Accueil > 01 - PHILOSOPHIE - PHILOSOPHY > Chapter 12 : Philosophical annexes - Annexes philosophiques > L’individu pour Marx/Engels

L’individu pour Marx/Engels

jeudi 23 septembre 2021, par Robert Paris

Dans Introduction à la critique de l’économie politique :

I. Production

a) L’objet de cette étude est tout d’abord la production matérielle. Des individus produi­sant en société - donc une production d’individus socialement déterminée, tel est naturelle­ment le point de départ. Le chasseur et le pêcheur individuels et isolés, par lesquels commen­cent Smith et Ricardo, font partie des plates fictions du XVIII° siècle. Robinsonades qui n’expriment nullement, comme se l’imaginent certains historiens de la civilisation, une simple réaction contre des excès de raffinement et un retour à un état de nature mal compris. De même, le contrat social de Rousseau qui, entre des sujets indépendants par nature, établit des relations et des liens au moyen d’un pacte, ne repose pas davantage sur un tel naturalisme. Ce n’est qu’apparence, apparence d’ordre purement esthétique dans les petites et grandes robinso­nades. Il s’agit, en réalité, d’une anticipation de la « société bourgeoise » qui se préparait depuis le XVI° siècle et qui, au XVIII° marchait à pas de géant vers sa maturité. Dans cette société où règne la libre concurrence, l’individu apparaît détaché des liens naturels, etc., qui font de lui à des époques historiques antérieures un élément d’un conglomérat humain déterminé et délimité. Pour les prophètes du XVIII° siècle, - Smith et Ricardo se situent encore complètement sur leurs positions, - cet individu du XVIII° siècle - produit, d’une part, de la décomposition des formes de société féodales, d’autre part, des forces de production nouvelles qui se sont développées depuis le XVI° siècle - apparaît comme un idéal qui aurait existé dans le passé. Ils voient en lui non un aboutissement historique, mais le point de départ de l’histoire, parce qu’ils considèrent cet individu comme quelque chose de naturel, conforme à leur conception de la nature humaine, non comme un produit de l’histoire, mais comme une donnée de la nature. Cette illusion a été jusqu’à maintenant partagée par toute époque nou­velle. Steuart, qui, à plus d’un égard, s’oppose au XVIII° siècle et, en sa qualité d’aristo­crate, se tient davantage sur le terrain historique, a échappé à cette illusion naïve.

Plus on remonte dans le cours de l’histoire, plus l’individu – et par suite l’individu produc­teur, lui aussi, - apparaît dans un état de dépendance, membre d’un ensemble plus grand : cet état se manifeste tout d’abord de façon tout à fait naturelle dans la famille et dans la famille élargie jusqu’à former la tribu ; puis dans les différentes formes de communautés, issues de l’opposition et de la fusion des tribus. Ce n’est qu’au XVIII° siècle, dans la « société bourgeoise », que les différentes formes de l’ensemble social se présentent à l’individu com­me un simple moyen de réaliser ses buts particuliers, comme une nécessité extérieure. Mais l’époque qui engendre ce point de vue, celui de l’individu isolé, est précisément celle où les rapports sociaux (revêtant de ce point de vue un caractère général) ont atteint le plus grand développement qu’ils aient connu. L’homme est, au sens le plus littéral, un [...] [1], non seule­ment un animal sociable, mais un animal qui ne peut s’isoler que dans la société. La production réalisée en dehors de la société par l’individu isolé - fait exceptionnel qui peut bien arriver à un civilisé transporté par hasard dans un lieu désert et qui possède déjà en puissance les forces propres à la société - est chose aussi absurde que le serait le développe­ment du langage sans la présence d’individus vivant et parlant ensemble. Inutile de s’y arrêter plus longtemps. Il n’y aurait aucune raison d’aborder ce point si cette niaiserie, qui avait un sens et une raison d’être chez les gens du XVIII° siècle, n’avait été réintroduite très sérieuse­ment par Bastiat, Carey, Proudhon etc., en pleine économie politique moderne. Pour Proudhon entre autres, il est naturellement bien commode de faire de la mythologie pour donner une explication historico-philosophique d’un rapport économique dont il ignore l’ori­gine historique : l’idée de ce rapport serait venue un beau jour toute prête à l’esprit d’Adam ou de Prométhée, qui l’ont alors introduite dans le monde, etc... Rien de plus fastidieux et de plus plat que le locus communis [lieu commun] en proie au délire.

ÉTERNISATION DES RAPPORTS DE PRODUCTION HISTORIQUES.
PRODUCTION ET DISTRIBUTION EN GÉNÉRAL. PROPRIÉTÉ.

Quand donc nous parlons de production, c’est toujours de la production à un stade déter­mi­né du développement social qu’il s’agit - de la production d’individus vivant en société. Aussi pourrait-il sembler que, pour parler de la production en général, il faille, soit suivre le procès historique de son développement dans ses différentes phases, soit déclarer de prime abord que l’on s’occupe d’une époque historique déterminée, par exemple de la production bourgeoise moderne, qui est, en fait, notre véritable sujet. Mais toutes les époques de la production ont certains caractères communs, certaines déterminations communes. La production en général est une abstraction, mais une abstraction rationnelle, dans la mesure où, soulignant et précisant bien les traits communs, elle nous évite la répétition. Cepen­dant, ce caractère général, ou ces traits communs, que permet de dégager la comparaison, forment eux-mêmes un ensemble très complexe dont les éléments divergent pour revêtir des détermi­nations différentes. Certains de ces caractères appartiennent à toutes les époques, d’autres sont communs à quelques-unes seulement. [Certaines] de ces déterminations apparaîtront communes à l’époque la plus moderne comme à la plus ancienne. Sans elles, on ne peut concevoir aucune production. Mais, s’il est vrai que les langues les plus évoluées ont en commun avec les moins évoluées certaines lois et déterminations, ce qui constitue leur évolution, c’est précisément ce qui les différencie de ces caractères généraux et communs ; aussi faut-il bien distinguer les déterminations qui valent pour la production en général, afin que l’unité - qui découle déjà du fait que le sujet, l’humanité, et l’objet, la nature, sont identi­ques - ne fasse pas oublier la différence essentielle. C’est de cet oubli que découle, par exemple, toute la sagesse des économistes modernes qui prétendent prouver l’éternité et l’harmonie des rapports sociaux existant actuellement. Par exemple, pas de production possible sans un instrument de production, cet instrument ne serait-il que la main. Pas de production possible sans travail passé accumulé, ce travail ne serait-il que l’habileté que l’exe­r­cice répété a développée et fixée dans la main du sauvage. Entre autres choses, le capital est, lui aussi, un instrument de production, c’est, lui aussi, du travail passé, objectivé. Donc le capital est un rapport naturel universel et éternel ; oui, mais à condition de négliger précisément l’élément spécifique, ce qui seul transforme en capital l’« instrument de produc­tion », le « travail accumulé ». Toute l’histoire des rapports de production apparaît ainsi, par exemple chez Carey, comme une falsification provoquée par la malveillance des gouverne­ments. S’il n’y a pas de production en général, il n’y a pas non plus de production générale. La production est toujours une branche particulière de la production - par exemple l’agriculture, l’élevage du bétail, la manufacture, etc., ou bien elle constitue un tout. Mais l’économie politique n’est pas la technologie. Il faudra expliquer ailleurs (plus tard) le rapport entre les déterminations générales de la production à un stade social donné et les formes particulières de la production. Enfin la production n’est pas non plus uniquement une production particulière, elle apparaît toujours sous la forme d’un certain corps social d’un sujet social, qui exerce son activité dans un ensemble plus ou moins grand et riche de branches de la production. Il n’y a pas encore lieu non plus d’étudier ici le rapport existant entre l’exposé scientifique et le mouvement réel. Production en général. Branches particulières de la production. Production considérée dans sa totalité.

Il est de mode en économie politique de faire précéder toute étude d’une partie générale, - celle, précisément, qui figure sous le titre de Production (cf., par exemple, J. Stuart Mill), - dans laquelle on traite des conditions générales de toute production. Cette partie générale comprend ou est censée comprendre :

1. L’étude des conditions sans lesquelles la production n’est pas possible, et qui se borne donc en fait à la mention des facteurs essentiels communs à toute production. Mais, en réalité, cela se réduit, comme nous le verrons, à quelques déterminations très simples rabâchées en plates tautologies ;

2. L’étude des conditions qui favorisent plus ou moins le développement de la produc­tion, comme, par exemple, l’état social progressif ou stagnant d’Adam Smith. Pour donner un caractère scientifique à ce qui, chez lui, a sa valeur comme aperçu, il faudrait étudier les périodes de divers degrés de productivité au cours du développement de différents peuples - étude qui dépasse les limites proprement dites de notre sujet, mais qui, dans la mesure où elle y entre, doit être exposée dans la partie expliquant la concurrence, l’accumu­lation, etc. Sous sa forme générale, la conclusion aboutit à cette généralité qu’un peuple industriel est à l’apogée de sa production au moment même où, d’une manière générale, il atteint son apogée historique. Et, de fait, un peuple est à son apogée industrielle tant que ce n’est pas encore le profit, mais la recherche du gain qui est pour lui l’essentiel. Supériorité, en ce sens, des Yankees sur les Anglais. Ou bien, aussi, on aboutit à ceci, que certaines races, certaines dispositions, certains climats, certaines conditions naturelles, comme la situation au bord de la mer, la fertilité du sol, etc., sont plus favorables que d’autres à la production. Ce qui donne de nouveau cette tautologie : la richesse se crée d’autant plus facilement que ses éléments subjectifs et objectifs existent à un degré plus élevé.

Mais, dans cette partie générale, ce n’est pas de tout cela qu’il s’agit en réalité pour les économistes. Il s’agit bien plutôt, comme le montre l’exemple de Mill, de représenter la production, à la différence de la distribution, etc., comme enclose dans des lois naturelles, éternelles, indépendantes de l’histoire, et à cette occasion de glisser en sous-main cette idée que les rapports bourgeois sont des lois naturelles immuables de la société conçue in abstracto [dans l’abstrait]. Tel est le but auquel tend plus ou moins consciemment tout ce procédé. Dans la distribution, au contraire, les hommes se seraient permis d’agir en fait avec beaucoup d’arbitraire. Abstraction faite de cette disjonction brutale de la production et la distribution et de la rupture de leur rapport réel, on peut dès l’abord voir au moins ceci clairement : si diverse que puisse être la distribution aux différents stades de la société, il doit être possible, tout aussi bien que pour la production, de dégager des caractères communs, et possible aussi d’effacer ou de supprimer toutes les différences historiques pour énoncer des lois s’appliquant à l’homme en général. Par exemple, l’esclave, le serf, le travailleur salarié reçoivent tous une quantité déterminée de nourriture qui leur permet de subsister en tant qu’esclave, serf, salarié. Qu’ils vivent du tribut, de l’impôt, de la rente foncière, de l’aumône ou de la dîme, le conquérant, le fonctionnaire, le propriétaire foncier, le moine ou le lévite reçoivent tous une quote-part de la production sociale qui est fixée suivant d’autres lois que celle des esclaves, etc. Les deux principaux points que tous les économistes placent sous cette rubrique sont : 1° propriété ; 2° garantie de cette dernière par la justice, la police, etc. On peut répondre à cela très brièvement :

Sur le premier point : Toute production est appropriation de la nature par l’individu dans le cadre et par l’intermédiaire d’une forme de société déterminée. En ce sens, c’est une tautologie de dire que la propriété (appropriation) est une condition de la production. Mais il est ridicule de partir de là pour passer d’un saut à une forme déterminée de la propriété, par exemple à la propriété privée. (Ce qui, de plus, suppose également comme condition une forme opposée, la non-propriété.)L’histoire nous montre bien plutôt dans la propriété commune (par exemple chez les Indiens, les Slaves, les anciens Celtes, etc.) la forme primitive, forme qui, sous l’aspect de propriété communale, jouera longtemps encore un rôle important. Quant à savoir si la richesse se développe mieux sous l’une ou l’autre forme de propriété, il n’en est encore nullement question ici. Mais, dire qu’il ne puisse être question d’aucune production, ni par conséquent d’aucune société où n’existe aucune forme de propriété, est pure tautologie. Une appropriation qui ne s’approprie rien est une contradictio in subjecto [une contradiction dans les termes].

Sur le deuxième point : Mise en sûreté des biens acquis, etc. Si l’on réduit ces banalités à leur contenu réel, elles expriment beaucoup plus que ne s’en doutent ceux qui les prêchent. A savoir que toute forme de production engendre ses propres rapports juridiques, sa propre forme de gouvernement, etc. C’est manquer de finesse et de perspicacité que d’établir entre des choses formant un tout organique des rapports contingents, que d’établir seulement entre elles un lien de la réflexion. C’est ainsi que les économistes bourgeois ont le sentiment vague que la production est plus facile avec la police moderne qu’à l’époque par exemple du « droit du plus fort ». Ils oublient seulement que le « droit du plus fort » est également un droit, et qui survit sous une autre forme dans leur « État juridique ».

Quand les conditions sociales répondant à un stade déterminé de la production sont seulement en voie de formation ou, au contraire, quand elles sont déjà en voie de disparition, des perturbations se produisent naturellement dans la production, bien qu’elles soient d’un degré et d’un effet variables.

Pour résumer : tous les stades de la production ont des déterminations communes auxquelles la pensée prête un caractère général ; mais les prétendues conditions générales de toute production ne sont rien d’autre que ces facteurs abstraits, qui ne répondent à aucun stade historique réel de la production.
II. Rapport général entre la production et la distribution, l’échange, la consommation

Avant de nous engager plus avant dans l’analyse de la production, il est nécessaire d’examiner les différentes rubriques dont l’accompagnent les économistes.

Voilà l’idée telle qu’elle se présente d’elle-même : dans la production, les membres de la société adaptent (produisent, façonnent) les produits de la nature conformément à des besoins humains ; la distribution détermine la proportion dans laquelle l’individu participe à la répartition de ces produits ; l’échange lui procure les produits particuliers en lesquels il veut convertir la quote-part qui lui est dévolue par la distribution ; dans la consommation enfin les produits deviennent objets de jouissance, d’appropriation individuelle. La production crée les objets qui répondent aux besoins ; la distribution les répartit suivant des lois sociales ; l’échan­ge répartit de nouveau ce qui a déjà été réparti, mais selon les besoins individuels ; dans la consommation enfin, le produit s’évade de ce mouvement social, il devient directement objet et serviteur du besoin individuel, qu’il satisfait dans la jouissance. La production apparaît ainsi comme le point de départ, la consommation comme le point final, la distribution et l’échange comme le moyen terme, lequel a, à son tour, un double caractère, la distribution étant le moment ayant pour origine la société et l’échange le moment ayant l’individu pour origine. Dans la production la personne s’objective et dans la personne [2] se subjectivise la chose ; dans la distribution c’est la société, sous forme de déterminations générales domi­nantes, qui fait office d’intermédiaire entre la production et la consommation ; dans l’échange, le passage de l’une à l’autre est assuré par la détermination contingente de l’individu.

La distribution détermine la proportion (la quantité) des produits qui échoient à l’individu ; l’échange détermine les produits que chaque individu réclame en tant que part qui lui a été assignée par la distribution.

Production, distribution, échange, consommation forment ainsi [suivant la doctrine des économistes [3]]un syllogisme dans les règles ; la production constitue le général, la distribu­tion et l’échange le particulier, la consommation le singulier, à quoi aboutit l’ensemble. Sans doute, c’est bien là un enchaînement, mais fort superficiel. La production est déterminée par des lois naturelles générales ; la distribution par la contingence sociale, et celle-ci peut, par suite, exercer sur la production une action plus ou moins stimulante ; l’échange se situe entre les deux comme un mouvement social de caractère formel, et l’acte final de la consommation, conçu non seulement comme abou­tis­se­ment, mais comme but final, est, à vrai dire, en dehors de l’économie, sauf dans la mesure où il réagit à son tour sur le point de départ, où il ouvre à nouveau tout le procès.

Les adversaires des économistes - adversaires de l’intérieur ou du dehors, - qui leur reprochent de dissocier d’une façon barbare des choses formant un tout, se placent ou bien sur le même terrain qu’eux, ou bien au-dessous d’eux. Rien de plus banal que le reproche fait aux économistes de considérer la production trop exclusivement comme une fin en soi et alléguant que la distribution a tout autant d’importance. Ce reproche repose précisément sur la conception économique suivant laquelle la distribution existe en tant que sphère autonome, indépendante, à côté de la production. Ou bien [on leur reproche] de ne pas considérer dans leur unité ces différentes phases. Comme si cette dissociation n’était pas passée de la réalité dans les livres, mais au contraire des livres dans la réalité, et comme s’il s’agissait ici d’un équilibre dialectique de concepts et non pas de la conception [4] des rapports réels !
a) La production est aussi consommation

Double caractère de la consommation, subjectif et objectif : d’une part, l’individu qui déve­­lop­pe ses facultés en produisant les dépense également, les consomme dans l’acte de la produc­tion, tout comme la procréation naturelle est consommation des forces vitales. Deuxièmement : consommation des moyens de production que l’on emploie, qui s’usent, et qui se dissolvent en partie (comme par exemple lors de la combustion) dans les éléments de l’univers. De même pour la matière première, qui ne conserve pas sa forme et sa constitution naturelles, mais qui se trouve consommée. L’acte de production est donc lui-même dans tous ses moments un acte de consommation également. Les économistes, du reste, l’admettent. La production considérée comme immédiatement identique à la consommation et la consomma­tion comme coïncidant de façon immédiate avec la production, c’est ce qu’ils appellent la consommation productive. Cette identité de la production et de la consommation revient à la proposition de Spinoza : Determinatio est negatio [Toute détermination est négation].

Mais cette détermination de la consommation productive n’est précisément établie que pour distinguer la consommation qui s’identifie à la production, de la consommation propre­ment dite, qui est plutôt conçue comme antithèse destructrice de la production. Considérons donc la consommation proprement dite.

La consommation est de manière immédiate également production, de même que dans la nature la consommation des éléments et des substances chimiques est production de la plante. Il est évident que dans l’alimen­tation, par exemple, qui est une forme particulière de la consommation, l’homme produit son propre corps. Mais cela vaut également pour tout autre genre de consommation qui, d’une manière ou d’une autre, contribue par quelque côté à la production de l’homme. Production consommatrice. Mais, objecte l’économie, cette produc­tion qui s’identifie à la consommation est une deuxième production, issue de la destruction du premier produit. Dans la première le producteur s’objectivait ; dans la seconde, au contraire, c’est l’objet qu’il a créé qui se person­nifie. Ainsi, cette production consommatrice - bien qu’elle constitue une unité immédiate de la production et de la consommation - est essen­tiel­le­­ment différente de la production propre­ment dite. L’unité immédiate, dans laquelle la produc­tion coïncide avec la consommation et la consommation avec la production, laisse subsis­ter leur dualité foncière.

La production est donc immédiatement consommation, la consommation immédiatement production. Chacune est immédiatement son contraire. Mais il s’opère en même temps un mouvement médiateur entre les deux termes. La production est médiatrice de la consom­mation, dont elle crée les éléments matériels et qui, sans elle, n’aurait point d’objet. Mais la consommation est aussi médiatrice de la production en procurant aux produits le sujet pour lequel ils sont des produits. Le produit ne connaît son ultime accomplissement que dans la consommation. Un chemin de fer sur lequel on ne roule pas, qui donc ne s’use pas, n’est pas consommé, n’est un chemin de fer que dans le domaine de la possibilité [...] et non dans celui de la réalité. Sans production, pas de consommation ; mais, sans consommation, pas de production non plus, car la production serait alors sans but. La consommation produit la production doublement. 1º C’est dans la consommation seulement que le produit devient réellement produit. Par exemple, un vêtement ne devient véritablement vêtement que par le fait qu’il est porté ; une maison qui n’est pas habitée n’est pas, en fait, une véritable maison ; le produit donc, à la différence du simple objet naturel, ne s’affirme comme produit, ne devient produit que dans la consommation. C’est la consommation seulement qui, en absor­bant le produit, lui donne la dernière touche (finishing stroke) ; carla production n’est pas produit en tant qu’activité objectivée, mais seulement en tant qu’objet pour le sujet agissant [la consommation produit la production] [5]. 2º La consommation crée le besoin d’une nouvelle production, par conséquent la raison idéale, le mobile interne de la production, qui en est la condition préalable. La consommation crée le mobile de la production ; elle crée aussi l’objet qui agit dans la production en déterminant sa fin. S’il est clair que la production offre, sous sa forme matérielle, l’objet de la consommation, il est donc tout aussi clair que la consommation pose idéalement l’objet de la production, sous forme d’image intérieure, de besoin, de mobile et de fin. Elle crée les objets de la production sous une forme encore subjective. Sans besoin, pas de production. Mais la consommation reproduit le besoin.

À ce double caractère correspond du côté de la production : 1º Elle fournit à la consom­ma­tion sa matière, son objet. Une consommation sans objet n’est pas une consommation ; à cet égard donc la production crée, produit la consommation. 2º Mais ce n’est pas seulement l’objet que la production procure à la consommation. Elle lui donne aussi son aspect déterminé, son caractère, son fini (finish). Tout comme la consommation donnait la dernière touche au produit en tant que produit, la production le donne à la consommation. D’abord l’objet n’est pas un objet en général, mais un objet déterminé, qui doit être consommé d’une façon déterminée, à laquelle la production elle-même doit servir [6] d’intermédiaire. La faim est la faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la chair crue en se servant des mains, des ongles et des dents. Ce n’est pas seulement l’objet de la consommation, mais aussi le mode de consommation qui est donc produit par la production, et ceci non seulement d’une manière objective, mais aussi subjective. La production crée donc le consommateur. 3º La production ne fournit donc pas seulement un objet matériel au besoin, elle fournit aussi un besoin à l’objet matériel. Quand la consommation se dégage de sa grossièreté primitive et perd son caractère immédiat - et le fait même de s’y attarder serait encore le résultat d’une production restée à un stade de grossièreté primitive -, elle a elle-même, en tant qu’instinct, l’objet pour médiateur. Le besoin qu’elle éprouve de cet objet est créé par la perception de celui-ci. L’objet d’art - comme tout autre produit - crée un public apte à comprendre l’art et à jouir de la beauté. La production ne produit donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l’objet. La production produit donc la consommation 1º en lui fournissant la matière ; 2º en déterminant le mode de consommation ; 3º en faisant naître chez le consom­ma­teur le besoin de produits posés d’abord simplement par elle sous forme d’objets. Elle pro­duit donc l’objet de la consommation, le mode de consommation, l’instinct de la consom­mation. De même la consommation engendre l’aptitude du producteur en le sollicitant sous la forme d’un besoin déterminant le but de la production.

L’identité entre la consommation et la production apparaît donc sous un triple aspect :

1. Identité immédiate. La production est consommation ; la consommation est produc­tion. Production consommatrice. Consommation productive. Toutes deux sont appelées consommation productive par les écono­mis­tes. Mais ils font encore une différence. La première prend la forme de reproduction ; la seconde, de consommation productive. Toutes les recherches sur la première sont l’étude du travail productif ou improductif ; les recherches sur la seconde sont celle de la consommation productive ou improductive.

2. Chacune apparaît comme le moyen de l’autre ; elle est médiée par l’autre ; ce qui s’expri­me par leur interdépendance, mouvement qui les rapporte l’une à l’autre et les fait apparaître comme indispensables réciproquement, bien qu’elles restent cependant extérieures l’une à l’autre. La production crée la matière de la consommation en tant qu’objet extérieur ; la consommation crée pour la production le besoin en tant qu’objet interne, en tant que but. Sans production, pas de consommation ; sans consommation, pas de production. Ceci figure dans l’économie politique sous de nombreuses formes.

3. La production n’est pas seulement immédiatement consommation, ni la consommation immédiatement production ; la production n’est pas non plus seulement moyen pour la consommation, ni la consommation but pour la production, en ce sens que chacune d’elles fournit à l’autre son objet, la production l’objet extérieur de la consommation, la consom­ma­tion l’objet figuré de la production. En fait, chacune d’elles n’est pas seulement immédiate­ment l’autre, ni seulement médiatrice de l’autre, mais chacune d’elles, en se réalisant, crée l’autre ; se crée sous la forme de l’autre. C’est la consommation qui accomplit pleinement l’acte de la production en donnant au produit son caractère achevé de produit, en le dissolvant en consommant la forme objective indépendante qu’il revêt, en élevant à la dextérité, par le besoin de la répétition, l’aptitude développée dans le premier acte de la production ; elle n’est donc pas seulement l’acte final par lequel le produit devient véritablement produit, mais celui par lequel le producteur devient également véritablement producteur. D’autre part, la production produit la consommation en créant le mode déterminé de la consommation, et ensuite en faisant naître l’appétit de la consommation, la faculté de consommation, sous forme de besoin. Cette dernière identité, que nous avons précisée au paragraphe 3, est com­men­tée en économie politique sous des formes multiples, à propos des rapports entre l’offre et la demande, les objets et les besoins, les besoins créés par la société et les besoins naturels.

Rien de plus simple alors, pour un hégélien, que de poser la production et la consomma­tion comme identiques. Et cela n’a pas été seulement le fait d’hommes de lettres socialistes, mais de prosaïques économistes même ; par exemple de Say, sous la forme suivante : quand on considère un peuple, ou bien l’humanité in abstracto, on voit que sa production est sa consommation. Storch a montré l’erreur de Say : un peuple, par exemple, ne consomme pas purement et simplement sa production, mais crée aussi des moyens de production, etc., du capital fixe, etc. Considérer la société comme un sujet unique, c’est au surplus la considérer d’un point de vue faux - spéculatif. Chez un sujet, production et con­som­ma­tion apparaissent comme des moments d’un même acte. L’important ici est seulement de souligner ceci : que l’on considère la production et la consommation comme des activités d’un sujet ou de nom­breux individus [7], elles apparaissent en tout cas comme les moments d’un procès dans lequel la production est le véritable point de départ et par suite aussi le facteur qui l’emporte. La consommation en tant que nécessité, que besoin, est elle-même un facteur interne de l’activité productive ; maiscette dernière est le point de départ de la réalisa­tion et par suite aussi son facteur prédominant, l’acte dans lequel tout le procès se déroule à nouveau. L’individu produit un objet et fait retour en soi-même par la consommation de ce dernier, mais il le fait en tant qu’individu productif et qui se reproduit lui-même. La consom­ma­tion apparaît ainsi comme moment de la production.

Mais, dans la société, le rapport entre le producteur et le produit, dès que ce dernier est achevé, est un rapport extérieur,- et le retour du produit au sujet dépend des relations de celui-ci avec d’autres individus. Il n’en devient pas immédiatement possesseur. Aussi bien, l’appropriation immédiate du produit n’est-elle pas la fin que se propose le producteur quand il produit dans la société. Entre le producteur et les produits intervient la distribution, qui par des lois sociales détermine la part qui lui revient dans la masse des produits et se place ainsi entre la production et la consommation.

Mais, alors, la distribution constitue-t-elle une sphère autonome à côté et en dehors de la production ?

b) Distribution et production

Ce qui frappe nécessairement tout d’abord, quand on considère les traités ordinaires d’économie politique, c’est que toutes les catégories y sont posées sous une double forme. Par exemple, dans la distribution figurent : rente foncière, salaire, intérêt et profit, tandis que dans la production terre, travail, capital figurent comme agents de la production. Or, en ce qui concerne le capital, il apparaît clairement dès l’abord qu’il est posé sous deux formes : 1° comme agent de production ; 2° comme source de revenus : comme formes de distribution déterminées et déterminantes. Par suite, intérêt et profit figurent aussi en tant que tels dans la production, dans la mesure où ils sont des formes sous lesquelles le capital augmente, s’accroît, donc des facteurs de sa production même. Intérêt et profit, en tant que formes de distribution, supposent le capital considéré comme agent de la production. Ce sont des modes de distribution qui ont pour postulat le capital comme agent de la production. Ce sont également des modes de reproduction du capital.

De même, le salaire est le travail salarié, que les économistes considèrent sous une autre rubrique : le caractère déterminé d’agent de production que possède ici le travail apparaît là comme détermination de la distribution. Si le travail n’était pas défini comme travail salarié, le mode suivant lequel il participe à la répartition des produits n’apparaîtrait pas sous la forme de salaire : c’est le cas par exemple dans l’esclavage. Enfin la rente foncière, pour prendre tout de suite la forme la plus développée de la distribution, par laquelle la propriété foncière participe à la répartition des produits, suppose la grande propriété foncière (à vrai dire la grande agriculture) comme agent de production, et non tout simplement la terre, pas plus que le salaire ne suppose le travail tout court. Les rapports et les modes de distribution apparais­sent donc simplement comme l’envers des agents de production. Un individu qui participe à la production sous la forme du travail salarié participe sous la forme du salaire à la répartition des produits, résultats de la production. La structure de la distribution est entièrement déterminée par la structure de la production. La distribution est elle-même un produit de la production non seulement en ce qui concerne l’objet, le résultat de la production seul pouvant être distribué, mais aussi en ce qui concerne la forme, le mode précis de participation à la production déterminant les formes particulières de la distribution, c’est-à-dire déterminant sous quelle forme le producteur participera à la distribution. Il est absolu­ment illusoire de placer la terre dans la production, la rente foncière dans la distribution, etc...

Des économistes comme Ricardo, auxquels on a le plus reproché de n’avoir en vue que la production, ont par suite défini la distribution comme l’objet exclusif de l’économie politique, parce qu’instinctivement ils voyaient dans les formes de distribution l’expression la plus nette des rapports fixes des agents de production dans une société donnée.

Par rapport à l’individu isolé, la distribution apparaît naturellement comme une loi sociale qui conditionne sa position à l’intérieur de la production dans le cadre de laquelle il produit, et qui précède donc la production. De par son origine, l’individu n’a pas de capital, pas de propriété foncière. Dès sa naissance, il est réduit au travail salarié par la distribution sociale. Mais le fait même qu’il y soit réduit résulte de l’existence du capital, de la propriété foncière comme agents de production indépendants.

Si l’on considère des sociétés entières, la distribution, à un autre point de vue encore, semble précéder la production et la déterminer ; pour ainsi dire comme un fait pré­écono­mique. Un peuple conquérant partage le pays entre les conquérants et impose ainsi une certaine répartition et une certaine forme de la propriété foncière : Il détermine donc la production. Ou bien il fait des peuples conquis des esclaves et fait ainsi du travail servile la base de la production. Ou bien un peuple, par la révolution, brise la grande propriété et la morcelle ; il donne donc ainsi par cette nouvelle distribution un nouveau caractère à la production. Ou bien enfin la législation perpétue la propriété foncière dans certaines familles, ou fait du travail un privilège héréditaire et lui imprime ainsi un caractère de caste. Dans tous ces cas, et tous sont historiques, la distribution ne semble pas être organisée et déterminée par la production, mais inversement la production semble l’être par la distribution.

Dans sa conception la plus banale, la distribution apparaît comme distribution des produits, et ainsi comme plus éloignée de la production et pour ainsi dire indépendante de celle-ci. Mais, avant d’être distribution des produits, elle est : 1° distribution des instruments de production, et 2°, ce qui est une autre détermination du même rapport, distribution des membres de la société entre les différents genres de production. (Subordination des individus à des rapports de production déterminés.) La distribution des produits n’est manifestement que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès de production lui-même et détermine la structure de la production. Considérer la production sans tenir compte de cette distribution, qui est incluse en elle, c’est manifestement abstraction vide, alors qu’au contraire la distribution des produits est impliquée par cette distribution, qui constitue à l’origine un facteur même de la production. Ricardo, à qui il importait de concevoir la production moderne dans sa structure sociale déterminée et qui est l’économiste de la production par excellence [8], affirme pour cette raison que ce n’estpas la production, mais la distribution qui constitue le sujet véritable de l’économie politique moderne. D’où l’absurdité des économistes qui traitent de la production comme d’une vérité éternelle, tandis qu’ils relèguent l’histoire dans le domaine de la distribution.

La question de savoir quel rapport s’établit entre la distribution et la production qu’elle détermine relève manifestement de la production même. Si l’on prétendait qu’alors, du fait que la production a nécessairement son point de départ dans une certaine distribution des instruments de production, la distribution, au moins dans ce sens, précède la production, en constitue la condition préalable, on pourrait répondre à cela que la production a effectivement ses propres conditions et prémisses, qui en constituent des facteurs. Ces derniers peuvent apparaître tout au début comme des données naturelles. Le procès même de la production transforme ces données naturelles en données historiques et, s’ils apparaissent pour une période comme des prémisses naturelles de la production, ils en ont été pour une autre période le résultat historique. Dans le cadre même de la production, ils sont constamment modifiés. Par exemple, le machinisme a modifié aussi bien la distribution des instruments de production que celle des produits. La grande propriété foncière moderne elle-même est le résultat aussi bien du commerce moderne et de l’industrie moderne que de l’application de cette dernière à l’agriculture.

Les, questions soulevées plus haut se ramènent toutes en dernière instance à celle de savoir comment des conditions historiques générales interviennent dans la production et quel est le rapport de celle-ci avec le mouvement historique en général. La question relève manifestement de la discussion et de l’analyse de la production elle-même.

Cependant, sous la forme triviale où elles ont été soulevées plus haut, on peut les régler également d’un mot. Dans toutes les conquêtes, il y a trois possibilités. Le peuple conquérant impose au peuple conquis son propre mode de production (par exemple les Anglais en Irlande dans ce siècle, en partie dans l’Inde) ; ou bien il laisse subsister l’ancien mode de production et se contente de prélever un tribut (par exemple les Turcs et les Romains) ; ou bien il se produit une action réciproque qui donne naissance à quelque chose de nouveau, à une synthèse (en partie dans les conquêtes germaniques). Dans tous les cas, le mode de production, soit celui du peuple conquérant ou celui du peuple conquis, ou encore celui qui provient de la fusion des deux précédents, est déterminant pour la distribution nouvelle qui apparaît. Bien que celle-ci se présente comme condition préalable de la nouvelle période de production, elle est ainsi elle-même à son tour un produit de la production, non seulement de la production historique en général, mais de telle ou telle production historique déterminée.

Les Mongols, par leurs dévastations en Russie par exemple, agissaient conformément à leur mode de production fondé sur le pâturage, qui exigeait comme condition essentielle de grands espaces inhabités. Les barbares germaniques, dont le mode de production traditionnel comportait la culture par les serfs et la vie isolée à la campagne, purent d’autant plus facile­ment soumettre les provinces romaines à ces conditions, que la concentration de la propriété terrienne qui s’y était opérée avait déjà complètement bouleversé l’ancien régime de l’agriculture.

C’est une image traditionnelle que dans certaines périodes on n’aurait vécu que de pillage. Mais, pour pouvoir piller, il faut qu’il existe quelque chose à piller, donc une production. Et le mode de pillage est lui-même à son tour déterminé par le mode de production. Une stock-jobbing nation [nation de spéculateurs en Bourse] par exemple ne peut pas être pillée comme une nation de vachers.

En la personne de l’esclave, l’instrument de production est directement ravi. Mais alors la production du pays, au profit duquel il est ravi, doit être organisée de telle sorte qu’elle permette le travail d’esclave, ou (comme dans l’Amérique du Sud, etc.) il faut que l’on crée un mode de production conforme à l’esclavage.

Des lois peuvent perpétuer dans certaines familles un instrument de production, par exemple la terre. Ces lois ne prennent une importance économique que lorsque la grande propriété foncière est en harmonie avec la production sociale, comme en Angleterre par exemple. En France, on a pratiqué la petite culture malgré l’existence de la grande propriété foncière, aussi cette dernière fut-elle détruite par la Révolution. Mais qu’advient-il si l’on prétend perpétuer par des lois le morcellement par exemple. Malgré ces lois, la propriété se concentre de nouveau. Il y a lieu de déterminer à part quelle influence les lois exercent sur le maintien des rapports de distribution et par suite quelle est leur influence sur la production.
c) Échange et production

La circulation elle-même n’est qu’un moment déterminé de l’échange ou encore l’échange considéré dans sa totalité.

Dans la mesure où l’échange n’est qu’un facteur servant d’intermédiaire entre la produc­tion et la distribution qu’elle détermine ainsi que la consommation ; dans la mesure d’autre part où cette dernière apparaît elle-même comme un facteur de la production, l’échange est manifestement aussi inclus dans cette dernière en tant que moment.

Premièrement, il est évident que l’échange d’activités et de capacités qui s’effectue dans la production elle-même en fait directement partie et en est un élément essentiel. Deuxième­ment, cela est vrai de l’échange des produits pour autant que cet échange est l’instrument qui sert à fournir le produit achevé destiné à la consommation immédiate. Dans cette mesure, l’échange lui-même est un acte inclus dans la production. Troisièmement, l’échange (exchange) entre marchands (dealers) est, de par son organisation, à la fois déterminé entiè­re­ment par la production et lui-même activité productive. L’échange n’apparaît comme indépendant à côté de la production, comme indifférent vis-à-vis d’elle, que dans le dernier stade, où le produit est échangé immédiatement pour être consommé. Mais, 1° il n’y a pas d’échange sans division du travail, que celle-ci soit naturelle ou même déjà un résultat historique ; 2° l’échange privé suppose la production privée ; 3° l’intensité de l’échange comme son extension et son mode sont déterminés par le développement et la structure de la production. Par exemple, l’échange entre la ville et la campagne ; l’échange à la campagne, à la ville, etc. Dans tous ces moments, l’échange apparaît donc comme directement compris dans la production, ou déterminé par elle.

Le résultat auquel nous arrivons n’est pas que la production, la distribution, l’échange, la consommation sont identiques, mais qu’ils sont tous des éléments d’une totalité, des différenciations à l’intérieur d’une unité. La production déborde aussi bien son propre cadre dans sa détermination antithétique d’elle-même que les autres moments. C’est à partir d’elle que recommence sans cesse le procès. Il va de soi qu’échange et consommation ne peuvent être ce qui l’emporte. Il en est de même de la distribution en tant que distribution des produits. Mais, en tant que distribution des agents de production, elle est elle-même un moment de la production. Une production déterminée détermine donc une consommation, une distribution, un échange déterminés, elle règle également les rapports réciproques déterminés de ces différents moments. A vrai dire, la production, elle aussi, sous sa forme exclusive, est, de son côté, déterminée par les autres facteurs. Par exemple quand le marché, c’est-à-dire la sphère de l’échange, s’étend, le volume de la production s’accroît et il s’opère en elle une division plus profonde. Une transformation de la distribution entraîne une transformation de la production ; c’est le cas, par exemple, quand il y a concentration du capital, ou répartition différente de la population à la ville et à la campagne, etc. Enfin les besoins inhérents à la consommation déterminent la production. Il y a action réciproque entre les différents moments. C’est le cas pour n’importe quelle totalité organique.

III. La méthode de l’économie politique

Quand nous considérons un pays donné au point de vue de l’économie politique, nous commençons par étudier sa population, la division de celle-ci en classes, sa répartition dans les villes, à la campagne, au bord de la mer, les différentes branches de production, l’exportation et l’importation, la production et la consommation annuelles, les prix des marchandises, etc.

Il semble que ce soit la bonne méthode de commencer par le réel et le concret, qui constituent la condition préalable effective, donc en économie politique, par exemple, la population qui est la base et le sujet de l’acte social de production tout entier. Cependant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que c’est là une erreur. La population est une abstraction si l’on néglige par exemple les classes dont elle se compose. Ces classes sont à leur tour un mot creux si l’on ignore les éléments sur lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié, le capital etc. Ceux-ci supposent l’échange, la division du travail, les prix, etc. Le capital, par exemple, n’est rien sans le travail salarié, sans la valeur, l’argent, le prix, etc. Si donc on commençait ainsi par la population, on aurait une représentation chaotique du tout et, par une détermination plus précise, par l’analyse, on aboutirait à des concepts de plus en plus simples ; du concret figuré ou passerait à des abstractions de plus en plus minces, jusqu’à ce que l’on soit arrivé aux déterminations les plus simples. Partant de là, il faudrait refaire le chemin à rebours jusqu’à ce qu’enfin on arrive de nouveau à la population, mais celle-ci ne serait pas, cette fois, la représentation chaotique d’un tout, mais une riche totalité de détermi­na­tions et de rapports nombreux. La première voie est celle qu’a prise très historiquement l’économie politique à sa naissance. Les économistes du XVII° siècle, par exemple, commen­cent toujours par une totalité vivante : population, nation, État, plusieurs États ; mais ils finissent toujours par dégager par l’analyse quelques rapports généraux abstraits déterminants tels que la division du travail, l’argent, la valeur, etc. Dès que ces facteurs isolés ont été plus ou moins fixés et abstraits, les systèmes économiques ont commencé, qui partent des notions simples telles que travail, division du travail, besoin, valeur d’échange, pour s’élever jusqu’à l’État, les échanges entre nations et le marché mondial. Cette dernière méthode est manifeste­ment la méthode scientifique correcte. Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit le véritable point de départ et par suite également le point de départ de la vue immédiate et de la représentation. La première démarche a réduit la plénitude de la représentation à une détermination abstraite ; avec la seconde, les déterminations abstraites conduisent à la repro­duc­tion du concret par la voie de la pensée. C’est pourquoi Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée, qui se concentre en elle-même, s’approfon­dit en elle-même, se meut par elle-même, alors que la méthode qui consiste à s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire sous la forme d’un concret pensé. Mais ce n’est nullement là le procès de la genèse du concret lui-même. Par exemple, la catégorie économique la plus simple, mettons la valeur d’échange, suppose la population, une population produisant dans des conditions déterminées ; elle suppose aussi un certain genre de famille, ou de commune, ou d’État, etc. Elle ne peut jamais exister autrement que sous forme de relation unilatérale et abstraite d’un tout concret, vivant, déjà donné. Comme catégorie, par contre, la valeur d’échange mène une existence antédiluvienne. Pour la conscience - et la conscience philosophique est ainsi faite que pour elle la pensée qui conçoit constitue l’homme réel et, par suite, le monde n’apparaît comme réel qu’une fois conçu - pour la conscience, donc, le mouvement des catégories apparaît comme l’acte de production réel - qui reçoit une simple impulsion du dehors et on le regrette - dont le résultat est le monde ; et ceci (mais c’est encore là une tautologie) est exact dans la mesure où la totalité concrète en tant que totalité pensée, en tant que représentation mentale du concret, est en fait un produit de la pensée, de la conception ; il n’est par contre nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus de la vue immédiate et de la représentation, mais un produit de l’élaboration de concepts à partir de la vue immédiate et de la représentation. Le tout, tel qu’il apparaît dans l’esprit comme une totalité pensée, est un produit du cerveau pensant, qui s’approprie le monde de la seule façon qu’il lui soit possible, d’une façon qui diffère de l’appropriation de ce monde par l’art, la religion, l’esprit pratique. Après comme avant, le sujet réel subsiste dans son indépendance en dehors de l’esprit ; et cela aussi longtemps que l’esprit a une activité purement spéculative, purement théorique. Par conséquent, dans l’emploi de la méthode théorique aussi, il faut que le sujet, la société, reste constamment présent à l’esprit comme donnée première.

Mais ces catégories simples n’ont-elles pas aussi une existence indépendante, de caractère historique ou naturel, antérieure à celle des catégories plus concrètes ? Ça dépend [9]. Hegel, par exemple, a raison de commencer la philosophie du droit par la possession, celle-ci constituant le rapport juridique le plus simple du sujet. Mais il n’existe pas de possession avant que n’existe la famille, ou les rapports entre maîtres et esclaves, qui sont des rapports beaucoup plus concrets. Par contre, il serait juste de dire qu’il existe des familles, des communautés de tribus, qui ne sont encore qu’au stade de la possession, et non à celui de la propriété. Par rapport à la propriété, la catégorie la plus simple apparaît donc comme le rapport de communautés simples de familles ou de tribus. Dans la société parvenue à un stade supérieur, elle apparaît comme le rapport plus simple d’une organisation plus dévelop­pée. Mais on présuppose toujours le substrat concret qui s’exprime par un rapport de posses­sion. On peut se représenter un sauvage isolé qui possède. Mais la possession ne constitue pas alors un rapport juridique. Il n’est pas exact qu’historiquement la possession évolue jusqu’à la forme familiale. Elle suppose au contraire toujours l’existence de cette « catégorie juridique plus concrète ». Cependant il n’en demeurerait pas moins que les catégories simples sont l’expression de rapports dans lesquels le concret non encore développé a pu s’être réalisé sans avoir encore posé la relation ou le rapport plus complexe qui trouve son expression mentale dans la catégorie plus concrète ; tandis que le concret plus développé laisse subsister cette même catégorie comme un rapport subordonné. L’argent peut exister et a existé historiquement avant que n’existât le capital, que n’existassent les banques, que n’existât le travail salarié, etc. A cet égard, on peut donc dire que la catégorie plus simple peut exprimer des rapports dominants d’un tout moins développé ou, au contraire, des rapports subordonnés d’un tout plus développé qui existaient déjà historiquement avant que le tout ne se développât dans le sens qui trouve son expression dans une catégorie plus concrète. Dans cette mesure, la marche de la pensée abstraite, qui s’élève du plus simple au plus complexe, correspondrait au processus historique réel. D’autre part, on peut dire qu’il y a des formes de société très développées, mais qui historiquement manquent assez de maturité, dans lesquelles on trouve les formes les plus élevées de l’économie, comme par exemple la coopération, une division du travail développée, etc., sans qu’existe aucune sorte de monnaie, par exemple le Pérou. Chez les Slaves aussi, l’argent et l’échange qui le conditionne n’apparaissent pas ou peu à l’intérieur de chaque communauté, mais ils apparais­sent à leurs frontières, dans leur trafic avec d’autres communautés. C’est d’ailleurs une erreur que de placer l’échange au centre des communautés, d’en faire l’élément qui les constitue à l’origine. Au début, il apparaît au contraire dans les relations des diverses communautés entre elles, bien plutôt que dans les relations des membres à l’intérieur d’une seule et même communauté. De plus, quoique l’argent apparaisse très tôt et joue un rôle multiple, il est dans l’antiquité, en tant qu’élément dominant, l’apanage de nations déterminées unilatéralement, de nations commerçantes. Et même dans l’antiquité la plus cultivée, chez les Grecs et les Romains, il n’atteint son complet développement, postulat de la société bourgeoise moderne, que dans la période de leur dissolution. Donc cette catégorie pourtant toute simple n’apparaît historiquement avec toute sa vigueur que dans les États les plus développés de la société. Elle ne se fraie nullement un chemin à travers tous les rapports économiques. Dans l’Empire romain, par exemple, à l’époque de son plus grand développement, l’impôt en nature et les prestations en nature demeurèrent le fondement. Le système monétaire à proprement parler n’y était complètement développé que dans l’armée. Il ne s’est jamais saisi non plus de la totalité du travail. Ainsi, bien qu’historiquement la catégorie la plus simple puisse avoir existé avant la plus concrète, elle peut appartenir dans son complet développement - en compréhen­sion et en extension - précisément à une forme de société complexe [10], alors que la catégorie plus concrète se trouvait plus complètement développée dans une forme de société qui, elle, l’était moins.

Le travail semble être une catégorie toute simple. L’idée du travail dans cette universalité - comme travail en général - est, elle aussi, des plus anciennes. Cependant, conçu du point de vue économique sous cette forme simple, le « travail » est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple. Le système monétaire, par exemple, place encore d’une façon tout à fait objective, comme une chose en dehors de soi, la richesse dans l’argent. Par rapport à ce point de vue, ce fut un grand progrès quand le système manu­fac­turier ou commercial transposa la source de la richesse de l’objet à l’activité subjective le travail commercial et manufacturier -, tout en ne concevant encore cette activité elle-même que sous la forme limitée de productrice d’argent. En face de ce système, le système des physiocrates pose une forme déterminée du travail - l’agriculture - comme la forme de travail créatrice de richesse et pose l’objet lui-même non plus sous la forme déguisée de l’argent, mais comme produit en tant que tel, comme résultat général du travail. Ce produit, en raison du caractère limité de l’activité, reste encore un produit déterminé par la nature - produit de l’agriculture, produit de la terre par excellence [11].

Un énorme progrès fut fait par Adam Smith quand il rejeta toute détermination particulière de l’activité créatrice de richesse pour ne considérer que le travail tout court, c’est-à-dire ni le travail manufacturier, ni le travail commercial, ni le travail agricole, mais toutes ces formes de travail dans leur caractère commun. Avec la généralité abstraite de l’activité créatrice de richesse apparaît alors également la généralité de l’objet dans la déter­mi­nation de richesse, le produit considéré absolument, ou encore le travail en général, mais en tant que travail passé, objectivé dans un objet. L’exemple d’Adam Smith, qui retombe lui-même de temps à autre dans le système des physiocrates, montre combien était difficile et important le passage à cette conception nouvelle. Il pourrait alors sembler que l’on eût par là simplement trouvé l’expression abstraite de la relation la plus simple et la plus ancienne qui s’établit - dans quelque forme de société que ce soit - entre les hommes considérés en tant que producteurs. C’est juste en un sens. Dans l’autre, non. L’indifférence à l’égard d’un genre déterminé de travail présuppose l’existence d’une totalité très développée de genres de travaux réels dont aucun n’est plus absolument prédominant. Ainsi, les abstractions les plus générales ne prennent somme toute naissance qu’avec le développement concret le plus riche, où un caractère apparaît comme commun à beaucoup, comme commun à tous. On cesse alors de pouvoir le penser sous une forme particulière seulement. D’autre part, cette abstraction du travail en général n’est pas seulement le résultat dans la pensée d’une totalité concrète de travaux. L’indifférence à l’égard de tel travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et dans laquelle le genre précis de travail est pour eux fortuit, donc indifférent. Là le travail est devenu non seulement sur le plan des catégories, mais dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général et a cessé, en tant que détermination, de ne faire qu’un avec les individus, sous quelque aspect particulier. Cet état de choses a atteint son plus haut degré de développement dans la forme d’existence la plus moderne des sociétés bourgeoises, aux États-Unis. C’est donc là seulement que l’abstraction de la catégorie « travail », « travail en général », travail « sans phrase » [12], point de départ de l’économie moderne, devient vérité pratique. Ainsi l’abstraction la plus simple, que l’économie politique moderne place au premier rang et qui exprime un rapport très ancien et valable pour toutes les formes de société, n’apparaît pourtant sous cette forme abstraite comme vérité pratique qu’en tant que catégorie de la société la plus moderne. On pourrait dire que cette indifférence à l’égard d’une forme déterminée de travail, qui se présente aux États-Unis comme produit historique, apparaît chez les Russes par exemple comme une disposition naturelle. Mais, d’une part, quelle sacrée différence entre des barbares qui ont des disposi­tions naturelles à se laisser employer à tous les travaux et des civilisés qui s’y emploient eux-mêmes. Et, d’autre part, chez les Russes, à cette indifférence à l’égard d’un travail déterminé correspond dans la pratique leur assujettissement traditionnel à un travail bien déterminé, auquel ne peuvent les arracher que des influences extérieures.

Cet exemple du travail montre d’une façon frappante que même les catégories les plus abstraites, bien que valables - précisément à cause de leur nature abstraite - pour toutes les époques, n’en sont pas moins sous la forme déterminée de cette abstraction même le produit de conditions historiques et ne restent pleinement valables que pour ces conditions et dans le cadre de celles-ci.

La société bourgeoise est l’organisation historique de la production la plus développée et la plus variée qui soit. De ce fait, les catégories qui expriment les rapports de cette société et qui permettent d’en comprendre la structure permettent en même temps de se rendre compte de la structure et des rapports de production de toutes les formes de société disparues avec les débris et les éléments desquelles elle s’est édifiée, dont certains vestiges, partiellement non encore dépassés, continuent à subsister en elle, et dont certains simples signes, en se dévelop­pant, ont pris toute leur signification, etc. L’anatomie de l’homme est la clef de l’anatomie du singe. Dans les espèces animales inférieures, on ne peut comprendre les signes annonciateurs d’une forme supérieure que lorsque la forme supérieure est elle-même déjà connue. Ainsi l’économie bourgeoise nous donne la clef de l’économie antique, etc. Mais nullement à la manière des économistes qui effacent toutes les différences historiques et voient dans toutes les formes de société celles de la société bourgeoise. On peut comprendre le tribut, la dîme, etc., quand on connaît la rente foncière. Mais il ne faut pas les identifier. Comme, de plus, la société bourgeoise n’est elle-même qu’une forme antithétique du développement historique, il est des rapports appartenant à des formes de société antérieures que l’on pourra ne rencon­trer en elle que tout à fait étiolés, ou même travestis. Par exemple, la propriété communale. Si donc il est vrai que les catégories de l’économie bourgeoise possèdent une certaine vérité valable pour toutes les autres formes de société, cela ne peut être admis que cum grano, salis [avec un grain de sel]. Elles peuvent receler ces formes développées, étiolées, caricaturées, etc., mais toujours avec une différence essentielle. Ce que l’on appelle développement histori­que repose somme toute sur le fait que la dernière forme considère les formes passées comme des étapes menant à son propre degré de développement, et, comme elle est rarement capable, et ceci seulement dans des conditions bien déterminées, de faire sa propre critique - il n’est naturellement pas question ici des périodes historiques qui se considèrent elles-mêmes comme des époques de décadence - elle les conçoit toujours sous un aspect unilatéral. La religion chrétienne n’a été capable d’aider à comprendre objectivement les mythologies antérieures qu’après avoir achevé jusqu’à un certain degré, pour ainsi dire [...] [virtuellement], sa propre critique. De même l’économie politique bourgeoise ne parvint à comprendre les sociétés féodales, antiques, orientales que du jour où eut commencé l’autocri­ti­que de la société bourgeoise. Pour autant que l’économie politique bourgeoise, créant une nouvelle mythologie, ne s’est pas purement et simplement identifiée au passé, sa critique des sociétés antérieures, en particulier de la société féodale, contre laquelle elle avait encore à lutter directement, a ressemblé à la critique du paganisme par le christianisme, ou encore à celle du catholicisme par le protestantisme.

De même que dans toute science historique ou sociale en général, il ne faut jamais oublier, à propos de la marche des catégories économiques, que le sujet, ici la société bourgeoise moderne, est donné, aussi bien dans la réalité que dans le cerveau, que les catégo­ries expriment donc des formes d’existence, des conditions d’existence déterminées, souvent de simples aspects particuliers de cette société déterminée, de ce sujet, et que par conséquent cette société ne commence nullement à exister, du point de vue scientifique aussi, à partir du moment seulement où il est question d’elle en tant que telle. C’est une règle à retenir, car elle fournit des indications décisives pour le choix du plan à adopter. Rien ne semble plus naturel, par exemple, que de commencer par la rente foncière, par la propriété foncière, étant donné qu’elle est liée à la terre, source de toute production et de toute existence, et par elle à la première forme de production de toute société parvenue à une certaine stabilité - à l’agri­culture. Or rien ne serait plus erroné. Dans toutes les formes de société, c’est une produc­tion déterminée et les rapports engendrés par elle qui assignent à toutes les autres productions et aux rapports engendrés par celles-ci leur rang et leur importance. C’est comme un éclairage général où sont plongées toutes les couleurs et qui en modifie les tonalités particulières. C’est comme un éther particulier qui détermine le poids spécifique de toutes les formes d’existence qui y font saillie. Voici, par exemple, des peuples de bergers. (De simples peuples de chasseurs et de pêcheurs sont en deçà du point où commence le véritable développement.) Chez eux apparaît une certaine forme d’agriculture, une forme sporadique. C’est ce qui détermine chez eux la forme de la propriété foncière. C’est une propriété collective et elle conserve plus ou moins cette forme selon que ces peuples restent plus ou moins attachés à leur tradition : exemple, la propriété communale des Slaves. Chez les peuples à agriculture solidement implantée - cette implanta­tion constitue déjà une étape importante - où prédomine cette forme de culture, comme dans les sociétés antiques et féodales, l’industrie elle-même, ainsi que son organisation et les formes de propriété qui lui correspondent, a plus ou moins le caractère de la propriété foncière. Ou bien l’industrie dépend complètement de l’agriculture, comme chez les anciens Romains, ou bien, comme au moyen âge, elle imite à la ville et dans ses rapports l’organisation rurale. Le capital lui-même au moyen âge - dans la mesure où il ne s’agit pas purement de capital monétaire - a, sous la forme d’outillage de métier traditionnel, etc., ce caractère de propriété foncière. Dans la société bourgeoise, c’est l’inverse. L’agricul­ture devient de plus en plus une simple branche de l’industrie et elle est entièrement dominée par le capital. Il en est de même de la rente foncière. Dans toutes les formes de société où domine la propriété foncière, le rapport avec la nature reste prépondérant. Dans celles où domine le capital, c’est l’élément social créé au cours de l’histoire qui prévaut. On ne peut comprendre la rente foncière sans le capital. Mais on peut comprendre le capital sans la rente foncière. Le capital est la force économique de la société bourgeoise qui domine tout. Il constitue nécessairement le point de départ comme le point final et doit être expliqué avant la propriété foncière. Après les avoir étudiés chacun en particulier, il faut examiner leur rapport réciproque.

Il serait donc impossible et erroné de ranger les catégories économiques dans l’ordre où elles ont été historiquement déterminantes. Leur ordre est au contraire déterminé par les relations qui existent entre elles dans la société bourgeoise moderne et il est précisément à l’inverse de ce qui semble être leur ordre naturel ou correspondre à leur ordre de succession au cours de l’évolution historique. Il ne s’agit pas de la relation qui s’établit historiquement entre les rapports économiques dans la succession des différentes formes de société. Encore moins de leur ordre de succession « dans l’idée » (Proudhon) (conception nébuleuse du mouvement historique). Il s’agit de leur hiérarchie dans le cadre de la société bourgeoise moderne.

L’état de pureté (détermination abstraite) dans lequel apparurent dans le monde antique les peuples commerçants - Phéniciens, Carthaginois - est déterminé par la prédominance même des peuples agriculteurs. Le capital en tant que capital commercial ou capital moné­taire apparaît précisément sous cette forme abstraite là où le capital n’est pas encore l’élément dominant des sociétés. Les Lombards, les Juifs occupent la même position à l’égard des sociétés du moyen âge pratiquant l’agriculture.

Autre exemple de la place différente qu’occupent ces mêmes catégories à différents stades de la société : une des dernières formes de la société bourgeoise : les joint stock-companies [sociétés par actions]. Mais elles apparaissent aussi à ses débuts dans les grandes compagnies de commerce privilégiées et jouissant d’un monopole.

Le concept de richesse nationale lui-même s’insinue chez les économistes du XVIII° siècle - l’idée subsiste encore en partie chez ceux du XVIII° - sous cette forme ; la richesse est créée pour l’État seulement, mais la puissance de celui-ci se mesure à cette richesse. C’était là la forme encore inconsciemment hypocrite qui annonce l’idée faisant de la richesse elle-même et de sa production le but final des États modernes, considérés alors uniquement comme moyens de produire la richesse.

Le plan à adopter doit manifestement être le suivant :

1. les déterminations abstraites générales, convenant donc plus ou moins à toutes les formes de société, mais dans le sens exposé plus haut ;

2. les catégories constituant la structure interne de la société bourgeoise et sur lesquelles reposent les classes fondamentales. Capital, travail salarié, propriété foncière. Leurs rapports réciproques. Ville et campagne. Les trois grandes classes sociales. L’échange entre celles-ci. Circulation. Crédit (privé).

3. Concentration de la société bourgeoise sous la forme de l’État. Considéré dans sa relation avec lui-même. Les classes « improductives ». Impôts. Dette publique. Crédit public. La population. Les colonies. Émigration.

4. Rapports internationaux de production. Division internationale du travail. Échange international. Exportation et importation. Cours des changes.

5. Le marché mondial et les crises.
IV. Production. Moyens de production et rapports de production. Rapports de production et rapports de circulation. Formes de l’État et de la conscience par rapport aux conditions de production et de circulation. Rapports juridiques. Rapports familiaux.

Nota bene, en ce qui concerne des points à mentionner ici et a ne pas oublier :

1. La guerre développée antérieurement à la paix : montrer comment par la guerre et dans les armées, etc., certains rapports économiques, comme le travail salarié, le machinisme, etc., se sont développés plus tôt qu’à l’intérieur de la société bourgeoise. De même le rapport entre la force productive et les rapports de circulation particulièrement manifeste dans l’armée.

2. Rapport entre l’histoire idéaliste telle qu’on l’a écrite jusqu’ici et l’histoire réelle. En particulier celles qui se disent histoires de la civilisation, et qui sont toutes histoires de la religion et des États [13]. (A cette occasion, on peut aussi parler des différents genres d’histoire écrite jusqu’à maintenant. L’histoire dite objective. La subjective (morale, etc.). La philosophique [14].)

3. Phénomènes secondaires et tertiaires. D’une façon générale, rapports de production dérivés, transférés, non originaux. Ici entrée en jeu de rapports internationaux.

4. Reproches au sujet du matérialisme de cette conception. Rapport avec le matérialisme naturaliste.

5. Dialectique des concepts force productive (moyens de production) et rapports de production, dialectique dont les limites sont à déterminer et qui ne supprime pas la différence réelle.

6. Le rapport inégal entre le développement de la production matérielle et celui de la production artistique par exemple. D’une manière générale, ne pas prendre l’idée de progrès sous la forme abstraite habituelle. Art moderne, etc. [15]. Cette disproportion est loin d’être aussi importante, ni aussi difficile à saisir que celle qui se produit à l’intérieur des rapports sociaux pratiques. Par exemple, de la culture. Rapport des États-Unis avec l’Europe [16]. Mais la vraie difficulté à discuter ici est celle-ci : comment les rapports de production, en prenant la forme de rapports juridiques, suivent un développement inégal. Ainsi, par exemple, le rapport entre le droit privé romain (pour le droit criminel et le droit public c’est moins le cas) et la production moderne.

7. Cette conception apparaît comme un développement nécessaire. Mais justification du hasard. Comment [17]. (La liberté notamment aussi.) (Influence des moyens de communication. L’histoire universelle n’a pas toujours existé ; l’histoire considérée comme histoire universelle est un résultat [18].)

8. Le point de départ naturellement dans les déterminations naturelles ; subjectivement et objectivement. Tribus, races, etc.

1. Pour l’art, on sait que certaines époques de floraison artistique ne sont nullement en rapport avec le développement général de la société, ni par conséquent avec celui de sa base matérielle, qui est pour ainsi dire l’ossature de son organisation. Par exemple les Grecs comparés aux modernes, ou encore Shakespeare. Pour certaines formes de l’art, l’épopée par exemple, il est même reconnu qu’elles ne peuvent jamais être produites dans la forme classique où elles font époque, dès que la production artistique apparaît en tant que telle ; que donc, dans le domaine de l’art lui-même, certaines de ses créations importantes ne sont possibles qu’à un stade inférieur du développement artistique. Si cela est vrai du rapport des différents genres artistiques à l’intérieur du domaine de l’art lui-même, Il est déjà moins surprenant que cela soit également vrai du rapport du domaine artistique tout entier au développement général de la société. La difficulté ne réside que dans la manière générale de saisir ces contradictions. Dès qu’elles sont spécifiées, elles sont par là même expliquées.

Prenons, par exemple, le rapport de l’art grec d’abord, puis de l’art de Shakespeare avec notre temps. On sait que la mythologie grecque n’a pas été seulement l’arsenal de l’art grec, mais la terre même qui l’a nourri. La façon de voir la nature et les rapports sociaux qui inspire l’imagination grecque et constitue de ce fait le fondement de [la mythologie [19]] grecque est-elle compatible avec les Selfactors [machines à filer automatiques], les chemins de fer, les locomotives et le télégraphe électrique ? Qu’est-ce que Vulcain auprès de Roberts and Co, Jupiter auprès du paratonnerre et Hermès auprès du Crédit mobilier ? Toute mythologie maîtrise, domine les forces de la nature dans le domaine de l’imagination et par l’imagination et leur donne forme : elle disparaît donc quand ces forces sont dominées réellement. Que devient Fama à côté de Printing-house square [20] ? L’art grec suppose la mythologie grecque, c’est-à-dire l’élaboration artistique mais inconsciente de la nature et des formes sociales elles-mêmes par l’imagination populaire. Ce sont là ses matériaux. Ce qui ne veut pas dire n’importe quelle mythologie, c’est-à-dire n’importe quelle élaboration artistique inconsciente de la nature (ce mot sous-entendant ici tout ce qui est objectif, donc y compris la société). Jamais la mythologie égyptienne n’aurait pu fournir un terrain favorable à l’éclosion de l’art grec. Mais il faut en tout cas une mythologie. Donc en aucun cas une société arrivée à un stade de développement excluant tout rapport mythologique avec la nature, tout rapport générateur de mythes, exigeant donc de l’artiste une imagination indépendante de la mythologie.

D’autre part, Achille est-il compatible avec la poudre et le plomb ? Ou, somme toute, l’Iliade avec la presse ou encore mieux la machine à imprimer ? Est-ce que le chant, le poème épique, la Muse ne disparaissent pas nécessairement devant la barre du typographe, est-ce que ne s’évanouissent pas les conditions nécessaires de la poésie épique ?

Mais la difficulté n’est pas de comprendre que l’art grec et l’épopée sont liés à certaines formes du développement social. La difficulté réside dans le fait qu’ils nous procurent encore une jouissance esthétique et qu’ils ont encore pour nous, à certains égards, la valeur de normes et de modèles inaccessibles.

Un homme ne peut redevenir enfant, sous peine de tomber dans la puérilité. Mais ne prend-il pas plaisir à la naïveté de l’enfant et, ayant accédé à un niveau supérieur, ne doit-il pas aspirer lui-même à reproduire sa vérité ? Dans la nature enfantine, chaque époque ne voit-elle pas revivre son propre caractère dans sa vérité naturelle ? Pourquoi l’enfance historique de l’humanité, là où elle a atteint son plus bel épanouissement, pourquoi ce stade de développement révolu à jamais n’exercerait-il pas un charme éternel ? Il est des enfants mal élevés et des enfants qui prennent des airs de grandes personnes. Nombre de peuples de l’antiquité appartiennent à cette catégorie. Les Grecs étaient des enfants normaux. Le charme qu’exerce sur nous leur art n’est pas en contradiction avec le caractère primitif de la société où il a grandi. Il en est bien plutôt le produit et il est au contraire indissolublement lié au fait que les conditions sociales insuffisamment mûres où cet art est né, et où seulement il pouvait naître, ne pourront jamais revenir.

Notes

[1] Animal politique. (N. R.)

[2] Dans la version Kautsky : dans la consommation. (N. R.)

[3] Addition de Kautsky à l’original. (N. R.)

[4] Kautsky a lu tel Auflõsung (analyse) au lieu de Aufjassung (Conception). (N. R.)

[5] Cette phrase n’existe pas dans l’original. (N. R.)

[6] Dans le texte de Kautsky : sert. (N. R.)

[7] Dans le texte de Kautsky : d’individus isolés. (N. R.)

[8] En français dans le texte. (N. R.)

[9] En français dans le texte. (N. R.)

[10] Restitué d’après l’original. Dans le texte de Kautsky : grade nur kombinierten gesellschaftsformen (précisément à des formes de société complexes seulement) au lieu de : grade einer kombinierten Gesellschaftsform. (N. R.)

[11] En français dans le texte. (N. R.)

[12] En français dans le texte. (N. R.)

[13] Chez Kautsky ; l’ancienne histoire de la religion et des États. (N. R.)

[14] Les parenthèses dans l’original. (N. R.)

[15] Restitué d’après l’original. (N. R.)

[16] Toute la ponctuation de ce passage, pleine d’erreurs dans le premier déchiffrage, est rétablie tel d’après l’original. (N. R.)

[17] Restitué d’après l’original. (N. R.)

[18] Parenthèses d’après l’original. (N. R.)

[19] Dans l’original, le mot est santé. Nous reprenons le mot « mythologie » donné dans l’édition de Moscou (1939) et qui nous parait plus satisfaisant que le mot « art » de l’édition Kautsky. (N. R.)

[20] Imprimerie du Times. (N. R.)

Dans "L’Idéologie Allemande" :

Critique de la philosophie allemande moderne selon ses représentants Feuerbach, B. Bauer et Stirner, et du socialisme allemand selon ses divers prophètes

...Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux.

Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé :

De faire abstraction du cours de l’histoire et de faire de l’esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même, en supposant l’existence d’un individu humain abstrait, isolé.

De considérer, par conséquent, l’être humain [8] uniquement en tant que "genre", en tant qu’universalité interne, muette, liant d’une façon purement naturelle les nombreux individus.

C’est pourquoi Feuerbach ne voit pas que l’"esprit religieux" est lui-même un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient en réalité [9] à une forme sociale déterminée....

Individualité

La condition première de toute histoire humaine est naturellement l’existence d’êtres humains vivants. Le premier acte historique de ces individus, par lequel ils se distinguent des animaux, n’est pas qu’ils pensent, mais qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence. Le premier état de fait à constater est donc la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu’elle leur crée avec le reste de la nature. Nous ne pouvons naturellement pas faire ici une étude approfondie de la constitution physique de l’homme elle-même, ni des conditions naturelles que les hommes ont trouvées toutes prêtes, conditions géologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres. Or cet état de choses ne conditionne pas seulement l’organisation qui émane de la nature ; l’organisation primitive des hommes, leurs différences de race notamment ; il conditionne également tout leur développement ou non développement ultérieur jusqu’à l’époque actuelle. Toute histoire doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire...

La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence, dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà donnés et qu’il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu’il est la reproduction de l’existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production.

Cette production n’apparaît qu’avec l’accroissement de la population. Elle-même présuppose pour sa part des relations des individus entre eux. La forme de ces relations est à son tour conditionnée par la production...

En même temps, du fait de la division du travail à l’intérieur des différentes branches, on voit se développer à leur tour différentes subdivisions parmi les individus coopérant à des travaux déterminés. La position de ces subdivisions particulières les unes par rapport aux autres est conditionnée par le mode d’exploitation du travail agricole, industriel et commercial (patriarcat, esclavage, ordres et classes). Les mêmes rapports apparaissent quand les échanges sont plus développés dans les relations des diverses nations entre elles.

Critique : « les humains se créent à partir de rien »

Loin qu’il soit vrai que « à partir de rien » je me fasse, par exemple, un « orateur [public] », le rien qui fonde ici est un quelque chose de très multiple, l’individu réel, ses organes de parole, une scène définie du développement physique, une langue et des dialectes existants, des oreilles capables d’entendre et un environnement humain à partir duquel il est possible d’entendre quelque chose, etc., etc. Par conséquent, dans le développement d’une propriété, quelque chose est créé par quelque chose à partir de quelque chose, et ne vient nullement, comme dans la Logique de Hegel, de rien, par rien à rien. [E. I. Env. 2 de Hegel]

L’individualisme dans une perspective de classe

Quand le bourgeois borné dit aux communistes : en abolissant la propriété, c’est-à-dire mon existence de capitaliste, de propriétaire terrien, de propriétaire d’usine, et votre existence d’ouvrier, vous avez aboli mon individualité et la vôtre ; en m’empêchant de vous exploiter, vous les ouvriers, pour engranger mon profit, mon intérêt ou ma rente, vous m’empêchez d’exister en tant qu’individu.

Quand donc le bourgeois dit aux communistes : en abolissant mon existence de bourgeois , vous abolissez mon existence d’individu ; quand ainsi il s’identifie comme bourgeois à lui-même comme individu, il faut au moins reconnaître sa franchise et son impudeur. Pour le bourgeois c’est effectivement le cas, il ne se croit individu qu’en tant qu’il est bourgeois.

Mais quand les théoriciens de la bourgeoisie s’avancent et donnent une expression générale à cette affirmation, quand ils assimilent la propriété du bourgeois à l’individualité en théorie aussi et veulent donner une justification logique à cette équation, alors ce non-sens commence à devenir solennel et sacré. .

Le rapport des intérêts individuels aux intérêts de classe

[Sancho demande :] Comment se fait-il que les intérêts personnels se développent toujours, contre la volonté des individus, en intérêts de classe, en intérêts communs qui acquièrent une existence indépendante par rapport aux personnes individuelles, et dans leur indépendance prennent la forme d’ intérêts généraux ? Comment se fait-il qu’en tant que tels ils entrent en contradiction avec les individus réels et dans cette contradiction, par laquelle ils sont définis comme intérêts généraux , ils peuvent être conçus par la conscience comme idéal et même en tant qu’intérêts religieux et saints ? Comment se fait-il que dans ce processus où les intérêts privés acquièrent une existence indépendante en tant qu’intérêts de classe, le comportement personnel de l’individu est forcément objectivé [sich versachlichen], aliéné [sich entfremden], et existe en même temps comme un pouvoir indépendant de lui et sans lui, créé par les relations sexuelles, et transformé en relations sociales, en une série de pouvoirs qui déterminent et subordonnent l’individu, dans lesquels, par conséquent, apparaissent dans l’imagination comme des pouvoirs « saints » ?

Si Sancho avait compris que dans le cadre de modes de production définis , qui, bien entendu, ne dépendent pas de la volonté, des forces pratiques étrangères, indépendantes non seulement d’individus isolés, mais même de tous ensemble, viennent toujours à se tenir au-dessus des gens — alors il pourrait être assez indifférent à savoir si ce fait est conservé sous la forme religieuse ou déformé dans la fantaisie de l’égoïste, au-dessus duquel tout est placé dans l’imagination, de telle manière qu’il ne place rien au-dessus de lui-même. Sancho serait alors descendu du domaine de la spéculation dans le domaine de la réalité, de ce que les gens imaginent à ce qu’ils sont réellement, de ce qu’ils imaginent à comment ils agissent et sont tenus d’agir dans des circonstances définies. Ce qui lui semble un produit de la pensée, il aurait compris être un produit de la vie . Il ne serait pas alors arrivé à l’absurdité digne de lui - d’expliquer la division entre les intérêts personnels et généraux en disant que les gens imaginent cette division aussi d’une manière religieuse et se semblent être tels et tels, ce qui n’est pourtant que un autre mot pour "imaginer".

Incidemment, même sous la forme banale et petite-bourgeoise allemande dans laquelle Sancho perçoit la contradiction des intérêts personnels et généraux, il devrait se rendre compte que les individus sont toujours partis d’eux-mêmes, et ne pouvaient pas faire autrement, et que donc les deux aspects qu’il a notés sont aspects du développement personnel des individus ; tous deux sont également engendrés par les conditions empiriques dans lesquelles vivent les individus, tous deux ne sont que l’expression d’ un seul et même développement personnel des personnes et ne sont donc qu’en apparence en contradiction l’un avec l’autre.

Le rôle de la volonté dans les désirs d’un individu

Qu’un désir devienne fixe ou non, c’est-à-dire qu’il obtienne [un pouvoir exclusif sur nous] - ce qui n’exclut [pas] [de nouveaux progrès] - dépend de la question de savoir si les circonstances matérielles, les "mauvaises" conditions mondaines permettent la satisfaction normale de ce désir et, d’autre part, le développement d’un ensemble de désirs. Ce dernier dépend, à son tour, de savoir si nous vivons dans des circonstances qui permettent une activité globale et ainsi le plein développement de toutes nos potentialités. Des conditions réelles, et de la possibilité de développement qu’elles donnent à chaque individu, dépend aussi de savoir si les pensées se fixent ou non — tout comme, par exemple, les idées fixes des philosophes allemands, ces « victimes de la société », qui nous font pitié . pour qui nous avons pitié], sont inséparables des conditions allemandes.

Un avare n’est pas un propriétaire, mais un serviteur, et il ne peut rien faire pour lui-même sans le faire en même temps pour son maître."

Nul ne peut rien faire sans le faire à la fois pour l’un ou l’autre de ses besoins et pour l’organe de ce besoin — pour Stirner cela signifie que ce besoin et son organe sont rendus maîtres de lui. , tout comme plus tôt il a fait les moyens pour satisfaire un besoin en un maître sur lui. Stirner ne peut pas manger sans manger en même temps pour le bien de son estomac. Si les conditions du monde l’empêchent de satisfaire son estomac, alors son estomac devient maître sur lui, le désir de manger devient un désir fixe, et la pensée de manger devient une idée fixe - ce qui lui donne en même temps un exemple de la influence des conditions du monde et fixant ses désirs et ses idées. La « révolte » de Sancho contre la fixation des désirs et des pensées se réduit ainsi à une impuissante injonction morale sur la maîtrise de soi et fournit une nouvelle preuve qu’il ne fait qu’exprimer idéologiquement haut les sentiments les plus triviaux du petit-bourgeois.

[Les deux paragraphes suivants sont barrés dans le manuscrit (des crochets sont utilisés pour les mots illisibles)] :

Puisqu’ils s’attaquent à la base matérielle sur laquelle reposait la fixité jusque-là inévitable des désirs et des idées, les communistes sont le seul peuple par l’activité historique duquel la liquéfaction des désirs et des idées fixes est en fait réalisée et cesse d’être une injonction morale impuissante, comme jusqu’à présent chez tous les moralistes « jusqu’à » Stirner. L’organisation communiste a un double effet sur les désirs produits chez l’individu par les relations actuelles ; certains de ces désirs — à savoir les désirs qui existent sous toutes les relations, et ne changent de forme et de direction que sous différentes relations sociales — sont simplement modifiés par le système social communiste, car ils ont la possibilité de se développer normalement ; mais d’autres - à savoir ceux qui proviennent uniquement d’une société particulière,dans des conditions particulières de [production] et de relations sexuelles — sont totalement privés de leurs conditions d’existence. Lequel [des désirs] sera simplement changé et [qui sera éliminé] dans une [société] communiste ne peut [se produire que de manière pratique], en [changeant les conditions réelles], réelles [de production et de relations.]

Un désir est déjà par sa simple existence quelque chose de « fixe », et il ne peut arriver qu’à saint Max et à ses semblables de ne pas permettre à son instinct sexuel, par exemple, de se « fixer » ; c’est cela déjà et ne cessera de se fixer qu’à la suite de la castration ou de l’impuissance. Chaque besoin, qui est à la base d’un "désir", est aussi quelque chose de "fixe", et tant qu’il essaie, saint Max ne peut abolir cette "fixité" et par exemple s’arranger pour se libérer de la nécessité de manger dans le "fixe". périodes. Les communistes n’ont nullement l’intention d’abolir la fixité de leurs désirs et de leurs besoins, intention que Stirner, plongé dans son monde de fantaisie, leur attribue ainsi qu’à tous les autres hommes ;ils ne cherchent qu’à réaliser une organisation de la production et des relations qui rende possible la satisfaction normale de tous les besoins, c’est-à-dire une satisfaction qui n’est limitée que par les besoins eux-mêmes.

Individualité dans la pensée et le désir

Cela ne dépend pas de la conscience , mais de l’ être ; pas sur la pensée, mais sur la vie ; cela dépend du développement empirique de l’individu et de la manifestation de la vie, qui à son tour dépend des conditions existant dans le monde.

Si les circonstances dans lesquelles vit l’individu ne lui permettent que le développement unilatéral d’une qualité aux dépens de toutes les autres, [si] elles lui donnent le matériel et le temps pour développer uniquement cette qualité unique, alors cet individu atteint seulement un développement unilatéral et paralysé. Aucune prédication morale ne sert ici. Et la manière dont se développe cette qualité éminemment privilégiée dépend encore, d’une part, du matériel disponible pour son développement et, d’autre part, du degré et de la manière dont les autres qualités sont supprimées.

Précisément parce que la pensée, par exemple, est la pensée d’un individu particulier, défini, elle reste sa pensée définie, déterminée par son individualité dans les conditions où il vit. L’individu pensant n’a donc pas besoin de recourir à une réflexion prolongée sur la pensée en tant que telle pour déclarer que sa pensée est sa propre pensée, sa propriété ; dès le début, c’est sa propre pensée particulièrement déterminée et c’est précisément sa particularité qui [dans le cas de saint] Sancho [s’est avérée] l’« opposé » de celle-ci, la particularité qui est particulière « en tant que telle ».

Dans le cas d’un individu, par exemple, dont la vie embrasse un large cercle d’activités variées et de relations pratiques avec le monde, et qui, par conséquent, mène une vie plurielle, la pensée a le même caractère d’universalité que toute autre manifestation de sa vie. Par conséquent, elle ne se fixe pas sous la forme d’une pensée abstraite et n’a pas besoin d’astuces compliquées de réflexion lorsque l’individu passe de la pensée à une autre manifestation de la vie. Elle est toujours d’emblée un facteur de la vie totale de l’individu, qui disparaît et se reproduit au fur et à mesure des besoins .

Dans le cas d’un maître d’école ou d’un auteur paroissial berlinois, cependant, dont l’activité se limite au travail ardu d’une part et au plaisir de la pensée d’autre part, dont le monde s’étend des [les petites limites de leur ville], dont les relations avec ce monde sont réduits au minimum par sa pitoyable position dans la vie, lorsqu’un tel individu éprouve le besoin de penser, il est en effet inévitable que sa pensée devienne aussi abstraite que lui-même et que sa vie, et que cette pensée se confronte à lui, qui est tout à fait incapable de résistance, sous la forme d’un pouvoir fixe, dont l’activité offre à l’individu la possibilité d’une évasion momentanée de son "mauvais monde", d’un plaisir momentané.

Dans le cas d’un tel individu, les quelques désirs restants, qui découlent non pas tant des relations avec un monde que de la constitution du corps humain, ne se sont exprimés que par répercussion , c’est-à-dire qu’ils assument leur développement étroit de la même manière unilatérale et caractère grossier comme le fait sa pensée, ils n’apparaissent que par intervalles, stimulés par le développement excessif du désir prédominant (fortifié par des causes physiques immédiates, par exemple, les spasmes [de l’estomac]) et se manifestent de manière turbulente et forcée, avec la suppression la plus brutale du le désir ordinaire [naturel] [— cela conduit à davantage] de domination sur [la pensée.] Naturellement, la [pensée réfléchie et spéculée sur] du maître d’école est empirique [le fait dans une école] de façon magistrale.

Doit être la vocation de tous les êtres humains

Pour saint Sancho, la vocation a une double forme ; d’abord comme vocation que d’autres choisissent pour moi - dont nous avons déjà eu des exemples plus haut dans le cas des journaux pleins de politique et des prisons que notre Saint a prises pour des maisons de correction morale. Après la vocation apparaît aussi comme une vocation à laquelle l’individu lui-même croit.

Si le moi est séparé de toutes ses conditions empiriques de vie, de son activité, des conditions de son existence, s’il est séparé du monde qui le fonde et de son propre corps, alors, bien sûr, il n’a pas d’autre vocation et pas d’autre désignation que celle de représenter l’être humain de la proposition logique et d’aider saint Sancho à arriver aux équations données ci-dessus.

Dans le monde réel, en revanche, où les individus ont des besoins, ils ont donc déjà une vocation et une tâche ; et au départ il est encore indifférent qu’ils en fassent aussi leur vocation dans leur imagination. Il est clair, cependant, que parce que les individus possèdent une conscience, ils se font une idée de cette vocation que leur a donnée leur existence empirique et, ainsi, fournissent à saint Sanche l’occasion de saisir le mot vocation, l’expression de leurs conditions de vie réelles, et de faire abstraction de ces conditions de vie elles-mêmes.

Le prolétaire, par exemple, qui comme tout être humain a vocation à satisfaire ses besoins et qui n’est pas en mesure de satisfaire même les besoins qu’il a en commun avec tous les êtres humains, le prolétaire que la nécessité de travailler 14 heures jour s’abaisse au niveau de la bête de somme, que la concurrence abaisse à une simple chose, un article de commerce, qui de sa position de simple force productive, la seule position qui lui reste, est évincée par d’autres producteurs plus puissants. forces — ce prolétaire est, ne serait-ce que pour ces raisons, confronté à la tâche réelle de révolutionner ses conditions. Il peut, bien sûr, imaginer que c’est sa « vocation », il peut aussi, s’il aime faire de la propagande, exprimer sa « vocation » en disant que faire ceci ou cela est la vocation humaine du prolétaire,d’autant plus que sa position ne lui permet même pas de satisfaire les besoins découlant directement de sa nature humaine. Saint Sancho ne se préoccupe pas de la réalité qui sous-tend cette idée, avec le nom pratique de ce prolétaire — il s’accroche au mot « vocation » et déclare que c’est le saint, et le prolétaire être un serviteur du saint — le moyen le plus simple de se considérer comme supérieur et de « procéder plus loin ».aller plus loin".aller plus loin".

Particulièrement dans les relations qui ont existé jusqu’à présent, quand une classe régnait toujours, quand les conditions de vie d’un individu coïncidaient toujours avec les conditions de vie d’une classe, quand, par conséquent, la tâche pratique de chaque classe nouvellement émergente devait nécessairement apparaître. à chacun de ses membres comme une tâche universelle , et lorsque chaque classe ne pouvait réellement renverser son prédécesseur qu’en libérant les individus de toutes les classes de certaines chaînes qui les avaient jusque-là entravés - dans ces circonstances, il était essentiel que la tâche des membres individuels de une classe luttant pour la domination devrait être décrite comme une tâche humaine universelle.

D’ailleurs, quand par exemple le bourgeois dit au prolétaire que sa tâche humaine, au prolétaire, est de travailler 14 heures par jour, le prolétaire a tout à fait raison de répondre dans le même langage qu’au contraire sa tâche est de renverser l’ensemble système bourgeois.

« Vocation, désignation, tâche, idéal » sont soit :

1. L’idée des tâches révolutionnaires imposées à une classe opprimée par les conditions matérielles ; ou

2. De simples paraphrases idéalistes, ou encore l’expression consciente des modes d’activité des individus qui, en raison de la division du travail, ont assumé une existence indépendante en tant que professions diverses ; ou

3. L’expression consciente de la nécessité qui se présente à chaque instant aux individus, aux classes et aux nations d’affirmer leur position par une activité bien définie ; ou

4. Les conditions d’existence de la classe dominante (telles que déterminées par le développement précédent de la production), idéalement exprimées en droit, morale, etc., auxquelles [conditions] les idéologues de cette classe ont plus ou moins consciemment donné une sorte de indépendance ; ils peuvent être conçus par des individus distincts de cette classe comme une vocation, etc. . Il est à noter ici, comme en général chez les idéologues, qu’ils mettent inévitablement une chose à l’envers et considèrent leur idéologie à la fois comme la force créatrice et comme la finalité de toutes les relations sociales, alors qu’elle n’est qu’une expression et un symptôme de celles-ci. rapports.

Le rôle de la volonté individuelle dans la fondation de l’État

Dans l’histoire actuelle, ces théoriciens qui considéraient le pouvoir comme la base du droit étaient en contradiction directe avec ceux qui considéraient la volonté comme la base du droit... Si le pouvoir est pris comme base du droit, comme Hobbes, etc., le font, alors le droit, la loi, etc., ne sont que le symptôme, l’expression d’ autres relations sur lesquelles repose le pouvoir d’État.

La vie matérielle des individus, qui ne dépend nullement de leur seule « volonté », de leur mode de production et de leur forme de relations, qui se déterminent mutuellement — c’est la base réelle de l’État et le resta à tous les stades où la division du travail et la propriété privée sont encore nécessaires, tout à fait indépendamment de la volonté des individus. Ces relations réelles ne sont nullement créées par le pouvoir d’État ; au contraire, ils sont la puissance qui le crée.

Les individus qui gouvernent dans ces conditions — abstraction faite du fait que leur pouvoir doit revêtir la forme de l’ État — doivent donner à leur volonté, qui est déterminée par ces conditions définies, une expression universelle comme volonté de l’État, comme loi, une expression dont le contenu est toujours déterminé par les relations de cette classe, comme le droit civil et pénal le démontre de la manière la plus claire possible. De même que le poids de leur corps ne dépend pas de leur volonté idéaliste ou de leur décision arbitraire, de même le fait qu’ils imposent leur propre volonté sous forme de loi, et en même temps pour la rendre indépendante de l’arbitraire personnel de chacun d’entre eux ne dépend pas de sa volonté idéaliste.

Leur règle personnelle doit en même temps prendre la forme d’une règle moyenne. Leur pouvoir personnel est fondé sur des conditions de vie qui, au fur et à mesure qu’elles se développent, sont communes à de nombreux individus, et dont ils, en tant qu’individus dominants, doivent maintenir contre les autres et, en même temps, maintenir qu’ils tiennent bon pour Tout le monde. L’expression de cette volonté, qui est déterminée par leurs intérêts communs, est la loi.

C’est précisément parce que des individus indépendants les uns des autres s’affirment eux-mêmes et affirment leur propre volonté, et parce que, sur cette base, leur attitude les uns envers les autres est forcément égoïste, que l’abnégation est rendue nécessaire en droit et en droit, l’abnégation en le cas exceptionnel, en auto-affirmation de leurs intérêts dans le cas moyen (que, donc, non pas eux , mais seulement « l’égoïste en accord avec lui-même » considère comme une abnégation). Il en est de même des classes gouvernées, dont la volonté joue un rôle tout aussi minime dans la détermination de l’existence de la loi et de l’État.

Par exemple, tant que les forces productives seront encore insuffisamment développées pour rendre la concurrence superflue, et par conséquent susciteraient toujours la concurrence, tant les classes gouvernées voudraient être impossibles si elles avaient la « volonté " abolir la concurrence et avec elle l’État et la loi. Incidemment aussi, ce n’est que dans l’imagination des idéologues que cette « volonté » surgit avant que les relations ne soient suffisamment développées pour rendre possible l’émergence d’une telle volonté. Une fois que les relations se sont suffisamment développées pour la produire, l’idéologue peut imaginer cette volonté comme purement arbitraire et donc concevable à tout moment et en toutes circonstances.

Comme le droit, le crime, c’est-à-dire la lutte de l’individu isolé contre les rapports dominants, n’est pas le résultat d’un pur arbitraire. Au contraire, elle dépend des mêmes conditions que cette domination. Les mêmes visionnaires qui voient dans le droit et la loi la domination de quelque général existant indépendamment verront dans le crime la simple violation du droit et de l’ensemble. L’État n’existe donc pas en raison de la volonté dominante, mais l’État, qui naît du mode de vie matériel des individus, a aussi la forme d’une volonté dominante. Si cette dernière perd sa domination, cela signifie que non seulement la volonté a changé mais aussi l’existence matérielle et la vie des individus, et c’est seulement pour cette raison que leur volonté a changé. Il est possible que des droits et des lois soient « hérités », mais dans ce cas ils ne sont plus dominants, mais nominaux,dont des exemples frappants sont fournis par l’histoire du droit romain antique et du droit anglais.

Nous avons vu plus haut comment une théorie et une histoire de la pensée pure pouvaient naître chez des philosophes tenant à la séparation des idées des individus et des relations empiriques qui servent de base à ces idées. De la même manière, là aussi on peut séparer le droit de sa base réelle, par quoi on obtient une « volonté dominante » qui à différentes époques subit diverses modifications et a sa propre histoire indépendante dans ses créations, les lois. De ce fait, l’histoire politique et civile se confond idéologiquement dans une histoire de la domination des lois successives... L’examen le plus superficiel de la législation, par exemple pour les lois et pour tous les pays, montre jusqu’où sont allés les gouvernants lorsqu’ils s’imaginaient qu’ils pourrait réaliser quelque chose par le seul moyen de sa « volonté dominante », c’est-à-dire simplement en exerçant sa volonté.

Les individus et leurs relations

Même ce qui constitue l’avantage d’un individu en tant que tel sur les autres individus, est de nos jours en même temps un produit de la société et dans sa réalisation est tenu de s’affirmer comme privilège, comme nous l’avons déjà montré Sancho à propos de la concurrence . De plus, l’individu en tant que tel, considéré par lui-même, est subordonné à la division du travail, qui le rend unilatéral, paralyse et détermine.

Les individus ont toujours et en toutes circonstances "procédé d’eux-mêmes ", mais puisqu’ils n’étaient pas uniques au sens de n’avoir besoin d’aucune connexion les uns avec les autres, et que leurs besoins , par conséquent leur nature, et la manière de satisfaire leurs besoins, les reliaient entre eux (rapports entre les sexes, échange, division du travail), ils devaient entrer en relation les uns avec les autres. De plus, puisqu’ils sont entrés en rapport les uns avec les autres non pas en tant qu’ego purs, mais en tant qu’individus à un stade défini de développement de leurs forces productives et de leurs besoins, et puisque ces rapports, à leur tour, déterminaient la production et les besoins, il était donc précisément le comportement personnel et individuel des individus, leur comportement les uns envers les autres en tant qu’individus, qui a créé les relations existantes et les reproduit quotidiennement à nouveau. Ils entraient en relation les uns avec les autres tels qu’ils étaient, ils procédaient « d’eux-mêmes », tels qu’ils étaient, indépendamment de leur « vision de la vie ».

Cette « vision de la vie » — même celle déformée des philosophes [idéalistes] — ne pouvait, bien entendu, être déterminée que par leur vie réelle. Il s’ensuit certainement que le développement d’un individu est déterminé par le développement de tous les autres avec lesquels il est directement ou indirectement associé, et que les différentes générations d’individus entrant en relation les uns avec les autres sont liées les unes aux autres, que les l’existence des dernières générations est déterminée par celle de leurs prédécesseurs, et que ces dernières héritent des forces productives et des formes de relations accumulées par leurs prédécesseurs, leurs propres relations mutuelles étant ainsi déterminées. En bref,il est clair qu’il y a développement et que l’histoire de l’individu ne peut être séparée de l’histoire des individus précédents ou contemporains, mais est déterminée par cette histoire.

La transformation de la relation individuelle en son contraire, une relation purement matérielle, la distinction de l’individualité et de la fortune par les individus eux-mêmes est un processus historique, comme nous l’avons déjà montré ( Chapitre 1, Partie IV, § 6 ), et à différentes étapes de développement, elle prend des formes différentes, toujours plus nettes et plus universelles.

A l’époque actuelle, la domination des relations matérielles sur les individus et la suppression de l’individualité par des circonstances fortuites ont pris sa forme la plus aiguë et la plus universelle, fixant ainsi aux individus existants une tâche bien définie. Elle leur a assigné la tâche de remplacer la domination des circonstances et du hasard sur les individus par la domination des individus sur le hasard et les circonstances. Il n’a pas, comme Sancho l’imagine, mis en avant l’exigence que « je me développe moi-même », ce que tout individu a fait jusqu’à présent sans les bons conseils de Sancho ; elle a au contraire appelé à s’affranchir d’un mode de développement bien défini. Cette tâche, dictée par les relations actuelles, coïncide avec la tâche d’organiser la société à la manière communiste.

Nous avons déjà montré plus haut que l’abolition d’un état de choses dans lequel les relations deviennent indépendantes des individus, où l’individualité est subordonnée au hasard et les relations personnelles des individus sont subordonnées aux relations générales de classe, etc. des affaires est déterminé en dernière analyse par l’abolition de la division du travail. Nous avons également montré que l’abolition de la division du travail est déterminée par le développement des relations et des forces productives à un tel degré d’universalité que la propriété privée et la division du travail en deviennent les entraves. Nous avons en outre montré que la propriété privée ne peut être abolie qu’à la condition d’un développement global des individus,précisément parce que la forme existante des relations sexuelles et les forces productives existantes sont toutes englobantes et que seuls les individus qui se développent de manière globale peuvent se les approprier, c’est-à-dire les transformer en manifestations libres de leur vie. Nous avons montré qu’à l’heure actuelle les individus doit abolir la propriété privée, parce que les forces productives et les formes de relations se sont tellement développées que, sous la domination de la propriété privée, elles sont devenues des forces destructrices, et parce que la contradiction entre les classes a atteint son extrême limite. Enfin, nous avons montré que l’abolition de la propriété privée dans la division du travail est elle-même l’association des individus sur la base créée par les forces productives modernes et les relations du monde. [Voir le chapitre un]

Au sein de la société communiste, la seule société dans laquelle le développement authentique et libre des individus cesse d’être une simple phrase, ce développement est déterminé précisément par le lien des individus, lien qui consiste en partie dans les prérequis économiques et en partie dans la nécessaire solidarité de le libre développement de tous, et enfin le caractère universel de l’activité des individus sur la base des forces productives existantes. Il s’agit donc ici d’individus à un stade historique déterminé de leur développement et nullement d’individus choisis au hasard, même en faisant abstraction de l’indispensable révolution communiste, qui est elle-même une condition générale de leur libre développement. La conscience des individus de leurs relations mutuelles sera, bien sûr, également complètement changée, et,par conséquent, ne sera plus le "principal de l’amour" ou dévotion que ce sera l’égoïsme.

Dans Le Capital :

La manufacture proprement dite ne soumet pas seulement le travailleur aux ordres et à la discipline du capital, mais établit encore une gradation hiérarchique parmi les ouvriers eux-mêmes. Si, en général, la coopération simple n’affecte guère le mode de travail individuel, la manufacture le révolutionne de fond en comble et attaque à sa racine la force de travail. Elle estropie le travailleur, elle fait de lui quelque chose de monstrueux en activant le développement factice de sa dextérité de détail, en sacrifiant tout un monde de dispositions et d’instincts producteurs, de même que dans les Etats de la Plata, on immole un taureau pour sa peau et son suif.

Ce n’est pas seulement le travail qui est divisé, subdivisé et réparti entre divers individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d’une opération exclusive, de sorte que l’on trouve réalisée la fable absurde de Menennius Agrippa, représentant un homme comme fragment de son propre corps....

Dans la manufacture l’enrichissement du travailleur collectif, et par suite du capital, en forces productives sociales a pour condition l’appauvrissement du travailleur en forces productives individuelles.

« L’ignorance est la mère de l’industrie aussi bien que de la superstition. La réflexion et l’imagination sont sujettes à s’égarer ; mais l’habitude de mouvoir le pied ou la main ne dépend ni de l’une, ni de l’autre. Aussi pourrait on dire, que la perfection, à l’égard des manufactures, consiste à pouvoir se passer de l’esprit, de manière que, sans effort de tête, l’atelier puisse être considéré comme une machine dont les parties sont des hommes. » ...

Mais comme la période manufacturière pousse beaucoup plus loin cette division sociale en même temps que par la division qui lui est propre elle attaque l’individu à la racine même de sa vie, c’est elle qui la première fournit l’idée et la matière d’une pathologie industrielle.

« Subdiviser un homme, c’est l’exécuter, s’il a mérité une sentence de mort ; c’est l’assassiner s’il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l’assassinat d’un peuple. »

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.