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Comment la tactique des organisations syndicales mène à l’échec

vendredi 10 février 2012, par Robert Paris

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La tactique des organisations syndicales et les leçons de l’échec de la grève des postiers

La « rentrée sociale » de 1974 a eu lieu avec un bon mois de retard, mais elle n’est pas passée inaperçue. Le pouvoir comptait peut-être avec les menaces sur l’emploi (dûment montées en épingle sur les ondes) pour neutraliser le front social. L’accord signé entre le C.N.P.F. et les Confédérations syndicales garantissant 90 % de leur salaire pendant un an aux travailleurs licenciés pour « raisons économiques » visait d’ailleurs tout autant à désamorcer les réactions brutales de la part des ouvriers dont les entreprises procéderaient à des licenciements collectifs qu’à étouffer la combativité de l’ensemble des travailleurs en accroissant leur crainte du chômage auquel ce nouvel accord donnait une crédibilité plus tangible.

La rentrée promettait donc d’être calme. Pas la moindre petite phrase de Georges Séguy susceptible de mettre en émoi les milieux patronaux. Tout au plus le Parti Communiste engageait-il contre son partenaire du programme commun une polémique assez fracassante qui, apparemment, semblait ne relever que de la simple arithmétique électorale.

Non pas que la combativité de la classe ouvrière fût à proprement parler en veilleuse. Dès le mois d’octobre, dans un secteur ne craignant guère le chômage, les usines du trust Creusot-Loire, à Saint-Etienne, , une grève sur les salaires éclata intempestivement. Mais la CGT s’acharna à empêcher toute extension de la grève aux autres usines du trust et se livra à ses manoeuvres habituelles pour faire reprendre le travail à coups de votes successifs. La CGT semblait donc donner toutes les raisons de croire à la volonté des organisations syndicales de ne pas envenimer la situation sociale et de contribuer, sur le plan économique, à jouer le jeu de la concertation.
Les syndicats prennent l’initiative de la mobilisation

Mais la grève du Creusot-Loire n’était pas encore terminée que les postiers des centres de tri se mettaient en grève, que la CGT se mettait résolument à leur tête et contribuait à généraliser la grève à l’ensemble des PTT. et gardait la direction d’un conflit qui dura un mois et demi, la plus longue grève dans la fonction publique depuis 1953. Le 6 novembre, l’organe de la CGT, La Vie Ouvrière, titrait son éditorial « En avant toute ! ». La CGT et la CFDT lancèrent divers mouvements de grève dans la fonction publique, chez les cheminots, chez les hospitaliers, prirent la tête de la grève des éboueurs parisiens, pendant qu’ils continuaient de diriger des luttes localisées pour la défense de l’emploi comme à la Néogravure. Cette mobilisation des travailleurs, essentiellement de la fonction publique, culmina le 19 novembre, journée de grève nationale, où, à l’appel des syndicats, les travailleurs participèrent aux plus grandes manifestations syndicales de rue depuis 1968, à Paris et dans les villes de province.

Le gouvernement eut beau se livrer à une intoxication en règle sur les ondes pour minimiser cette journée du 19 novembre, elle n’en fut pas moins un gros succès, tout particulièrement grâce à ces manifestations. Car si les travailleurs du secteur privé hésitèrent le plus souvent à faire grève, ils furent par contre très nombreux, surtout en province, à rejoindre les cortèges dont les postiers avaient joyeusement pris la tête. Malgré les slogans respectables des banderoles syndicales, les mots d’ordre hostiles au gouvernement fusèrent spontanément : « les ordures sont au pouvoir, pas sur les trottoirs » entendit-on à Paris, « augmentez les postiers, pas les pétroliers », jusqu’aux travailleurs hospitaliers qui scandèrent : « Ponia, fais gaffe au bistouri », autant de mots d’ordre irrévérencieux alternant souvent avec les accents de l’Internationale.

Ce n’est pas la première fois que les syndicats, et en premier lieu la CGT, syndicat le plus influant de ce pays, prennent la tête des luttes des travailleurs et suscitent la mobilisation de couches plus ou moins importantes de la classe ouvrière. En 1968, déjà, la CGT n’avait pas hésité, de crainte d’être débordée sur sa gauche, à généraliser la grève, politique que d’ailleurs la bourgeoisie ne lui a toujours pas pardonnée. A vrai dire, en période d’inflation, les syndicats ont très souvent pris la tête des luttes revendicatives visant à obtenir des augmentations de salaires que la bourgeoisie cède relativement facilement comptant les récupérer par le jeu de la hausse des prix, à la seule condition toutefois qu’ils contrôlent ces mouvements en évitant qu’ils ne prennent un caractère généralisé et explosif. C’est ainsi qu’avant 1968, la CGT organisait systématiquement des grèves tournantes, des mobilisations partielles, des journées d’action successives en s’efforçant seulement de rendre tabou l’idée de « grève générale ». La tactique actuelle n’est donc pas nouvelle, et n’a rien pour étonner.

Une grève à l’initiative de la CGT à Rateau : pourquoi la CGT ne peut pas imiter Lip

Succédant à Lip dans l’actualité sociale française, la grève avec occupation de l’usine Rateau a constitué pour beaucoup une surprise.

En effet, alors que l’on avait vu, durant le conflit de Besançon, la CGT se maintenir ostensiblement en retrait de la CFDT, ne manquant jamais une occasion de se démarquer des « méthodes aventuristes de Piaget et de ses partisans », on voyait à La Courneuve la même CGT prendre résolument l’initiative d’une grève avec occupation, dans une entreprise qui est considérée de longue date comme un de ses fiefs - un bon nombre de permanents de la CGT et du PCF de la Seine-Saint-Denis ont fait leurs premières armes militantes dans cette entreprise. Certains, tels les rédacteurs de Rouge, ont voulu voir aussitôt dans cette attitude une réponse à la combativité ouvrière qui se développait dans l’usine, c’est-à-dire, en quelque sorte, le résultat de la pression de la base. Rien ne rend moins compte de la réalité. Car la CGT n’a, dans cette affaire, en aucune façon cédé à la spontanéité. Bien au contraire, à chaque moment, elle a procédé de façon parfaitement concertée, sans qu’on puisse discerner à aucune étape du développement de ce mouvement le moindre signe de débordement ou d’une quelconque improvisation. La façon dont l’occupation fut décidée est particulièrement significative à cet égard.

Alors que les projets de réduction de postes de la direction étaient connus depuis longtemps, alors même qu’il y avait déjà eu des licenciements - tout d’abord en 1972 où tout un secteur de l’usine, la fonderie, avait été fermé, provoquant le départ ou la reconversion de près de 200 travailleurs, puis plus récemment la suppression d’une soixantaine de postes, décision notifiée en décembre - la CGT se cantonnait dans la plus complète passivité. Ainsi, par exemple, au congrès du syndicat de l’usine qui se tenait à ce moment-là, les responsables cégétistes refusaient que l’on inscrive à l’ordre du jour la lutte contre les licenciements, préférant que l’on discute de la création d’un syndicat particulier pour les employés, techniciens, agents de maîtrise (ETAM.). De leur côté, les travailleurs semblaient attendre, résignés, le verdict du patron, à tel point que, lorsque fut annoncé, fin décembre, le nombre exact de postes qui devaient être supprimés par le plan de réorganisation de la direction, des délégués CFDT, parcourant l’usine en appelant au mégaphone les travailleurs à la grève immédiate avec occupation, ne recueillirent aucun écho. Les choses semblaient s’acheminer vers une « opération chirurgicale » (le mot étant de la direction) sans douleur lorsque, le 29 janvier, la CGT réunissait une assemblée de militants qui regroupait une soixantaine de personnes auxquelles elle annonçait que la commission exécutive du syndicat venait de décider d’appeler à la grève illimitée avec occupation. Les premiers surpris par cette décision furent les militants à qui on n’avait jusqu’alors rien dit, et même qu’on avait parfois rabroués les jours précédents quand ils suggéraient timidement pareille initiative. Aussitôt les militants se répandaient dans l’usine avec la consigne de populariser la proposition de la direction syndicale. Presque dans la foulée, on proposa de voter la grève en assemblée générale. 1 200 travailleurs participèrent à ce vote, 873 s’y déclarèrent favorables, les opposants étant 347. Il y a environ 1 850 personnes qui travaillent à Rateau, dont environ 650 mensuels. Il n’y a dans tout cela rien qui puisse évoquer l’initiative de la base, tout au plus peut-on constater que la proposition de la direction de la CGT correspondait aux aspirations d’une majorité des travailleurs quand on considère les résultats du vote. Mais à aucun moment cette aspiration ne s’était exprimée jusqu’au jour où l’initiative vint... de cette CGT qui refusait de parler jusqu’alors de grève illimitée. Et s’il fallait une preuve supplémentaire qu’il ne s’agit nullement d’une action de franc-tireur due à des circonstances locales, il suffit de constater qu’aussitôt votée, la grève fut assumée par le PCF. Ainsi l’Humanité la mentionna dans les titres de première page, dès qu’elle fut décidée. Et on a trop l’habitude de voir l’organe du PCF passer sous silence les mouvements qui n’ont pas la caution de ce parti, pour ne pas considérer comme une indication positive l’attitude inverse. D’ailleurs le PCF et la CGT organisèrent aussitôt la campagne de popularisation de la grève de Rateau, à tel point qu’on a pu parler, à propos de cette grève, du « Lip de la CGT ».

Et certes, le rapprochement vient à l’esprit lorsque l’on considère les soucis publicitaires manifestés d’une part par la CFDT autour de Lip, et aujourd’hui par la CGT autour de Rateau. Mais le parallèle devient particulièrement significatif lorsque l’on compare l’allure qu’ont pris ces deux mouvements.

Ainsi, autant la grève de Besançon donna lieu à l’initiative ouvrière, autant elle fut un exemple de participation des travailleurs, autant elle fit place à des initiatives de tout ordre, autant par contre l’occupation de l’usine de La Courneuve laisse l’impression inverse. Non seulement les travailleurs n’ont pas été sollicités pour participer à leur grève, mais on constate qu’ils en ont été délibérément écartés. Car effectivement, à Rateau, la CGT a tenu, dès le départ, à tout contrôler. Et pour que ce contrôle ne risque à aucun moment d’être contesté, elle s’est bien gardée de faire appel à la participation des travailleurs du rang, désignant ses militants pour assumer la quasi-totalité des tâches pratiques de l’occupation. A tel point même qu’aux premiers jours de la grève, la section CFDT fut pratiquement tenue à l’écart, y compris des tâches les plus banales.

Cette attitude s’est naturellement répercutée sur l’atmosphère qui règne dans l’usine et sur l’ambiance qui prédomine parmi les grévistes. Alors que plus de 850 travailleurs de chez Rateau ont voté la grève avec occupation et que la CGT indique que, plus de 1 100 travailleurs ont pris à la fin de la troisième semaine du mouvement leur carte de gréviste, il n’y a guère plus de 100 travailleurs chaque jour dans l’usine qui s’efforcent de tuer le temps en jouant aux cartes.

De même lorsque l’on compare les conditions dans lesquelles s’est réalisé le soutien financier des grévistes de lip à celles qui existent aujourd’hui à rateau, la différence est nette. alors que les travailleurs de lip avaient su franchir le pas et se payer sur le fruit de leur travail, c’est-à-dire le capital, la c.g.t. se cantonne dans la recherche de fonds en utilisant les moyens traditionnels de la collecte. et tandis que des mois durant les travailleurs de lîp avaient pu tenir dans la grève grâce aux paies sauvages, les grévistes de rateau n’avaient recueilli après trois semaines de grève qu’à peine plus de neuf millions d’anciens francs, tout juste de quoi donner 90 francs à chacun des mille grévistes. et la différence n’est pas seulement quantitative, mais surtout qualitative.

On aurait tort cependant de voir dans ces deux mouvements des différences de style qui s’expliqueraient par des types de syndicalismes différents. D’autant que ces deux grèves ont plus de points communs qu’il n’y paraît à première vue. Dans les deux cas, aussi bien la CFDT à Lip que la CGT ont inscrit leur action dans une perspective purement défensive : défense de l’emploi des horlogers de la firme bisontine d’un côté, et au-delà de ce combat défense de l’horlogerie française, de l’autre, défense de l’emploi des travailleurs de chez Rateau au nom de la défense de la technique nationale, représentée par la « turbine française » - l’usine Rateau fabrique des turbines pour les centrales électriques. Ainsi la CGT et la CFDT se rejoignent dans la même perspective pseudo-gestionnaire. Chacun de ces syndicats a produit un plan dans lequel il s’efforce de faire la démonstration que Lip ou Rateau sont rentables dans le cadre du marché capitaliste. A aucun moment, ni la CGT, ni la CFDT n’ont dit aux travailleurs de France que le sort des ouvriers de Lip ou de Rateau risquait d’être le leur si la crise s’approfondissait. A aucun moment elles n’ont dit que ce n’était ni particulièrement l’horlogerie française, ni la technique nationale des turbines qui était en question, mais le sort de la classe ouvrière quelle que soit la branche d’industrie où elle travaille. Aussi bien l’automobile que le textile ou l’alimentation... Face à cette perspective, elles se sont contentées de mettre en relief les particularités de la situation. Mais à aucun moment elles n’ont proposé un plan de riposte de toute la classe ouvrière à la crise qui menace tous les travailleurs. A aucun moment elles n’ont même utilisé l’expérience de Lip pour en tirer des leçons générales pour la classe ouvrière, en particulier en l’incitant à refuser de payer la crise en se payant sur le capital. Même la CFDT qui a fait de Lip son affaire s’est bien gardée d’offrir cette perspective, se gargarisant de phrases générales sur les luttes exemplaires ou sur « la société de demain que l’on prépare dans les luttes d’aujourd’hui ». Quant à la CGT, elle a fait tout pour escamoter les enseignements de l’expérience Lip, sinon la grève elle-même.

C’est à partir de cette caractérisation fondamentale que l’on peut apprécier la différence de « style » de ces deux grèves. D’un côté une grève vivante, dynamique, menée par la CFDT locale, cautionnée par la Confédération, de l’autre un mouvement morne, enserré dans le carcan de l’appareil CGT. Faut-il voir dans cette opposition on ne sait trop quelle différence dans la formation de deux types de syndicalistes ? On aurait tort de s’attarder à une explication qui reste à la surface des choses. Car s’il y a différence, ce n’est pas tant dans le dynamisme de tel ou tel type de militant, mais dans la situation sociale et politique où se trouvent ces militants vis-à-vis à la fois de la classe ouvrière d’une part, de la bourgeoisie d’autre part. Certes les deux centrales se situent sur le même terrain : celui du réformisme. Aucune ne vise à renverser l’ordre social. Mais la centrale d’Edmond Maire peut se permettre de couvrir des initiatives comme celles de Lip sans que l’ensemble de la classe ouvrière se sente automatiquement concernée. Car la CFDT n’a pas l’implantation sociale de la CGT. Et la différence n’est pas seulement quantitative mais essentiellement qualitative. L’intervention de la CFDT restera, pour des centaines de milliers de travailleurs, marginale, marquée par le sceau du « gauchisme », même si ces travailleurs regardent avec sympathie les grèves patronnées par cette centrale, quand elles se déroulent à Saint-Brieuc ou à Besançon. Ce caractère marginal de l’influence de la CFDT, la CFDT le renforce elle-même - mais c’est là un choix politique - par son refus de s’adresser aux travailleurs autrement qu’en les appelant à soutenir les ouvriers de Lip. Ce jeu, la CFDT peut donc se le permettre sans que soit mis en cause l’édifice social.

C’est à partir de cette caractérisation fondamentale que l’on peut apprécier la différence de « style » de ces deux grèves. D’un côté une grève vivante, dynamique, menée par la CFDT locale, cautionnée par la Confédération, de l’autre un mouvement morne, enserré dans le carcan de l’appareil CGT. Faut-il voir dans cette opposition on ne sait trop quelle différence dans la formation de deux types de syndicalistes ? On aurait tort de s’attarder à une explication qui reste à la surface des choses. Car s’il y a différence, ce n’est pas tant dans le dynamisme de tel ou tel type de militant, mais dans la situation sociale et politique où se trouvent ces militants vis-à-vis à la fois de la classe ouvrière d’une part, de la bourgeoisie d’autre part. Certes les deux centrales se situent sur le même terrain : celui du réformisme. Aucune ne vise à renverser l’ordre social. Mais la centrale d’Edmond Maire peut se permettre de couvrir des initiatives comme celles de Lip sans que l’ensemble de la classe ouvrière se sente automatiquement concernée. Car la CFDT n’a pas l’implantation sociale de la CGT Et la différence n’est pas seulement quantitative mais essentiellement qualitative. L’intervention de la CFDT restera, pour des centaines de milliers de travailleurs, marginale, marquée par le sceau du « gauchisme », même si ces travailleurs regardent avec sympathie les grèves patronnées par cette centrale, quand elles se déroulent à Saint-Brieuc ou à Besançon. Ce caractère marginal de l’influence de la CFDT, la CFDT le renforce elle-même - mais c’est là un choix politique - par son refus de s’adresser aux travailleurs autrement qu’en les appelant à soutenir les ouvriers de Lip. Ce jeu, la CFDT peut donc se le permettre sans que soit mis en cause l’édifice social.

De même vis-à-vis de la bourgeoisie, la CFDT ne suscite pas les mêmes craintes que la CGT contrôlée par le PCF. A cause bien sûr du moindre poids social de cette centrale, mais aussi à cause des traditions qu’elle véhicule et qui n’ont rien à voir avec la tradition communiste. Par contre, pour la CGT, la situation est inverse. Chaque geste de la CGT peut être interprété par des dizaines de milliers de militants ouvriers comme le signal de déclenchement d’une bataille contre le capitalisme. Et ces dizaines de milliers de militants se trouvent dans une situation telle au sein de la classe ouvrière qu’ils peuvent être les éléments décisifs dans le développement des luttes sociales. Ainsi donc, paradoxalement, le PCF, par l’entremise de la CGT, se trouve prisonnier en quelque sorte de sa propre influence. Il doit maîtriser chacun de ses gestes, se garder de tout faux mouvement qui pourrait être interprété à contresens de ses projets politiques par la classe ouvrière. C’est pourquoi, même quand il prend la responsabilité de s’engager dans un mouvement social, il doit à toute force en garder le contrôle, au prix même d’attitudes rigides et impopulaires. Ainsi, àRateau, la CGT n’a jusqu’ici à aucun moment été contestée, et ne risque guère de l’être, parce que face à elle personne n’est en mesure d’offrir une autre perspective au mouvement. Dans ces conditions, elle eût pu faire appel à l’initiative ouvrière sans grand risque. Cependant, si elle ne l’a pas fait, c’est parce que, même si le risque reste faible, il existe. Et c’est un risque que la direction de la CGT ne veut à aucun prix courir.


À la tête des combats défensifs et localisés

Ces derniers mois, on avait déjà pu voir la CGT s’engager dans des luttes longues et dures pour la garantie de l’emploi. Ce fut le cas à Rateau, aux Tanneries d’Annonay, sur le Paquebot France, aux Houillères de Lorraine, aux usines Titan-Coder, et enfin à la Néogravure. Mais si ce soudain radicalisme de la CGT a pu à l’époque étonner certains gauchistes qui, avec le manichéisme qui les caractérise, ne voient dans les syndicats et leurs militants que des bureaucrates toujours prêts à freiner et à briser les luttes, toutes les luttes, l’attitude de la CGT au cours de ces combats défensifs et localisés non seulement n’avait rien d’étonnant, mais était même prévisible. Car dans ce type de luttes défensives circonscrites à certaines usines en faillite ou à des secteurs particuliers, les syndicats n’ont pas à craindre d’être débordés. C’est en effet leur caractère défensif lui-même qui donne à ce type de conflit des limites en quelque sorte « naturelles ». Les syndicats peuvent s’y montrer durs, radicaux, sans grands risques. La lutte des « Lip » où les organisations gauchistes avaient voulu voir une lutte « exemplaire », ne fut que l’une des premières luttes défensives de ce type dans laquelle les syndicats, en l’occurrence surtout la CFDT, furent partie prenante. Et dans les mois qui suivirent, la CGT montra qu’elle était fort capable de prendre la tête d’autres « Lip ».

Par contre, ce dont sont incapables les organisations ouvrières réformistes, c’est de donner à l’ensemble de la classe ouvrière des perspectives susceptibles d’unifier tous les travailleurs, ceux qui sont menacés par le chômage, comme ceux qui ne sont plus prêts à payer l’inflation.
Les syndicats doivent assumer la direction des luttes en cours

Au mois d’octobre, nous avons assisté à des initiatives de type très différent de la part des Confédérations ; cette fois, elles se résolvaient à prendre la tête de la lutte des postiers et mobilisaient les travailleurs sur les salaires. Mais en période d’inflation, la lutte pour l’augmentation des salaires prend un caractère offensif très facilement généralisable. Les revendications des postiers : 1 700 F minimum et 200 F pour tous (même si cette revendication, présentée comme augmentation mensuelle uniforme au tout début de la grève, fut rapidement transformée par les syndicats en 200 F « d’acompte à valoir » ), furent très vite populaires. Il ne fallut pas longtemps pour qu’elles soient reprises par presque toute la fonction publique et certains travailleurs du secteur privé.

Si les syndicats ont finalement pris le risque de déclencher et de diriger ces mouvements de grève, ce n’est pas parce qu’ils n’avaient pas conscience de ce risque de généralisation, bien au contraire. Mais à vrai dire, les organisations ouvrières réformistes, et d’abord la CGT, n’ont guère le choix. La presse bourgeoise n’a voulu voir dans la mobilisation organisée par les syndicats que des manoeuvres « politiques » du Parti Communiste et de la CGT, comme s’il dépendait des bureaucraties ouvrières de déclencher en temps et en heure des mouvements qu’elles orchestreraient pour de simples motifs électoraux. C’est une manière bien simpliste de concevoir les rapports entre les organisations ouvrières réformistes et les travailleurs. La CGT, comme la CFDT, sont des organisations qui ont une implantation ouvrière. A moins de perdre tout leur crédit au sein de la classe qu’elles représentent auprès de la bourgeoisie (FO, spécialisée depuis longtemps dans le rôle de porte-parole du gouvernement au sein du mouvement ouvrier, et de briseur de grève occasionnel comme Bergeron en a encore fait la brillante démonstration à l’égard des postiers, en a fait l’amère expérience), la CFDT et encore plus la CGT doivent bon gré mal gré défendre leur classe et prendre en charge la riposte des travailleurs partout où ces derniers en ressentent la nécessité. Et quand on dit que les organisations syndicales sont implantées et représentent leur classe, ce n’est pas une simple clause de style. Cela signifie aussi que leur « base », leurs militants dans les entreprises, sont des travailleurs comme les autres, qui subissent comme leurs camarades de travail les atteintes au salaire et à l’emploi, qui partagent le fardeau commun et qui, parce qu’ils sont pour la plupart les travailleurs les plus organisés et les plus conscients, ont au moins autant envie de riposter que les autres.
Une marge de manoeuvre étroite

Alors, bien sûr, pour pouvoir conserver leur place de dirigeants de la classe ouvrière et par là- même ménager leurs possibilités de négociation avec la bourgeoisie, la marge de manoeuvre des directions syndicales est étroite : d’une part elles doivent faire la démonstration de leur utilité à la bourgeoisie en tant qu’avocats patentés de la classe ouvrière, bénéficiant de tout le crédit des travailleurs, et pour ce faire satisfaire les aspirations à la lutte de leur base, d’autre part faire la preuve à chaque instant de leur sens des responsabilités à l’égard du pouvoir en place. La voie est périlleuse.

En outre, c’est sur ces motivations fondamentales que se greffe le contexte politique actuel où Giscard pourrait éventuellement, en cas de crise grave, se résoudre à appeler Mitterrand à participer à une majorité gouvernementale. Le Parti Communiste et la CGT tiennent à montrer fermement à la bourgeoisie qu’un accord politique dont la classe ouvrière serait l’enjeu, ne peut pas se faire sans eux. Et que si Giscard veut la paix sociale, il ne lui suffira pas de s’effacer derrière un Mitterrand qui ne représente que lui-même, mais il lui faudra compter avec le Parti Communiste et la CGT, les deux plus grandes organisations ouvrières de ce pays, et les seules capables de mobiliser réellement les travailleurs, comme de contenir leurs aspirations.

Pour toutes ces raisons, la CGT se doit d’assumer le rôle de direction des luttes en cours. La crise qui s’annonce met à l’ordre du jour aux yeux des travailleurs, même si la plupart d’entre eux restent dans une expectative qui ne doit pas faire illusion à la bourgeoisie, la nécessité de la riposte et de la lutte. C’est pourquoi, fondamentalement, les organisations ouvrières, politiques et syndicales, réagissent aujourd’hui, et organisent à leur manière cette riposte.
Une seule crainte : être débordés par les travailleurs

Mais ce type de mobilisation contient sa propre dynamique, et le point critique où le pouvoir en place pourrait être menacé, voire ébranlé, peut facilement être atteint en dépit de la volonté des directions syndicales. C’est pourquoi la préoccupation constante des dirigeants syndicaux, lors du mois dernier, fut d’être débordés par les travailleurs qu’ils avaient eux-mêmes mis en branle, même lorsque la mobilisation était réduite, et partant les risques limités. C’est cette grande peur qui a donné à la mobilisation qu’ils ont déclenchée son caractère si particulier. Alors qu’elle n’hésitait pas à étendre la grève des tris à l’ensemble des autres postiers (bien moins mobilisés il est vrai), la CGT lançait à la SNCF l’une des grèves tournantes les plus soigneusement effritées et éparpillées que les états-majors syndicaux aient à leur actif. Pour éviter tout caractère de généralisation du mouvement, la CGT imposa même aux cheminots la revendication de 1 500 F par mois au lieu des 1 700 F qu’ils réclamaient spontanément, laissant à ses militants la tâche délicate d’expliquer au cheminot du rang que 1 700 F c’était demander plus que les postiers, vu les primes à la SNCF (!)... et que 1 500 F, c’était encore le meilleur moyen de demander la même chose qu’eux !

Cette crainte de perdre le contrôle des mouvements fut bien caractéristique. Et elle se manifesta souvent de la façon la plus grotesque : des militants CGT venus aux nouvelles, d’un centre de tri à un autre, furent proprement expulsés par les responsables syndicaux qui ne les connaissaient pas. Ailleurs, les militants, cégétistes eux aussi, d’un hôpital parisien, furent expulsés manu militari par les responsables du centre de tri de l’arrondissement, auquel ils étaient venus apporter leur solidarité... Et l’on pourrait citer bien d’autres exemples.

En tout cas, il fut remarquable combien, lors de toute cette mobilisation qu’ils avaient pourtant déclenchée eux-mêmes, les dirigeants syndicaux ne se sentirent pas les coudées libres et craignirent de ne pas être en mesure de négocier eux-mêmes la reprise.
Un objectif démobilisateur : la négociation

A aucun moment, à aucun prix, dans ces dernières luttes comme dans celles qu’ils seront amenés à diriger dans l’avenir, les dirigeants syndicaux ne recherchent l’épreuve de force ultime. Car si les organisations de la classe ouvrière prennent, comme souvent dans le passé, la tête des luttes des travailleurs, elles le font à leur manière, à la manière réformiste.

L’objectif des syndicats en effet n’est pas de faire payer au gouvernement les effets de l’inflation, ni de donner comme perspectives aux travailleurs de savoir qui, des bourgeois ou d’eux-mêmes, feraient les frais de la crise. Et si la mobilisation organisée par les syndicats a pris ce caractère si paradoxal, et dans certains secteurs si confus, c’est parce qu’ils lui avaient donné’ l’objectif le plus démobilisateur qui soit, mais qui est le seul objectif qu’ils connaissent : la « négociation » et uniquement la négociation. C’est ce qu’illustraient de façon bien ridicule les slogans que les responsables syndicaux s’acharnaient à faire scander de la Bastille à la Gare de l’Est : « Giscard, ça suffit, assieds-toi et négocie ».

S’il est normal qu’une lutte puisse s’achever sur une négociation à l’issue de laquelle les travailleurs peuvent juger s’ils sont gagnants ou pas, la négociation en elle-même ne saurait constituer un objectif sérieux à la lutte. Et demander avant tout au gouvernement de « négocier » aussi bien dans la lutte des PTT. qu’ailleurs, revenait à lui donner l’initiative et à le rendre maître de la continuation de la grève ou de la reprise. En l’occurrence, de son « pourrissement » et de son « effritement » comme dirent les représentants du pouvoir à propos des postiers, puis de la reprise sur un échec.

Car avec un tel objectif, les syndicats étaient forcément amenés à transiger, pour peu que le gouvernement le leur permît. Mais il ne leur permit pas. A ce jeu-là, le gouvernement est toujours le plus fort. Et cette fois il a refusé aux syndicats de quoi leur permettre de faire reprendre le travail.

Au contraire même, il a pris l’initiative de l’épreuve de force en refusant tout interlocuteur aux syndicats et choisissant ainsi de faire durer la grève.

Les dirigeants syndicaux avaient voulu faire une démonstration, mobiliser le plus de monde possible certes, mais pas faire gagner la lutte aux travailleurs. Comme l’expliquait sans fard un responsable cheminot : « Ce ne sont pas les résultats qui comptent, mais le pourcentage de grévistes ». Seulement, dès l’instant où il choisit l’épreuve de force, c’est le gouvernement qui à son tour voulut faire sa propre démonstration : faire croire que la mobilisation de ce mois de novembre 74 était artificielle, que les postiers étaient isolés, montrer que le gouvernement emploierait la manière forte, que la lutte revendicative n’était pas payante et qu’il ne céderait pas aux postiers, en aurait-il les moyens économiques et financiers. Et c’est avec cynisme que le gouvernement dépensa au moins une bonne part de ce que demandaient les grévistes dans l’installation des fameux « tris parallèles » (sans doute plus coûteux qu’efficaces, d’ailleurs) puis annonça sans vergogne, le jour même de la reprise des tris parisiens, qu’il subventionnerait à coups de milliards Peugeot et Citroën.

Mais face à cette politique de classe qui se montre ostensiblement comme telle, les directions syndicales n’ont aucune stratégie a proposer aux travailleurs. Il a suffi que le pouvoir ne joue plus le jeu de la concertation, que les syndicats voient leur objectif de négociation hors d’atteinte, pour que les dirigeants réformistes n’aient plus rien à proposer ni à dire aux travailleurs en lutte, sinon de plier armes et bagages et d’encaisser sans coup férir les points marqués par le gouvernement.

A partir du moment où les syndicats virent que le gouvernement engageait véritablement l’épreuve de force contre les postiers, ils ont en effet adopté une attitude démoralisante, renchérissant sur l’intoxication gouvernementale à propos de « l’effritement » de la grève (intoxication qu’ils avaient pourtant violemment dénoncée quelques jours auparavant seulement). Et en tout cas, ils se refusèrent à la seule politique honnête vis-à-vis des postiers engagés depuis six semaines dans la lutte : leur permettre de choisir eux-mêmes, en connaissance de cause, entre la reprise du travail et la poursuite de la lutte jusqu’à satisfaction. Si les conditions de la lutte devenaient certes plus difficiles, elles n’étaient pas du tout insurmontables, loin de là. Car si l’arrogance des patrons et leur intransigeance désarment facilement les bureaucrates syndicaux, elles ne démoralisent pas aussi automatiquement les travailleurs, mais peuvent au contraire renforcer leur détermination. Quant à la politique des syndicats, elle a dès lors surtout consisté à ne proposer aux grévistes que le plus court chemin vers l’échec et ils ont choisi délibérément d’enterrer la lutte des postiers.
L’échec de la grève des postiers : avant tout l’échec de la politique des syndicats

Si les dernières grèves, aux tris postaux comme ailleurs, ont été déclenchées et dirigées par les syndicats, ils ont fait preuve de tout, sauf de détermination. Bien sûr, étendre la grève, rendre la mobilisation plus large et plus profonde n’était pas forcément possible. Mais de toute façon les syndicats ne le souhaitaient pas. Car leur politique n’est pas de proposer aux travailleurs une stratégie susceptible de gagner l’épreuve de force contre le pouvoir et, pour ce faire, mettre toutes les chances du côté des travailleurs.

C’est pourquoi l’échec de la grève des postiers est avant tout l’échec de la politique des organisations syndicales. Il risque de décourager certains, mais il peut être aussi instructif pour d’autres qui devront prendre conscience que la lutte des travailleurs contre la bourgeoisie est une chose bien trop sérieuse pour qu’on en abandonne la direction aux seules directions syndicales.

En fait, ce que vient de montrer ce combat d’avant-poste chez les postiers, c’est que le temps n’est plus aux affrontements limités, aux grèves tournantes ou aux journées d’action sans lendemain. Dans une situation économique critique, la question de savoir qui fera les frais de l’inflation et de la crise se pose crûment en termes de classe. Le gouvernement vient de montrer qu’il est prêt à affronter des conflits prolongés. La grève des postiers est à cet égard un avertissement. La classe ouvrière doit s’attendre à devoir engager des luttes sérieuses, peut-être longues, peut-être dures, pour avoir gain de cause. Mais il n’y a pas là de quoi se décourager mais seulement des raisons supplémentaires de renforcer sa résolution.

Les postiers ne sont que l’avant-garde des gros bataillons de l’armée des travailleurs. Leur grève est-elle une défaite ? Cela dépend en dernier ressort du reste des travailleurs. Car une défaite s’apprécie avant tout à l’opinion et au moral des combattants, et de tous les bataillons. Or, ce premier échec peut n’être que l’issue provisoire d’un simple affrontement de reconnaissance. Il dépend de l’ensemble des travailleurs que ce ne soit finalement pas réellement une défaite et que Giscard regrette bientôt les points qu’il vient de marquer. Et il peut ne s’agir que d’une simple leçon instructive où les travailleurs les plus conscients auront surtout reconnu les positions et les dispositions de l’ennemi de classe, et leurs propres capacités à les affronter.

La politique de la CGT et le développement des luttes revendicatives

Tandis que la CGT a pris l’initiative d’une grève illimitée avec occupation de l’entreprise chez Rateau, à La Courneuve, tandis qu’elle a mené, d’un bout à l’autre, un conflit de même nature chez Pygmy-Radio, petite entreprise de La Plaine-Saint-Denis, on voit les militants de cette même centrale syndicale mettre en avant, à quelques centaines de mètres des usines occupées... des débrayages limités à quelques heures comme à la C.E.M. au Bourget, on les voit décommander un débrayage de solidarité prévu en faveur des grévistes de Rateau à Babcock (La Courneuve), tandis qu’au récent congrès de l’Union des Syndicats des Travailleurs de la Métallurgie de la Seine-Saint-Denis, les responsables expliquaient aux militants cégétistes de la région le caractère exemplaire de la grève Rateau... tout en les laissant dans le vague en ce qui concerne l’attitude de la CGT face à la défense du pouvoir d’achat des travailleurs et aux augmentations de salaires.

Ce qui se passe actuellement dans la Seine-Saint-Denis, département sans doute le plus industrialisé de France, où la CGT est particulièrement bien implantée, avec de nombreux militants et un appareil puissant et discipliné, et où elle dispose, plus qu’ailleurs, des moyens de sa politique, est révélateur de l’attitude de la CGT et de la politique qu’elle entend développer dans la situation présente.

Lors de la grève des cheminots du bassin lorrain, la CGT n’a pas hésité à appeler les mineurs à la grève générale tandis que, quelques semaines plus tard, à Caen, elle s’opposait à l’occupation de l’usine Saviem en préconisant des débrayages tournants.

La CGT prend l’initiative de manifestations centrales, regroupant plusieurs dizaines d’entreprises, sur le thème de la défense de l’emploi dans la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne et certaines villes de province... mais elle ne participe qu’avec réticence aux développements de l’action revendicative au Crédit Lyonnais à Paris et y freine la grève.

Elle soutient, et souvent organise des grèves avec occupation pour l’augmentation des salaires dans de petites entreprises de la région parisienne ou de province (Hurel-Dubois, Ugîlor...) mais fait preuve d’une prudence extrême dans les grandes entreprises et les grands groupes industriels - dans l’aéronautique à Toulouse et à Bordeaux, les mouvements sont soigneusement programmés en fonction des négociations salariales qui se déroulent avec la direction, dans le trust Thomson-C.S.F., les entreprises sont appelées à débrayer les unes après les autres.
Une attitude oui découle des perspectives politiques du p.c.f.

La politique mise en avant par la CGT, avec ses fausses audaces comme chez Rateau et ses reculades comme à Caen ou au Crédit Lyonnais, n’a rien de mystérieux ni même de surprenant. Elle ne peut désorienter que ceux qui, particulièrement au sein du mouvement gauchiste, voient dans la CGT « un-appareil-qui-freine-toujours », ou au contraire ceux qui croient, ou plus souvent feignent de croire, que la CGT passe son temps à échafauder des plans de subversion tendant à entraîner les ouvriers à un affrontement généralisé avec le régime. La réalité est bien différente... et bien plus nuancée. La tactique que développe actuellement la CGT n’est pas le fruit d’un plan machiavélique tendant à démoraliser les travailleurs et à étouffer leur combativité. Elle ne relève pas davantage de grandes manœuvres visant à écourter par l’intervention de la classe ouvrière le septennat de Pompidou. Elle est la traduction, au niveau de la classe ouvrière, des préoccupations du PCF face à la crise qui approche, et dont les premiers effets se font déjà sentir... et des perspectives politiques qui pourraient s’ouvrir à lui.

Il est incontestable que l’approche de la crise, le spectre du chômage, la réalité de l’inflation de plus en plus insupportable, la possibilité de dérèglements économiques, donnent de nouvelles perspectives aux partis de gauche et au Parti Communiste Français, dont le projet politique peut se résumer en deux phrases : entrer au gouvernement et participer à la gestion des affaires de la bourgeoisie. Mais ce projet, pour hypothétique qu’il soit, n’est réalisable qu’à la condition, nécessaire mais non suffisante, que le PCF apparaisse aux yeux de la bourgeoisie comme le seul parti capable d’imposer aux masses les sacrifices nécessaires, d’organiser la pénurie, de faire tourner les entreprises le cas échéant. Et ces sacrifices, le Parti Communiste Français ne pourra les demander que s’il dispose, au sein de la classe ouvrière, d’un crédit suffisant et d’un capital de confiance important. Ce crédit et cette confiance, le parti de Marchais en dispose incontestablement au sein du monde du travail. Mais ils ne sont pas illimités. Les ouvriers ne sont pas mariés à vie avec le PCF, sans possibilité de divorce. Ils n’ont pas signé, les yeux fermés, un chèque en blanc donnant droit à un crédit illimité. Dans la période actuelle, les travailleurs, et aussi les militants ouvriers, inquiets des menaces de chômage et surtout irrités par l’augmentation affolante des prix et les coupes sombres qui affectent leur pouvoir d’achat, attendent de leurs organisations syndicales, et particulièrement de la CGT, la plus puissante d’entre elles, une protection contre la dégradation du pouvoir d’achat et une intervention contre les menaces de chômage.

Ce sont ces deux exigences, contradictoires, donner, à chaque étape, des gages de sérieux et d’esprit responsable à la bourgeoisie, et apparaître comme les défenseurs des intérêts actuellement menacés des travailleurs, qui dictent au PCF, et partant à la CGT, sa politique face aux luttes revendicatives de la classe ouvrière.
Organiser des luttes limitées... éviter une offensive généralisée de la classe ouvrière

Au cours de la période actuelle, la CGT ne craint pas de prendre la tête de luttes dans certains secteurs de la classe ouvrière, de les susciter, de les organiser, voire de les durcir : occupation de l’entreprise, mise en place de piquets de grève, demain peut-être, affrontement avec la police. A cet égard, la grève Rateau, et aussi le conflit Lip, bien que la CGT ait été en retrait par rapport à la CFDT, ont une valeur test. Ils montrent que les bureaucraties syndicales, la CFDT comme la CGT, ne redoutent nullement les grèves avec occupation, les manifestations de rue, la mobilisation d’un secteur de la classe ouvrière. Elles ne les redoutent nullement, mais à la condition expresse que ces luttes soient circonscrites, par leurs objectifs mêmes, à une fraction précise de la classe ouvrière, qu’elles ne puissent servir de point de départ à une offensive généralisée. Par définition même, les luttes pour la défense de l’emploi, notamment dans la période présente où une infime partie de la classe ouvrière est affectée par des menaces de chômage, répondent à ces impératifs de la politique des bureaucraties syndicales. Et ce n’est pas le fait du hasard si, au cours des derniers mois, les luttes dont les syndicats ont largement parlé, celles qui ont été popularisées, qui ont bénéficié d’une information massive dans les entreprises, ont été les grèves de Lip et de Rateau. « Ils se battent héroïquement pour la défense de leur outil de travail, applaudissons-les et donnons-leur quelques sous » voilà quelle a été, en substance, la politique de la CGT et aussi de la CFDT dans les récents conflits concernant la défense de l’emploi.
Face a la crise s’attaquer au capital, développer un programme ouvrant des perspectives

Mais, pour l’heure, le grand problème qui se pose aux travailleurs est celui de la défense de leur pouvoir d’achat face aux effets dévastateurs de l’inflation. Ce problème concerne tous les salariés, il pourrait facilement être le point de départ d’une vague de grèves visant à arracher au patronat et à l’État des augmentations de salaire. Cela, la CGT le sait parfaitement, et c’est ce qui explique sa prudence extrême dans les conflits portant sur l’augmentation des rémunérations. Non seulement elle se garde bien de mettre en avant des revendications générales pour toute la classe ouvrière : une augmentation de 300 F par mois par exemple, mais encore elle craint toute contagion possible d’une grève pour l’augmentation des salaires. Si une telle grève éclate dans une petite entreprise, à Paris ou en province, comme chez Hurel-Dubois ou Ugilor par exemple, la C.G.T’est disposée à en prendre son parti, voire à organiser l’occupation de l’usine, l’exemplarité étant par la force des choses, limitée. Mais dans une importante entreprise, un conflit sérieux sur les salaires pourrait rapidement cristalliser le mécontentement dans d’autres entreprises et devenir le point de départ d’une mobilisation importante de la classe ouvrière. Aussi, dans la fonction publique, dans les administrations et le secteur nationalisé, dans les grandes entreprises du pays, la CGT table-t-elle uniquement sur les négociations autour du tapis vert, essayant de mendier, lors des discussions sur les contrats annuels, des augmentations de 2 ou 3 % pour « rattraper » les pertes dues à l’inflation et se contentant d’organiser des mouvements tournants, limités, toujours localisés atelier par atelier ou, au mieux, entreprise par entreprise, comme c’est le cas chez Dassault ou dans les usines du trust Thomson-C.S.F.. Et encore, la CGT n’organise-t-elle de tels débrayages limités qu’au compte-gouttes, en prenant garde qu’ils ne fassent monter la température, qu’ils ne soient le point de départ d’une lutte sérieuse des travailleurs. Et lorsque de tels mouvements, malgré la CGT, conduisent à un affrontement avec la direction, comme ce fut le cas à la Saviem de Caen ou à Usinor Dunkerque, où avant la séquestration des cadres par les travailleurs en colère, la CGT avait organisé des arrêts de travail service par service, on voit la CGT faire marche arrière, mettre tout son poids dans la balance pour stopper l’escalade et freiner l’action revendicative, abandonnant ainsi allégrement les revendications salariales des travailleurs.

Face à la crise qui menace et à la dégradation du pouvoir crachat de la classe ouvrière, la CGT se livre à un duel à fleurets mouchetés avec le pouvoir et le patronat. Les luttes qu’elle suscite ou qu’elle encadre, même lorsqu’elles prennent un tour quelque peu spectaculaire comme chez Rateau, même si elles se multiplient en surface, ne posent en aucun cas les problèmes qui sont vitaux pour la classe ouvrière. La CGT n’a d’autre objectif que de maintenir, au sein du monde du travail, un capital de confiance qui servira demain au PCF à mieux tromper les travailleurs... si la bourgeoisie veut bien faire appel à lui en cas de crise aiguë.

Car toute la politique actuelle de la C.G.T et du PCF est axée sur une participation au pouvoir des partis de gauche, sur la gestion par les partis ouvriers des affaires de la bourgeoisie. Dans cette voie, les travailleurs ne rencontreront pas de succès. Ni sur le plan strictement revendicatif. Ni sur le plan politique. La manière dont la CGT conduit les luttes permettra peut-être d’obtenir, dans certains cas précis, quelques miettes : réduction du nombre des licenciements envisagés dans une entreprise et obtention d’une prime de licenciement relativement conséquente (comme cela vient d’être obtenu chez Pygmy-Radio), augmentation de salaire dans telle ou telle usine. Mais la période qui vient, marquée par l’approche de la crise, n’est pas de celles où la classe ouvrière peut aller au combat en ordre dispersé, sans programme, sans perspectives. Elle n’est pas de celles où quelques luttes isolées permettront de sauvegarder les acquis ouvriers, où le simple jeu de l’offre et de la demande sur le marché de l’emploi permettra d’assurer le maintien, voire une relative progression du pouvoir d’achat.

La grande question que la crise met à l’ordre du jour est d’une autre envergure : qui fera les frais de la faillite du système ? Les capitalistes, qui sont les seuls responsables de la déroute qui se prépare ? Ou la classe ouvrière, l’innombrable armée de ceux qui produisent toutes les richesses de cette société ? Cette alternative laisse foin derrière elle toutes les demi-mesures et les mini-réformes qui ne réforment d’ailleurs pas grand-chose. Ou la bourgeoisie aura les mains libres pour imposer ses solutions, avec son personnel politique classique ou à l’aide des Bigeard et des Massu, les Pinochet français, ou la classe ouvrière saura imposer ses solutions, en refusant catégoriquement la dégradation du pouvoir d’achat, en n’acceptant pas que le fléau du chômage s’installe dans ses rangs. Quitte, pour cela, à faire de profondes incursions dans le domaine sacro-saint de la propriété privée, à violer les tabous du secret commercial en ouvrant les livres de comptes, quitte à mettre à l’ordre du jour l’expropriation des fauteurs de pagaille et l’organisation de la production par les travailleurs eux-mêmes, suivant un plan économique rationnellement conçu visant à satisfaire les besoins vitaux de la classe ouvrière.

 décembre 1974

Lutte ouvrière

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