection de la commission de préparation des élections de délégués.
A Sider, complexe sidérurgique d’El Hadjar, la grève reprend le 31 octobre. Elle démarre à la tuberie spirale et s’étend rapidement au complexe sur le problème des salaires. Lors du sit-in les feuilles de paie servent symboliquement à s’asseoir dessus ! La direction menace les grévistes en leur déclarant que "leur grève est politique". Le 7 novembre, tout le complexe est en grève. Les comités de grève organisent des marches qui convergent vers la direction du complexe où aura lieu un meeting regroupant plus de 10 000 travailleurs. Ils désignent démocratiquement et par acclamation leurs représentants. Après une entrevue sans résultat avec la direction, ils désignent leurs délégués et élaborent une plate-forme revendicative. Ils forment des comités de vigilance pour assurer la sécurité de la grève.

Le 9 novembre, ils élisent à nouveau le bureau chargé de négocier avec la direction. Ils obtiennent satisfaction sur un grand nombre de revendications et notamment la reconnaissance de leurs nouveaux élus. Les syndicalistes appellent alors à la reprise du travail et les militants du parti stalinien, le PAGS appellent "à rattraper le retard et augmenter la production" ! (extrait du journal du PAGS du 14 septembre).

Cependant, spontanément, l’exemple d’El Hadjar a fait tâche d’huile avec élaboration collective des plate-formes revendicatives et élection réellement démocratique des élus et des délégations dans les grèves de l’ENCG, Réal-Sider, Travaux-Sider, l’hôpital psychiatrique, le centre hospitalo-universitaire Ibn Rochd, le théâtre, les carrières, les enseignants de l’université. les travailleurs de Guelma en font autant. C’est également le cas à la caisse nationale de la sécurité sociale. Partout dans le pays, les anciennes équipes syndicales sont mises en cause et souvent remplacées.

Bien sûr dans le pays, aucune force politique ne se fait le relais des initiatives des travailleurs. Les partis politiques se concentrent sur la revendication de la fin du parti unique et sur le multipartisme. Ils sont non seulement trop occupés à se mettre en position de profiter du discrédit du parti unique FLN pour aller à la mangeoire mais surtout ce combat de la classe ouvrière pour son organisation à la base et son autonomie n’est nullement celui de ces partis, y compris le FFS qui comprend pourtant en Kabylie un grand nombre d’ouvriers combatifs.
Le pouvoir mesure très vite l’importance du mécontentement et est gêné également par la grève des deux principaux ports d’exportation d’hydrocarbures, Skikda et Arzew. Il promet immédiatement une augmentation de 250 dinars pour les bas salaires, le gel des prix et un programme anti-chômage, mesures annoncées qui ne seront en fait promulguées qu’en janvier 89 avec la nouvelle loi de finances. Mais le gouvernement espère que l’effet d’annonce baissera un peu la température sociale. En même temps le pouvoir met en garde les travailleurs contre "l’anarchie sociale". La même mise en garde est adressée aux habitants de six communes qui, prenant à la lettre la démocratisation, s’étaient organisées et mobilisées pour dissoudre elles-mêmes leur APC corrompue et organiser des élections libres locales.

1989

Si l’année 88 est l’année des émeutes des jeunes écrasées dans le sang mais qui se sont déroulées sur fond d’une grève générale rampante de plusieurs mois, les deux années qui vont suivre sont plus encore celles de la montée des grèves. Les grèves ne commenceront à refluer qu’en 1991 avec 1034 conflits et surtout en 1992 avec 493 luttes. Par contre, ces conflits toucheront des plus grands groupes de travailleurs puisqu’en 1992, il y aura quand même 112 138 travailleurs en grève.

En 1988, 1933 grèves et 285.619 grévistes En 1989, 3889 grèves et 357.652 grévistes En 1990, 2023 grèves et 301.694 grévistes

D’ailleurs le premier ministre Kasdi Merbah lui-même, s’exprimant à propos des grèves dans El Moudjahid du 3 juin, journal du FLN et du pouvoir, dit "mieux vaut en parler que les ignorer" et il constate que "leur nombre a été plus élevé, leur durée parfois plus longue, et l’impact de certaines plus considérable sur la vie quotidienne (éboueurs, postiers, enseignants)", "la contestation des gestionnaires, dans certaines usines, est un facteur nouveau", "le nombre d’interventions de la police (contre les grèves) et celui des arrestations opérées n’a guère varié entre les quatre mois de 1988 et la période correspondante de 89".

Le 23 février, le pouvoir, pour donner l’impression qu’il tient compte des aspirations au changement exprimée en 88 et aussi pour trouver un dérivatif politique, modifie la constitution, abolit toute référence au socialisme, au rôle dominant du parti unique, le FLN, autorise le multipartisme et acceptera la légalisation de plusieurs de dizaines de partis politiques dont le FFS (Front des Forces Socialistes d’Aït Ahmed), le RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie de Saïd Saadi) et le PAGS (le parti communiste, Parti de l’Avant-Garde Socialiste).

Par contre, au plan social, le pouvoir ne freine pas l’accentuation de la fracture sociale, il l’accélère. Les prix sont libérés alors qu’ils étaient fixés centralement jusqu’en 1980 et surveillés jusqu‘en 1989. Les salaires ne vont pas suivre pour autant et le ministre du commerce expliquera : “ pour éviter que les salaires n’entrent en contradiction avec les profits et maintenir le caractère durable de l’accumulation, il est indispensable que la productivité augmente plus rapidement que les salaires ”.

Le 21 mars, rassemblement de 1000 islamistes à Alger (deux semaines avant les femmes réclamant l’abrogation du code de la famille et les droits des femmes manifestaient quatre fois plus nombreuses) et proclamation de la création du FIS, Front Islamique du Salut. Le 10 mai, cent mille manifestants marchent dans les rues d’Alger contre la violence des intégristes musulmans à l’appel du PAGS et du RCD ; Les organisateurs font tout pour ne pas apparaître hostiles au pouvoir qui, il y a à peine un an demi, a massacré la jeunesse. Les slogans sont bien significatifs "l’armée, le peuple pour la démocratie" ou "union dans la diversité et le pluralisme".

Le 14 septembre, le président Chadli légalise le FIS.

Du 1er octobre au 25 décembre, grèves dans les entreprises nationales et les services publiques. Le FIS dénonce la grève "manipulée".
Prêches incendiaires de Ali Belhadj qui enflamme les jeunes islamistes : “ Sachez que la démocratie est étrangère dans la maison de Dieu ” et “ le multipartisme est inacceptable du fait qu’il résulte d’une vision occidentale ”. (cité par “ Le Maghreb ” du 20 octobre)

1990-92 : du multipartisme à la guerre civile

A remarquer dans le conflit des éboueurs le rôle anti-grève des militants du FIS qui ont organisé le volontariat pour remplacer les grévistes. Abassi Madani déclare alors au journal Es Salam du 21 juin 1990 : "les grèves des syndicats sont devenues des terriers d’action pour les corrupteurs, les ennemis d’Allah et de la patrie, communistes et autres, qui se répandent partout du fait que le cadre du FLN se rétrécit et s’affaiblit."

Cependant pendant l’été, le syndicat islamiste, le SIT, une création du FIS, voit le jour. Son texte de déclaration en dit long non seulement il dit bien sûr tirer sa légitimité du Coran mais il déclare que "l’ancien régime a "habitué les ouvriers à ne pas travailler", que "la lutte de classes n’existe pas en Islam", et toute relation entre patron et ouvrier est dictée par un hadith qui traite le travailleur de khawal, c’est-à-dire domestique-esclave ! Bien sûr, ce hadith déclare que l’objectif est que le patron traite son esclave comme un frère ... "Le prophète aimait le travail et les mains câleuses", déclare ce texte. Hachemi Sahnouni, de la direction du FIS déclare "le syndicat islamique doit s’occuper d’inciter les ouvriers à travailler, car le pays leur appartient." En même temps, le SIT essaie de développer une démagogie en milieu ouvrier en dénonçant la corruption du pouvoir.

Victoire du FIS aux élections locales du 12 juin avec plus de 4 millions de voix (environ la moitié des voix), pour les premières élections pluralistes de l’Algérie indépendante. Pour une bonne part, c’est un vote sanction contre le FLN (qui ne recueille que 36,6%). Le PAGS qui s’était présenté massivement à ces élections reçoit lui aussi une importante claque en n’ayant pas assez de voix pour avoir un seul élu ! C’est la sanction d’années de trahison de la classe ouvrière. Il ne s’en relèvera pas.

Le FIS va investir massivement les localités, y plaçant ses hommes et obtenant un important soutien de la petite et moyenne bourgeoisie qui pense qu’il va aller au pouvoir.

Du 25 mai au 6 juin, grève appelée par les intégristes du FIS et de son syndicat, le SIT. La grève est peu suivie, montrant que dans la classe ouvrière, l’intégrisme n’a pas percé. Comme la grève du FIS n’est pas un succès, celui-ci déclenche une action politique de masse dans la rue qui est très médiatisée : grandes marches de soutien dans les principales villes. La répression de ces marches par les forces de l’ordre avec affrontement faisant de nombreuses victimes contribue à présenter les intégristes comme LA force d’opposition radicale. Abassi Madani et Ali Belhadj sont arrêtés ainsi que de nombreux militants. Ainsi est créée la situation où les islamistes apparaissent comme les seuls vrais opposants au pouvoir.

De plus, des directions d’entreprise profitent de la situation pour se débarrasser de travailleurs catalogués islamistes, et dont certains ont simplement suivi le mot d’ordre de grève ou simplement sont des travailleurs combatifs et jugés gênants par les directions d’usines sans être des barbus ni même des soutien politique de l’intégrisme. Le journal El Watan parle de 150 islamistes licenciés au port d’Alger. Les licenciements ont le soutien de l’UGTA et du PAGS ils appuient les directions comme ils appuient l’état pour se débarrasser des intégristes mais ils ne comptent pas pour cela sur la lutte des travailleurs.
Le 1er novembre, plus de 150 000 manifestants à Alger à l’appel du FIS.

L’UGTA apparaît de plus en plus comme le principal soutien du pouvoir militaire, son secrétaire général Benhamouda a déclaré qu’il voulait plutôt la concertation que la lutte et que pour les intérêts du pays et pour redresser la situation des entreprises, "nous sommes prêts à nous serrer la ceinture".

En décembre, le secrétaire général de l’UGTA Benhamouda fonde le CNSA, comité national pour la sauvegarde de l’Algérie qui appelle à l’annulation des élections et à donner le pouvoir aux militaires. De très nombreux syndicalistes désapprouvent cette prise de position qui fait du dirigeant syndical un pion des militaires au nom de la défense de la patrie et de la république menacés par l’intégrisme. Pour justifier sa prise de position de soutien au pouvoir militaire, le secrétaire général de l’UGTA Benhamouda déclare "avant qu’on ne soit lié aux travailleurs, on est d’abord lié au pays" et annonce son objectif de "renforcer les institutions de la république".

Il y a en 1991, il y a 71500 grévistes, soit plus qu’en 1977, l’année des grandes grèves. Cela signifie que, malgré la situation politique dans laquelle les travailleurs sont rendus silencieux (lutte du FIS, dictature militaire du Haut comité d’Etat, proclamation de l’Etat d’urgence, chape de plomb militaire, assassinat du président Boudiaf) le niveau des grèves reste important.

26 décembre 1991, premier tour des élections législatives qui marquent d’abord le dégoût de la population face à toutes les forces politiques puisque 41% de la population s’est abstenu. Le FIS obtient 48 % des suffrages exprimés et plus de 180 sièges. C’est surtout une gifle pour le pouvoir dont le parti ex-unique, le FLN n’a obtenu que 15 sièges sur 430, passant même derrière le FFS qui a 25 sièges.

Le 27 décembre, le PAGS s’associe à tous ceux qui appellent les militaires à dissoudre le parlement et diffuse un tract intitulé : “ pour sauver l’Algérie, il faut annuler les élections et interdire les partis intégristes ”.
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1992

Le 12 janvier, coup d’état militaire : le haut état major, après avoir démissionné le président Chadli, décide d’annuler les élections législatives et de donner la totalité des pouvoirs à l’armée en instituant le HCE, Haut Comité d’Etat où domine le général Nezzar, chef d’état major de l’armée. Ce dernier proclame l’état d’urgence sur tout le territoire et le FIS est dissous, ses activités interdites, ses associations comme ses écoles. Le pouvoir militaire obtient le soutien des partis "laïcs" (FLN, PAGS) et du syndicat UGTA qui a même milité pour cette prise de pouvoir par les militaires et pour l’annulation des élections sous prétexte que les intégristes sont un danger plus important. Ainsi le parti stalinien PAGS apporte son soutien à la dictature militaire, à l’état de siège : "elle ouvre de nouvelles perspectives que la société civile dans son ensemble ainsi que toutes les institutions de la république doivent savoir gérer dans l’intérêt de la paix civile". En fait, la guerre civile vient de commencer et prise entre deux feux dans le bras de fer entre islamistes et militaires, c’est la population qui prend tous les coups.

Comme camouflage de la dictature militaire, l’armée fait appel à un civil à la présidence : Mohamed Boudiaf, un ancien de la lutte d’indépendance et opposant en exil de longue date. C’est un des rares “ anciens ” à ne pas être complètement discrédités. A 73 ans, ils revient au pouvoir mais pas pour longtemps : deux mois plus tard, il est assassiné.

En février, l’état d’urgence est proclamé pour un an ainsi que le couvre-feu après 22H30 à Alger.

Il est clair que l’Etat d’urgence proclamé pour lutter contre l’intégrisme est dirigé tout autant contre la classe ouvrière. Ainsi l’article 6 du décret donne au ministre de l’intérieur, le pouvoir “ de réquisitionner les travailleurs pour accomplir leurs activités professionnelles habituelles, en cas de grève non-autorisée ou illégale. Ce pouvoir de réquisition s’étend aux entreprises publiques et privées (..) ”

1993

En février les cours exceptionnelles de justice contre le terrorisme entrent en fonction à Alger, Oran et Constantine. Dès les 5 premiers mois, elles vont prononcer plus de cent condamnations à mort. C’est le temps des "éradicateurs" qui affirment tous les mois que c’est le dernier quart d’heure du terrorisme en Algérie et qui ne cessent de monter d’un cran la violence des interventions de l’armée.
Alors que la misère grandit pour la majorité de la population, des fortunes nouvelles se bâtissent à une vitesse phénoménale, malgré et parfois grâce à la crise islamiste et terroriste. D’après Brahimi, ministre du Plan puis premier ministre, cité par la documentation française (monde arabe janvier 1993), en 1990 les salariés soit 75 % de la population disposaient de 150 milliards de dinars et les non salariés de 98 milliards. En 93, l’écart s’est encore creusé entre riches et pauvres.

13- L’intégrisme, une option violente de la politique de la bourgeoisie
La classe dirigeante algérienne a joué tous les jeux possibles avec l’intégrisme. Elle l’a aidé, crédité, reconnu, financé, lui a accordé la gestion locale, l’a amené jusque dans l’antichambre du pouvoir. Puis, en se retournant brutalement, elle l’a combattu à mort. Demain, elle peut à nouveau s’allier avec lui. Tout cela sans que la population ne comprenne ce qui motive ces retournements et la violence de la guerre civile. Privée d’une compréhension des enjeux, la population pauvre a été complètement désarmée politiquement devant l’islamisme comme devant l’ entreprise du pouvoir militaire appelée l’“ éradication ”. Elle a été glacée non seulement par la vague de violence qui s’est abattu sur elle mais aussi parce qu’elle ne reconnaissait pas d’où venaient les coups.

Que représente l’intégrisme ? Quelle est sa force et comment le combattre ? Risquait-il de prendre le pouvoir ? Quels intérêts sociaux défend-t-il ? Quelle est la stratégie du pouvoir militaire à son égard ?
La carte islamiste a été une option politique brandie plusieurs fois par les leaders nationalistes, en particulier à chaque fois que des contestations sociales revenaient à la surface. L’islamisme n’est pas l’expression spontanée de la croyance des plus démunis. C’est un jeu politique et social d’éléments de la classe dirigeante qui, pour certains, ne sont même pas croyants. Il s’agit de mettre en avant ce drapeau de la même manière que l’on a mis en avant celui du nationalisme, afin de mettre les plus pauvres à la remorque de la classe dirigeante bourgeoise ou petite bourgeoise. La religion là-dedans occupe la place du socialisme pour le nationalisme : c’est juste la complainte. Ce n’est pas dans le texte religieux que les dirigeants politiques en question trouvent leur programme politique et social mais dans les aspirations d’une classe : la bourgeoisie. Et c’est pour cela que ces leaders ont besoin que leurs objectifs restent cachés car leurs troupes sont des pauvres et les dirigeants islamistes, eux, font partie de la bourgeoisie ou y aspirent.

Ainsi, lors de la montée du FIS, démasquer les islamistes aurait consisté d’abord à mettre en évidence ces liens entre FIS et bourgeoisie et entre FIS et pouvoir. Cela aurait nécessité qu’en face il existe une politique s’adressant aux travailleurs et à la jeunesse pauvre et qui ne soit pas seulement hostile à l’islamisme au nom de la démocratie bourgeoise républicaine mais radicalement opposée à la bourgeoisie et au pouvoir. Le radicalisme démagogique et faux des islamistes ne pouvait être dévoilé que par un véritable radicalisme social. Il n’y a pas de meilleur moyen de démasquer la démagogie islamiste vis-à-vis des milieux pauvres que de proposer aux opprimés de s’attaquer réellement aux classes dirigeantes. Mais c’est le contraire qui a été fait par les partis démocrates bourgeois.

Ils ne se sont nullement adressés aux milieux pauvres au moment où les islamistes pénétraient dans les quartiers populaires et les organisaient. Leur politique n’était en rien hostile à la classe dirigeante puisqu’ils ne contestaient que la forme politique du régime et sur le terrain social se faisaient au contraire les chantres de la bourgeoisie privée et du libéralisme. Les milieux les plus pauvres ont eu à choisir entre des démocrates bourgeois qui se souciaient de leurs souffrances comme d’une guigne et des militants qui vivaient parmi eux la vie des pauvres, qui organisaient la solidarité contre la misère, le manque d’éducation ou les tremblements de terre. Les islamistes n’ont pas gagné seulement parce qu’ils proposaient le paradis mais parce qu’ils répondaient, à leur manière, aux problèmes cruciaux des plus opprimés. Personne n’a offert d’alternative. Au moment du discrédit profond du régime après 88, les partis démocrates ne sont nullement apparus comme un pôle pour les plus pauvres pour lutter radicalement contre le pouvoir. Ils sont apparus seulement comme des officines politiciennes pour occuper la place due l’ancien parti unique. Le succès du FIS a été le produit du soutien à la fois des plus démunis et de la bourgeoisie, y compris du pouvoir.

En quoi le pouvoir et la bourgeoisie pouvaient avoir besoin d’un parti de démagogie religieuse se donnant une allure de parti radicalement opposé au pouvoir ? Au moment où le régime militaire venait de faire tirer sur la jeunesse algérienne d’octobre, le pouvoir et la classe dirigeante avaient besoin d’une fausse perspective vers laquelle orienter cette jeunesse révoltée. Il avait besoin de relancer l’option religieuse en un moment où c’est la lutte de classe, entre riches et pauvres, qui risquait de prendre le dessus avec la montée des luttes ouvrières menaçant de se lier à la révolte des jeunes et des quartiers pauvres. Après 88, le régime a choisi de reculer politiquement pour ne pas perdre le pouvoir. Il a supprimé le parti unique et organisé des élections mais il a eu besoin du coup d’un parti capable de capter les voix des plus pauvres sans être une menace pour la classe dirigeante. D’où le FIS. Jusqu’en 91, l’alliance du régime militaire et du FIS avec la caution de toute la bourgeoisie ne s’est pas démentie. Même les rodomontades des plus radicaux du FIS lors de la guerre du Golfe ne l’avaient pas vraiment remis en cause. Les attaques violentes, de type fasciste, des islamistes contre les femmes ou contre les intellectuels démocrates n’avaient pas interrompu cet idylle entre les galonnés et les barbus. Les attaques contre les grèves ouvrières, comme celle des éboueurs, avaient même enthousiasmé pouvoir et classe dirigeante.
Mais il y avait une limite. Le pouvoir militaire et la bourgeoisie qui lui est liée n’avaient entretenu le FIS que dans le but de conserver, eux, le pouvoir réel quitte à donner des ministères aux dirigeants islamistes pour les charger des licenciements dans les entreprises et de faire accepter l’austérité nécessaire au développement de la bourgeoisie. Ils n’avaient pas du tout l’intention de lui laisser les rênes. Et encore moins les coffres et les armes.

C’était compter sans la haine de la population pauvre à l’égard du pouvoir. Puisque l’on demandait à cette population de voter, elle a choisi de voter FIS pour exprimer non le soutien aux thèse réactionnaires des barbus du FIS mais son rejet violent du régime. Il s’en est suivi un raz de marée électoral au premier tour des élections, ce qui a amené le pouvoir à décider l’interruption du processus électoral. La guerre civile ne découlait pas immédiatement de cette seule décision. Elle provenait de causes plus profondes.

Donner le gouvernement aux islamistes alors qu’ils surfaient sur une vague populaire contre le pouvoir militaire c’était risquer de finir par leur donner tout le pouvoir. L’armée avait connu le même engouement que la jeunesse et certains milieux pauvres en faveur des islamistes. Il y avait donc le risque du développement d’une division entre pro et anti-islamistes au sein de l’armée et jusqu’au plus haut niveau si le pouvoir ne tranchait pas dans le vif. Et surtout, il ne faut pas oublier que toute la politique pour favoriser le FIS était dictée par la crainte de radicalisation sociale. Si le FIS était incapable de canaliser le mouvement social pour recréditer le régime militaire, ce dernier n’avait plus intérêt à le laisser se développer et gagner des positions.
Ce sont les chefs de l’armée qui ont décidé de la solution guerre civile pour pouvoir ainsi mener leur propre guerre, la guerre de classe, aux travailleurs et aux plus pauvres sous couvert de lutte contre les islamistes. Ils ont pu ainsi lancer des vagues d’arrestations, torturer, traiter violemment toute la population en se justifiant par la lutte contre le terrorisme. Quant à la lutte de maquisards du FIS, elle a très vite été circonscrite même si la guerre civile a continué comme mode de gestion de la société par le pouvoir, pour empêcher les grèves, les manifestations, pour faire pression sur toute la population. Pour punir les régions qui avaient voté FIS, le régime a laissé les terroristes écumer les villages, rançonner, enlever, violer, torturer. Pouvoir comme islamistes ont montré qu’ils étaient d’abord et avant tout des ennemis des classes populaires mais celles-ci étaient désarmées et prises entre deux feux.

Malgré la dictature et la guerre civile,
les travailleurs continuent à se battre


1995

En 1995, 55 800 travailleurs ont été licenciés dans des plans sociaux "pour raisons économiques". Le journal "El Watan" du 28 octobre, écrit : "la pauvreté envahit les villes, villages et douars sans faire quartier."
Le 10 janvier , les principaux partis du pays annoncent qu’ils ont signé à Rome un pacte pour la paix en Algérie, “ le pacte de Rome ”. Les signataires vont de l’ancien parti unique le FLN, du parti intégriste le FIS, du principal parti kabyle le FFS, en somme des divers politiciens bourgeois que le pouvoir laisse à l’écart de la gestion des affaires. A cet aréopage se mêle aussi un groupe d’extrême gauche arrivé là par on ne sait quelle bizarrerie le Parti des Travailleurs de Louiza Hanoune. Ce programme “ pour la paix ” qui ne demande même pas la fin de la dictature militaire, qui ne dénonce pas franchement les exactions des terroristes (et pour cause, le FIS y participe !) n’aura aucune suite et pour seul résultat de contribuer à faire croire que la seule alternative à la politique violente de la dictature militaire est de ramener les intégristes au pouvoir !

Le 9 mai, en opposition à la direction de l’UGTA , trois responsables de la fédération syndicale des pétroliers signent un appel à la grève à partir du 22 mai et pour trois jours. L’UGTA réplique en appelant à “ renvoyer la grève à une date ultérieure ”. La grève est suivie dans neuf entreprises du secteur : Enafor, Enageo, Ensp, Entp, Engcb, Engtp, Asmidal, Enac et Enep. Le mouvement suivi par 50 000 travailleurs est un succès mais il marque la division des travailleurs, division réalisée ” grâce au syndicat. La veille de la grève, l’UGTA est parvenue à obtenir une promesse gouvernementale pour les entreprises Naftal, Naftec, Enip qui n’ont du coup pas participé à la grève ainsi que les entreprises de gestion des zones industrielles d’Arzew et de Skikda. “ C’est une manoeuvre du secrétaire de la Fédération qui est intervenu à la télévision la veille du lancement de la grève pour casser le mouvement ” déclarent les organisateurs de la grève, cités par “ El Watan ” et qui appellent à reprendre la grève le 24 juin.

Menaçant les syndicalistes qui ne suivent pas la direction, Benhamouda, cité par “ la Nation ”, déclare lors de la commission exécutive du syndicat : “ l’organisation syndicale peut lever la couverture syndicale sur quiconque, parmi nous, instrumente l’action syndicale dans le but de provoquer le mécontentement et la colère pour les retourner contre l’UGTA ” et il dénonce les syndicalistes “ dépourvus de base économique ”, sous-entendu qui ne comprennent pas l’intérêt des affaires. Il vise non seulement les syndicalistes des pétroliers mais au delà. Ainsi, critiquant la position de syndicalistes de Tizi Ouzou, il déclare : “ c’est moi qui donne l’orientation ”.

Le 19 juin, l’ébullition grandit dans le secteur du bâtiment et notamment les travailleurs de l’EBA menacent d’occuper la rue.
Déclaration choc de Benhamouda qui menace d’une grève générale : “ si on veut aller à la casse, on ira à la casse ”. Commentant cette déclaration, le journal “ El Watan ” du 20 juin écrit : “ l’UGTA, comme le dit son secrétaire général dans un entretien accordé hier au “ Matin ”, ne peut pas “ trahir les travailleurs ”, craint d’être “ débordé par l’agitation sociale poussée par la poursuite des licenciements et la hausse continuelle des prix.(..) L’appel à la grève générale peut être aussi pris comme un moyen d’absorber une colère sociale grandissante et d’éviter un embrasement total du front social à l’approche d’échéances électorales. ” Jusqu’au 27 juin, l’UGTA va parler de la grève générale qu’elle compte organiser fin juin et tenir ainsi tout le monde en haleine en se donnant l’air de menacer le gouvernement et les patrons pour en réalité faire patienter les travailleurs.

Le 24 juin la grève des pétroliers reprend, suivie pendant dix jours par 45 000 travailleurs mais qui n’est pas soutenue par la centrale syndicale UGTA. Par contre cette grève a la sympathie des travailleurs. Ainsi ceux de Rouiba ont diffusé des messages de soutien. Le secrétaire général de l’UGTA, tentant d’arrêter cette grève, a été désavoué par la base syndicale à la conférence d’Hassi Messaoud représentant 150 sections syndicales.

Le 26 juin, un mouvement de manifestations contre la cherté de la vie se déroule dans les villes de l’est du pays. “ Le soir d’Algérie ” commente : “ tous les ingrédients quant à un mécontentement populaire sont réunis ” et “ avec la multiplication de grèves et autres actions syndicales, la grève générale semble se concrétiser en douceur ”.
Le secrétaire général Benhamouda change alors brutalement de ton, il menace encore une fois d’organiser une grève générale avant le 5 juillet et qui sera “ répétitive tant que les travailleurs ne sont pas rétablis dans leurs droits ” : “ l’UGTA et les travailleurs refusent de payer pour la mauvaise gestion des décideurs et de tous ceux gèrent les deniers publics ”. Mais finalement, c’est une rodomontade de plus. Le 27 juin, l’UGTA annule son mot d’ordre de grève générale suite au début des négociations avec le gouvernement bien que celui-ci ait rejeté le relèvement du salaire de base. Il n’y a en fait qu’un accord “ de principe ” sur le paiement des salaires des ouvriers du bâtiment.
Après avoir signé un accord avec le gouvernement, accord qui ne donne aucune garantie aux travailleurs, il dégonfle la baudruche qu’il avait lui-même gonflé, déclarant : "la sagesse l’a emporté, la grève n’aura pas lieu.", "Il faut aller de l’avant pour redonner la confiance, pour remettre les algériens au travail.", "Il faut tout imaginer et tout entreprendre, je dis bien tout, pour apaiser le front social." Le journal “ El Watan ” relève “ il accuse sans ménagement “ ceux qui veulent utiliser aujourd’hui la sueur des travailleurs pour saper le travail colossal que réalise le président de l’Etat ”.

Le conflit au sein de l’UGTA qui a suivi la grève des pétroliers continue. Le 16 juillet, le secrétaire général tente de réunir des troupes syndicales qui lui seraient fidèles contre les trois secrétaires fédéraux qui ont soutenu la grève. Benhamouda ne parvient pas à tenir sa réunion fractionniste dans le secteur pétrolier et il est pris à partie par des travailleurs de ce secteur.

Dans bien des sections syndicales, Benhamouda est désapprouvé, quelquefois violemment. Mais l’appareil syndical qui n’est pas élu par la base le soutient unanimement. Il est acclamé par les réunions de bureaucrates centraux.

En juillet, répondant au journal “ le Matin ” qui dit que “ les travailleurs jugent insuffisants les résultats des accords ”, Benhamouda déclare : “ il fallait débloquer la situation tant au plan social que politique (..)Il faut aller de l’avant pour redonner confiance, pour remettre les algériens au travail, en jetant toutes nos forces dans la bataille de la croissance économique. ” On peut dire que l’UGTA aura jeté toutes ses forces dans la bataille pour empêcher la classe ouvrière de se battre sur ses propres objectifs. Les siens sont clairs : “ il ne faut pas oublier que l’Algérie s’apprête à vivre une événement politique historique : l’élection présidentielle ! ”

Les trois jeunes syndicalistes du mouvement des pétroliers ont une certaine popularité dans la classe ouvrière et “ la Nation ” du 8 août écrit : Chihab, Bouderba et Naji sont désormais des noms connus du public et du monde du travail surtout. Ces jeunes syndicalistes cristallisent le mécontentement des travailleurs, et ceux du secteur pétrolier plus particulièrement.

Suite aux débrayages des 27 et 28 juin (qui ont amené le directeur général à attaquer en justice 19 responsables et syndicalistes pour entrave à la liberté du travail), l’ENAMEP-Centre se met en grève illimitée le 17 juillet, sur décision d’une assemblée générale des travailleurs la veille, contre le non-paiement des salaires. Le directeur déclare la grève illégale : car “ l’assemblée générale n’était pas réglementaire (..) et je n’ai pas été consulté au préalable”.
Le 24 juillet, les travailleurs du secteur pétrolier organisent un meeting à Alger qui regroupe les travailleurs de neuf entreprises qui avaient fait la grève en juin dernier. C’est un succès : il y a mille participants selon “ Liberté ” du 25 juillet. Les travailleurs de la Sonatrach (prospection pétrolière) d’Hassi R’Mel qui soutiennent les grévistes de juin ont été très remarqués. “ Le Matin ” du 25 juillet titre : “ le secrétaire général fédéral, désavoué ”.

Le 7 septembre, mis en accusation devant une conférence syndicale centrale, Benhamouda reconnaît pour la première fois avoir signé l’accord patronat/syndicat/gouvernement de juin dernier sans avoir pour cela l’accord du syndicat. Le 8 septembre, Benhamouda se désolidarise ouvertement de la grève de dix jours des pétroliers et justifie même ouvertement la position du gouvernement sur le sujet déclarant que les revendications des grévistes étaient aberrantes. Tous les animateurs de la grève ont d’ailleurs été suspendus par leur fédération de l’UGTA. Selon “ la Tribune ” du 8 septembre, “ on leur a fait miroiter, en échange de la renonciation à la reprise du mouvement, une levée de la suspension qui les frappe ”. L’UGTA n’interviendra même pas pour défendre les syndicalistes : Bouderba et Zini, licenciés par l’Entreprise des Grands Travaux Pétroliers sur le motif de s’être opposé au redressement de l’entreprise (redressement que tous les ouvriers traduisent par privatisation et licenciements). Il n’y aura encore aucune protestation de l’UGTA quand ces deux syndicalistes seront arrêtés et emprisonnés.

En septembre-octobre, le secrétaire général de l’UGTA, Benhamouda, fait la campagne du général Zéroual. Il fait ses meetings. Il déclare à propos de Zéroual que “ son programme est celui des travailleurs ”. En même temps Zéroual fait une campagne assez populiste, assez démagogique ancien style, surtout quand on la compare au discours style Chadli. Ils se dit le candidat “ des jeunes, des femmes, des travailleurs, des paysans, des moudjahiddines.. . ”. Il parviendra ainsi à semer quelques illusions dans des milieux populaires qui ne savent plus à quel saint se vouer. Mais dans la réalité, loin de chercher à sortir la population des affres de la misère, Zéroual s’emploie à les y enfoncer.
En décembre, les ouvriers du bâtiment se sont mis en grève, exigeant le paiement des arriérés de salaire. Lors d’une manifestation interdite, ils ont occupé la place devant le siège de l’UGTA. Le gouvernement leur a cédé mais en prélevant, soi-disant pour les payer, un “ impôt de solidarité ” sur tous les ouvriers du secteur public ! Pendant deux jours, en février 1996, des centaines de milliers d’ouvriers dont 200 000 du secteur public vont faire grève, paralysant les aéroports, les écoles, l’université, la Sonatrach. C’est une démonstration de force bien que l’UGTA s’en tienne à une grève symbolique.

1997

Le 13 juillet, grève à 100% des différentes unités de SNVI Rouiba ainsi que dans les unités d’Oran, Constantine et Tiaret. Le secrétaire général de l’union locale, interviewé par Liberté le 15 juillet, déclare que la situation est “ de la dynamite ” du fait du retard de versement des salaires, des compressions d’effectifs et des menaces de fermetures d’entreprises. Selon le même journal, “ à la SNVI, le holding Mécanique a décidé de fermer 12 unités et de “ remercie ” 3600 travailleurs. ” La situation est générale et l’hebdomadaire titre : “ bouillonnement sur le front social. Pour de multiples raisons, le monde du travail n’est pas prêt d’observer une trêve durable. ” Et de citer “ Infrafer qui compte “ libérer ” 50% des 2900 travailleurs employés ” sans compter les “ 600 licenciés auparavant et ceux, toujours en poste qui ne perçoivent plus leur salaire depuis deux mois. 1700 emplois sont menacés à l’ENCG. 3000 travailleurs licenciés dans la wilaya de Tipaza n’ont pas reçu leurs indemnités. A l’ENAL comme à l’ENAFEC, le problème des salaires impayés se pose là aussi comme à l’ECTA. L’ENRIC pour sa part caracole en tête de liste des situations sociales les plus dramatiques. Dissoute par le Holding Bâtiment, contre l’avis du ministère de l’Habitat, ses travailleurs lors d’un sit-in devant le siège du holding ont appelé à un rassemblement à la maison du peuple. ” Et le journal, citant le secrétaire général de l’union locale de Rouiba qui se demande “ si la direction actuelle de l’UGTA continuera à faire le dos rond avec le risque, plus que probable, de se faire fatalement déborder par sa base. ” Le syndicaliste local que l’hebdomadaire qualifie de “ vieux routier de l’action syndicale ” affirme que “ l’inertie et la paralysie de la direction syndicale contrastent avec le bouillonnement de la base. La situation ne peut plus durer sans risques de dérapages ”. Il relève que depuis l’assassinat du secrétaire général Benhamouda, la commission centrale du syndicat n’a pas été réunie.

Le mouvement démarré le 13 juillet, à la SNVI de la zone industrielle de Rouiba, cherche à se poursuivre mais il est freiné par l’attentisme syndical. Liberté relève que les travailleurs considèrent le débrayage massif du 13 comme “ une répétition générale ” : “ le débat promet d’être chaud quand bien même la tendance générale est au durcissement du ton particulièrement chez les travailleurs dont la grogne est plus perceptible ”, par contre le dirigeant syndical dit l’hebdomadaire “ fait montre de réserve ”. Et effectivement il obtient de l’assemblée générale un nouveau délai. Le 16 juillet, les travailleurs décident qu’ils reprendront leur grève le 27 juillet, s’ils n’obtiennent pas satisfaction. Le motif est le refus du “ plan social ”. En plein mois de juillet, les travailleurs de l’usine de camions de Rouiba, menacés de perdre plusieurs milliers de postes de travail, étaient au centre de journées de protestation unitaires suivies par trente mille ouvriers de la zone industrielle.

2000

C’est par des tirs de grenades lacrymogènes et de balles plastiques et par des coups de matraque que la manifestation de plusieurs milliers d’ouvriers sidérurgistes du trust Alfasid (6000 salariés), à El Hadjar, près d’Annaba, a été accueillie mardi 16 mai par les forces de l’ordre. Ce tir à bout portant et sans sommation a fait plusieurs centaines de blessés dont une trentaine de graves. Selon la presse algérienne, l’émotion est considérable dans la classe ouvrière. Dans ce pays qui connaît en permanence la violence des attentats terroristes et celle de l’armée au pouvoir, il est pourtant très inattendu que les forces de répression se heurtent violemment avec les travailleurs. En effet, l’ancien syndicat unique du pouvoir et pompier des luttes ouvrières, l’UGTA, est toujours parvenu à servir de tampon, en empêchant les travailleurs de descendre dans la rue. L’UGTA, toujours liée au pouvoir, appelant à cette démonstration pacifique, les travailleurs d’Alfasid ne s’attendaient pas du tout à l’assaut des forces d’intervention de la gendarmerie. “ Le Quotidien ” du 18 mai écrit : “ La charge policière a été délibérément ordonnée pour constituer un message de dissuasion sans équivoque. Le pouvoir fait ainsi comprendre qu’il ne tolère, sous aucun prétexte, que le mécontentement social déborde hors des enceintes que sont les lieux de travail. ”

A l’origine du conflit, il y a la déclaration de la direction d’Alfasid, affirmant qu’elle allait utiliser les salaires de mai et juin des ouvriers pour payer ses dettes au fournisseur de minerai de fer. Les ouvriers sidérurgistes, qui ont subi de multiples plans de licenciement, perdant plus de la moitié des emplois, ont été des mois sans salaire et sont menacés par la privatisation du trust en train de se négocier, ont décidé de ne pas se laisser faire. Le patron d’Alfasid prétend maintenant qu’on l’a mal compris, qu’il a payé les dettes de l’entreprise et que “ la ponction sur les salaires n’était qu’une hypothèse ”. Mais la grève continue au moment où nous écrivons car la révolte est loin d’être retombée. Un mouvement de solidarité s’est même développé dans la classe ouvrière. Les travailleurs des grandes entreprises du pays menacées comme Alfasid par la privatisation, comme SNVI de Rouiba, ou l’ENIEM de Sidi Bel Abbes, se sentent même directement concernées par cette grève et évoquent la possibilité d’une lutte d’ensemble contre les privatisations.

Face à ce risque d’extension du mouvement, le syndicat UGTA n’a rien eu de plus pressé que d’envoyer des dirigeants syndicalistes nationaux sur place pour, selon ses propres termes, “ calmer les travailleurs ” d’Alfasid et pratiquer des opérations de diversions, à SNVI Rouiba par exemple. L’UGTA est momentanément parvenue à ce que les rassemblements aient désormais lieu à l’intérieur de l’entreprise où les assemblées se tiennent chaque jour avec de nombreux travailleurs des usines voisines. Le dirigeant de l’UGTA Sidi Saïd a déclaré “ restez vigilants et ne sortez pas du complexe. (..) Il ne faut pas recourir à la confrontation ”. Loin d’appeler les 23 autres filiales de Sider, pourtant en ébullition, à se joindre à la grève, Sidi Saïd appelle les travailleurs d’Alfasid à reprendre le travail après une manifestation de 6000 ouvriers dimanche 21 mai !

Ces événements se produisent alors que l’Algérie connaît une recrudescence de luttes, dans les usines comme dans le secteur des Finances, de l’Enseignement, etc... Le journal algérien “ Le Matin ” du 29 avril titrait déjà à la une : “ la bombe sociale fait peur ”. C’est ce que craint le pouvoir. Il ne s’est engagé, prudemment, dans l’opération de fin de la guerre civile qu’en espérant que le front social soit calme. Les attentats servaient à justifier le climat sécuritaire, les arrestations arbitraires et l’interdiction des mouvements sociaux. L’objectif de cette paix est de donner l’image d’un pays stable qui attire les investisseurs. Si le président Bouteflika a blanchi des combattants islamistes armés avec sa loi de “ concorde civile ”, l’Algérie est loin d’en avoir fini avec les attentats : il y a, selon la presse, en moyenne plus de 200 morts par mois.

Trois titres de la Une du journal algérien La Tribune du 2 et 3 janvier 2000 résumaient avec cynisme la situation algérienne. Premier titre sur cinq colonnes : Les groupes armés confirment la stratégie de la terreur. Deuxième gros titre sur quatre colonnes : La Société Générale s’installe en Algérie avec pour activités principales les opérations boursières et d’importation, est-t-il précisé en surtitre. Troisième titre, relégué dans un petit encart en coin de bas de page : L’UGTA rappelle les limites du programme d’ajustement structurel jugé antinomique. Lequel "programme d’ajustement structurel", apprend-on dans l’article, s’est traduit par le licenciement de 132 718 travailleurs au bilan de juin 1997 et une montée dramatique du chômage dont le taux actuel s’élève à 30 %.

Tout le monde, à l’exemple de la Société Générale, ne craint donc pas la terreur en Algérie, ni la paupérisation accélérée. Les "affaires" vont même plutôt bien, dans ce pays où la guerre entre les groupes islamistes et les bandes armées de la dictature aura fait quelque 100 000 victimes civiles en cinq ans. Les banques et les affairistes étrangers... et nationaux, ceux qui participent au dépeçage du secteur public, profitent de la rente pétrolière, spéculent sur les terres agricoles ou dans l’immobilier (oui, on construit des villas de luxe en Algérie, aujourd’hui !), sur les réseaux de distribution et de redistribution des produits commerciaux, sur "l’import-import" comme on dit là-bas par dérision, n’ont semble-t-il rien à craindre. Le financement des opérations de commerce extérieur et les acquisitions d’entreprises dans le cadre de la privatisation nécessitent l’accueil d’experts et d’institutions financières bien rodées à l’étranger. C’est ainsi que la Société Générale s’installe en Algérie et que son porte-parole déclare à La Tribune citée plus haut, qu’il est "prêt à prendre le pari que nous serons suivis de la plupart de nos concurrents". Car l’Algérie de la terreur, de la misère, du chômage galopant, de la disparition des magasins populaires et de l’eau courante, du massacre des pauvres, des femmes, des bébés, n’est pas un pays qui s’effondre pour tout le monde, loin de là. L’immense majorité de la population sombre dans le dénuement, mais la richesse globale n’a jamais été aussi grande, grâce bien sûr aux quantités croissantes de pétrole et de gaz qui sortent d’Algérie, permettant au régime de payer ses créanciers, son armée, ses supplétifs et d’arroser largement toute la bande des profiteurs, mais pas seulement. L’Algérie des bandes armées est en passe de devenir un nouvel eldorado où l’on pille, spécule, trafique et exploite à loisir. Le pays est un bon élève du FMI, qui paie ses dettes, privatise, ferme les unités les moins rentables, restructure, licencie et peut se vanter d’augmenter comme jamais la productivité de ses travailleurs. Le "projet d’ajustement structurel" gouvernemental table sur une croissance de 7 % en 1998 contre 4 % en 1996 (compte tenu de la rente pétrolière bien sûr). Les investisseurs internationaux affluent, et pas seulement dans l’industrie des hydrocarbures, au demeurant très efficacement protégée par l’armée, comme il se doit ! Sous le titre "Pendant les massacres, les affaires continuent", la publication anglaise The middle East Economic Digest citée par Courrier International d’octobre 1997 énumère les bienheureux : "Daewoo, MAN, Rhône Poulenc, ABB et la Lyonnaise des eaux sont parmi les plus récents à avoir négocié des contrats". "L’Algérie est riche", se félicite le chargé du Maghreb de Rhône Poulenc. Oui, on fait des affaires en Algérie, en dépit du terrorisme, et souvent grâce à lui ! Ses usines sont modernes, parfois plus que celles de France, avec un personnel nombreux, qualifié. De grandes fortunes se multiplient, comme celle de Djillali Mehri, milliardaire et politicien de la formation de l’ex-Hamas (qui a des ministres au gouvernement) qui vient de racheter le grand magasin d’Alger Le Bon Marché ; d’autres s’édifient, celles de ceux qui, par exemple, se sont spécialisés dans le rachat des camions de l’administration, ou de ses villas, ses locaux commerciaux, son matériel... pour les revendre cinq ou dix fois leur prix.

La bourgeoisie des pays impérialistes se sert et prend la part du lion, mais la bourgeoisie algérienne profite également de la manne, et comment ! Le Premier ministre Ouyahia "a reconnu qu’en 5 ans, l’Etat a déjà versé 600 milliards de dinars (60 milliards de francs français) au titre de l’assainissement financier des entreprises avec le résultat que l’on sait", rapporte le journal El Watan du 8 février 1996, qui précise qu’on calcule officieusement que cela se monte en fait à plus de 700 milliards.Les prix flambent et les robinets sont toujours à sec dans les quartiers populaires d’Alger, mais les liquidités valsent au point que le gouvernement envisage d’y installer une Bourse des valeurs car il y a de nombreux capitaux qui pourraient vouloir y spéculer !

La circulation d’une ville à l’autre est risquée, mais les riches ont des visas pour l’étranger et doivent pouvoir aller et venir comme ils l’entendent, sans contrainte, à Paris, Londres ou Madrid... : on envisage donc la construction d’un aéroport à Batna.

La mafia affairiste du pays, la main dans celle de la bourgeoisie d’Europe et d’Amérique, s’accommode parfaitement d’un pays à feu et à sang si tant est que cela lui permet des profits inespérés et de mener ce que le journal algérien La Nation appelait "la guerre aux pauvres".

Terreur islamiste et terreur blanche

La guerre qui oppose depuis cinq ans le pouvoir militaire aux groupes armés islamistes aurait fait entre 80 000 et 150 000 morts, selon les différentes estimations, avant tout au sein de la population civile des campagnes et des banlieues pauvres.
Amnesty International attribue le tiers des morts aux groupes intégristes et le reste aux forces armées et aux groupes paramilitaires qui en dépendent.

Protéger le peuple algérien contre les intégristes, c’était toute la justification politique du pouvoir depuis le coup d’Etat de janvier 1992 à la suite de l’annulation du deuxième tour des législatives dont le FIS avait remporté le premier tour avec 48 % des voix.
Le gouvernement Zéroual annonce depuis plus de trois ans n’avoir affaire qu’à un "terrorisme résiduel". Qu’on en juge : en 1997, le bilan des massacres est passé de cent morts par semaine en juillet-août, à cent morts par jour au cours des mois suivants. Le massacre de la région de Relizane de la fin décembre aurait fait 412 victimes en une nuit, soit 750 en dix jours. Une barbarie sans précédent, celle qui sévit en cette année 1997 ? C’est à voir, si l’on en croit, entre autres, la déclaration d’un journaliste d’un grand quotidien d’Alger publiée par Courrier International du 2 octobre sous couvert d’anonymat : "Revendiquées par les GIA, ces tueries rappellent par leur sauvagerie les effroyables massacres perpétrés par l’armée durant la période 1993-1995 contre les familles d’intégristes ayant pris le maquis". Le même journaliste évoque par ailleurs un rapport établi par la Sécurité de l’Armée (SA) "dont les conclusions sont particulièrement alarmantes. Selon ce document, 50 % des "faux barrages" sont l’oeuvre des miliciens (organisés par le régime pour défendre les villages). Certains rançonnent et parfois tuent les civils avant d’imputer ces morts aux GIA".

Selon le rapport d’Amnesty International de 1996 : "En Algérie, des centaines de personnes ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires imputables aux forces de sécurité et aux milices soutenues par le gouvernement. Nombre des victimes auraient été tuées chez elles, en présence de leurs proches, alors qu’elles ne représentaient aucune menace".Dès 1993-1994, l’armée entame de vastes opérations de "ratissage" du style qu’affectionnait l’armée française durant la guerre d’Algérie, et dont la violence semble égaler l’inefficacité, sauf pour terroriser la population qui subit bombardements, arrestations arbitraires, fusillades aveugles dans les campagnes, sans oublier l’exécution des prisonniers dont on expose les cadavres mutilés. Dans les villes, l’intervention des forces de l’ordre se fait également terroriste avec les "ninjas" cagoulés, les commandos et diverses forces spéciales qui peuvent tuer, arrêter ou faire disparaître n’importe qui. Le Canard Enchaîné du 19 janvier 1994 relève que l’armée ne fait pas de prisonniers et que les présumés intégristes sont tués sur place : "Un ancien officier de l’ex-sécurité militaire, statuant sur le sort à réserver aux islamistes blessés avait donné un ordre des plus explicites : "achevez-les !". Il n’y a donc aucun jugement et aucune manière de vérifier si les morts étaient bien des terroristes". Récit du Canard Enchaîné du 2 mars 1994 : "A Blida, quand les barbus ont décrété Blida "ville morte" à 16 heures, les rues se sont vidées. La police est alors intervenue pour faire rouvrir les commerces et, bien sûr, sans faire de détail. Bilan officieux : 70 à 80 morts que l’on dit "islamistes". Par pudeur, sans doute. Un témoin a dénombré onze civils égorgés sur un même trottoir. Autre fait d’armes, aérien cette fois. Après l’attaque de la prison de Tazoult (900 évadés), l’aviation, à la recherche des fugitifs, a arrosé au napalm les montagnes environnantes et les maisons isolées."Il existe aujourd’hui de véritables brigades de la mort mises sur pied par le pouvoir. Selon les rumeurs qui circulent, le pouvoir serait allé rechercher dans les prisons des droits communs pour les enrôler dans les forces spéciales.

Il n’est pas surprenant qu’on ne puisse bien souvent pas identifier avec certitude les auteurs de chaque tuerie, tant les diverses bandes armées qui existent dans le pays en sont également capables : que ce soit l’AIS (liée au FIS) pour les attentats qui ont précédé un accord de cessez-le-feu, les GIA (groupes islamistes armés) qui ont cherché à concurrencer le FIS, les groupes dits d’autodéfense et les gardes communaux, organisés et payés par le pouvoir et aux mains de caïds locaux, et enfin l’armée elle-même, ou du moins certains de ses groupes spécialisés dans la terreur, la contre-terreur... et les manipulations en tous genres. Dans certains cas, les potentats locaux, les grands propriétaires, ont intérêt à favoriser la terreur d’où qu’elle vienne et à se payer des tueurs afin de déloger les paysans dans le cadre de la privatisation des terres. Dans le contexte actuel en Algérie, tout est possible, et bien malin qui peut être sûr qu’il n’y a pas un régiment, un commando, des "ninjas" ou une milice liée à un notable local bénéficiant de complicités chez les généraux, qui met ses propres exactions au compte des GIA, ou encore un clan de militaires qui ne manipule pas tel ou tel groupe islamiste local. La barbarie elle-même des derniers massacres ne blanchit pas l’armée qui en ce domaine a montré qu’elle était capable de tout, depuis les pires tortures dans les casernes et les commissariats, en passant par les ratissages et exactions en tous genres, jusqu’aux opérations de contre-terreur et aux mutilations de cadavres. Sans parler de cette bourgeoisie constituée en mafia affairiste qui paye des groupes armés... avec ou sans obédience, ou à obédience variable, pour attaquer les camions de l’Etat et en vendre les produits. Rançonner l’Etat et la population est devenu une affaire rentable, au moins autant que d’investir dans la production !

Depuis les massacres de cet été près de ces casernes qui n’ont pas bougé (puisqu’elles avaient reçu la consigne de n’obéir... qu’à des ordres écrits !), l’armée a mené des opérations en grande pompe très médiatisées. La réalité, ce fut une véritable campagne de ratissages contre certains quartiers de l’Algérois et contre l’ouest du pays (là où viennent de se produire les derniers massacres !). Une fois encore les populations ont été déplacées, les maisons plastiquées, parfois bombardées ou pilonnées par les hélicoptères. Des milliers de gens se sont retrouvés sans toit, sans famille, terrorisés, contraints de quitter leur région pour s’entasser dans des bidonvilles à la périphérie des grandes villes.

Il est clair aujourd’hui que l’armée est incapable d’en finir avec les massacres, quand elle ne massacre pas elle-même. En tout cas ces derniers mois, la population a montré par de multiples manifestations de peur mais aussi de colère et d’autodéfense, qu’elle n’avait plus confiance en personne pour assurer sa sécurité et ne pouvait compter que sur elle-même. Dans l’Algérois, au moment des massacres de Bentalha et Raïs de septembre-octobre, il y a même eu une réaction collective d’auto-organisation et d’armement de la population qui, cette fois, n’étant pas organisée par le pouvoir, a bien inquiété les autorités. Même sans l’accord des forces de l’ordre, la population a imposé ses contrôles, ses tours de garde, s’est cotisée pour éclairer toute la nuit les quartiers comme en plein jour, mettre en place un réseau de contacts en cas d’attaque. Et cela à la Casbah et dans de multiples quartiers de la banlieue d’Alger, mais pas uniquement.

Si Zéroual a pendant un temps pu faire illusion auprès de cette partie de la population qui espérait que le pouvoir militaire allait enrayer la montée islamiste, c’est aujourd’hui bien fini. La défiance et les soupçons se généralisent à l’encontre de l’armée. Dans le même temps, le terrorisme aveugle des islamistes dont les victimes sont toujours les plus pauvres et les plus démunis, les a moralement coupés d’une bonne partie de la base populaire qu’ils s’étaient acquise en 1990-1991. Le sentiment se répand que le régime d’exception se sert de la lutte contre le terrorisme pour faire régner la terreur sur les quartiers populaires, en ces temps de paupérisation accélérée. Car sous couvert de lutte anti-terroriste, l’armée peut arrêter qui elle veut, quand elle veut et peut tuer sans avoir de comptes à rendre.

La terreur d’Etat peut être aveugle ou sélective, par l’arrestation des militants ouvriers par exemple. Les mouvements revendicatifs et les grèves n’ont pas cessé ces dernières années, et la répression a durement frappé les ouvriers combatifs. Le nombre d’ouvriers, de militants syndicalistes ou politiques, jugés et emprisonnés est très important, sans compter ceux qui "disparaissent" ou sont assassinés. Là encore, la plupart du temps, personne ne peut dire qui tue. Ces militants ont bien des ennemis : les intégristes bien sûr, mais aussi le pouvoir ou tel potentat local, telle direction d’entreprise. Il est arrivé à plusieurs reprises que des cars d’ouvriers aient été interceptés et des militants désignés du doigt par des agresseurs masqués avant d’être assassinés. La presse a rapporté le cas du car Sonitex à Drad Ben Kheba, à 12 km de Tizi Ouzou, et celui de l’usine de camion de Rouiba. Mais les "faux barrages" pullulent sur les routes où il est facile d’intercepter les cars qui ramènent les ouvriers du travail. Officiellement, bien sûr, les autorités disent que ce sont les intégristes qui tuent. Peut-être, peut-être pas. La presse, officiellement pluraliste mais sous contrôle étroit de la censure, se garde de rapporter des versions différentes. Et le syndicat officiel, l’UGTA, accrédite toujours la version officielle.

En tout cas le prétexte de la lutte anti-terroriste vise à contraindre la classe ouvrière au silence, ce dont celle-ci n’est d’ailleurs pas forcément dupe comme l’exprime ce travailleur interviewé par une journaliste du Monde : "Cela leur a permis de licencier 30 000 travailleurs sans réaction". Et ce type de propos est loin d’être isolé dans les quartiers populaires et le milieu ouvrier.

Cela fait des années que les revendications ouvrières sont présentées comme un dérivatif du fait de "l’urgence de la lutte anti-intégriste". Un syndicat qui organise une grève est traité par les autorités d’ "irresponsable, vu le contexte". La lutte "anti-terroriste" est l’argument numéro un des dirigeants syndicaux pour convaincre les ouvriers de ne pas descendre dans la rue. Et la répression prétendument anti-intégriste sert d’abord à régler la question sociale en faisant reculer la classe ouvrière, en cherchant à la faire taire au moment où il s’agit de procéder à des dizaines de fermetures d’usines et des centaines de milliers de licenciements.

La force de la classe ouvrière, celle que redoute le plus le régime

Le plus étonnant, en fait le plus encourageant, dans ce contexte, est que la classe ouvrière algérienne, de fait, ne s’est pas vraiment laissée museler, y compris depuis le coup d’Etat de janvier 1992, en dépit de l’instauration du régime d’exception, de la spirale terroriste et contre-terroriste des groupes islamistes et des escadrons de la mort du régime, en dépit même des premières vagues massives de licenciements. A plusieurs reprises, en 1994, en 1995, en 1996, le pouvoir a craint la généralisation des grèves et l’explosion sociale, dans la plupart des secteurs industriels et des services publics. Et des mouvements divers, grèves ou sit-in, ont continué en 1997, en premier lieu contre les annonces et menaces de licenciements et à cause des retards de paiement des salaires. Le principal frein à l’explosion sociale, toutes ces dernières années, n’a d’ailleurs pas été la répression, pourtant systématique. Mais l’appareil syndical de l’UGTA qui, en fidèle soutien du régime (ses responsables aussi parlaient d’ "irresponsabilité, vu le contexte"...), veillait à disperser soigneusement les luttes lorsqu’il ne parvenait pas à les empêcher, à les repousser en lançant des appels bidons à des grèves générales d’une journée pour plus tard quitte à annuler l’appel quelques jours après ! afin de mieux éteindre les grèves du moment, chez les dockers, les cheminots, les travailleurs du pétrole, du bâtiment, du textile, des véhicules industriels... Les journées de grève nationale appelées par l’UGTA ont aussi servi à reprendre en main et canaliser des mouvements et à les arrêter.

En fait, la poursuite de la politique "d’ajustement structurel", des licenciements massifs, des attaques directes contre les travailleurs, ne va pas sans risque pour le régime. Jusque-là, le gouvernement a fidèlement suivi les consignes du FMI, certes, a procédé méthodiquement aux vagues de licenciements, mais tout de même avec une certaine prudence, progressivement, au coup par coup, en négociant avec les dirigeants syndicaux, en testant à chaque fois s’il n’y avait "pas trop" de réactions. Car il y a eu des réactions, et même beaucoup. Mais les projets de la bourgeoisie et du gouvernement algériens et de leurs conseillers du FMI vont beaucoup plus loin. Cela fait près de cinq ans que les autorités parlent de la nécessité de supprimer 250 000 emplois, ce qui ne les empêchent pas aujourd’hui de parler encore de 300 000 emplois à supprimer, comme si la moitié de l’objectif fixé en 1995 n’avait pas déjà été réalisé ! De fait, le plan de privatisations avec son raz-de-marée de fermetures d’entreprises et de suppressions d’emplois dans tous les secteurs, est déjà bel et bien en cours. Tout le problème, pour la bourgeoisie et le gouvernement, c’est d’éviter que cette offensive de grande envergure contre la classe ouvrière ne mette le feu aux poudres, et ne déclenche non seulement des réactions défensives, partielles, localisées comme il y en a eu tant ces dernières années, voire des réactions plus contagieuses que les dirigeants nationaux de l’appareil de l’UGTA ont jusqu’ici réussi à contenir, mais une explosion ouvrière à laquelle les classes dirigeantes ont échappé de justesse en 1988.

Ce front social, ce potentiel explosif de la classe ouvrière algérienne, nombreuse, moderne, concentrée, ayant manifesté d’innombrables fois sa combativité depuis le début des années soixante-dix, les médias n’en parlent jamais, pas plus que les politiciens, y compris ceux qui se disent "progressistes" ou de gauche. Et c’est pourtant celui que la dictature comme le mouvement intégriste craignent le plus. Mais c’est aussi ce potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière algérienne qui permettrait de sortir de l’étau infernal de la terreur islamiste et de la terreur d’Etat.

La force de la classe ouvrière, ses potentialités, ne sont pas une vue de l’esprit. Sans même remonter aux grandes grèves des années 1988-1990, il suffit de donner un aperçu chronologique des grèves et réactions ouvrières diverses des trois dernières années, même simplement telles qu’elles apparaissent sporadiquement à travers la presse quotidienne algérienne, pour avoir une idée de la capacité de mobilisation des travailleurs algériens malgré les obstacles qu’ils rencontrent, une idée des craintes qu’ils inspirent aux tenants du pouvoir et aussi du rôle que joue, pour tenter d’enrayer les mouvements, la direction de l’UGTA.

1994 : "une certaine fébrilité s’est emparée de nos travailleurs..."

Les 17 et 25 janvier, deux journées de grève générale en Kabylie à l’appel du mouvement culturel berbère MCB et des partis kabyles RCD et FFS. Ce succès lui-même est la manifestation du mécontentement lié à la crise économique et pas seulement aux revendications berbères.

Janvier, février 1994, différentes grèves (dans le bâtiment, la construction métallique, la distribution de pétrole...) sur les retards de paiement de salaires et des procédures de suppressions d’emplois et de liquidations d’entreprises.

En mars, trois semaines de grève totale au port pétrolier de Béjaia en Kabylie. Le 17, la coordination des syndicats autonomes se constitue et réunit une quinzaine de syndicats nés de circonstances diverses au cours des dernières années, mais toujours en opposition à la direction de l’UGTA. En mai, visiblement sous la pression de la base, le dirigeant de l’UGTA Abdelhak Benamouda, dans une interview choc au Soir d’Alger intitulée "je ne serai pas le marteau-piqueur qui cassera l’UGTA", déclare : "l’organisation syndicale exige une augmentation générale des salaires sinon tout le monde arrête le travail. Les travailleurs en ont marre de payer la facture..." Mais le 27 juin, il y a accord entre l’UGTA et le gouvernement pour différer à septembre les négociations salariales. On sent déjà monter la pression dans nombre d’entreprises. Benhamouda écrit : "nous avons œuvré pour la paix sociale et ce n’était pas facile de mener à bien une telle tâche." Et, commentant la stratégie du secrétaire général, le journal Algérie Actualités titre : "comment éviter délicatement l’explosion de la poudrière sociale ?" De multiples mouvements de protestation contre le licenciement de syndicalistes, le non-paiement des salaires, les conséquences de l’inflation galopante, se multiplient en juillet et août.

Le journal El Haq du 6 septembre écrit, sous le titre l’"automne sera plus chaud" : "l’ardeur revendicative, tempérée suite à l’accord intervenu entre l’UGTA et le gouvernement, reprend (...) si la direction nationale de l’UGTA joue le jeu du gouvernement en appelant au calme et en promettant des négociations avant toute action musclée, l’immense majorité des travailleurs face à leur situation de pères de famille appauvris ne l’entendent pas de cette oreille. Beaucoup d’entreprises n’ont pas versé leur salaire depuis des mois (...) Ainsi tout, dans le monde du travail, milite pour un embrasement. L’UGTA et sa direction va-t-elle encore une fois jouer les pompiers ?" Le 13 septembre, préavis de grève de l’UGTA concernant 700 000 travailleurs du bâtiment, travaux publics et hydrauliques (BTPH), qui exigent le paiement des arriérés de salaire impayés depuis au moins 5 mois pour 130 000 d’entre eux. Le 14 septembre la direction de l’UGTA annule le préavis de grève dans le bâtiment après un accord avec le gouvernement. Le secrétaire général Benhamouda déclare au journal : "Nous avons pensé qu’en tant qu’organisation, il ne fallait pas que nous perturbions cette rentrée. (...) Nous ne voulions pas que le front social entre en activité au moment où d’autres conflits sont déjà ouverts sur le terrain. El Watan du 14 septembre remarque qu’au moment où "l’embrasement du front social est à craindre", on assiste à des "rapprochements entre les employeurs et le gouvernement d’une part et entre ce dernier et les syndicats". Le 25 octobre, Algérie-Actualités relève : "le monde du travail est en ébullition. »

Il ne se passe pas de jour sans que les médias nationaux ne fassent état d’un conflit social. Même dans les contrées les plus reculées du pays. Une certaine fébrilité s’est emparée de nos travailleurs". A partir de la mi-novembre, c’est la menace de grève dans les hydrocarbures qui devient le point de mire, juste après que l’UGTA ait calmé le bâtiment. Le 27 novembre, la direction de l’UGTA a encore réussi à éviter la grève dans le secteur des hydrocarbures. Commentaire d’Algérie-Actualités du 29 novembre : "Ouf ! Quel soulagement ! La grève des travailleurs des secteurs hydrocarbures et chimie n’a pas eu lieu. In extremis, après plusieurs heures de discussion, un véritable marathon, les hauts responsables du gouvernement et du syndicat UGTA ont réussi à désamorcer la bombe."

1995 : des dizaines de milliers de travailleurs du pétrole en grève contre l’avis de la direction de l’UGTA

Au cours de l’année 1995, 55 800 travailleurs seront licenciés dans des plans sociaux "pour raisons économiques". Le journal El Watan du 28 octobre écrira : "la pauvreté envahit les villes, villages et douars sans faire de quartier". Le 11 février, 14 000 dockers se mettent en grève illimitée dans sept ports pour obtenir l’alignement de leurs salaires sur ceux des ports pétroliers. Le syndicat officiel reconnaît la légitimité de la grève... au bout de trois jours !

Le 17 avril, une circulaire du gouvernement rappelle aux responsables locaux qu’il faut appuyer les cadres syndicaux cherchant la conciliation dans les relations interprofessionnelles.

Le 9 mai, en opposition à la direction de l’UGTA, trois jeunes responsables de la fédération syndicale des pétroliers signent un appel à la grève à partir du 22 mai et pour trois jours. L’UGTA réplique en appelant à "renvoyer la grève à une date ultérieure".
La grève est suivie dans neuf entreprises du secteur par 50 000 travailleurs. Mais la veille de la grève, l’UGTA a joué la division et est parvenue à obtenir une promesse gouvernementale pour trois entreprises qui n’ont du coup pas participé à la grève ainsi que les entreprises de gestion des zones industrielles d’Arzew et de Skikda. "C’est une manoeuvre du secrétaire de la Fédération qui est intervenu à la télévision la veille du lancement de la grève pour casser le mouvement" déclarent les organisateurs de la grève cités par El Watan, qui appellent à reprendre la grève le 24 juin.

Menaçant les syndicalistes rétifs, Benhamouda, cité par l’hebdomadaire La Nation, déclare lors de la commission exécutive du syndicat : "l’organisation syndicale peut lever la couverture syndicale sur quiconque, parmi nous, instrumente l’action syndicale dans le but de provoquer le mécontentement et la colère pour les retourner contre l’UGTA". Il vise tous les opposants à la ligne officielle du syndicat, bien au-delà des syndicalistes des pétroliers.

Le 19 juin, l’ébullition grandit dans le secteur du bâtiment et les travailleurs de l’EBA (bâtiment d’Alger) menacent d’occuper la rue. Déclaration choc de Benhamouda qui menace d’une grève générale : "si on veut aller à la casse, on ira à la casse". El Watan du 20 juin commente : "l’UGTA, comme le dit son secrétaire général dans un entretien accordé hier au Matin, ne peut pas "trahir les travailleurs" et craint d’être débordée par l’agitation sociale poussée par la poursuite des licenciements et la hausse continuelle des prix.(...) L’appel à la grève générale peut être aussi pris comme un moyen d’absorber une colère sociale grandissante et d’éviter un embrasement total du front social à l’approche d’échéances électorales". L’UGTA va faire patienter les travailleurs en parlant de la grève générale qu’elle compte organiser pour le 27 juin.

Le 21 juin, mouvement de protestation des 2 000 travailleurs du CHU de Tizi Ouzou. L’hôpital est totalement en grève.

Le 24 juin, la grève des pétroliers reprend comme prévu, suivie pendant dix jours par 45 000 travailleurs. Elle n’est pas soutenue par la centrale syndicale UGTA mais a la sympathie des travailleurs. Des syndicalistes du complexe des Véhicules Industriels de Rouiba ont diffusé des messages de soutien. Le secrétaire général de l’UGTA a été désavoué par la base à la conférence d’Hassi Messaoud représentant 150 sections syndicales.

Le soir d’Algérie du 26 juin commente : "Tous les ingrédients quant à un mécontentement populaire sont réunis.(...) Avec la multiplication de grèves et autres actions syndicales, la grève générale semble se concrétiser en douceur". Le 27 juin, l’UGTA annule son mot d’ordre de grève générale suite au début des négociations avec le gouvernement bien que celui-ci ait rejeté le relèvement du salaire de base. Il n’y a en fait qu’un accord "de principe" sur le paiement des salaires en retard des ouvriers du bâtiment. "La sagesse l’a emporté, déclare Benhamouda, la grève n’aura pas lieu. (...) Il faut aller de l’avant pour redonner la confiance, pour remettre les Algériens au travail. (...) Il faut tout imaginer et tout entreprendre, je dis bien tout, pour apaiser le front social." El Watan relève que Benhamouda accuse sans ménagement "ceux qui veulent utiliser aujourd’hui la sueur des travailleurs pour saper le travail colossal que réalise le président de l’Etat". Dans bien des sections syndicales, Benhamouda est désapprouvé, quelquefois violemment. Mais l’appareil syndical qui n’est pas élu par la base le soutient unanimement. Mais parlant des trois jeunes syndicalistes du mouvement des pétroliers et de la popularité qu’ils ont acquise dans la classe ouvrière, la Nation du 8 août écrit : "Chihab, Bouderba et Naji sont désormais des noms connus du public et du monde du travail surtout." Ces syndicalistes dissidents cristallisent le mécontentement des travailleurs et ceux du secteur pétrolier plus particulièrement.

Le 14 août, les travailleurs de l’entreprise de construction de Sidi Moussa, l’ECSM, tiennent un sit-in devant la maison du peuple. C’est la première entreprise qui est censée être fermée dans le cadre de la restructuration par le gouvernement du secteur du bâtiment. La direction de l’entreprise avait déjà tenté de prétexter d’un attentat terroriste pour fermer l’entreprise. A cette occasion, la Tribune du 14 août rappelle que 33 000 travailleurs de ce secteur ont déjà été licenciés.

Des syndicats autonomes se développent, d’autres se créent comme dans les transports, transports aériens et l’éducation.

Le 8 septembre, Benhamouda se désolidarise ouvertement de la grève de dix jours des travailleurs du pétrole. Tous les animateurs de la grève ont d’ailleurs été suspendus par leur fédération de l’UGTA. L’UGTA n’interviendra pas pour défendre les syndicalistes Bouderba et Zini, licenciés par l’Entreprise des Grands Travaux Pétroliers sur le motif de s’être opposés au "redressement de l’entreprise". Il n’y aura encore aucune protestation de l’UGTA quand ces deux syndicalistes seront arrêtés et emprisonnés. Le gouvernement a passé l’été à mettre en place l’application du "plan d’ajustement structurel", et la presse relève que sur ce plan, la direction de l’UGTA est restée totalement silencieuse. En septembre, Benhamouda s’expliquera : "chaque rentrée sociale, c’est le même dilemme. Ecouter la base et déclencher la grève générale, ou calmer les impatiences pour épargner au pays d’autres funestes dérapages. Force est de reconnaître qu’à chaque fois le pire a été évité, au prix de la reconduction des sacrifices pour les travailleurs certes, mais pour la bonne cause." (cité par Algérie-Actualités du 27 décembre).

Finalement le 11 septembre, la direction de l’UGTA, tout en continuant à soutenir les positions de Benhamouda, décide devant l’ébullition générale d’appeler à une journée de "grève générale pacifique de protestation".

1996 : "un été doublement chaud..."

La situation sociale est devenue catastrophique. Un grand nombre de travailleurs et de pauvres sont condamnés à vivre dans des bidonvilles qui ceinturent les grandes villes comme Alger, à Aïn-Taya et sa région, à Dar-le-Beïda, Boufarik et Chéraga.
De véritables favelas apparaissent dans la région d’Oran. Le pays compte alors 1,7 million de chômeurs soit 27 % de la population active. Pour les familles sans ressources, il y a un "filet social", une aide mensuelle de 900 dinars (soit 90 F), "de quoi acheter douze baguettes de pain... ou sept litres de lait !" d’après la Nation du 14 septembre. Le SMIC algérien est de 4500 dinars par mois (450 F), pas de quoi nourrir sa famille. Et il y a toujours 350 000 travailleurs du bâtiment et des travaux publics sans salaire depuis des mois.

Début janvier, le personnel roulant de la SNTF d’Alger fait grève pendant quatre jours. Devant la menace de contagion à l’ensemble des cheminots, le syndicat, selon une tactique habituelle, prend les affaires en main et recule le préavis de grève au 8 janvier, puis entame des négociations marathon avec la direction. Du 21 au 29 janvier, les 4200 travailleurs du bâtiment d’Alger (ECTA), en grève depuis près de deux mois, occupent la place du Premier Mai, devant le siège de l’UGTA. Le 27, 3 000 grévistes, après avoir quelque peu chahuté le secrétaire général Benhamouda venu calmer les esprits, raconte Le Matin, ont décidé de partir en cortège vers le Palais du gouvernement. Ils ont vite été arrêtés par des cordons de police. Le ministère assure que d’ici le 20 février, les arriérés de 164.000 ouvriers du bâtiment seront payés.

En ce même mois de janvier, les employés de la ville de Tizi Ouzou ont déclenché un mouvement de grève illimitée sur les salaires. Le 6 février, le Premier ministre Ouyahia confirme qu’il comptait ponctionner les salaires de tout le secteur d’Etat et des collectivités pour payer les salaires impayés du bâtiment et des travaux publics ! Devant la levée de boucliers que sa mesure suscite déjà, il annonce des "mesures complémentaires dans le souci de partager plus équitablement les sacrifices dictés par la situation économique". En quelques jours, tous les secteurs d’Etat, des industries aux bureaux, vont se mobiliser et bousculer le calme de la centrale syndicale.10 février, journée de protestation organisée par l’UGTA de la wilaya de Tizi Ouzou. Le même jour, un journaliste de Révolution et travail, l’hebdomadaire de l’UGTA, est abattu à la sortie de son domicile.

11 février, l’Union départementale de Boumerdès, banlieue-est d’Alger, qui comprend la zone industrielle de Rouiba, appelle "à agir en concertation avec la base de toute urgence". Le message aux dirigeants est clair : les travailleurs vont partir en lutte, avec ou sans l’UGTA !

Toujours le 11 février, les travailleurs des transports urbains et suburbains d’Alger sont en grève totale. Même chose chez les ouvriers des véhicules industriels de Rouiba, aux écoles normales de Kouba et à Tizi Ouzou.

Le 12 février, la direction de l’UGTA appelle à la grève générale pour les 13 et 14 contre la décision du gouvernement de s’en prendre aux salaires des fonctionnaires et de tous les travailleurs des entreprises appartenant à l’Etat ou aux collectivités locales.
Les deux journées sont largement suivies. "La situation sécuritaire et politique semble avoir perdu son effet anesthésiant" commente La Tribune. Le Premier ministre Ouyahia accepte un compromis : il renonce à la ponction sur les salaires de tous les fonctionnaires et la remplace par un emprunt pour tous les salaires supérieurs à 10 000 dinars, promettant que les sommes empruntées seront remboursées avec intérêt !

En mars, grèves dans plusieurs entreprises de Constantine. Arrêt de travail également dans les établissements scolaires de la région de Tizi Ouzou contre les conditions de travail.

En avril, les 4 000 ouvriers de COTITEX (textiles) de Draâ Ben Khedda à Tizi Ouzou ont fait plusieurs semaines de grève pour non paiement des salaires de février et mars notamment. Et les travailleurs du complexe de jute de Béjaia ont fait plusieurs semaines de grève pour les salaires.

Algérie : la fin de la guerre civile ?

Après huit ans de conflit meurtrier et environ cent mille morts, assiste-t-on à la fin de la guerre civile en Algérie ? Le nouveau président Bouteflika affirme est près d’en finir avec le terrorisme grâce à sa loi de "la concorde civile ", déjà votée au parlement et qu’il fait entériner lors du référendum du 16 septembre. Cette loi prévoit l’amnistie des islamistes qui abandonnent la lutte armée. Bouteflika accompagne ses déclarations de quelques gestes : libérations de détenus, jugements de non-lieu dans des procès d’intégristes ou prétendus tels, désarmement de groupes dits d’autodéfense liés au pouvoir. Cela suffira-t-il à arrêter les attentats ? Ceux commis en août et septembre permettent d’en douter.
La main tendue aux islamistes

Que deviendront les islamistes repentis et quel rôle peut leur faire jouer le pouvoir ? Le secret entretenu sur ses négociations avec l’AIS ( l’Armée Islamiste du Salut, la fraction des combattants islamistes liés au FIS, le Front Islamiste du Salut, le principal parti intégriste), la réhabilitation politique de certains dirigeants du FIS, dont le premier d’entre eux, Abassi Madani, un début d’intégration dans la police de gens qui étaient jusque là qualifiés de terroristes, tout cela montre que l’intégrisme peut à nouveau être utilisé par le pouvoir. Ce n’est pas parce qu’on a assisté à des années de guerre entre eux qu’ils ne peuvent pas s’entendre demain sur le dos des travailleurs comme entre 1988 et 1992.
Le but de Bouteflika est d’abord de réconcilier la population avec un pouvoir militaire auquel elle a voué une haine violente. Il mise sur l’aspiration de la population d’en finir avec cette guerre dans laquelle elle était prise en otage par les deux parties. Les islamistes se sont attaqués systématiquement à des civils désarmés, massacrant et violant. Mais l’armée, directement ou par l’action de bandes armées para-militaires ou celle de barbouzes comme les ninjas, a elle aussi fait régner la terreur, particulièrement sur les plus pauvres, par les arrestations, les tortures, les assassinats, les interventions violentes dans les quartiers populaires. Dans certaines zones elle a fait le choix de laisser agir les assassins pour discréditer le mouvement islamiste et aussi faire payer les populations qui avaient voté FIS (en laissant le GIA, les Groupes Islamistes Armés, des dissidents du FIS, les massacrer) comme dans le "triangle de la mort " près d’Alger. Dans la plaine de la Mitidja et à Médéa les massacres ont permis aux grands propriétaires d’expulser de nombreux paysans pauvres et d’occuper les terres pour des constructions de luxe ou de grandes exploitations agricoles et vinicoles. La guerre enfin a justifié l’interdiction des grèves et des manifestations et permis de faire passer des licenciements massifs et accepter une chute incroyable du niveau de vie de la population alors qu’à l’autre bout elle favorisait la constitution de fortunes fabuleuses.
Pardonner à l’armée ?

A tous ceux qui manifestent pour demander ce que sont devenus ces milliers de personnes enlevées et que l’on n’a jamais revues, torturées, assassinées par les forces de l’ordre ou par des bandes armées du pouvoir ou des islamistes, Bouteflika répond : " à propos des disparus, la concorde civile implique que l’on fasse le compte en termes de pertes et profits d’une situation extraordinaire que personne n’a souhaitée... ". (cité par l’hebdomadaire algérien " La Tribune " du 22 juillet). Et dans le journal " El Watan " du 13 août un lecteur, remarquant qu’on demande à la population d’amnistier les assassins islamistes parce qu’ils ont été marginalités, qu’ils regrettent leurs actes et ne sont plus un danger, pose la question : " faut-il amnistier le pouvoir ? (..) avant de nous prononcer sur la clémence, nous avons le droit de nous interroger si son pouvoir est marginal, son repentir sincère et sa capacité de nuisance inopérante. Rien n’est moins sur !"
Même sans illusion sur le pouvoir, la population ne peut que souhaiter que l ’Etat lève la chape de plomb qu’il faisait peser sur elle au nom de la lutte contre le terrorisme. Au moment où nous écrivons nous ne connaissons pas le résultat du référendum mais d’ores et déjà le président a obtenu des succès : il a non seulement l’accord d’Abassi Madani et de Madani Mezrag, le dirigeant de l’AIS, mais le soutien à la fois d’autres partis islamistes ralliés au pouvoir, comme le Hamas et l’Ennahda et de partis anti-islamistes comme le RCD de Saïd Saadi, en passant par le syndicat officiel UGTA et les partis qui se sont toujours confondus avec l’appareil d’Etat : FLN, RND et ANR. Il rassemble des foules, répond aux questions de l’auditoire, est bien vu de la " communauté internationale ", renoue avec les dirigeants de l’Etat français. Que de soutiens pour un président élu il y a peu d’une manière si contestée que tous les autres candidats s’étaient retirés, dénonçant la fraude !
Une politique dictée par la crainte de la classe ouvrière

Depuis octobre 1988, combattre les islamistes ou s’entendre avec eux ont été des politiques successives des généraux, mais toujours en fonction de la crainte que ceux-ci avaient d’une force autrement inquiétante pour le pouvoir : la classe ouvrière.
Car alors la menace de déstabilisation du pouvoir face à la révolte de la jeunesse algérienne (réprimée par l’armée qui a fait entre 500 et 1000 morts) a été d’autant plus grave que dans le même temps la classe ouvrière était mobilisée pour ses revendications. Le mouvement des jeunes avait lui-même été déclenché par le mouvement des travailleurs de l’usine RVI Rouiba suivi par le bruit d’une grève générale et d’une manifestation ouvrière centrale dans Alger. Pendant que les jeunes étaient arrêtés, torturés, assassinés, que les tanks occupaient les rues, les grèves se sont généralisées. A l’époque les organisations qui avaient des militants dans la classe ouvrière, le PAGS, descendant du parti communiste algérien, et le syndicat unique UGTA, ont mis tout leur poids pour empêcher que la classe ouvrière devienne le fer de lance de la révolte générale. De la grève générale larvée ils ont fait des grèves locales, non reliées entre elles et surtout non reliées aux aspirations démocratiques contre le régime. Ils ont fait en sorte que leur ampleur soit quasi ignorée du reste de la population. L’occasion a ainsi été complètement manquée.
Mais la classe ouvrière est restée dangereuse car les grèves se sont poursuivies jusque en 1990 comme en témoignent les statistiques.

ANNEE NOMBRE DE GREVES NOMBRE DE GREVISTES
1988 1933 285.619
1989 3889 357.652
1990 2023 301.694

En 1991, il y avait encore 71 500 grévistes. Mais l’échec de 1988 etl’isolementdelaclasse ouvrière ont ouvert un boulevard aux islamistes. C’est eux qui, organisés politiquement derrière le FIS, ont canalisé le mécontentement populaire, gagné des militants et des voix aux élections. Le pouvoir a non seulement laissé faire mais plutôt favorisé cette évolution qui lui semblait bien moins dangereuse qu’une explosion dirigée par la classe ouvrière. Mais le succès du FIS, l’existence en son sein de courants radicaux incontrôlables comme celui de Ali Belhadj, à l’époque le second de Abassi Madani, ont amené le pouvoir à choisir de le casser. Le 12 janvier 1992, l’armée démissionnait le président Chadli, artisan de la politique qui associait le FIS, annulait les élections législatives dont celui-ci allait être le grand vainqueur, proclamait l’état d’urgence et l’interdiction du FIS. Le choix de celui-ci d’entrer dans la clandestinité et la lutte armée marquait le début de la guerre civile.
L’affaiblissement militaire, sinon la défaite complète, des islamistes est indispensable pour mettre fin à l’état de guerre. Pourtant ce n’est pas en 1996, quand les islamistes ont semblé battus, ni en 1997 quand l’AIS a annoncé sa reddition, que le pouvoir a lancé cette politique de réconciliation, mais seulement en 1999. C’est seulement maintenant que les classes dirigeantes pensent pouvoir en toute sécurité pour elles soulever la chape de plomb que la guerre leur a permis de faire tomber sur toute la population.
Celle-ci semble en effet considérablement démoralisée par le chômage et la misère qui ont encore grandi pendant la guerre civile. De 1995 à1997, 1’0ffice National des statistiques estime la perte du pouvoir d’achat des ménages à plus de 45 %. La part de la population en dessous du seuil de pauvreté serait de 12 millions soit 40,2 %. Le revenu par habitant et par an est de 1700 dollars contre 2000 dans les années 1970. Quant aux licenciements, ils continuent de plus belle : ainsi l’annonce en août de 3400 licenciements à Sider (entreprise de sidérurgie qui était déjà passée de 22 000 à12 000 en 1997).
Les travailleurs sont toujours aussi révoltés mais épuisés à la fois par les horreurs de la guerre civile, la misère et les licenciements (plus de 600 000 depuis 1992) et dégoûtés par la politique syndicale des dirigeants de 1’UGTA. Lors de la grève des P et T en octobre 1998 son leader Sidi Saïd déclarait : " nous n’avons pas besoin de grèves inutiles ". Un encouragement, s’il en était besoin, au pouvoir pour interdire tout mouvement, commune la marche de protestation de 200 travailleurs de Sider et SNVI du 19 octobre dernier à l’appel de la coordination des métallos et mécanos, durement sanctionnés, ou la grève des aiguilleurs du ciel déclarée illégale en mars.
L’indispensable politique de classe

Selon Bouteflika, la paix sera la porte ouverte aux investissements étrangers qu’il présente à la population comme la condition pour sortir de la misère et du chômage. Aux riches, il a dit : " on ne demandera pas aux investisseurs d’où vient leur argent ". Une manière de dire que même les profits de la guerre civile sont blanchis. Aux travailleurs, il tient le langage de la fermeté et de l’austérité. " Je n’ai pas d’argent à distribuer ", a-t-il répondu aux enseignants du CNES en grève.
Les travailleurs auront non seulement à se battre contre les patrons et l’Etat qui veulent leur faire payer les sacrifices économiques mais aussi se battre politiquement. Sur ce plan, les partis d’opposition ne représentent en rien une perspective pour les travailleurs. Aussi bien les partis dits éradicateurs, comme le RCD de Saïd Saadi, qui ont soutenu le pouvoir sous prétexte de "lutte contre le fascisme intégriste" ou ceux dits du "pacte de Rome", comme le FFS d’Aït Ahmed, qui ont prêché, avant Bouteflika, la conciliation avec les islamistes. Ceux-là prétendaient que la politique de "la paix avant tout" ouvrait la voie à la démocratie, les généraux étant selon eux incapables de la mettre en œuvre sans laisser la place. Bouteflika est en train de leur infliger un cinglant démenti.
De nouvelles exactions des classes dirigeantes ne peuvent qu’entraîner de nouvelles explosions sociales comme celle de 1988, donc de nouvelles occasions de renverser ce régime. Mais le problème pour la classe ouvrière est non seulement de se défendre sur le terrain revendicatif mais d’avancer son propre programme politique et social contre les classes dirigeantes et contre la dictature, d’être à la tête des autres couches sociales hostiles à celle-ci. Car il n’y aura ni démocratie ni fin du chômage et de la misère en Algérie sans mettre à bas cette dictature militaire où quelques généraux détiennent l’essentiel des richesses du pays, notamment celles du gaz et du pétrole, n’en partageant le bénéfice qu’avec les pays impérialistes.

RAPPEL SUR LE CARACTERE DE L’INDEPENDANCE : La nature du « socialisme » algérien

« Le peuple avait l’impression qu’on se désintéressait de sa misère, et assistait impuissant à cette course aux meilleures places qui est la conséquence normale d’une révolution essentiellement dirigée par des nationalistes petits-bourgeois, contraints de recourir à une terminologie socialiste dans la seule mesure où peuple éprouve un besoin intense de justice et d’égalité sociales. Cette bourgeoisie, qui s’est constituée et s’est renforcée à une vitesse surprenante,, utilisait l’autogestion au début, comme un alibi qui devait donner au peuple l’impression de « socialisme », bien décidée par ailleurs à saboter la formule, au cas où les travailleurs auraient pris trop au sérieux les promesses qu’elle comportait. C’est pourquoi le principal slogan consistait à dire qu’il n’y avait pas de classes sociales différenciées, mais des couches dont les intérêts étaient communs. » Juliette Minces dans Les Temps Modernes de juin 1965

Avant hier, l’Algérie, ayant obtenu son indépendance de haute lutte, se proclamait exemple de développement et modèle de la marche au socialisme pour les pays du Tiers Monde ... Hier encore, elle fêtait ce qu’elle croyait être son entrée dans la démocratie ... Aujourd’hui, elle est prise en tenaille entre la dictature militaire et les intégristes, victime à la fois de la misère, de la dictature et des massacres, sans voir aucune issue, aucune perspective. Comment et surtout pourquoi en est-on arrivé là ? Pour tous ceux qui ne baissent pas les bras, il est urgent de tirer les leçons.

1-Et d’abord quelle est la cause de cet échec sanglant ? Certains l’attribuent à la mort de Boumedienne et à son impossible remplacement. A l’inverse, d’autres incriminent le régime de parti unique ou même parlent d’échec du socialisme, en le mettant en parallèle avec l’évolution des pays de l’est. D’autres encore en font un phénomène religieux dû à l’Islam. Ou encore ils soulignent l’absence de “ traditions démocratiques ”, la responsabilité des chefs militaires qui ont confisqué le pouvoir de l’indépendance ou l’effondrement politique des démocrates. Mais dans toute cette liste, il manque un point auquel il n’est presque jamais fait référence et qui est pourtant le point essentiel : le caractère pris par la lutte des classes dans l’Algérie indépendante, c’est-à-dire la formation particulière de la bourgeoisie et du prolétariat. Ainsi rien n’éclaire autant les choix du pouvoir que les nécessités de la lutte des classes : son “ socialisme ” initial, son libéralisme qui a suivi, son flirt avec l’islamisme suivi de la guerre civile entre militaire et islamistes. Bien sûr tout s’imbrique : l’économique, le social et le politique. La montée d’un intégrisme violent, radical, fondé sur une démagogie soi disant opposée au pouvoir aurait été impossible sans la crise économique et sociale, sans la chute des prix du pétrole, sans l’effondrement de tout l’édifice social que les mesures gouvernementales de sacrifices pour les plus pauvres, sans les milliers de jeunes chômeurs qui “ tiennent les murs ”, sans le désespoir lié à cet accroissement massif de la misère, de la corruption, du pourrissement social de tout le pays. Et ce n’est pas séparable de l’environnement économique mondial de ces années 80 : ce que l’on a appelé “ la crise ”, c’est-à-dire des relations économiques de plus en plus dures avec une nouvelle phase de concentration des capitaux, de recherche de la productivité maximum, de lutte pour l’augmentation du taux de profit accentuée par la grande fluidité des capitaux financiers récompensant ou punissant les secteurs en fonction d’augmentations rapides du taux de profit, l’importance grandissante de la finance au détriment de la production et d’abord bien sûr des producteurs, la dévalorisation systématique du travail humain avec notamment la baisse des prix des matières premières entraînant la “ crise de la dette ”. Et permettant aux grandes puissances et au FMI d’imposer leurs “ solutions ” : privatisations, libéralisme, accroissement brutal de la rentabilité requise pour une activité économique sous peine de fermeture, suppression des services publics de l’Etat. Dans ces conditions, Etat national, marché national et développement national sont des notions qui n’ont plus cours en termes économiques, balayées par la nécessité de l’ouverture aux capitaux financiers, par essence libres c’est-à-dire sans frontières et volatils. L’espoir de revenir à “ la Nation ” ne peut qu’être une rêverie inutile ou une démagogie politique, qu’elle soit utilisée par des réactionnaires exploitant les souffrances du peuple ou par des prétendus démocrates cherchant à rester dans le cadre du nationalisme d’antan. Faire appel à la grandeur passée du nationalisme ou à celle de l’empire arabe est aussi illusoire devant les problèmes réels de la fin du 20e siècle ! L’échec catastrophique de l’ “ économie indépendante ” de l’Algérie est celui des bourgeoisies nationales de tout le tiers monde et marque la limite du développement économique mondial dans le cadre du capitalisme. Le meilleur symbole en est l’industrie “ industrialisante ” de Boumediene qui a réussi à constituer, grâce aux revenus du pétrole, d’immenses complexes industriels modernes, sans quasiment aucune relation avec les besoins en biens de la population et donc visant uniquement le marché mondial. Il est extraordinaire qu’une telle politique économique, menée dans un pays encore majoritairement paysan sans que la population paysanne pauvre bénéficie en rien de la manne pétrolière, ait pu être intitulée “ socialisme algérien ” et non capitalisme d’état ! En tout cas, toute cette opération de grande ampleur qui a permis au régime d’annoncer aux Algériens que leurs enfants vivraient aisément même si eux se sacrifiaient, se termine dans un plan global de fermetures d’usines et de licenciements massifs. Un gâchis monstrueux de biens, d’énergie humaine et surtout d’espoirs. L’intégration d’une partie minime de cette industrie algérienne dans le marché mondial suppose la fermeture de l’essentiel des usines et ne peut se faire qu’au prix d’une attaque massive de la classe ouvrière et de sacrifices considérables pour toute la population. C’est cette opération commencée par Chadli qui a provoquée la crise des années 80 et du coup la révolte de 88 puis la guerre civile. La classe ouvrière a résisté autant qu’elle a pu mais elle ne dispose du soutien d’aucune organisation ni syndicale ni politique dans sa lutte contre les licenciements. Partis du pouvoir ou de l’opposition comme syndicat UGTA font mine de “ comprendre les difficultés des travailleurs ” mais se gardent bien d’appeler à une réelle riposte. Tous comprennent encore mieux les “ nécessités de l’économie ” (comprenez les intérêts des riches) qui président à ces privatisations et à ces licenciements. Les diktats du capital mondial, relayés par les plus hauts responsables de l’Etat et de l’économie algériens, ne sont combattus ni par les “ démocrates ”, ni par les dirigeants syndicalistes. Les seuls qui le dénoncent le font au nom de l’“ intérêt national ” mais pas de l’intérêt des travailleurs et de la population pauvre. Quant aux intégristes, s’ils vont exploiter la situation, ce ne sera pas en combattant les privatisations (ils sont au contraire favorables à une bourgeoisie privée), ni en défendant les travailleurs (ils sont contre les grèves), mais en accusant le socialisme et le marxisme comme responsables de la crise. Par contre, ils ne semblent pas représenter des adversaires pour la bourgeoisie mondiale puisque les USA reçoivent officiellement le FIS pendant plusieurs années et que ce parti est financé par l’Arabie saoudite, un pays complètement lié à la finance mondiale. Contrairement aux dires des intégristes et des “ démocrates ”, l’échec de l’Algérie indépendante, la faillite économique, sociale et politique n’est pas due au socialisme, ni au stalinisme (qui serait représenté en l’occurrence par la participation des pagsistes au pouvoir sous Boumediene). Non l’échec n’est pas le fait des travailleurs ni des classes populaires. Il n’est pas lié à un système qui les représenterait même de manière déformée. Il est le fait des riches, des profiteurs et des exploiteurs et des militaires au pouvoir qui les ont fait prospérer. Chacun peut aisément constater que la misère a cru en Algérie dans le même temps et dans la même proportion que l’on voyait des fortunes privées s’édifier. Ce n’est pas les paysans pauvres qui ont conçu les projets du FLN mais la petite bourgeoisie nationaliste (des gens comme Krim Belkacem, Ben Khedda ou Ben Tobbal sans parler de Boumediene ne sont pas des socialistes !). L’échec est celui des bourgeois et petits bourgeois, eux qui prétendaient que le développement national autocentré mènerait au décollage économique malgré l’environnement impérialiste. Mais le développement national, comme une locomotive lancée à toute vitesse, s’est heurtée à un mur : le marché mondial. Quant au marché national, la consommation populaire en particulier, ces profiteurs n’ont fait que le pomper en appauvrissant la population. La bourgeoisie algérienne a constitué son accumulation primitive sur le dos du peuple mais une fois qu’elle a accumulé, elle n’a plus voulu investir dans le pays exsangue qu’elle avait produit. La bourgeoisie nationale s’est ainsi contentée de prendre la succession du colonialisme en se chargeant d’exploiter la population et d’envoyer les résultats de cette exploitation hors des frontières. La population, elle, est restée piégée dans le cercle vicieux : sous-développement, endettement, dépendance, surexploitation, misère, chômage, dictature, corruption, bandes armées, etc... En guise d’indépendance nationale, faute d’indépendance économique avec le maintien de la vente à bas prix du gaz et du pétrole, l’achat d’industries “ clefs en main ” et celui de biens de consommation à la France essentiellement comme auparavant, la classe dirigeante algérienne n’a pu se gargariser de nationalisme qu’en changeant de mots, par l’arabisation de la langue. Ce nationalisme de l’illusoire, c’est justement celui dont les islamistes représentent l’exacerbation violente, l’utilisation politique de la religion par les intégristes concentrant en elle toutes les illusions déçues et tous les faux espoirs en reconstituant une indépendance abstraite, une grandeur théorique, celle d’empire déchu. En produisant le terrorisme islamiste comme aboutissement des rêves de grandeur et des méthodes dictatoriales du nationalisme exacerbé et comme produit de l’effondrement économique et social, le projet national a fini de se transformer en .... catastrophe nationale !

2- Mais peut-on réellement parler d’une bourgeoisie algérienne ? Même en termes de bourgeoisie nationale, l’Algérie indépendante est un échec retentissant. C’est la caste des généraux qui a représenté, faute de mieux, cette couche visant à devenir une bourgeoisie. C’est elle qui a détourné les richesses du pays, sans pour autant oser dans un premier temps afficher sa volonté de s’en dire ouvertement la propriétaire. C’est elle qui a organisé l’exploitation de la population algérienne à un bout et son maintien par un encadrement dictatorial et les liens avec l’impérialisme à l’autre bout. Elle s’est ainsi imposée à tout un peuple et fait admettre par l’impérialisme comme bourgeoisie comprador, entièrement dépendante. Et, sous couvert du drapeau du socialisme au début comme sous l’idéologie capitaliste ensuite, elle a commencé à accumuler, à investir ses biens privés à l’étranger. Et, au fur et à mesure, ce sont les seuls intérêts de classe de ce qu’il faut bien appeler la bourgeoisie algérienne, car il n’y en a pas et il n’y en aura pas d’autre, qui ont déterminé de plus en plus les choix économiques, sociaux et politiques de l’Etat algérien. Masquée derrière les expressions volontairement confuses “ les décideurs ”, “ les généraux ” ou “ le pouvoir ”, cette toute petite fraction détient les leviers économiques et politiques et se donne les moyens de le faire fructifier et de le conserver. Ce sont les intérêts de cette classe exploiteuse face aux exploités qui reste déterminante dans les choix de l’Etat et des partis politiques bourgeois. La lutte de classe est déterminante en Algérie comme ailleurs même si tout le discours politique, du pouvoir comme de l’opposition, fait semblant de s’en abstraire en ne parlant que des institutions politiques pour éviter de montrer les intérêts de classe. Ils ne font ainsi qu’effacer la responsabilité de la bourgeoisie dans la catastrophe actuelle et semer des illusions sur un avenir possible pour le peuple algérien en restant dans le cadre du capitalisme. La population pauvre, elle, voit très bien les fortunes s’édifier sous ses yeux et elle en voit au moins les résultats en termes de villas de luxe, de yachts ou de grosses voitures, même si elle ne voit pas les investissements, essentiellement étrangers, ou le remplissage des coffres suisses. Cependant, politiquement, on continue à nous resservir la thèse selon laquelle en Algérie il n’y aurait ni bourgeoisie ni prolétariat, mais un seul peuple et pas de lutte de classe ! Cela au nom de la spécificité algérienne. Et effectivement, il y a bien une histoire originale qui a modelé une bourgeoisie particulière. La bourgeoisie algérienne est née de l’Etat. Elle est sortie du processus historique faible, divisée, dépendante, prévaricatrice, maffieuse. C’est une bourgeoisie d’Etat, une bureaucratie bourgeoise et souvent simplement des clans militaires qui en tient lieu et qui intervient dans l’économie en leu et place des grands commerçants, des grands financiers ou négociants. Bien que bénéficiant des rênes de l’économie et du pouvoir, cette bourgeoisie n’a pu prospérer que dans les limites définies par l’impérialisme, l’essentiel des revenus du gaz et du pétrole continuant d’enrichir d’abord la métropole avant de garnir les portefeuilles de quelques nantis algérien galonnés ou non. C’est à cette condition qu’une minorité dirigeante a pu être admise à la table des grands. Quant à la population pauvre, elle n’a pas eu son mot à dire, même au temps de l’ “ autogestion ”. Il en est résulté une bourgeoisie qui se cache, qui n’ose pas dire son nom, qui pratique le partage des revenus en catimini et qui n’a toujours pas, près de quarante ans après l’indépendance et vingt ans après la fin du “ socialisme ”, osé affirmer qu’elle détenait en propriété privée les revenus du gaz et du pétrole. Or qu’est la bourgeoisie sans la propriété privée ? Que serait Bouygues sans la propriété de la société Bouygues ? Ce sont les conditions particulières de l’indépendance et non les velléités socialistes de ses dirigeants qui ont causé cette particularité : un état bourgeois sans bourgeoisie nationale. Contrairement à la plupart des pays nouvellement indépendants, l’Algérie n’avait pas à sa naissance de bourgeoisie algérienne même embryonnaire, constituée à l’époque coloniale. La France n’avait formé de petite bourgeoisie locale aisée que parmi la population pied noir. Les sacrifices énormes d’une lutte de libération nationale longue et meurtrière ont été exclusivement le fait des couches pauvres de la population. Il était du coup difficile à l’indépendance d’annoncer, en plus de la confiscation du pouvoir par une bande armée extérieure à la lutte, la confiscation des richesses du pays par une minorité qui se serait autoproclamé nouvelle bourgeoisie, possédant en privé les ressources et particulièrement le gaz et le pétrole. C’est de là qu’est venu la nécessité du “ socialisme algérien ”.

3- Qu’en est-il du socialisme algérien ? C’est au nom du socialisme que l’on a muselé les aspirations sociales du peuple algérien, tous ceux qui revendiquaient étant accusés de vouloir défendre un intérêt particulier au moment où il fallait tout sacrifier à l’intérêt général appelé intérêt national. Une génération allait, paraît-il se sacrifier pour assurer l’avenir de ses enfants. Les adversaires de ce nationalisme ne pouvaient qu’être dénoncés comme agents du colonialisme et pourchassés par les organisations de masse constituées d’en haut par le pouvoir et qui encadraient toute la population : organisations de jeunes, de femmes, organisation syndicale unique UGTA et bien sûr parti unique FLN. L’étatisme, le parti unique, l’encadrement des masses, l’industrialisation lourde au dépens des biens de consommation et la perspective fallacieuse du développement autocentré n’ont pu apparaître comme du socialisme qu’à cause de la mythique stalinienne du “ socialisme dans un seul pays ” reprise ensuite par la Chine de Mao dans sa version tiers-mondiste. Ces illusions nationales petites bourgeoises n’ont rien à voir avec les thèses qui étaient celles du mouvement ouvrier communiste révolutionnaire, celui de Lénine et de Trotsky ou celui de Marx : bâtir une société libérée de l’exploitation en renversant l’impérialisme et le capitalisme et non en coexistant avec lui sur une petite bande de terre. Même si le nationalisme des pays sous-développé a dû s’imposer aux anciennes puissances coloniales, il n’est pas l’ennemi mortel du capitalisme et se développe même sous son égide comme la petite bourgeoisie sous la protection et sous la coupe de la grande. C’est la classe ouvrière internationale qui représente le véritable ennemi de la domination capitaliste du monde mais ces nationalistes ont bien pris garde de ne pas organiser cette classe sociale opprimée car si elle triomphait, leurs aspirations à exploiter elles-mêmes “ leur peuple ” ne seraient plus seulement limitées par l’impérialisme mais détruites définitivement par la fin de l’exploitation. C’est ainsi que le nationalisme est bien plus un ennemi mortel du prolétariat communiste que de l’impérialisme. L’Algérie de l’indépendance ou celle du lancement de l’“ autogestion ” n’avaient rien de socialistes. Elles ne concevaient nullement de donner le pouvoir aux travailleurs organisés en comité. Le pouvoir avait été mis en place bien avant l’indépendance, en dehors de toute décision populaire. La seule mobilisation des masses que concevait le nouveau régime était celle en vue de la production. La mobilisation des énergies des ouvriers et des paysans pauvres officiellement au nom de la construction nationale et réellement en vue de vendre cette force de travail sur le marché mondial. L’idéologie socialiste du nouveau régime, s’abreuvant jusqu’à la nausée des mots de “ masses populaires ”ou de “ peuple ”, visait seulement à imposer aux classes populaires la solidarité avec la politique suivie, l’acceptation des sacrifices et des efforts. Les travailleurs étaient politiquement désarmés, aucune organisation n’ayant choisi de remettre en cause l’objectif officiel de la classe dirigeante algérienne et dire en clair que tous ces efforts visaient à l’accumulation primitive d’une bourgeoisie exploiteuse. Le nationalisme visait d’abord et avant tout à gommer officiellement l’existence même d’intérêts de classe, en prétendant qu’ils étaient dépassés par l’intérêt national. Dans ces conditions, le simple fait de revendiquer des améliorations des conditions de travail était considéré comme irresponsable pour ne pas dire anti-national et les ouvriers et les paysans n’avaient aucun droit de s’organiser de manière indépendante du pouvoir, même pas au plan syndical. Ce qui était intitulé syndicat d’ouvriers ou syndicat de paysans n’était rien d’autre qu’une création d’en haut du pouvoir. La grève ou l’action politique des travailleurs était présentée comme un crime contre l’intérêt collectif et contre l’Etat. Officiellement, les masses populaires étaient au pouvoir et tous les sacrifices demandés à la population et celui de leur liberté en particulier était fait officiellement au nom des masses. Avec l’industrialisation, c’est directement la classe ouvrière qui a été présentée par la régime comme la principale bénéficiaire alors qu’elle qui payait elle aussi le prix de cette construction. C’est ce que l’on a fait croire aux paysans paupérisés, obligés d’immigrer ou de peupler des bidonvilles. Avec l’aide du “ syndicat ouvrier ” UGTA courroie de transmission du régime, on a propagé ce mythe qui dure encore selon lequel les travailleurs sont, en Algérie, des privilégiés, des profiteurs de la rente et, comme tels, contribuent avec la bureaucratie d ‘Etat à détourner les richesses du pays. Le produit d’efforts de millions d’hommes et de femmes pour lutter contre l’impérialisme puis d’efforts pour bâtir un avenir un peu plus heureux pour leurs enfants a donné un terrible bilan : quelques îlots de fortune dans un océan de misère. Ce résultat n’est ni un accident, ni un détournement du projet nationaliste : il en est le direct produit. Les nationalistes ne combattaient l’impérialisme et son exploitation du peuple algérien que dans la mesure où ils revendiquaient une part du gâteau : le droit d’exploiter eux-mêmes leurs nationaux. Ils ont obtenu ce qu’ils revendiquaient à condition de se charger eux-mêmes de faire la police pour maintenir les opprimés dans le rang, le colonialisme s’étant difficilement convaincu qu’il n’en était plus capable. Le but de l’ ”industrie industrialisante ” ne pouvait pas être de construire une société d’un autre type que le capitalisme. Les dirigeants algériens pas plus que les autres nationalistes ne voulaient contester la domination impérialiste sur le monde et d’ailleurs ils n’ont jamais placé leur combat sur le plan international autrement que pour y être reconnus par les puissants. Au contraire, ils prétendaient construire une économie nationale commerçant “ librement ” avec le capital mondial. En système capitaliste, c’est le plus librement du monde que l’on est assujetti aux possesseurs de capitaux qui fixent eux-mêmes les prix des marchandises. Et ils ont ainsi fixé celui du gaz et du pétrole. Avec les devises ainsi retirées, il ne suffisait pas de bâtir des usines pour vendre à l’extérieur. La production en vue de la satisfaction des besoins des masses populaires n’était lui qu’un slogan. L’objectif des dirigeants était la production massive en vue de la vente Encore faut-il trouver acheteur. Le marché mondial est déjà attribué et devant un marché national misérable, le projet des nationalistes ne pouvait que déboucher sur une impasse. Il n’y a pas aujourd’hui de place pour le lancement d’une nouvelle bourgeoisie comme au 18e et 19e siècle. Le socialisme du discours n’a servi qu’à cacher toutes ces contradictions d’une bourgeoisie venue trop tard dans un monde où la classe qui peut faire avancer les choses n’est pas la petite bourgeoisie et n’est plus la bourgeoisie et où le développement capitaliste n’est plus un espoir mais un cauchemar !

4- L’Etat ou “ cette bande d’homme en armes pour défendre les intérêts de la classe dirigeante ” Cette expression du révolutionnaire Engels, l’ami de Karl Marx, semble avoir été écrite pour désigner l’Etat algérien de l’indépendance à nos jours. De 1962 à nos jours, le régime algérien a toujours été une dictature militaire, des civils comme Ben Bella ou Boudiaf n’étant au pouvoir momentanément que comme couverture des militaires. Cela ne veut pas dire que le régime algérien a été entre les mains des maquis. Au contraire, les maquisards ont été désarmés et parfois tués (plus de mille morts rien que le 3 septembre 1962 à Boghari) par l’armée des frontières de Boumediene qui, comme chacun sait, n’avait mené aucun combat contre l’armée française. C’est un appareil étatique mis en place avant l’indépendance qui a pris tous les pouvoirs, la population n’ayant pas son mot à dire. C’était dans la continuité des conceptions politiques des dirigeants nationalistes. Ceux-ci n’avaient aucune confiance dans les capacités du peuple algérien de s’autoadministrer. Pour eux, le peuple était majoritairement formé de moutons qui avaient besoin de bergers. Et ils ne supportaient aucune concurrence dans ce rôle. Toute organisation algérienne amie, adversaire ou ennemie était traitée avec la même rigueur : l’élimination physique si les autres méthodes ne suffisaient pas. Les villages réfractaires au FLN en ont subi la violence. Les militants communistes ou MNA aussi. Les militants critiques ou soupçonnés de l’être n’ont pas eu un meilleur sort. La dictature était aussi bien à l’intérieur que vers l’extérieur. Les actions de masse n’étaient nullement l’occasion pour la population de s’organiser car le F.L.N. se contentait de transmettre des ordres et ne consultait pas les principaux concernés, la population pauvre, sur les choix tactiques ou stratégiques. Cette conception, tous les dirigeants la partageaient, les Ben Bella comme les Boudiaf, les Aït Ahmed comme les Abane Ramdane. C’est bien avant la prise du pouvoir qu’ils ont montré comment il la concevaient et s’ils ont les uns et les autres perdu le pouvoir au profit des chefs militaires, c’est que l’organisation de la population civile pour décider des destinées du pays n’était pas leur projet. Ceux qui mettaient en avant la primauté du civil sur le militaire parlaient seulement de la primauté de l’appareil politique civil et pas de la population pauvre organisée en vue d’exercer elle-même la direction de la société. Quant à l’ANP, glorifiée pendant tant d’années par le régime, elle a bel et bien dévoilé sa nature antipopulaire en octobre 88 en tirant avec des armes de guerre sur des jeunes manifestants désarmés puis en les torturant comme l’armée française avait su le faire. L’Etat qui s’est dit celui du peuple algérien n’a été que son massacreur. Et ce avant même que commence la guerre civile et que les actes des intégristes servent de prétexte à une répression tous azimuts contre la population pauvre. Si en 1988, l’armée n’a pas eu à se confronter directement avec la classe ouvrière, c’est parce qu’il a pu compter sur l’UGTA et sur le PAGS pour dissuader la classe ouvrière de se lancer dans la bataille. Après 88, tous les partis ont dénoncé le parti unique FLN mais tous ont aussi courtisé l’armée alors que c’était elle qui avait pratiqué les massacres. Le FLN a été écarté mais l’armée est restée en place. C’était elle qui détenait le pouvoir et elle l’a gardé. Certains partis comme le PAGS ont même appelé les travailleurs à “la réconciliation armée/peuple ” mais la population pauvre a acquis à cette époque une haine profonde du pouvoir, haine qui ne l’a plus quitté durant des années !

5- le « socialisme » et son origine Le FLN qui débute en 1954 le combat contre le colonialisme français n’a jamais affirmé, durant toutes les années de son combat, qu’il voulait bâtir le socialisme. Il était issu d’un courant, le PPA-MTLD, implanté dans les milieux populaires en Algérie et dans la classe ouvrière dans l’immigration. Le PPA avait une origine ancienne dans le courant communiste (l’Etoile Nord-Africaine construite sous l’égide de l’Internationale communiste de l’époque de Lénine). Mais les nationalistes s’étaient beaucoup éloignés de ces origines. Le FLN était certainement l’une des fractions les plus droitières du courant nationaliste. Au sein du PPA, les militants de l’Organisation paramilitaire, l’OS, qui vont créer le FLN s’opposaient à une implantation trop importante dans la classe ouvrière. Ils ne voulaient pas d’un programme radical socialement. Ils prétendaient se tourner vers les paysans mais uniquement pour y recruter des militaires en vue de la guérilla. Ils ne proposaient pas de mener des mouvements sociaux. Ils n’avançaient aucune revendication, fut-ce celles de la paysannerie pauvre pourtant très durement frappée économiquement. A la revendication sociale et révolutionnaire de « la terre aux paysans », ils opposaient le slogan nationaliste et de guérilla : « la terre aux combattants ». Jusqu’à la veille de l’indépendance, ils ne vont jamais changer sur ce point d’orientation. Le caractère national et nullement social de la mobilisation est beaucoup plus caractéristique que dans la plupart des luttes nationalistes. C’est lorsqu’il devient évident que le colonialisme va céder la place que le FLN prend le tournant de manière brutale, au congrès de Tripoli. Alors que ce congrès est plein de dirigeants très droitiers, y compris s’affichant d’extrême droite, et que très peu d’entre eux affichent des idées plus à gauche, c’est à l’unanimité que le congrès du FLN décide le passage au socialisme. Entre temps, l’ensemble des dirigeants avait compris que c’était la seule possibilité face à l’ébullition sociale grandissante, comme le montre le document historique suivant :

Document illustrant que le FLN ne visait aucun « socialisme », mais commençait à avoir peur de la classe ouvrière et préparait une dictature anti-populaire :

« Questions-réponses sur le FLN éditées à l’Indépendance (rédigées par Ben-Tobbal) « (…) Question : Il est dit, dans les statuts, que le FLN poursuivra après l’indépendance du pays « sa mission historique de guide et d’organisateur de la nation algérienne ». Quel caractère va-t-on donner à son action dans le cadre d’une « République démocratique et sociale » ? Fera-t-il figure de parti unique ? Réponse : La réunion du CNRA de Tripoli n’a pas précisé que le FLN sera, demain, le parti unique. Elle a simplement confirmé que le FLN poursuivra sa mission après la libération du pays. Cependant le caractère démocratique qui sera donné à la République algérienne ne peut être conçu avec le même sens que celui des pays occidentaux, des pays organisés depuis très longtemps et ayant une longue expérience de la démocratie. Pour nous, la démocratie n’a de sens qu’au sein d’organismes. (…) Les impératifs de l’édification de la république algérienne après la libération du pays ne permettront pas d’ouvrir librement les portes à la constitution de partis ; ce serait alors l’éparpillement des énergies du peuple qui ne pourraient plus être mobilisées pour la reconstruction. Aujourd’hui, après plus de cinq années de lutte, nous constatons que l’Algérien est encore d’avantage porté vers l’anarchie que vers la discipline et ce phénomène risque de se manifester plus gravement demain lorsqu’il n’y aura plus d’ennemi en face de nous pour nous unir, si une forte discipline ne s’installe pas dans le peuple, discipline capable de mobiliser toutes les énergies pour l’édification de notre pays. (…) Question : Peut-on savoir si le CNRA a opté pour une orientation politique ? Réponse : Notre action politique n’a pas changé. C’est le neutralisme (bloc afro-asiatique) avec cette seule différence que, lors de sa première réunion le CNRA a décidé d’ouvrir des bureaux dans un certain nombre de pays socialistes tels que la Russie ou la Yougoslavie. Ceci ne constitue pas une nouvelle orientation politique. Mais un nouveau pas dans notre stratégie politique. (…) Nous n’avons pas un politique orientée, soit vers l’Est soit vers l’Ouest. Question : Quelles pourraient être les conséquences d’une alliance avec les pays de l’Est ? Réponse : C’est un sujet important qui a déjà été étudié par le congrès de la Soummam en août 1956. Il faut dire tout d’abord que la conclusion d’une alliance avec un pays quelconque ne dépend pas que de nous ; faut-il encore que le partenaire accepte, et pour qu’il puisse le faire, il faudrait qu’il y trouve avantage. En deuxième lieu, nous ne pouvons envisager d’alliance avec l’Est que si notre politique neutraliste a épuisé tous ses moyens. En troisième lieu, il faudrait que notre intérêt et le leur aille dans le même sens. Question : Quelle est la position de la Russie vis-à-vis de notre révolution ? Réponse : (…) Il ne faut pas oublier que la stratégie politique russe est à l’échelle du monde. (…) L’URSS a certainement plus besoin de ménager la France que de nous aider officiellement. (…) L’optique de la Russie peut être la même que la notre. Pour elle l’Algérie ne représente que quelques kilomètres carrés sur le globe terrestre. Question : Est-ce que le fait que l’Etat algérien sera socialiste et démocratique préjuge des futures structures de l’Algérie indépendante sur le plan politique, économique et de son orientation vis-à-vis des blocs ? Réponse : Nous ne disons pas que l’Algérie sera socialiste, mais qu’elle sera sociale. Question : Comment pouvons-nous ici au Maroc réprimer tout dénigrement systématique contre l’organisation ? Les moyens de contrainte sont-ils compatibles avec la souveraineté nationale ? Réponse : Ce problème n’est pas particulier au Maroc. Il existe aussi en Tunisie où réside également une forte communauté algérienne qui vit sur un territoire souverain. Sur le plan juridique, les moyens de contrainte que nous pourrions être amenés à utiliser ne sont pas compatibles avec la souveraineté de ce pays. Les autorités légitimes qu’elles soient tunisiennes ou marocaines ne peuvent nous permettre de punir librement tout Algérien que nous voulons. (…) Question : L’application des dispositions de caractère social a créé au sein de la population un esprit revendicatif préjudiciable. Des mesures ont-elles été prévues à ce sujet ? Réponse : L’aide matérielle (en nature et en espèces) servie aux djounouds ou à leur famille, aux réfugiés et aux nécessiteux, ainsi qu’aux permanents, n’a jamais été un droit et ne l’est pas. Cette aide peut être supprimée ou suspendue à n’importe quel moment, si les possibilités le commandent… Il s’est créé un esprit revendicatif, état d’esprit nuisible à la révolution. (Ou bien le FLN me nourrit, m’habille, me loge, et il est bon ; ou bien, il ne le fait pas ou ne m’aide pas comme je désire, et alors il est mauvais). Question : Les présents statuts et institutions doivent-ils ou vont-ils être diffusés sous peu aux militants de base ? Réponse : Vous avez justement été convoqués pour cela. Ces textes ne sont pas secrets. Ils doivent être communiqués et commentés très largement aux militants de base. (…) »

Notes de Mohamed Harbi sur les conditions de rédaction de ce question-réponse : « Après la formation du deuxième gouvernement Abbas, Bentobbal se rend au Maroc en compagnie de Mohamedi Saïd pour régler les problèmes posés par la révolte du capitaine Zoubir. Ce texte correspond aux questions qui lui ont été posées lors de sa tournée et donne une idée des préoccupations des cadres du FLN à l’époque. (…) On remarquera le silence sur les questions qui engagent l’avenir. »

Pour comprendre comment le « socialisme » de Boumedienne et Ben Bella était une opération démagogique et populiste visant à enlever aux ouvriers organisés et autogérés en comités de gestion des entreprises « vacantes », c’est-à-dire abandonnées ou fermées par les anciens propriétaires français. Ils ont joué toutes les opositions au sein des travailleurs et fait croire que les comités spontanément mis en place avaient détourné des biens. Ils ont mis en place des assemblées générales pour virer ces anciennes directions et imposer d’autres proches du pouvoir, quitte à recommencer plusieurs fois la même opération. Ils enlevaient ainsi aux travailleurs tout pouvoir sur leur entreprise afin de la remettre à l’Etat prétendûment « socialiste » et autogestionnaire, on peut lire ces extraits de « L’Algérie de la Révolution » de Juliette Minces, tirée des numéros de « Révolution Africaine », organe du FLN, de 1963-64 :

« Les nouveaux patrons (RA 20 avril 1963) L’Usine textile de Fort-de-l’Eau. L’activité ordonnée, le mouvement des métiers, la présence des ouvriers absorbés devant leur machine, le bruit qui nous avait attirés à notre arrivée, montrent que cette usine fonctionne. En Algérie, chaque usine qui travaille est un succès. (…) Au paravant, le patron avait quitté l’Algérie, laissant les clefs à une ouvrière européenne en qui il avait pleine confiance. Son départ avait entraîné celui de tous les ouvriers européens. Il laissait cependant un stock qui, bien qu’inférieur à celui des années précédentes, pouvait permettre de redémarrer. Au mois d’octobre, il prétendit vouloir redonner à son usine une certaine activité, mais motivait le freinage par la difficulté qu’il éprouvait à trouver un directeur. Puis, il décida de licencier les 35 ouvriers de l’usine qui y travaillaient encore un peu. Mais les ouvriers ne se sont pas laissés faire et un Comité de gestion a été mis en place. Il restait 65.000 francs dans la caisse, et un stock assez faible. Les commandes furent très nombreuses au début de l’hiver et on put employer 74 ouvriers à Fort-de l’Eau. (…) Après nous avoir fait part de tous ces chiffres et des difficultés inhérentes à la gestion d’une entreprise qui pendant longtemps n’avait fonctionné qu’au ralenti, le président du Comité de gestion en arrive au problème fondamental ici : l’existence même du Comité de gestion et ses rapports avec les ouvriers.

 L’usine, ça va. Les ouvriers sont contents du travail. Mais ils se plaignent du Comité et même la production a un peu diminué.

 Pourtant, ce sont les ouvriers qui vous ont nommés ? Comment s’est constitué ce comité ?

 Eh bien, nous nous sommes présentés. Certains parmi nous travaillaient ici depuis plus de vingt ans. Et les ouvriers nous ont nommés. Nous sommes sept dans ce comité.

 Mais de quoi se plaignent les ouvriers ?

 Ils trouvent que nos salaires sont trop élevés et les leurs pas assez. Ils ont déjà voulu faire grève plusieurs fois, mais les délégués syndicaux les ont convaincus que ça n’était pas opportun. Pourtant, le chiffre d’affaires de l’usine a augmenté. Alors, ça prouve que nous sommes capables.

 Mais combien gagnent les ouvriers, en moyenne ; et vous, combien gagnez-vous ?

 Les ouvriers gagnent entre 30.000 et 35.000 francs. Il s’arrête. Il ne semble pas tenir à nous dire le salaire des membres du comité. Nous insistons.

 Eh bien, ils gagnent 90.000 francs par mois. Le délégué du syndicat intervient et précise :

 Le président, lui, gagne 110.000 francs. (…) Leur problème, ce sont les salaires et le Comité de gestion. Chacun veut participer à la discussion. Ils parlent des décrets, des discours de Ben Bella, et les commentent pour nous prouver à quel point ils ont raison. (…)

 Regardez ma fiche de paie. Qu’on me coupe la tête si quelqu’un peut faire vivre une famille de neuf personnes avec 24.000 francs. (…)

 Ce Comité n’est pas digne de nous représenter. Il n’a rien de révolutionnaire ; il a même pris les habitudes des anciens patrons. Les contrôleurs du Bureau national du secteur socialiste ont pris la chose en main. Avant la fin de la semaine, une réunion rassemblera tous les ouvriers, devant lesquels le Comité de gestion devra présenter son bilan.

Deux coopératives : Zéralda et Douaouda (RA 27 avril 1963) Un représentant du Centre national d’animation du secteur socialiste nous propose de le suivre dans sa tournée d’inspection. Nous l’accompagnerons donc à Zéralda, puis à Douaouda. Là, les coopératves de conditionnement posent des problèmes (…) Les coopérateurs se plaignent. (…) C’est surtout le directeur qui parle. Les aqutres se contenteront d’approuver. (…) Sur les biens laissés vacants, on avait installé des comités de gestion. Le ministère de l’Agriculture obtint que les comités de gestion entreraient dans les coopératives de conditionnement en tant que sociétaires. (…) Ils devaient, en échange, payer une surtaxe de conditionnement et n’avaient aucun droit de regard sur le fonctionnement des coopératives. (…) Maintenant, les travailleurs n’ont plus confiance dans de futures éléections. Notre guide nous explique que le gouvernement a décidé qu’on devait procéder très bientôt à l’élection démocratique des comités de gestion. Ils ne sont pas au courant. En outre, ils se sentent paralysés par leur ignorance dans le domaine de la commercialisation. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont accepté de voir leurs pouvoirs supprimés. (…) Il leur plait d’avoir un organisme d’Etat qui tienne tout en main et qui ait ainsi une position de force sur le marché français et même européen. Ici aussi les ouvriers sont prêts à accepter de nouvelles difficultés. Pourvu que la gestion soit saine : « On a déjà tant perdu : nos frères, nos maisons ; on peut encore accepter quelques difficultés supplémentaires et même perdre de l’argent pouvrvu qu’à l’avenir cela profite aux travailleurs. »

Une leçon de démocratie à Fort-de-l’Eau (Révolution Afriaine du 18 mai 1963) Le comité de gestion de la filature de Fort-de-l’Eau vient enfin d’être changé. L’élection du nouveau comité précédait d’une semaine la campagne nationale pour la réorganisation des Comités de gestion qui s’est ouverte ce mercredi 15 mai. (…) Cette prise de conscience réelle, qui va au-delà des critiques ou des récriminations – puisqu’elle demande l’engagement de chacun – nous l’avons vécue vendredi dernier lorsque tous les travailleurs de la Filature se sont réunis, en présence d’une délégation formée de deux membres de la kasma de Fort-de-l’Eau, de deux représentants de la Délégation spéciale de deux membres de l’UGTA régionale, de trois représentants de la présidence du Conseil (secteur socialiste) et deux membres de l’Association des anciens moukafhine. (…) Benattig, un des représentants du secteur socialiste parle (…) L’attention des travailleurs est très soutenue. Ils écoutent la tête un peu avant, le visage grave. Tout ce que vient de dire l’inspecteur du secteur socialiste. Ils le savaient déjà, mais, de l’entendre formuler par lui, confère à ces vérités un poids plus grand. (…) Cette réunion qu’ils réclamaient avec insistance parce qu’elle était devenue indispensable, a pris une ampleur qu’ils n’attendaient pas. Ils sont au pied du mur : il faudra remplacer ce Comité de gestion, mais c’est à eux d’élire le nouveau, et c’est une chose très importante : ils seront dorénavant responsables de leur choix. Zitoun, délégué de l’UGTA, prend ensuite la parole. Il explique lui aussi la nécessité de parler sans contrainte : « Il faut exposer vos doléances. (…) » Un seul membre de l’ancien comité a été réélu. (…) Cette leçon de démocratie faite avec calme et courage n’est pas prête d’être oubliée. Elle a touché chacun des ouvriers de l’usine de même que la campagne nationale de restructuration touchera tous les Comités de gestion. »

Derrière la décor d’Hassi-Messaoud (Révolution Africaine du 20 juillet 1963) « Ville moderne construite e préfabriqué, Maison-Verte (Hassi Messaoud) est un des gtrands centres sahariens du pétrole. Elle a été construite en 1958. (…) Le champ d’Hassi Messaoud est partagé essentiellement entre deux compagnies : la CFPA (Compagnie Française des Pétroles d’Aquitaine) et la SN REPAL, société française dans laquelle le gouvernement algérien a 40% des parts. (…) Quant aux Algériens qui travaillent et qui constituent la moitié des effectifs, plus de 50% y sont employés depuis le début. (…) Notre interlocuteur est satisfait de tout, d’ailleurs la preuve que tout marche bien est qu’il n’y a pas eu une seule grève. Non seulement, Hassi Messaoud est un paradis de verdure, mais encore c’est un paradis pour les travailleurs. (…) Les travailleurs algériens n’acceptent plus de vivre dans ces conditions. C’est ici la seule région d’Algérie qui soit encore colonisée. (…) Les ouvriers sont si mécontents qu’il a fallu, nous dit le délégué de l’UGTA, des interventions supérieures pour leur faire prendre patience : leurs revendications sont, la plupart du temps, rejetées. Cependant, ils renoncent à faire grève : « Le parti et l’UGTA nous ont demandé de ne pas faire grève parce que ça nuirait à l’économie du pays. Ils nous ont expliqué que nous avions fait des sacrifices pendant tant d’années que nous pouvions encore en faire pendant quelques temps, jusqu’à ce que notre économie ait bien démarré. Mais nous n’avons aucun moyen de pression contre les patrons sans la grève. (…) Avant l’indépendance, les travailleurs avaient droit à une boîte d’eau d’Evian par jour. Depuis, on leur a supprimée et lorsque les ouvriers viennent réclamer, on leur répond par la formule désormais fameuse : « Allez voir Ben Bella qu’il vous la donne, si vous n’êtes pas contents. » Ils n’ont, en effet, pas lieu d’être contents ! (…) Les tentes des travailleurs algériens abritent chacune six persones. Leur lit consiste en une planche de bois. Leur Cuisine, ils la font sur le seuil. (…) Tous ces problèmes, toutes ces revendications d’ordre social, il ne faut pas croire qe ce n’est qu’à Hassi Messaoud qu’on les rencontre.

Fallait-il le dire : Acilor (RA du 16 novembre 1963) « Moi, j’ai été élu par 156 voix sur 160 ouvriers. Je suis magasinier général. Alors, s’il (l’attaché commercial représentant l’Administration) me traite de voleur, s’il traite tout le Comité de gestion de voleur, c’est tous les ouvriers qu’il insulte ! » (…) Comme nous leur demandons si nous pouvons rencontrer le président du Comité, ils nous répondent, un peu gênés, qu’il n’y a plus de président. Pourquoi ? (…) Le directeur a des preuves contre lui. (…) Les salaires ont été fixés par le comité de gestion (…) Le responsable du personnel explique le problème des salaires : « Les salaires ont été fixés verbalement par le président du Comité. Mais ils ont été exagérés : ils sont beaucoup trop élevés pour les possibilités de l’usine. Alors, on a dû faire un réajustement, après avoir convoqué une délégation avec des représentants de l’UGTA, du Parti et de la Préfecture. On a fait une grande réunion où le directeur a expliqué que les ouvriers d’Acilor étaient surpayés. Alors, avec l’accord de tous les ouvriers, on a décidé de baisser les salaires. »

Déficitaires, nous ? Et pourquoi ? (RA du 29 février 1964) « Sur les 152 domaines de la plaine de la Mitidja, seuls 5 ou 6 n’ont pas couvert leurs frais. (…) Pour tout l’arrondissement de Blida, plus de 90% des domaines autogérés sont bénéficiaires (…) Nous avons bien travaillé cette année et moi je ne comprend pas pourquoi on ne nous a donné que 11.000 francs de prime. (…) Quand on nous a dit de nous constituer en comité de gestion, nous avons cru que la ferme était à nous, que les bénéfices nous reviendraient intégralement, et qu’on pourrait en faire ce qu’on voudrait. Maintenant on s’aperçoit que ce n’est pas vrai. Les décrets, bien sûr, on va encore nous parler des décrets ! Mais personne ne nous a vraiment expliqué ce que c’était. (…) Pourquoi ne nous ont-ils donné que 11.000 francs ? Je ne sais pas. Quand j’ai vu la somme, je n’ai pas voulu écouter leurs explications. »

Autogestion et lutte de classe en Algérie Les temps modernes, juin 1965 « Où en sont les applications des décision du Congrès du secteur industriel socialiste ? Où en est la création de la Banque socialiste ? Où en sont les conseils communaux d’animation du secteur socialiste ? (…) Un délégué de Sidi-Bel-Abbès parle de sa région : « La situation est grave. Il ya une désorganisation complète, voire un sabotage délibéré. La masse laborieuse des campagnes a été abandonnée à elle-même, elle perd courage… » (…) La résolution de politique générale (…) définissant le rôle du syndicat (…) : « Le syndicat doit lutter avec persévérance en vue de débarrasser les ouvriers autogestionnaires de toutes les séquelles de la mentalité des salariés qui se traduit dans le gaspillage, le manque d’application dans le travail, les négligences et les doter d’une conscience socialiste pénétrée de la conviction que l’intérêt individuel se confond avec l’intérêt général. » (…) On peut cependant s’étonner de la suppression du droit de grève, dans le secteur autogéré. (…) Comment se peut-il qu’après un an et malgré toutes les promesses solennellement faites au cours des différents congrès antérieurs (Congrès de l’autogestion agricole d’octobre 1963, du FLN d’avril 1964) la situation soit restée sans changements réels ? Pour répondre à cette question, il faut étudier le contexte dans lequel s’est développée l’autogestion. Elle est née avant les décrets de mars 1963, au cours de la crise de l’été 1962. La plupart de colons ayant fui, les terres demeurées vacantes risquaient de rester en friche. Les ouvriers agricoles se mirent donc au travail de leur propre initiative, constituant ainsi l’embryon de ce qui allait devenir par la suite le secteur autogéré. (…) Compte tenu des accords d’Evian, on attendait le retour des propriétaires des biens « vacants », afin qu’on put les remettre en bon état à leurs anciens propriétaires, lorsqu’ils reviendraient. C’est du moins ce qu’une grande partie de l’administration naissante prétendait. Quant aux travailleurs qui venaient de vérifier qu’ils n’avaient pas besoin d’un patron pour accomplir leurs tâches, ils n’étaient plus aussi prêts à restituer les terres et s’installaient très rapidement dans leurs responsabilités nouvelles. En janvier 1963, Khider, alors secrétaire général du FLN (parti qu’il avait reconstitué et « enflé » démesurément – secondé par Bitat – depuis l’indépendance, et dont les nouveaux responsables étaient le plus souvent parachutés du sommet, Khider destitue par un coup de force, en plein congrès de l’UGTA, la direction de cette centrale syndicale et la remplace par une nouvelle direction, parachutée elle aussi et à sa convenance. (…) En mars 1963, la promulgation des fameux décrets sur l’autogestion fera alors de Ben Bella, aux yeux du peuple et surtout des travailleurs des biens vacants, le dirigeant incontesté de l’Algérie indépendante. Cette période des « décrets de mars »vit naître une flambée d’entousiasme chez les autogestionnaires. Elle fut de courte durée (…) Plusieurs mois après leur promulgation, les membres des comité de gestion – et encore moins l’assemblée des travailleurs –ne savaient exactement de quoi il s’agissait. L’administration locale avait nommé les responsables de l’autogestion, dont beaucoup se prenaient par conséquent pour de nouveaux patrons. (…) Dès mars 1963, on pouvait prévoir l’agitation sociale et politique qui suivit en Grande Kabylie. Le gouvernement avait fait toutes sortes de promesses qu’il ne s’efforça pas de tenir. Dans l’attente des semences, des briques, des tracteurs et des mulets promis, les travailleurs refusaient de prendre la moindre initiative. (…) les responsables politiques ou syndicaux qui auraient dû être élus étaient nommés. (…) Et puis, avec l’attente, le mécontentement était venu : ils commençaient à s’inquiéter pour l’avenir. Du travail, il n’y en avait toujours pas ; alors que le chômage continuait et continue à sévir en Algérie, on promettait qu’il serait résorbé en six mois. (…) Ainsi, le peuple avait l’impression qu’on se désintéressait de sa misère, et assistait impuissant à cette course aux meilleures places qui est la conséquence normale d’une révolution essentiellement dirigée par des nationalistes petits-bourgeois, contraints de recourir à une terminologie socialiste dans la seule mesure où peuple éprouve un besoin intense de justice et d’égalité sociales. Cette bourgeoisie, qui s’est constituée et s’est renforcée à une vitesse surprenante,, utilisait l’autogestion au début, comme un alibi qui devait donner au peuple l’impression de « socialisme », bien décidée par ailleurs à saboter la formule, au cas où les travailleurs auraient pris trop au sérieux les promesses qu’elle comportait. C’est pourquoi le principal slogan consistait à dire qu’il n’y avait pas de classes sociales différenciées, mais des couches dont les intérêts étaient communs. (…) Dans la plupart des localités, la masse avait perdu confiance dans les permanents locaux du FLN. Surpayés, ayant perdu tout contact réel avec elle, ou n’en ayant jamais eu (la plupart n’ayant pas été élus, mais nommés par les instances supérieures), ils formèrent une espèce de bureaucratie rapidement embourgeoisée, que cette masse craignait parfois, à cause du pouvoir qui lui était conféré ; qu’elle méprisait car elle la considérait comme « sans honneur » ; et qu’elle désavoua par la suite, publiquement, au cours de différents congrès qui eurent lieu. (…) Secteur « socialiste » dans une économie de type capitaliste, (…) les travailleurs y étaient rapidement venus à considérer les entreprises ou les domaines dans lesquels ils travaillaient comme leur appartenant à titre collectif. (…) Il fallait donc soit « couler » économiquement l’autogestion, en dégoûter les travailleurs, et prouver ensuite que ce système n’était pas rentable, soit la reprendre en main, d’une façon détournée, en confisquant aux travailleurs toutes les responsabilités de gestion, de financement, de commercialisation (qui pourtant leur étaient reconnues par les décrets), au profit des organismes de tutelle dépendant du ministère de l’Agriculture (…). »

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