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Maïakovski, poète révolutionnaire
jeudi 1er juin 2023, par
Maïakovski, poète révolutionnaire
Vladimir Maïakovski :
« Où que je meure
je mourrai en chantant,
dans quelque bouge que je tombe,
je sais je suis digne de reposer
avec ceux qui reposent sous le drapeau rouge. »
« Cette planète
n’est guère outillée
pour la joie.
La joie,
il faut
l’arracher aux temps futurs !
Il n’est pas difficile de mourir de cette vie.
Faire la vie est vraiment plus difficile ! »
« Comment osez-vous vous prétendre poète et gazouiller gentiment comme un pinson ? Alors qu’aujourd’hui il faut s’armer d’un casse-tête pour fendre le crâne du monde ! »
« Je joue des coudes à travers la bureaucratie, les haines, les paperasses et la stupidité »
« De plus en plus je me demande
s’il ne serait pas mieux
que je me mette d’une balle
un point final »
"La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante. Comme on dit, l’incident est clos... »
« Le poète est un ouvrier »
« On gueule au poète :
« On voudrait t’y voir, toi, devant un tour !
C’est quoi, les vers ?
Du verbiage !
Mais question travail, des clous ! »
Peut-être bien
en tout cas
que le travail
est ce qu’il y a de plus proche
de notre activité.
Moi aussi je suis une fabrique.
Sans cheminée
peut être
mais sans cheminée c’est plus dur.
Je sais, vous n’aimez pas les phrases creuses.
Débiter du chêne, ça, c’est du travail.
Mais nous
ne sommes-nous pas aussi des menuisiers ?
Nous façonnons le chêne de la tête humaine.
Bien sûr,
pêcher est chose respectable.
Jeter ses filets
et dans ses filets, attraper un esturgeon !
D’autant plus respectacle est le travail du poète
qui pêche non pas des poissons
mais des gens vivants.
Dans la chaleur des hauts-fourneaux
chauffer le métal incandescent
c’est un énorme travail !
Mais qui pourrait
nous traiter de fainéants ?
Avec la râpe de la langue, nous polissons les cerveaux.
Qui vaut le plus ?
Le poète
ou le technicien
qui mène les gens vers les biens matériels ?
Tous les deux.
Les coeurs sont comme des moteurs,
l’âme, un subtil moteur à explosion.
Nous sommes égaux.
camarades, dans la masse des travailleurs,
prolétaires du corps et de l’esprit.
Ensemble seulement
nous pourrons embellir l’univers,
le faire aller plus vite, grâce à nos marches.
Contre les tempêtes verbales bâtissons une digue.
Au boulot !
La tâche est neuve et vive.
Au moulin
les creux orateurs !
Au meunier !
Qu’avec l’eau de leurs discours
ils fassent tourner les meules ! »
« Dans ce thème,
personnel, à la fois personnel
domestique, et petit,
chansonné par mille rechanté pas une fois
et mille voix, et pas cinq,
j’ai tourné, écureuil poétique, j’ai tourné, écureuil poétique,
et veux tourner encore une fois. et je veux tourner encore. »
« Secouant les têtes par les explosions de la pensée,
dans le fracas de l’artillerie des cœurs,
se lève hors des temps
une révolution autre,
la troisième révolution,
de l’esprit. »
Lettre ouverte de Maïakovski au CC du PCR
expliquant quelques actes dudit Maïakovski
« L’incident est clos. »
« Le canot de l’amour
s’est brisé contre la vie courante,
Je suis quitte avec la vie.
Inutile de passer en revue
Les douleurs,
Les malheurs
et les torts réciproques
Soyez heureux ! »
Maïakovski, d’après Léon Trotsky
Maïakovski est un grand talent ou, comme Blok le définit, un énorme talent. Il est capable de présenter des choses que nous avons souvent vues de telle manière qu’elles semblent neuves. Il manie les mots et le dictionnaire comme un maître audacieux qui travaille conformément à ses propres lois, que son travail d’artisan plaise ou déplaise. Nombre de ses images, tournures et expressions sont entrées dans la littérature, et y resteront pour longtemps, si ce n’est pour toujours. Il possède ses propres conceptions, sa propre représentation, son propre rythme et sa propre rime.
Le dessein artistique de Maïakovski est presque toujours significatif et quelquefois grandiose. Le poète fait entrer dans son propre domaine la guerre et la révolution, le ciel et l’enfer. Maïakovski est hostile au mysticisme, à toute sorte d’hypocrisie, à l’exploitation de l’homme par l’homme, ses sympathies vont entièrement au prolétariat combattant. Il ne prétend pas être le prêtre de l’art ou du moins un prêtre à principes ; au contraire, il est prêt à placer son art tout à fait au service de la révolution.
Mais dans ce grand talent, ou plus exactement dans toute la personnalité créatrice de Maïakovski, on ne trouve pas cette harmonie nécessaire entre ses composantes, pas d’équilibre, pas même un équilibre dynamique. Maïakovski manifeste la plus grande faiblesse là où il faudrait avoir le sens des proportions et se montrer capable d’autocritique.
Il était plus naturel pour Maïakovski que pour tout autre poète russe d’accepter la révolution parce qu’elle s’accordait à tout son développement. De nombreuses voies conduisent l’intelligentsia vers la révolution (toutes ne mènent pas au but), et par conséquent il importe de définir et d’apprécier plus exactement l’orientation personnelle de Maïakovski. Il y a la voie de la poésie « moujik » suivie par l’intelligentsia et les capricieux « compagnons de route » (nous avons déjà parlé d’eux), il y a la voie des mystiques qui cherchent une « musique » plus élevée (A. Blok), il y a la voie du groupe « Changement de direction » et de ceux qui se sont simplement accommodés de nous (Chkapskaïa, Chaguinian), il y a la voie des rationalistes et des éclectiques (Brioussov, Gorodetsky et encore Chaguinian). Il existe de nombreuses autres voies, on ne peut toutes les nommer. Maïakovski est venu par la voie la plus courte, celle de la bohème rebelle persécutée. Pour Maïakovski, la révolution a été une expérience vraie, réelle et profonde, parce qu’elle s’est abattue comme le tonnerre et l’éclair sur les choses mêmes que Maïakovski haïssait à sa façon et avec lesquelles il n’avait pas encore fait la paix. C’est en cela que réside sa force. L’individualisme révolutionnaire de Maïakovski s’est déversé avec enthousiasme dans la révolution prolétarienne, mais ne s’est pas confondu avec elle. Ses sentiments subconscients pour la ville, la nature, le monde entier, ne sont pas ceux d’un ouvrier mais d’un bohème. « La lampe chauve de la rue qui enlève les chaussettes à la rue », cette saisissante image qui est extrêmement caractéristique de Maïakovski jette plus de lumière sur la nature bohème et citadine du poète que toute autre considération. Le ton impudent et cynique de beaucoup d’images, notamment celles de la première période poétique, trahit la marque bien trop claire du cabaret artistique, du café et de tout ce qui s’y associe.
Maïakovski est plus près du caractère dynamique de la révolution et de son rude courage que du caractère collectif de son héroïsme, de ses exploits et de ses expériences. De même que le Grec ancien était anthropomorphe, pensant naïvement que les forces de la nature lui ressemblaient, notre poète est maïakomorphe, peuplant de sa personnalité les places, les rues, et les champs de la révolution. Il est vrai que les extrêmes se touchent. L’universalisation de son propre ego efface dans une certaine mesure les limites de la personnalité et amène l’homme plus près de la collectivité, par l’extrémité opposée. Mais ce n’est vrai que dans une certaine mesure. L’arrogance individualiste et bohème, qui s’oppose non pas à une humilité que personne ne demande, mais au tact et au sens de la mesure indispensables, court à travers tout ce qu’a écrit Maïakovski. On trouve fréquemment une tension extraordinairement élevée dans ses œuvres, mais pas toujours de la force derrière elle. Le poète se met trop en évidence. Il accorde trop peu d’indépendance aux événements et aux faits, de sorte que ce n’est pas la révolution qui lutte contre des obstacles, mais Maïakovski qui opère des miracles athlétiques dans le domaine des mots. Parfois, il accomplit vraiment des miracles ; mais de temps à autre, au prix d’efforts tout à fait héroïques, il soulève des haltères notoirement creux.
À chaque pas Maïakovski parle de lui-même, tantôt à la première, tantôt à la troisième personne, tantôt en tant qu’individu et tantôt en se dissolvant dans le genre humain. Quand il veut élever l’homme, il le hisse à Maïakovski. Avec les plus grands événements de l’histoire, il se permet un ton tout à fait familier. C’est ce qu’il y a de moins supportable et de plus dangereux dans son œuvre. Dans son cas, on ne peut parler de cothurnes ou d’échasses : pour lui, ce sont des supports ridiculement petits. Maïakovski a un pied sur le mont Blanc et l’autre sur l’Elbrouz. Sa voix couvre celle du tonnerre. Peut-on s’étonner alors qu’il traite familièrement l’histoire et tutoie la révolution ? Or, c’est bien là le danger : car, en adoptant, partout et en toute chose, des étalons aussi gigantesques, en tonitruant (un terme favori du poète) du haut de l’Elbrouz et du mont Blanc, on fait disparaître les proportions de nos affaires terrestres et on ne peut plus distinguer ce qui est petit de ce qui est grand. C’est pourquoi Maïakovski parle de son amour, c’est-à-dire de ses sentiments les plus intimes, comme s’il s’agissait de la migration des peuples. Mais c’est aussi pourquoi, lorsqu’il s’agit de la révolution, il est incapable de trouver un autre langage. Il tire toujours avec la hausse maximum et, comme tout artilleur le sait, pareil tir donne le minimum de coups au but et affecte gravement les canons.
Il est vrai que l’hyperbolisme reflète dans une certaine mesure la fureur de notre temps. Mais cela ne justifie pas son emploi à la légère dans l’art. On ne peut crier plus fort que la guerre ou la révolution. Et à vouloir le faire, il est facile de succomber. Le sens de la mesure en art est semblable à celui du réalisme en politique. La principale faute de la poésie futuriste, même dans ses meilleures œuvres, c’est de manquer de mesure ; la mesure des salons une fois perdue, celle de la place publique n’a pas encore été trouvée. Or, il faut la trouver. Force-t-on la voix, elle devient rauque, s’éraille, s’étrangle, et l’effet du discours est nul. Il faut parler avec la voix que l’on a reçue de la nature, non avec une voix plus forte. Si l’on y parvient, on peut employer cette voix dans toute son étendue. Maïakovski crie trop souvent là où il devrait seulement parler ; c’est pourquoi ses cris, là où il devrait crier, paraissent insuffisants. Le pathétique de sa parole est annihilé par les clameurs et l’enrouement.
Bien qu’elles soient fréquemment splendides, les puissantes images de Maïakovski désintègrent très souvent l’ensemble et paralysent le mouvement. Le poète s’en rend sûrement compte ; aussi aspire-t-il à un autre extrême : au langage des « formules mathématiques », étranger à la poésie. On est amené à penser que l’image pour l’image, par quoi l’imaginisme et le futurisme s’apparentent — et qu’y a-t-il de plus proche de l’imaginisme paysan que cette attitude ! — a ses racines dans l’arrière-fond campagnard de notre culture. Elle procède bien plus de l’église de Basile-le-Bienheureux que d’un pont en béton armé. Quelle que puisse en être l’explication historique et culturelle, il n’en reste pas moins que, dans les œuvres de Maïakovski, ce qui manque le plus c’est le mouvement. Cela peut sembler paradoxal, car le futurisme paraît tout entier fondé sur le mouvement. Mais ici intervient l’incorruptible dialectique : un excès d’images impétueuses aboutit au calme plat. Pour être perçu physiquement, et a fortiori artistiquement, le mouvement doit être en concordance avec le mécanisme de notre perception, avec le rythme de nos sentiments. Une œuvre d’art doit montrer la croissance graduelle d’une image, d’une idée, d’une humeur, d’un argument, d’une intrigue, jusqu’à son sommet, et non ballotter le lecteur d’un horizon à l’autre, même si elle le fait à l’aide des images les plus habilement percutantes. Chez Maïakovski, chaque phrase, chaque tournure, chaque image s’efforce d’être une limite, un maximum, une cime. C’est pourquoi l’ensemble n’a pas de sommet. Le spectateur a l’impression de se couper en morceaux et le tout lui échappe. L’ascension d’une montagne est pénible, mais justifiée. Une promenade à travers un terrain accidenté n’est pas moins fatigante, et donne moins de plaisir. Les œuvres de Maïakovski n’ont pas de sommet, elles n’obéissent à aucune discipline intérieure. Les parties refusent d’obéir au tout, chacune s’efforçant d’être indépendante, développant sa propre dynamique, sans considérer l’ensemble. C’est pourquoi il n’y a ni ensemble ni dynamisme d’ensemble. Le travail des futuristes sur le langage et les images n’a pas encore trouvé d’incarnation synthétique.
150 000 000 devait être le poème de la Révolution. Or, il ne l’est pas. L’œuvre, grande dans son dessein, est minée par la faiblesse et les défauts du futurisme. L’auteur voulait écrire une épopée de la souffrance des masses, de l’héroïsme des masses, l’épopée de la révolution impersonnelle de 150 000 000 d’Ivan. C’est pourquoi il ne l’a pas signée : « Personne n’est l’auteur de mon poème. » Mais cette anonymie voulue, conventionnelle, ne change rien : en fait, le poème est profondément personnel, individualiste, et cela, essentiellement dans le mauvais sens de ces termes. Il contient trop d’arbitraire gratuit. Des images comme : « Wilson nageant dans la graisse », « À Chicago tout habitant a au moins le titre de général », « Wilson bâfre, engraisse, son ventre monte d’étage en étage », etc… apparemment simples et grossières, ne sont pas du tout des images populaires, et en tout cas pas des images qu’emploient les masses d’aujourd’hui. L’ouvrier, du moins celui qui lira le poème de Maïakovski, a vu la photographie de Wilson. Bien que nous puissions admettre que Wilson absorbe suffisamment de protéines et de graisses, il n’en est pas moins maigre. L’ouvrier a également lu Upton Sinclair et sait qu’à Chicago, en plus des « généraux », on trouve aussi des ouvriers d’abattoirs. En dépit de leur hyperbolisme tonitruant on sent dans ces images gratuites et primitives, un certain zézaiement, semblable à celui que des adultes emploient avec les enfants. Ce qu’elles dénoncent, ce n’est pas la simplicité d’une imagination populaire exubérante, mais la sottise de la bohème. Wilson a une échelle. « Si tu l’escalades jeune, tu en atteindras à peine le sommet quand tu seras vieux ! » Ivan attaque Wilson, c’est le déroulement du « championnat de la lutte des classes mondial », Wilson possède « des pistolets à quatre chiens et un sabre à soixante dents de scie », mais Ivan a « une main et une autre main, et elle est enfoncée dans sa ceinture ». Ivan, sans armes, la main dans la ceinture, contre l’infidèle armé de pistolets, c’est un très vieux thème russe ! Ne sommes-nous pas devant Ilya Mouromietz () ? À moins que ce ne soit Ivan le Niais qui s’avance, pieds nus, au-devant de l’habile machinerie allemande ? Wilson frappe Ivan de son sabre : « Il le bat de quatre longueurs… Mais l’homme blessé soudainement se dresse. » Et ainsi de suite, toujours dans la même veine. Comme sont déplacés et particulièrement frivoles ces ballades primitives et ces contes de fées transplantés dans l’industrielle Chicago, appliqués à la lutte des classes ! Tout cela voudrait être titanesque, mais en fait, c’est de l’athlétisme, et de l’athlétisme douteux, parodique, qui jongle avec des poids creux. « Le championnat mondial de la lutte des classes ! » Autocritique, où es-tu ? Un championnat est un spectacle pour jours de congé, très souvent à base de trucs et de combines. Ni l’image ni le terme ne conviennent ici. Au lieu de la vraie lutte titanesque de cent cinquante millions d’hommes, on a la parodie d’une légende et d’un match de foire. La parodie n’est pas intentionnelle, mais cela n’arrange rien.
Les images qui ne visent à rien, c’est-à-dire celles qui n’ont pas été intérieurement élaborées, dévorent l’idée sans en laisser de traces et la gâchent sur le plan artistique aussi bien que sur le plan politique. Pourquoi Ivan, contre des sabres et des pistolets, garde-t-il une main dans sa ceinture ? Pourquoi un tel mépris de la technique ? Ivan est moins bien armé que Wilson, cela est certain. Mais c’est précisément pourquoi il doit se servir de ses deux mains. Et s’il ne tombe pas à terre, c’est parce qu’à Chicago il y a des ouvriers, et pas seulement des généraux, et aussi parce qu’une grande partie de ces ouvriers sont contre Wilson et pour Ivan. Le poème ne le montre pas. Tout en visant à obtenir une image apparemment monumentale, l’auteur en détruit l’essentiel.
À la hâte et en passant, c’est-à-dire une fois de plus sans motif, l’auteur divise le monde entier en deux classes : d’une part Wilson, nageant dans la graisse, avec des hermines, des castors, de grands corps célestes, et d’autre part Ivan, avec des blouses et les millions d’étoiles de la Voie lactée. « Pour les castors les petites phrases des décadents du monde entier, pour les blouses la phrase d’airain des futuristes ». Malheureusement, bien que le poème soit expressif et possède quelques phrases fortes, appropriées, en même temps que des images brillantes, il ne possède en vérité aucune phrase d’airain pour les blouses. Est-ce par manque de talent ? Non, mais par manque d’une image de la Révolution, forgée par les nerfs et le cerveau, d’une image à laquelle l’expression serait subordonnée. L’auteur joue les costauds, attrapant et lançant une image, puis une autre. « Nous t’achèverons, monde romantique ! », menace Maïakovski. Bien. Il faut mettre en effet un terme au romantisme d’Oblomov et de Karataïev. Mais comment ? « Il est vieux, tue-le et fais un cendrier de son crâne. » N’est-ce pas là du romantisme et du plus négatif ? Des crânes servant de cendriers ne sont ni commodes ni hygiéniques. Et cette sauvagerie est après tout… sans grande signification. Pour faire un tel emploi des os du crâne, il faut bien que le poète soit atteint de romantisme ; en tout cas il n’a ni élaboré ni unifié ses images. « Chipez la richesse de tous les mondes ! » C’est sur ce ton familier que Maïakovski parle du socialisme. Mais chiper veut dire agir en voleur. Ce mot convient-il, lorsqu’il s’agit de l’expropriation de la terre et des usines par la société ? Il est remarquablement déplacé. L’auteur se fait vulgaire pour copiner avec le socialisme et la révolution. Or, quand il donne familièrement aux cent cinquante millions d’Ivan une bourrade « dans les côtes », il ne grandit pas Ivan à des dimensions titanesques mais le réduit seulement à un huitième de page. La familiarité n’exprime pas du tout l’intimité profonde, souvent elle ne témoigne que du manque de tenue politique ou morale. Des liens sérieux et profonds avec la révolution excluent le ton familier, ils auraient engendré ce que les Allemands appellent le pathétique de la distance.
Le poème contient des phrases puissantes, des images audacieuses et des expressions bien venues. Le « triomphal requiem de la paix » qui le termine en est peut-être la partie la plus forte. Mais, finalement, l’ensemble est empreint d’un manque de mouvement intérieur. Les contradictions ne sont pas éclairées, pour être résolues par la suite. Un poème sur la révolution qui manque de mouvement ! Les images, qui existent pour elles-mêmes, se heurtent et titubent. Leur manque d’accord ne vient pas de la matière historique, mais d’un désaccord intérieur avec une philosophie révolutionnaire de la vie. Et pourtant, quand on vient, non sans difficulté, à bout du poème, on se dit qu’une grande œuvre aurait pu être écrite pour peu que le poète eût fait preuve de mesure et d’autocritique ! Peut-être ces défauts fondamentaux ne tiennent-ils pas à Maïakovski, mais au fait qu’il travaille en vase clos. Rien n’est aussi fatal à l’autocritique et à la mesure que la vie de cénacle.
Les pièces satiriques de Maïakovski échouent également à pénétrer l’essence des choses et leurs rapports. Sa satire est piquante et superficielle. Pour dire quelque chose, un caricaturiste doit posséder plus que la maîtrise du crayon. Il doit connaître comme sa poche le monde qu’il démasque ; Saltykov connaissait bien la bureaucratie et la noblesse ! Une caricature approximative (hélas ! 99 pour 100 des caricaturistes soviétiques le sont), est comme une balle qui rate la cible, fût-ce de la largeur d’un doigt, ou même d’un cheveu ; elle a presque touché le but, pourtant le coup est raté. La satire de Maïakovski est approximative ; ses remarques piquantes, sur le ton de l’aparté, manquent le but, parfois d’un doigt et parfois de toute la main. Maïakovski pense sérieusement qu’on peut abstraire le « comique » de son support et le réduire à l’apparence. Dans la préface à son recueil satirique, il présente même « un schéma du rire ». Ce qui ferait plutôt sourire avec perplexité, à la lecture de ce « schéma », c’est le fait qu’il ne renferme absolument rien de drôle. Et même si quelqu’un nous donnait un « schéma » mieux venu que celui de Maïakovski, il n’abolirait pas la différence qui sépare le rire provoqué par une satire qui fait mouche du gloussement occasionné par un chatouillement verbal.
De la bohème qui l’a poussé en avant, Maïakovski s’est élevé à de vraies réalisations créatrices. Mais la branche sur laquelle il est monté n’est que la sienne. Il se révolte contre sa condition, contre la dépendance matérielle et morale où se trouvent sa vie et surtout son amour ; douloureux, indigné contre ceux qui détiennent le pouvoir de le priver de son aimée, il va jusqu’à appeler la Révolution et prédit qu’elle s’abattra sur une société qui prive de liberté un Maïakovski. Le Nuage en Pantalon, poème d’un amour malheureux, n’est-il pas son œuvre la plus significative sur le plan de l’art, la plus audacieuse et la plus prometteuse sur le plan de la création ? On a même de la peine à croire qu’un morceau d’une force aussi intense et d’une forme aussi originale ait été écrit par un jeune de vingt-deux, vingt-trois ans. Guerre et Univers, Mystère-bouffe, et 150 000 000 sont beaucoup plus faibles, pour la raison que Maïakovski a quitté son orbite individuelle pour tenter de se mouvoir sur l’orbite de la Révolution. On peut saluer ses efforts car il n’existe en effet pas d’autre voie pour lui. À ce propos revient au thème de l’amour personnel, mais à quelques pas en arrière du Nuage, et non devant. Seul un élargissement du champ de connaissance et un approfondissement du contenu artistique peuvent permettre de maintenir l’équilibre sur un plan beaucoup plus élevé. Mais on ne peut pas ne pas voir que s’engager consciemment sur une voie artistique et sociale essentiellement nouvelle est une chose très difficile. Ces derniers temps, la technique de Maïakovski s’est incontestablement affinée, mais elle est devenue aussi plus stéréotypée. Mystère-bouffe, et 150 000 000 renferment, à côté de phrases splendides, de fatales défaillances, plus ou moins compensées par de la rhétorique et quelques pas de danse sur la corde verbale. La qualité organique, la sincérité, le cri intérieur que nous avions entendus dans Le Nuage ne sont plus là. « Maïakovski se répète », disent certains. « Maïakovski s’est épuisé », ajoutent d’autres. « Maïakovski est devenu poète officiel » exultent méchamment les troisièmes. Tout cela est-il vrai ? Ne nous hâtons pas de faire des prophéties pessimistes. Maïakovski n’est plus un adolescent, certes, mais il est encore jeune. Cela nous autorise à ne pas fermer les yeux sur les difficultés qui se trouvent sur sa route. Cette spontanéité créatrice qui bat comme une source vive dans Le Nuage, il ne la retrouvera pas. Mais il n’y a pas lieu de le regretter. La spontanéité juvénile fait généralement place, dans la maturité, à une maîtrise sûre de soi, qui consiste non seulement en une solide maîtrise de la langue, mais aussi en une large vision de la vie et de l’histoire, en une pénétration profonde du mécanisme des forces collectives et individuelles, des idées, des tempéraments et des passions. Cette maîtrise est incompatible avec le dilettantisme social, les cris, le manque de respect de soi qui accompagnent généralement la forfanterie la plus importune ; elle ne se manifeste pas dans le fait de jouer au génie, de se livrer au canular ou à toute autre manifestation en honneur dans les cafés de l’intelligentsia. Si la crise que traverse le porte — car crise il y a — finit par se résoudre dans une lucidité qui sache distinguer le particulier du général, l’historien de la littérature dira que Mystère-bouffe et 150 000 000 n’ont marqué qu’une baisse de tension inévitable et temporaire au tournant d’une route qui continue à monter. Nous souhaitons sincèrement que Maïakovski donne raison à l’historien de l’avenir.
Trotsky, dans "Littérature et Révolution"
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