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Des cycles désordre-ordre-désordre
jeudi 20 février 2020, par
La matière, entre ordre et désordre, le film
« Il y a « apparition » d’ordre, différenciation structurale, acquisition de fonctions à partir d’un mélange désordonné de molécules individuellement dépourvues de toute activité, de toute propriété fonctionnelle intrinsèque autre que de reconnaître les partenaires avec lesquels elles vont constituer la structure. »
Le biologiste Jacques Monod
dans « Le hasard et la nécessité »
« Une théorie veut que l’histoire évolue par cycles. Mais, comme un escalier en colimaçon, lorsque le cours des événements humains revient à son point de départ, il le fait à un niveau différent. »
Le mathématicien Ian Stewart
dans « Dieu joue-t-il aux dés »Les scientifiques ont longtemps cherché un ordre naturel s’opposant au désordre, un atome fixe constituant la brique élémentaire de l’univers matériel, une loi permettant de prédire. Pour la vie, l’ordre serait l’ADN préprogrammé, pour la matière ce serait la particule, pour la chimie ce serait la molécule, pour la biochimie la cellule, etc… C’est une thèse très bien développée et diffusée au point que certains pensent que ce serait la seule conception scientifique. Le monde serait bien ordonné et cela permettrait de comprendre que le résultat fonctionne. Une telle démarche est aux antipodes de l’idée d’une nature instable, d’un ordre au sein duquel les contradictions peuvent sans cesse exploser, d’un ordre émergent fondé sur le désordre, de lois ne permettant pas de prédire parce que de petits facteurs peuvent intervenir à grande échelle. L’agitation du monde se manifeste régulièrement : cyclone, tremblement de terre, tsunami, épidémie, explosion de biodiversité, explosion originelle d’une étoile naissante ou absorption d’une galaxie par une autre, crise économique ou guerre meurtrière. L’univers, matériel comme vivant ou humain, ne ressemble en rien au calme et à la tranquille continuité que nous souhaiterions prêter au monde qui nous entoure. Ces explosions ne sont pas des accidents qui font exception dans un monde « comme un long fleuve tranquille ». Les tremblements de terre sont incessants mais à des niveaux divers et aléatoires. La terre est sans cesse en mouvement même si les montagnes, les mers, les étoiles, les espèces vivantes, les objets matériels semblent calmes et même immuables. L’apparente immobilité ne résulte que de contradictions s’annulant momentanément à une certaine échelle mais se préparant à nouveau à se combattre violemment au moment où on s’y attend le moins. Il en va du volcan momentanément au repos comme des molécules à l’agitation invisible, de la tectonique des plaques provisoirement insensible comme de la lutte de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat. C’est la société qui projette ses propres aspirations en imposant une image de sérénité à la nature, en nous présentant des images de continuité et de stabilité d’un cosmos qui n’en a pas les propriétés. Mais, loin de regretter une intervention sociale en sciences, il nous faut constater que la réalité matérielle n’est pas si différente de la société elle-même : il y a une espèce de vie sociale dans les êtres vivants, y compris dans les unicellulaires qui échangent des informations, se déplacent, vient, meurent et s’organisent en fonction des moyens de subsistance collectifs. Il en va de même des cellules vivantes dans un corps pluricellulaires, y compris dans un homme. Ce n’est pas l’ADN qui dit ce que sera la cellule, une cellule nerveuse ou musculaire par exemple. Ce ne serait pas possible puisque l’ADN est le même pour deux cellules quelconques d’un même individu. C’est l’environnement cellulaire qui envoie des informations à la cellule sur sa vie, sa mort, ses déplacements, don évolution vers la spécialisation. Il en va de même en ce qui concerne la matière dite inerte. Un individu est lui aussi le sujet de multiples interactions avec ses semblables et avec l’environnement. C’est ce qui détermine son identité. Elle n’est pas prédéfinie par les propriétés de son corps qui n’indiquent que des potentialités. Ce sont les relations qui font de nous des hommes. Les informations qui s’échangent aussi entre particules et antiparticules (réelles ou virtuelles) indiquent la suite de l’évolution de la particule, les sauts, les transformations d’état, les liaisons, les appartenances à des structures de rang plus élevé, l’auto-organisation.. Or ces interactions, dans la matière, dans la vie comme dans la société, se font au hasard, ou pour parler plus clairement, de façon désordonnée. Les molécules, les cellules, les particules, les hommes rencontrent tel ou tel voisinage suivant des histoires variées et, cependant, le résultat final n’est pas complètement au hasard. On constate une certaine organisation, un certain ordre. Quel est le lien entre ordre et désordre ? Voilà une question qui divise les scientifiques, tout autant que les philosophes, les sociologues ou les historiens.
L’idée que l’on veut développer ici est celle selon laquelle la science, comme l’histoire des hommes, n’étudie pas des lois fondées sur la constance, la régularité, la linéarité ni la périodicité mais sur le désordre, sur l’agitation comme le pensait la science à ses débuts. Le désordre a ses lois dont l’ordre n’est qu’un aboutissement momentané à une échelle donnée. Dans ces lois du désordre, l’agitation portée à un point critique mène à une structure, à une constance, à une durabilité. Le désordre construit l’ordre. Le fugitif bâtit le durable. La structure n’est possible que du fait de l’agitation interne. C’est l’agitation moléculaire qui bâtit le vivant. Cette idée n’est pas neuve en philosophie mais elle n’a pu trouver ses marques en sciences que depuis la physique de Ludwig Boltzmann, avec sa physique statistique, et a eu de nombreux développements récents. La révolution est violente ; elle est un bond d’un état à un autre sans intermédiaire. Les scientifiques se posent eux aussi le problème du saut qualitatif [1] que représente le changement brutal de structure de la matière. Et ils constatent que la dynamique interne du système matériel peut mener quasi instantanément à une modification radicale de structure. C’est ce que fait le physicien Max Planck (dans le texte cité plus haut) concernant le phénomène de la radioactivité, c’est-à-dire de l’instabilité du noyau d’un atome lourd. Il constate que le changement de structure n’est pas dû à un choc externe mais au type même de la structure, instable et capable de se transformer en de nouvelles structures avec dégagement d’énergie. Ce type de situation est fréquent dans de multiples phénomènes physiques [2] recouvrant des situations où une structure est démolie et une structure nouvelle est construite après un choc développant une certaine quantité d’énergie. Cette énergie a été productrice de désordre, dans un système instable contenant un grand nombre de possibilités structurelles, mais a produit ensuite un nouvel ordre. L’énergie est une autre expression de l’agitation du niveau inférieur de structure. Une des caractéristiques de la révolution est qu’un niveau inférieur hiérarchiquement a produit un changement à un échelon supérieur. Le chaos déterministe expose ainsi sous le vocable « sensibilité aux conditions initiales » que sous certaines conditions de seuil une structure peut sauter vers un état désordonné puis vers un nouvel ordre. Ce changement peut être dû à un tout petit facteur. Il y a un parallèle à développer entre la philosophie des phénomènes non linéaires et celle des révolutions.
Le désordre a donné lieu à beaucoup moins d’études scientifiques, historiques ou philosophiques que l’ordre. Des centaines de fois plus d’ouvrages [3] ont été écrits sur les phases de conservation et de régulation de la matière et de la société que sur leurs phases de transformation brutale. Pourtant, les courts instants (relativement) d’un cataclysme, naturel comme social, marquent infiniment plus le monde que des décennies de calme, d’immobilité ou de régularité. Des révolutions qui ont duré quelques années ont influencé le monde pendant des centaines ou des milliers d’années. Des chocs de l’histoire physique du globe terrestre qui ont duré des dizaines de milliers d’années l’ont marqué sur des dizaines de millions d’années. On peut comprendre en partie cette réticence intellectuelle envers les cataclysmes par le fait que de telles situations sont déstabilisantes, y compris pour ceux qui ne les ont pas vécues. On a affaire à un événement, c’est-à-dire à une discontinuité de l’Histoire, que ce soit celle de la matière, de la vie ou de la société humaine.
Au lieu d’identifier la matière à un déplacement d’objets stables et fixes, fondés sur la loi de conservation de l’énergie, un petit nombre de scientifiques a souligné l’importance de la qualité de l’énergie, c’est-à-dire du niveau hiérarchique de l’ordre. Des physiciens comme Carnot, Boltzmann, Brunhes ont souligné que la conservation de l’énergie ne signifie pas la stabilité du système car il peut y avoir un changement qualitatif. Comme chacun sait, il y a différentes échelles de la matière qui sont emboîtées en poupées russes. Cette structure a un rôle dynamique et non figé : une diminution de l’énergie permet une action à plus petite échelle. C’est le changement qualitatif de l’énergie qui peut se produire malgré la constance de l’énergie globale. D’autre part, la stagnation globale de l’ordre (phénomène d’entropie) n’empêche pas une augmentation de l’ordre local payée par une augmentation du désordre extérieur. Cependant la science s’est d’avantage développée pour étudier les états stationnaires que les changements brutaux et le désordre. [4] Le physicien Georges Lochak en donnait la raison dans sa préface à l’ouvrage fameux « La dégradation de l’énergie » de Bernard Brunhes : « La physique moderne, qui est née avec Galilée et Newton, doit son succès à l’expérience. Or l’indispensable vertu de l’expérience est la répétabilité : une observation unique n’est pas un fait scientifique. D’où l’importance des états stationnaires, qui laissent le temps nécessaire à l’observation et dont la préparation est facilement renouvelable, tandis que les états transitoires, les états évolutifs, sont plus fugaces et plus difficiles à saisir. La nature se présente à nous comme ces petites mouches des journées chaudes d’été, que nous voyons presque immobiles, soutenues par un battement d’ailes si vif qu’on le discerne à peine, et qui, soudain changent de place presque instantanément, en un vol bref et rapide, pour s’immobiliser un peu plus loin : les états stationnaires s’étalent devant nos yeux, mais pour apercevoir des transitoires, il faut les chercher. Peut-être par suite d’une harmonie secrète entre les mathématiques et la physique, ou plus probablement de la demande des physiciens, l’appareil mathématique décrivant les processus stationnaires est lui aussi plus développé que celui qui décrit les processus évolutifs ; si bien qu’un nouveau phénomène stationnaire trouve aussitôt un cadre conceptuel prêt à l’accueillir, alors que, pratiquement, tout est à chaque fois à refaire pour un processus évolutif. L’idée même de loi s’identifie, en physique, au concept de régularité et non à celui d’évolution. (...) C’est dans l’optique générale d’un débat sur les lois de conservation et d’évolution et sur l’importance relative des phénomènes stationnaires et des processus transitoires, qu’il est intéressant de relire « La dégradation de l’énergie » de Brunhes. » Bernard Brunhes écrivait ainsi « Dans l’entourage et à l’époque de Carnot, on cherchait et on voulait quelque chose qui se conservât. On s’efforçait d’atteindre le permanent. Lavoisier avait proclamé la conservation de la masse dans les réactions chimiques. La place avait montré la stabilité du système solaire ; Fourier avait célébré un monde ’’ disposé pour l’ordre, la perpétuité et l’harmonie’’. C’est dans cette atmosphère intellectuelle qu’a surgi, comme par génération spontanée, en trois points de l’Europe savante, le principe de conservation de l’énergie. » Il revient sur la notion d’entropie en rappelant ce que Carnot relevait déjà. La constance de l’énergie globale ne signifie pas l’immobilité, la qualité de l’énergie pouvant se dégrader ce qui suppose un saut qualitatif, c’est-à-dire un passage de niveau d’organisation hiérarchique de la matière. La température fixe d’un liquide ou d’un gaz est-elle un ordre ou un désordre ? Un paramètre en moyenne fixe semble être un ordre. Pourtant, la température est fondée sur l’agitation moléculaire qui uniformise le fluide. Il se réalise donc par une dynamique fondée sur le désordre des interactions moléculaires, agitation du mouvement brownien elle-même fondée sur l’ordre que représente la molécule. Mais l’ordre de la molécule est lui-même fondé sur l’agitation des atomes et de leurs composants (électrons, neutrons, protons). L’ordre de la particule repose également sur le désordre des fluctuations du vide. Et ainsi de suite…
Dans la nature, ordre et désordre s’interpénètrent ainsi à l’infini. Nous observons autour de nous des quantités d’exemples dans lesquels l’ordre est un produit du désordre mais, le plus souvent, nous ignorons qu’il en est ainsi. Les tâches solaires, les saisons, les nuages, les climats, les particules, les états de la matière (solide, liquide, gaz) sont quelques un des multiples exemples d’un ordre produit du désordre. Pour Ilya Prigogine, la notion d’ordre par fluctuation dans un système maintenu en état de non-équilibre est nécessaire pour comprendre les systèmes non linéaires se stabilisant un certain temps alors qu’ils sont loin de la stabilité. Ce type de système n’est pas un cas marginal dans la nature. Au contraire, la linéarité est une approximation qui n’est valable que dans quelques cas très exceptionnels. C’est l’ensemble du cosmos qui apparaît aujourd’hui aux scientifiques comme un système non linéaire loin de l’équilibre et qui connaît des structures durables comme celles de la matière corpusculaire ou comme les étoiles et galaxies. On a longtemps cru que l’interprétation de la nature par des lois supposait qu’elles mènent tout système à l’équilibre (thermodynamique par exemple). Finalement on constate que l’ordre se construisant à partir d’un univers désordonné peut mener à des structures loin de l’équilibre. Ainsi, un nuage apparemment stable est issu du désordre de l’agitation des molécules d’eau, désordre dont l’énergie est entretenue par les rayons du soleil. La surface d’eau liquide, apparemment lisse, est un ordre issu du désordre puisque les molécules d’eau et d’air passent sans cesse la frontière. Dans une population d’une espèce donnée, l’ordre génétique est fondé sur un désordre puisque les échanges sexuels et les relations entre espèces entraînent un brassage permanent des gènes. « Certains systèmes très désordonnés cristallisent spontanément en structures ordonnées » écrit Stuart Kauffman dans son article « Anti-chaos et adaptation » du dossier « Le chaos » de la revue « Pour la science » – Janvier 1995. Inversement, certains systèmes très ordonnés sont les plus susceptibles de se briser en mille morceaux. On ne peut pas séparer ordre et désordre. Ce sont les pôles d’une même dynamique fondée sur des contradictions.
En physique, on s’attendait à trouver à la base une structure ordonnée fondamentale. En microphysique, loin de constater un ordre, on a découvert un mélange d’ordre et de désordre, interpénétrés à l’infini. Les physiciens Lochak, Diner et Farge expliquent que « Les propriétés d’ordre et de désordre s’imbriquent sans que l’on puisse établir le lien logique qui les unit. (...) Il n’y a pourtant pas entre ordre et désordre l’antinomie que le bon sens suggère. (...) Le déterminisme ne s’oppose pas au hasard. Bien qu’elle soit une théorie des systèmes physiques où le hasard est irréductible, la mécanique quantique n’a pas, de ce fait, le statut de théorie indéterministe. » Agitation et structure sont donc inséparables, imbriqués à toutes les échelles de l’univers. La dynamique intègre conservation et transformation. Dans la particule, dans l’atome, dans la molécule, on ne constate pas de fixité. Les états stationnaires ne sont pas des situations fixes. Les auteurs précédents expliquent ainsi : « Les états quantiques sont comme les états stationnaires d’une onde. La stationnarité ne signifie nullement que rien ne se passe au cours du temps, mais seulement que certaines grandeurs physiques privilégiées ne varient pas quoi qu’il arrive. On dit que ces grandeurs sont conservées, ou encore satisfont à une loi de conservation. »
Montrons sur un exemple cette interpénétration de l’ordre et du désordre dans la physique quantique. C’est le cas étonnant des photons jumeaux sur lequel maints auteurs ont écrit. Ces deux photons ont été émis en même temps par une même source dans deux directions opposées. La physique quantique dira qu’ils ont une histoire commune tant qu’ils n’interagissent pas à nouveau. On le constate en mesurant le spin [5] des deux photons. On trouve toujours qu’ils sont égaux et opposés. Pourtant le spin d’un électron est aléatoire. Donc les deux particules qui avaient, à la source, un spin total zéro continuent à avoir un spin total zéro alors qu’elles s’éloignent au point de ne plus pouvoir communiquer durant le temps de l’expérience. Ce phénomène appelé « intrication » est étrange car les deux valeurs du spin semblent désordonnées et restent toujours égales et opposées sans que les deux photons puissent communiquer. Cela signifie que le spin apparemment au hasard est seulement dans un désordre apparent et que cette agitation à laquelle est reliée la valeur du spin reste déterministe. Les deux photons jumeaux obéissent à des lois en liaison avec l’agitation du vide quantique mais ces lois donnent une apparence agitée. Ordre et désordre sont bien imbriqués au sein du photon. Déterminisme et hasard apparent ne sont pas logiquement opposés.
Nous analysons la valeur de l’énergie comme le niveau du passage ordre-désordre ou désordre-ordre, impliquant des changements brutaux. Ne se contentant pas de la conservation de l’énergie, l’entropie implique que le phénomène redonne au milieu le désordre qu’elle lui emprunte. Si l’ordre augmente à l’intérieur d’une structure, c’est que le désordre augmente à l’extérieur. Mais qui est à l’origine de la dynamique ? L’ordre ou le désordre ? Qui créé de nouvelles structures ? Est-ce dans un milieu extérieur stable qu’apparaissent de nouvelles espèces ? Est-ce lors des mouvements lents du milieu que des structures nouvelles sont fondées ? Non, c’est le choc thermique et les mutations génétiques qui favorisent les changements. La forêt tropicale (milieu biologiquement et physiquement agité et désordonné) est plus favorable à l’apparition d’espèces nouvelles que le désert ou le pôle, milieux ordonnés par la sélection climatique. Des énergies apparaissant brutalement suscitent aussi la formation de nouvelles particules. Au niveau de la synapse neuronale, l’agitation désordonnée des molécules chimiques (neurotransmetteurs) est connectée à l’ordre de la réponse électrique, l’influx nerveux. L’agitation désordonnée des individus produit le fonctionnement du groupe d’êtres vivants. Le désordre du message cellulaire des neurones produit l’ordre du cerveau. Le désordre des explosions nucléaires produit l’ordre des noyaux des atomes. Le désordre des émissions/absorptions des photons par les particules produit l’ordre de la particule. A chaque fois, le désordre est au départ [6] et à l’arrivée du cycle. Dans le domaine de la physico-chimie, Ilya Prigogine et Isabelle Stengers notaient dans « La nouvelle alliance » que « La nature bifurquante est celle où de petites différences, des fluctuations insignifiantes, peuvent, si elles se produisent dans des circonstances opportunes, envahir tout le système, engendrer un régime de fonctionnement nouveau. » Dans le domaine du vivant, le biologiste Jacques Monod remarquait dans « Le hasard et la nécessité » que le désordre moléculaire est à l’origine des rétroactions biochimiques : « Il y a constitution spontanée d’ordre à partir des molécules appartenant à une même espèce chimique. Les quelques cas passés ici en revue suffisent cependant à illustrer le processus par lequel des structures complexes, auxquelles sont attachées des propriétés fonctionnelles, sont construites par l’assemblage stéréospécifique, spontané, de leurs constituants protéiniques. Il y a « apparition » d’ordre, différenciation structurale, acquisition de fonctions à partir d’un mélange désordonné de molécules individuellement dépourvues de toute activité, de toute propriété fonctionnelle intrinsèque autre que de reconnaître les partenaires avec lesquels elles vont constituer la structure. » Les rythmes interactifs qui fondent la vie sont fondés sur le désordre. La forme stéréoscopique des molécules, qui détermine les liaisons des macromolécules du vivant, est capable de changer à une vitesse considérable, modifiant les réactions biochimiques qui sont catalysées et donc les processus en chaîne qui produisent la vie. Un petit facteur agissant rapidement peut modifier toute une structure à grande échelle.
Montrons qu’au niveau de la microphysique quantique, les relations entre particules, de matière ou de lumière, sont du type cycle ordre-désordre. Quels sont les rapports entre matière-lumière et ordre-désordre ? Le physicien Georges Lochak explique dans l’article « Louis De Broglie, savant solitaire » [7] que les particules de matière ont une tendance spontanée à produire du désordre (particules qu’on appelle de Fermi d’où leur nom de « fermions » dont un exemple est l’électron), les particules de lumière à produire de l’ordre qu’on appelle de Bose, d’où leur nom de « boson » dont un exemple est le photon lumineux). : « Les fermions sont (...) « individualistes » et, en particulier, ils ne peuvent pas coexister sur une même onde. Cette propriété est essentielle pour expliquer la stabilité de la matière, la classification des éléments chimiques et les propriétés des solides (en particulier les propriétés électriques). Les bosons au contraire sont « grégaires », ils auront tendance à s’agglutiner dans le même état ; non seulement ils pourront coexister sur une même onde, mais ils auront tendance à y « attirer » d’autres bosons de la même espèce. » En l’occurrence, l’ordre consiste en la capacité de se mettre en phase sur une même onde (les bosons) et le désordre en la nécessité de deux particules proches de se mettre en opposition de phase ou de se repousser. Il semblerait donc que l’ordre s’oppose diamétralement au désordre et pourtant il n’en est rien. Si deux particules de matière parviennent à se coupler, elles deviennent une seule particule de lumière. C’est le processus appelé BCS (du nom de ses découvreurs Bardeen-Cooper-Schrieffer). Cela signifie que désordre plus désordre donne ordre ! Examinons une autre « addition » curieuse : celle de deux bosons qui se rencontrent. Ils peuvent additionner mutuellement leurs effets ou, au contraire, les détruire. Donc ordre plus ordre peut donner du désordre. C’est l’interférence lumineuse. Le désordre matériel, se changeant en ordre, donne lieu à des phénomènes à notre échelle : la supraconductivité (propriété d’un matériau dont la résistance électrique s’annule) et la superfluidité (propriété d’un matériau dont la force de frottement s’annule). Lochak l’expose ainsi : « La théorie BCS a montré qu’on peut l’expliquer par un appariement entre les électrons qui se réunissent dans ce que l’on appelle les paires de Cooper. Or, une telle paire, réunion de deux fermions, se comporte comme une seule particule (...) et elle n’est plus, elle-même, un fermion mais un boson. Les paires de Cooper peuvent donc se mettre en phase sur une même onde, comme le font les photons sur une onde lumineuse. Dès lors, un courant électrique cesse d’être un vent dans un gaz d’électrons en agitation désordonnée, pour devenir une onde qui se propage sans collisions, donc sans frottement et partant sans résistance, dans le réseau cristallin. » Pourquoi la matière aurait tendance au désordre et la lumière à l’ordre ? On l’a dit : les particules de matières subissent des collisions matérielles qui les font rebondir, produisant une agitation désordonnée permanente. Les bosons, inversement, contournent les obstacles. On connaît cette propriété de la lumière que l’on appelle la diffraction. Mais la physique quantique, on le sait, a rompu cette opposition ordre/désordre entre lumière et matière, entre onde et corpuscule. Elle a associé une onde à chaque corpuscule et inversement. Nous avons déjà eu l’occasion précédemment de faire allusion à la relation matière-lumière-vide dans laquelle se manifestent les processus « matière » et « lumière ». Rappelons que le vide est plein de couples fugitifs particule/antiparticule et qu’une particule de matière (plus généralement un fermion) dans le vide, loin de rester toujours identique à elle-même, se couple rapidement à une antiparticule fugitive du vide. Elle libère ainsi la particule fugitive qui était couplée avec elle. Le nouveau couple particule/antiparticule se transforme en énergie par émission de photons (plus généralement de bosons). Rappelons également qu’un corpuscule lumineux (plus généralement un boson) se décompose de façon rapide en une particule et une antiparticule (polarisation de la lumière). Résumons : la lumière se change en matière, la matière en lumière. L’ordre et le désordre n’existent pas séparément mais au sein de cycles de rétroaction. Cela explique que des phénomènes permettent de transformer le désordre en ordre comme la supraconductivité. Cela explique également que la localisation de la particule de matière se transforme en délocalisation de la lumière. Il suffit pour atteindre ce niveau où la matière devient floue de s’approcher suffisamment près d’une particule comme un électron. C’est la base de la relation d’indétermination d’Heisenberg caractérisée par la constante de Planck. A l’échelle de Planck, le temps de transformation de la particule en une autre particule n’est plus négligeable (comme il l’est à notre échelle dite macroscopique). L’ordre intérieur, structurel, que représente la particule de matière (localisée dans une zone restreinte) n’est possible que par la production de désordre entre les particules. L’ordre entre plusieurs photons, représentée leur mise en phase au sein d’un e même onde, n’est rendue possible que par le désordre que représente l’extension spatiale inexorable de l’onde. A tous les niveaux, c’est le désordre sous-jacent qui conditionne l’ordre et inversement. Tous les processus sont des cycles désordre-ordre-désordre. La constance, qui n’est réalisée qu’entre états finaux, s’appelle la constance de l’énergie. Mais chaque interaction avec le vide quantique rompt cette constance, pour la rétablir un temps très court après.
L’énergie est à la base du cycle de base de la matière qui est énergie-matière-énergie. Son niveau quantitatif en indique le rythme. Plus l’énergie est importante, plus le cycle est court. Une énergie signifie une disparition d’un ordre, le cassage d’une structure. Pour intervenir à un niveau de structure, il faut agir dans un temps plus court que celui du cycle désordre-ordre-désordre. C’est un temps-seuil et nous verrons même que c’est le seul moyen de définir le seuil de taille de la particule élémentaire d’une interaction. Les physiciens sont habitués à cela en termes de fréquence d’un rayonnement capable d’agir sur une particule. Les neurobiologistes font la même constatation qu’ils expriment en termes de rythme d’influx capable d’agir sur un neurone. Les révolutions savent que la rapidité est la clef du succès. Le désordre peut détruire l’ordre mais il peut également produire de l’ordre. C’est ce que l’on appelle la néguentropie, c’est-à-dire l’opposé de l’augmentation d’entropie. Rappelons que cette augmentation d’entropie prévue par les lois de la thermodynamique pour tous les systèmes fermés (n’échangeant pas avec l’extérieur) signifie une perte de niveau de l’énergie dans les ordres de la matière. Dans l’interaction d’échelle, l’entropie signifie que le niveau de grain nécessaire pour décrire l’interaction devient plus petit. La capacité de construire de l’ordre est, au contraire, un agraindissement (qui vient du terme « grain », à ne pas confondre avec un agrandissement qui vient de « grand »). Des niveaux hiérarchiques plus petits permettant d’intervenir à grande vitesse dans une zone petite peuvent, dans certains cas, atteindre le niveau supérieur. La clef de l’énigme, comme l’expose le physicien Murray Gell-Mann, suivant en cela la thèse du physicien-chimiste Ilya Prigogine, réside dans la capacité des systèmes ouverts consommateurs d’énergie d’être « sensibles aux conditions initiales ». Maxwell demandait quels démons pouvaient être capables d’intervenir pour ramener l’ordre au sein du désordre et gagner des degrés de structuration. Comme le dit le proverbe, « La diable réside dans les détails ». Ce sont les petits facteurs qui permettent à une structure d’apparaître au sein du désordre. Une structure n’est donc pas un ordre mais un cycle désordre-ordre-désordre. Et l’ordre est lui-même une destruction, celle de la symétrie (synonyme de désordre). Ce cycle se décline sur une infinité de modes suivant les structures désactivation-activation-désactivation du neurone ou onde-corpuscule-onde de la particule de matière ou encore inhibition-activation-inhibition du gène. A l’origine, il y a le désordre que les physiciens appellent symétrie. L’ordre, appelé rupture de symétrie, a un caractère d’apparition brutale et de destruction du désordre. Par exemple, un sens particulier de rotation apparaît dans un nuage de matière qui se concentre sous l’action de la gravitation. C’est le désordre des chocs des molécules qui ont fini par produire un mouvement d’ensemble et rompre la symétrie entre les deux sens de rotation qui n’en privilégiait aucun. C’est le désordre des productions de neurotransmetteurs qui donne un sens au message électrique ordonné qui n’était pas directionnel… etc, etc, …
L’ordre construit par le désordre ? Peut-on donner des exemples d’un tel paradoxe que certains prendraient volontiers pour un simple jeu de mots sur la dialectique du monde ? Empruntons les d’abord à la physique. La thermodynamique classique croyait que toute évolution allait vers une perte d’ordre irrémédiable (loi d’entropie du deuxième principe) mais, après les travaux de scientifiques comme Ilya Prigogine, les exemples se sont multipliés de structures dissipatives [8] fondées sur le déséquilibre et cependant capables de construire de l’ordre. Un nuage bien tranquille dans le ciel en l’absence de vent n’est cependant pas une structure fondée sur l’immobilité. L’énergie du nuage provient des rayons solaires réfléchis sur la surface terrestre. Le nuage reçoit sans cesse de nouvelles masses d’eau et en perd également sans cesse. L’aspect globalement inchangé du nuage n’est pas fondé sur l’équilibre mais au contraire sur une agitation interne des molécules d’eau qui se déplacent dans le nuage et entre l’extérieur et le nuage. Les gouttes d’eau chutent, vaporisent, remontent, se condensent. Des mouvements internes de tourbillons donnent une énergie considérable au nuage. Cette dynamique interne explique que le nuage soit sujet à des transformations brutales causées par sa structure instable. Le physicien Grégoire Nicolis explique ainsi dans la revue « Science et avenir » d’août 2005 que « Dans tout système physique existe en permanence une source de variabilité intrinsèque, les fluctuations. Celles-ci rendent comptent du caractère chaotique très marqué de la dynamique des variables macroscopiques des évolutions essentiellement aléatoires. Pour caractériser une telle évolution, on doit adopter encore un autre niveau de description, où la grandeur centrale est la distribution de probabilité de rencontrer les variables macroscopiques dans une certaine gamme de valeurs à un instant donné. » On retrouve ces propriétés dans toutes les structures fondées sur des courants de convection. Il en va de même du flocon de neige qui peut sauter brutalement d’une structure à une autre (grains fins, grains à face plane, en gobelets, en grains ronds). La constitution de la neige est déjà une transformation brutale. On remarque d’ailleurs que la structure du flocon est toujours spécifique, individuelle même s’il y a des grands types de structures. Deux flocons ne sont pas totalement identiques car un peu d’agitation existe en permanence lors de la fondation de la structure. La surface apparemment tranquille d’un liquide est elle aussi le produit d’une grande agitation : des molécules d’eau sautent dans l’air et inversement. La surface plane de la mer apparaît telle à nos yeux mais n’est qu’une illusion ou plutôt un ordre global fondé sur le désordre. La matière solide est elle-même sujette à cette agitation qui maintient seulement globalement la même structure, les particules élémentaires qui la composent pouvant changer et bouger sans cesse. Une surface matérielle qui semble immobile est, elle aussi, sujette, à des mouvements permanents de particules qui quittent la surface ou la gagnent. Les particules elles-mêmes ne sont rien d’autre que des structures se fondant sur une autre agitation, celle du vide comme nous tenterons de le montrer par la suite. A grande échelle, l’espace apparemment calme est le produit d’une agitation. La structure de l’étoile est le produit des multiples explosions nucléaires du cœur de l’astre lumineux.
Il est très important de comprendre que l’unité élémentaire n’est pas ou l’ordre ou le désordre, entités qui seraient diamétralement opposées mais un cycle entre ces situations qui s’opposent dynamiquement et non logiquement. Le caractère dynamique de cette opposition provient, rappelons le, du fait que l’augmentation de l’ordre à l’intérieur d’une structure entraîne une augmentation du désordre extérieur et inversement. Ce qui rend dynamique le mode de fonctionnement, ce n’est pas la seule existence de structures, c’est qu’il est fondé sur la négation, négation qui mène parfois à la destruction de la structure. La vie tient son dynamisme au jeu permanent d’ « accroche-décroche » de ses molécules. La mort est fondamentale dans le fonctionnement de la vie comme le montre le rôle de l’apoptose (suicide cellulaire) dans la cellule. « L’autre condition nécessaire à la possibilité même d’une évolution, c’est la mort. Non pas la mort venue du dehors comme conséquence de quelque accident. Mais la mort imposée du dedans, comme une nécessité prescrite, dès l’œuf, par le programme génétique même. L’évolution, c’est le résultat d’une lutte entre ce qui était et ce qui sera, entre le conservateur et le révolutionnaire, entre l’identité de la reproduction et la nouveauté de la variation. » écrit François Jacob dans « La logique du vivant » L’ordre n’est autre que destruction de la destruction. Il est, en effet, deux sortes de manières de concevoir la structuration. Si on prend par exemple la sculpture, soit on agglomère progressivement de la pâte pour constituer la statue, soit on prend un bloc que l’on creuse en supprimant des parties. Cette dernière méthode est destructive. Elle supprime tout ce qui est en trop.
La destruction est le mécanisme fondamental de l’organisation de la matière. A chaque fois qu’une interaction a lieu, un ou plusieurs corpuscules sont détruits. La plus élémentaire des interactions de la matière est l’électromagnétisme dans lequel un photon lumineux est absorbé par une particule matérielle. Le photon disparaît pour que la particule saute d’un état à un autre. Au sein du noyau atomique, l’interaction dite faible est le passage d’un proton à un neutron par absorption d’un électron. Celui-ci disparaît. Examinons maintenant l’un des phénomènes fondamentaux de la physique des particules, l’interaction forte, qui maintient le noyau de l’atome malgré la répulsion électrique entre protons dont les électricités positives se repoussent. La rapidité de l’activation de l’interaction forte par rapport aux autres interactions est la clef de sa capacité à maintenir la structure du noyau et donc de l’atome. Cela explique également le caractère violent de la rupture du noyau. Rompre la liaison du noyau nécessite une énergie et une rapidité d’action considérables qui est à l’origine de l’énergie des explosions nucléaires. L’énergie nucléaire est le type même d’une action à toute petite échelle spatio-temporelle qui agit brutalement et construit (ou détruit) une structure à beaucoup plus grande échelle. C’est une des définitions de la révolution. Elle n’agit que sur un temps très court et, du coup, sur une distance extrêmement petite mais permet la formation d’un atome de taille et de durée beaucoup plus importantes. La durée de l’interaction forte est moins de 10-23 secondes, soit un cent millième de milliard de milliardième de seconde alors que le noyau et l’atome sont souvent durables. Cette interaction est l’un des phénomènes les plus rapides et brutaux de la nature. Il est également à remarquer que l’interaction forte a un caractère inhibiteur, c’est-à-dire qui bloque un processus spontané. Les interactions rapides et de courte portée sont les bâtisseurs des structures de la matière. Voilà encore un exemple de situation où des petits facteurs ont une influence à grande échelle.
Dans la matière inerte, l’agitation est permanente à tous les niveaux : agitation du vide, agitation des particules, agitation des atomes et des molécules. L’ordre qu’est la particule est une barrière, plus ou moins durable, pour le désordre de l’espace vide. Selon la conception de Max Planck exposée dans l’ouvrage de Léon Brillouin, « La science et la théorie de l’information », « Planck a défini le système atomique élémentaire comme une « complexion métastable ». De manière très générale, on peut dire que tout système est une « complexion métastable », c’est à dire qu’il représente une permanence dans le temps et l’espace d’un état extrêmement peu probable. La « complexion » que représente le système n’est ni plus ni moins probable qu’une autre ; le fait important est qu’elle soit « métastable », c’est à dire qu’il se produit un « saut » (eh oui !) dans la stabilité, dans la constitution d’une « forme ». Tout système est improbable ; mais, pour être plus précis, ce n’est pas l’apparition de la forme spécifique du système qui est improbable (elle est aussi probable que n’importe quelle autre forme composée des mêmes éléments), c’est sa conservation dans le temps, la conservation « systématique » de formes primitivement peu probables . (...)Toute forme conservée, en tous cas, réalise un équilibre entre des éléments fortement discriminés : c’est ce qu’on appelle « contre entropie », « néguentropie » ou « entropie basse ». » (Jean-Marc Lepers dans « Anthropologie systémique ») Dans la matière vivante, le désordre est constitué par les interactions au hasard des molécules qui produisent toutes les liaisons possibles. C’est la destruction qui produit l’ordre. Des systèmes comme les lymphocytes du système immunitaire ou les protéines chaperons sont chargés de détruire tout ce qui menace l’ordre. L’ordre au sein d’un corps, la conservation du « soi », est le produit de la destruction de multiples molécules non désirées. L’ordre qu’est la vie, cette auto-organisation de la matière inerte, est le produit de la destruction de la cellule vivante par elle-même (autodestruction par apoptose ou négation) qui est retardée (négation de la négation comme l’appelle lui-même le spécialiste de l’apoptose Jean-Claude Ameisen [9]) si la cellule correspond à une norme collective définie par les cellules voisines (participer à la mise en place d’un organe ou d’un tissu). Cela signifie que la destruction (gène et protéine de mort) provient de l’intérieur de la cellule et qu’elle existait dès la naissance de la cellule, que toute la vie de la cellule est une lutte entre gènes et protéines de la vie et de la mort. L’ordre que représentent l’Etat et l’organisation sociale est une structure mise en place pour limiter et combattre la lutte des classes que l’aggravation des inégalités sociales aggrave. La lutte des classes est permanente même si elle ne devient évidente (si elle n’explose) qu’en de rares moments et ne triomphe que rarement.
L’idée générale qui en ressort peut grossièrement être résumée ainsi : l’état fondamental (de la nature comme de la société humaine) est l’agitation (agitation des particules, des molécules, des actions individuelles). Ce désordre (appelé symétrie en physique) peut être plus ou moins détruit par une action énergique (appelée en physique rupture de symétrie et que nous appellerons philosophiquement la négation puisqu’elle démolit cet état). Le changement d’ordre est nécessairement brutal et est lui aussi une destruction (appelée en physique transition de phase et que nous appellerons philosophiquement négation de la négation). Et surtout le désordre peut être producteur d’un nouvel ordre. Cela signifie qu’il faut changer la conception selon laquelle le désordre produit du désordre et l’ordre produit l’ordre. L’Etat qui combattait la lutte des classes a produit la révolution, et la révolution produit un nouvel Etat. Dans la nature comme dans la société, le désordre peut produire l’ordre et l’ordre peut produire le désordre. La mort produit la vie et la vie produit la mort. Le positif produit le négatif et le négatif produit le positif.
La matière s’agite en tous sens à tous les niveaux (agitation quantique du vide et des particules, vibrations et rotation des atomes, agitation des molécules, agitation des grandes quantités de matière, etc…). Elle se transforme sans cesse. Les particules apparaissent et disparaissent en permanence par le processus fondamental matérialisation/dématérialisation du vide que nous exposerons. Cette transformation qui est à la base des interactions matière/matière, matière/lumière et matière/vide comme espace/temps se produit en un instant tellement court qu’il nous échappe. Il n’a été mis en évidence que par la physique quantique étudiant des instants extrêmement courts. L’origine de l’ « ordre » matériel c’est le désordre du vide (fluctuations d’énergie). L’origine de l’ordre du vivant, c’est le désordre des interactions au hasard entre molécules. L’origine de l’ordre du cerveau, c’est le désordre du message électrique cérébral. De nombreuses transformations, aussi brutales que le saut d’un rythme à un autre de notre cœur ou de notre cerveau, échappent à notre attention. Il en est de même pour la tectonique des plaques, la formation des montagnes, la formation d’étoiles et de galaxies. Ces transformations considérables nous sont quasiment insensibles parce qu’elles ont lieu à une échelle qui ne nous est pas perceptible directement (trop petite ou trop grande) sauf quelques manifestations exceptionnelles (un tremblement de terre par exemple).
La matière inerte n’est pas moins agitée que la vie, pas moins capable de produire de la nouveauté. La vie n’est que qu’une des formes dynamiques de la matière et même pas la plus étonnante [10]. L’astronomie est née de l’astrologie c’est-à-dire de l’idée que le ciel était stable et donc du domaine des dieux alors que la terre, domaine des hommes, était agitée de façon difficilement prédictible. Depuis, le ciel apparemment si calme s’est révélé être le siège des explosions de supernovae, des trous noirs qui « dévorent » des galaxies, des galaxies qui dévorent des grands nuages de gaz et produisent de nouvelles étoiles, des sursauts gamma qui le parcourent. Les planètes suivent des trajectoires chaotiques qui peuvent brutalement les amener à quitter l’attraction solaire ou à tomber sur le soleil. L’espace vide s’avère lui aussi agité, discontinu et d’un fonctionnement non linéaire aussi complexe que la matière. Les particules simples sont le siège d’autant de phénomènes multiples qu’une étoile. La matière dite « inerte » a produit les nouveautés renversantes que sont les étoiles, les galaxies ou la vie et la suite de l’histoire est imprédictible bien qu’obéissant à des lois. Comment la matière inerte a bien pu produire la vie est la question la plus intrigante et la plus passionnante que l’homme s’est posée. La découverte que la matière (particules, rayonnement et vide) n’a rien d’inerte et est au contraire sans cesse producteur de nouveauté change considérablement les termes du problème. Cela signifie que les nouveautés structurelles n’ont pas attendu la vie pour être produites par la matière qui contient en son sein toutes les propriétés d’auto-organisation bien avant d’avoir construit la vie. Le combat entre tendances opposées qui préside en permanence à l’agitation du vide s’est transporté dans la matière/lumière et dans les molécules qui ont donné naissance au phénomène de la vie.
Le vivant n’est pas exempt du même type de phénomène fondé sur le désordre, ou, plus exactement sur une imbrication de désordre et d’ordre en cycles. On retrouve ces cycles ordre/désordre dans tout le fonctionnement physiologique. Donnons en un exemple pris dans le système nerveux : la liaison entre synapses et neurones. Alors que la synapse fonctionne par « bouffées explosives de neurotransmetteurs », cette agitation chaotique se coordonne avec la réponse régulière du neurone. Le fonctionnement stochastique de la synapse enclenche le fonctionnement uniforme du neurone. Comme l’explique Jean-Claude Ameisen dans « La sculpture du vivant », « l’économie de l’univers du vivant ne fait pas exception à l’économie de l’univers de la matière. » La structure génétique d’une molécule d’ADN est fixée mais elle participe d’un ballet des molécules qui viennent se fixer et qui se détachent pour actionner ou inhiber les gènes contenus dans l’ADN. Cette agitation provient du cytoplasme qui a un rôle actif alors que l’ADN est une molécule passive. La molécule ADN n’est fixe que si on considère sa partie codante mais sa partie non codante, elle, change. Elle diminue au fur et à mesure des copies. Or la partie non codante est déterminante pour les coupages, collages, pliages qui permettent le copiage. C’est l’origine du vieillissement génétique. Là encore, le désordre est à la base d’un fonctionnement du vivant et le phénomène actif provient du désordre et non de l’ordre. Cela va jusqu’aux neurones, les cellules qui fondent notre système nerveux et cérébral, qui sont liés par des réseaux neuronaux fondés sur un message neuronal désordonné. La société connaît également ce type de phénomène. Citons simplement la structure d’une ville [11] qui peut être examinée comme une fourmilière d’où les hommes entrent et sortent sans cesse. Rappelons nous que la ville a été l’une des structures révolutionnaires qui ont déstabilisé l’ancien ordre. On a parlé de villes comme Ur ou Babylone comme de « folies », de développements incroyables et explosifs. En Amérique latine et centrale également, les villes [12] sont la base même de la plus grande révolution sociale. La révolution urbaine ne doit pas être comprise uniquement comme un changement radical du mode de vie mais aussi comme l’apparition de nouvelles révolutions sociales menaçantes pour les classes dirigeantes et l’Etat. Nous verrons également que l’Etat lui-même est une structure issue du désordre. Aucune structure, ni naturelle, ni sociale, n’est éternelle, incassable, immuable. Cela provient du fait que ces structures sont issues du désordre et peuvent y retourner.
Le physicien-chimiste Ilya Prigogine considère justement la ville comme structure issue du désordre. Dans « Temps à devenir », il expose : « Des concepts comme l’auto-organisation loin de l’équilibre, ou de structure dissipative (...) sont appliquées dans des domaines nombreux, non seulement de la physique, mais de la sociologie, de l’économie et jusqu’à l’anthropologie et à la linguistique. Pour comprendre ce que cela signifie, il suffit – je donne toujours cet exemple – de penser à une ville, une ville par opposition à un cristal. Un cristal, c’est une structure ordonnée Le cristal une fois formé, il faut le laisser tranquille sinon il peut fondre, il peut casser mais la ville, il ne faut pas la laisser tranquille. Il faut qu’elle réagisse avec ce qui l’entoure. Et c’est cette réaction avec ce qui l’entoure qui va lui donner sa permanence. (...) Et ce sont ces interactions avec le monde extérieur qui lui donnent sa stabilité et sa signification. » Le désordre, le non-équilibre, source d’un certain type d’ordre (les structures dissipatives), voilà la grande découverte de Prigogine qui explique dans « Temps à devenir » que « Le non-équilibre, ce n’est pas du tout les tasses qui cassent ; le non-équilibre, c’est la voie la plus extraordinaire que la nature ait inventée pour coordonner les phénomènes, (...) Les phénomènes irréversibles, loin d’être (...) le chemin vers le désordre, ont au contraire un rôle constructif extraordinaire. (...) La nature aussi invente. La nature créée aussi des événements La nature présente des instabilités. ».
Beaucoup d’agitation casse la structure mais un peu d’agitation en assure la stabilité, comme le montre l’instabilité des dictatures par rapport aux démocraties. Il faut un certain niveau de désordre pour assurer la conservation. C’est ce qui se produit avec le matériel génétique qui contient un ordre avec le message de l’ADN mais aussi un désordre avec les parties non codantes de l’ADN. Ces parties diminuent, du fait des coupures et recollage, quand l’être vivant vieillit. Le vieillissement est synonyme de plus de rigidité, de moins de souplesse, d’une perte d’agitation, d’un manque de stress, d’une perte d’agitation à tous les niveaux. Elle correspond à la diminution de la capacité de trier et détruire les molécules indésirables. Dans un être vivant, un très grand nombre de mécanismes ont pour but de supprimer les erreurs et les mutations. Plus un être vivant est âgé, plus les erreurs génétiques non supprimées se multiplient. La durée de l’être vivant se paie en perte d’ordre obtenu par les mécanismes de contrôle du désordre. Par exemple, une cellule qui supprime son mécanisme d’autodestruction devient cancéreuse. Ce n’est pas seulement l’individu dont la durabilité se paie en diminution de l’inhibition du désordre ; c’est également vrai pour l’espèce. Le vivant est fondé sur la régulation de ce stress mais pas sur sa suppression ni sa diminution. Le stress crée l’espèce et la baisse du niveau de stress diminue la capacité à construire des structures nouvelles, la biodiversité. Des chocs violents sont responsables des grands embranchements de l’ « évolution » du vivant.
L’idée défendue dans ce texte, selon laquelle l’histoire et les sciences obéissent aux lois de la révolution, a de quoi choquer le lecteur. Ce dernier accepterait aisément l’affirmation selon laquelle le monde serait soumis aux lois de l’évolution. C’est dans cette version qu’est généralement admis le darwinisme sous le nom d’ « évolution des espèces ». Evolution, cela donne un petit air tranquille, régulier, prédictible, logique et sans surprise. C’est une thèse rassurante car elle intègre la notion de progrès graduel, la sélection étant supposée choisir les « plus aptes ». Malheureusement, personne n’a jamais su dire aptes à quoi dans un univers changeant sans cesse, ni en déduire quelles seraient les évolutions à venir, ni comment la loi en question pouvait produire de la nouveauté puisqu’elle se contente de sélectionner. Et surtout, ce qu’on constate n’a rien d’aussi progressif et continu : le principal événement de cette « évolution » est appelé significativement « l’explosion du Cambrien », il y a 543 millions d’années [13] On peut parler de la révolution des êtres vivants aérobies (vivant dans l’oxygène), de la révolution des pluricellulaires, de la révolution de la sexualité, de la révolution des plantes à fleur, etc... Impossible de concevoir l’apparition de nouvelles structures du vivant par un mécanisme graduel. On conçoit à quel point les deux conceptions, évolution ou révolution, divergent. L’évolution (ou la réforme), dont il ne s’agit pas de nier l’existence et parfois l’importance, vise en effet à la conservation globale de la structure, alors que la transformation brutale (ou révolution) vise à la renverser, à la casser, libérant brutalement des énergies qui étouffaient en son sein.
Comme le rappelle le géologue et évolutionniste Stephen Jay Gould dans « Le pouce du panda », « De nouvelles espèces apparaissent presque toujours soudainement sans que les fossiles découverts présentent des maillons intermédiaires (...) La théorie moderne de l’évolution n’a pas besoin d’un changement progressif. (...) C’est le gradualisme qu’il nous faut rejeter, et non le darwinisme. » Le physicien Murray Gell-Mann fait remarquer dans « Le quark et le jaguar » : « L’évolution ne procède d’ordinaire pas selon un mode plus ou moins graduel, comme l’imaginaient certains spécialistes. Au lieu de cela, elle manifeste souvent le phénomène d’ « équilibre ponctué », dans lequel une espèce (et des regroupements de rang plus élevé) demeure relativement inchangée, du moins au niveau phénotypique, durant de longues périodes de temps, pour ensuite passer par un changement relativement rapide sur une courte période (thèse de Gould). (...) Des événements biologiques spectaculaires sont parfois responsables d’exemples d ‘équilibre ponctué en l’absence de changement radical dans le milieu physico-chimique. Harold Morowitz insiste sur la grande importance de percées ou événements-seuils ouvrant la voie à des domaines de possibilité entièrement nouveaux, qui impliquent parfois des niveaux d’organisation ou des types de fonctionnement plus élevé. » Toute l’histoire du vivant est ponctuée de changements brutaux dus à des chocs ayant diverses causes (changement climatique, biologique, génétique ou écologique, rayonnement cosmique, tectonique des plaques, volcanisme, chutes d’astéroïdes, mouvement des pôles géomagnétiques, modifications du rayonnement solaire). La cause externe varie mais l’effet qu’elle produit est lié fondamentalement au type de fonctionnement interne. Le choc est le révélateur de la capacité qu’a en permanence la vie pour produire de nombreuses variétés. Le choc ne crée pas la diversité ; il inhibe le mécanisme « chaperon » chargé de supprimer les variétés non désirées qui sont toujours produites, même en période de calme. Pas d’évolution des êtres unicellulaires pendant un milliard d’années et brusquement apparition des êtres pluricellulaires. Puis encore rien pendant 530 millions d’années et d’un seul coup, une véritable explosion de la diversité. On a eu ainsi cinq grandes extinctions qui ont permis les grandes explosions de la biodiversité. Roger Lewin et Richard Leakey observent dans « La sixième extinction » : « L’histoire de la vie sur Terre est ponctuée par de soudaines poussées d’extinction, certaines sont modérées, d’autres sont catastrophiques. (...) Dans le temps, on ne considérait ces extinctions de masse que comme de simples arrêts du flot de la vie. (...) Il est clair aujourd’hui que, durant ces périodes, des règles différentes se sont appliquées, qui mettent de côté, temporairement, la compétition au sens darwinien. Ces épisodes mettent en jeu des forces auxquelles les espèces ne sont pas préparées, et, de fait, on ne voit pas comment elles le seraient. (...) Les extinctions créent la structure du vivant. Jablonski l’a dit en ces termes : « L’alternance de phases normales et de grandes extinctions conditionne la structure évolutive à grande échelle de l’histoire de la vie. » (...) Ainsi, les extinctions de masse restructurent la biosphère. » Lorsqu’un choc climatique ou environnemental détruit un grand nombre d’êtres vivants, il provoque la formation de nouvelles espèces. Ainsi l’explosion de biodiversité, dite de Burgess, qui a produit tous les embranchements du vivant, qui s’est déroulée à l’époque appelée le Cambrien, a suivi la disparition des animaux de l’époque appelée Ediacara. C’est le point le plus étonnant. La destruction est un élément fondateur des lois de la nature et de la société. Cela va de la destruction du message neuronal indispensable à la compréhension du fonctionnement cérébral à la destruction de la particule indispensable à sa conservation en passant par la destruction de la cellule indispensable à son dédoublement ainsi qu’à la construction du corps de l’embryon.
La destruction constructrice de la nature et de l’histoire n’est souvent considérée qu’à titre d’accident qui détruit un ordre alors qu’elle révèle au contraire que l’ensemble du fonctionnement se produit par bonds. Tel est le mode de fonctionnement de la matière, une dynamique (que l’on peut appeler révolution) dans laquelle une structure est brutalement transformée qualitativement et où, d’un seul coup, un niveau inférieur intervient à l’échelon supérieur. Souvenons nous que la principale innovation de la théorie de Charles Darwin n’est pas d’avoir découvert l’évolution des espèces ni la capacité de la nature d’en faire disparaître (grandes extinctions). Son originalité est d’avoir affirmé que le moteur de la construction d’une structure qu’est l’espèce est la destruction d’un très grand nombre d’individus (la sélection naturelle). La méthode de la nature est brutale et radicale. Elle n’est pas constructive mais destructive. C’est ce qui distingue principalement Darwin de Lamarck. Pour ce dernier le positif proviendrait du positif, l’ordre de l’ordre et le désordre ne produirait que du désordre. Un caractère nouveau serait le produit d’effort positif des parents en ce sens. Darwin propose, au contraire, un mécanisme selon lequel seraient détruits tous les êtres qui ne possèdent pas cette particularité. C’est la destruction qui est constructrice. De même, avec la génétique moléculaire, la base du vivant n’est pas à rechercher dans un ordre génétique figé mais dans une agitation moléculaire. Et c’est une destruction après coup qui structure. Sans cette agitation et ces liaisons multiples avec des bouts d’ADN, la fameuse molécule du vivant ne serait rien d’autre qu’un cristal apériodique inerte qui ne piloterait aucun fonctionnement. Pour chaque gène contenu dans l’ADN, il existe un gène inhibiteur qui le bloque. Pour que ce gène soit activé, il faut d’abord détruire cet ordre de l’ADN dans lequel l’activation des gènes est bloquée. Il faut que le gène inhibiteur de l’ADN soit lui-même inhibé par une protéine. Les relations entre cellules sont également fondées sur une agitation, celle des messages entre cellules. Là encore, c’est un processus lié à une destruction. Si la cellule ne convient pas à l’environnement du tissu, elle se tue. Selon ce mécanisme d’apoptose, ou suicide de la cellule, tel qu’il est étudié et exposé par l’immunologiste Jean-Claude Ameisen, la destruction est le pilote de la construction du corps dans l’embryogenèse. Que ce soit pour l’apoptose, pour l’inhibition des gènes, pour la destruction par les lymphocytes immunitaire, pour les interactions entre cellules, les mécanismes de destruction sont internes au système, existent dès sa formation et provoquent sa mort.
Ordre et désordre sont inséparables, interagissent sans cesse mais quelle en est l’origine, d’où vient cette interaction, cette rétroaction ? Nous montrerons dans des exemples tirés de l’histoire comme des sciences que la raison provient de la nature même de l’ordre qui est une structuration, réalisée sans cesse et non une fois pour toutes, en niveaux interactifs de l’agitation. Le seul contenu de chaque structure est donc de l’agitation. Cela explique que, lorsque la structure se défait, apparaisse de l’agitation (en physique de l’énergie). Cela explique également qu’il y ait un seuil d’énergie au delà duquel une structure se défait. Quant aux crises et aux révolutions, elles témoignent que l’agitation atteint un seuil où tous les niveaux interagissent. Privilégier l’ordre, le considérer comme un élément indépendant de l’agitation, c’est se condamner à ne pas le comprendre. Il est caractéristique qu’aucune loi de conservation (loi qui privilégie l’ordre, la constance, la régularité) ne permette d’interpréter [14] les valeurs de constantes (masse du proton, charge de l’électron, vitesse de la lumière, constante de Planck h, constante gravitationnelle G, alphabet de la structure de la molécule d’ADN, etc…). Car ce qui est constant n’est pas figé et préexistant mais est le produit de ce qui change. On ne peut imager un monde dynamique par une représentation figée. Une seule loi ne permet pas de prévoir sa propre limite. Par exemple, la masse des particules ne peut sortir des équations de chacune des quatre grandes interactions de la matière (gravitation, électromagnétique, faible et forte). En effet, cette masse-seuil n’est pas définie par la seule loi (lente) mais également par le choc (rapide) qui est imbriqué dans le phénomène lent. L’instant du choc est aléatoire mais le niveau physique de celui-ci est défini par l’intrication des deux lois [15]. Comme le remarque le physicien Murray Gell-Mann, « si on considère l’approximation dans laquelle toutes les particules considérées ont une masse nulle, ce qui veut dire qu’elles se déplacent à la vitesse de la lumière, la similitude des trois interactions (électromagnétique, faible et forte) devient patente. » Ce qui différencie les quatre interactions fondamentales est seulement la masse des particules élémentaires relativement à ces interactions. Or cette masse est proportionnelle à l’énergie et inversement proportionnelle au temps caractéristique de l’interaction. Les interactions sont en rétroaction et leurs limites sont les frontières de deux lois (une relativement lente et l’autre plus rapide). Nous remarquons également que les seuils ne sont, pas des états fixes mais définissent un passage désordre-ordre-désordre.
[1] Hubert Reeves expose ainsi dans « Patience dans l’azur » : « La matière a de formidables capacités d’adaptation. (...) Au sein des étoiles, la gravité vient au secours de l’évolution nucléaire et reprend avec succès l’expérience ratée des première secondes. » L’astrophysicien expose ainsi que les étoiles réalisent la nucléosynthèse des noyaux atomiques lourds qui n’ont pas pu être synthétisés dans les explosions des premières révolutions de l’histoire du cosmos. Les étoiles représentent les sauts complémentaires des révolutions de la matière pour atteindre les niveaux de noyaux les plus élevés.
[2] Citons des domaines de la physique parfois peu connus du lecteur non-physicien. Il ne s’agit pas à ce stade de développer l’explication de chacun d’entre eux mais de montrer que la notion de discontinuité, de changement brutal et d’interaction d’échelle est effectivement courante en physique. Ce sont les phénomènes faisant appel aux phénomènes de « rupture de symétrie », de « transition de phase », de « seuil de percolation », de « néguentropie », d’ « augmentation de degré de la complexité », d’ « interaction d’échelle », de « bifurcation d’un système critique », de « saut quantique », d’ « émergence de structure », de « matérialisation/dématérialisation ou choc provoquant la création/destruction de particules matérielles dans le vide », de « singularité du champ », de « changement d’état », de « théorie des catastrophes », de « sensibilité aux conditions initiales », de « dynamique non-linéaire », de « thermodynamique dissipative de l’irréversible », de « chaos déterministe », de « variable discrète », de « processus fractal » ou d’« auto-organisation » de la matière, etc... Citons des domaines de la physique, dont les noms sont parfois peu connus du lecteur non-physicien, pour montrer que la notion de discontinuité, de changement brutal et d’interaction d’échelle est effectivement courant en physique.
[3] Remarquons cependant que c’est de moins en moins vrai : thermodynamique de l’irréversible, théorie de l’évolution, théorie économique du capitalisme, théorie de l’immunologie, théorie de la physique du vide et bien d’autres redécouvrent la destruction constructrice.
[4] « Le désordre de l’atmosphère, les variations des populations animales, les oscillations du cœur et du cerveau, l’aspect irrégulier de la nature, discontinu et désordonné, tout cela est resté une énigme ou, pire, a été perçu comme une monstruosité. » écrivait James Gleick, vulgarisateur de la thèse du « chaos déterministe », dans « La théorie du chaos ».
[5] « L’objet quantique » de Lochak, Diner et Farge explique la notion contre-intuitive de spin : « Une autre propriété des particules jouera ici un rôle fondamental, le spin. « To spin » signifie en anglais « tourner » et le spin consiste en ce que, de même que la Terre et les autres planètes tournent sur elles-mêmes comme de gigantesques toupies, les électrons et presque toutes les autres particules en font autant, encore qu’il faille, ici encore, tempérer le sens de cette phrase parce que, en réalité, personne n’est vraiment capable de décrire cette « rotation » de la particule. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que les particules possèdent des lois de symétrie et un certain nombre de comportements physiques qui permettent de les assimiler à des petites toupies. Mais on ne voit pas vraiment tourner la toupie. »
[6] « Oui, le désordre précède l’ordre. » écrit Michel Serres en 1974
[7] Dans la « Revue du Palais de la Découverte » de janvier 1988.
[8] Dissipatives signifie qui perdent de l’énergie et doivent sans cesse en recevoir de l’extérieur. Ces structures contredisent la loi thermodynamique de l’entropie qui ne s’applique qu’à des systèmes en équilibre et isolés énergétiquement de l’extérieur. En fait, il s’avère que des structures isolées à l’équilibre ne sont pas réelles dans la nature et ne sont que des états abstraits. Dans une structure fondée sur le déséquilibre, la durabilité est fondée sur la dynamique et non sur la conservation. Les tâches solaires, les saisons, la tâche de Saturne, les états de la matière, les mouvements de convection sont quelques exemples d’un ordre produit du désordre. Pour Ilya Prigogine, la notion d’ordre par fluctuation est nécessaire pour comprendre les systèmes non-linéaires se stabilisant un certain temps alors qu’ils sont loin de l’équilibre. Ce type de système n’est pas un cas marginal. C’est l’ensemble du cosmos qui apparaît aujourd’hui aux scientifiques comme un système non-linéaire loin de l’équilibre et qui connaît des structures durables comme celles de la matière corpusculaire ou comme les étoiles et galaxies.
[9] Lire l’ouvrage « La sculpture du vivant » de Jean-Claude Ameisen
[10] Par exemple, on est toujours sans explication de la rotation à vitesse constante des galaxies de toutes formes et de toutes tailles. La galaxie est sujette à une « respiration » avec aspiration et éjection de grandes masses de matières gazeuses qui détermineraient l’équilibre global. L’image d’une galaxie toujours identique à elle-même est aussi abandonnée et remplacée par une dynamique sujette à des changements brutaux.
[11] Claude Lévi-Strauss écrit à propos des villes brésiliennes dans « Tristes tropiques » : « il était plus passionnant encore de s’attacher (...) aux formes singulières que favorisait une société en gestation. (...) qu’on voyait naître. Les agglomérations qui surgissaient n’étaient pas comme les villes d’aujourd’hui – si usées qu’il devient difficile d’y découvrir la marque de leur histoire particulière – confondues dans une forme de plus en plus homogène où s’affirment seulement les distinctions administratives. Au contraire, on pouvait scruter les villes comme un botaniste les plantes, reconnaissant au nom, à l’aspect et à la structure de chacune son appartenance à telle ou telle grande famille d’un règne ajouté par l’homme à la nature : le règne urbain. (...) Bien qu’elle représente la forme la plus complexe et la plus raffinée de la civilisation, par l’exceptionnelle concentration humaine qu’elle réalise sur un petit espace et par la durée de son cycle, elle précipite dans son creuset des attitudes inconscientes chacune infinitésimale mais qui, en raison du nombre d’individus qui les manifestent au même titre et de la même manière, deviennent capables d’engendrer de grands effets. Telle est la croissance des villes (...). » De manière convergente, le scientifique Joël de Rosnay écrit dans « Le macroscope » : « La ville est-elle un organisme vivant ? (...) La ville apparaît comme un organisme autorégulé qui contrôle l’équilibre des flux des individus entre son centre et sa périphérie. »
[12] - San Lorenzo capitale des Olmèques de 1200 avant JC à 900 avant JC
– Monte Alban (20.000 habitants) capitale des Zapotèques entre 600 avant JC et 100 avant JC
– Teotihuacan, ville centre d’une civilisation artisanale et commerçante fondée sur de nombreuses villes-relais avant de devenir un centre religieux et politique. Entre 100 avant JC et le premier siècle après JC, cette capitale a un développement incroyable : près de la moitié de la population du bassin de Mexico s’y trouvait concentrée, selon « Atlas historique de la Méso-Amérique » de Norman Bancroft Hunt.
– El Tajin, ville totomaque
– Tikal (40.000 à 70.000 habitants et 3000 édifices en pierre sur 1600 hectares), centre principal des Mayas date entre le 1er siècle avant JC et le 9ème siècle après JC et siège d’un grand édifice de marché. El Mirador était une autre de ces grandes villes s’occupant du grand commerce maya. La civilisation maya n’a pas débuté par un Etat mais par des villes commerçantes et indépendantes, comme celle de Teotihuacàn.
– Tula, capitale de l’Empire Toltèque (dans l’Etat mexicain d’Hidalgo), est l’une des grandes métropoles commerciale, politique et religieuse de Méso-Amérique.
– Tenochtitlan, capitale de l’empire aztèque, fondée sur une série d’îles et de canaux, comprenant environ 200.000 habitants, était à la fois capitale administrative, religieuse, politique et commerciale.
[13] Au Cambrien, on passe de trois phylums du règne animal à 16 phylums, contre 31 aujourd’hui.
« Il n’en demeure pas moins : l’apparition et surtout la diversité de nombreux grands groupes zoologiques à l’aube du Cambrien restent ce que Darwin appelait déjà « une sérieuse difficulté » dans l’histoire de l’évolution. Darwin expliquait cet « événement » paléontologique par le fait que le registre fossile était incomplet, mais cet argument tient de moins en moins et l’on connaît maintenant des séries géologiques complètes montrant le passage du Précambrien supérieur au Cambrien (544 millions d’années) et, toujours, on constate cette apparition soudaine des faunes. » (Dans l’article « Les premiers animaux » de la revue « Pour la science », Octobre 2002).
[14] John Barrow le rappelle dans « Les constantes de la nature » : « Nous n’avons jamais pu donner la raison de la valeur numérique d’une quelconque constante naturelle. (...) Pourquoi ces valeurs sont ainsi et pas autrement reste un profond mystère. »
[15] Par exemple, le seuil de formation de l’étoile est fondé sur la rétroaction de la gravitation et de la pression du rayonnement électromagnétique. Ou encore, le seuil de vitesse (la vitesse de la lumière c) est la limite entre la vitesse de la matière et la vitesse des particules virtuelles du vide. En Histoire, on traduit cette propriété selon laquelle le seuil est défini par l’interaction est émise par sous la forme : « on ne comprend bien un empire qu’à ses marges ».