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Charles Darwin, raconté par Stephen Jay Gould

samedi 22 avril 2017, par Robert Paris

« Je ne crois à aucune loi fixe du développement, obligeant tous les habitants d’une région à se modifier brusquement, ou simultanément, ou à un égal degré. (....) La variabilité de chaque espèce est tout à fait indépendante de celle des autres. L’accumulation par la sélection naturelle, à un degré plus ou moins prononcé, des variations qui peuvent surgir, produisant ainsi plus ou moins de modifications chez différentes espèces, dépend d’éventualités nombreuses et complexes, telles que la nature avantageuse des variations, la liberté des croisements, le taux de reproduction, les changements lents dans les conditions physiques de la contrée, et plus particulièrement de la nature des autres habitants avec lesquels l’espèce qui varie se trouve en concurrence. (...) Comme tous les êtres organisés, éteints et récents, qui ont vécu sur la Terre peuvent être tous classés ensemble, et ont tous été reliés les uns aux autres par une série de fines gradations, la meilleure classification, la seule possible d’ailleurs, si nos collections étaient complètes, serait la classification généalogique ; le lien caché que les naturalistes ont cherché sous le nom de système naturel n’est autre chose que la descendance. »

Darwin dans l’ « Origine des espèces »

« Je dois faire remarquer que j’emploie le terme de lutte pour l’existence dans le sens général et métaphorique, ce qui implique les relations mutuelles de dépendance des êtres organisés, et, ce qui est plus important, non seulement la vie de l’individu, mais son aptitude ou sa réussite à laisser des descendants. On peut certainement affirmer que deux animaux carnivores, en temps de famine, luttent l’un contre l’autre à qui se procurera les aliments nécessaires à son existence. Mais on arrivera à dire qu’une plante, au bord du désert, lutte pour l’existence contre la sécheresse, alors qu’il serait plus exact de dire que son existence dépend de l’humidité. On pourra dire plus exactement qu’une plante, qui produit annuellement un million de graines, sur lesquelles une seule, en moyenne, parvient à se développer et à mûrir à son tour, lutte avec les plantes de la même espèce, ou d’espèces différentes, qui recouvrent déjà le sol. Le gui dépend du pommier et de quelques autres arbres ; or, c’est seulement au figuré que l’on pourra dire qu’il lutte contre ces arbres, car si des parasites en trop grand nombre s’établissent sur le même arbre, ce dernier languit et meurt ; mais on peut dire que plusieurs guis, poussant ensemble sur la même branche et produisant des graines, luttent l’un avec l’autre. Comme ce sont les oiseaux qui disséminent les graines du gui, son existence dépend d’eux, et l’on pourra dire au figuré que le gui lutte avec d’autres plantes portant des fruits, car il importe à chaque plante d’amener les oiseaux à manger les fruits qu’elle produit, pour en disséminer la graine. J’emploie donc, pour plus de commodité, le terme général lutte pour l’existence, dans ces différents sens qui se confondent les uns avec les autres. »

Darwin, L’Origine des espèces

Charles Darwin, raconté par Stephen Jay Gould

Stephen Jay Gould dans « La structure de la théorie de l’évolution » :

« Pratiquement tous les biologistes antidarwiniens acceptaient que la sélection naturelle intervint réellement, mais ils la considéraient comme un mécanisme mineur et négatif, seulement capable de jouer le rôle du bourreau… Darwin souligna que la sélection naturelle, qui avait certes un rôle négatif et se caractérisait, il le reconnaissait, par une faible intensité, avait, néanmoins, la capacité, sous certaines conditions appliquées à la nature de la variation, de promouvoir des caractères évolutifs nouveaux. Autrement dit, la sélection naturelle pouvait créer… Certains aspects de la théorie de Darwin innovaient sur le plan philosophique… mettant l’accent sur la complexité et l’interaction : il s’agit notamment du mécanisme proposé par Darwin d’une interaction entre hasard et nécessité, en ce qui concerne la gamme des variations s’offrant à l’action de la sélection…

Charles Darwin fut sûrement le plus gentil de tous les génies de l’histoire, n’ayant jamais présenté aucune de ces marques d’arrogance et de furieuse excentricité qui caractérisent souvent ces derniers. Cependant, un sujet particulier le mettait invariablement dans un état qui, chez lui, était ce qui se rapprochait le plus de la colère : l’affirmation, souvent montée en épingle par ses adversaires, mais erronnée, selon laquelle la sélection naturelle était, à ses yeux, le mode exclusif du changement dans l’évolution.

Darwin, qui comprenait parfaitement bien qu’en histoire naturelle seules comptent les fréquences relatives, nia absolument ce rôle exclusif de la sélection naturelle, soulignant que cette dernière avait seulement un rôle dominant. Il s’irrita tellement de cette sorte de mauvaise volonté à comprendre son point de vue qu’il ajouta cette phrase attristée à la sixième édition de l’ « Origine des espèces » (1872b, P.395) : « Comme on a récemment présenté mes vues de façon gravement déformée, et puisque l’on a déclaré que j’attribuais la modification des espèces exclusivement à la sélection naturelle, qu’on me permette de remarquer que, dans la première édition de cet ouvrage et dans celles qui ont suivi, j’ai mis en position très apparente, nommément à la fin de l’introduction : « Je suis convaincu que la sélection naturelle a joué le rôle principal dans la modification des espèces, bien que d’autres agents y aient aussi participé. Cela n’a servi à rien. Certaines façons erronées de constamment présenter les choses recèlent un grand pouvoir d’attraction. »

Il est d’une importance vitale de bien comprendre la façon dont Darwin invoquait la fréquence relative des phénomènes pour soutenir ses points de vue, car la citation sélective représente l’erreur la plus couramment commise par les évolutionnistes en interprétant son œuvre et sa théorie.

L’ « Origine des espèces », en tant que livre écrit par un unique auteur, est un ouvrage mieux organisé et contenant moins d’incohérences que la Bible ; mais Darwin et le bon Dieu ont effectivement en commun d’avoir dit quelque chose à peu près sur tout. On peut toujours arriver à trouver dans l’ouvrage de Darwin une déclaration qui, si elle est détachée de son contexte et si elle n’est pas évaluée à l’aune cruciale de la fréquence relative, peut servir à soutenir presque n’importe quelle position, même la plus antidarwinienne.

Puisque Darwin représente le « saint patron » de l’évolutionnisme, et puisque tout le monde désire se revendiquer de cette autorité prééminente, il s’est développé une lamentable tradiction consistant à s’approprier des déclarations darwiniennes isolées afin de soutenir des vues particulières qui n’ont pas de rapport avec les propres visées de Darwin ou qui même réfutent le sens général de son œuvre.

Ainsi, par exemple, le fondateur britannique de l’évolutionnisme a abondamment écrit sur les contraintes liées à la variation et il n’a pas cessé de s’intéresser à ce sujet. Mais la logique de sa théorie demandait que l’adaptation contrôle le changement évolutif et que, le plus souvent, la variation soit isotrope ; par suite, Darwin prend position (comme il est logique) en faveur de ces nécessaires corollaires de la sélection naturelle…

On vénère aujourd’hui Darwin parce qu’il a constamment fait preuve de ces deux traits cruciaux, la grande intelligence et l’honnêteté. Il savait parfaitement où ses arguements allaient le conduire, et il les a développés sans dévier, même si les conséquences allaient en être désagréables. On lui fait le plus grand tort possible lorsqu’on parcourt superficiellement ses ouvrages à la recherche de quelque thème particulier pour soutenir sa position personnelle, tout en ignorant la beauté et la puissance du sens général et des enchaînements logiques de ses thèses.

Je soulève ce problème parce qu’on a particulièrement abusé des citations sélectives en ce qui concerne les conceptions de Darwin sur le gradualisme. Bien entendu, ce dernier a admis qu’il y avait une possibilité de grande variation dans les rythmes du changement, et qu’il pouvait même exister des épisodes rapides pouvant être qualifiés de catastrophiques (au moins sur une échelle locale).

Car comment cet excellent naturaliste aurait-il pu nier que la nature pouvait offrir une grande diversité de solutions à ce problème crucial qu’était le caractère du changement lui-même ? Mais ces déclarations occasionnelles ne font pas de Darwin le parrain de l’équilibre ponctué, ou un partisan secret de la saltation (comme l’a réellement affirmé De Vries, ce qui lui a valu une réprimande officielle et unique en son genre de la part des organisateurs de la commémoration du centenaire de Darwin à l’université de Cambridge).

Le gradualisme représente peut-être la conviction la plus centrale de Darwin, résidant à la fois au sein de sa pensée et la sous-tendant totalement. Cette notion l’a guidé dans le choix de ses sujets d’étude bien avant qu’il ne se préoccupe de la sélection naturelle et l’a conduit à se pencher sur des thèmes situés largement au-delà de cette dernière. Le gradualisme constitue le cadre explicatif de son premier livre important qui traitait des récifs coralliens (1842) et celui de son dernier ouvrage sur la formation des sols arables et la modification de la topographie par les vers de terre (1881), deux volumes qui ne font pratiquement pas référence à la sélection naturelle.

Le principal maître à penser de Darwin, Charles Lyell, avait posé le signe égal entre gradualisme et rationalité. Tous les historiens et les évolutionnistes ont remarqué l’importance centrale du gradualisme, à la fois dans l’ontogenèse (Gruber et Barrett, 1974) et dans la logique (Mayr, 1991) de la pensée de Darwin. (…)

La sélection ne devient créative qu’à la condition d’imprimer une direction à l’évolution, ce qu’elle fait en présidant à la lente et constante accumulation des variations favorables retenues au sein de l’ensemble isotrope des variations. Si le gradualisme n’accompagne pas ce processus de changement, la sélection doit renoncer à ce rôle créatif, et alors le darwinisme ne peut pas rendre compte de l’innovation évolutive. Si d’importantes nouvelles caractéristiques, ou de nouveaux taxa entiers, apparaissent grâce à des variations discontinues de grande ampleur, alors la créativité réside dans la genèse de la variation elle-même. La sélection n’engendre plus désormais l’évolution, et se cantonne dans le rôle de l’exécuteur des hautes œuvres éliminant l’inadapté, ne faisant donc que faciliter des changements apparus d’autre façon.

Le gradualisme est donc la conséquence logique de la mise en œuvre de la sélection naturelle sur le mode créatif envisagé par Darwin. Il imprègne aussi totalement la méthodologie génialement inventée par Darwin, parce que la thèse uniformitariste de l’extrapolation ne peut fonctionner si le changement à la plus grande des échelles ne se réalise pas par la sommation au cours du temps de petites variations, immédiates et appréhendables…

Au niveau le plus large, le gradualisme est un concept qui soutient simplement qu’un lien historique continu relie des ancêtres et des descendants, sans mention du mode ou du rythme avec lequel s’effectue la transition des uns aux autres. Si les nouvelles espèces apparaissent en tant que création ex nihilo par l’intervention divine, alors il n’y aurait pas de lien unissant des ancêtres et des descendants. Dans ce sens le plus large, l’affirmation du gradualisme revient à celle de l’évolution en tant que fait.

Cette assertion était bien entendu vitale pour fonder la révolution promue par Darwin,mais le sens ainsi considéré du gradualisme ne se réfère qu’à l’existence de l’évolution, et ne dit rien de la façon dont elle se déroule ; le lien logique entre gradualisme et sélection naturelle ne peut pas se situer à ce niveau.

Certains évolutionnistes de notre époque ont commis l’erreur de croire que les débats contemporains au sujet du gradualisme portaient sur ce premier sens, de nos jours allant de soi et nullement sujet à controverse…

Par conséquent, ce premier sens, « trop grand », du gradualisme atteste l’existence de l’évolution elle-même (par opposition au créationnisme), mais ne caractérise pas le mécanisme proposé par Darwin, ou par qui que ce soit d’autre, en matière de changement évolutif…

La seconde façon, « juste comme il faut », de comprendre le gradualisme ne porte pas sur la durée que doit prendre une transition, ou sur la variabilité éventuelle de la vitesse du changement. Dans ce second sens, le concept du gradualisme stipule simplement que, en passant d’un état A à un autre B, substantiellement différent, l’évolution doit nécessairement parcourir une longue série d’étapes intermédiaires qui diffèrent insensiblement les unes des autres.

En d’autres termes, un ancêtre et un descendant doivent être reliés par une série de changements, chacun se situant dans la gamme de ce que peut édifier la sélection naturelle à partir de la variabilité ordinaire. Sans le gradualisme considéré sous cette forme, de grandes variations sur le mode morphologique discontinu pourraient fournir la force créative du changement évolutif, au lieu que ce rôle revienne à la sélection naturelle. Mais si la minuscule augmentation apportée par chaque étape demeure peu importante par elle-même, alors la capacité créative doit nécessairement résider dans la sommation de ces étapes en quelque chose d’important : or, la sélection naturelle, selon la théorie de Darwin, intervient précisément en tant qu’agent d’accumulation.

Ce sens du gradualisme sous-tend l’invocation souvent formulée par Darwin du vieil aphorisme de Leibniz et de Linné : Natura non facit saltum (« la nature ne fait pas de sauts »).

Cet attachement à ce postulat ne peut que nous frapper comme immodéré et, au regard des normes d’aujourd’hui, comme nettement exagéré. Ainsi, Darwin écrit (dans l’ « Origine des espèces ») : « Si l’on arrivait à démontrer qu’il existe un organe complexe qui n’a pas pu se former par une série de nombreuses modifications graduelles et légères, ma théorie ne pourrait certes plus se défendre. »

Et, de crainte que nous ne doutions que « ma théorie » se réfère spécifiquement au mécanisme de la sélection naturelle (et non simplement à l’affirmation de l’évolution), Darwin pose souvent un lien explicite entre la sélection comme agent créatif et le gradualisme comme conséquence nécessaire : « Indubitablement, rien ne peut être réalisé par le biais de la sélection naturelle, si ce n’est l’addition de changements infiniment petits ; et si l’on pouvait montrer que… les stades de transition sont irréalisables, la théorie s’effondrerait. » (dans « Natural Selection », voir Stauffer, 1975, p. 250).

Et dans le chapitre de conclusion de l’ « Origine des espèces » : « Comme la sélection naturelle n’agit qu’en accumulant des variations légères, successives et favorables, elle ne peut agir qu’à pas lents et courts. Cette théorie rend facile à comprendre l’axiome « Natura non facit saltum ». (p. 471)

Mais est-il vrai que la théorie de la sélection naturelle « ne pourrait certes plus se défendre » si un seul organe (sans parler d’un organisme entier) pouvait apparaître par des changements de grandes dimensions et discontinus ?

Est-il vrai que le darwinisme demande d’obéir à la formulation extrême suivant : « La sélection naturelle n’agit que par la conservation et par l’accumulation d’infimes modifications héréditaires » (p. 95) ?

A un certain niveau de discontinuité, la forte formulation de Darwin doit sûrement être vérifiée. Si la morphologie modifiée caractérisant les nouvelles espèces apparaissait souvent en une seule étape grâce à des macromutations fortuites, la sélection perdrait alors son rôle créatif et n’agirait que comme force auxiliaire et secondaire pour propager la soudaine bonne conformation au sein de la population.

Mais peut-on appliquer légitimement aux organes isolés cette conception de Darwin ?

Supposez (comme cela doit arriver souvent) qu’une hétérochronie de développement détermine un changement majeur de forme et de fonction en deux ou trois étapes sans formes intermédiaires. La plupart du temps, la dimension de ces stades peut se situer hors de la « gamme normale » de variation pour la majorité des populations, mais non au-delà des possibilités d’un programme génétique de développement…

La théorie de la sélection naturelle s’effondrerait-elle si les changements sur ce mode étaient fréquents ? Je ne le crois pas. La théorie darwinienne demanderait quelques ajustements et quelques compromis (en particulier elle devrait être plus tolérante sur le non-respect de l’isotropie des variations et prendre beaucoup plus en compte la notion de contrainte interne dans le domaine de la génétique et du développement…

Je pense donc que la défense vigoureuse, voire pugnace, du gradualisme strict par Darwin reflète une prise de position systématique, de portée bien plus vaste que la simple reconnaissance d’un corollaire logique de la sélection naturelle. En fait, je crois que cette conviction forte correspondait à une attitude générale qui recouvrait l’adhésion à la thèse de Lyell selon laquelle le gradualisme allait de pair avec la rationalité et reflétait aussi le penchant culturel pour le gradualisme à l’époque où la Grande-Bretagne connaissait sa plus grande période d’expansion industrielle et coloniale (Gould, 1984a).

Le jugement perspicace de Huxley à propos de l’ « Origine des espèces » résonne encore de nos jours d’un accent de vérité. Dans sa célèbre lettre à Darwin, écrite juste après que cet ouvrage avait été publié, ilse disait prêt à « monter sur le bûcher » pour défendre les conceptions de Darwin, mais il y avait aussi avancé sa critique majeure : « Vous vous êtes imposé une difficulté qui était superflue en adoptant avec si peu de réserve la formule « Natura non facit saltum ». » (L. Huxley, 1901, p.189). (…)

Le chapitre 9 sur les preuves géologiques, où le lecteur non initié pourrait s’attendre à trouver de puissant arguments en faveur de l’évolution à partir des données les plus directement révélatrices – celles des archives fossils – révèle en lieu et place de cela une longue argumentation visant (légitimement) à excuser une discordance grave entre les données et la théorie : les archives fossiles sont dominées à première vue par des lacunes et des discontinuités, alors que la théorie de la sélection naturelle demanderait des transitions insensibles….

Darwin, tout le monde le sait, a résolu cette discordance en qualifiant les archives d’extrêmement imparfaites (tel un livre qui n’aurait plus que quelques pages et seulement quelques lettres préservées sur chaque page) au point que toute continuité véritablement insensible est largement effacée pour donner l’apparence, dans les traces restantes, d’une série de sauts abrupts :

« Pourquoi donc chaque formation géologique, dans chacune des couches qui la composent, ne regorge-t-elle pas de ces formes intermédiaires ? La géologie ne révèle assurément pas une série organique si bien graduée, et c’est en cela, peut-être, que consiste l’objection la plus sérieuse que l’on puisse faire à ma théorie. Je crois que l’explication se trouve dans l’extrême insuffisance des documents géologiques… Quiconque n’admet pas ces conceptions sur la nature des archives géologiques doit avec raison repousser ma théorie tout entière. »

Darwin s’est aussi fait l’avocat de la forme la plus contraignante du gradualisme… Il ne supposait pas simplement que l’information fût transmise continûment de génération en génération, et pas simplement que le passage entre les innombrables étapes de transition fût insensible. Il demandait aussi que le changement fût graduel même à la plus vaste échelle des temps géologiques et que le mouvement continu (avec des variations de rythme, bien sûr) représentât une caractéristique habituelle de la nature.

Cette acceptation du gradualisme, aux vastes visées, n’est pas étroitement liée, sur le plan logique, au mécanisme de la sélection naturelle. Le changement pourrait se faire de façon épisodique et brutale, à l’échelle des temps géologiques, mais néanmoins se réaliser par d’insensibles étapes intermédiaires, vues sous l’angle de la succession des générations, car, en vertu du principe crucial relatif aux changements d’échelle, la durée correspondant à la succession de milliers de générations ne représente qu’un petit moment à l’échelle des temps géologiques…

Ces deux principes (la mise en œuvre du mécanisme au niveau exclusif des organismes en tant qu’agents de la sélection ; la capacité créative de la sélection se traduisant par le façonnement de l’adaptation) définissent le noyau biologique central de la théorie darwinienne. En d’autres termes, ils décrivent le « fonctionnement » biologique permettant d’envisager la troisième et dernière composante fondamentale d’une vision darwinienne du monde : la thèse uniformitariste selon laquelle les résultats de l’action de la sélection naturelle trouvent, par extrapolation, une complète traduction à toutes les échelles et à toutes les époques de l’histoire de la vie…

La théorie de Darwin, dans un contraste révolutionnaire puissant, présente, pour la première fois, une explication en termes de mécanismes d’ « origine externe », dans laquelle le changement évolutif est contingent, c’est-à-dire constitué par l’addition d’adaptations locales imprévisibles.

Il ne correspond donc pas au déploiement déterministe de potentialités intrinsèques en fonction de règles biologiques internes : en fait, ce changement contingent est réalisé par l’interaction entre un matériau brut organique (la variation non orientée) et le milieu qui lui impose une orientation (la sélection naturelle).

Darwin renversa toutes les traditions antérieures en attribuant ainsi au milieu externe le rôle d’une force orientant la direction du changement évolutif (le « milieu » étant bien sûr conçu comme l’ensemble des facteurs biotiques et abiotiques, mais cependant externes à l’organisme, même lorsqu’ils étaient intrinsèquement liés à l’organisme lui-même et même largement définis par lui)…

Si le caractère unique en son genre du darwinisme, et aussi son caractère révolutionnaire, réside largement dans la formulation de la sélection naturelle, en tant que théorie de l’interaction entre un « intérieur » biologique et un « extérieur » représenté par le milieu (de sorte que cette théorie évolutionniste n’est pas une théorie de l’ « évolution » au sens de déploiement de potentialités intrinsèques), alors l’ « extérieur » doit faire lui aussi l’objet d’une discussion explicite…

Le milieu externe, en tant qu’agent darwinien actif, ne doit pas être trop calme : en particulier, une absence de changement dans l’environnement conduirait probablement l’évolution à s’arrêter, par la diminution des pressions sélectives en faveur des modifications adaptatives (voir Stenseth et Maynard Smith, 1984). Les interactions purement biotiques pourraient peut-être déterminer la progression du changement évolutif pendant un certain temps après l’arrêt du changement dans l’environnement, mais probablement pas indéfiniment.

On a rarement envisagé que l’évolution darwinienne pourrait être compromise par une éventuelle insuffisance de changement, en grande partie parce que les archives géologiques semblent clairement indiquer que le danger réside plutôt dans l’autre direction… En particulier, si le catastrophisme en géologie était la règle, ou même s’il était juste assez important en fréquence relative, alors le darwinisme perdrait sa place en tant qu’agent primordial du façonnement de l’histoire évolutive de la biosphère…

En passant en revue générale, et en ordre inverse, les critiques adressées aux trois principes centraux du darwinisme, on peut donc dire, premièrement, que la prise en compte des extinctions de masse catastrophiques, et plus généralement du caractère fortuit des extinctiosn déclenchées, à tous les niveaux par des facteurs abiotiques, met en question la conception fondamentale de Darwin sur la fréquence relative dominante de la lutte entre les organismes suscitée par le surpeuplement du milieu…

Deuxièmement, l’idée générale de contrainte (plutôt conçue comme un facteur positif canalisant le changement depuis l’intérieur des organismes que comme facteur négatif limitant la variation susceptible de conduire à des modifications fonctionnelles (voir Gould, 1989a) contredit la notion darwinienne cruciale d’isotropie du matériau brut et, par conséquent, celle de la maîtrise par la sélection naturelle de l’orientation de la trajectoire évolutive…

Troisièmement, et de façon encore plus importante dans la mesure où cette critique fait le mieux la synthèse des trois, la théorie hiérarchique de la sélection naturelle, affirmant que la sélection s’exerce de façon considérable en fréquence relative à tous les niveaux, depuis celui des gènes jusqu’à celui des espèces, met en question la première patte du trépied – celle de la thèse selon laquelle la sélection n’œuvre pratiquement qu’au niveau des organismes, thèse qui joua un rôle crucial en permettant à Darwin de radicalement renverser le système de Paley via le recours à Adam Smith…

Si la prochaine génération d’évolutionnistes reprend et élargit l’approche ainsi proposée en ce début de nouveau millénaire, comme le laissent présager les travaux et les recherches préliminaires qui ont été menées par tant de scientifiques à la fin du précédent, alors nous devons encore rendre plus hommage à la vitalité des définitions rigoureuses et des principes solides proposés par Darwin lui-même lorsqu’il a fondé notre discipline. Car peu de théroies proposent ces vastes capacités explicatives et cette intrication de logique nécessaires à l’édification d’une structure conceptuelle qui continue aujourd’hui à être fascinante et à fournir une aide pertinente aux travaux en cours.

Cependant, ce n’est pas traiter Darwin avec le respect qu’il mérite que de considérer ses principes centraux seulement comme des idées révérées et intouchables ; pour honorer l’évolutionnisme britannique, il faut au contraire prendre maintenant ceux-ci comme des points de départ pour tenter de les reformuler, presque cent cinquante ans après qu’ils ont été énoncés.

Stephen Jay Gould dans « Darwin et les grandes énigmes de la vie » :

« Pourquoi Darwin a-t-il été si difficile à comprendre ? En l’espace de dix ans, il convainquit le monde intellectuel de l’existence de l’évolution, mais sa théorie de la sélection naturelle ne fut jamais très populaire de son vivant. Elle ne s’est imposée que dans les années quarante et, aujourd’hui encore, bien qu’elle soit au cœur de notre théorie de l’évolution, elle est généralement mal comprise, mal citée et mal appliquée. La difficulté ne réside pourtant pas dans la complexité de sa structure logique, car les fondements de la sélection naturelle sont la simplicité même. Ils se résument à deux constatations indubitables entraînant une conclusion inévitable :

1- Les organismes varient et leurs variations se transmettent (en partie du moins) à leurs descendants.

2- Les organismes produisent plus de descendants qu’il ne peut en survivre.

3- En règle générale, le descendant qui varie dans la direction favorisée par l’environnement survivra et se reproduira. La variation favorable se répandra donc dans les populations par sélection naturelle.

Ces trois propositions établissent que la sélection naturelle peut fonctionner, mais elles ne lui garantissent pas, par elles-mêmes, le rôle fondamental que lui a attribué Darwin.

L’idée suivant laquelle la sélection naturelle est la force créatrice de l’évolution et pas seulement le bourreau qui exécute les inadaptés est l’essence de la théorie darwinienne. La sélection naturelle doit également construire l’adapté, c’est-à-dire élaborer progressivement l’adaptation en conservant, génération après génération, les éléments favorables dans un ensemble de variations dues au hasard. Si la sélection naturelle est créatrice, il faut compléter la première proposition, relative à la variation, par deux observations supplémentaires.

Premièrement, la variation doit être le fruit du hasard ou, tout au moins, ne pas tendre de préférence vers l’adaptation. Car si la variation est préprogrammée dans la bonne direction, la sélection naturelle ne joue aucun rôle créateur et se contente d’éliminer les individus non conformes. Le lamarckisme suivant lequel les animaux réagissent de manière créative à leurs besoins et transmettent les caractéristiques acquises à leurs descendants, est, de ce point de vue, une théorie non darwinienne. Ce que nous savons des variations génétiques laisse penser que Darwin avait raison de soutenir que la variation n’est pas préprogrammée. L’évolution est un mélange de hasard et de nécessité. Hasard dans la variation, nécessité dans le fonctionnement de la sélection.

Deuxièmement, la variation doit être petite relativement à l’ampleur de l’évolution manifestée dans la formation d’espèces nouvelles. En effet, si les espèces nouvelles apparaissent d’un seul coup, le seul rôle de la sélection consiste simplement à faire disparaître les populations en place afin de laisser le champ libre aux formes améliorées qu’elle n’a pas élaborées. De nouveau, nos connaissances en génétique vont dans le sens de Darwin, qui croyait que les petites mutations constituent l’essentiel de l’évolution.

Ainsi, la théorie de Darwin, simple en apparence, ne va pas, dans les faits, sans complexité. Il semble néanmoins que les réticences qu’elle suscite tiennent moins aux éventuelles difficultés scientifiques qu’au contenu philosophique des conceptions de Darwin, qui constituent en effet un défi à un ensemble d’idées particulières à l’Occident et que nous ne sommes pas encore prêts d’abandonner.

Pour commencer, Darwin prétend que l’évolution n’a pas un but. Les individus luttent pour accroître la représentation de leurs gènes dans les générations futures, un point c’est tout. S’il existe un ordre et une harmonie dans le monde, ce ne sont que les conséquences accidentelles de l’activité d’individus qui ne cherchent que leur profit personnel….

En second lieu, Darwin soutient que l’évolution n’est pas dirigée, qu’elle ne conduit pas inévitablement à l’apparition de caractéristiques supérieures. Les organismes ne font que s’adapter à leur environnement. La « dégénérescence » du parasite est aussi parfaite que l’élégance de la gazelle.

Enfin, Darwin fait reposer son interprétation de la nature sur une philosophie matérialiste. La matière est le fondement de toute existence ; l’intelligence, l’esprit et Dieu ne sont que des mots qui servent à désigner les manifestations de la complexité du cerveau…

Darwin n’apportait pas la bonne parole ; il n’entrait pas dans ses intentions d’appliquer à la nature les préjugés de la pensée occidentale. L’esprit de Darwin pourrait même apporter beaucoup à notre civilisation en réfutant l’un des thèmes favoris de l’arrogance occidentale : l’homme destiné à dominer la Terre et les animaux, parce que constituant l’aboutissement d’un processus préconçu…

De nombreux passages des carnets M et N de Darwin écrits en 1838 et 1839, de nombreux passages montrent qu’il était convaincu de quelque chose qu’il ressentait comme beaucoup plus « hérétique » que l’évolution elle-même, et qu’il avait peur d’exposer : le matérialisme philosophique, postulat selon lequel la matière est la substance de toute existence, les phénomènes psychologiques et spirituels n’étant que ses sous-produits. Aucune conception ne pouvait s’opposer davantage aux traditions les plus établies de la pensée occidentale que cette idée selon laquelle l’esprit, malgré sa complexité et sa puissance, n’est que le produit du cerveau.

Ces carnets prouvent en outre que Darwin s’intéressait à la philosophie et qu’il était conscient de ses implications. Il savait que ce qui distinguait des autres doctrines évolutionnistes était un matérialisme philosophique sans compromis. Les évolutionnistes parlaient de forces vitales, de sens de l’Histoire, de lutte organique et d’irréductibilité fondamentale de l’esprit… autant de notions que la chrétienté traditionnelle pouvait parfaitement accepter puisqu’elles permettaient à un Dieu chrétien de conserver sa place, à condition simplement de remplacer « création » par « évolution ». Darwin, lui, ne parlait que de variations dues au hasard et de sélection naturelle.

Dans ses carnets, Darwin applique résolument sa théorie matérialiste à toutes les manifestations de la vie, y compris ce qu’il nommait « la citadelle elle-même », l’esprit humain. Et si l’esprit n’a pas d’existence réelle en dehors du cerveau, Dieu peut-il être autre chose qu’une illusion engendrée par une illusion ?

Dans l’un des carnets concernant la transmutation, il écrit :

« Amour de la divinité, fruit de l’organisation ; quel matérialiste !... Pourquoi le fait que la pensée soit une sécrétion du cerveau est-il plus extraordinaire que le fait que la pesanteur soit une propriété de la matière ? C’est notre orgueil, l’admiration que nous éprouvons pour nous-mêmes. » (…)

Dans sa discussion des carnets M et N, Gruber considère que le matérialisme était, « à cette époque, plus scandaleux que l’évolution ». Il apporte des preuves de la persécution des convictions matérialistes à la fin du 18ème siècle et au début du 19ème (…)

Darwin écrivit dans le carnet M :

« Pour éviter de dire à quel point je crois au matérialisme, je dois me contenter de dire que les émotions, les instincts, les degrés de talent, qui sont héréditaires, le sont parce que le cerveau de l’enfant ressemble à celui des parents. »

Les matérialistes les plus ardents du 19ème siècle, Marx et Engels ne tardèrent pas à comprendre les implications du travail de Darwin et à en exploiter le contenu. En 1869, Marx écrivit à Engels à propos de l’origine des espèces :

« Bien que cela soit exposé dans le style rude des Anglais, c’est le livre qui contient les principes d’histoire naturelle adapté à nos vues. » (…)

Le contenu de l’œuvre de Darwin choque tellement la pensée occidentale que nous ne l’avons pas encore comprise dans son entier. La campagne qu’Arthur Koestler a menée contre Darwin, par exemple, (voir « L’étreinte du crapaud ») repose sur le refus d’accepter le matérialisme de Darwin et le désir ardent d’attribuer à nouveau à la matière des propriétés particulières. (…)

Dans un épigramme célèbre, Darwin écrit qu’il doit s’interdire les qualificatifs « supérieur » ou « inférieur » lorsqu’il décrit la structure des organismes. Pouvons-nous prétendre, en effet, que nous sommes des créatures supérieures à l’amibe, qui est aussi bien adaptée à son environnement que nous le sommes au nôtre ? Darwin évita donc de recourir à la notion d’ « évolution », d’une part parce que son sens technique heurtait ses convictions, et, d’autre part, parce que la notion de progrès, inséparable de son sens courant, lui déplaisait. (…)

Par une ironie du sort, le père de la théorie évolutionniste était presque seul à soutenir que le changement organique a pour unique résultat d’améliorer l’adaptation des organismes à leur environnement, et ne se conforme pas à une idée abstraite de progrès définie par la complexité de la structure ou l’accroissement de l’homogénéité.

« Ne jamais dire inférieur ou supérieur… » Si nous avions tenu compte de l’avertissement de Darwin, la confusion et l’incompréhension qui existent aujourd’hui entre les savants et les profanes nous auraient été épargnées. Car la conception de Darwin est essentielle pour les savants qui ont abandonné depuis longtemps l’idée d’une relation nécessaire entre évolution et progrès, la considérant comme une perversion anthropocentriste de la pire espèce. Pourtant, la plupart des profanes confondent encore évolution et progrès. Ils n’imaginent pas l’évolution humaine comme un suite de changements, mais comme un accroissement d’intelligence, de taille ou tout ce qui peut être considéré comme une amélioration. »

Extrait de Stephen Jay Gould dans "Le pouce du panda" :

"Le caractère épisodique du changement évolutif

Le 23 novembre 1859, le jour précédent la sortie de son livre révolutionnaire, Charles Darwin reçut une lettre extraordinaire de son ami Thomas Henry Huxley. Celui-ci lui offrait son soutien actif dans le combat à venir, allant même jusqu’au sacrifice suprême : « Je suis prêt à mourir sur le bûcher s’il le faut. (…) Je me prépare en aiguisant mes griffes et mon bec. » Mais il ajoutait aussi un avertissement : « Vous vous êtes encombré d’une difficulté inutile en adoptant le « Natura non facit saltum » sans la moindre réserve. » L’expression latine, généralement attribuée à Linné signifie que « la nature ne fait pas de sauts ». Darwin approuvait totalement cette devise ancienne.

Disciple de Charles Lyell, apôtre du « gradualisme » en géologie, Darwin décrivait l’évolution comme un processus majestueux et régulier, agissant avec une telle lenteur que personne ne pouvait espérer l’observer pensant la durée d’une vie. Les ancêtres et leurs descendants, selon Darwin, doivent être reliés par « une infinité de liens transitoires » qui forment « une belle succession d’étapes progressives ». Seule une longue période de temps a permis à un processus si lent de réaliser une telle ouvre. Huxley avait le sentiment que Darwin creusait le fossé de sa propre théorie. La sélection naturelle n’avait besoin d’aucun postulat sur la vitesse ; elle pouvait agir tout aussi bien si l’évolution se déroulait sur un rythme rapide. (...)

De nombreux évolutionnistes considèrent qu’une stricte continuité entre micro et macro-évolution constitue un ingrédient essentiel du darwinisme et corollaire nécessaire de la sélection naturelle. (...) Thomas Henry Huxley avait séparé la sélection naturelle du gradualisme et averti Darwin que son adhésion franche et sans fondement sûr au gradualisme pouvait saper son système tout entier. Les fossiles présentent trop de transitions brutales pour témoigner d’un changement progressif et le principe de la sélection naturelle ne l’exige pas, car la sélection peut agir rapidement. Mais ce lien superflu que Darwin a inventé devint le dogme central de la théorie synthétique.

Goldschmidt n’éleva aucune objection contre les thèses classiques de la microévolution. Il consacra la première moitié de son ouvrage principal « Les fondements matériels de l’évolution » au changement progressif et continu au sein des espèces. Cependant, il se démarqua nettement de la théorie synthétique en affirmant que les espèces nouvelles apparaissent soudainement par variation discontinue, ou macro-mutation. Il admit que l’immense majorité des macro-mutations ne pouvaient être considérées que comme désastreuses et il les appela « monstres ». Mais, poursuivit Goldschmidt, une macro-mutation pouvait, par le simple effet de la chance, adapter un organisme à un nouveau mode d’existence. On avait alors affaire, selon sa terminologie, à un « monstre prometteur ». La macro-évolution résulte du succès, peu fréquent, de ces monstres prometteurs, et non de l’accumulation de menus changements au sein des populations. (...)

Tous les paléontologistes savent que, parmi les fossiles, on ne compte que peu de formes intermédiaires ; les transitions entre les grands groupes sont particulièrement brutales. Les gradualistes se sortent habituellement de cette difficulté en invoquant le caractère extrêmement lacunaire des fossiles que nous possédons ; même si une étape sur mille survivait sous forme de fossile, la géologie n’enregistrerait pas le changement continu. (...) Même en l’absence de témoignages directs en faveur de ces transitions sans à-coup peut-on inventer une succession raisonnable de formes intermédiaires, c’est-à-dire des organismes viables, entre les ascendants et les descendants, dans les principales transitions structurelles ? (…) A quoi sert une moitié de mâchoire et une moitié d’aile ? (...) Si l’on doit accepter de nombreux cas de transition discontinue dans la macroévolution, le darwinisme ne s’effondre-t-il pas en ne survivant que comme une théorie concernant les changements adaptatifs mineurs au sein des espèces ? L’essence même du darwinisme tient en une seule phrase : la sélection naturelle est la principale force créatrice du changement évolutif.
Personne ne nie que la sélection naturelle joue un rôle négatif en éliminant les inadaptés. Les théories darwiniennes sous-entendent qu’elle crée en même temps les adaptés. La sélection doit accomplir cette tâche en mettant en place des adaptations en une série d’étapes, tout en préservant à chaque phase le rôle avantageux dans une gamme de variations génétiques dues au hasard.

La sélection doit gouverner le processus de création et non pas se contenter d’écarter les inadaptés après qu’une quelque autre force a soudainement produit une nouvelle espèce complètement achevée dans une perfection primitive. On peut très bien imaginer une théorie non darwinienne du changement discontinu , c’est-à-dire d’une modification génétique profonde et brutale créant par hasard (de temps à autre) et d’un seul coup une nouvelle espèce. Hugo de Vries, le célèbre botaniste hollandais, fut le défenseur de cette théorie. Mais ces notions semblent se heurter à des difficultés insurmontables. (…)

Les perturbations apportées aux systèmes génétiques dans leur totalité ne produisent pas de créatures jouissant d’avantages inconnus de leurs descendants – et elles ne sont même pas viables. Mais toutes les théories du changement discontinu ne sont pas antidarwiniennes, comme l’avait souligné Huxley il y a près de cent vingt ans. Imaginons qu’un changement discontinu dans une forme adulte naisse d’une petite modification génétique. Les problèmes d’incompatibilité avec les autres membres de l’espèce ne se posant pas, cette mutation importante et favorable peut alors se répandre dans la population à la manière darwinienne. Imaginons que ce changement de grande ampleur ne produise pas de suite une forme parfaite, mais serve plutôt d’adaptation clef permettant à son possesseur d’adopter un nouveau modèle d’existence.

La poursuite de cette nouvelle vie réussie demande un large ensemble de modifications annexes, tant dans la morphologie que dans le comportement ; ces dernières peuvent survenir en suivant un itinéraire progressif, plus traditionnel, une fois que l’adaptation clef a entraîné une profonde mutation des pressions sélectives. Les partisans de la synthèse actuelle ont donné à Goldschmidt le rôle de Goldstein en associant son expression imagée – le monstre prometteur – aux notions non darwiniennes de perfection immédiate résultant d’un profond changement génétique. Mais ce n’est pas tout à fait ce que Goldschmidt soutenait En fait, l’un de ses mécanismes entraînant la discontinuité des formes adultes reposait sur la notion de petit changement génétique sous-jacent. Goldschmidt était un spécialiste du développement de l’embryon. Il passa la plus grande partie du début de sa carrière à étudier les variations géographiques de la noctuelle « Lymantria dyspar ». Il découvrit que de grandes différences dans la répartition des couleurs des chenilles provenaient de petits changements dans le rythme du développement : les effets d’un léger retard ou d’un renforcement de la pigmentation au début de la croissance augmentaient à travers l’ontogenèse et entraînaient de profondes différences chez les chenilles ayant atteint leur plein développement. Goldschmidt parvint à identifier les gènes responsables de ces petits changements de rythme et démontra que les grandes différences que l’on observe à la fin du développement proviennent de l’action d’un ou de plusieurs gènes commandant les taux de changement agissant au début de la croissance. Il codifia la notion de « gène de taux de changement » (rate genes) en 1918 et écrivit vingt ans plus tard : « Le gène mutant produit son effet (…) en changeant les taux des processus partiels de développement. Il peut s’agir des taux de croissance ou de différenciation, des taux de production des éléments nécessaires à la différenciation, des taux de réactions entraînant des situations physiques ou chimiques précises à des moments précis du développement, des taux de ces processus responsables de la ségrégation des forces embryonnaires à des moments donnés. » (…)

Selon ma propre opinion, très partiale, le problème de la réconciliation entre l’évidente discontinuité de la macro-évolution et le darwinisme est en grande partie résolu si l’on observe que les changements de faible ampleur survenant tôt dans le développement de l’embryon s’accumulent pendant la croissance pour produire de profondes différences chez l’adulte. En prolongeant dans la petite enfance le rythme élevé de la croissance prénatale du cerveau du singe, on voit sa taille se rapprocher de celle du cerveau humain. (...) En réalité, si l’on n’invoque pas le changement discontinu par de petites modifications dans les taux de développement, je ne vois pas comment peuvent s’accomplir la plupart des principales transitions de l’évolution. »

Peu de systèmes présentent une résistance plus grande au changement que les adultes complexes, fortement différenciés, des animaux « supérieurs ». Comment pourrait-on convertir un rhinocéros adulte ou un moustique en quelque chose de foncièrement différent ? Cependant les transitions entre les groupes principaux se sont bien produites au cours de l’histoire de la vie. D’Arcy Wentworth Thompson (…) écrit dans « Croissance et forme » : « (...) Nous ne pouvons pas transformer un invertébré en vertébré, ni un cœlentéré en vert, par n’importe déformation simple et légitime (…) La nature passe d’un type à un autre. (…) Chercher des marchepieds pour franchir les écarts séparant ces types, c’est chercher en vain à jamais. » La solution de D’Arcy Wentworth Thompson était la même que celle de Goldschmidt : la transition peut se produire dans les embryons qui sont plus simples et plus semblables entre eux que les adultes fortement divergents qu’ils forment. Personne ne songerait à transformer une étoile de mer en souris, mais les embryons de certains échinodermes et de certains protovertébrés sont presque identiques. »

Stephen Jay Gould, pour conclure :

« Ce gradualisme du darwinisme a été enraciné dans les vues philosophiques de la société victorienne. De cette « évolution », on élimine tous les sauts, les changements brusques et les transformations révolutionnaires. Ces perspectives anti-dialectiques (...) ont profondément enraciné dans la pensée occidentale ce biais qui nous prédispose à rechercher la continuité et le changement progressif. »

Qui était Stephen Jay Gould ?

Qui était Darwin et quelles étaient ses idées ?

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