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La contre-révolution de Kornilov pour écraser le pouvoir montant des soviets

mercredi 8 mai 2024, par Robert Paris

La contre-révolution relève la tête

Durant les deux premiers mois, alors que, formellement, le pouvoir était mis au compte du gouvernement de Goutchkov-Milioukov, il était en fait concentré tout entier dans les mains du soviet. Durant les deux mois qui suivirent, le soviet faiblit : une partie de l’influence sur les masses passa aux bolcheviks, une parcelle du pouvoir fut transférée, dans les portefeuilles des ministres socialistes, au gouvernement de coalition. Dès le début des préparatifs de l’offensive se renforça automatiquement l’importance du commandement militaire, des organes du capital financier et du parti cadet. Avant de verser le sang des soldats, le comité exécutif procéda à une considérable transfusion de son propre sang dans les artères de la bourgeoisie. En coulisse, les fils étaient ramassés entre les mains des ambassades et des gouvernements de l’Entente.

A la conférence interalliée qui s’ouvrit à Londres, les amis d’Occident " oublièrent " d’inviter l’ambassadeur de Russie ; c’est seulement quand il se fut rappelé à leur souvenir qu’on l’appela, dix minutes avant l’ouverture de la séance, et encore n’y avait-il plus de place pour lui autour de la table, de sorte qu’il fut obligé de se faufiler entre les Français. Cette brimade infligée à l’ambassadeur du gouvernement provisoire et la démonstrative démission des cadets du ministère se produisirent le 2 juillet : les deux événements avaient un seul et même but : obliger les conciliateurs à baisser pavillon. La manifestation armée qui se déploya ensuite devait d’autant plus exaspérer les leaders soviétiques que, sous le double coup, ils concentraient toute leur attention dans un sens opposé. Dès lors qu’il fallait porter le joug sanglant à la suite de l’Entente, l’on n’aurait su trouver de meilleurs intercesseurs que les cadets. Tchaïkovsky, un des plus anciens révolutionnaires russes, qui s’était transformé au cours de longues années d’émigration, en un libéral modéré de type britannique, moralisait ainsi : " Il faut de l’argent pour la guerre, or les Alliés ne donneront pas d’argent aux socialistes. " Les conciliateurs étaient gênés par cet argument, mais en comprenaient tout le poids.

Le rapport des forces s’était nettement modifié au désavantage du peuple, mais personne ne pouvait dire dans quelle mesure. Les appétits de la bourgeoisie s’étaient accrus en tout cas beaucoup plus que ses possibilités. Dans cette indétermination se trouvait la source des conflits, car les forces des classes se vérifient par l’action et les événements d’une révolution se ramènent à de telles vérifications renouvelées. Quel que fût cependant, dans son étendue, le déplacement du pouvoir de la gauche vers la droite, il touchait peu le gouvernement provisoire qui restait un néant. On peut compter sur les doigts les hommes qui, dans les journées critiques de juillet, s’intéressèrent au cabinet ministériel du prince Lvov. Le général Krymov, celui-là même qui, naguère, avait mené des pourparlers avec Goutchkov au sujet de la déposition de Nicolas II - nous reverrons bientôt ce général pour la dernière fois - envoya au prince un télégramme qui se terminait par cette admonition : " Il est temps de passer des paroles aux actes. " Le conseil avait une résonance de plaisanterie et n’en soulignait que plus nettement l’impuissance du gouvernement.

" Au début de juillet - écrivait dans la suite le libéral Nabokov - il y eut un bref moment où le pouvoir sembla reprendre de l’autorité ; c’était après l’écrasement de la première offensive bolcheviste. Mais le gouvernement provisoire ne sut pas profiter du moment, et les conditions favorables d’alors ne furent pas utilisées. Elles ne se représentèrent pas. " C’est dans le même esprit que s’exprimèrent d’autres représentants du camp de droite. En réalité, pendant les journées de juillet, de même qu’en général dans tous les moments critiques, les parties composantes de la coalition poursuivaient des buts différents. Les conciliateurs eussent été tout à fait disposés à permettre le définitif écrasement des bolcheviks s’il n’avait été évident qu’ayant réglé leur compte à ces derniers, les officiers, les cosaques, les chevaliers de Saint-Georges et les bataillons de choc écraseraient les conciliateurs eux-mêmes. Les cadets voulaient aller jusqu’au bout pour balayer non seulement les bolcheviks, mais les soviets. Cependant, ce n’est pas par hasard que les cadets se trouvaient, à tous les moments graves, hors du gouvernement. En fin de compte, ils en étaient expulsés par la pression des masses, irrésistible, en dépit de tous les tampons conciliateurs. Même si les libéraux avaient réussi à s’emparer du pouvoir, ils n’auraient pu le garder. Les événements l’ont démontré dans la suite avec une parfaite plénitude. L’idée d’une possibilité que l’on aurait laissée échapper en juillet est une illusion rétrospective. En tout cas, la victoire de juillet, loin d’affermir le pouvoir, ouvrit au contraire une période de crise gouvernementale prolongée qui n’eut formellement sa solution que le 24 juillet et fut en somme une entrée en agonie, pour quatre mois, du régime de février.

Les conciliateurs étaient déchirés entre la nécessité de rétablir une demi-amitié avec la bourgeoisie et le besoin de modérer l’hostilité des masses. Le louvoiement devient pour eux une forme d’existence, les zigzags se transforment en oscillations fiévreuses, mais la ligne essentielle tourne brusquement vers la droite. Le 7 juillet, le gouvernement décide toute une série de mesures de répression. Mais, à la même séance, comme en catimini, profitant de l’absence des " anciens ", c’est-à-dire des cadets, les ministres socialistes proposèrent au gouvernement d’entreprendre la réalisation du programme établi en juin par le congrès des soviets. Cela amena immédiatement une nouvelle dislocation du gouvernement. Le prince Lvov, grand propriétaire de biens-fonds, ancien président de l’union des zemstvos, accusa le gouvernement de " saper " par sa politique agraire " la conscience juridique du peuple ". Les propriétaires nobles s’inquiétaient non d’avoir peut-être à perdre leurs patrimoines, mais de voir les conciliateurs " s’efforcer de placer l’assemblée constituante devant le fait accompli ". Tous les piliers de la réaction monarchiste devinrent dès lors des partisans enflammés de la pure démocratie ! Le gouvernement décida de confier le poste de ministre-président à Kerensky, en maintenant par-devers lui les portefeuilles de la Guerre et de la Marine. Tseretelli, nouveau ministre de l’Intérieur, dut répondre devant le comité exécutif au sujet des arrestations de bolcheviks. L’interpellation venait de Martov, et Tseretelli répliqua, sans cérémonie, à son ancien camarade de parti, qu’il préférait avoir affaire à Lenine plutôt qu’à Martov : avec le premier il savait comment se conduire, tandis que l’autre lui liait les mains... " Je prends sur moi la responsabilité de ces arrestations ! " - tel fut le défi du ministre devant un auditoire qui dressait l’oreille. Tout en portant des coups à gauche, les conciliateurs allèguent le danger de droite. " La Russie se trouve devant une dictature militaire - déclare Dan dans son rapport à la séance du 9 juillet. Nous avons l’obligation d’arracher la baïonnette des mains de la dictature militaire, Et nous ne pouvons le faire qu’en reconnaissant le gouvernement provisoire comme Comité de salut public. Nous devons donner au gouvernement des pouvoirs illimités pour qu’il puisse extirper l’anarchie de gauche et la contre-révolution de droite... " Comme si le gouvernement lui-même, qui luttait contre les ouvriers, les soldats, les paysans, avait pu avoir dans les mains une autre baïonnette que celle de la contre-révolution ! Par deux cent cinquante-deux voix, devant quarante-sept abstentions, l’Assemblée unifiée prit cette résolution, " 1° Le pays et la révolution sont en danger. 2° Le gouvernement provisoire est déclaré gouvernement de salut de la révolution. 3° On lui reconnaît des pouvoirs illimités. " Cette décision résonnait comme un tonneau vide. Les bolcheviks qui assistaient à la séance s’abstinrent de voter, ce qui témoigne d’une indubitable perplexité dans les sommets du parti en ces jours-là.

Des mouvements de masse, même écrasés, ne passent jamais sans laisser des traces. La place du grand seigneur fut occupée, à la tête du gouvernement, par un avocat radical ; le ministère de l’intérieur eut à sa tête un ancien forçat. On constate un remaniement plébéien du pouvoir. Kerensky, Tseretelli, Tchernov, Skobelev, leaders du comité exécutif, déterminaient dès lors la physionomie du gouvernement. N’est-ce pas là la réalisation du mot d’ordre des Journées de juin : " A bas les dix ministres capitalistes " ? Non, c’est seulement la révélation de l’inconsistance de ce mot d’ordre. Les ministres démocrates ne prirent le pouvoir que pour le restituer aux ministres capitalistes. " La coalition est morte, vive la coalition ! " [1]

On joue solennellement la honteuse comédie du désarmement des mitrailleurs sur la place du palais, Plusieurs régiments sont dissous. Des soldats sont expédiés, par petits détachements, comme renforts au front. Des quadragénaires sont ramenés à la discipline et chassés vers les tranchées. Ce sont tous des agitateurs contre le régime du kerenskysme. Ils sont quelques dizaines de mille et ils accompliront jusqu’à l’automne un gros travail. Parallèlement, on désarme les ouvriers, quoique avec un moindre succès. Sous la pression des généraux - nous verrons bientôt quelles formes elle prit - la peine de mort est rétablie sur le front. Mais, le même jour, le 12 juillet, est promulgué un décret limitant les achats et ventes de terres. La demi-mesure tardive, sous la menace de la hache du moujik, provoqua à gauche des sarcasmes, à droite des grincements de dents. Ayant interdit tout cortège dans la rue - menace pour la gauche - Tseretelli leva la main contre les arrestations arbitraires, tentative pour intimider la droite. Kerensky, ayant révoqué le commandant en chef de la région militaire, donna pour motif à la gauche que cet officier avait détruit des organisations ouvrières, à la droite que cet homme avait manqué de résolution.

Les cosaques devinrent les authentiques héros du Petrograd bourgeois. " Il arriva parfois - raconte l’officier cosaque Grekov - que l’un des nôtres, en uniforme, entrant dans un lieu public, dans un restaurant où il y avait beaucoup de monde, tout le public se levait et accueillait le nouveau venu par des applaudissements. " Les théâtres, les cinématographes et les jardins de divertissements organisèrent plusieurs soirées de bienfaisance au profit des cosaques blessés et des familles de cosaques tués. Le bureau du comité exécutif se trouva forcé d’élire une commission, ayant à sa tête Tchkheïdze, pour participer à la direction des funérailles " des guerriers tombés dans l’accomplissement de leur devoir révolutionnaire pendant les journées des 3-5 juillet. " Les conciliateurs durent vider jusqu’à la lie la coupe de l’humiliation. Le cérémonial commença par un service religieux à la cathédrale Saint-Isaac. Les cercueils furent portés par Rodzianko, Milioukov, le prince Lvov et Kerensky, et processionnellement furent acheminés pour l’inhumation vers le monastère Alexandre-Nevsky. Sur le passage du cortège, la milice était absente, les cosaques s’étaient chargés de maintenir l’ordre : la journée des obsèques fut celle de leur entière domination sur Petrograd. Les ouvriers et les soldats que les cosaques avaient massacrés, frères de sang des victimes de février, furent enterrés en tapinois, tout ainsi que, du temps du tsar, l’on avait inhumé les victimes du 9 janvier 1905.

Le comité exécutif de Cronstadt reçut du gouvernement la sommation d’avoir à livrer immédiatement à la disposition des autorités judiciaires Raskolnikov, Rochal et le sous-lieutenant Remnev, sous menace d’un blocus de l’île de Cronstadt. A Helsingfors furent aussi arrêtés, avec des bolcheviks, pour la première fois, des socialistes-révolutionnaires de gauche. Le prince Lvov, qui avait donné sa démission, se plaignait dans les journaux de ce que " les soviets, inférieurs à la morale générale de la haute politique, ne s’étaient même pas débarrassés des léninistes, ces agents de l’Allemagne ". Ce fut une affaire d’honneur pour les conciliateurs que de démontrer leur morale d’Etat ! Le 13 juillet, les comités exécutifs adoptent dans une séance unifiée une motion présentée par Dan : " Toutes personnes inculpées par le pouvoir judiciaire sont écartées des comités exécutifs jusqu’au jugement du tribunal. " Les bolcheviks étaient ainsi placés effectivement hors la loi. Kerensky interdit toute la presse bolcheviste. En province on procédait à des arrestations de comités agraires. Les Izvestia se lamentaient dans l’impuissance : " Il y a seulement quelques jours, nous avons été témoins des débordements de l’anarchie dans les rues de Petrograd. Aujourd’hui dans les mêmes rues, se déversent sans retenue des discours contre-révolutionnaires, des discours de Cent-Noirs. "

Les régiments les plus révolutionnaires ayant été dissous et les ouvriers désarmés, le centre de gravité se déplaça plus encore vers la droite. Dans les mains de quelques hauts dirigeants militaires, des groupes industriels bancaires et cadets, se concentra manifestement une importante partie du pouvoir réel. L’autre partie restait comme devant dans les mains des soviets. La dualité de pouvoirs était évidente, mais ce n’était déjà plus la dualité de pouvoirs légalisée, basée sur un contact ou une coalition, des mois précédents, c’était la dualité de pouvoirs explosive de deux cliques : celle des militaires et bourgeois et celle des conciliateurs qui se redoutaient entre elles, mais en même temps avaient besoin l’une de l’autre. Que restait-il à faire ? Ressusciter la coalition. " Après l’insurrection des 3-5 juillet - écrit avec justesse Milioukov - l’idée de la coalition non seulement ne fut pas abandonnée, mais, au contraire, acquit pour un temps plus de force et de signification qu’elle n’en avait eu auparavant. "

Le comité provisoire de la Douma d’Etat se réveilla inopinément et adopta une violente résolution contre le gouvernement de salut. Ce fut le dernier coup. Tous les ministres remirent leurs portefeuilles à Kerensky, faisant ainsi de lui le centre de la souveraineté nationale. Dans les destinées ultérieures de la révolution de février, de même que dans le sort personnel de Kerensky, ce moment prit une importance considérable : dans le chaos des groupements, des démissions, des nominations, se dessina quelque chose dans le genre d’un point immuable autour duquel tournaient tous les autres. La démission des ministres ne servit que d’introduction à des pourparlers avec les cadets et les industriels. Les cadets posèrent leurs conditions : responsabilité des membres du gouvernement " exclusivement devant leur conscience " ; accord absolu avec les Alliés ; rétablissement de la discipline dans l’armée ; aucune réforme sociale avant l’assemblée constituante. Un article qui n’était point écrit, c’était l’exigence de différer les élections pour l’assemblée constituante. Cela s’appelait " un programme indépendant des partis et national ".

Dans le même sens répondirent les représentants du commerce et de l’industrie que les conciliateurs essayaient vainement d’opposer aux cadets. Le comité exécutif confirma encore sa résolution d’octroyer au gouvernement de salut " de pleins pouvoirs " ; cela signifiait que l’on consentait à l’indépendance du gouvernement à l’égard du soviet. Le même jour, Tseretelli, en qualité de ministre de l’intérieur, lança une circulaire invitant à prendre " des mesures urgentes et résolues pour mettre fin à tous actes d’arbitraire dans le domaine des rapports agraires. " Le ministre des approvisionnements, Pechekhonov, réclamait de son côté que l’on mit fin " aux violences et aux actes criminels contre les propriétaires de terres ". Le gouvernement du salut de la révolution se recommandait, avant tout, comme un gouvernement de salut pour les propriétaires de domaines. Mais il n’était pas seulement cela. Un brasseur d’affaires, l’ingénieur Paltchinsky, qui cumulait les fonctions de directeur au ministère du Commerce et de l’Industrie, de préposé principal au combustible et au métal et le chef de la commission de la défense nationale, appliquait énergiquement la politique du capital trusté. L’économiste menchevik Tcherevanine se plaignait à la section économique du soviet de ce que les heureuses initiatives de la démocratie se brisaient au sabotage de Paltchinsky. Le ministre de l’Agriculture, Tchernov, sur lequel les cadets avaient reporté l’accusation d’intelligences avec les Allemands, se vit obligé " aux fins de réhabilitation " de démissionner.

Le 18 juillet, le gouvernement, dans lequel prédominaient les socialistes, promulgue un manifeste de dissolution de l’indocile Diète finlandaise où les social-démocrates sont en majorité. Dans une note solennellement adressée aux Alliés à l’occasion du troisième anniversaire de la déclaration de la guerre mondiale, le gouvernement, non content de renouveler le serment de fidélité rituel, annonce qu’il a eu le bonheur d’écraser l’émeute provoquée par les agents de l’ennemi. Document inouï de platitude ! En même temps est publiée une loi draconienne contre les infractions à la discipline chez les cheminots. Après que le gouvernement eut ainsi démontré sa maturité politique, Kerensky se décida enfin à répondre à l’ultimatum du parti cadet en ce sens que les exigences formulées par celui-ci " ne pouvaient faire obstacle à une entrée dans le gouvernement provisoire ". Cette capitulation déguisée ne suffisait pourtant déjà plus aux libéraux. Il leur fallait contraindre les conciliateurs à s’agenouiller. Le comité central du parti cadet précisa que la déclaration gouvernementale du 8 juillet, publiée après la rupture de la coalition - ramassis de lieux communs démocratiques - n’était pas acceptable pour lui et… rompit les pourparlers.

L’attaque était convergente. Les cadets agissaient en étroite liaison non seulement avec les industriels et les diplomates alliés, mais aussi avec le corps des généraux. Le comité principal de l’union des officiers au Grand Quartier Général se trouvait sous la direction effective du parti cadet. Par l’intermédiaire du haut commandement, les cadets pesaient sur les conciliateurs du côté le plus sensible. Le 8 juillet, le général Kornilov, commandant en chef du front Sud-Ouest, donna l’ordre d’ouvrir sur les soldats qui reculeraient le feu des mitrailleuses et de l’artillerie. Soutenu par Savinkov, commissaire au front, ancien chef de l’organisation terroriste des socialistes-révolutionnaires, Kornilov avait déjà précédemment exigé le rétablissement de la peine de mort sur le front, menaçant en cas contraire d’abandonner de son propre gré le commandement. Le télégramme secret parut immédiatement dans la presse : Kornilov avait pris soin qu’il fût connu. Le généralissime Broussilov, le plus circonspect et évasif, moralisait en écrivant à Kerensky : " Les leçons de la grande révolution française que nous avons partiellement oubliées se rappellent pourtant à nous impérieusement... " Ces leçons consistaient en ceci que les révolutionnaires français, ayant vainement essayé de reconstituer l’armée " sur des bases humanitaires ", s’étaient ensuite ralliés à la peine de mort, et que " leurs drapeaux victorieux avaient fait la moitié du tour du monde ". A part cela, les généraux n’avaient rien lu du livre de la révolution. Le 12 juillet, le gouvernement rétablit la peine de mort, " en temps de guerre, pour les militaires coupables de certains crimes des plus graves ". Cependant, le général Klembovsky, commandant en chef du front Nord, écrivait trois jours plus tard : " L’expérience a montré que les contingents auxquels étaient affectées de nombreuses forces de complément devenaient absolument incapables de combattre. L’armée ne peut être saine si la source de ses renforts est pourrie. " La source corrompue des renforts, c’était le peuple russe.

Le 16 juillet, Kerensky convoqua au Grand Quartier Général une conférence des grands chefs de guerre avec la participation de Térechtchenko et de Savinkov. Kornilov était absent : le recul sur son front battait son plein et n’arrêta que quelques jours après, lorsque les Allemands eux-mêmes suspendirent leur avance à l’ancienne frontière de la Russie. Les noms des participants à la conférence : Broussilov, Alexeïev, Roussky, Klembovsky, Dénikine, Romanovsky, tintaient comme l’écho d’une époque précipitée dans un abîme. Pendant quatre mois, les grands généraux s’étaient sentis à demi morts. Maintenant ils ressuscitaient et, considérant le ministre-président comme l’incarnation de la révolution qui les avait molestés, lui infligeaient impunément d’acerbes camouflets.

D’après les données du Grand Quartier Général, les armées du front Sud-Ouest, entre le 18 juin et le 6 juillet, avaient perdu environ cinquante-six mille hommes. Insignifiants sacrifices à l’échelle de la guerre ! Mais deux insurrections, celle de février et celle d’octobre, ont coûté beaucoup moins cher. Qu’a donné l’offensive des libéraux et des conciliateurs, si ce n’est des morts, des dévastations et des calamités ? Les bouleversements sociaux de 1917 ont modifié la face de la sixième partie du monde et ont ouvert à l’humanité de nouvelles possibilités. Les cruautés et les horreurs de la révolution, que nous ne voulons ni nier ni atténuer, ne tombent pas du ciel : elles sont inséparables de tout le développement historique.

Broussilov, rapportant les résultats de l’offensive entreprise un mois auparavant, déclarait : " échec complet ". La cause en était que " les chefs, depuis le simple capitaine jusqu’au généralissime, n’avaient pas d’autorité ". Comment et pourquoi l’avaient-ils perdue, il ne le dit pas. En ce qui concerne des opérations ultérieures, " nous ne pouvons en préparer avant le printemps ". Insistant avec les autres sur les mesures de répression, Klembovsky exprimait aussitôt ses doutes sur leur efficacité. " La peine de mort ? - Mais peut-on exécuter des divisions entières ? Les mettre en jugement ? - Mais alors la moitié de l’armée se trouvera en Sibérie... " Le chef d’état-major général rapportait : " Cinq régiments de la garnison de Petrograd ont été dissous. Les instigateurs sont traduits devant la justice... Au total environ quatre-vingt-dix mille hommes seront évacués de Petrograd. " Cette mesure fut adoptée avec satisfaction. Personne ne songeait à se demander quelles conséquences aurait l’évacuation de la garnison de Petrograd.

Les comités ? disait Alexeïev. " Il est indispensable de les supprimer... L’histoire militaire, qui compte des milliers d’années a établi ses lois. Nous avons voulu les violer et nous avons subi un fiasco. " Cet homme entendait par " lois de l’histoire " le règlement du service en campagne. " Derrière les anciens drapeaux - disait Roussky d’un ton vantard - les hommes marchaient comme derrière une chose sacrée et savaient mourir. Mais que nous ont amené les drapeaux rouges ? Ceci, que les troupes, dès lors, se rendaient par corps d’armée entiers. " Le vétuste général avait oublié comment lui-même, en août 1915, avait fait un rapport au conseil des ministres : " Les exigences contemporaines de la technique militaire sont au-dessus de nos forces ; en tout cas, nous ne saurions nous mesurer avec les Allemands. " Klembovsky soulignait malignement que l’armée avait été détruite à proprement parler non par les bolcheviks mais " par d’autres " qui avaient institué une néfaste législation militaire, " par des hommes qui ne comprenaient pas le genre de vie et les conditions d’existence d’une armée ". C’était une allusion directe à Kerensky. Denikine attaquait les ministres encore plus résolument : " Vous avez piétiné dans la boue nos glorieux drapeaux de combat, c’est vous qui les ramasserez s’il y a en vous une conscience... " Mais Kerensky ? Soupçonné de manquer de conscience, il remercie bassement le soudard d’avoir " exprimé ouvertement et sincèrement son opinion ". La déclaration des droits du soldat ? " Si j’avais été ministre au moment où on l’élaborait, la déclaration n’eût pas été promulguée. Qui donc le premier a sévi contre les chasseurs sibériens ? Qui le premier a versé son sang pour châtier les rebelles ? Un homme que j’avais placé, un commissaire à moi. " Le ministre des Affaires étrangères Terechtchenko minaude en manière de consolation : " Notre offensive, même manquée, a relevé la confiance en nous des alliés. " La confiance des alliés ! Est-ce pour cela que la terre tourne autour de son axe ?

" Au moment présent, les officiers sont le seul contrefort de la liberté et de la révolution ", prêche Klembovsky. " Un officier n’est pas un bourgeois - explique Broussilov - il est le véritable prolétaire. " Le général Roussky ajoute : " Les généraux aussi sont des prolétaires. " Supprimer les comités, rétablir le pouvoir des vieux chefs, chasser de l’armée la politique, c’est-à-dire la révolution - tel est le programme des prolétaires galonnés en généraux. Kerensky n’objecte rien au programme même ; ce qui le trouble, c’est seulement la question des délais. " En ce qui concerne les mesures proposées, - dit-il - je pense que le général Denikine lui-même n’insistera pas sur leur application immédiate... " Les généraux étaient tous de parfaites médiocrités. Mais ils ne pouvaient s’empêcher de se dire : " Voilà le langage qu’il faut tenir à ces messieurs ! "

Le résultat de la conférence fut un changement dans le haut commandement. Le condescendant et souple Broussilov, nommé à la place du circonspect officier de bureau Alexeïev, qui avait fait des objections à l’offensive, était maintenant destitué et remplacé parle général Kornilov. La permutation était motivée de différentes manières : aux cadets, on promettait que Kornilov établirait une discipline de fer ; aux conciliateurs, on affirmait que Kornilov était l’ami des comités et des commissaires ; Savinkov lui-même garantissait les sentiments républicains du général. En réplique à cette haute nomination, Kornilov expédia au gouvernement un nouvel ultimatum : il n’acceptait son poste qu’aux conditions suivantes : " Responsabilité devant sa propre conscience et devant le peuple ; interdiction d’intervenir dans les nominations aux postes élevés du commandement ; rétablissement de la peine de mort à l’arrière. "

Le premier point suscitait des difficultés : " répondre devant sa propre conscience et devant le peuple ", Kerensky s’en était déjà chargé et c’est une affaire qui ne souffre pas de concurrence. Le télégramme de Kornilov fut publié dans le journal libéral le plus répandu. Les prudents politiciens de la réaction faisaient la grimace. L’ultimatum de Kornilov était celui du parti cadet, traduit seulement dans le langage immodéré d’un général de cosaques. Mais le calcul de Kornilov était juste : par l’outrance des prétentions et l’insolence du ton, l’ultimatum provoqua l’enthousiasme de tous les ennemis de la révolution, et, avant tout, des officiers du cadre. Kerensky fut bouleversé et voulut immédiatement destituer Kornilov, mais il ne trouva point d’appui dans son gouvernement. A la fin des fins, sur le conseil de ses inspirateurs, Kornilov consentit, dans une explication verbale, à reconnaître qu’il entendait par responsabilité devant le peuple une responsabilité devant le gouvernement provisoire. Pour le reste, l’ultimatum, sauf quelques petites réserves, fut accepté. Kornilov devint généralissime. En même temps un officier du génie, Filonenko, lui était attaché comme commissaire, et l’ex-commissaire du front sud-ouest Savinkov était placé à la tête du ministère de la Guerre. L’un, personnage accidentel, parvenu ; l’autre, ayant un grand passé révolutionnaire ; tous deux, aventuriers achevés, prêts à tout comme Filonenko, ou du moins à beaucoup comme Savinkov. Leur liaison étroite avec Kornilov, contribuant à la rapide carrière du général, joua, comme nous le verrons, son rôle dans le développement ultérieur des événements.

Les conciliateurs cédaient sur toute la ligne. Tseretelli allait répétant : " La coalition, c’est une union de salut. " Dans les coulisses, les pourparlers, en dépit de la rupture formelle, allaient leur train. Pour accélérer le dénouement, Kerensky, en accord évident avec les cadets, recourut à une mesure purement théâtrale, c’est-à-dire tout à fait dans l’esprit de sa politique, mais en même temps très efficace pour les buts qu’il poursuivait : il donna sa démission et quitta la ville, abandonnant les conciliateurs à leur désespoir. Milioukov dit à ce sujet : " Par sa sortie démonstrative... il montra et à ses adversaires, et à ses rivaux, et à ses partisans que, nonobstant leur appréciation sur ses qualités personnelles, il s’avérait indispensable dans la minute présente, simplement par la situation politique qu’il occupait au milieu de deux camps en lutte. " La partie était enlevée à qui-perd-gagne. Les conciliateurs se précipitèrent vers le " camarade Kerensky ", étouffant leurs malédictions, avec de franches supplications. Des deux côtés, cadets et socialistes, sans peine, imposèrent au cabinet décapité la résolution de se désister, en confiant à Kerensky la tâche de reconstituer un gouvernement à son gré.

Pour intimider définitivement les membres des comités exécutifs déjà suffisamment apeurés, on leur fait parvenir les dernières informations sur la situation qui empire sur le front. Les Allemands poussent sur les troupes russes, les libéraux poussent sur Kerensky, Kerensky pousse sur les conciliateurs. Les fractions des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires siègent toute la nuit du 23 au 24 juillet, se morfondant dans leur impuissance. A la fin des fins, les comités exécutifs, par une majorité de cent quarante-sept voix contre quarante-six, devant quarante-deux abstentions - opposition inouïe ! - approuvent que le pouvoir soit remis à Kerensky sans conditions et sans limitations. Au congrès des cadets, qui avait lieu en même temps, des voix s’élevèrent pour le renversement de Kerensky, mais Milioukov remit à leur place les impatients, proposant de se borner pour l’instant à une simple pression. Cela ne signifie pas que Milioukov se fût fait des illusions au sujet de Kerensky. Mais il voyait en lui un point d’application pour les forces des classes possédantes. Le gouvernement étant débarrassé des soviets, il n’y aurait alors aucune difficulté à le débarrasser de Kerensky.

Pendant ce temps, les dieux de la coalition avaient toujours soif. L’ordre d’arrêter Lenine précéda la formation du gouvernement transitoire du 7 juillet. Maintenant il était nécessaire de signaler par un acte de fermeté la renaissance de la coalition. Dès le 13 juillet avait paru dans le journal de Gorki - la presse bolcheviste n’existait déjà plus - une lettre ouverte de Trotsky au gouvernement provisoire. La lettre disait : " Vous ne pouvez avoir aucun motif logique de m’excepter du décret en vertu duquel les camarades Lenine, Zinoviev et Kamenev font l’objet d’un mandat d’arrestation. En ce qui concerne le côté politique de l’affaire, vous ne pouvez avoir de motifs de douter que je sois un adversaire de la politique générale du gouvernement provisoire tout aussi irréconciliable que les camarades ci-dessus nommés. " Dans la nuit où se constituait le nouveau ministère, Trotsky et Lounatcharsky furent arrêtés à Petrograd, tandis qu’au front l’on arrêtait le sous-lieutenant Krylenko, futur commandant en chef des bolcheviks.

Le gouvernement qui vint au monde après une crise de trois semaines avait l’air étique. Il se composait de personnages de deuxième et de troisième plan, sélectionnés d’après le principe du moindre mal. Le vice-président fut l’ingénieur Nekrassov, cadet de gauche, qui, le 27 février, avait proposé, pour l’écrasement de la révolution, de confier le pouvoir à l’un des généraux du tsar. L’écrivain Prokopovitch, sans parti et sans personnalité, domicilié sur la lisière entre les cadets et les mencheviks, devint ministre de l’Industrie et du Commerce. Ancien procureur, ensuite avocat radical, Zaroudny, fils du ministre " libéral " d’Alexandre II, fut appelé à la Justice. Le président du comité exécutif paysan, Avksentiev, obtint le portefeuille de ministre de l’Intérieur. Le menchevik Skobelev resta ministre du Travail, le socialiste populiste Pechekhonov ministre de l’Approvisionnement.

Du côté des libéraux entrèrent dans le cabinet des figures tout aussi secondaires, n’ayant joué ni avant ni après des rôles dirigeants. Au poste de ministre de l’Agriculture revint inopinément Tchernov : dans les quatre jours qui s’étaient écoulés entre sa démission et la nouvelle nomination, il avait déjà eu le temps de se réhabiliter. Dans son Histoire, Milioukov note impassiblement que le caractère des rapports de Tchernov avec les autorités allemandes " n’avait pas été élucidé ; il est possible - ajoute-t-il que les indications du contre-espionnage russe ainsi que les soupçons de Kerensky, de Terechtchenko et d’autres à cet égard fussent allés trop loin ". La réintégration de Tchenov dans les fonctions de ministre de l’Agriculture n’était rien de plus qu’un tribut au prestige du parti dirigeant des socialistes-révolutionnaires dans lequel Tchernov, d’ailleurs, perdait de plus en plus de son influence. En revanche, Tseretelli eut la prévoyance de rester en dehors du cabinet ministériel : en mai, l’on avait estimé qu’il serait utile à la révolution au sein du gouvernement ; maintenant il se disposait à être utile au gouvernement au sein du soviet. A partir de ce temps, Tseretelli remplit effectivement les obligations d’un commissaire de la bourgeoisie dans le système des soviets. " Si les intérêts du pays étaient contrecarrés par la coalition - disait-il en séance du soviet de Petrograd - notre devoir serait d’inviter nos camarades à sortir du gouvernement. " Il ne s’agissait déjà plus d’éliminer, après épuisement, les libéraux, comme Dan l’avait promis naguère, mais bien, se sentant à bout, d’abandonner en temps opportun le gouvernail. Tseretelli préparait la remise intégrale du pouvoir à la bourgeoisie.

Dans la première coalition, formée le 6 mai, les socialistes étaient en minorité ; mais ils étaient en fait les maîtres de la situation ; dans le cabinet ministériel du 24 juillet, les socialistes étaient en majorité, mais ils n’étaient que l’ombre des libéraux… " Malgré une petite prépondérance nominale des socialistes - avoue Milioukov - la prédominance effective dans le cabinet appartenait incontestablement aux partisans convaincus de la démocratie bourgeoise. " Il serait plus exact de dire : de la propriété bourgeoise. Quant à la démocratie, l’affaire se présentait moins nettement. Dans le même esprit, bien qu’avec une argumentation inattendue, le ministre Pechekhonov comparait la coalition de juillet à celle de mai : en mai, la bourgeoisie avait besoin du soutien de la gauche ; à présent, sous la menace d’une contre-révolution, l’appui de la droite nous est indispensable ; " plus nous amènerons à nous de forces de la droite, moins il en restera pour attaquer le pouvoir ". Formule incomparable de stratégie politique : pour faire lever le siège de la forteresse, mieux est d’ouvrir de l’intérieur la grand-porte. Telle était la formule de la nouvelle coalition.

La réaction prenait l’offensive, la démocratie battait en retraite. Les classes et les groupes que la révolution avait épouvantés, dans les premiers temps, relevaient la tête. Les intérêts qui, la veille, se dissimulaient encore, se déclaraient ouvertement aujourd’hui. Les négociants et les spéculateurs réclamaient l’extermination des bolcheviks et la liberté du commerce ; ils élevaient la voix contre toutes les limitations du trafic, même contre celles qui avaient été établies du temps du tsar, Les services d’approvisionnement qui avaient tenté de lutter contre la spéculation étaient déclarés coupables du manque de produits alimentaires. De ces services, la haine se reportait sur les soviets. L’économiste menchevik Gromann déclarait que la campagne des commerçants " s’était particulièrement intensifiée après les événements des 3-4 juillet ". On rendait les soviets responsables des défaites, de la vie chère et des cambriolages nocturnes.

Inquiété par les machinations monarchistes et redoutant une explosion par choc en retour de la gauche, le gouvernement expédia, le 1° juillet, Nicolas Romanov, avec sa famille, à Tobolsk. Le lendemain fut interdit le nouveau journal des bolcheviks Rabotchi I Soldat (Ouvrier et Soldat). De toutes parts l’on apprenait des arrestations en masse de comités d’armée. Les bolcheviks ne purent, à la fin de juillet, réunir leur congrès qu’à demi légalement. Les congrès d’armée étaient interdits, Et commencèrent à se rassembler ceux qui, auparavant, restaient terrés chez eux : propriétaires de terres, commerçants et industriels, chefs de la cosaquerie, clergé, chevaliers de Saint-Georges. Leurs voix étaient toutes du même ton, ne différant que par le degré de l’insolence. Le concert était dirigé indiscutablement, quoique non toujours ouvertement, par le parti cadet.

Au congrès du commerce et de l’industrie qui réunit, au début du mois d’août, environ trois cents représentants des plus importantes organisations de Bourse et d’entreprises, le discours-programme fut prononcé par le roi du textile, Riabouchinsky, qui ne mit pas son flambeau sous le boisseau. " Le gouvernement provisoire n’avait qu’une apparence de pouvoir... En fait s’y est installée une bande de charlatans de la politique... Le gouvernement pressure d’impôts, en tout premier lieu, et rigoureusement, la classe des commerçants et des industriels... Est-il rationnel de donner de l’argent au dissipateur ? Ne vaudrait-il pas mieux, pour le salut de la patrie, mettre en tutelle les gaspilleurs ?... " Et, enfin, pour conclure, cette menace : " La main squelettique de la famine et de la misère populaire saisira à la gorge les amis du peuple ! " La phrase sur la main squelettique de la famine, donnant son sens général à la politique des lock-out, s’inséra dès lors fortement dans le vocabulaire politique de la révolution. Elle coûta cher aux capitalistes.

A Petrograd s’ouvrit le congrès des commissaires provinciaux. Les agents du gouvernement provisoire qui, d’après la conception première, devaient se dresser autour de lui comme un rempart, se groupèrent en réalité contre lui et, sous la direction de leur centre cadet, passèrent au fil de l’épée l’infortuné ministre de l’Intérieur Avksentiev. " On ne peut s’asseoir entre deux chaises : le gouvernement doit gouverner et non pas être une marionnette. " Les conciliateurs cherchaient à se justifier et protestaient à mi-voix, appréhendant que leur querelle avec les alliés ne fût entendue des bolcheviks. Le ministre socialiste sortit échaudé du congrès.

La presse des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks prit peu à peu le langage des lamentations et des récriminations. Dans ses colonnes commencèrent à paraître des révélations inattendues, Le 6 août, le journal socialiste-révolutionnaire Dielo Naroda (La Cause du Peuple) publia une lettre d’un groupe de socialistes-révolutionnaires de gauche, expédiée par eux en route vers le front : les signataires " étaient frappés du rôle joué par les junkers… Pratique régulière des sévices, participation des junkers aux expéditions punitives, s’accompagnant de l’envoi au poteau sans jugement ni instruction, sur l’ordre simple d’un commandant de bataillon... Les soldats exaspérés se sont mis à tirer, en guet-apens, sur certains junkers... " C’est ainsi que se présentait l’œuvre d’assainissement de l’armée.

La réaction progressait, le gouvernement reculait. Le 7 août furent relaxés les Cent-Noirs les plus fameux, complices des cercles raspoutiniens et des pogromes antisémites. Les bolcheviks restaient à la prison de Kresty, où s’annonçait la grève de la faim des ouvriers, soldats et matelots détenus. La section ouvrière du soviet de Petrograd envoya, ce jour-là, une adresse de félicitations à Trotsky, à Lounatcharsky, à Kollontaï et aux autres emprisonnés.

Industriels, commissaires provinciaux, le congrès des cosaques de Novotcherkask, la presse patriote, généraux, libéraux - tous estimaient qu’il était absolument impossible de procéder aux élections pour l’assemblée constituante en septembre ; mieux eût valu les différer jusqu’à la fin de la guerre. A cela, le gouvernement ne pouvait cependant se résoudre. Mais un compromis fut trouvé : la convocation de l’assemblée constituante fut remise au 28 novembre. Ce n’est pas sans maussaderie que les cadets acceptèrent le délai : ils comptaient fermement que, dans les trois mois qui restaient, devaient se produire des événements décisifs qui transposeraient la question même de l’assemblée constituante sur un autre plan. Ces espérances se rattachaient de plus en plus ouvertement au nom de Kornilov.

La réclame faite autour du nouveau " généralissime " se situa désormais au centre de la politique bourgeoise. La biographie du " premier généralissime populaire " était répandue à un nombre formidable d’exemplaires, avec le concours actif du Grand Quartier Général. Lorsque Savinkov, en qualité de ministre de la Guerre, disait aux journalistes : " Nous estimons ", le "nous " signifiait non point Savinkov et Kerensky, mais Savinkov et Kornilov. Le bruit fait autour de Kornilov contraignait Kerensky à se tenir sur ses gardes. Il circulait des rumeurs encore plus persistantes au sujet d’un complot au centre duquel se tiendrait le comité de l’union des officiers près le Grand Quartier Général. Une entrevue personnelle du chef du gouvernement et du chef de l’armée, au début du mois d’août, ne fit qu’attiser leur antipathie réciproque. " Cet étourdi, ce bavard veut me commander ? " devait se dire Kornilov, " Ce cosaque borné et inculte se dispose à sauver la Russie ? " dut forcément penser Kerensky. Chacun d’eux avait raison à sa manière. Le programme de Kornilov, comprenant la militarisation des usines et des chemins de fer, l’extension de la peine de mort à l’arrière, et la subordination au Grand Quartier Général de la région militaire de Petrograd avec la garnison de la capitale, avait été entre-temps connu des cercles conciliateurs. Derrière le programme officiel, l’on en devinait sans peine un autre, non exprimé mais d’autant plus effectif. La presse de gauche donna l’alarme. Le comité exécutif proposait une nouvelle candidature au poste de généralissime en la personne du général Tcheremissov. On se mit à parler ouvertement de la démission prochaine de Kornilov. La réaction fut en émoi,

Le 6 août, le soviet de l’union des douze formations cosaques, celles du Don, du Kouban, du Terek, etc., décida, non sans la participation de Savinkov, de porter " hautement et fermement " à la connaissance du gouvernement et du peuple qu’il déclinait toute responsabilité pour la conduite des troupes cosaques sur le front et à l’arrière au cas où le général Kornilov, " héros et chef ", serait destitué. La conférence de l’union des chevaliers de Saint-Georges fut encore plus fermement menaçante pour le gouvernement : si Kornilov est destitué, l’union donnera immédiatement " comme cri de guerre à tous les chevaliers de Saint-Georges l’ordre d’agir en commun avec la cosaquerie ", Pas un des généraux ne protesta contre cette infraction à la discipline, et la presse de l’ordre imprima avec enthousiasme des décisions qui marquaient une menace de guerre civile. Le comité principal de l’union des officiers de l’armée et de la flotte expédia un télégramme dans lequel il disait placer tous ses espoirs " sur le bien-aimé chef, le général Kornilov ", priant " tous les honnêtes gens " de manifester à celui-ci leur confiance. La conférence des " hommes publics " de droite, qui siégeait en ces jours-là à Moscou, envoya à Kornilov un télégramme dans lequel elle joignait sa voix à celle des officiers, des chevaliers de Saint-Georges et de la cosaquerie : " Toute la Russie pensante vous regarde avec espérance et foi. " On ne pouvait parler plus clairement.

A la conférence prenaient part des industriels et des banquiers comme Riabouchinsky et Tretiakov, les généraux Alexeïev et Broussilov, des représentants du clergé et du professorat, les leaders du parti cadet, Milioukov en tête. A titre de camouflage figuraient des représentants d’une " union paysanne " à demi fictive qui devait assurer aux cadets un soutien dans les sphères supérieures de la paysannerie. Au fauteuil présidentiel se dressait la figure monumentale de Rodzianko, qui remercia la délégation d’un régiment cosaque pour avoir réprimé le mouvement bolchevik. La candidature de Kornilov au rôle de sauveteur du pays était ainsi ouvertement posée par les représentants les plus autorisés des classes possédantes et instruites de la Russie. Après une pareille préparation, le généralissime se présente derechef chez le ministre de la Guerre, aux fins de pourparlers sur le programme qu’il a présenté pour le salut du pays. " Dès son arrivée à Petrograd - dit le général Loukomsky, chef de l’Etat-major de Kornilov, relatant cette visite - le généralissime se rendit au palais d’Hiver, accompagné de cosaques du Tek, avec deux mitrailleuses. Dès que le général Kornilov entra dans le palais, ces mitrailleuses furent descendues de l’automobile, et les cosaques du Tek montèrent la garde devant le portail pour venir, en cas de nécessité, au secours du généralissime, " On supposait qu’il pourrait avoir besoin de cette aide contre le ministre-président. " Les mitrailleuses du Tek étaient les armes de la bourgeoisie, braquées sur les conciliateurs qui se jetaient dans ses jambes. Ainsi se présentait le gouvernement de salut, indépendant des soviets !

Immédiatement après la visite de Kornilov, Kokochkine, membre du gouvernement provisoire, déclara à Kerensky que les cadets donneraient leur démission " si le programme de Kornilov n’était pas accepté le jour même ". Bien que sans mitrailleuses, les cadets tenaient au gouvernement le langage péremptoire de Kornilov. Et cela réussissait. Le gouvernement provisoire s’empressa d’examiner le rapport du généralissime et admit en principe la possibilité d’appliquer les mesures proposées par lui, " jusques et y compris la peine de mort à l’arrière ".

Dans la mobilisation des forces de la réaction s’inséra naturellement le concile panrusse de l’Eglise qui, officiellement, avait pour but d’achever l’émancipation de l’Eglise orthodoxe jusque là captive de la bureaucratie, mais au fond devait protéger l’Eglise contre la révolution. Depuis l’abolition de la monarchie, l’Eglise avait perdu son chef officiel. Ses rapports avec l’Etat, multiséculaire défenseur et protecteur, restaient en suspens. A vrai dire, le Saint-Synode, dans un mandement du 9 mars, s’était empressé de bénir la révolution accomplie et avait invité le peuple " à faire confiance au gouvernement provisoire ". Néanmoins, l’avenir était lourd de menaces. Le gouvernement gardait le silence sur la question de l’Eglise comme sur d’autres problèmes. Le clergé avait complètement perdu la tête. De temps à autre, d’un point quelconque de la périphérie, de la ville de Verny sur la frontière avec la Chine, de quelque paroisse locale, arrivait un télégramme assurant au prince Lvov que sa politique répondait entièrement aux commandements de l’Evangile. S’accommodant de l’insurrection, l’Eglise n’osait pas se mêler aux événements, cela se sentait plus nettement qu’ailleurs sur le front, où l’influence du clergé tomba en même temps que la discipline de la peur. Denikine l’avoue :

" Si le corps des officiers lutta néanmoins pour ses droits de commandement et son autorité militaire, la voix des pasteurs se tut dés les premiers jours de la révolution et ils cessèrent de participer en quelque façon à la vie active des troupes. " Les congrès du clergé au Grand Quartier Général et dans les états-majors des armées passèrent complètement inaperçus.

Le concile, qui était avant tout une affaire de caste pour le clergé lui-même, surtout pour son étage supérieur, ne resta cependant point enfermé dans les cadres de la bureaucratie ecclésiastique : la société libérale s’y raccrocha de toutes ses forces. Le parti cadet, n’ayant trouvé dans le peuple aucune racine politique, rêvait que l’Eglise, après réforme, lui servirait de truchement auprès des masses. Dans la préparation du concile, un rôle actif fut joué à côté et au-devant des princes de l’Eglise, par des politiciens laïcs de diverses nuances, tels que le prince Troubetskoi, le comte Olsoufiev, Rodzianko, Samarine, des professeurs et des écrivains libéraux. Le parti cadet essaya vainement de créer autour du concile une ambiance de réformation ecclésiastique, craignant, en même temps, d’ébranler, par un mouvement imprudent, l’édifice vermoulu. Il ne fut pas question d’une séparation de l’Eglise et de l’Etat, ni chez le clergé, ni parmi les réformateurs laïcs. Les princes de l’Eglise étaient naturellement enclins à affaiblir le contrôle de l’Etat sur les affaires intérieures, mais à condition que l’Etat continuât non seulement à protéger leur situation privilégiée, leurs terres et revenus, mais continuât aussi à couvrir la part du lion de leurs dépenses. De son côté, la bourgeoisie libérale était disposée à garantir à l’orthodoxie le maintien de sa situation d’Eglise dominante, mais sous condition qu’elle apprît à desservir d’une nouvelle façon dans les masses les intérêts des classes dirigeantes.

Mais ici commençaient de grosses difficultés. Le même Denikine note avec consternation que la révolution russe " ne créa pas un seul mouvement religieux populaire plus ou moins perceptible ", Il serait plus exact de dire qu’à mesure que de nouvelles couches populaires étaient entraînées dans la révolution, elles tournaient presque automatiquement le dos à l’Eglise, même si auparavant elles avaient été liées avec celle-ci. Dans les campagnes, certains prêtres pouvaient encore avoir une influence personnelle dépendant de leur attitude à l’égard de la question agraire. Dans les villes, personne, non seulement dans les milieux ouvriers, mais même dans la petite bourgeoisie, n’avait idée de s’adresser au clergé pour obtenir la solution des problèmes soulevés par la révolution. La préparation du concile rencontra l’entière indifférence du peuple. Les intérêts et les passions des masses trouvaient leur expression dans le langage des mots d’ordre socialistes, mais non dans les textes de théologiens. La Russie arriérée suivait son histoire en brûlant les étapes : elle se trouva forcée de sauter non seulement l’époque de la Réformation, mais aussi celle du parlementarisme bourgeois.

Conçu pendant les mois du flux de la révolution, le concile coïncida avec les semaines de son reflux. Cela accentua encore sa teinte réactionnaire. La composition du concile, le cercle des problèmes abordés par lui, même le cérémonial de son ouverture - tout témoignait de modifications radicales dans l’attitude des différentes classes à l’égard de l’Eglise. A l’office divin, dans la cathédrale de l’Assomption, à côté de Rodzianko et des cadets, se trouvèrent présents Kerensky et Avksentiev. Le maire de Moscou, Roudnev, socialiste-révolutionnaire, déclara dans son discours d’ouverture :

" Tant que vivra le peuple russe, la foi chrétienne brûlera dans son âme. " La veille encore, ces gens-là se considéraient comme des descendants directs de l’éducateur russe Tchemychevsky.

Le concile expédiait dans toutes les directions des appels imprimés, réclamait un pouvoir fort, dénonçait les bolcheviks et, dans le même ton que le ministre du Travail Skobelev, conjurait " les ouvriers de travailler sans ménager leurs forces et de subordonner leurs revendications au bien de la patrie ". Mais le concile réserva une attention particulière à la question agraire. Les métropolites et les évêques n’étaient pas moins que les propriétaires nobles épouvantés et exaspérés par l’ampleur du mouvement agraire, et leurs appréhensions au sujet des terres de l’Eglise et des monastères les prenaient à l’âme beaucoup plus violemment que le problème de la démocratisation des paroisses. Sous menace de la colère divine et de l’excommunication, le mandement du concile exige " la restitution immédiate aux églises, aux couvents, aux paroisses et aux particuliers des terres, des bois et des récoltes qui ont été pillés ". C’est ici qu’il convient de rappeler la voix clamant dans le désert ! Le concile traîna de semaine en semaine et ne parvint à l’apogée de son œuvre, le rétablissement du patriarcat, aboli par Pierre le Grand deux cents ans auparavant, qu’après la révolution d’octobre.

A la fin de juillet, le gouvernement décida de convoquer pour le 13 août, à Moscou, une conférence d’Etat, comprenant toutes les classes et les institutions publiques du pays. La composition de la conférence fut fixée par le gouvernement lui-même. En complète contradiction avec les résultats de toutes les élections démocratiques qui avaient eu lieu dans le pays, aucune n’étant exceptée, le gouvernement prit des mesures pour assurer d’avance à l’assemblée un nombre égal de représentants des classes possédantes et du peuple. C’est seulement sur la base de cet équilibre artificiel que le gouvernement de salut de la révolution espérait encore se sauver lui-même. Ces états généraux n’étaient dotés d’aucun droit défini. " La conférence.., n’obtenait - d’après Milioukov - tout au plus qu’une voix consultative " : les classes possédantes voulaient donner à la démocratie un exemple d’abnégation, pour s’emparer ensuite, d’autant plus sûrement, de la totalité du pouvoir. On présenta comme but officiel de la conférence " l’union du pouvoir d’Etat avec toutes les forces organisées du pays ". La presse parlait de la nécessité de resserrer, de réconcilier, de stimuler, de remonter les esprits. En d’autres termes les uns n’avaient pas le désir et les autres n’étaient pas capables de dire clairement dans quels buts, à proprement parler, se réunissait la conférence. Donner aux choses leur nom devint encore ici la tâche des bolcheviks.

Note

[1] En français dans le texte. Note du Traducteur.

Kerensky et Kornilov

Les éléments de bonapartisme dans la révolution russe.

On n’a pas peu écrit pour dire que les malheurs qui suivirent, y compris l’avènement des bolcheviks, eussent pu être évités, si, à la place de Kerensky, s’était trouvé à la tête du pouvoir un homme doué d’une pensée claire et d’un caractère ferme. Il est incontestable que Kerensky manquait de l’un et de l’autre. Mais pourquoi donc certaines classes sociales se trouvèrent-elles forcées de hisser précisément Kerensky sur le pavois ?

Comme pour rafraîchir nos souvenirs d’histoire, les événements d’Espagne nous montrent une fois de plus comment une révolution, délavant les limites habituelles de la politique, obnubile dans les premiers temps d’une rose brume tous et tout. Même ses ennemis s’efforcent, dans cette phase, de prendre sa couleur : en ce mimétisme s’exprime la tendance à demi instinctive des classes conservatrices à s’adapter à des transmutations menaçantes, pour en souffrir le moins possible. La solidarité de la nation, basée sur une phraséologie inconsistante, transforme l’activité conciliatrice en une fonction politique indispensable. Les idéalistes petits-bourgeois, qui regardent par-dessus les classes, qui pensent en phrases toutes faites, qui ne savent ce qu’ils veulent et adressent à tout le monde leurs vœux les meilleurs, sont, dans ce stade, les seuls leaders concevables de la majorité. Si Kerensky avait eu une pensée claire et une volonté ferme, il eût été absolument inutilisable dans son rôle historique. Ceci n’est point une appréciation rétrospective. C’est ainsi qu’en jugeaient les bolcheviks dans le feu des événements. " Avocat d’affaires politiques, social-révolutionnaire qui se trouvait à la tête des travaillistes, radical dépourvu de la moindre doctrine socialiste, Kerensky reflétait le plus complètement la première époque de la révolution, son amorphie " nationale ", l’idéalisme flamboyant de ses espérances et de ses attentes, écrivait l’auteur de ces lignes, dans la prison de Kerensky, après les journées de juillet. Kerensky parlait de la terre et de la liberté, de l’ordre, de la paix des peuples, de la défense de la patrie, de l’héroïsme de Liebknecht, disait que la révolution russe devait étonner le monde par sa magnanimité et agitait, en cette occasion, un mouchoir de soie rouge. Le petit bourgeois, à demi réveillé, écoutait avec enthousiasme de tels discours : il lui semblait que c’était lui-même qui parlait du haut de la tribune. L’armée accueillit Kerensky comme celui qui la délivrait de Goutchkov. Les paysans entendirent parler de lui comme d’un travailliste, d’un député des moujiks. Les libéraux étaient séduits par l’extrême modération des idées sous l’informe radicalisme des phrases... "

Mais la période des embrassades générales ne dure pas longtemps. La lutte des classes ne s’apaise au début de la révolution que pour se réveiller sous la forme de la guerre civile. Dans la montée féerique du mouvement conciliateur est d’avance inclus son inévitable écroulement. Que Kerensky ait rapidement perdu sa popularité, un journaliste français, personnage officieux, Claude Anet, l’expliquait par ce fait que le manque de tact poussait le politicien socialiste à des actes qui " s’harmonisaient peu " avec son rôle. " Il fréquente les loges impériales. Il habite le palais d’Hiver ou celui de Tsarskoïe. Il couche dans le lit des empereurs de Russie. Un peu trop de vanité, et qui s’étale ; cela choque dans ce pays le plus simple du monde. " [Claude ANET, La Révolution russe, juin-novembre 1917, p. 15-16].Le tact dans les petites comme dans les grandes choses suppose l’intelligence de la situation et de la place qu’on y occupe. Il n’y en avait pas apparence chez Kerensky. Elevé par la confiance des masses, il leur était absolument étranger, ne les comprenait pas et ne s’intéressait nullement à savoir comment elles prenaient la révolution et quelles déductions elles en tiraient. Les masses attendaient de lui des actes audacieux, mais il demandait aux masses de ne pas le gêner dans sa magnanimité et son éloquence. A l’époque où Kerensky rendait une visite théâtrale à la famille du tsar en détention, des soldats qui gardaient le Palais, disaient au commandant : " Nous, on couche sur des planches, on est mal nourri, mais le Nikolachka, bien qu’il soit arrêté, il a de la viande, même qu’il en fait jeter aux ordures. " Ces mots là n’étaient pas "magnanimes ", mais ils exprimaient ce que ressentaient les soldats.

S’étant arraché à ses entraves séculaires, le peuple, à chaque pas, franchissait la limite que lui avaient indiquée les leaders cultivés. Kerensky éjaculait à ce propos, à la fin d’avril : " Se peut-il que le libre Etat russe soit un Etat d’esclaves révoltés ?... Je regrette de n’être pas mort il y a deux mois : je serais mort avec un grand rêve ", etc. Par cette mauvaise rhétorique, il espérait influer sur les ouvriers, les soldats, les matelots, les paysans. L’amiral Koltchak raconta par la suite, devant le tribunal soviétique, comment le ministre radical de la Guerre avait fait en mai la tournée des bâtiments de la flotte de la mer Noire, pour réconcilier les matelots avec les officiers. L’orateur, après chaque discours croyait avoir atteint son but : " Eh bien, vous voyez, monsieur l’Amiral, tout est arrangé... " Mais rien n’était arrangé : la débâcle de la flotte commençait seulement.

Plus on allait, plus Kerensky irritait les masses par ses coquetteries, ses vantardises, sa forfanterie. Au cours d’un voyage sur le front, il criait avec emportement, dans son wagon, à son aide de camp, calculant peut-être qu’il serait entendu par les généraux :" Foutez-moi dehors ces maudits comités ! " Se présentant à la flotte de la Baltique, Kerensky ordonna au comité central des marins de se présenter à lui sur le vaisseau-amiral. Le Tsentrobalt, en tant qu’organe soviétique, n’était pas subordonné au ministre et considéra cet ordre comme un outrage. Le président du comité, le matelot Dybenko, répondit : " Si Kerensky veut causer avec le Tsentrobalt, qu’il vienne nous voir. " N’est-ce pas une intolérable insolence ?

Sur les navires où Kerensky engagea avec les matelots des causeries politiques, l’affaire n’allait pas mieux, particulièrement sur le vaisseau Respoublika, animé de sentiments bolcheviks, où le ministre fut interrogé point par point. Pourquoi, à la Douma d’Empire, avait-il voté pour la guerre ? Pourquoi avait-il ajouté sa signature à la note impérialiste de Milioukov du 21 avril ? Pourquoi avait-il assigné aux sénateurs du tsar six mille roubles de pension par an ? Kerensky refusa de répondre à ces questions perfides que lui posaient des hommes " qui n’étaient pas de ses amis ". L’équipage déclara sèchement que les explications du ministre " n’étaient pas satisfaisantes... " C’est dans un silence sépulcral que Kerensky descendit du vaisseau. " Des esclaves en révolte !" disait l’avocat radical en grinçant des dents. Mais les matelots éprouvaient un sentiment de fierté : "Oui, nous étions des esclaves, et nous nous sommes soulevés ! "

Par le sans-gêne de son attitude à l’égard de l’opinion démocratique, Kerensky provoquait à chaque pas des demi-conflits avec les leaders soviétiques qui marchaient dans la même voie que lui, mais en se retournant plus souvent vers les masses. Dès le 8 mars, le comité exécutif, effrayé par les protestations de la base, déclara à Kerensky que la mise en liberté des policiers détenus était inadmissible. Quelques jours après, les conciliateurs se virent obligés de protester contre l’intention qu’avait le ministre de la Justice d’expédier la famille impériale en Angleterre. Et encore deux ou trois semaines plus tard, le comité exécutif posait la question générale d’une " régularisation des rapports " avec Kerensky. Mais ces relations ne furent pas et ne pouvaient être régularisées.

Tout aussi malencontreusement se présentait l’affaire sur la ligne du parti. Au congrès socialiste-révolutionnaire du début de juin, Kerensky fut mis en ballottage dans les élections du comité central, ayant obtenu cent trente-cinq voix sur deux cent soixante-dix. Combien se démenaient les leaders, expliquant à droite et à gauche que " bien des suffrages avaient été refusés au camarade Kerensky parce qu’il était déjà surchargé d’occupations ". En réalité, si les socialistes-révolutionnaires d’état-major et de départements ministériels adoraient Kerensky, en tant que source de profits, les vieux socialistes-révolutionnaires liés avec les masses le considéraient sans confiance et sans estime. Mais ni le comité exécutif, ni le parti socialiste-révolutionnaire ne pouvaient se passer de Kerensky : il était indispensable comme anneau de liaison de la coalition.

Dans le bloc soviétique, le rôle dirigeant appartenait aux mencheviks : ils imaginaient les décisions, c’est-à-dire les moyens d’éluder les actes. Mais, dans l’appareil gouvernemental, les populistes avaient sur les mencheviks une évidente prépondérance qui se traduisait le plus clairement par la situation dominante de Kerensky. Demi-cadet, demi-socialiste-révolutionnaire, Kerensky était dans le gouvernement non point le représentant des soviets comme Tseretelli ou Tchernov, mais un lien vivant entre la bourgeoisie et la démocratie. Tseretelli-Tchernov représentaient un des aspects de la coalition. Kerensky était l’incarnation personnelle de la coalition même. Tseretelli se plaignait de la prédominance en Kerensky des " motifs individuels ", ne comprenant pas qu’ils étaient inséparables de sa fonction politique. Tseretelli lui-même, en qualité de ministre de l’Intérieur, émit une circulaire sur le thème du commissaire provincial qui doit s’appuyer sur toutes " les forces vives " locales, c’est-à-dire sur la bourgeoisie et les soviets, et appliquer la politique du gouvernement provisoire sans céder " aux influences des partis ". Ce commissaire idéal, s’élevant au-dessus des classes et des partis hostiles pour puiser en lui-même et dans la circulaire sa vocation - c’est bien en effet un Kerensky à la mesure d’une province ou d’un district. Pour couronner le système, on avait absolument besoin de l’indépendant commissaire panrusse au palais d’Hiver. A défaut de Kerensky, le système conciliateur eût été comme une coupole d’église sans croix.

L’histoire de la montée de Kerensky est pleine d’enseignements. Il était devenu ministre de la Justice grâce à l’insurrection de février qu’il redoutait. La manifestation d’avril des " esclaves révoltés " le fit ministre de la Guerre et de la Marine. Les combats de juillet, provoqués par " les agents de l’Allemagne", le placèrent à la tête du gouvernement. Au début de septembre, le mouvement des masses fait encore du chef du gouvernement un généralissime. La dialectique du régime conciliateur et, en même temps, sa méchante ironie consistaient en ceci que, par leur pression, les masses devaient élever Kerensky à la cime extrême avant de le renverser.

Ecartant avec mépris le peuple qui lui avait donné le pouvoir, Kerensky n’en recherchait que plus avidement les signes d’approbation de la société cultivée. Dès les premiers jours de la révolution, le docteur Kichkine, leader des cadets de Moscou, racontait, à son retour de Petrograd : " N’était Kerensky, nous n’aurions pas ce que nous avons. Son nom sera inscrit en lettres d’or sur les tables de l’histoire. " Les éloges des libéraux devinrent un des plus importants critères politiques de Kerensky. Mais il ne pouvait et ne voulait déposer simplement sa popularité aux pieds de la bourgeoisie. Au contraire, il prenait de plus en plus le goût de voir toutes les classes à ses propres pieds. " L’idée d’opposer et d’équilibrer entre elles la représentation de la bourgeoisie et celle de la démocratie - témoigne Milioukov - n’était pas étrangère à Kerensky dès le début de la révolution. Cette orientation procédait naturellement de tout le cours de son existence qui s’était passée entre le barreau libéral et les cercles clandestins. Assurant obséquieusement à Buchanan que " le soviet mourrait de sa mort naturelle ", Kerensky, à chaque pas, donnait à craindre à ses collègues bourgeois la colère du soviet. Mais, dans les cas, fréquents, où les leaders du comité exécutif étaient en désaccord avec Kerensky, il les menaçait de la plus effroyable catastrophe : la démission des libéraux.

Lorsque Kerensky répétait qu’il ne voulait pas être le Marat de la révolution russe, cela signifiait qu’il refusait de prendre des mesures de rigueur contre la réaction, mais non point du tout contre " l’anarchie ". Telle est en général la morale des adversaires de la violence en politique ; ils la repoussent tant qu’il s’agit de modifier ce qui existe ; mais, pour la défense de l’ordre, ils ne reculent pas devant la répression la plus implacable.

Dans la période de la préparation de l’offensive sur le front, Kerensky devint le personnage particulièrement favori des classes possédantes. Terechtchenko racontait à droite et à gauche combien nos alliés appréciaient hautement " les efforts de Kerensky " ; très sévère pour les conciliateurs, la Rietch des cadets soulignait invariablement sa prédilection pour le ministre de la Guerre ; Rodzianko lui-même reconnaissait que " ce jeune homme...ressuscite chaque jour avec une vigueur redoublée, pour le bien de la patrie et pour le travail constructeur ". Par de tels jugements, les libéraux voulaient cajoler Kerensky. Mais en somme, ils ne pouvaient ne pas voir que Kerensky travaillait pour eux. " ...Pensez un peu - demandait Lenine - ce qui arriverait si Goutchkov se mettait à donner des ordres d’offensive, à dissoudre des régiments, à arrêter des soldats, à interdire des congrès, à crier après les hommes de troupe, les tutoyant et les traitant de " lâches " etc. Mais Kerensky peut encore se payer ce " luxe ", tant qu’il n’a pas dilapidé la confiance, à vrai dire vertigineusement décroissante, dont le peuple lui a fait crédit... "

L’offensive, qui avait relevé la réputation de Kerensky dans les rangs de la bourgeoisie, mina définitivement sa renommée dans le peuple. Le krach de l’offensive fut en somme le krach de Kerensky dans les deux camps. Mais, chose frappante : ce qui le rendait " irremplaçable " désormais, c’était précisément qu’il fût compromis des deux côtés. Sur le rôle de Kerensky dans la création de la deuxième coalition, Milioukov s’exprime ainsi :" Le seul homme qui fût possible ", mais, hélas ! " non celui dont on avait besoin... " Les dirigeants de la politique libérale n’avaient d’ailleurs jamais pris Kerensky trop au sérieux. Et les larges cercles de la bourgeoisie faisaient de plus en plus retomber sur lui la responsabilité de tous les coups du sort. " L’impatience des groupes animés d’esprit patriotique " les incitait, d’après le témoignage de Milioukov, à rechercher un homme fort. Pendant un temps, l’amiral Koltchak fut désigné pour ce rôle. L’installation d’un homme fort au gouvernail " se concevait selon d’autres procédés que ceux de pourparlers et d’accords ". On peut le croire sans peine. " Sur un régime démocratique, sur la volonté populaire, sur l’Assemblée constituante - écrit Stankevitch au sujet du parti cadet - les espoirs étaient déjà abandonnés ; les élections municipales dans toute la Russie n’avaient-elles pas déjà donné une écrasante majorité de socialistes ?... Et alors l’on se met à rechercher dans les transes un pouvoir qui serait capable non point de persuader, mais seulement d’ordonner. " Plus exactement parlant : un pouvoir qui serait capable de prendre la révolution à la gorge.

Dans la biographie de Kornilov et dans les particularités de son caractère, il n’est pas facile de déceler des traits qui auraient justifié sa candidature au poste de sauveteur. Le général Martynov qui, en temps de paix, avait été le chef de service de Kornilov, et, pendant la guerre, son compagnon de détention dans une forteresse autrichienne, caractérise Kornilov dans les termes suivants : " Se distinguant par sa persévérance laborieuse et par une grande présomption, il était, pour les capacités intellectuelles, un homme de la moyenne ordinaire dénué de larges vues. " Martynov inscrit à l’actif de Kornilov deux traits : la bravoure personnelle et le désintéressement. Dans un milieu où l’on se préoccupait avant tout de sécurité personnelle et où l’on chapardait sans retenue, de telles qualités sautaient aux yeux. Quant aux capacités stratégiques, surtout celle d’apprécier une situation dans son ensemble, dans ses éléments matériels et moraux, Kornilov n’en avait pas l’ombre. " Au surplus, il lui manquait le talent d’organisateur dit Martynov - et son caractère aussi irascible que déséquilibré le rendait peu apte à des actes rationnels. " Broussilov, qui avait observé toute l’activité militaire de son subordonné au cours de la guerre mondiale, parlait de lui avec un absolu dédain : " Chef d’un intrépide détachement de partisans, et rien de plus... "

La légende officielle qui fut créée autour de la division de Kornilov était dictée par le besoin qu’avait l’opinion patriotique de découvrir des taches claires sur un fond sombre. " La 48° division, écrit Martynov, fut anéantie uniquement par suite de la détestable direction... de Kornilov lui-même, qui.., ne sut pas organiser la retraite et qui surtout modifia à plusieurs reprises ses décisions et perdit du temps... " Au dernier moment, Kornilov abandonna à la merci du sort la division qu’il avait jetée dans le panneau, pour tenter d’échapper lui-même à la captivité. Cependant, après avoir erré pendant quatre jours, le général malchanceux se rendit aux Autrichiens et ne s’évada que plus tard. " Rentré en Russie, dans des interviews données à divers correspondants de journaux, Kornilov enjoliva l’histoire de son évasion des fleurs vives de la fantaisie. " Sur les prosaïques rectifications apportées à la légende par des témoins bien informés, nous n’avons point motif de nous arrêter. Apparemment dès alors, Kornilov prend goût à la réclame journalistique.

Avant la révolution, Kornilov était un monarchiste de la nuance réactionnaire Cent-Noir. Prisonnier, lisant les gazettes, il répéta à plus d’une reprise qu’il aurait " fait pendre avec plaisir tous ces Goutchkov et Milioukov ". Mais les idées politiques ne l’occupaient, comme en général les hommes de cette sorte, que dans la mesure où elles le touchaient directement lui-même. Après la révolution de février, Kornilov se déclara très aisément républicain. "Il débrouillait très mal - dit encore le même Martynov - les intérêts enchevêtrés des différentes couches de la société russe, ne connaissait ni les groupements de partis, ni les personnalités. " Mencheviks, socialistes-révolutionnaires et bolcheviks se confondaient pour lui en une seule masse hostile qui empêchait les commandants de commander, les propriétaires de jouir de leurs propriétés, les fabricants de poursuivre la production, les marchands de commercer.

Le comité de la Douma d’Etat, dès le 2 mars, s’était raccroché au général Kornilov, et, sous la signature de Rodzianko, insistait auprès du Grand Quartier Général pour qu’il nommât " le noble héros, illustre dans toute la Russie " commandant en chef des troupes de la région militaire de Petrograd. Sur le télégramme de Rodzianko, le tsar, qui avait déjà cessé d’être tsar, écrivit : " Approuvé. " C’est ainsi que la capitale révolutionnaire fut dotée de son premier général rouge. Dans les procès-verbaux du comité exécutif du 10 mars est consignée cette phrase sur Kornilov : " Général de vieille formation, qui veut mettre fin à la révolution. " Dans les premiers jours, le général essaya d’ailleurs de se montrer du beau côté et, non sans quelque bruit, accomplit le rite de l’arrestation de la tsarine : cela lui fut compté un bon point. D’après les souvenirs du colonel Kobylinsky, qu’il nomma commandant de Tsarskoïe-Selo, il se découvre cependant que Kornilov jouait deux cartes différentes. Après avoir été présenté à la tsarine, raconte Kobylinsky, en termes discrets, " Kornilov me dit : " Colonel, laissez-nous seuls. Allez et mettez-vous de l’autre côté de la porte. " Je sortis. Cinq minutes après, Kornilov me rappela. Je rentrai. La souveraine me tendit la main... " C’est clair ; Kornilov avait recommandé le colonel comme un ami. Par la suite, nous avons connaissance des scènes d’embrassades entre le Tsar et son " geôlier " Kobylinsky. En qualité d’administrateur ; Kornilov s’avéra à son nouveau poste le dernier des médiocres. " Ses collaborateurs immédiats à Petrograd - écrit Stankevitch se plaignaient constamment de son inaptitude au travail et à la direction des affaires. "

Kornilov ne se maintint pourtant pas longtemps dans la capitale. Pendant les journées d’avril, il essaya, non point sans incitations de la part de Milioukov, d’effectuer une première saignée de la révolution, mais se heurta à la résistance du comité exécutif, démissionna, obtint le commandement d’une armée, et, ensuite, du front Sud-Ouest. Sans attendre l’institution légale de la peine de mort, Kornilov donna l’ordre de fusiller les déserteurs et d’exposer les cadavres avec des écriteaux sur les routes, menaça de peines rigoureuses les paysans qui s’attaqueraient aux droits de la propriété domaniale, forma des bataillons de choc et, en toute occasion propice, menaça du poing Petrograd. Ainsi se dessina autour de son nom une auréole aux yeux du corps des officiers et des classes possédantes. Mais aussi bien des commissaires de Kerensky se dirent : il ne reste plus d’autre espoir qu’en Kornilov. Quelques semaines après, le combatif général, avec sa triste expérience de commandant de division, devenait le généralissime de nombreux millions d’hommes, d’une armée en décomposition que l’Entente voulait forcer à combattre jusqu’à la victoire totale.

Kornilov en perdit la tête. Son ignorance politique et l’étroitesse de ses perspectives faisaient de lui une proie facile pour les chercheurs d’aventures. Défendant obstinément ses prérogatives personnelles, " l’homme au cœur de lion et à la cervelle de mouton ", comme l’ont caractérisé le général Alexeïev et, ensuite, Verkhovsky, cédait facilement à l’influence d’autrui, du moment qu’elle convenait à son ambition particulière. Amicalement disposé pour Kornilov, Milioukov note en lui " une confiance puérile dans les gens qui savaient le flatter ". Le plus proche inspirateur du généralissime, portant le modeste titre d’officier d’ordonnance, fut un certain Zavoïko, personnage louche, ancien propriétaire, spéculateur en pétroles et aventurier, dont la plume en imposait particulièrement à Kornilov : Zavoïko possédait en effet le style sémillant du flibustier que rien n’arrête. L’officier d’ordonnance était l’impresario de la réclame, l’auteur d’une biographie " populaire " de Kornilov, le rédacteur de rapports, d’ultimatum et, en général, de tous documents qui, selon l’expression du général, exigeaient " un style vigoureux, artistique ".

A Zavoïko se joignait un autre chercheur d’aventures, Nadine, ancien député de la première Douma, ayant passé plusieurs années dans l’émigration, qui avait toujours sa pipe anglaise à la bouche et qui, pour cela, se considérait comme un spécialiste des questions internationales. L’un et l’autre étaient à main droite de Kornilov, assurant sa liaison avec les foyers de contre-révolution. Son flanc gauche était couvert par Savinkov et Filonenko :soutenant par tous les moyens l’opinion exagérée que le général se faisait de lui-même, ils se souciaient de l’empêcher de se rendre prématurément impossible aux yeux de la démocratie. " A lui venaient honnêtes et malhonnêtes gens sincères et intrigants, politiciens, militaires et aventuriers - écrit dans son pathos le général Denikine - et tous disaient d’une seule voix : " Sois le sauveur ! " Quelle était la proportion des honnêtes et des malhonnêtes, il n’est pas facile de l’établir. En tout cas, Kornilov se considérait sérieusement comme appelé au " sauvetage " et se trouva par suite le concurrent direct de Kerensky.

Les rivaux se détestaient tout à fait sincèrement l’un l’autre. " Kerensky - selon Martynov - s’était assimilé un ton altier dans ses rapports avec les vieux généraux. Le modeste et laborieux Alexeïev, et Broussilov le diplomate, se laissaient traiter de haut en bas, mais cette tactique était inapplicable au vaniteux et susceptible Kornilov qui.., de son côté, regardait de haut l’avocat Kerensky. " Le plus faible des deux était disposé à des concessions et offrait de sérieuses avances. Du moins, à la fin de juillet, Kornilov déclara à Denikine que, des sphères gouvernementales, des invites lui étaient faites à entrer dans le cabinet ministériel. " Ah ! Non ! ces messieurs sont trop liés avec les soviets... Je leur dis : donnez-moi le pouvoir et je mènerai une lutte décisive. "

Sous les pieds de Kerensky, le sol était mouvant comme celui des tourbières. Il cherchait une issue, ainsi que toujours, dans le domaine des improvisations oratoires : réunir, proclamer, déclarer. Le succès personnel du 21 juillet, quand il s’éleva au-dessus des camps hostiles de la démocratie et de la bourgeoisie, en qualité d’homme irremplaçable, suggéra à Kerensky l’idée d’une conférence d’Etat à Moscou. Ce qui se passait à huis clos au palais d’Hiver devait être reporté sur une scène ouverte. Que le pays voie de ses propres yeux que tout craque par toutes les coutures. si Kerensky ne prend en main les guides et le fouet !

Furent invités à participer à la conférence d’Etat, d’après la liste officielle," les représentants des organisations politiques, sociales, démocratiques, nationales, commerciales et industrielles, coopératives, les dirigeants des organes de la démocratie, les hauts représentants de l’armée, des institutions scientifiques, des universités, les membres de la Douma d’Etat des quatre législatures ". On prévoyait environ quinze cents participants ; il s’en rassembla environ deux mille cinq cents, et l’élargissement était tout à l’avantage de l’aile droite. Le journal moscovite des socialistes-révolutionnaires écrivait avec reproche à l’adresse de son gouvernement : " Contre cent cinquante représentants du travail surgissent cent vingt représentants de la classe commerçante et industrielle. Contre cent députés paysans sont invités cent représentants de propriétaires de terres. Contre cent représentants du soviet il y aura trois cents membres de la Douma d’Etat... " Le journal du parti de Kerensky mettait en doute qu’une pareille conférence donnât au gouvernement " l’appui qu’il cherchait ".

Les conciliateurs se rendirent à la Conférence à contrecœur : il faut, se disaient-ils pour se convaincre entre eux, tenter honnêtement d’arriver à un accord. Mais comment faire avec les bolcheviks ? Il était indispensable de les empêcher à tout prix d’intervenir dans le dialogue entre la démocratie et les classes possédantes. Par une décision spéciale du comité exécutif, les fractions des partis étaient privées du droit de se prononcer sans l’assentiment de son praesidium. Les bolcheviks décidèrent de lire, au nom du parti, une déclaration et de quitter la conférence. Le praesidium qui surveillait de prés chacun de leurs mouvements exigea d’eux qu’ils renonçassent à une intention criminelle. Alors les bolcheviks, sans aucune hésitation, rendirent leurs cartes d’entrée. Ils préparaient une réponse différente, plus convaincante : la parole était à Moscou prolétarienne.

Presque dès les premiers jours de la révolution, les partisans de l’ordre opposaient, en toute occasion convenable, le " pays " calme au turbulent Petrograd. La convocation de l’assemblée constituante à Moscou était un des mots d’ordre de la bourgeoisie. Le " marxiste " Potressov, nationalo-libéral, proférait des malédictions sur Petrograd, qui s’imaginait être " un nouveau Paris ". Comme si les Girondins n’avaient pas menacé de leurs foudres le vieux Paris et ne lui avaient pas proposé de réduire son rôle à 1/83 ! Un menchevik de province disait, en juin, au congrès des soviets : " N’importe quel Novotcherkask reflète beaucoup plus justement les conditions d’existence dans toute la Russie que Petrograd. " Au fond, les conciliateurs, de même que la bourgeoisie, cherchaient un appui non dans les réelles dispositions d’esprit du " pays ", mais dans l’illusion consolante qu’ils se créaient eux-mêmes. Maintenant qu’ils allaient avoir à tâter le pouls de l’opinion politique de Moscou, les organisateurs de la conférence étaient promis à une cruelle désillusion.

Les conférences contre-révolutionnaires qui se succédaient depuis les premiers jours du mois d’août, à commencer par le congrès des propriétaires fonciers et en finissant par le concile ecclésiastique, ne mobilisèrent pas seulement les sphères possédantes de Moscou, mais mirent également sur pied les ouvriers et les soldats. Les menaces de Riabouchinsky, les appels de Rodzianko, la fraternisation des cadets avec les généraux cosaques - tout cela avait lieu sous les yeux des basses couches moscovites, tout cela était interprété par les agitateurs bolcheviks sur les traces toutes chaudes des comptes rendus des journaux. Le danger d’une contre-révolution prit, cette fois, des formes tangibles, et même personnelles. Dans les fabriques et les usines passa une vague d’indignation. " Si les soviets sont impuissants- écrivait le journal moscovite des bolcheviks - le prolétariat doit se resserrer autour de ses organisations viables. " Au premier rang s’avancèrent les syndicats qui se trouvaient déjà, en majorité, sous une direction bolcheviste. L’état d’esprit dans les usines était tellement hostile à la conférence d’Etat que l’idée, venue d’en bas, d’une grève générale, fut adoptée presque sans opposition à la réunion des représentants de toutes les cellules de l’organisation moscovite des bolcheviks.

Les syndicats se saisirent de l’initiative. Le soviet moscovite, par une majorité de trois cent soixante-quatre voix contre trois cent quatre, se prononça contre la grève. Mais comme, dans les séances de fractions, les ouvriers mencheviks et socialistes-révolutionnaires votaient pour la grève et ne se soumettaient qu’à la discipline de parti, la décision du soviet dont la composition n’avait pas été renouvelée depuis longtemps, décision prise d’ailleurs contre la volonté de sa réelle majorité, n’était guère faite pour arrêter les ouvriers de Moscou. L’assemblée des directions de quarante et un syndicats décida d’appeler les ouvriers à une grève protestataire d’un jour. Les soviets de quartiers se trouvèrent en majorité du côté du parti et des syndicats, les usines réclamèrent immédiatement de nouvelles élections au soviet de Moscou, qui s’était non seulement laissé distancer par les masses, mais était tombé dans un grave antagonisme avec elles. Dans le soviet de rayon de Zamoskvorietchie (faubourg de Moscou au sud de la Moscova), en accord avec les comités d’usine, on exigea que les députés qui avaient marché " contre la volonté de la classe ouvrière " fussent remplacés, et cela par cent soixante-quinze voix contre quatre, devant dix-neuf abstentions !

La nuit qui précéda la grève fut néanmoins pleine d’alarmes pour les bolcheviks de Moscou. Le pays marchait sur les traces de Petrograd, mais avec du retard. La manifestation de juillet avait échoué à Moscou : non seulement la majorité de la garnison, mais celle des ouvriers ne s’était pas hasardée à descendre dans la rue, contre la voix du soviet. Qu’arriverait-il cette fois-ci ? Le matin apporta la réponse. L’opposition des conciliateurs n’empêcha pas la grève de devenir une puissante manifestation d’hostilité à l’égard de la coalition et du gouvernement. Deux jours auparavant, le journal des industriels de Moscou écrivait présomptueusement : " Que le gouvernement de Petrograd vienne bien vite à Moscou, qu’il prête l’oreille à la voix des lieux sacrés, des cloches, des saintes tours du Kremlin." Aujourd’hui, la voix des lieux sacrés se trouvait étouffée par le silence qui précède un orage.

Un membre du comité moscovite des bolcheviks, Piatnitsky, écrivit dans la suite : " La grève.., se passa magnifiquement. Ni lumière, ni tramways ; les fabriques, les usines, les ateliers et les dépôts des chemins de fer ne travaillaient pas, et même les garçons de restaurant étaient en grève. " Milioukov a ajouté à ce tableau un trait pris sur le vif : " Les délégués qui s’étaient rassemblés pour la conférence.., ne pouvaient voyager en tramway ou déjeuner dans un restaurant " : cela leur permit, de l’aveu de l’historien libéral, d’apprécier d’autant mieux la force des bolcheviks qui n’étaient pas admis à la conférence. Les Izvestia du soviet de Moscou définirent intégralement l’importance de la manifestation du 12 août : " En dépit de la décision des soviets.., les masses suivirent les bolcheviks. " Quatre cent mille ouvriers firent grève à Moscou et dans la banlieue sur l’appel du parti qui, depuis cinq semaines, avait subi tous les coups et dont les leaders étaient encore retirés dans la vie clandestine ou bien emprisonnés. Le nouvel organe du parti à Petrograd, le Prolétarii, avant d’être interdit, avait eu le temps de poser aux conciliateurs cette question : " De Petrograd à Moscou, mais de Moscou, où irez-vous ? " Les maîtres de la situation devaient eux-mêmes se poser cette question. A Kiev, à Kostroma, à Tsaritsyne, eurent lieu des grèves protestataires d’un jour, générales ou partielles. L’agitation s’empara de tout le pays. Partout, dans les coins les plus retirés, les bolcheviks avertissaient que la conférence d’Etat avait un caractère bien prononcé de complot contre-révolutionnaire :vers la fin d’août, le contenu de cette formule se découvrit intégralement aux yeux du peuple entier.

Les délégués à la Conférence, de même que la bourgeoisie moscovite, s’attendaient à une manifestation armée des masses, à des escarmouches, à des combats, à " des journées d’août ". Mais pour les ouvriers, descendre dans la rue, c’eût été s’exposer aux coups des chevaliers de Saint-Georges, des détachements d’officiers, des junkers, de certains contingents de cavalerie qui brûlaient du désir de prendre leur revanche sur la grève. Appeler la garnison à descendre dans la rue, c’eût été y introduire une scission et faciliter l’œuvre de la contre-révolution qui se dressait, le doigt sur la détente. Le parti ne demandait pas qu’on sortit dans la rue, et les ouvriers eux-mêmes, justement guidés par leur flair, évitaient une collision ouverte. La grève d’un jour répondait le mieux du monde à la situation : on ne pouvait la dissimuler comme la conférence avait mis au panier la déclaration des bolcheviks. Lorsque la ville fut plongée dans les ténèbres, toute la Russie aperçut la main bolcheviste sur le commutateur. Non, Petrograd n’est point isolé ! " A Moscou, sur l’esprit patriarcal et la résignation duquel étaient placées de nombreuses espérances, les quartiers ouvriers montrèrent tout à coup les dents " ; c’est ainsi que Soukhanov a déterminé l’importance de cette journée. C’est en l’absence des bolcheviks, mais devant une révolution prolétarienne montrant les dents, que la conférence de coalition fut obligée de siéger.

Les Moscovites raillaient Kerensky venu chez eux pour " se faire couronner ". Mais, le lendemain, arriva du Grand Quartier Général, dans le même but, Kornilov, qui fut reçu par de nombreuses délégations, dont celle du concile ecclésiastique. Sur le quai devant lequel le train s’arrêta sautèrent des cosaques du Tek, en caftans d’un rouge vif, sabres courbés mis au clair, qui firent la haie des deux côtés. Des dames enthousiastes couvrirent de fleurs le héros qui passa en revue la garde et les députations. Le cadet Roditchev termina son discours d’accueil par cette exclamation : " Sauvez la Russie, et le peuple reconnaissant vous couronnera. " Des sanglots patriotiques éclatèrent. Morozova, négociante millionnaire, se précipita à genoux. Des officiers portèrent à bras tendus Kornilov vers le peuple.

Tandis que le généralissime passait en revue les chevaliers de Saint-Georges, les junkers, l’école des sous-lieutenants, la sotnia de cosaques qui s’étaient alignés sur la place devant la gare, Kerensky, en qualité de ministre de la Guerre et de rival, passait en revue les troupes de la garnison de Moscou. De la gare, Kornilov se dirigea, sur le chemin traditionnel des tsars, vers la chapelle de la Vierge Iverskaïa, où il eut un service religieux en présence de l’escorte des musulmans du Tek coiffés d’énormes bonnets à poils. " Cette circonstance - écrit au sujet de l’office religieux cosaque Grekov - disposa encore mieux en faveur de Kornilov tous les croyants de Moscou. " La contre-révolution, pendant ce temps, s’efforçait de s’emparer de la rue. Des autos répandaient largement une biographie de Kornilov avec son portrait. Les murs étaient couverts d’affiches invitant le peuple à prêter son aide au héros. Comme investi du pouvoir, Kornilov recevait dans son wagon les politiciens, les industriels, les financiers. Les représentants des banques lui firent un rapport sur la situation financière du pays. " De tous les membres de la Douma - écrit significativement l’octobriste Chidlovsky - se rendit chez Kornilov dans son wagon le seul Milioukov, qui eut avec lui une conversation dont la teneur m’est inconnue. " Sur cet entretien, nous saurons plus tard de Milioukov lui-même ce qu’il jugera utile de raconter.

La préparation d’un coup d’Etat militaire battait alors son plein. Quelques jours avant la conférence, Kornilov avait ordonné sous prétexte de soutenir Riga, d’apprêter quatre divisions de cavalerie pour marcher sur Petrograd. Le régiment de cosaques d’Orenbourg fut expédié par le Grand Quartier Général sur Moscou pour " maintenir l’ordre ", mais, sur l’injonction de Kerensky, se trouva retenu en cours de route. Dans ses dépositions ultérieures à la commission d’enquête sur l’affaire Kornilov, Kerensky déclara : " Nous avions été avertis que, pendant la conférence de Moscou, la dictature serait proclamée." Ainsi, pendant les journées solennelles de l’union nationale, le ministre de la Guerre et le généralissime s’occupaient de se contre-balancer stratégiquement. Mais le décorum était gardé dans la mesure du possible. Les rapports des deux camps oscillaient entre des assurances officiellement amicales et la guerre civile.

A Petrograd, malgré la réserve des masses - l’expérience de juillet ne passa pas sans laisser des traces - d’en haut, des états-majors et des rédactions, avec une persistance enragée, se répandaient des bruits sur le soulèvement prochain des bolcheviks. Les organisations du parti à Petrograd, par un manifeste public, prévinrent les masses de la possibilité d’appels provocateurs venant des ennemis. Le soviet de Moscou prit, entre-temps, ses mesures. On créa un comité révolutionnaire non déclaré publiquement, de six personnes, comprenant deux délégués de chacun des partis soviétiques, y compris les bolcheviks. Un ordre secret interdit de laisser faire la haie aux chevaliers de Saint-Georges, aux officiers et aux junkers dans les rues où passait Kornilov. Aux bolcheviks qui, depuis les journées de juillet, n’avaient plus officiellement accès dans les casernes, l’on distribuait maintenant avec un grand empressement des laissez-passer : sans les bolcheviks, il était impossible de conquérir les soldats.

Tandis que, sur la scène, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires menaient des pourparlers avec la bourgeoisie au sujet de la création d’un pouvoir fort contre les masses dirigées par les bolcheviks, les mêmes mencheviks et socialistes-révolutionnaires, dans la coulisse, d’accord avec les bolcheviks qu’ils n’avaient pas admis à la conférence, préparaient les masses à la lutte contre le complot de la bourgeoisie. S’étant opposés la veille à une grève démonstrative, les conciliateurs appelaient aujourd’hui les ouvriers et les soldats à des préparatifs de lutte. L’indignation méprisante des masses n’empêchait pas celle-ci de répondre à l’appel dans des dispositions combatives qui effrayaient les conciliateurs puisqu’elles ne les réjouissaient. Une criante duplicité, ayant pris un caractère de trahison presque ouverte à l’égard des deux parties, eût été inconcevable si les conciliateurs avaient continué consciemment à mener leur politique ; en réalité, ils en subissaient seulement les conséquences.

De gros événements étaient, évidemment, en suspens dans l’atmosphère. Mais durant les journées de la conférence, personne, apparemment, ne visait à un coup d’Etat. En tout cas, il n’existe aucune confirmation des bruits allégués plus tard par Kerensky, ni dans les documents, ni dans la littérature des conciliateurs, ni dans les Mémoires de l’aile droite. Il ne s’agissait encore que de préparatifs. D’après Milioukov - et son témoignage est conforme au développement ultérieur des événements - Kornilov lui-même s’était déjà fixé avant la conférence une date pour agir : le 27 août. Cette date restait, bien entendu, connue de peu de personnes. Les demi-initiés, comme toujours dans des cas pareils, anticipaient le jour du grand événement et les rumeurs qui le devançaient de tous côtés confluaient vers les autorités : il semblait que le coup dût être porté d’une heure à l’autre.

Mais, précisément, la mentalité exaltée des sphères bourgeoises et du corps des officiers pouvait facilement amener à Moscou, sinon une tentative de coup d’Etat, du moins une manifestation contre-révolutionnaire dans le but d’un essai de forces. Encore plus probable était la tentative de détacher des éléments de la conférence quelque centre de salut de la patrie qui eût fait concurrence aux soviets : de cela la presse de droite parlait ouvertement. Mais l’on n’en arriva point là : les masses gênèrent. Si quelqu’un eut un moment l’idée de rapprocher l’heure des actes décisifs, il fallut se dire, sous le coup de la grève : nous ne réussirons pas à prendre la révolution à l’improviste, les ouvriers et les soldats sont sur leurs gardes, il faut différer. Et même une procession populaire vers l’icône Iverskaïa, organisée par les popes et les libéraux en accord avec Kornilov, fut décommandée.

Dès qu’il devint clair qu’un danger direct n’existait pas, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks s’empressèrent de prétendre que rien de particulièrement grave ne s’était produit, Ils refusèrent même de renouveler aux bolcheviks leurs laissez-passer pour les casernes, bien que, de là, l’on continuât à réclamer avec insistance des orateurs bolcheviks. " Le Maure a fait son œuvre ", devaient se dire entre eux d’un air malin Tseretelli, Dan et Khintchouk qui était alors président du soviet de Moscou. Mais les bolcheviks ne se disposaient nullement à occuper la position du Maure. Ils n’en étaient encore qu’à préparer l’accomplissement de leur propre tâche.

Toute société de classes a besoin d’une unité de volonté gouvernementale. La dualité de pouvoirs est, en son essence, un régime de crise sociale : marquant un extrême fractionnement de la nation, elle comporte, en potentiel ou bien ouvertement, la guerre civile. Personne ne voulait plus de la dualité de pouvoirs. Au contraire, tous désiraient avidement un pouvoir solide, unanime, une autorité " de fer ". En juillet, le gouvernement de Kerensky était investi de pouvoirs illimités. La conception était de placer, au-dessus de la démocratie et de la bourgeoisie qui se paralysaient entre elles, d’après un accord mutuel, une " véritable " autorité. L’idée d’un maître du destin s’élevant au-dessus des classes n’est. pas autre chose que l’idée du bonarpartisme.

Si l’on plante symétriquement deux fourchettes dans un bouchon, celui-ci, après avoir fortement oscillé, finira par tenir en équilibre même sur la tête d’une épingle : nous avons là le modèle mécanique du suprême arbitre bonapartiste. Le degré de solidité d’un pareil pouvoir, si l’on fait abstraction des conditions internationales, est déterminé par la stabilité de l’équilibre des classes antagonistes à l’intérieur du pays. Au milieu de mai, Trotsky désignait Kerensky, en séance du soviet de Petrograd, comme " le point mathématique du bonapartisme russe ". L’immatérialité de la définition montre qu’il s’agissait non de l’individu, mais de la fonction. Au début de juillet, l’on s’en souvient, tous les ministres, sur injonction de leurs partis, démissionnèrent, laissant à Kerensky le soin de constituer le pouvoir. Le 21 juillet, cette expérience se renouvela sous une forme plus démonstrative. Les parties hostiles entre elles en appelaient à Kerensky, chacune voyait en lui quelque chose d’elle-même, toutes deux lui juraient fidélité. Trotsky écrivait de la prison : " Dirigé par des politiciens qui craignent tout, le soviet n’a pas osé prendre le pouvoir. Représentant toutes les cliques de la propriété, le parti cadet n’a pas encore pu s’emparer du pouvoir. Restait à chercher un grand conciliateur, un intermédiaire, un arbitre. "

Dans le manifeste que Kerensky publia sous son propre nom, il proclamait devant le peuple : " Moi, en qualité de chef du gouvernement.., je ne me crois pas en droit de m’arrêter devant ce fait que des modifications [dans la structure du pouvoir]...accroîtront ma responsabilité dans les affaires de la direction suprême. " C’est là, sans mélange, la phraséologie du bonapartisme. Et pourtant, malgré l’appui de la droite et de la gauche, l’affaire n’alla pas au-delà de la phraséologie. Où en est la cause ? Pour qu’un petit corse pût s’élever au-dessus de la jeune nation bourgeoise, il avait fallu que la révolution réglât préalablement son problème essentiel : la répartition des terres entre les paysans, et que, sur la nouvelle base sociale, se constituât une armée victorieuse. Au XVIII° siècle, la révolution ne pouvait aller plus loin : elle pouvait seulement refluer. Dans ces reculs, cependant, ses conquêtes essentielles étaient mises en danger. Il fallait les maintenir à tout prix. L’antagonisme approfondi, mais encore très loin de sa maturité entre la bourgeoisie et le prolétariat, tenait la nation, ébranlée jusqu’aux assises, dans une extrême tension. Un " arbitre " national dans ces conditions était indispensable. Napoléon garantissait aux grands bourgeois la possibilité de réaliser des bénéfices, aux paysans la possession de leurs lotissements, aux fils de paysans et aux va-nu-pieds la possibilité du pillage pendant la guerre. Le juge avait le sabre au poing et remplissait lui-même les obligations de l’huissier. Le bonapartisme du premier Bonaparte était solidement basé.

Le coup d’Etat de 1848 ne donna point et ne pouvait donner des terres aux paysans : ce n’était pas une grande révolution substituant un régime social à un autre, c’était un remaniement politique sur les bases d’un même régime social. Napoléon III n’avait pas derrière lui une armée victorieuse. Les deux éléments principaux du bonapartisme classique étaient inexistants. Mais il y avait d’autres conditions propices, non moins efficaces. Le prolétariat qui, en cinquante ans, avait grandi, montra en juin sa force menaçante ; cependant, il se trouva encore incapable de saisir le pouvoir. La bourgeoisie redoutait et le prolétariat, et la victoire sanglante qu’elle avait remportée sur lui. Le paysan propriétaire avait pris peur devant l’insurrection de juin et voulait que l’Etat le protégeât contre les partageux. Enfin, le puissant essor industriel qui dura, avec de courtes interruptions pendant deux dizaines d’années, ouvrait à la bourgeoisie des sources inégalées d’enrichissement. Ces conditions se trouvèrent suffisantes pour un bonapartisme d’épigone.

Dans la politique de Bismarck, qui s’élevait lui aussi " au-dessus des classes", il y avait, comme on l’a plus d’une fois indiqué, des traits indubitables de bonapartisme, bien que sous des apparences de légitimisme. La stabilité du régime de Bismarck était assurée par ce fait que, né après une révolution impotente, il avait donné la solution ou la demi-solution d’un aussi grand problème national que celui de l’unité allemande, qu’il avait apporté la victoire dans trois guerres, des indemnités et une puissante floraison capitaliste. Cela suffit pour des dizaines d’années.

Le malheur des Russes qui se posaient en candidats aux Bonaparte n’était pas du tout en ceci qu’ils ne ressemblaient ni au premier Napoléon, ni même à Bismarck : l’histoire sait se servir de succédanés. Mais ils avaient contre eux une grande révolution qui n’avait pas encore résolu ses propres problèmes ni épuisé ses forces. Le paysan qui n’avait pas encore obtenu la terre était contraint par la bourgeoisie de guerroyer pour les domaines des nobles. La guerre n’amenait que des défaites. Il n’était même pas question d’un essor industriel : au contraire, le désarroi causait constamment de nouvelles dévastations. Si le prolétariat recula, ce ne fut toujours que pour resserrer ses rangs. La classe paysanne se mettait seulement en branle pour une dernière poussée contre les maîtres. Les nationalités opprimées passaient à l’offensive contre le despotisme russificateur. A la recherche de la paix, l’armée se liait de plus en plus étroitement avec les ouvriers et leur parti. En bas l’on se massait, en haut l’on faiblissait. Il n’y avait point d’équilibre. La révolution restait en pleine verdeur. Il n’est pas étonnant que le bonapartisme se soit trouvé anémique.

Marx et Engels comparaient les rôles du régime bonapartiste dans la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat à celui de l’ancienne monarchie absolue dans la lutte entre les féodaux et la bourgeoisie. Les traits de ressemblance sont indubitables, mais ils ne subsistent plus, précisément, là où se manifeste le contenu social du pouvoir. Le rôle d’arbitre entre les éléments de l’ancienne et de la nouvelle société était, en une certaine période, réalisable dans la mesure où les deux régimes d’exploitation avaient besoin de se défendre contre les exploités. Mais, déjà, entre les féodaux et les serfs, il ne pouvait y avoir d’intermédiaire " impartial ", En conciliant les intérêts des propriétaires nobles de domaines et ceux du jeune capitalisme, l’autocratie tsariste agissait à l’égard des paysans non comme un intermédiaire, mais comme un fondé de pouvoir des classes exploiteuses.

Et le bonapartisme n’était pas un arbitre entre le prolétariat et la bourgeoisie ; il était en réalité le pouvoir le plus concentré de la bourgeoisie sur le prolétariat. Ayant mis la botte sur la nuque de la nation, le Bonaparte qui vient à son tour ne peut que mener une politique de protection de la propriété de la rente, du profit. Les particularités du régime ne vont pas au-delà des moyens de protection. Le garde ne se tient pas devant la porte, il est assis sur le pinacle ; mais sa fonction est la même. L’indépendance du bonapartisme est donc, à un haut degré, toute d’apparence, de simulacre, de décor : elle a pour symbole le manteau impérial.

Exploitant adroitement la terreur du bourgeois devant l’ouvrier, Bismarck, dans toutes ses réformes politiques et sociales, restait invariablement le fondé de pouvoir des classes possédantes qu’il ne trahit jamais, En revanche, la pression croissante du prolétariat lui permit indubitablement de s’élever au-dessus du corps des junkers, au-dessus des capitalistes, en qualité d’accablant arbitre bureaucratique : en cela consistait sa fonction.

Le régime soviétique admet une très considérable indépendance du pouvoir par rapport au prolétariat et à la paysannerie, par conséquent aussi " un arbitrage" entre l’un et l’autre, dans la mesure où leurs intérêts, bien qu’ils engendrent des frottements et des conflits, ne sont pourtant pas inconciliables au fond. Mais il ne serait pas facile de trouver un arbitre " impartial " entre l’Etat soviétique et l’Etat bourgeois, du moins dans la sphère des intérêts essentiels des deux parties. Ce qui empêche l’Union soviétique d’adhérer à la Société des Nations ce sont, sur le terrain international, les mêmes causes sociales qui, dans les cadres nationaux, excluent la possibilité d’une " impartialité " effective et non affecté du pouvoir entre la bourgeoisie et le prolétariat...

Sans avoir les forces du bonapartisme, le kerenskysme en avait tous les vices. Il ne s’élevait au-dessus de la nation que pour la corrompre par sa propre impuissance. Si, en paroles, les leaders de la bourgeoisie et de la démocratie avaient promis " d’obéir " à Kerensky, en réalité le tout-puissant arbitre obéissait à Milioukov, et surtout à Buchanan. Kerensky poursuivait la guerre impérialiste, protégeait les domaines des nobles contre les attentats, différait les réformes sociales jusqu’à des temps meilleurs. Si son gouvernement était faible, c’était pour cette raison même que la bourgeoisie ne pouvait du tout placer au pouvoir des gens à elle. Cependant, quelle que fût la nullité du " gouvernement de salut ", son caractère conservateur-capitaliste s’accroissait évidemment à mesure qu’augmentait son " indépendance ".

Comprendre que le régime de Kerensky était, pour la période donnée, une forme inévitable de la domination bourgeoise, n’excluait pas, du côté des politiciens bourgeois, un extrême mécontentement à l’égard de Kerensky, ni des préparatifs pour se débarrasser de lui le plus vite passible. Dans le milieu des classes possédantes il n’y avait pas de désaccord sur la nécessité d’opposer à l’arbitre national, mis en avant par la démocratie petite-bourgeoise, un personnage choisi dans leurs propres rangs. Pourquoi précisément Kornilov ? Le candidat aux Bonaparte devait correspondre au caractère de la bourgeoisie russe arriérée, isolée du peuple, décadente, inapte. Dans l’armée qui n’avait guère connu que des défaites humiliantes, il n’était pas facile de trouver un général populaire. Kornilov fut préconisé par sélection entre d’autres candidats encore moins recevables.

Ainsi, les conciliateurs ne pouvaient s’unir dans une coalition avec les libéraux, ni s’accorder avec eux sur un candidat au rôle de sauveteur : ce qui les en empêchait, c’étaient les problèmes non résolus de la révolution. Les libéraux ne faisaient pas confiance aux démocrates. Les démocrates n’accordaient pas leur confiance aux libéraux. Kerensky, à vrai dire, ouvrait largement les bras à la bourgeoisie ; mais Kornilov donnait à comprendre sans équivoque que, dès la première possibilité, il tordrait le cou à la démocratie. Découlant inéluctablement de l’évolution précédente, le conflit entre Kornilov et Kerensky était la traduction des incompatibilités du double pouvoir dans le langage explosif d’ambitions personnelles.

De même que parmi le prolétariat et la garnison de Petrograd s’était formée, au début de juillet, une aile impatiente, mécontente de la politique trop circonspecte des bolcheviks, il s’accumula, chez les classes possédantes, au début du mois d’août, des impatiences à l’égard de la politique temporisatrice de la direction cadette. Cet état d’esprit se traduisit par exemple au congrès des cadets, où certains réclamèrent le renversement de Kerensky. Plus violemment encore, l’impatience politique se manifestait en dehors des cadres du parti cadet, dans les états-majors militaires, où l’on ressentait une crainte continuelle devant les soldats, dans les banques submergées par l’inflation, dans les propriétés où le toit brûlait sur la tète du maître. " Vive Kornilov ! " devint le mot d’ordre de l’espoir, du désespoir, de la soif de vengeance.

D’accord en tout sur le programme de Kornilov, Kerensky discutait les délais : "On ne peut pas faire tout cela d’un coup. " Reconnaissant la nécessité de se séparer de Kerensky, Milioukov répliquait aux impatients : " Il est peut-être encore trop tôt. " De même que de l’élan des masses de Petrograd était sortie la demi-insurrection de juillet, l’impatience des propriétaires suscita le soulèvement de Kornilov en août. Et de même que les bolcheviks s’étaient vus contraints de se placer sur le terrain d’une manifestation armée pour en garantir, si possible, le succès, et, en tout cas, pour la protéger contre un écrasement, les cadets se trouvèrent forcés, dans les mêmes buts, de se mettre sur le terrain de l’insurrection de Kornilov. Dans ces limites, on observe une étonnante symétrie. Mais dans les cadres de cette symétrie il y a une complète opposition des buts, des méthodes et des résultats. Elle se découvrit à nous tout à fait par la suite des événements. (...)

Le complot de Kérensky

La Conférence de Moscou avait seulement aggravé la situation du gouvernement, ayant dévoilé, selon la juste estimation de Milioukov, que " le pays était partagé en deux camps entre lesquels il ne pouvait y avoir ni réconciliation, ni accord sur le fond ". La Conférence rehaussa l’état d’âme de la bourgeoisie et aiguillonna son impatience. D’autre part, elle donna une nouvelle impulsion au mouvement des masses. La grève moscovite ouvre une période de regroupement accéléré des ouvriers et des soldats vers la gauche. Les bolcheviks grandissent dès lors irrésistiblement. Parmi les masses ne se maintiennent que les socialistes-révolutionnaires de gauche et, partiellement, les mencheviks de gauche. L’organisation mencheviste de Pétrograd signala son évolution politique en excluant Tsérételli de la liste des candidats à la Douma municipale. Le 16 août la conférence des socialistes-révolutionnaires de Pétrograd, par vingt-deux voix contre une, exigea la dissolution de l’Union des officiers attachés au Grand Quartier Général et réclama d’autres mesures décisives pour obvier à la contre-révolution. Le 18 août, le Soviet de Pétrograd, malgré les objections de son président Tchkhéidzé, mit à l’ordre du jour la question de la suppression de la peine de mort. Avant le vote de la résolution, Tsérételli demande d’un ton provocant : " Si, après votre décision, la peine de mort n’est pas abrogée, eh bien, appellerez-vous la foule dans la rue pour exiger le renversement du gouvernement ? " - " Oui ! lui crient en réponse les bolcheviks, oui, nous appellerons la foule et chercherons à obtenir le renversement du gouvernement. " " Vous avez, maintenant, levé bien haut la tête ", dit Tsérételli. Les bolcheviks levaient la tête avec les masses. Les conciliateurs baissaient la tête quand la masse la levait. La revendication de l’abolition de la peine de mort est adoptée à la presque-unanimité des voix, environ neuf cents contre quatre. Ces quatre : Tsérételli, Tchkhéidzé, Dan, Liber ! Quatre jours après, au Congrès d’unification des mencheviks et des groupes voisins, où, sur les questions essentielles, l’on adoptait les résolutions de Tsérételli contre l’opposition de Martov, on admit sans débat l’exigence d’une abolition immédiate de la peine de mort : Tsérételli se taisait, n’étant plus en état de résister à la pression.

Dans l’atmosphère politique qui se chargeait de plus en plus intervinrent les événements du front. Le 19 août, les Allemands rompirent la ligne des troupes russes prés d’Ikskul et, le 21, occupèrent Riga. L’accomplissement de la prophétie de Kornilov fut, comme il en avait été convenu d’avance, le signal de l’offensive politique de la bourgeoisie. La presse décupla sa campagne contre les " ouvriers qui ne travaillaient pas " et les " soldats qui ne combattaient point ". La révolution se trouvait responsable en tout : elle avait livré Riga, elle se dispose à rendre Pétrograd. La campagne contre l’armée, aussi enragée que six semaines ou deux mois auparavant, n’avait cette fois pas ombre de justification. En juin, les soldats avaient effectivement refusé de prendre l’offensive : ils ne voulaient pas bouleverser le front, tirer les Allemands de leur passivité, recommencer les batailles. Mais, sous Riga, l’initiative de l’offensive appartenait à l’ennemi et l’état d’esprit des soldats devenait différent. Ce furent justement les effectifs de la 12e armée, les plus touchés par la propagande, qui s’avérèrent les moins susceptibles de panique.

Un commandant d’armée, le général Parsky, se flattait, et non tout à fait sans raison, de voir la retraite s’exécuter " exemplairement ", d’une façon non comparable aux retraites de Galicie et de la Prusse orientale. Le commissaire Voïtinsky disait dans un rapport : " Nos troupes, dans le secteur de la rupture du front, accomplissent sans réplique et valeureusement les tâches qui leur incombent, mais elles ne sont pas en état de résister longtemps à la pression de l’ennemi, et elles reculent lentement, pas à pas, subissant de formidables pertes. J’estime indispensable de noter la haute valeur des chasseurs lettons dont les survivants, quoique complètement épuisés, furent ramenés au combat… "

Plus élevé était encore le ton du rapport du président du Comité de l’armée, le menchevik Koutchine : " L’état d’esprit des soldats est surprenant. D’après le témoignage des membres du comité et des officiers, la capacité de résistance est telle qu’on n’en avait jamais vu de pareille." Un autre représentant de la même armée apportait, quelques jours plus tard, ce rapport en séance du Bureau du Comité exécutif : " A l’arrière-garde du front rompu se trouvait seulement une brigade lettonne, composée presque exclusivement de bolcheviks. Ayant reçu l’ordre de marcher [la brigade], avec ses drapeaux rouges et ses fanfares, avança et se battit très courageusement. " Dans le même esprit, bien qu’en termes plus réservés, Stankévitch écrivait plus tard : " Même à l’état-major de l’armée, où se trouvaient des personnages qui, au su de tous, cherchaient la possibilité de rejeter la faute sur les soldats, je ne pus avoir communication d’un seul fait concret, montrant inexécuté non seulement un ordre de combat mais, en général, un ordre quelconque. " Les équipages de la flotte dans l’opération de descente à Mondsund, montrèrent, comme il résulte des documents officiels, une considérable fermeté.

Pour élever le moral des troupes, particulièrement des chasseurs lettons et des marins de la Baltique, il n’était pas indifférent loin de là - qu’il s’agît cette fois immédiatement de la défense des deux centres de la révolution : Riga et Pétrograd. Les contingents les plus avancés en étaient déjà venus à se pénétrer de cette idée bolcheviste que " ficher la baïonnette en terre ", ce n’est pas résoudre la question de la guerre ; que la lutte pour la paix est inséparable de la lutte pour la conquête du pouvoir, c’est-à-dire d’une nouvelle révolution.

Si même certains commissaires, intimidés par la pression des généraux, exagéraient la résistance de l’armée, il n’en reste pas moins ce fait que soldats et matelots exécutaient les ordres et se faisaient tuer. Ils ne pouvaient faire davantage. Mais la défense, en somme, n’existait tout de même plus. Si invraisemblable que ce soit, la 12e armée fut entièrement prise au dépourvu. Tout faisait défaut : hommes, canons, munitions, masques à gaz. Le service de liaison se révéla désastreusement organisé. Les attaques devaient être différées par ce fait que, pour des fusils russes, l’on recevait des cartouches du modèle japonais. Or, il ne s’agissait point accidentellement d’un seul secteur du front.

La signification de la perte de Riga n’était pas un secret pour le haut commandement. Comment donc expliquer la situation exceptionnellement pitoyable des forces et ressources de défense de la 12e armée ? "… Les bolcheviks - écrit Stankévitch — s’étaient déjà mis à répandre le bruit que la ville aurait été livrée aux Allemands à dessein, parce que le commandement voulait se débarrasser de ce nid, de cette pépinière du bolchevisme. Ces bruits ne pouvaient que rencontrer créance dans l’armée où l’on savait qu’en somme il n’y avait eu ni défense ni résistance. " Effectivement, dès décembre 1916, les généraux Roussky et Broussilov s’étaient plaints de ce que Riga était " la plaie du front Nord ", un " nid gagné par la propagande ", contre lequel on ne pouvait lutter autrement que par des exécutions. Abandonner les ouvriers et les soldats de Riga à la sévère école de l’occupation militaire allemande devait être le rêve secret de nombreux généraux du front Nord.

Personne ne pensait, bien entendu, que le généralissime eût donné l’ordre de livrer Riga. Mais tous les hauts commandants avaient lu le discours de Kornilov et l’interview de son chef d’état-major, Loukomsky. Cela tenait entièrement lieu d’un ordre. Le général en chef des troupes du front Nord, Klembovsky, appartenait à l’étroite clique des conspirateurs et, par conséquent, attendait la reddition de Riga comme le signal des actes de sauvetage. Et, dans des conditions plus normales, les généraux russes préféraient ouvrir les places et battre en retraite. Maintenant qu’ils étaient relevés d’avance de leurs responsabilités par le Grand Quartier Général, et comme l’intérêt politique les poussait dans la voie du défaitisme, ils ne firent même pas une tentative de défense. Que tel ou tel général ait ajouté au sabotage passif de la défense une activité nocive, c’est une question subsidiaire, difficilement soluble par son essence même. Il serait néanmoins naïf d’admettre que les généraux se soient abstenus de donner le coup de pouce au destin dans toutes les occasions où leurs actes de félonie pouvaient passer impunément.

Le journaliste américain John Reed, qui savait voir et écouter, et qui a laissé un livre immortel de chroniques sur les journées de la Révolution d’Octobre, déclare sans ambages qu’une considérable partie des classes possédantes de Russie préférait la victoire des Allemands au triomphe de la révolution et ne se gênait pas pour en parler ouvertement. " Au cours d’une soirée que je passai chez un marchand de Moscou - raconte John Reed, entre autres exemples - on demanda pendant le thé aux onze personnes présentes qui elles préféraient de Guillaume ou des bolcheviks. Dix voix contre une se prononcèrent pour Guillaume. " (Dix jours qui ébranlèrent le Monde, édition française, p. 33.) Le même écrivain américain s’entretint sur le front Nord avec des officiers " qui préféraient franchement le désastre militaire à la coopération avec les comités de soldats " (p. 33).

Pour l’accusation politique formulée par les bolcheviks, et non par eux seuls, il suffisait parfaitement que la reddition de Riga entrât dans le plan des conspirateurs et eût sa date précisément fixée sur leur calendrier. Cela se lisait tout à fait nettement entre les lignes du discours de Kornilov à Moscou. Les événements qui suivirent élucidèrent complètement ce côté de l’affaire. Mais nous avons aussi un témoignage direct auquel l’auteur, par sa personnalité, communique, dans le cas présent, une authenticité irrécusable. Milioukov raconte dans son Histoire : " A Moscou même, Kornilov avait indiqué dans son discours le moment au-delà duquel il ne voulait plus différer des démarches résolues " pour sauver le pays de la perdition et l’armée de la débâcle ". Ce moment fut la chute de Riga prédite par lui. Ce fait, à son avis, devait provoquer un sursaut patriotique… D’après ce que Kornilov me déclara personnellement, dans notre entrevue du 13 août à Moscou, il ne voulait pas manquer cette occasion, et l’instant du conflit ouvert avec le gouvernement de Kérensky se présentait dans son esprit comme tout à fait déterminé, jusques et y compris une date fixée d’avance, le 27 août. " Peut-on s’exprimer plus clairement ? Pour réaliser sa marche sur Pétrograd, Kornilov avait besoin de la reddition de Riga quelques jours avant l’échéance prévue. Renforcer les positions de Riga, prendre de sérieuses mesures de défense, c’eût été annuler le plan d’une autre campagne, infiniment plus importante pour Kornilov. Si Paris vaut une messe, le pouvoir vaut bien Riga.

Pendant la semaine qui s’écoula entre la reddition de Riga et le soulèvement de Kornilov, le Grand Quartier Général devint le réservoir central des calomnies contre l’armée. Les informations de l’état-major russe et de la presse russe trouvaient un écho immédiat dans la presse de l’Entente. Les journaux patriotes russes, à leur tour, reproduisaient avec ravissement les railleries et les outrages du Times, du Temps ou du Matin, à l’adresse de l’armée russe. Le front des soldats frémit de vexation, d’indignation et de colère. Les commissaires et les comités, presque tous conciliateurs et patriotes, se sentirent atteints au plus vif. De tous côtés vinrent des protestations. Parmi les plus frappantes fut la lettre du Comité exécutif du front de Roumanie, de la région militaire d’Odessa et de la flotte de la mer Noire, groupement désigné par abréviation sous le nom de Roumtchérod, qui exigeait du Comité exécutif central " qu’il établît devant toute la Russie la dignité et la bravoure sans exemple des soldats du front roumain ; qu’on arrêtât dans la presse la campagne contre les soldats qui tombaient quotidiennement par milliers, en des combats acharnés, défendant la Russie révolutionnaire… ". Sous l’influence des protestations d’en bas, les sommets conciliateurs sortirent de leur passivité. " Il semble qu’il n’y ait point de boue que les journaux bourgeois n’aient déversée sur l’armée révolutionnaire ", écrivaient les Izvestia au sujet de leurs alliés dans le bloc. Mais rien n’agissait. Traquer l’armée, c’était une indispensable partie du complot au centre duquel se tenait le Grand Quartier Général.

Immédiatement après l’abandon de Riga, Kornilov donna par télégraphe l’ordre de fusiller pour l’exemple plusieurs soldats sur la route, sous les yeux des autres. Le commissaire Voïtinsky et le général Parsky répondirent qu’à leur avis de telles mesures n’étaient nullement justifiées par la conduite des soldats. Kornilov, hors de lui, déclara, dans une réunion des représentants de comités qui se trouvaient au Grand Quartier Général, qu’il traduisait en jugement Voïtinsky et Parsky pour avoir donné des comptes rendus inexacts sur la situation dans l’armée, c’est-à-dire, comme l’explique Stankévitch, pour " n’avoir pas rejeté la faute sur les soldats ". Pour compléter le tableau, il faut ajouter que, le même jour, Kornilov ordonna aux états-majors d’armée de communiquer des listes d’officiers bolcheviks au Comité principal de l’Union des officiers, savoir à l’organisation contre-révolutionnaire à la tête de laquelle se trouvait le cadet Novosiltsev et qui était le plus important levier du complot. Tel était ce généralissime, le " premier soldat de la révolution ! "

Se décidant à soulever un pan du voile, les Izvestia écrivaient : " Une mystérieuse clique, extraordinairement proche des hautes sphères du commandement, accomplit une œuvre monstrueuse de provocation… " Sous le nom de " mystérieuse clique ", l’on entendait Kornilov et son état-major. Les fulgurations de la guerre civile imminente éclairaient d’une nouvelle lumière non seulement l’aujourd’hui, mais l’hier. Pour leur propre défense, les conciliateurs se mirent à dénoncer la conduite suspecte du commandement pendant l’offensive de juin. Dans la presse pénétraient des informations de détail de plus en plus nombreuses sur les divisions et les régiments calomniés perfidement par les états-majors. " La Russie est en droit d’exiger - écrivaient les Izvestia - qu’on lui dévoile toute la vérité sur notre retraite de juillet. " Ces lignes étaient avidement lues par les soldats, les matelots, les ouvriers, particulièrement par ceux qui, prétendus coupables de la catastrophe sur le front, continuaient à remplir les prisons. Deux jours plus tard, les Izvestia se virent forcées de déclarer, déjà plus ouvertement, que " le Grand Quartier Général, par ses communiqués, jouait une partie déterminée contre le gouvernement provisoire et la démocratie révolutionnaire ". Le gouvernement était figuré dans ces lignes comme l’innocente victime des desseins du Grand Quartier Général. Mais, pourrait-on penser, le gouvernement avait toutes possibilités de remettre à la raison les généraux. S’il ne le fit pas, c’est qu’il ne le voulait pas.

Dans la protestation mentionnée ci-dessus contre la persécution qui frappait traîtreusement les soldats, le " Roumtchérod " indiquait avec une particulière indignation que " les informations de l’état-major…, soulignant la noble conduite du corps des officiers, semblaient diminuer consciemment le dévouement des soldats à la cause de la révolution ". La protestation du " Roumtchérod " parut dans la presse du 22 août, et, le jour suivant, fut publiée une ordonnance de Kérensky, consacrée à la glorification du corps des officiers qui " depuis les premiers jours de la révolution avait dû subir une diminution de ses droits ", et des outrages immérités de la part de la masse des soldats " qui dissimulait sa poltronnerie sous des mots d’ordre idéologiques ".

Tandis que ses plus proches adjoints, Stankévitch, Voltinsky et autres, protestaient contre la campagne de dénigrement vis-à-vis des soldats, Kérensky se joignait démonstrativement à cette campagne, la couronnant de son ordonnance provocatrice de ministre de la Guerre et de chef du gouvernement. Par la suite, Kérensky a reconnu que, dès la fin de juillet, il avait eu en main " des renseignements précis " sur la conspiration d’officiers groupés autour du Grand Quartier Général. " Le Comité principal de l’Union des officiers - d’après Kérensky - détachait de son milieu des conspirateurs actifs ; ses propres membres étaient les agents de la conspiration dans les localités ; c’étaient eux également qui donnaient aux manifestations légales de l’Union le ton qu’il fallait. " Ceci est absolument juste. Il convient seulement d’ajouter que " le ton qu’il fallait " était celui de la calomnie à l’égard de l’armée, des comités et de la révolution, le ton même dont est pénétrée l’ordonnance de Kérensky en date du 23 août.

Comment expliquer cette énigme ? Que Kérensky n’ait pas mené une politique réfléchie et conséquente, c’est absolument indiscutable. Mais il eût fallu qu’il fût un dément pour que, connaissant le complot des officiers, il allât exposer sa tête sous le sabre des conspirateurs et les aider, en même temps à se masquer. L’explication de la conduite si inconcevable à première vue de Kérensky est en réalité très simple : lui-même était à ce moment complice de la conspiration contre le régime sans issue de la Révolution de Février.

Lorsque vint le moment des aveux, Kérensky déclara lui-même que, des cercles de la cosaquerie, du corps des officiers et du milieu des politiciens bourgeois, on lui avait proposé plus d’une fois une dictature personnelle. " Mais cela tombait sur un sol stérile… " La position de Kérensky était en tout cas telle que les leaders de la contre-révolution avaient la possibilité, sans rien risquer, d’échanger avec lui des vues sur un coup d’État. " Les premières conversations sur la dictature, sous forme d’un léger sondage ", commencèrent, d’après Dénikine, au début de juin, c’est-à-dire au moment où se préparait l’offensive du front. A ces pourparlers assistait fréquemment aussi Kérensky, et dans ces cas-là, il y était bien entendu, avant tout pour Kerensky lui-même, que c’était précisément lui qui se placerait au centre de la dictature. Soukhanov dit fort justement de lui : " Il était kornilovien sous condition d’être à la tête du kornilovisme. " Pendant les journées du krach de l’offensive, Kérensky avait promis à Kornilov et à d’autres généraux beaucoup plus qu’il ne pouvait tenir. " Dans ses randonnées vers le front - raconte le général Loukomsky - Kérensky se gargarisait de vaillance et, avec ses compagnons de route, discuta plus d’une fois de la création d’un pouvoir ferme, de la formation d’un directoire ou de la transmission du Pouvoir à un dictateur. " Conformément à son caractère, Kérensky apportait dans ces entretiens un élément informe de négligence et de dilettantisme. Les généraux, par contre, étaient portés vers des idées achevées d’état-major.

La participation non forcée de Kérensky aux entretiens de généraux légalisait pour ainsi dire l’idée d’une dictature militaire à laquelle, par prudence devant la révolution non encore étouffée, l’on donnait le plus souvent le nom de Directoire. En quelle mesure jouaient ici un rôle des réminiscences historiques sur le gouvernement de la France après Thermidor ? Il est difficile de le dire. Mais, indépendamment d’un camouflage purement verbal, le Directoire présentait pour le début cette incontestable commodité d’admettre la co-subordination des ambitions personnelles. Dans le Directoire, il devait se trouver une place non seulement pour Kérensky et Kornilov, mais aussi pour Savinkov, même pour Filonenko : en général, pour des hommes " à la volonté de fer ", comme s’exprimaient eux-mêmes les candidats au Directoire. Chacun d’eux se berçait de l’idée de passer ensuite d’une dictature collective à une dictature personnelle.

Pour traiter en conspirateur avec le Grand Quartier Général, Kérensky n’avait pas besoin, par conséquent, d’opérer quelque revirement brusque : il suffisait de développer et de continuer ce qui était déjà commencé. Il estimait en outre qu’il pourrait donner à la conspiration des généraux la direction convenable, la faisant tomber non seulement sur les bolcheviks, mais, en de certaines limites, sur les têtes de ses alliés et tuteurs fastidieux du milieu des conciliateurs. Kérensky manœuvrait ainsi afin, tout en évitant de dénoncer à fond les conspirateurs, de leur faire une bonne peur et de les introduire dans sa combinaison. Il atteignit même, en ceci, la limite au-delà de laquelle le chef du gouvernement se serait déjà transformé en un conspirateur illégal. " Kérensky avait besoin d’une énergique pression sur lui de la droite, des cliques capitalistes, des ambassades alliées et, particulièrement, du Grand Quartier Général - écrivait Trotsky au début de septembre - pour l’aider à prendre définitivement ses franches coudées. Kérensky voulait utiliser la mutinerie des généraux pour consolider sa dictature. " Le moment du tournant fut celui de la Conférence d’État. Emportant de Moscou, avec l’illusion de possibilités illimitées, le sentiment humiliant d’un échec personnel, Kérensky se résolut enfin à rejeter les doutes et à se montrer à eux de toute sa taille. A eux ? A qui donc ? A tous. Avant tout aux bolcheviks qui, sous la pompeuse mise en scène nationale, avaient glissé la mine d’une grève générale. Par là même, mettre à la raison, une fois pour toutes, les droites, tous ces Goutchkov et Milioukov, qui ne le prennent pas au sérieux, raillent ses gestes, considèrent son pouvoir comme une ombre de pouvoir. Enfin donner une solide leçon à " ces autres " précepteurs de la conciliation, dans le genre du détesté Tsérételli, qui avait osé le corriger et l’admonester, lui, l’élu de la nation, même à la Conférence d’État. Kérensky résolut fermement et définitivement de prouver au monde entier qu’il n’était pas du tout l’ " hystérique ", le " cabotin ", la " ballerine " que désignaient en sa personne, de plus en plus ouvertement, les officiers de la Garde et des Cosaques, mais qu’il était un homme de fer, ayant fermé son cœur à double tour et jeté la clef dans la mer, en dépit des supplications d’une belle inconnue dans une loge de théâtre.

Stankévitch note en Kérensky, ces jours-là, " un effort pour prononcer quelque parole nouvelle compatible avec l’anxiété et la perturbation du pays. Kérensky… décida d’établir dans l’armée des sanctions disciplinaires. Probablement se disposait-il à proposer au gouvernement d’autres mesures résolues. " Stankévitch connaissait seulement des intentions du chef ce que celui-ci jugeait opportun de lui communiquer. En réalité, les desseins de Kérensky allaient à cette époque déjà beaucoup plus loin. Il avait décidé de ruiner d’un seul coup le terrain sous les pieds de Kornilov, en réalisant le programme de ce dernier et en s’attachant ainsi la bourgeoisie. Goutchkov n’avait pu déclencher l’offensive des troupes : lui, Kérensky, l’avait pu. Kornilov ne peut réaliser le programme de Kornilov. Lui, Kérensky, le pourra. La grève de Moscou a rappelé, il est vrai, que, dans cette voie, des obstacles surgiront. Mais les Journées de Juillet ont montré que, sur ce point, l’on peut aussi prendre le dessus. Il faut seulement, cette fois-ci, pousser le travail jusqu’au bout, sans se laisser prendre au coude par les amis de gauche.

Avant tout, il est indispensable de remanier totalement la garnison de Pétrograd : remplacer les régiments révolutionnaires par des contingents " sains " qui ne se retourneraient pas vers les soviets. Sur ce plan, il n’y a pas possibilité de traiter avec le Comité exécutif, et c’est d’ailleurs inutile : le gouvernement est reconnu indépendant, et sous cette enseigne, a été couronné à Moscou. A vrai dire, les conciliateurs entendent l’indépendance comme une formalité, comme moyen d’apaiser les libéraux. Mais lui, Kérensky, transformera le formel en réalité : ce n’est pas en vain qu’à Moscou il a déclaré n’être ni avec les droites, ni avec les gauches, et que là est sa force. Maintenant, il va le prouver en fait ! Les lignes de conduite du Comité exécutif et de Kérensky, dans les journées qui suivirent la Conférence, continuèrent à diverger : les conciliateurs s’étaient effrayés devant les masses possédantes. Les masses populaires exigeaient l’abolition de la peine de mort sur le front. Kornilov, les cadets, les ambassades de l’Entente, réclamaient l’institution de cette peine à l’arrière.

Le 19 août, Kornilov télégraphiait au ministre-président : " J’insiste sur la nécessité urgente de soumettre à mes ordres la région de Pétrograd. " Le Grand Quartier Général allongeait ouvertement la main vers la capitale. Le 24 août, le Comité exécutif prit son courage à deux mains, exigeant publiquement du gouvernement qu’il mît fin " aux procédés contre-révolutionnaires " et entreprît " sans retard et de toute son énergie " la réalisation des réformes démocratiques. C’était un langage nouveau. Kérensky était forcé de choisir entre une adaptation à la plate-forme démocratique qui, malgré toute sa débilité, pouvait amener une rupture avec les libéraux et les généraux, et le programme de Kornilov qui devait mener inévitablement à un conflit avec les soviets. Kérensky décida de tendre la main à Kornilov, aux cadets, à l’Entente. Il voulait à tout prix éviter une lutte ouverte du côté de la droite.

Il est vrai que, le 21 août, furent consignés en état d’arrestation chez eux les grands-ducs Michel Alexandrovitch et Paul Alexandrovitch. Plusieurs autres personnages furent par la même occasion gardés à vue. Mais tout cela était trop peu sérieux et il fallut aussitôt élargir les prisonniers : " … Il se trouva - déclara bien plus tard Kérensky dans ses témoignages sur l’affaire Kornilov - que l’on nous avait consciemment dirigés sur une fausse route. " Il faudrait ajouter : avec le concours de Kérensky lui-même. Car enfin il était absolument évident que pour les conspirateurs sérieux, c’est-à-dire pour toute la moitié droite de la Conférence de Moscou, il ne s’agissait nullement du rétablissement de la monarchie, mais de l’établissement de la dictature de la bourgeoisie sur le peuple. Dans ce sens, Kornilov et tous ses partisans rejetaient non sans rire les incriminations concernant des desseins " contre-révolutionnaires ", c’est-à-dire monarchistes.

Il est vrai que quelque part, dans des arrière-cours, chuchotaient entre eux d’anciens dignitaires, aides de camp, demoiselles d’honneur, Cent-Noirs attachés à la Cour, sorciers, moines, ballerines. Mais c’était une grandeur absolument insignifiante. La victoire de la bourgeoisie ne pouvait venir que sous la forme d’une dictature militaire. La question de la monarchie n’aurait pu se poser qu’à une des étapes ultérieures, mais, toutefois, sur la base de la contre-révolution bourgeoise et non avec l’aide des demoiselles d’honneur raspoutiniennes. Pour la période envisagée, la réalité, c’était la lutte de la bourgeoisie contre le peuple, sous le drapeau de Kornilov. Cherchant une alliance avec ce camp-là, Kérensky était d’autant plus volontiers disposé à se camoufler devant les gauches suspectes en arrêtant fictivement les grands-ducs. Le mécanisme était si clair que le journal moscovite des bolcheviks écrivit dès alors : " Arrêter une paire de poupées sans cervelle de la clique Romanov, et laisser en liberté… la clique militaire des commandants, Kornilov en tête, c’est tromper le peuple. " Ainsi se rendaient odieux les bolcheviks, parce qu’ils voyaient tout et parlaient de tout hautement.

L’animateur et guide de Kérensky en ces journées critiques, c’est Savinkov, aventurier de grande envergure, révolutionnaire du genre sportif qui, de l’école du terrorisme individuel, a retenu le mépris de la masse ; homme doué et volontaire, ce qui ne l’empêcha pas, d’ailleurs, d’être pendant plusieurs années un instrument entre les mains du fameux agent provocateur Azef : sceptique et cynique, se considérant, et non sans raison, comme en droit de regarder Kérensky de haut en bas, et, tout en portant la main droite à la visière, de le mener respectueusement de la main gauche par le bout du nez. Savinkov en imposait à Kérensky en tant qu’homme d’action et Kornilov en tant qu’authentique révolutionnaire dont le nom était historique.

Milioukov rapporte un curieux récit de la première rencontre du commissaire et du général, d’après Savinkov lui-même : " Général - disait Savinkov - je sais que si les circonstances en viennent là que vous deviez me faire fusiller, vous le ferez. " Puis, après une pause, il ajouta : " Mais si les circonstances se présentent ainsi que je doive vous faire fusiller, je le ferai également. " Savinkov était passionné de littérature, connaissait Corneille et Hugo, était enclin à prendre le grand genre. Kornilov se disposait à en finir avec la révolution sans se soucier des formules du pseudo-classicisme et du romantisme. Mais le général, lui non plus, n’était nullement étranger aux charmes d’un " puissant style artistique " : les paroles de l’ancien terroriste devaient agréablement chatouiller ce qui subsistait d’un fonds héroïque dans l’ancien Cent-Noirs.

Dans un article de journal écrit beaucoup plus tard, évidemment inspiré et peut-être rédigé par Savinkov, ses propres plans étaient expliqués d’une façon assez transparente. " Du temps encore qu’il était commissaire, - disait l’article - Savinkov en vint à cette conviction que le gouvernement provisoire ne serait pas en mesure de tirer le pays d’une pénible situation. Ici devaient agir d’autres forces. Cependant, tout le travail dans ce sens ne pouvait s’effectuer que sous l’enseigne du gouvernement provisoire, en particulier de Kérensky. C’eût été une dictature révolutionnaire réalisée par une main de fer. Cette main, Savinkov la vit…, celle du général Kornilov. " Kérensky comme camouflage " révolutionnaire ", Kornilov comme main de fer.

Sur le rôle du troisième, l’article fait silence. Mais il n’est pas douteux que Savinkov cherchait à réconcilier le général en chef et le premier ministre, non sans l’intention de les éliminer tous les deux. Pendant un certain temps, cette arrière-pensée devint tellement manifeste que Kérensky, sur les protestations de Kornilov, juste à la veille de la Conférence d’État, força Savinkov à donner sa démission. Cependant, comme tout ce qui se passait généralement dans cette sphère, la démission n’était point d’un caractère définitif. " Le 17 août, il se vérifia - déclara Filonenko - que Savinkov et moi conservions nos postes et que le ministre-président acceptait en principe le programme développé dans le rapport présenté par le général Kornilov, Savinkov et moi-même. " Savinkov, à qui Kérensky, le 17 août, avait " ordonné de préparer un projet de loi sur les mesures à prendre à l’arrière ", créa dans ce but une commission sous la présidence du général Apouchkine. Sérieusement apeuré par Savinkov, Kérensky, cependant, finit par se résoudre à l’utiliser pour son grand plan, et non seulement lui conserva le ministère de la Guerre, mais lui donna, de surcroît, celui de la Marine. Cela signifiait, d’après Milioukov, que pour le gouvernement " le temps était venu d’agir, même avec le risque de faire descendre dans la rue les bolcheviks ". Savinkov, en cette circonstance, " disait ouvertement qu’avec deux régiments il serait facile d’écraser la rébellion des bolcheviks et de dissoudre leurs organisations ".

Kérensky comme Savinkov comprenait parfaitement, surtout après la Conférence de Moscou, que le programme de Kornilov ne serait, en aucun cas, accepté par les soviets conciliateurs. Le Soviet de Pétrograd qui, la veille encore, a exigé l’abolition de la peine de mort au front, se dressera avec deux fois plus d’énergie, demain, contre l’établissement de la peine de mort à l’arrière ! Le danger était, par conséquent, en ceci que le mouvement contre le coup d’État médité par Kérensky aurait à sa tête non les bolcheviks, mais les soviets. Pourtant l’on ne pouvait s’arrêter devant cela : car enfin il s’agissait du salut du pays ! " Le 22 août - écrit Kérensky - Savinkov se rendit au Grand Quartier Général, entre autres choses (!) pour exiger, mandaté par moi, du général Kornilov qu’il mît à la disposition du gouvernement un corps de cavalerie. " Savinkov lui-même définissait de la façon suivante cette mission comme s’il était obligé de se justifier devant l’opinion publique : " Solliciter du général Kornilov un corps de cavalerie pour la vraie réalisation de l’état de siège à Pétrograd et pour la protection du gouvernement provisoire contre toutes menées attentatoires, particulièrement (!) contre celles des bolcheviks, de qui l’attaque… d’après les données du contre-espionnage à l’étranger, se préparait de nouveau en liaison avec une descente allemande et un soulèvement en Finlande… " Les données fantaisistes du contre-espionnage devaient tout simplement dissimuler ce fait que le gouvernement lui-même, selon les termes de Milioukov, assumait " le risque d’appeler les bolcheviks dans la rue ", c’est-à-dire était prêt à provoquer un soulèvement. Et comme la promulgation des décrets sur la dictature militaire était fixée aux dernières journées d’août, c’est vers les mêmes délais que Savinkov fixait l’émeute attendue.

Le 25 août fut interdit, sans aucun motif apparent, l’organe des bolcheviks, Prolétarii (Le Prolétaire). Publié pour le remplacer, le Rabotchii (L’Ouvrier) écrivait que son prédécesseur " avait été interdit le lendemain du jour où, à l’occasion de la rupture du front de Riga, il avait appelé les ouvriers et les soldats à tenir bon, à rester calmes. Quelle est la main qui se préoccupait ainsi d’empêcher les ouvriers de savoir que le parti les met en garde contre la provocation ? " Cette question visait en pleine poitrine. Le sort de la presse bolcheviste se trouvait entre les mains de Savinkov. L’interdiction du journal offrait deux avantages : elle irritait les masses et empêchait le parti de les protéger contre une provocation qui venait, cette fois, directement, des hauteurs gouvernementales.D’après les procès-verbaux du Grand Quartier Général, peut-être légèrement stylisés, mais, dans l’ensemble, correspondant parfaitement au caractère de la situation et des personnages en scène, Savinkov déclara à Kornilov : " Il sera donné satisfaction à vos exigences, Lavr Guéorguiévitch, sous peu de jours. Mais, en ce cas, le gouvernement craint qu’à Pétrograd il n’en résulte de sérieuses complications… La publication de vos exigences… poussera à agir les bolcheviks… On ignore comment se comporteront les soviets à l’égard de la nouvelle loi. Ces derniers peuvent également se dresser contre le gouvernement… C’est pourquoi je vous prie de donner des ordres pour que le 3e corps de cavalerie soit, vers la fin d’août, cantonné sous Pétrograd et mis à la disposition du gouvernement provisoire. Dans le cas où, avec les bolcheviks, agiraient aussi des membres des soviets, nous serons obligés de sévir contre eux. " L’émissaire de Kérensky ajouta que les mesures devaient être les plus résolues et les plus impitoyables - à quoi Kornilov répondit qu’il " ne comprenait pas d’autres mesures ". Plus tard, quand il dut se justifier, Savinkov ajoutait : " Si, au moment de l’insurrection des bolcheviks, les soviets avaient été bolcheviks… " Mais ce n’était là qu’une ruse grossière : les décrets annonçant le coup d’État de Kérensky devaient suivre dans trois ou quatre jours. Il s’agissait, par conséquent, non des soviets de l’avenir, mais de ceux qui existaient à la fin d’août.

Pour parer aux malentendus et ne pas provoquer l’action des bolcheviks " avant le temps venu ", on s’entendit sur le dispositif suivant : préalablement concentrer à Pétrograd un corps de cavalerie, ensuite déclarer la ville en état de siège et, seulement après, promulguer les nouvelles lois qui devaient provoquer le soulèvement des bolcheviks. Dans le procès-verbal du Grand Quartier Général ce plan est écrit noir sur blanc : " Afin que le gouvernement provisoire sache exactement quand il faudra déclarer la circonscription militaire de Pétrograd en état de siège, et quand promulguer la nouvelle loi, il faut que le général Kornilov télégraphie à lui, Savinkov, la date précise où le corps de cavalerie approchera de Pétrograd. " Les généraux conspirateurs avaient compris, d’après les termes de Stankévitch, " que Savinkov et Kérensky… voulaient accomplir un certain coup d’État avec l’aide du Grand Quartier Général. Il ne fallait pas autre chose. Ils se hâtaient de consentir à toutes les exigences et conditions… " Dévoué à Kérensky, Stankévitch fait cette réserve qu’au Grand Quartier Général " l’on associait erronément " Kérensky et Savinkov. Mais comment pouvait-on les dissocier, du moment que Savinkov était venu avec un mandat de Kérensky nettement formulé ? Kérensky lui-même écrit : " Le 25 août, Savinkov revient du Grand Quartier Général et me rapporte que des troupes seront envoyées à la disposition du gouvernement provisoire, conformément à la convention. " Pour le 26 au soir est fixée l’adoption par le gouvernement du projet de loi sur les mesures pour l’arrière qui devait devenir le prologue des actes décisifs du corps de cavalerie. Tout est prêt. Il ne reste qu’à appuyer sur un bouton.

Les événements, les documents, les témoignages des participants, enfin les aveux de Kérensky lui-même, démontrent de concert que le ministre-président, à l’insu d’une partie de son propre gouvernement, derrière le dos des soviets qui lui avaient passé le pouvoir, en se cachant du parti auquel il se disait adhérent, se mit en accord avec les sommités du généralat pour modifier radicalement le régime d’État avec l’aide de la force armée .Dans le langage de la législation criminelle, cette façon d’agir a une dénomination parfaitement fixée, du moins pour le cas où l’entreprise ne conduit pas à la victoire. La contradiction entre le caractère " démocratique " de la politique de Kérensky et le plan de sauvetage du pays au moyen du sabre ne peut sembler insoluble que d’un point de vue superficiel. En réalité, le plan d’une action de la cavalerie découlait entièrement de la politique conciliatrice. En découvrant cette causalité, l’on peut, dans une notable mesure, faire abstraction non seulement de la personnalité de Kérensky, mais aussi des particularités du milieu national : il s’agit de la logique objective du mouvement conciliateur dans les conditions de la révolution.

Friedrich Ebert, mandataire du peuple en Allemagne, conciliateur et démocrate, non seulement agissait sous la direction des généraux du Hohenzollern, derrière le dos de son propre parti, mais se trouva, dès le début de décembre 1918, complice direct d’une conspiration militaire ayant pour but l’arrestation de l’organe suprême des conseils et la proclamation d’Ebert lui-même président de la République. Ce n’est pas par hasard que Kérensky présentait plus tard Ebert comme l’idéal d’un homme d’État.

Lorsque tous les desseins, ceux de Kérensky, ceux de Savinkov, ceux de Kornilov, se furent écroulés, Kérensky, qui avait la tâche difficile d’effacer les traces, certifiait ceci : " Après la Conférence de Moscou, il fut clair pour moi que la plus prochaine tentative de coup d’État viendrait de droite, et non de gauche. " Il est absolument incontestable que Kérensky avait peur du Grand Quartier Général et de la sympathie dont la bourgeoisie entourait les conspirateurs militaires. Mais il n’en résultait pas moins qu’avec le Grand Quartier Général, Kérensky jugeait nécessaire de lutter, non au moyen d’un corps de cavalerie, mais en appliquant de sa propre part le programme de Kornilov. L’équivoque complice du premier ministre n’accomplit pas simplement une mission d’affaires pour laquelle aurait suffi un télégramme chiffré du palais d’Hiver à Mohilev - non, il se présentait en entremetteur pour réconcilier Kornilov avec Kérensky, c’est-à-dire accorder leurs plans et, par là, assurer au coup d’État, dans la mesure du possible, un cours de légalité. Kérensky semblait dire, par l’intermédiaire de Savinkov : " Agissez, mais dans les limites de mon dessein. Vous éviterez ainsi le risque et obtiendrez presque tout ce que vous voulez. " Savinkov donnait pour sa part cette indication : " Ne dépassez pas prématurément les limites des plans de Kérensky. " Telle était l’originale équation à trois inconnues. C’est seulement sous ce rapport que l’appel de Kérensky demandant au Grand Quartier Général, par l’intermédiaire de Savinkov, un corps de cavalerie, est compréhensible. Les conspirateurs étaient sollicités par un complice hautement placé, qui se maintenait dans sa propre légalité et s’efforçait de s’assujettir le complot même.

Parmi les commissions données à Savinkov, une seule semblait être une mesure effectivement dirigée contre le complot de la droite : elle concernait le Comité principal des officiers dont la suppression était exigée par la conférence pétersbourgeoise du parti de Kérensky. Mais la formule même de la commission est remarquable : " dans la mesure du possible, liquider l’Union des officiers ". Il est encore plus remarquable que Savinkov, loin de trouver cette possibilité, ne la recherchât même pas. La question fut tout simplement enterrée, comme inopportune. La commission même n’était donnée que pour avoir, sur le papier, une trace, une justification devant les gauches : les mots " dans la mesure du possible " signifièrent que l’exécution n’était pas exigée. Comme pour souligner plus crûment le caractère décoratif de la commission, elle était libellée en première ligne.

Essayant d’atténuer de quelque façon le sens accablant du fait que, s’attendant à un coup de droite, il avait débarrassé la capitale des régiments révolutionnaires et s’était dans le même temps adressé à Kornilov pour obtenir des troupes " sûres ", Kérensky allégua plus tard les trois conditions sacramentelles posées par lui pour l’appel d’un corps de cavalerie. C’est ainsi que, consentant à soumettre à Kornilov la région militaire de Pétrograd, Kérensky y mettait cette condition que l’on détacherait de la région la capitale et la banlieue, pour que le gouvernement ne se trouvât pas tout à fait dans les mains du Grand Quartier Général, car, comme s’exprimait Kérensky dans son milieu, " là, nous serions mangés ". Cette condition prouve seulement que, rêvant de subordonner les généraux à son propre dessein, Kérensky n’avait à sa disposition rien d’autre que d’impuissantes arguties. Que Kérensky n’ait pas voulu se laisser dévorer, on peut le croire sans preuves.

Les deux autres conditions étaient sur un même niveau : Kornilov ne devait ni inclure dans le corps expéditionnaire la division dite " sauvage ", composée de montagnards du Caucase, ni placer le général Krymov à la tête du corps. Du point de vue de la protection des intérêts de la démocratie, c’était véritablement avaler le chameau et passer au tamis les moustiques. Mais, par contre, du point de vue du camouflage du coup porté à la révolution, les conditions de Kérensky avaient un sens incomparablement plus profond. Diriger contre les ouvriers de Pétrograd des montagnards caucasiens qui ne parlaient pas le russe eût été trop imprudent : le tsar lui-même ne l’avait point osé en son temps ! L’incommodité de la désignation du général Krymov, sur lequel le Comité exécutif possédait des renseignements suffisamment précis, était persuasivement motivée par Savinkov alléguant au Grand Quartier Général les intérêts de la cause commune : " Il serait fâcheux, disait-il, - dans le cas d’un soulèvement à Pétrograd, que ce mouvement fût écrasé justement par le général Krymov. A son nom, l’opinion publique rattachera peut-être des aspirations sur lesquelles il ne se guide pas… " Enfin, le fait même que le chef du gouvernement, appelant un détachement de troupes dans la capitale, prend les devants avec une étrange prière : ne pas envoyer la division " sauvage " et ne pas désigner Krymov, dénonce aussi clairement qu’il se puisse Kérensky comme ayant connu préalablement non seulement le schéma général du complot, mais aussi la composition projetée de l’expédition punitive et les candidatures des principaux exécuteurs.

Quoi qu’il en soit, cependant, de ces circonstances secondaires, il est absolument évident que le corps de cavalerie de Kornilov ne pouvait nullement être utilisable pour la défense de la " démocratie ". En revanche, Kérensky ne pouvait pas douter que, de toutes les parties de l’armée, ce corps serait le plus sûr instrument contre la révolution. A vrai dire, il eût été plus avantageux d’avoir à Pétrograd un détachement dévoué personnellement à Kérensky dressé au-dessus des droites et des gauches. Cependant, comme le montrera toute la marche ultérieure des événements, ces troupes-là n’existaient pas dans la réalité. Pour combattre la révolution, il n’y avait personne d’autre que les korniloviens : c’est à eux que recourut Kérensky.Les mesures militaires complétèrent seulement la politique. Le cours général du gouvernement provisoire, pendant une quinzaine à peu près, séparant la Conférence de Moscou du soulèvement de Kornilov, aurait été en somme suffisant par lui-même pour prouver que Kérensky se disposait non à lutter contre les droites, mais à faire front unique avec elles contre le peuple. Négligeant les protestations du Comité exécutif à l’égard de sa politique contre-révolutionnaire, le gouvernement fait, le 26 août, une démarche audacieuse en faveur des propriétaires de terres en décidant à l’improviste un relèvement des prix du pain au double. Le caractère odieux de cette mesure, prise d’ailleurs sur les exigences ouvertes de Rodzianko, la rapprochait d’une provocation consciente vis-à-vis des masses affamées. Kérensky essayait évidemment d’acheter l’extrême flanc droit de la Conférence de Moscou pour une grosse ristourne. " Je suis vôtre ! " disait-il à l’Union des officiers, dans son ordonnance flatteuse signée le jour même où Savinkov partait engager des pourparlers au Grand Quartier Général. " Je suis vôtre ! " se hâtait de crier Kérensky aux propriétaires nobles à la veille des représailles d’une cavalerie sur tout ce qui restait encore de la Révolution de Février.

Les dépositions de Kérensky devant la commission d’enquête nommée par lui-même furent indignes. Comparaissant en témoin, le chef du gouvernement se sentait en somme le principal accusé et, de plus, pris en flagrant délit. De très expérimentés fonctionnaires, qui comprenaient parfaitement le mécanisme des événements, firent semblant de croire sérieusement aux explications du chef du gouvernement. Mais les autres mortels, dont des membres du parti de Kérensky, se demandaient avec une franche stupéfaction comment un seul et même corps pouvait être utile à la réalisation du coup d’État et à sa répression. Il y avait déjà trop d’inadvertance, du côté d’un " socialiste-révolutionnaire ", à introduire dans la capitale une troupe destinée à l’étrangler. Il est vrai que les Troyens avaient jadis introduit dans les murs de leur propre ville un détachement ennemi ; mais ils ne savaient pas, du moins, ce que contenait la carcasse du cheval de bois. Et, encore, un historien de l’antiquité conteste la version du poète : d’après Pausanias, on n’aurait pu croire Homère que si l’on avait estimé que les Troyens étaient " des imbéciles, privés même d’une ombre de raison ". Que dirait l’ancien des témoignages de Kérensky ?

Le soulèvement de Kornilov

Dès le début du mois d’août, Kornilov ordonna de transférer la division " sauvage " et le 3e corps de cavalerie du front Sud-Ouest au rayon compris dans le triangle ferroviaire : Nevel-Novosokolniki-Vélikié Louki présentant une base commode pour une marche sur Pétrograd, sous l’aspect d’une réserve pour la défense de Riga. Alors même, le généralissime décidait qu’une division de Cosaques serait concentrée dans le rayon situé entre Vyborg et Biéloostrov : au point dressé sur la tête même de la capitale — de Biéloostrov à Pétrograd, il n’y a que trente kilomètres ! — l’on donnait l’apparence d’une réserve pour d’éventuelles opérations en Finlande. Ainsi, même avant la Conférence de Moscou, l’on avait mis en branle pour frapper un coup sur Pétrograd les quatre divisions de cavalerie considérées comme les plus utilisables contre les bolcheviks. Pour ce qui est de la division caucasienne, on en parlait, dans l’entourage de Kornilov, très simplement : " Les montagnards, peu leur importe qui massacrer. " Le plan stratégique était simple. Trois divisions venant du sud devaient être transportées par chemin de fer jusqu’à Tsarskoïé-Sélo, Gatchina et Krasnoïé-Sélo, d’où, " sitôt informées de désordres commencés à Pétrograd et pas plus tard que le matin du 1er septembre ", elles seraient avancées en ordre de bataille pour l’occupation de la partie sud de la capitale, sur la rive gauche de la Néva. La division cantonnée en Finlande devait, en même temps, occuper la partie nord de Pétrograd.

Par l’intermédiaire de l’Union des officiers, Kornilov entra en liaison avec les sociétés patriotiques de la capitale qui disposaient, d’après leurs propres termes, de deux mille hommes parfaitement armés ; mais, ayant besoin d’officiers expérimentés pour l’instruction, Kornilov promit de donner des chefs prélevés sur le front sous prétexte de congés. Pour contrôler l’état d’esprit des ouvriers et des soldats de Pétrograd et l’activité des révolutionnaires, un contre-espionnage secret fut institué, à la tête duquel fut placé le colonel de la division " sauvage " Heimann. L’affaire était menée dans les cadres des règlements militaires, le complot disposait de l’appareil du Grand Quartier Général.

La Conférence de Moscou n’avait que fortifié Kornilov dans ses plans. A vrai dire, Milioukov, d’après son propre récit, recommandait de différer, car Kérensky, disait-il, avait encore en province une popularité. Mais un conseil de ce genre ne pouvait avoir d’influence sur le général déchaîné : il s’agissait en fin de compte non de Kérensky, mais des Soviets ; au surplus, Milioukov n’était pas un homme d’action : un civil, et pis encore, un professeur. Les banquiers, les industriels, les généraux cosaques se faisaient pressants, les métropolites bénissaient. L’officier d’ordonnance Zavoïko se portait garant du succès. De toutes parts venaient des télégrammes de félicitations.

La diplomatie alliée participait activement à la mobilisation des forces contre-révolutionnaires. Sir George Buchanan tenait entre ses mains de nombreux fils du complot. Les attachés militaires des Alliés près le Grand Quartier Général donnaient l’assurance de leurs meilleurs sentiments. "En particulier – témoigne Dénikine – le représentant de la Grande-Bretagne le faisait en termes touchants. " Derrière les ambassades se tenaient leurs gouvernements. Par une dépêche du 23 août, le commissaire du gouvernement provisoire à l’étranger, Svatikov, communiquait de Paris qu’au cours des audiences d’adieux, le ministre des Affaires étrangères Ribot " s’intéressait avec une extrême curiosité à savoir quel était dans l’entourage de Kérensky l’homme ferme et énergique, et le président Poincaré posait de nombreuses questions sur... Kornilov ". Tout cela était connu du Grand Quartier Général. Kornilov ne voyait aucun motif de différer et d’attendre. Vers le 20, deux divisions de cavalerie furent avancées dans la direction de Pétrograd. Le jour de la chute de Riga, l’on convoqua au Grand Quartier Général quatre officiers de chaque régiment, au total environ quatre mille gradés, pour " l’étude des mortiers anglais ". On expliqua tout de suite aux officiers les plus sûrs qu’il s’agissait d’écraser pour toujours " le Pétrograd bolcheviste ". Le même jour, le Grand Quartier Général ordonna de remettre d’urgence aux divisions de cavalerie plusieurs caisses de grenades : ces projectiles étaient ce qu’il y avait de mieux pour les combats de rues. "Il fut convenu — écrit le chef d’état-major Loukomsky — que tout devait être prêt pour le 26 août. "

Dès que les troupes de Kornilov approcheront de Pétrograd, l’organisation intérieure " doit agir dans la capitale, occuper l’Institut Smolny et s’efforcer d’arrêter les leaders bolcheviks ". Il est vrai que ces leaders ne se montraient à l’Institut Smolny que pendant les séances ; en revanche, s’y tenait en permanence le Comité exécutif qui fournissait des ministres et continuait à considérer Kérensky comme son vice-président. Mais, dans une grande affaire, il n’y a ni possibilité, ni besoin de sauver les nuances. Kornilov, en tout cas, ne s’en occupait point, " Il est temps – disait-il à Loukomsky – de pendre les agents et espions de l’Allemagne, Lénine le premier, et de chasser le Soviet des députés ouvriers et soldats, mais de le chasser de telle façon qu’il ne puisse plus se réunir nulle part"

Kornilov avait fermement décidé de confier la direction de l’opération à Krymov, qui, dans ces milieux, jouissait de la réputation d’un général hardi et résolu. "Krymov était alors gai, jovial écrit de lui Dénikine – et envisageait avec foi l’avenir. " Au Grand Quartier Général l’on avait foi en Krymov. "Je suis persuadé – écrivait de lui Kornilov – qu’il n’hésitera pas, en cas de nécessité, à faire pendre tous les membres du Soviet des députés ouvriers et soldats. " Le choix d’un général " gai, jovial ", était donc des plus réussis.

En plein dans le cours de ces travaux qui distrayaient un peu du front allemand, Savinkov arriva au Grand Quartier Général pour préciser le vieil accord en y apportant des amendements d’importance secondaire. Pour frapper sur l’ennemi commun, Savinkov rappela la date même que Kornilov avait depuis longtemps choisie pour agir contre Kérensky : six mois écoulés depuis la révolution. Bien que le plan du coup d’État se fût scindé en deux courants, les parties, l’une et l’autre, essayaient d’opérer sur les éléments communs du plan : Kornilov pour un camouflage, Kérensky pour entretenir ses propres illusions. La proposition de Savinkov convenait au mieux au Grand Quartier Général : le gouvernement lui-même tendait le cou, Savinkov se préparait à serrer le nœud coulant. Les généraux du Grand Quartier Général se frottaient les mains. "Ça mord !" disaient-ils comme des pêcheurs heureux.

Kornilov accepta d’autant plus volontiers des concessions qu’elles ne lui coûtaient rien. Quelle importance y a-t-il à soustraire la garnison de Pétrograd aux ordres du Grand Quartier Général du moment que les troupes de Kornilov entrent dans la capitale ? Ayant accepté les deux autres conditions, Kornilov les viola immédiatement : la division " sauvage " fut désignée comme avant-garde et Krymov fut mis à la tête de toute l’opération. Kornilov ne jugeait pas même nécessaire de sauver les apparences.

Les bolcheviks discutaient ouvertement les conditions essentielles de leur tactique : un parti de masses ne saurait en effet agir autrement. Le gouvernement et le Grand Quartier Général ne pouvaient ignorer que les bolcheviks s’opposaient aux manifestations, loin de les provoquer. Mais, de même que le désir est parfois le père de la pensée, la nécessité politique devient aussi la mère des pronostics. Toutes les classes dirigeantes parlaient de l’insurrection imminente parce qu’elles en avaient besoin à tout prix. Tantôt on donnait comme prochaine, tantôt comme retardée de quelques jours la date de l’insurrection.

Au ministère de la Guerre, c’est-à-dire chez Savinkov – communiquait la presse – on envisageait la prochaine manifestation " très sérieusement ". La Rietch déclarait que l’initiative du mouvement était prise par la fraction bolcheviste du Soviet de Pétrograd. En qualité de politicien, Milioukov était à tel point engagé dans la question de l’imaginaire soulèvement des bolcheviks qu’il jugea de son honneur de maintenir cette version en qualité d’historien. "Dans les documents de contre-espionnage publiés plus tard – écrit-il – c’est précisément à ce moment que se rapportent de nouvelles assignations d’argent allemand pour les " entreprises de Trotsky ". Avec le contre-espionnage russe, le savant historien oublie que Trotsky, que l’état-major allemand désignait par son nom pour la commodité des patriotes russes, " précisément à ce moment " – du 23 juillet au 4 septembre se trouvait en prison. Si l’axe de la terre n’est qu’une ligne imaginaire, cela n’empêche pas, comme on sait, la terre de tourner. C’est également ainsi que le plan de l’opération Kornilovienne tournait autour d’un imaginaire mouvement des bolcheviks, pris comme axe. Cela pouvait parfaitement suffire pour la période préparatoire. Mais, pour le dénouement, il fallait tout de même quelque chose de plus matériel.

L’un des dirigeants de la conspiration militaire, l’officier Winberg, dans des notes intéressantes qui révèlent ce qui se passa dans la coulisse, confirmait complètement les indications des bolcheviks sur le travail accompli par la provocation militaire. Milioukov se trouva forcé, sous la pression des faits et des documents, de reconnaître que " les soupçons des milieux d’extrême-gauche tombaient juste ; l’agitation dans les usines faisait indubitablement partie des tâches qu’avaient à accomplir les organisations d’officiers ". Mais cela n’était pas de grand secours : les bolcheviks, comme s’en plaint le même historien, décidèrent de " ne pas se laisser faire " les masses ne se décidaient pas à marcher sans les bolcheviks. Cependant, l’on tint compte aussi, dans le plan, de cet obstacle qui fut, pour ainsi dire, paralysé d’avance. Le " Centre républicain ", comme se dénommait l’organe dirigeant des conspirateurs à Pétrograd, décida tout simplement de se substituer aux bolcheviks : le truquage du soulèvement révolutionnaire fut confié au colonel de Cosaques Doutov. En janvier 1918, Doutov, comme ses amis politiques lui demandaient " ce qui avait dû se passer, le 28 août 1917 ", répondit littéralement ceci : " Entre le 28 août et le 2 septembre, sous apparence de bolcheviks, c’était moi qui devais agir. " Tout avait été prévu. Ce n’est pas en vain que le plan avait été travaillé par les officiers de l’état-major général.

Kérensky, à son tour, lorsque Savinkov fut rentré de Mohilev, était enclin à penser que les malentendus étaient éliminés et que le Grand Quartier Général était totalement entré dans son plan. "Il y eut des moments – écrit Stankévitch – où tous les personnages non seulement crurent agir dans une seule direction, mais se représentèrent pareillement la méthode d’action. " Ces heureux moments ne durèrent pas longtemps, A l’affaire se mêla le hasard qui, comme tous les hasards historiques, ouvrit le clapet de la nécessité. Kérensky reçut la visite de Lvov, octobriste, membre du premier gouvernement provisoire, celui-là même qui, en qualité d’expansif haut-procureur du très saint synode, avait rapporté qu’en cet endroit siégeaient " des idiots et des coquins ". Le sort de Lvov était de révéler que, sous l’apparence d’un plan unique, il y avait deux plans dont l’un était dirigé contre l’autre.

En qualité de politicien chômeur mais verbeux, Lvov prenait part aux interminables palabres sur la transformation du pouvoir et le sauvetage du pays, tantôt au Grand Quartier Général, tantôt au palais d’Hiver. Cette fois il vint offrir son entremise pour un remaniement du Cabinet sur des bases nationales, intimidant avec bienveillance Kérensky en le menaçant des foudres du Grand Quartier Général mécontent. Inquiet, le ministre-président décida d’utiliser Lvov pour contrôler le Grand Quartier Général et, du même coup, apparemment, son complice Savinkov. Kérensky se déclara favorable à un courant dans le sens d’une dictature, ce qui n’était pas hypocrite, et encouragea Lvov à continuer ses démarches, mais c’était là une ruse de guerre.

Quand Lvov s’en fut revenu au Grand Quartier Général, déjà investi des pleins pouvoirs de Kérensky, les généraux considérèrent la mission comme une preuve que le gouvernement était mûr pour la capitulation. La veille encore, Kérensky, par l’intermédiaire de Savinkov, s’était vu obligé d’appliquer le programme de Kornilov sous la protection d’un corps de Cosaques ; aujourd’hui, Kérensky proposait déjà au Grand Quartier Général de reconstituer conjointement le pouvoir. Il faut pousser à la roue – décidèrent fort justement les généraux. Kornilov expliqua à Lvov que le soulèvement prévu des bolcheviks ayant pour but " le renversement de l’autorité du gouvernement provisoire et la conclusion de la paix avec l’Allemagne, à laquelle les bolcheviks livreraient la flotte de la mer Baltique ", il ne restait d’autre issue que " l’immédiate transmission du pouvoir par le gouvernement aux mains du généralissime ". Kornilov ajoutait : " Quel que soit ce généralissime. " Mais il ne se disposait pas du tout à céder sa place à quelqu’un. Son inamovibilité était d’avance garantie par le serment des chevaliers de Saint-Georges, de l’Union des officiers et du Soviet des troupes cosaques. Pour assurer la " sécurité " de Kérensky et de Savinkov vis-à-vis des bolcheviks, Kornilov priait instamment ces deux hommes de venir au Grand Quartier Général se mettre sous sa protection personnelle. L’officier d’ordonnance Zavoïko indiquait à Lvov, sans équivoque, en quoi consisterait précisément cette protection.

Rentré à Moscou, Lvov, en " ami ", persuada ardemment Kérensky d’accepter la proposition de Kornilov " pour sauver la vie des membres du gouvernement provisoire et, principalement, la sienne propre ". Kérensky ne pouvait pas ne pas comprendre, enfin, que le jeu politique avec la dictature prenait une tournure sérieuse et pouvait finir tout à fait mal pour lui. Ayant décidé d’agir, il appela avant tout Kornilov au téléphone pour vérification : Lvov avait-il bien fait la commission ? Kérensky posait les questions non seulement de sa propre part, mais au nom de Lvov, bien que ce dernier fût absent de la conversation. "Pareil procédé – note Martynov – convenable à un détective, était, bien entendu, inconvenant de la part du chef du gouvernement. " Kérensky parlait, le lendemain, de son départ pour le Grand Quartier Général, en compagnie de Savinkov, comme d’une chose décidée. Tout le dialogue par fil paraît en somme invraisemblable : Le chef démocrate du gouvernement et le général " républicain " discutent de se céder l’un à l’autre le pouvoir comme s’il s’agissait d’une place dans un wagon-lit !

Milioukov a parfaitement raison quand, dans l’exigence de Kornilov demandant qu’on lui passe le pouvoir, il voit seulement " la continuation de tous ces pourparlers engagés depuis longtemps sur la dictature, la réorganisation du pouvoir, etc. " Milioukov va trop loin quand, sur cette base, il essaie de présenter l’affaire en tel sens qu’il n’y aurait pas eu, en somme, de complot du Grand Quartier Général. Kornilov, indubitablement n’aurait pu formuler ses exigences, par l’intermédiaire de Lvov, s’il n’avait été d’abord complice de Kérensky. Ce qui n’empêche pas que, sous un complot commun, Kornilov en dissimulait un autre, le sien. Au moment où Kérensky et Savinkov se disposaient à liquider les bolcheviks – et partiellement les soviets – Kornilov avait l’intention de liquider aussi le gouvernement provisoire. C’est précisément ce que ne voulait pas Kérensky.

Dans la soirée du 26, le Grand Quartier Général put effectivement penser, pendant quelques heures, que le gouvernement capitulait sans combat. Cela signifiait non point qu’il n’y avait pas eu de conspiration, mais que le complot semblait devoir bientôt triompher. Une conspiration victorieuse trouve toujours les moyens de se légaliser. "Je vis le général Kornilov après cette conversation ", témoigna le prince Troubetskoï, diplomate, qui représentait auprès du Grand Quartier Général le ministère des Affaires étrangères, " Un soupir de soulagement lui échappa et, comme je lui demandais si le gouvernement se montrait bien disposé en tout, il répondit oui. " Kornilov se trompait. Juste à partir de ce moment, le gouvernement en la personne de Kérensky, cessait de se montrer bien disposé pour lui.

Ainsi, le Grand Quartier Général a ses plans ? Ainsi, il est question non d’une dictature, en général, mais de la dictature de Kornilov ? A Kérensky, comme par moquerie, l’on propose le poste de ministre de la Justice ? Kornilov, effectivement avait été assez imprudent pour en faire allusion à Lvov. S’identifiant à la révolution, Kérensky criait au ministre des Finances Nékrassov : " Je ne leur livrerai pas la révolution ! "L’ami désintéressé, Lvov, fut aussitôt arrêté et passa une nuit d’insomnie au palais d’Hiver, avec deux sentinelles à ses pieds, écoutant, en grinçant des dents, " Kérensky triomphant qui, de l’autre côté du mur, dans une chambre contiguë, celle d’Alexandre II, étant satisfait de la bonne marche de son affaire, vocalisait sans fin des roulades d’opéras ". En ces heures-là, Kérensky se sentait un extraordinaire afflux d’énergie.

Pétrograd, en ces mêmes journées, vivait d’une double anxiété. La tension politique, exagérée à dessein par la presse, comportait une explosion. La chute de Riga rapprocha le front. La question de l’évacuation de la capitale, posée par les circonstances de la guerre longtemps avant la chute de la monarchie, prit une nouvelle acuité. Les personnes fortunées quittaient la ville. La fuite de la bourgeoisie provenait de ses appréhensions devant une nouvelle insurrection, beaucoup plus que devant une invasion de l’ennemi. Le 26 août, le Comité central du parti bolchevik revenait à la charge : " De louches personnalités… mènent une agitation provocatrice, soi-disant au nom de notre parti. " Les organes dirigeants du Soviet de Pétrograd, des syndicats, des comités de fabriques et d’usines, déclaraient le même jour : pas une organisation ouvrière, pas un parti politique n’appelle à une manifestation quelconque. Néanmoins, les bruits qui couraient sur le renversement, pour le jour suivant, du gouvernement, ne cessaient pas une heure. "Dans les cercles gouvernementaux – disait la presse – on indique la décision prise unanimement d’écraser toute tentative de manifestation. " Les mesures étaient prises même pour provoquer la manifestation avant de l’écraser.

Le matin du 27, non seulement les journaux ne communiquaient encore rien des intentions de mutinerie du Grand Quartier Général, mais, au contraire, une interview de Savinkov assurait que " le général Kornilov jouissait de la confiance absolue du gouvernement provisoire ". Le jour du semestriel anniversaire s’écoulait dans un calme rare. Les ouvriers et les soldats évitaient tout ce qui aurait pu ressembler à une manifestation. La bourgeoisie, craignant des désordres, restait enfermée chez elle. Les rues étaient désertes. Les tombes des victimes de Février sur le Champ-de-Mars semblaient oubliées.

Au matin de la journée longuement attendue qui devait apporter le salut du pays, le généralissime reçut du ministre-président un ordre télégraphique : résigner ses fonctions entre les mains du chef de l’état-major et se rendre immédiatement à Pétrograd. L’affaire prenait du coup une tournure absolument imprévue. Le général comprit, d’après ses propres termes, " qu’il y avait double jeu ". A plus juste titre, il eût pu dire que son double jeu à lui avait été découvert. Kornilov décide de ne pas céder. Les exhortations de Savinkov par fil direct ne servirent de rien. "Contraint d’agir ouvertement – disait le généralissime dans son manifeste au peuple – moi, général Kornilov, je déclare que le gouvernement provisoire, sous la pression de la majorité bolcheviste des soviets, agit en complet accord avec les plans de l’état-major général allemand, au moment même où va se produire une descente de l’ennemi sur les rivages de Riga, détruit l’armée et bouleverse à l’intérieur le pays. " Ne désirant pas céder le pouvoir aux traîtres, lui, Kornilov, " préfère mourir au champ d’honneur ". Sur l’auteur de ce manifeste, Milioukov écrivait plus tard, avec une nuance d’admiration : " Homme résolu, ne reconnaissant nulle subtilité juridique et allant droit au but dès l’instant qu’il l’avait reconnu juste. " Un généralissime qui prélève des troupes sur le front dans le dessein de renverser son propre gouvernement ne peut, effectivement, être taxé de prédilection pour " les subtilités juridiques ".

Kérensky destitua Kornilov par acte d’autorité personnelle. Le gouvernement provisoire, en ce temps, n’existait déjà plus : le soir du 26, messieurs les ministres donnèrent une démission qui, par un heureux concours de circonstances, répondait aux désirs de tous les partis. Déjà, quelques jours avant la rupture du Grand Quartier Général avec le gouvernement, le général Loukomsky avait averti Lvov par l’intermédiaire d’Aladyine : " Il ne serait pas mauvais de prévenir les cadets qu’ils aient, pour le 27 août, à quitter tous le gouvernement provisoire pour placer celui-ci dans une situation difficile et, par là-même, s’épargner des désagréments. " Les cadets ne manquèrent pas de prendre bonne note de cette recommandation. D’autre part, Kérensky lui-même déclara au gouvernement qu’il jugeait possible de combattre la mutinerie de Kornilov " seulement sous condition que le pouvoir lui fût remis à lui-même intégralement ". Les autres ministres ne semblaient attendre que cet heureux motif pour démissionner à leur tour. C’est ainsi que la coalition fut soumise à une vérification de plus. " Les ministres du parti cadet – écrit Milioukov – déclarèrent que, pour l’instant, ils démissionnaient sans préjuger de leur participation future au gouvernement provisoire. " Fidèles à leur tradition, les cadets voulaient attendre à l’écart les résultats des journées de lutte pour prendre une décision selon l’issue. Ils ne doutaient pas que les conciliateurs leur garderaient indemnes leurs places. En se déchargeant de la responsabilité, les cadets, avec tous les autres ministres démissionnaires, prirent part ensuite à plusieurs conférences gouvernementales, " de caractère privé ". Les deux camps, se préparant à la guerre civile, se groupaient, dans l’ordre " privé ", autour du chef du gouvernement, muni de tous les pleins pouvoirs imaginables, mais non d’une réelle autorité.

Sur le télégramme de Kérensky reçu au Grand Quartier Général : " Tous échelons dirigés sur Pétrograd et la banlieue doivent être arrêtés et ramenés à leurs postes antérieurs ", Kornilov nota : " Ne pas exécuter cet ordre, diriger les troupes sur Pétrograd. " L’affaire du soulèvement armé était ainsi solidement mise sur la voie. Ceci doit être compris littéralement : trois divisions de cavalerie, par convois de chemin de fer, s’avançaient vers la capitale.

La proclamation de Kérensky aux troupes de Pétrograd disait : " Le général Kornilov, après avoir déclaré son patriotisme et sa fidélité au peuple… a levé des régiments du front et… les a expédiés contre Pétrograd. " Kérensky passait sous silence, prudemment que les régiments du front n’avaient pas seulement été prélevés, de son su, mais sur son injonction directe, pour exercer la répression sur la garnison même devant laquelle il dénonçait maintenant la félonie de Kornilov.

Le généralissime mutin n’avait pas la langue dans sa poche : " ... Les traîtres ne sont pas parmi nous – disait-il dans son télégramme – mais là-bas, à Pétrograd où, pour de l’argent allemand, avec la complaisance criminelle du gouvernement, la Russie a été vendue et se vend" C’est ainsi que la calomnie lancée contre les bolcheviks se frayait sans cesse de nouvelles et nouvelles voies.

L’état d’excitation nocturne dans lequel le président du Conseil des ministres en démission chantait des airs d’opéras passa bientôt. La lutte contre Kornilov, quelque tour qu’elle prît, menaçait des plus pénibles conséquences. " Dans la première nuit du soulèvement du Grand Quartier Général – écrit Kérensky – parmi les milieux soviétiques de soldats et d’ouvriers à Pétersbourg, la rumeur commença à se répandre obstinément d’une connivence de Savinkov avec le mouvement du général Kornilov. " La rumeur désignait Kérensky immédiatement après Savinkov, et la rumeur ne se trompait pas. Il y avait à redouter pour bientôt les plus terribles révélations.

"Tard dans la nuit du 25 au 26 août " – raconte Kérensky – entra dans son cabinet, très ému, le directeur du ministère de la Guerre. – " Monsieur le ministre, me déclara Savinkov, en rectifiant la position, je vous prie de m’arrêter immédiatement comme complice du général Kornilov. Mais si vous avez confiance en moi, je vous prie de me donner la possibilité de prouver effectivement au peuple que je n’ai rien de commun avec les révoltés... " En réponse à cette déclaration, poursuit Kérensky, je nommai sur-le-champ Savinkov général-gouverneur provisoire de Pétrograd, lui attribuant les plus larges pouvoirs pour la défense de Pétrograd contre les troupes du général Kornilov" Bien plus : sur la demande de Savinkov, Kérensky lui adjoignit comme suppléant Filonenko. L’affaire de la mutinerie, de même que celle de la répression, était ainsi circonscrite dans le milieu du " directoire ".

Une si hâtive nomination de Savinkov au poste de général-gouverneur était dictée à Kérensky par sa lutte pour la sauvegarde de sa situation politique : si Kérensky avait dénoncé Savinkov aux soviets, Savinkov eût immédiatement dénoncé Kérensky. Par contre, ayant obtenu de Kérensky, non sans chantage, la possibilité de se légaliser par une ostensible participation aux manœuvres contre Kornilov, Savinkov devait faire tout le possible pour blanchir Kérensky. "Le général-gouverneur " était nécessaire non point tant pour combattre la contre-révolution que pour effacer les traces du complot. Le travail bien concerté des complices commença immédiatement en ce sens.

"A quatre heures du matin, le 28 août – témoigne Savinkov je rentrai, sur l’appel de Kérensky, au palais d’Hiver, et trouvai là le général Alexéïev et Téréchtchenko. Nous fûmes tous quatre d’accord sur ce point que l’ultimatum de Lvov n’était rien de plus qu’un malentendu. " Le rôle d’intermédiaire dans ce conciliabule d’avant l’aube appartint au nouveau général-gouverneur. Le dirigeant dans la coulisse était Milioukov : au cours de la journée, il se montra ouvertement sur la scène. Alexéïev, bien qu’il dénommât Kornilov " tête de mouton ", était avec lui dans le même camp. Les conspirateurs et leurs assistants firent une dernière tentative pour présenter comme " un malentendu " tout ce qui s’était passé, c’est-à-dire pour tromper ensemble l’opinion publique afin de sauver ce que l’on pouvait du plan commun. La division sauvage, le général Krymov, les échelons de Cosaques, Kornilov refusant de se démettre, la marche sur la capitale, tout cela n’est rien de plus que les détails d’un " malentendu " ! Effaré par le sinistre enchevêtrement des circonstances, Kérensky ne criait déjà plus : " Je ne leur livrerai pas la révolution ! "Aussitôt après s’être entendu avec AIexéïev, il entra dans la salle de réception des journalistes au palais d’Hiver et leur demanda d’élaguer de tous les journaux son manifeste déclarant traître Kornilov. Lorsque, d’après les réponses des journalistes, il se révéla que cette tâche était techniquement inexécutable, Kérensky s’écria : " Je le regrette beaucoup ! " Ce mince épisode, consigné dans les journaux du lendemain, éclaire avec une vivacité inégalable le personnage du super-arbitre de la nation, définitivement empêtré. Kérensky incarnait si parfaitement et la démocratie et la bourgeoisie qu’il se trouvait maintenant, en même temps, le plus haut représentant de l’autorité de l’État et un conspirateur criminel devant elle.

Au matin du 28, la rupture entre le gouvernement et le généralissime devint un fait accompli aux yeux de tout le pays. A l’affaire se mêla immédiatement la Bourse. Si le discours prononcé à Moscou par Kornilov, menaçant de la chute de Riga, avait été marqué chez les boursiers par une baisse des valeurs russes, la nouvelle de la révolte ouverte des généraux eut pour réaction une hausse générale. Par sa cote désastreuse du Régime de Février, la Bourse donna l’expression irréprochable des états d’opinion et des espoirs des classes possédantes, qui ne doutaient pas de la victoire de Kornilov.

Le chef d’état-major Loukomsky à qui Kérensky avait ordonné la veille de prendre sur lui, provisoirement, le commandement, répondit : " Je n’estime pas possible d’assumer la fonction du général Kornilov, car il s’ensuivrait dans l’armée une explosion qui perdait la Russie. " Décompte fait du commandant en chef du Caucase, qui attesta non sans retard, sa fidélité au gouvernement provisoire, les autres grands chefs, sur des tons variés, soutenaient les exigences de Kornilov. Inspiré par les cadets, le Comité principal de l’Union des officiers expédia à tous les états-majors de l’armée et de la flotte ce télégramme : " Le gouvernement provisoire nous ayant déjà démontré plus d’une fois son impuissance d’État, a maintenant déshonoré son nom par la provocation et ne peut rester plus longtemps à la tête de la Russie... " Le président d’honneur de l’Union des officiers était le même Loukomsky ! Au général Krasnov, nommé chef du 3e corps de cavalerie, l’on déclara au Grand Quartier Général : " Personne ne prendra la défense de Kérensky. C’est seulement une promenade. Tout est préparé. "

Sur les calculs optimistes des dirigeants et des inspirateurs du complot, l’on a une idée assez juste d’après un télégramme chiffré du prince Troubetskoï au ministre des Affaires étrangères : " Jugeant mûrement de la situation – écrit-il – on doit avouer que tout le commandement, l’écrasante majorité du corps des officiers et les meilleurs effectifs combattants suivront Kornilov. De son côté se rangeront à l’arrière toute la cosaquerie, la majorité des Écoles militaires et également les meilleures troupes. A la force physique il convient d’ajouter… l’assentiment de toutes les couches de la population non socialiste et, dans les basses classes… une indifférence qui se soumettra au premier coup de cravache. Il n’est pas douteux qu’une immense quantité de socialistes de mars ne tardera pas à se ranger du côté de Kornilov, au cas où il vaincrait. " Troubetskoï représentait non seulement les espérances du Grand Quartier Général, mais aussi les dispositions des missions alliées. Dans le détachement de Kornilov qui marchait à la conquête de Pétrograd se trouvaient des autos blindées anglaises avec un personnel anglais : et c’était là, doit-on penser, l’effectif le plus sûr. Le chef de la mission militaire anglaise en Russie, le général Knox, reprochait au colonel américain Robbins de ne pas soutenir Kornilov. "Je ne m’intéresse pas au gouvernement de Kérensky disait le général britannique – il est trop faible ; il faut une dictature militaire, il faut des Cosaques, ce peuple a besoin du knout ! La dictature est exactement ce qu’il faut. "

Toutes ces voix, de diverses parts, atteignaient le palais d’Hiver et agissaient d’une façon bouleversante sur ses habitants. Le succès de Kornilov semblait inéluctable. Le ministre Nékrassov apprit à ses amis que la partie était définitivement perdue et qu’il ne restait plus qu’à mourir honnêtement. "Certains dirigeants en vue du Soviet – affirme Milioukov – pressentant le sort qui les attendait dans le cas où Kornilov serait vainqueur, se hâtaient déjà de se faire établir des passeports pour l’étranger. "

D’heure en heure arrivaient des informations, l’une plus que l’autre menaçante, sur l’approche des troupes de Kornilov. La presse bourgeoise les recueillait avidement, les exagérait, les amplifiait, créant une atmosphère de panique.

A midi et demi, le 28 août : " Un détachement envoyé par le général Kornilov s’est concentré aux approches de Louga. " A deux heures et demie : " Par la gare d’Orédej ont passé neuf nouveaux trains avec des troupes de Kornilov. Dans le train de tête se trouve un bataillon de cheminots. " A trois heures de l’après-midi : " La garnison de Louga s’est rendue aux troupes du général Kornilov et a livré toutes ses armes. La gare et tous les édifices gouvernementaux de Louga sont occupés par les troupes de Kornilov. " A six heures du soir : " Deux échelons de troupes de Kornilov ont fait une percée, venant de Narva, et se trouvent à une demi-verste de Gatchina. Deux autres échelons sont en route, marchant sur Gatchina. " A deux heures du matin, le 29 août : " A la station d’Antropchino (à trente-trois kilomètres de Pétrograd) un combat a commencé entre les troupes du gouvernement et celles de Kornilov. Des deux côtés il y a des tués et des blessés. " Dans la même nuit, l’on apprit que Kalédine menaçait de couper Pétrograd et Moscou de leurs communications avec le Sud, grenier de la Russie.

Le Grand Quartier Général, les commandants en chef des fronts, la mission britannique, le corps des officiers, les échelons, les bataillons de la voie ferrée, la cosaquerie, Kalédine, tout cela est entendu dans la salle de malachite du palais d’Hiver comme les sons des trompettes du Jugement dernier.

Avec d’inévitables atténuations, Kérensky lui-même en fait l’aveu : " La journée du 28 août fut précisément celle des plus grandes incertitudes – écrit-il – des plus grands doutes sur la force des adversaires de Kornilov, de la plus grande nervosité dans les milieux de la démocratie même" Il n’est pas difficile de se représenter ce qui se cache sous ces mots. Le chef du gouvernement se rongeait à se demander non seulement quel était des deux camps le plus fort, mais aussi quel était le plus redoutable pour lui personnellement. "Nous ne sommes pas avec vous, la droite, ni avec vous, la gauche " – de telles paroles semblaient d’un bel effet sur la scène du théâtre de Moscou. Traduites dans le langage de la guerre civile prête à éclater, elles signifiaient que le petit cercle de Kérensky pouvait s’avérer inutile tant aux droites qu’aux gauches. " Tous – écrit Stankévitch – nous étions comme étourdis de désespoir devant l’accomplissement d’un drame qui ruinait tout. Du degré de notre désarroi on peut juger par ce fait que, même après la rupture publique entre le Grand Quartier Général et le gouvernement, des tentatives étaient faites pour arriver à une réconciliation quelconque…

"L’idée d’une médiation... en ces circonstances, naissait d’elle-même ", déclare Milioukov, qui préférait agir en qualité de tierce personne. Le soir du 28, il se présenta au palais d’Hiver pour " conseiller à Kérensky de renoncer au point de vue rigoureusement formel d’une violation de la loi ". Le leader libéral, comprenant que l’on doit savoir distinguer dans une noix le fruit de la coquille, était en même temps l’homme le mieux apte à l’emploi de médiateur loyal. Le13 août, Milioukov avait appris directement de Kornilov que celui-ci fixait son soulèvement au 27. Le lendemain, le 14, Milioukov réclama, dans son discours à la Conférence, que " la prise immédiate des mesures indiquées par le généralissime ne fît pas l’objet de soupçons, de paroles comminatoires ou même de révocations ". Jusqu’au 27, Kornilov devait rester en dehors des soupçons ! En même temps, Milioukov promettait à Kérensky son appui " de bon gré et sans contestations ". Voilà quand il est à propos de se rappeler la corde de la potence qui soutient, elle aussi, " sans contestations ".

De son côté, Kérensky avoue que Milioukov, se présentant à lui avec une offre de médiation, " avait choisi un moment bien commode pour lui démontrer que la force réelle était du côté de Kornilov ". L’entretien se termina si heureusement qu’en sortant de là, Milioukov indiqua à ses amis politiques le général AIexéïev comme un successeur de Kérensky contre lequel Kornilov ne ferait pas d’objection. AIexéïev magnanime donna son consentement.

Derrière Milioukov venait celui qui était plus grand que lui. Tard dans la soirée, l’ambassadeur britannique Buchanan remit au ministre des Affaires étrangères une note par laquelle les représentants des puissances alliées proposaient unanimement leurs bons services " dans des intérêts d’humanité et dans le désir de prévenir une catastrophe irréparable ". La médiation officielle entre le gouvernement et le général mutiné n’était pas autre chose qu’un soutien et une prime d’assurance à la révolte. En réponse, Téréchtchenko exprimait, au nom du gouvernement provisoire, " un extrême étonnement" au sujet du soulèvement de Kornilov dont le programme avait été en grande partie adopté par le gouvernement.

Dans un état d’abandon et de prostration, Kérensky ne trouva rien de mieux que d’organiser encore une interminable conférence avec ses ministres démissionnaires. Juste au moment où il se livrait à cette occupation désintéressée, l’on reçut des informations particulièrement alarmantes sur l’avance des échelons ennemis. Nékrassov estimait que " dans quelques heures, les troupes de Kornilov seraient probablement déjà à Pétrograd… " Les anciens ministres se mirent à conjecturer : " Comment conviendrait-il d’édifier, en pareilles circonstances, le pouvoir gouvernemental ? " L’idée d’un directoire revint à la surface. La droite et la gauche envisagèrent avec sympathie la pensée d’inclure dans la composition du " directoire" le général AIexéïev. Le cadet Kokochkine estimait qu’AIexéïev devait être placé à la tête du gouvernement. D’après certains témoignages, l’offre de céder le pouvoir à quelqu’un d’autre fut faite par Kérensky lui-même, qui mentionna nettement son entretien avec Milioukov. Personne ne fit d’objection. La candidature d’AIexéïev réconciliait tout le monde. Le plan de Milioukov semblait tout proche de sa réalisation. Mais là, comme il convient au moment de la plus haute tension, un coup dramatique fut frappé à la porte : dans la salle voisine attendait une députation du Comité pour combattre la contre-révolution. Elle arrivait à temps : l’un des nids les plus dangereux de la contre-révolution était la conférence pitoyable, poltronne et déloyale des korniloviens, des médiateurs et des capitulards dans une salle du palais d’Hiver.

Un nouvel organe soviétique fut constitué en séance unifiée des deux Comités exécutifs, celui des ouvriers et soldats, celui des paysans, le soir du 27, et se composa de représentants spécialement délégués par les trois partis soviétiques, par les deux Comités exécutifs, par le centre des syndicats et le Soviet de Pétrograd. Par la création d’un Comité de combat ad hoc l’on reconnaissait en somme que les institutions soviétiques dirigeantes se sentaient elles-mêmes caduques et, pour les tâches révolutionnaires, avaient besoin d’une transfusion de sang frais.

Contraints de chercher l’appui des masses contre le général, les conciliateurs se hâtaient de mettre l’épaule gauche en avant. Du coup se trouvèrent oubliés les discours affirmant que toutes les questions de principe devaient être réservées jusqu’à l’Assemblée constituante. Les mencheviks déclarèrent qu’ils exigeraient du gouvernement la proclamation immédiate de la république démocratique, la dissolution de la Douma d’État et l’application des réformes agraires : c’est par cette raison que le nom de " république" apparut pour la première fois dans la déclaration du gouvernement concernant la trahison du généralissime.

Sur la question du pouvoir, les Comités exécutifs reconnurent indispensable de laisser pour l’instant le gouvernement tel qu’il était, en remplaçant les cadets sortis par des éléments démocratiques ; et, pour la solution définitive de la question, de convoquer très prochainement un Congrès de toutes les organisations qui s’étaient unies à Moscou sur la plate-forme de Tchkhéidzé. Après les pourparlers nocturnes il se trouva, cependant, que Kérensky repoussait résolument un contrôle démocratique sur le gouvernement. Sentant le sol se dérober sous lui de droite et de gauche, il s’accrocha de toutes ses forces à l’idée d’un " directoire ", dans laquelle se sont déposés pour lui les rêves non encore refroidis d’un pouvoir fort. Après de nouveaux débats, lassants et stériles, à l’Institut Smolny, il est décidé de s’adresser encore une fois à l’unique et irremplaçable Kérensky, en le priant de consentir au projet initial des Comités exécutifs. A sept heures et demie du matin, Tsérételli revient annoncer que Kérensky refuse de faire des concessions, exige " un soutien sans réserves ", mais consent à combattre avec " toutes les forces de l’État " la contre-révolution. Exténués par une nuit blanche, les Comités exécutifs se rendent enfin à l’idée inconsistante d’un " directoire ".

L’engagement solennel pris par Kérensky de lancer les " forces de l’État " dans la lutte contre Kornilov ne l’empêcha pas, comme on sait, de mener avec Milioukov, Alexéïev et les ministres démissionnaires, des pourparlers au sujet d’une capitulation pacifique devant le Grand Quartier Général qui furent interrompus, la nuit, par un toc-toc à la porte. Quelques jours plus tard, le menchevik Bogdanov, un des membres actifs du Comité de défense, exposait, en termes circonspects, mais non équivoques, au Soviet de Pétrograd, la forfaiture de Kérensky. "Lorsque le gouvernement provisoire tergiversait et qu’on ne savait trop comment se terminerait l’aventure de Kornilov, des médiateurs se présentèrent, tels que Milioukov et le général AIexéïev… " Le Comité de défense intervint et " de toute son énergie " exigea la lutte ouverte. "Sous notre influence – continuait Bogdanov – le gouvernement a cessé tous les pourparlers et a repoussé toutes propositions de Kornilov… "

Dès lors que le chef du gouvernement, hier encore conspirateur contre le camp de gauche, s’en trouva le prisonnier politique, les ministres cadets qui avaient démissionné le 26 seulement pour se donner le temps de réfléchir, déclarèrent qu’ils quittaient définitivement le gouvernement, ne désirant pas endosser la responsabilité des actes de Kérensky dans la répression d’une révolte si patriotique, si loyale, si salutaire. Les ministres démissionnèrent, les conseilleurs, les amis, quittaient l’un après l’autre le palais d’Hiver. Ce fut, d’après les termes de Kérensky lui-même, " un exode en masse d’un lieu manifestement condamné à sa perte ". Il y eut une nuit, celle du 28 au 29, où Kérensky " se promenait presque tout seul dans le palais d’Hiver ". Les airs de bravoure ne venaient plus à l’esprit. "La responsabilité qui pesait sur moi en ces journées atrocement longues était véritablement inhumaine. " C’était principalement une responsabilité pour le sort de Kérensky lui-même : tout le reste s’accomplissait déjà indépendamment de lui.

La bourgeoisie se mesure avec la démocratie

Le 28 août, tandis que le palais d’Hiver était secoué d’une fièvre de peur, le prince Bagration, commandant la division " sauvage ", rapportait par télégraphe à Kornilov que " les allogènes rempliraient leur devoir envers la patrie et, sur un ordre de leur suprême héros… verseraient leur dernière goutte de sang ". Quelques heures après, le mouvement de la division s’interrompit, et, le 31 août, une députation spéciale, à la tête de laquelle était le même Bagration, assurait à Kérensky que la division se soumettait entièrement au gouvernement provisoire. Tout cela se produisit non seulement sans combat, mais même sans un coup de feu. L’affaire n’alla pas jusqu’à la dernière goutte de sang, pas même jusqu’à la première. Les soldats de Kornilov ne tentèrent même pas d’employer les armes pour s’ouvrir la route de Pétrograd. Les chefs n’osèrent pas le leur commander. Nulle part, les troupes du gouvernement n’eurent à recourir à la force pour arrêter l’élan des détachements de Kornilov. Le complot se décomposa, se pulvérisa, se volatilisa.

Pour expliquer cela, il suffit d’examiner de plus près les forces qui entrèrent dans la lutte. Avant tout, nous serons forcés d’établir – et cette découverte ne sera pas pour nous inattendue – que l’état-major des conspirateurs était toujours l’ancien état-major tsariste, une chancellerie de gens sans cervelle, incapables de méditer d’avance, dans le grand jeu qu’ils engageaient, deux ou trois coups de suite. Bien que Kornilov eût fixé quelques semaines auparavant la date du coup d’État, rien n’avait été prévu et calculé comme il convient. La préparation purement militaire du soulèvement avait été effectuée maladroitement, négligemment, à l’étourdie. Des modifications compliquées dans l’organisation et le commandement furent entreprises à la veille même de la mise en branle, et déjà en cours de route. La division " sauvage " qui devait porter à la révolution le premier coup comptait en tout treize cent cinquante combattants auxquels manquaient six cents fusils, mille lances et cinq cents sabres. Cinq jours avant l’ouverture des hostilités, Kornilov donna l’ordre de transformer la division en corps d’armée. Pareille mesure, déjà condamnée par les manuels d’instruction, était évidemment considérée comme indispensable pour entraîner les officiers en relevant leurs traitements. "Le télégramme annonçant que les armes manquantes seraient fournies à Pskov – écrit Martynov – ne fut reçu par Bagration que le 31 août, après l’échec définitif de toute l’entreprise. "

Quant à mandater les instructeurs du front à Pétrograd, le Grand Quartier Général ne s’en occupa aussi qu’à la toute dernière minute. Les officiers qui acceptaient la mission étaient largement munis d’argent et voyageaient en wagons spéciaux. Mais les héros du patriotisme ne se hâtaient pas tellement, doit-on croire, de sauver le pays. Deux jours plus tard, la communication ferroviaire entre le Grand Quartier Général et la capitale se trouva coupée et la plupart des mandataires ne parvinrent pas, en somme, sur les lieux de leurs exploits projetés.

Dans la capitale, il existait cependant une organisation affidée aux korniloviens, comptant jusqu’à deux mille membres. Les conspirateurs étaient divisés en groupes chargés de tâches spéciales : saisies des autos blindées, arrestation et assassinat des membres les plus en vue du Soviet, arrestation du gouvernement provisoire, prise des établissements les plus importants. D’après Winberg, président de l’Union du Devoir militaire, " à l’arrivée des troupes de Krymov, les principales forces de la révolution devaient déjà être brisées, anéanties ou mises hors d’état de nuire, de sorte que Krymov n’aurait plus eu qu’à rétablir l’ordre en ville ". A vrai dire, à Mohilev, on estimait exagéré ce programme d’action et l’on mettait la tâche principale à la charge de Krymov. Mais aussi le Grand Quartier Général attendait des détachements du Centre républicain une aide très sérieuse.

Or, les conspirateurs de Pétrograd ne se manifestèrent absolument en rien, n’élevèrent pas la voix, ne firent pas œuvre du petit doigt, comme s’ils n’avaient même pas existé. Winberg explique cette énigme assez simplement. Il se trouva que le colonel Heimann, qui dirigeait le contre-espionnage, avait passé les heures les plus décisives dans un restaurant de banlieue et que le colonel Sidorine, directement chargé par Kornilov d’unifier l’activité de toutes les Sociétés patriotiques de la capitale, ainsi que le colonel Ducimetière, préposé à la section militaire, " avaient disparu et l’on ne put les trouver nulle part ". Le colonel de Cosaques Doutov, qui devait marcher " sous les apparences du bolchevisme " se lamenta plus tard : " Je courais... les appeler à descendre dans la me, mais personne ne me suivit. " Les fonds destinés à l’organisation furent, d’après Winberg, raflés et dilapidés par les principaux participants. Le colonel Sidorine, affirme Dénikine, " s’enfuit en Finlande, emportant les dernières ressources de l’organisation, quelque chose comme cent cinquante mille roubles ". Lvov, dont nous avons dit l’arrestation au palais d’Hiver, raconta plus tard qu’un des donateurs secrets qui devait remettre aux officiers une somme considérable, se rendit à l’endroit convenu, mais trouva les conspirateurs dans un tel état d’ivresse qu’il ne se décida pas à leur remettre l’argent. Winberg lui-même estime que, n’eussent été ces " imprévus " véritablement fâcheux, le plan pouvait être entièrement couronné de succès. Mais il reste une question : pourquoi, autour de l’entreprise patriotique, se trouvèrent groupés principalement des ivrognes, des dilapidateurs et des traîtres ? N’est-ce pas parce que toute tâche historique mobilise ses cadres adéquats ?

La composition même des effectifs du complot n’était pas fameuse, à commencer par les hauts dirigeants. " Le général Kornilov – déclare le cadet de droite Izgoïev – était des plus populaires… parmi la population pacifique, mais non parmi les troupes, du moins celles de l’arrière que j’ai observées. " Sous le terme de population pacifique, Izgoïev entend le public de 1a Perspective Nevsky. Quant aux masses populaires du front et de l’arrière, Kornilov leur était étranger, odieux, détesté.

Nommé commandant du 3e corps de cavalerie, le général Krasnov, monarchiste, qui tenta bientôt de se mettre dans la vassalité de Guillaume II, s’étonna de voir que " Kornilov, ayant conçu un grand dessein, était resté lui-même à Mohilev, dans un palais, entouré de Turkmènes et de brigades de choc, comme s’il ne croyait pas lui-même au succès". Comme le journaliste français Claude Anet demandait à Kornilov pourquoi, à la minute décisive, lui-même n’avait pas marché sur Pétrograd, 1e chef de la conspiration répondit : " J’étais malade, j’avais un fort accès de malaria et mon énergie habituelle fit défaut. "

Beaucoup trop d’accidents malheureux : il en est toujours ainsi quand une affaire est d’avance condamnée à sa perte. Dans leur état d’esprit les conspirateurs hésitaient entre une ivresse de forfanterie qui ne connaît pas d’obstacles et une complète prostration devant le premier obstacle réel. L’affaire consistait non point en la malaria de Kornilov, mais en une maladie beaucoup plus intime, fatale, incurable, qui paralysait la volonté des classes possédantes.

Les cadets niaient sérieusement que Kornilov eût des intentions contre-révolutionnaires, entendant par là la restauration de la monarchie des Romanov. Comme s’il s’agissait de cela ! Le " républicanisme " de Kornilov n’empêchait nullement le monarchiste Loukomsky de marcher avec lui de pair à compagnon, ni le président de l’Union du Peuple russe, Rimsky-Korsakov, de télégraphier à Kornilov, le jour du soulèvement : " Je prie ardemment Dieu de vous aider à sauver la Russie, je me mets entièrement à votre disposition. " Les partisans Cent-Noirs du tsarisme n’étaient pas rebutés par le fanion républicain bon marché. Ils comprenaient que le programme de Kornilov consistait en lui-même, en son passé, en ses soutaches de Cosaque, en ses liaisons et ressources financières et surtout en sa disposition sincère à pratiquer l’égorgement de la révolution.

Se dénommant dans ses manifestes " fils de paysan ", Kornilov fondait le plan du coup d’État entièrement sur la cosaquerie et les montagnards. Dans les troupes lancées contre Pétrograd il ne se trouvait pas un seul effectif d’infanterie. Le général n’avait point accès auprès du moujik et il ne tentait même point de s’en ouvrir un. Il se trouva, il est vrai, au Grand Quartier Général dans la personne d’un certain " professeur ", un réformateur agraire, disposé à promettre à tout soldat une quantité fantastique de déciatines de terre. Mais le manifeste préparé à ce sujet ne fut même pas publié : ce qui retint les généraux de faire de la démagogie agraire, ce fut la crainte tout à fait fondée d’effaroucher et d’écarter les propriétaires nobles.

Un paysan de Mohilev, Tadeusz qui avait observé de prés l’entourage du Grand Quartier Général pendant ces journées, raconte que, parmi les soldats et dans les campagnes, personne n’ajoutait foi aux manifestes du général : " Il veut le pouvoir, mais, au sujet de la terre, pas un mot et, au sujet de la guerre, pas davantage. " Sur les questions les plus vitales, les masses avaient appris d’une façon ou d’une autre à se débrouiller en six mois de révolution. Kornilov apportait au peuple la guerre, la défense des privilèges des généraux et de la propriété des nobles. Il ne pouvait rien lui donner de plus, et le peuple n’attendait de lui rien d’autre. Dans cette impossibilité d’avance évidente pour les conspirateurs eux-mêmes de s’appuyer sur le troupier paysan, sans parler des ouvriers, s’exprimait la condamnation sociale de la clique Kornilovienne.

Le tableau des forces politiques qu’avait dessiné le diplomate du Grand Quartier Général, le prince Troubetskoï, était juste en bien des choses, mais erroné en un point : dans le peuple, il n’existait point trace de cette indifférence qui dispose " à encaisser n’importe quel coup de cravache " : au contraire, les masses semblaient attendre seulement la menace de la cravache pour montrer quelles sources d’énergie et d’abnégation se dissimulaient dans leurs profondeurs. L’erreur commise dans l’appréciation de l’état d’esprit des masses réduisait en poussière tous les autres calculs.

Le complot était mené par des cercles qui sont habitués à ne rien faire, qui ne savent rien faire sans les éléments de la base, sans la force ouvrière, sans la chair à canon, sans ordonnances, domesticité, greffiers, chauffeurs, porteurs, cuisinières, blanchisseuses, aiguilleurs télégraphistes, palefreniers, cochers. Or, tous ces petits rouages humains, imperceptibles, innombrables, indispensables, tenaient pour les soviets et contre Kornilov. La révolution était omniprésente. Elle pénétrait partout, enveloppant le complot. Partout elle avait l’œil, et l’oreille, et la main.

L’idéal de l’éducation militaire, c’est que le soldat agisse en dehors de la surveillance de ses chefs comme s’il était sous leurs yeux. Or, les soldats et les matelots russes de 1917, qui n’exécutaient pas les ordres officiels même sous les yeux des commandants, saisissaient au vol, avidement, les ordres de la révolution et, plus souvent encore, les exécutaient, de leur propre initiative, avant même de les avoir reçus. Les innombrables serviteurs de la révolution, ses agents, éclaireurs et militants n’avaient besoin ni d’exhortations ni de surveillance.

Formellement, la liquidation du complot se trouvait entre les mains du gouvernement. Le Comité exécutif y concourait. Mais en réalité, la lutte se développait par des voies toutes différentes. Tandis que Kérensky, courbé sous le fardeau de la " responsabilité surhumaine ", arpentait tout seul les parquets du palais d’Hiver, le Comité de défense, qui s’appelait également " Comité militaire révolutionnaire ", déployait une large activité. Dès le matin, des instructions télégraphiques sont expédiées aux employés des chemins de fer, des postes et télégraphes et aux soldats. " Tous les mouvements de troupe – rapportait Dan ce jour-là même – s’accomplissent sur les ordres du gouvernement provisoire et sont contresignés par le Comité de la défense publique. " Si l’on rejette les termes conventionnels, cela signifiait que le Comité de défense disposait des troupes sous la forme du gouvernement provisoire. En même temps, l’on entreprend de détruire les nids korniloviens dans Pétrograd même, l’on procède à des perquisitions et à des arrestations dans les écoles militaires et dans les organisations d’officiers. La main du Comité se sentait partout. On ne s’inquiétait guère du général-gouverneur.

Les organisations soviétiques d’en bas, à leur tour, n’attendaient pas les appels d’en haut. Le travail principal était concentré dans les quartiers. Aux heures des plus grandes hésitations du gouvernement et des fastidieux pourparlers du Comité exécutif avec Kérensky, les soviets de quartier se resserrèrent entre eux et décidèrent de déclarer la conférence interdistricts ouverte en permanence ; d’introduire leurs représentants dans l’état-major formé par le Comité exécutif ; de créer une milice ouvrière ; d’établir le contrôle des soviets de quartiers sur les commissaires du gouvernement ; d’organiser des équipes volantes pour l’arrestation des agitateurs contre-révolutionnaires. Dans leur ensemble, ces mesures signifiaient qu’on s’attribuait non seulement de considérables fonctions gouvernementales, mais aussi les fonctions du Soviet de Pétrograd. Par la logique même de la situation, les plus hauts organes soviétiques durent se restreindre fortement pour céder la place à ceux de la base. L’entrée des quartiers de Pétrograd dans l’arène de la lutte modifia du coup la direction et l’ampleur de celle-ci. De nouveau se découvrit, par l’expérience, l’inépuisable vitalité de l’organisation soviétique : paralysée d’en haut par la direction des conciliateurs, elle se ranimait, au moment critique, en bas, sous l’impulsion des masses.

Pour les bolcheviks qui inspiraient les quartiers, le soulèvement de Kornilov n’était pas le moins du monde inattendu. Ils avaient prévu, prévenu, et s’étaient trouvés les premiers à leur poste. Dès la séance unifiée des Comités exécutifs du 27 août, Sokolnikov avait communiqué que le parti bolchevik avait pris toutes les mesures qui dépendaient de lui pour avertir le peuple du danger et pour préparer la défense ; les bolcheviks se déclaraient disposés à combiner leur action combative avec celle des organes du Comité exécutif. Dans une séance de nuit de l’organisation militaire des bolcheviks, à laquelle participèrent des délégués de nombreux contingents de troupes, il fut décidé d’exiger l’arrestation de tous les conspirateurs, d’armer les ouvriers, de leur donner des moniteurs choisis parmi les soldats, d’assurer la défense de la capitale avec les éléments de la base et, en même temps, de se préparer à la création d’un pouvoir révolutionnaire d’ouvriers et de soldats. L’Organisation militaire convoqua des meetings dans toute la garnison. Les soldats étaient invités à se tenir en garde, fusil à la main, en état de sortir au premier signal d’alarme.

" Bien que les bolcheviks fussent en minorité – écrit Soukhanov – il est absolument clair que dans le Comité militaire révolutionnaire l’hégémonie leur appartenait. " Il en donne la raison : " Si le Comité voulait agir sérieusement, il devait agir révolutionnairement " et, pour des actes révolutionnaires, " seuls les bolcheviks avaient des moyens réels ", car les masses les suivaient. La tension de la lutte en tous lieux et partout poussait en avant les éléments les plus actifs et les plus hardis. Cette sélection automatique haussait inévitablement les bolcheviks, consolidait leur influence, concentrait entre leurs mains l’initiative, leur transmettait en fait la direction, même dans celles des organisations où ils se trouvaient en minorité. Plus on se rapproche du quartier, de l’usine, de la caserne, plus incontestable et complète est la domination des bolcheviks. Toutes les cellules du parti sont mises sur pied. Dans les groupes corporatifs des grandes usines, des permanences de bolcheviks sont organisées. Au Comité de quartier du parti se tiennent aussi des représentants des petites entreprises. La liaison s’allonge, venant d’en bas, de l’atelier, par les quartiers, jusqu’au Comité central du parti.

Sous la pression immédiate des bolcheviks et des organisations qu’ils dirigeaient, le Comité de défense reconnut souhaitable d’armer des groupes d’ouvriers pour la protection de leurs quartiers, des fabriques, des usines. Les masses n’attendaient que cette sanction. Dans les quartiers, d’après la presse ouvrière, se formèrent aussitôt " des files impressionnantes d’hommes désireux de faire partie de la Garde rouge ". Des cours s’ouvrirent pour le maniement du fusil et le tir. En qualité de moniteurs, on fit venir des soldats expérimentés. Dès le 29, des compagnies (droujiny) se formèrent dans presque tous les quartiers. La Garde rouge se déclara prête à faire avancer immédiatement un effectif comptant quarante mille fusils. Ceux des ouvriers qui n’avaient pas d’armes formèrent des droujiny pour creuser des tranchées, bâtir des blindages, tendre des fils de fer barbelés. Le nouveau général-gouverneur Paltchinsky, qui avait remplacé Savinkov – Kérensky n’avait pas réussi à garder son complice plus de trois jours – ne put se dispenser de reconnaître, dans un communiqué spécial, que, dès qu’il fut besoin de procéder à des travaux de sape pour la défense de la capitale, " des milliers d’ouvriers... donnant de leur personne sans réclamer de rétribution, exécutèrent en quelques heures un immense travail qui, sans leur aide, aurait exigé plusieurs journées ". Cela n’empêcha pas Paltchinsky, à l’exemple de Savinkov, d’interdire le journal bolchevik, le seul que les ouvriers estimassent le leur.

L’entreprise géante de Poutilov devient le centre de la résistance dans le district de Peterhof. On crée en hâte des droujiny de combat. Le travail dans l’usine marche et jour et nuit : on s’occupe du montage de nouveaux canons pour former des divisions prolétariennes d’artillerie. L’ouvrier Minitchev raconte : " On travailla, ces jours-là, à raison de seize heures par jour... On monta environ cent canons. "

Le Vikjel (Comité exécutif panrusse des cheminots), récemment créé, dut immédiatement recevoir le baptême du feu. Les cheminots avaient des motifs particuliers de redouter la victoire de Kornilov, qui avait inscrit dans son programme l’état de siège sur les voies ferrées. La base, encore ici, devançait de loin ses dirigeants. Les cheminots démontaient et obstruaient les voies pour arrêter les troupes de Kornilov : l’expérience de la guerre servait à quelque chose. Ils prirent aussi des mesures pour isoler le foyer du complot, Mohilev, en arrêtant la circulation tant dans le sens du Grand Quartier Général que dans l’autre sens. Les employés des postes et télégraphes se mirent à intercepter et à expédier au Comité les télégrammes et les ordres du Grand Quartier Général, ou bien des copies. Les généraux s’étaient accoutumés pendant les années de guerre à croire que les transports et les services de liaison étaient des questions de technique. Ils devaient maintenant constater que c’étaient des questions de politique.

Les syndicats, moins que tous enclins à la neutralité politique, n’attendaient pas des invitations spéciales pour occuper des positions de combat. Le syndicat des ouvriers de la voie ferrée armait ses membres, les expédiait sur la ligne pour la surveillance et la destruction de la voie, pour la garde des ponts, etc. ; par leur ardeur et leur résolution, les ouvriers poussaient en avant le Vikjel, plus bureaucratique et modéré. Le syndicat des métallurgistes mit à la disposition du Comité de défense de très nombreux employés et versa une forte somme pour couvrir ses dépenses. Le syndicat des chauffeurs mit à la disposition du Comité des moyens de transport, ses ressources techniques. Le syndicat des typos, en quelques heures, organisa la parution des journaux pour le lundi, afin de tenir la population au courant des événements et réalisa, en même temps, le plus efficace de tous les contrôles possibles sur la presse. Le général rebelle avait frappé du pied sur le sol, des légions étaient sorties de terre ; seulement c’étaient des légions ennemies.

Autour de Pétrograd, dans les garnisons voisines, dans les grandes gares, dans la flotte, le travail se poursuivait jour et nuit : on vérifiait les contingents que l’on formait, les ouvriers s’armaient, des détachements étaient envoyés pour monter la garde le long de la voie ferrée, la liaison s’établissait aussi bien avec les points environnants qu’avec Smolny. Le Comité de défense n’eut pas tant à exhorter et à lancer des appels qu’à enregistrer et à diriger. Ses plans se trouvaient toujours dépassés. La résistance à la mutinerie du général se transformait en un coup de filet populaire contre les conspirateurs.

A Helsingfors, l’assemblée générale de toutes les organisations soviétiques créa un Comité révolutionnaire qui délégua à la maison du général-gouverneur, à la Kommandantur, au contre-espionnage, et à d’autres très importantes institutions ses commissaires. Dès lors, sans la signature de ces derniers, pas un ordre n’est valable. Les télégraphes et les téléphones sont pris sous contrôle. Les représentants officiels du régiment de Cosaques cantonné à Helsingfors, principalement les officiers, tentent de proclamer la neutralité : ce sont des korniloviens camouflés. Le lendemain, au Comité, se présentent des Cosaques du rang, ils déclarent que tout le régiment est contre Kornilov. Des représentants des Cosaques sont pour la première fois introduits dans le Soviet. Dans ce cas comme dans bien d’autres, un aigu conflit de classes rejette les officiers à droite et les hommes du rang à gauche.

Le Soviet de Cronstadt, ayant eu le temps de se remettre des blessures de juillet, fit savoir par dépêche que " la garnison de Cronstadt était prête, comme un seul homme, à prendre la défense de la révolution au premier appel du Comité exécutif ". Les hommes de Cronstadt ne savaient pas encore, en ces jours-là, à quel point la défense de la révolution les protégeait eux-mêmes contre les mesures d’extermination : ils ne pouvaient que le deviner.

En effet, bientôt après les Journées de Juillet, au sein du gouvernement provisoire, il avait été décidé de démanteler la forteresse de Cronstadt, en tant que nid de bolcheviks. Cette mesure, d’après un accord avec Kornilov, était expliquée officiellement par des " motifs stratégiques ". Sentant que les choses tournaient mal, les matelots opposèrent une résistance. " La légende d’une trahison au Grand Quartier Général – écrivait Kérensky après avoir lui-même accusé Kornilov de trahison – s’était tellement enracinée à Cronstadt que toute tentative pour enlever les pièces d’artillerie provoquait là-bas une véritable fureur de la foule. " C’était le gouvernement qui avait chargé Kornilov de rechercher les moyens de liquider Cronstadt. Le général avait trouvé ce moyen : aussitôt après l’écrasement de la capitale, Krymov devait faire marcher une brigade avec de l’artillerie sur Oranienbaum, et sous la menace des batteries côtières, exiger de la garnison de Cronstadt le désarmement de la forteresse et la rentrée des équipages sur le continent, où les matelots auraient subi en masse la répression. Mais, au moment même où Krymov entreprenait d’exécuter le projet du gouvernement, celui-ci se trouva forcé de demander aux hommes de Cronstadt protection contre Krymov.

Le Comité exécutif, par téléphonogramme à Cronstadt et à Vyborg, demanda l’envoi à Pétrograd d’importants effectifs de troupes. Dès le matin du 29, les contingents commencèrent à arriver. C’étaient, principalement, des détachements bolcheviks : pour que l’appel du Comité exécutif eût de l’efficacité, il avait fallu confirmation du Comité central des bolcheviks. Un peu auparavant, vers le milieu de la journée du 28, sur un ordre de Kérensky, qui ressemblait beaucoup à une obséquieuse prière, la garde du palais d’Hiver avait été prise par les matelots du croiseur Aurore, dont une partie de l’équipage était pourtant encore incarcérée à la prison de Kresty pour avoir participé à la manifestation de juillet. Pendant leurs heures de liberté, les matelots venaient à la prison visiter les hommes de Cronstadt détenus, ainsi que Trotsky, Raskolnikov et autres. " N’est-il pas temps d’arrêter le gouvernement ? " demandaient les visiteurs. " Non, pas encore ", entendent-ils en réponse : " Mettez le fusil à l’épaule de Kérensky, tirez sur Kornilov. Ensuite, on réglera les comptes avec Kérensky. " En juin et juillet, ces matelots n’étaient guère disposés à prêter attention aux arguments de la stratégie révolutionnaire. En ces deux mois non tout à fait révolus, ils avaient beaucoup appris. S’ils posent la question de l’arrestation du gouvernement, c’est plutôt par autocritique et pour en avoir la conscience nette. Eux-mêmes saisissent l’inéluctable continuité des événements. Dans la première quinzaine de juillet : battus, condamnés, calomniés ; à la fin d’août, la garde la plus sûre du palais d’Hiver contre les korniloviens ; ils ouvriront à la fin d’octobre, sur le palais d’Hiver, le feu des canons de l’Aurore.

Mais si les matelots consentent encore à différer jusqu’à un certain point le règlement général des comptes avec le régime de Février, ils ne veulent pas subir un jour de plus l’autorité des officiers korniloviens. Le commandement qui leur avait été imposé par le gouvernement après les Journées de Juillet s’était avéré presque partout et en tous lieux partisan des conspirateurs. Le Soviet de Cronstadt révoqua immédiatement le commandant désigné par le gouvernement et en nomma un autre de son choix. Les conciliateurs ne criaient déjà plus à la sécession de la République de Cronstadt. Cependant, l’affaire ne se borna point partout à de simples destitutions : en plusieurs endroits, cela fut poussé jusqu’à des représailles sanglantes.

" Cela commença à Vyborg – dit Soukhanov – par des sévices sur les généraux et les officiers, exercés par des attroupements de matelots et de soldats devenus féroces et pris de panique. " Non, ces foules n’étaient point devenues féroces et l’on ne saurait guère parler dans le cas présent d’une panique. Le matin du 29, le Tsentroflot (Comité central de la flotte) avait expédié au général Oranovsky, commandant à Vyborg, pour communication à la garnison, un télégramme sur la révolte du Grand Quartier Général. Le Commandant garda par devers lui le télégramme pendant toute une journée et, quand on lui demanda ce qui se passait, répondit qu’il n’avait reçu aucune information. Quand les matelots perquisitionnèrent, ils trouvèrent chez lui la dépêche. Pris en flagrant délit, le général se déclara partisan de Kornilov. Les matelots le fusillèrent, ainsi que deux autres officiers qui avaient déclaré partager ses idées. Aux officiers de la flotte de la Baltique, les matelots réclamaient la signature de déclarations de fidélité à la révolution et, comme quatre officiers du vaisseau de ligne Pétropavlovsk avaient refusé de donner leur signature, se déclarant korniloviens, ils furent, par décision de l’équipage, fusillés sur place.

Les soldats et les matelots étaient en danger de mort. L’épuration sanglante était prévue non seulement pour Pétrograd et Cronstadt, mais pour toutes les garnisons du pays. D’après la conduite de leurs officiers qui avaient repris courage, d’après leur ton, d’après leurs regards obliques, les soldats et les matelots pouvaient deviner à coup sûr le sort qui les attendait dans le cas de la victoire du Grand Quartier Général. Là où l’atmosphère était particulièrement échauffée, ils se hâtaient de couper la route aux ennemis en opposant à l’épuration prévue par le corps des officiers leur épuration à eux, matelots et soldats. La guerre civile a, comme on le sait, ses lois, et celles-ci n’ont jamais été considérées comme des lois humanitaires.

Tchkhéidzé expédiait immédiatement à Vyborg et à Helsingfors un télégramme condamnant les lynchages, considérés comme un " coup mortel pour la révolution ". Kérensky, de son côté, télégraphiait à Helsingfors : " J’exige que l’on mette fin immédiatement aux violences abominables. " Si l’on recherche la responsabilité politique de certains lynchages – sans oublier que la révolution est dans l’ensemble un genre de lynchage – la responsabilité dans le cas donné retombait totalement sur le gouvernement et les conciliateurs qui, au moment du danger, recouraient aux masses révolutionnaires pour les livrer ensuite au corps des officiers contre-révolutionnaires.

De même que pendant la Conférence de Moscou, quand on s’attendait d’heure en heure à un coup d’État, maintenant encore, ayant rompu avec le Grand Quartier Général, Kérensky s’adressa aux bolcheviks, les priant " d’exercer leur influence sur les soldats, pour prendre la défense de la révolution ". Tout en ayant appelé les matelots bolcheviks à la protection du palais d’Hiver, Kérensky ne relaxait pas, cependant, ses prisonniers de juillet. Soukhanov écrit à ce sujet : " La situation au moment où Alexéïev minaudait avec Kérensky, tandis que Trotsky restait en prison, était absolument intolérable. " Il n’est pas difficile d’imaginer l’émotion qui régnait dans les prisons surpeuplées. " Nous étions bouillants d’indignation – raconte l’enseigne de vaisseau Raskolnikov – contre le gouvernement provisoire qui, en des journées si angoissantes... continuait à laisser pourrir à Kresty des révolutionnaires comme Trotsky... " Qu’ils sont lâches, ah ! qu’ils sont lâches ! – disait Trotsky à la promenade, tournant en rond avec nous – ils devraient déclarer immédiatement Kornilov hors-la-loi pour que n’importe quel soldat dévoué à la révolution se sente en droit d’en finir avec lui. "

L’entrée des troupes de Kornilov à Pétrograd aurait signifié avant tout l’extermination des bolcheviks arrêtés. Dans un ordre au général Bagration qui devait avec l’avant-garde entrer dans la capitale, Krymov n’avait pas oublié d’indiquer ceci spécialement : " Mettre sous bonne garde les prisons et maisons d’arrêt, mais, en aucun cas, ne relaxer les personnes qui y sont détenues. " C’était tout un programme dont l’inspirateur avait été Milioukov dès les Journées d’Avril : " Ne relaxer en aucun cas. " Il n’y eut pas, en ces jours-là, à Pétrograd, un seul meeting où l’on ne formulât l’exigence de la libération des emprisonnés de juillet. Des délégations, l’une après l’autre, se rendaient au Comité exécutif, lequel, à son tour, envoyait ses leaders en pourparlers au palais d’Hiver. Bien en vain ! L’entêtement de Kérensky dans cette question est d’autant plus remarquable que, pendant une journée ou deux, il avait considéré la situation du gouvernement comme désespérée et que, par conséquent, il se condamnait au rôle de geôlier principal, gardant les bolcheviks réservés à la potence du général.

Il n’est pas étonnant que les masses dirigées par les bolcheviks, luttant contre Kornilov, n’aient pas accordé la moindre confiance à Kérensky. Il s’agissait pour elles non de protéger le gouvernement, mais de défendre la révolution. D’autant plus résolue et intrépide était leur lutte. La résistance à la mutinerie sortait des rails, des pierres, de l’air même. Les cheminots de la gare de Louga, à laquelle était parvenu Krymov, se refusaient obstinément à mettre en marche les trains transportant des troupes, et alléguaient le manque de locomotives. Les échelons de Cosaques se trouvèrent aussi encerclés par des soldats armés faisant partie de la garnison de Louga qui comptait vingt mille hommes. Il n’y eut pas de collisions ; ce qui se passa fut bien plus dangereux, il y eut contact, intelligence, compréhension mutuelle. Le Soviet de Louga avait eu le temps d’imprimer la déclaration du gouvernement destituant Kornilov, et ce document fut largement répandu dès lors parmi les échelons. Les officiers dissuadaient les Cosaques de prêter foi aux agitateurs. Mais la nécessité même de dissuader était d’un sinistre augure.

Sitôt reçu l’ordre de Kornilov : aller de l’avant, Krymov, sous la menace des baïonnettes, exigea que les locomotives fussent prêtes dans un demi-heure. La menace sembla efficace. Les locomotives, quoique avec de nouvelles anicroches, furent avancées ; mais l’on ne pouvait marcher néanmoins, car la voie avait été démolie et bloquée pour plus d’une journée entière. Cherchant à échapper à la propagande corruptrice, Krymov retira, le soir du 28, ses troupes à quelques verstes de Louga. Mais les agitateurs pénétrèrent immédiatement dans les villages : c’étaient des soldats, des ouvriers, des cheminots – on ne pouvait leur échapper, ils se répandaient partout. Les Cosaques commencèrent même à se réunir en meetings. Sous l’assaut de la propagande et maudissant son impuissance, Krymov attendait vainement Bagration : les cheminots avaient arrêté les échelons de la division " sauvage ", lesquels devaient aussi subir, dans les plus prochaines heures, une attaque morale.

Si veule, si lâche même que fût la démocratie des conciliateurs en soi, les forces de masses sur lesquelles, de nouveau, elle s’appuya à moitié contre Kornilov, ouvraient devant elle des ressources inépuisables d’action. Les socialistes-révolutionnaires et les bolcheviks considéraient que leur tâche n’était pas de vaincre les troupes de Kornilov en bataille rangée, mais de les attirer à eux. C’était voir juste. Contre la " conciliation " sur cette ligne, les bolcheviks, eux aussi, n’objectaient rien, bien entendu : au contraire, c’était là leur méthode essentielle ; les bolcheviks demandaient seulement que, derrière les agitateurs et les parlementaires, se tinssent prêts, sous les armes, les ouvriers et les soldats. Pour influencer moralement les effectifs de Kornilov, on trouva du coup un choix illimité de moyens et de voies. C’est ainsi qu’à la rencontre de la division " sauvage " fut envoyée une délégation musulmane à laquelle on intégra des autorités indigènes qui s’étaient aussitôt manifestées, en commençant par le petit-fils de l’illustre Chamil, qui avait héroïquement défendu le Caucase contre le tsarisme. Les montagnards ne permirent pas à leurs officiers d’arrêter la délégation : c’eût été en contradiction avec les coutumes séculaires de l’hospitalité. Les pourparlers s’ouvrirent et devinrent, du coup, le commencement de la fin. Les commandants envoyés par Kornilov pour expliquer toute cette campagne, alléguèrent des émeutes d’agents de l’Allemagne qui auraient éclaté à Pétrograd. Or, les délégués qui étaient arrivés directement de la capitale, non seulement niaient le fait d’une émeute, mais, documents en mains, prouvaient que Krymov était un rebelle et conduisait ses troupes contre le gouvernement. Que pouvaient répliquer à cela les officiers de Krymov ?

Sur le wagon de l’état-major de la division " sauvage ", les soldats plantèrent le drapeau rouge avec cette inscription : " La Terre et la Liberté. " Le commandant de l’état-major ordonna de rouler le drapeau sur la hampe : " simplement pour éviter une confusion avec un signal de la voie ferrée ", expliqua monsieur le colonel. L’équipe de l’état-major ne fut pas satisfaite de cette lâche explication et mit le colonel en état d’arrestation. Ne se trompait-on point au Grand Quartier Général quand on disait qu’il serait indifférent aux montagnards du Caucase d’égorger n’importe qui ?

Le lendemain matin, un colonel apporta, de la part de Kornilov, cet ordre à Krymov : concentrer le corps d’armée, marcher rapidement sur Pétrograd et l’occuper " à l’improviste ". Au Grand Quartier Général, évidemment, l’on essayait encore de fermer les yeux sur la réalité. Krymov répondit que les contingents du corps étaient dispersés sur différentes voies ferrées et qu’en certains endroits des effectifs descendaient des trains ; qu’il n’avait pour l’instant à sa disposition que huit sotnias de Cosaques ; que les voies ferrées avaient été détériorées, bloquées, barricadées, et que l’on ne pouvait avancer que par une marche en campagne ; enfin, qu’il ne pouvait être même question d’une occupation imprévue de Pétrograd maintenant que les ouvriers et les soldats s’étaient rangés sous le fusil dans la capitale et la banlieue. L’affaire se compliquait encore, étant donné que la possibilité était définitivement perdue d’effectuer l’opération " d’une façon inopinée " pour les troupes de Krymov lui-même : sentant que les choses allaient tourner mal, les troupes réclamaient des explications. On dut leur révéler le conflit existant entre Kornilov et Kérensky, c’est-à-dire mettre officiellement à l’ordre du jour la pratique des meetings.

L’ordre à l’armée publié par Krymov à ce moment disait : " Cette nuit, j’ai reçu du Grand Quartier Général et de Pétrograd une information disant que, dans la capitale, des émeutes ont commencé... " Cette imposture devait justifier une campagne dès lors tout à fait ouverte contre le gouvernement. Un ordre de Kornilov lui-même, en date du 29 août, disait : " Le service de contre-espionnage de Hollande nous rapporte que : a) ces jours-ci l’on prévoit une attaque simultanée sur tout le front dans le but de déloger et de contraindre à fuir notre armée décomposée ; b) un soulèvement est préparé en Finlande ; c) on se propose de faire sauter les ponts sur le Dniéper et sur la Volga ; d) une insurrection de bolcheviks s’organise à Pétrograd. " C’est ce " rapport " même que Savinkov alléguait encore le 23 : la Hollande n’était mentionnée que pour jeter de la poudre aux yeux, le document, d’après toutes les données, avait été fabriqué à la mission militaire française ou bien avec sa collaboration.

Kérensky télégraphiait le même jour à Krymov : " A Pétrograd, calme complet. On n’attend aucune manifestation. N’avons aucunement besoin de votre corps d’armée. " La manifestation devait être provoquée par les décrets d’état de siège de Kérensky lui-même. Comme le gouvernement avait dû différer sa provocation, Kérensky avait toutes raisons d’estimer qu ’ " on ne s’attendait à aucune manifestation ".

Ne voyant point d’issue, Krymov fit la tentative absurde de marcher sur Pétrograd avec ses huit sotnias. C’était plutôt un geste par acquit de conscience et, bien entendu, il n’en résulta rien. Ayant rencontré à quelques verstes de Louga des avant- postes, Krymov revint sur ses pas, sans même essayer de livrer bataille. Au sujet de cette " opération " unique, absolument fictive, Krasnov, chef du 3e corps de cavalerie, écrivait plus tard : " Il fallait frapper sur Pétrograd avec une force de quatre-vingt-six escadrons et sotnias, et l’on frappa avec une seule brigade comptant huit faibles sotnias, pour une moitié manquant de chefs. Au lieu de frapper avec le poing, on tapa avec le petit doigt : ceci fit mal au petit doigt et ceux que l’on frappait ne sentirent rien. " Au fond, il n’y eut même pas un coup du petit doigt. Personne ne s’en ressentit.

Les cheminots, pendant ce temps, faisaient ce qu’ils avaient à faire. De mystérieuse façon, les échelons étaient dirigés sur d’autres voies que celles de leur destination. Les régiments tombaient sur des divisions qui n’étaient pas les leurs, les effectifs d’artillerie étaient coincés dans des impasses, les états-majors perdaient leur liaison avec leurs contingents. Toutes les grandes stations avaient leurs soviets, leurs comités de cheminots et de soldats. Les télégraphistes les tenaient au courant de tous les événements, de tous les déplacements, de toutes les modifications. Les mêmes télégraphistes interceptaient les ordres de Kornilov. Les informations défavorables pour les korniloviens étaient immédiatement transcrites en nombreux exemplaires, transmises, affichées, communiquées de bouche en bouche. Le mécanicien, l’aiguilleur, le graisseur devenaient des agitateurs. C’est dans cette ambiance qu’avançaient, ou bien, pis encore, restaient sur place les échelons de Kornilov. Le commandant, ayant bientôt senti que la situation était désespérée, ne se hâtait évidemment pas d’avancer et, par son attitude passive, facilitait le travail des contre-conspirateurs du transport. Les éléments de l’armée de Krymov furent ainsi disséminés dans les stations, les bifurcations et les impasses de huit voies ferrées. Quand on étudie d’après la carte quel fut le sort des échelons de Kornilov, on peut garder cette impression que les conspirateurs auraient joué, sur le réseau ferroviaire, à colin-maillard.

" Presque partout – dit le général Krasnov, notant ses observations de la nuit du 29 au 30 août – nous avons vu un seul et même tableau. Ici sur la voie, là dans un wagon, ou bien assis sur des selles, près de chevaux moreaux et bai-brun qui penchaient vers eux la tête, se tenaient accroupis ou debout des dragons et, parmi eux, quelque figure gesticulante, portant la capote du soldat. " Le nom de cette " figure gesticulante " devint bientôt légion. De Pétrograd continuaient à arriver d’innombrables délégations de régiments, envoyées à la rencontre des korniloviens : avant de se battre, tous voulaient s’expliquer. Les troupes révolutionnaires avaient le ferme espoir que l’affaire s’arrangerait sans bataille. Cela se confirma : les Cosaques accédaient volontiers. L’équipe de liaison du corps d’armée, s’étant emparée d’une locomotive, expédia des délégués sur toute la ligne, On expliqua à chaque échelon la situation qui s’était créée. Il y eut d’incessants meetings au cours desquels montait un cri : on nous a trompés !

" Non seulement les chefs de division – déclare le même Krasnov – mais même les chefs de régiment ne savaient pas où se trouvaient leurs escadrons et leurs sotnias... Le manque de nourriture et de fourrage, naturellement, irritait encore plus les hommes. Les hommes... voyaient toute l’incohérence de ce qui se passait autour d’eux et se mirent à arrêter les officiers et les supérieurs. " La délégation du Soviet, ayant organisé son état-major, communiquait : " Constamment, il y a fraternisation... Nous sommes absolument sûrs que l’on peut considérer le conflit comme liquidé. De tous côtés arrivent des délégations... " La direction des contingents était prise par des comités qui se substituaient aux chefs. Très rapidement fut créé un soviet de députés du corps d’armée, et l’on en détacha une délégation d’une quarantaine d’hommes pour l’envoyer au gouvernement provisoire. Les Cosaques commencèrent à déclarer hautement qu’ils n’attendaient qu’un ordre de Pétrograd pour arrêter Krymov et les autres officiers.

Stankévitch retrace le tableau qu’il trouva sur sa route, étant parti le 30 avec Voltinsky dans la direction de Pskov. A Pétrograd, l’on croyait que Tsarskoïé-Sélo avait été occupé par les korniloviens, mais l’on n’y avait trouvé personne. " A Gatchina, personne... Sur la route, jusqu’à Louga, personne. A Louga, calme et tranquillité... Nous arrivâmes jusqu’à un village ou devait se trouver l’état-major du corps d’armée. Désert... Il se vérifia que, de bonne heure dans la matinée, les Cosaques avaient quitté la place, se rendant dans la direction opposée à celle de Pétrograd. " La révolte refluait, se fractionnait, était absorbée par le sol.

Mais, au palais d’Hiver, on appréhendait encore un peu l’adversaire. Kérensky fit une tentative pour entrer en pourparlers avec le commandement des rebelles : cette voie lui semblait plus sûre que l’initiative " anarchique " de la base, Il expédia à Krymov des délégués et, " pour le salut de la Russie ", le pria de venir à Pétrograd, lui garantissant, sur l’honneur, toute sécurité. Pressé de tous côtés et ayant complètement perdu la tête, le général se hâta, bien entendu, d’accepter l’invitation. Sur les traces de Krymov partit pour Pétrograd une députation de Cosaques.

Les fronts ne soutinrent pas le Grand Quartier Général. Une tentative plus sérieuse fut faite seulement par le front du Sud-Ouest. L’état-major de Dénikine avait entrepris en temps voulu des mesures préliminaires. Les effectifs attachés à la garde de l’état-major sur lesquels on ne pouvait compter avaient été remplacés par des Cosaques. Dans la nuit du 26 au 27, l’imprimerie avait été occupée. L’état-major essayait de jouer le rôle d’un maître de la situation sûr de lui et avait même interdit au Comité du front de se servir du télégraphe. Mais les illusions ne subsistèrent même pas quelques heures. Les délégués de différents contingents se présentèrent au Comité avec des offres de soutien. Survinrent des autos blindées, des mitrailleuses, des canons. Le Comité subordonna immédiatement à son contrôle l’activité de l’état-major, auquel l’initiative ne fut laissée que dans le domaine des opérations de guerre. Vers trois heures, le 28, l’autorité sur le front Sud-Ouest fut entièrement concentrée entre les mains du Comité. " Jamais encore – se lamentait Dénikine – l’avenir du pays n’avait paru si sombre, notre impuissance si vexante et si accablante. "

Sur les autres fronts, l’affaire tourna d’une façon encore moins dramatique : il suffisait aux chefs d’armée de regarder autour d’eux pour éprouver l’afflux de sentiments amicaux à l’égard des commissaires du gouvernement provisoire. Vers le matin du 29, au palais d’Hiver, l’on avait déjà des télégrammes portant des assurances de fidélité du général Chtcherbatchev, du front roumain, du général Valouïev, du front Ouest, et de Prjewalski, du front du Caucase. Sur le front Nord, où le commandant en chef était un kornilovien déclaré, Klembovsky, Stankévitch avait nommé comme son suppléant un certain Savitsky. " Savitsky, qui n’était guère connu jusqu’alors, nommé par télégramme au moment du conflit – écrit Stankévitch lui-même – pouvait en toute assurance s’adresser à n’importe quel attroupement de soldats – infanterie, Cosaques, ordonnances et même junkers – avec n’importe quel ordre, quand bien même il se serait agi d’arrêter le commandant en chef – et l’ordre était exécuté sans discussion.,. " Ce fut sans les moindres complications que Klembovsky fut remplacé par le général Bontch-Brouïéitch qui, par l’intermédiaire de son frère, bolchevik connu, fut un des premiers appelé dans la suite au service du gouvernement bolchevik.

Les affaires n’allaient guère mieux pour le pilier du parti militaire dans le sud, l’ataman des troupes du Don, Kalédine. A Pétrograd l’on disait que Kalédine mobilisait les contingents cosaques et que des échelons du front venaient le rejoindre sur le Don. Or, " l’ataman – d’après un de ses biographes – parcourait les bourgs cosaques à bonne distance du chemin de fer... s’entretenant paisiblement avec les habitants ". Kalédine, effectivement, manœuvrait avec plus de circonspection qu’on ne le croyait dans les cercles révolutionnaires. Il avait choisi le moment du soulèvement déclaré, dont l’heure lui était connue d’avance, pour parcourir " pacifiquement " les villages cosaques, afin de se trouver, durant les journées critiques, à l’écart du télégraphe et de tout autre contrôle et de tâter en même temps l’opinion de la population cosaque. Le 27, il avait télégraphié en cours de route à son suppléant Bogaïevsky : " Il faut soutenir Kornilov par tous les moyens. " Cependant, ses rapports directs avec la population cosaque prouvèrent justement que les ressources et les forces n’existaient, en somme, point : les Cosaques cultivateurs de blé ne songeaient nullement à se lever pour la défense de Kornilov. Lorsque l’échec du soulèvement devint évident, ce que l’on appelait " le gouvernement militaire " du Don décida de différer l’expression de son opinion " jusqu’à élucidation du réel rapport de forces ", Grâce à cette manœuvre, les sommets de la cosaquerie du Don réussirent à se jeter à l’écart en temps opportun.

A Pétrograd, à Moscou, sur le Don, sur le front, sur les voies que suivaient les échelons, partout et en tous lieux Kornilov avait des sympathisants, des partisans, des amis. Leur nombre semblait énorme si l’on en juge par les télégrammes, les adresses de félicitations et les articles de journaux. Mais, chose étrange : maintenant que l’heure était venue pour eux de se montrer, ils avaient disparu. En bien des cas, la cause n’en résidait nullement dans des lâchetés individuelles. Parmi les officiers korniloviens, il y avait un bon nombre de braves. Mais leur bravoure ne trouvait pas de point d’appui. A partir du moment où les masses commencèrent à s’agiter, les individus isolés n’eurent plus accès aux événements. Non seulement les grands industriels, banquiers, professeurs, ingénieurs, mais aussi les étudiants, même les officiers trempés se trouvèrent écartés, effacés, rejetés. Ils observaient les événements qui se déroulaient devant eux comme du haut d’un balcon. Avec le général Dénikine il ne leur restait rien d’autre qu’à maudire leur impuissance vexante et accablante.

Le 30 août, le Comité exécutif expédia à tous les soviets une joyeuse nouvelle : " Dans les troupes de Kornilov, c’est une complète décomposition. " Pendant un temps l’on oublia que Kornilov avait choisi pour son entreprise les contingents les plus patriotes, les plus aptes au combat, les mieux préservés de l’influence des bolcheviks. Le processus de la décomposition consistait en ceci que les soldats cessaient définitivement de faire confiance aux officiers, découvrant en eux des ennemis. La lutte pour la révolution contre Kornilov marquait un approfondissement de la décomposition de l’armée, c’est-à-dire, précisément, ce que l’on reprochait aux bolcheviks.

Messieurs les généraux eurent enfin la possibilité de vérifier la force de résistance de la révolution qui leur semblait si friable, si débile, si accidentellement victorieuse de l’ancien régime. Depuis les Journées de Février, on répétait à tout propos la formule fanfaronne de la soldatesque : donnez-moi un régiment solide et je leur montrerai de quoi il retourne. L’expérience du général Khabalov et du général Ivanov, à la fin de février, n’avait rien appris aux grands capitaines de la race de ceux qui montrent le poing après la bataille. C’était fréquemment d’après leurs voix que les stratèges civils réglaient aussi leur chant. L’octobriste Chidlovsky affirmait que si, en février, s’étaient montrés dans la capitale " des contingents non particulièrement considérables, solidement unis par la discipline et l’esprit militaire, la Révolution de Février eût été écrasée en quelques jours ". Le fameux Boublikov, agitateur parmi les cheminots, écrivait : " Il eût suffi d’une seule division disciplinée venue du front pour que l’insurrection fût radicalement écrasée. " Plusieurs officiers qui participèrent aux événements affirmaient à Dénikine qu ’ " un seul bataillon solide ayant à sa tête un chef qui comprendrait ce qu’il voulait, pouvait mettre sens dessus dessous toute la situation ". Du temps où Goutchkov était ministre de la Guerre, le général Krymov vint du front le trouver et lui offrit " de nettoyer Pétrograd avec une seule division, bien entendu non point sans effusion de sang ". L’affaire n’eut pas lieu uniquement parce que " Goutchkov ne consentit pas ". Enfin, Savinkov, préparant pour le futur Directoire son propre " 27 août ", affirmait que deux régiments suffiraient parfaitement pour réduire les bolcheviks en cendres et en poussière. Maintenant, le destin donnait à tous ces messieurs, en la personne d’un général " gai et allègre ", l’entière possibilité de vérifier à quel point leurs calculs héroïques étaient fondés. Sans coup férir, tête basse, mortifié et piteux, Krymov arriva au palais d’Hiver. Kérensky ne laissa pas échapper l’occasion de jouer avec lui une scène pathétique dans laquelle les effets à bon marché étaient garantis d’avance. Revenu de chez le premier ministre au ministère de la Guerre, Krymov se logea une balle dans la tête. C’est ainsi que tourna la tentative faite pour réprimer la révolution " non point sans effusion de sang ".

Au palais d’Hiver, on eut un soupir de soulagement en songeant qu’une affaire si lourde de complications se terminait à souhait, et l’on se hâta d’en revenir à l’ordre du jour, c’est-à-dire à la reprise des affaires interrompues. Comme généralissime, Kérensky se nomma lui-même : pour garder son alliance politique avec le corps des vieux généraux, il lui était excessivement difficile de trouver un personnage plus congru. Comme chef d’état-major du Grand Quartier Général, il choisit Alexéïev qui avait failli, deux jours auparavant, devenir premier ministre. Après des tergiversations et des consultations, le général, non sans une grimace de dédain, accepta la nomination dans le but, expliqua-t-il aux siens, de liquider pacifiquement le conflit. L’ancien chef d’état-major du généralissime Nicolas Romanov se retrouvait dans les mêmes fonctions sous Kérensky. Il y avait de quoi s’étonner ! " Seul, Alexéïev, grâce à ses accointances avec le Grand Quartier Général et à son énorme influence dans les sphères supérieures des militaires – c’est ainsi que plus tard Kérensky essaya d’expliquer l’extravagante nomination – pouvait s’acquitter avec succès de la transmission sans douleur du commandement des mains de Kornilov en de nouvelles mains. " Tout au contraire ! La désignation d’Alexéïev, c’est-à-dire d’un affidé, pouvait seulement inspirer aux conspirateurs l’idée de prolonger la résistance s’il leur en restait la moindre possibilité. En réalité, Alexéïev se trouva mis en avant par Kérensky, après la liquidation du soulèvement, pour la raison même qui avait fait appeler Savinkov au début de la rébellion : il fallait à tout prix garder les ponts du côté de droite. Le nouveau généralissime estimait maintenant particulièrement indispensable de refaire amitié avec les généraux : après la forte secousse, il devrait en effet rétablir solidement l’ordre et, par conséquent, aurait besoin d’un pouvoir doublement ferme.

Au Grand Quartier Général, il ne restait déjà rien de l’optimisme qui y avait régné deux jours auparavant. Les conspirateurs cherchaient des voies de retraite. Un télégramme expédié à Kérensky disait que Kornilov, " considérant la situation stratégique" , était disposé à se démettre en paix du commandement s’il était déclaré que " l’on créait un gouvernement fort ". Après ce gros ultimatum de celui qui capitulait, en venait un autre plus petit : lui, Kornilov, estimait " en somme inadmissibles les arrestations de généraux et d’autres personnes avant tout indispensables à l’armée ". Kérensky, tout heureux, fit aussitôt un pas vers son adversaire en annonçant par radio que les ordres du général Kornilov concernant les opérations de guerre étaient obligatoires pour tous. Kornilov lui-même écrivait à ce sujet à Krymov le même jour : " Voici un épisode unique dans l’histoire mondiale : un généralissime accusé de forfaiture et de trahison envers la patrie, et traduit pour cela devant un tribunal, a reçu l’ordre de continuer à commander les armées... " Cette nouvelle manifestation de la pusillanimité de Kérensky rendit immédiatement courage aux conspirateurs qui craignaient encore de faire un mauvais marché. Malgré le télégramme envoyé quelques heures auparavant déclarant inadmissible une lutte intérieure " en ce moment épouvantable ", Kornilov, à demi rétabli dans ses droits, expédia deux hommes à Kalédine pour le prier " de faire pression " et, en même temps, fit cette proposition à Krymov : " Si la situation le permet, agissez indépendamment dans l’esprit de l’instruction que je vous ai donnée. " L’esprit de l’instruction était ceci : renverser le gouvernement et pendre tous les membres du Soviet.

Le général Alexéïev, nouveau chef d’état-major, partit occuper le Grand Quartier Général. Au palais d’Hiver, on considérait encore cette opération comme sérieuse. En réalité, Kornilov avait directement à sa disposition : un bataillon de chevaliers de Saint-Georges, un régiment d’infanterie " kornilovien " et un régiment de cavalerie du Tek. Le bataillon des chevaliers de Saint-Georges, dès le début, s’était rangé du côté du gouvernement. Le régiment " kornilovien " et celui du Tek étaient considérés comme fidèles ; mais une partie d’entre eux avait aussi fait défection. Le Grand Quartier Général n’avait pas du tout d’artillerie à sa disposition. En de telles conditions l’on ne pouvait parler de résistance. Alexéïev débuta dans sa mission en faisant à Kornilov et à Loukomsky des visites cérémonieuses au cours desquelles, doit-on penser, de côté et d’autre, l’on usa unanimement du vocabulaire de la soldatesque à l’adresse de Kérensky, nouveau généralissime. Pour Kornilov comme pour Alexéïev il était clair que l’on devait, en tout cas, remettre à une autre échéance le salut du pays.

Mais tandis qu’au Grand Quartier Général l’on arrangeait si heureusement la paix sans vainqueurs ni vaincus, l’atmosphère à Pétrograd s’échauffait extrêmement et l’on attendait impatiemment au palais d’Hiver des nouvelles rassurantes de Mohilev pour les transmettre au peuple. Alexéïev était accablé de questions incessantes. Le colonel Baranovsky, homme de confiance de Kérensky, se plaignait par fil direct : " Les soviets sont en effervescence, on ne peut décharger l’atmosphère qu’en manifestant de l’autorité et en arrêtant Kornilov et autres... " Cela ne répondait nullement aux intentions d’Alexéïev. " Je vois avec un profond regret – réplique le général – que mes appréhensions de nous voir définitivement tombés pour l’instant dans les griffes tenaces des soviets correspondent à un fait incontestable. " Sous le pronom familièrement employé de " nous ", est sous-entendu le groupe de Kérensky dans lequel Alexéïev, pour atténuer sa pointe, se comprend conventionnellement aussi. Le colonel Baranovsky lui répond du même ton : " Dieu aidant, nous échapperons aux griffes tenaces du Soviet dans lesquelles nous sommes pris. "

A peine les masses avaient-elles sauvé Kérensky des griffes de Kornilov, que le leader de la démocratie se hâtait déjà de se mettre en accord avec Alexéïev contre les masses : " Nous échapperons aux griffes tenaces du Soviet. " Alexéïev dut néanmoins se soumettre à la nécessité et procéder à l’arrestation rituelle des principaux conspirateurs. Kornilov, sans opposer de résistance, fut mis aux arrêts de rigueur à domicile quatre jours après avoir déclaré au peuple : " Je préfère la mort plutôt que d’être destitué de mes fonctions de généralissime. " La Commission extraordinaire d’enquête qui arriva à Mohilev arrêta de son côté le ministre adjoint des Voies et Communications, plusieurs officiers de l’état-major général, le malencontreux diplomate Aladyine, ainsi que tous les membres présents du Comité principal de l’Union de officiers.

Dans les premières heures qui suivirent la victoire, les conciliateurs gesticulaient vivement. Avksentiev lui-même lançait des foudres. Pendant trois jours, les rebelles avaient laissé les fronts démunis d’instructions ! " Mort aux traîtres ! " criaient les membres du Comité exécutif. Avksentiev faisait écho à ces voix : oui, la peine de mort avait été rétablie sur la demande de Kornilov et de ses affidés, " elle serait d’autant plus résolument appliquée à ces derniers ". (Tempête prolongée d’applaudissements.)

Le Concile ecclésiastique de Moscou, qui s’était incliné une quinzaine auparavant devant Kornilov, en tant que restaurateur de la peine de mort, suppliait maintenant par télégramme le gouvernement, " au nom de Dieu et de l’amour du Christ pour le prochain ", de sauvegarder la vie du général malheureux. D’autres leviers furent mis en branle. Mais le gouvernement ne songeait aucunement à une répression sanglante. Lorsque la délégation de la division " sauvage " se présenta à Kérensky au palais d’Hiver, comme un des soldats, en réponse aux phrases vagues du nouveau généralissime, disait que " les commandants traîtres devaient être impitoyablement frappés ", Kérensky l’interrompit par ces mots : " Votre affaire est maintenant d’obéir à vos chefs et, quant à nous, nous ferons tout le nécessaire. " Positivement, cet homme estimait que les masses devaient monter sur la scène quand il frapperait du pied gauche et disparaître quand il frapperait du pied droit !

" Nous ferons nous-mêmes tout le nécessaire. " Mais tout ce qu’ils firent semblait aux masses inutile, sinon suspect et périlleux. Les masses ne se trompaient point ; au sommet, l’on se préoccupait plutôt de rétablir la situation d’où était sortie la campagne de Kornilov. " Dès les premiers interrogatoires auxquels procédèrent les membres de la commission d’enquête – raconte Loukomsky – il s’avéra que tous nous traitaient avec la plus extrême bienveillance. " C’étaient, en somme, des complices et des camoufleurs. Le procureur militaire, Chablovsky, donnait aux accusés une consultation pour leur apprendre à tromper la justice. Les organisations du front envoyaient des protestations. " Les généraux et leurs complices sont traités autrement qu’en criminels devant l’État et le peuple... Les rebelles ont une entière liberté de communication avec le monde extérieur. " Loukomsky confirme : " L’état-major du généralissime nous informait de toutes les questions qui nous intéressaient. " Les soldats indignés tentèrent plus d’une fois de traduire les généraux devant leur propre justice, et les détenus n’échappèrent aux représailles que grâce à une division polonaise contre-révolutionnaire installée à Bykhov, lieu où ils étaient incarcérés.

Le 12 septembre, le général Alexéïev écrivit à Milioukov, du Grand Quartier Général, une lettre traduisant l’indignation légitime des conspirateurs devant la conduite de la grande bourgeoisie qui, d’abord, les avait poussés en avant et, après la défaite, les avait abandonnés à leur propre sort. " Vous savez jusqu’à un certain point – écrivait, non sans causticité, le général – que certains cercles de notre société non seulement étaient au courant de tout, non seulement sympathisaient idéologiquement, mais aidaient comme ils pouvaient Kornilov... " Au nom de l’Union des officiers, Alexéïev exigeait de Vychnégradsky, Poutilov et d’autres capitalistes considérables qui avaient tourné le dos aux vaincus, une souscription immédiate de trois cent mille roubles au profit " des familles affamées de ceux avec lesquels ils étaient liés par une communauté d’idées et de préparation ! " La lettre s’achevait par une véritable menace : " Si la presse honnête n’entreprend pas immédiatement d’expliquer énergiquement l’affaire... le général Kornilov sera contraint de dévoiler largement devant le tribunal toute la préparation, tous les pourparlers avec des personnalités et des cercles, leur participation ", etc. Au sujet des résultats pratiques de ce lamentable ultimatum, Dénikine communique : " C’est seulement à la fin d’octobre que Kornilov reçut de Moscou environ quarante mille roubles. " Milioukov, pendant ce temps, s’était en somme absenté de l’arène politique : d’après la version officielle des cadets, il était parti " se reposer en Crimée ". Après tant de tracas, le leader libéral avait effectivement besoin de repos.

La comédie de l’enquête traîna jusqu’à l’insurrection bolcheviste, après quoi Kornilov et ses complices furent non seulement mis en liberté, mais munis par le Grand Quartier Général de Kérensky de tous les documents indispensables. Ce furent les généraux fugitifs qui déclenchèrent la guerre civile. En raison des visées sacrées qui liaient Kornilov avec le libéral Milioukov et le Cent-Noir Rimsky-Korsakov, des centaines de milliers d’hommes tombèrent, le Midi et l’Est de la Russie furent pillés et dévastés, l’économie du pays fut définitivement ébranlée, la révolution fut contrainte à la terreur rouge. Kornilov, ayant échappé sans encombre à la justice de Kérensky, tomba bientôt sur le front de la guerre civile, frappé par un obus bolchevik. Le sort de Kalédine ne fut guère différent. Le " gouvernement militaire " du Don exigea non seulement que l’ordre d’arrêter Kalédine fût rapporté, mais que celui-ci fût rétabli dans ses fonctions d’ataman. Kérensky, là encore, ne perdit pas une occasion de reculade. Skobélev arriva à Novotcherkassk, apportant des excuses au " cercle militaire cosaque ". Le ministre démocrate fut l’objet de sarcasmes raffinés et, là, Kalédine lui-même fut le premier à railler. Le triomphe du général cosaque ne fut pourtant point durable. Coincé de tous côtés par la révolution bolcheviste, chez lui, sur le Don, Kalédine se suicida quelques mois plus tard.

Le drapeau de Kornilov passa ensuite aux mains du général Dénikine et de l’amiral Koltchak, dont les noms se rattachent à la principale période de la guerre civile. Mais tout cela concerne déjà 1918 et les années suivantes.

Les masses exposées aux coups

Les causes immédiates des événements d’une révolution sont les modifications dans la conscience des classes en lutte. Les rapports matériels d’une société déterminent seulement le courant suivi par ces processus. Par leur nature, les modifications de la conscience collective ont un caractère à demi occulte ; à peine parvenus à une tension déterminée, les nouveaux états d’esprit et les idées percent au dehors sous la forme d’actions de masses qui établissent un nouvel équilibre social, d’ailleurs très instable. La marche de la révolution à chaque nouvelle étape met à nu le problème du pouvoir pour le recouvrir encore, immédiatement après, d’un masque — en attendant de le dépouiller de nouveau. Tel est aussi le mécanisme d’une contre-révolution avec cette différence que le film se déroule ici à rebours.

Ce qui se passe aux cimes gouvernementales et soviétiques n’est nullement indifférent pour la marche des événements. Mais on ne peut comprendre le sens réel de la politique d’un parti et déchiffrer les manœuvres des leaders qu’à condition de découvrir les profonds processus moléculaires dans la conscience des masses. En juillet, les ouvriers et les soldats avaient essuyé une défaite, mais, en octobre, par un assaut irrésistible, ils s’emparèrent du pouvoir. Que s’était-il passé dans leurs esprits pendant ces quatre mois ? Comment avaient-ils réagi sous les coups qui pleuvaient d’en haut ? Avec quelles idées, quels sentiments, avaient-ils considéré la tentative faite par la bourgeoisie pour s’emparer du pouvoir ? Le lecteur devra revenir en arrière, vers la défaite de juillet. Fréquemment, l’on est obligé de reculer pour mieux sauter. Or, devant nous s’annonce le saut d’octobre.

Dans l’historiographie soviétique officielle, une opinion s’est établie, et est devenue une sorte de lieu commun, d’après laquelle l’assaut livré au parti en juillet — répressions combinées avec la calomnie — aurait passé sans laisser presque aucune trace sur les organisations ouvrières. C’est absolument inexact. A vrai dire, la défaillance dans les rangs du parti et le reflux à son égard des ouvriers et des soldats durèrent peu de temps, quelques semaines. Le renouveau survint si vite et, surtout si tempétueux qu’il effaça à moitié le souvenir même des journées d’accablement et de prostration : les victoires projettent en général une autre lumière sur les défaites qui les ont préparées. Mais, à mesure que l’on publie les procès-verbaux des organisations locales du parti, l’on voit apparaître avec une netteté de plus en plus grande l’affaissement de la révolution en juillet, qui se ressentait, en ces jours-là, d’autant plus douloureusement que la montée précédente avait eu un caractère plus incessant.

Toute défaite, procédant d’un rapport de forces déterminé, modifie à son tour ce rapport au désavantage de la partie vaincue, car le vainqueur prend de l’assurance ; tandis que le vaincu perd confiance en lui-même. Or, telle ou telle appréciation de la force que l’on a constitue un élément extrêmement important du rapport objectif des forces. Une défaite directe fut essuyée par les ouvriers et les soldats de Pétrograd qui, dans leur élan en avant, s’étaient heurtés, d’un côté, au manque de clarté et aux contradictions de leurs propres desseins, d’autre part, à l’état arriéré de la province et du front. C’est pourquoi, dans la capitale, les conséquences de la défaite se manifestèrent avant tout, et avec la plus grande violence. Cependant, absolument inexactes sont les affirmations si fréquentes dans la même littérature officielle, d’après lesquelles la défaite de juillet aurait passé presque inaperçue pour la province. C’est théoriquement invraisemblable et c’est démenti par le témoignage des faits et des documents. Lorsque de grandes questions se posaient, tout le pays, spontanément, tournait chaque fois la tête vers Pétrograd. La défaite des ouvriers et des soldats de la capitale devait justement produire une énorme impression sur les couches les plus avancées de la province. L’épouvante, la désillusion, l’apathie se produisaient en diverses parties du pays sous des aspects différents, mais s’observaient partout.

L’affaissement de la révolution se traduisit avant tout dans un extrême affaiblissement de la résistance des masses aux adversaires. Tandis que les troupes introduites à Pétrograd procédaient officiellement à des actes punitifs, en désarmant les soldats et les ouvriers, des bandes à demi volontaires, sous leur couverture, commettaient impunément des attentats sur les organisations ouvrières. Après la destruction de la rédaction de la Pravda et de l’imprimerie des bolcheviks, on saccage les locaux du syndicat des métallurgistes. Par la suite, les coups sont dirigés sur les soviets de quartier. Les conciliateurs ne sont pas épargnés : le 10, une attaque eut lieu contre un des sièges du parti à la tête duquel se trouvait le ministre de l’Intérieur Tsérételli. Dan eut besoin d’une bonne dose d’abnégation pour écrire au sujet de l’arrivée des troupes : " Au lieu de voir périr la révolution, nous sommes maintenant témoins de son nouveau triomphe. " Ce triomphe allait si loin que, d’après le menchevik Prouchitsky, les passants, dans les rues, s’ils avaient l’air d’ouvriers et étaient soupçonnés de bolchevisme, se trouvaient en danger de subir de cruels sévices. Quel irrécusable symptôme d’un brusque changement de toute la situation !

Lazis, membre du comité bolchevik de Pétrograd, par la suite agent connu de la Tchéka, notait dans son joumal : " 9 juillet. Dans la ville, on a saccagé toutes nos imprimeries. Personne n’ose imprimer nos journaux et nos tracts. Nous recourons au montage d’une typographie clandestine. Le quartier de Vyborg est devenu un refuge pour tous. Ici se sont transportés le Comité de Pétrograd et les membres du Comité central qui sont poursuivis. Dans le local de garde de l’usine Renault le Comité est en conférence avec Lénine. On a posé la question d’une grève générale. Chez nous, au Comité, les voix se sont partagées. J’ai voté pour l’appel à la grève. Lénine, après avoir expliqué la situation, a proposé de renoncer à cette solution… 12 juillet. La contre-révolution est victorieuse. Les soviets impuissants. Les junkers déchaînés tombent déjà même sur les mencheviks. Certains éléments du parti sont hésitants. L’afflux des membres s’est interrompu… Mais, dans nos rangs, il n’y a pas encore de fuites. " Après les Journées de Juillet, " l’influence des socialistes-révolutionnaires sur les usines de Pétrograd fut forte ", écrit l’ouvrier Sisko. L’isolement des bolcheviks relevait automatiquement le poids spécifique et le sentiment intime des conciliateurs. Le 16 juillet, un délégué de Vassili-Ostrov rapporte à la Conférence bolcheviste de la ville que l’état d’esprit dans le district est " dans l’ensemble " plein d’entrain, à l’exception de quelques usines. " A l’usine Baltique, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks nous écrasent. " En cet endroit, l’affaire fut poussée très loin : le comité d’usine décida que les bolchéviks suivraient les obsèques des Cosaques tués, et l’ordre fut exécuté… Les défections officielles de membres du parti sont, à vrai dire, insignifiantes : dans tout le rayon, sur quatre mille membres, il n’y en eut pas plus de cent à se retirer ouvertement. Mais un bien plus grand nombre, dans les premiers jours, se mit à l’écart sans dire mot. " Les Journées de Juillet — disait par la suite l’ouvrier Minitchev dans ses souvenirs — nous montrèrent qu’il y avait aussi dans nos rangs des individus qui, craignant pour leur peau, " avalaient " leurs cartes du parti et reniaient celui-ci. Mais ils ne furent pas nombreux… ", ajoute-t-il d’un ton rassurant. " Les événements de juillet — écrit Chliapnikov — et toute la campagne de violences et de calomnies qui s’y rattache contre nos organisations interrompirent cette montée de notre influence qui, au début de juillet, avait atteint une vigueur formidable… Notre parti lui-même était dans une demi-légalité et menait une lutte défensive, s’appuyant principalement sur les syndicats et les comités de fabriques ou d’usines. "

L’accusation lancée contre les bolcheviks d’être au service de l’Allemagne ne pouvait point ne pas produire une impression même sur les ouvriers de Pétrograd, du moins sur une partie considérable d’entre eux. Celui qui hésitait se retira. Celui qui était prêt à adhérer fut pris d’hésitation. Même parmi ceux qui avaient déjà adhéré, un bon nombre reculèrent. A la manifestation de juillet, outre les bolcheviks, participèrent largement des ouvriers appartenant aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks. Sous le coup reçu, ils furent les premiers à sauter en arrière sous le couvert des drapeaux de leurs partis : il leur semblait maintenant qu’ayant enfreint la discipline, ils avaient véritablement commis une faute. Une large couche d’ouvriers sans parti, suiveurs du parti, s’éloigna également de lui sous l’influence de la calomnie officiellement répandue et juridiquement présentée.

Dans cette atmosphère politique modifiée, les coups de la répression étaient d’un effet beaucoup plus fort. Olga Ravitch, une des anciennes et actives militantes du parti, membre du Comité de Pétrograd, disait plus tard dans son rapport : " Les Journées de Juillet causèrent dans l’organisation un tel désarroi que, durant les trois premières semaines, il ne pouvait même être question d’une activité quelconque. " Ravitch a ici en vue principalement l’activité ouverte du parti. Pendant longtemps, il fut impossible de ménager la parution du journal du parti : on ne trouvait point d’imprimerie qui consentît à servir les bolcheviks. Et la résistance ne venait pas toujours des patrons : il y eut une imprimerie où les ouvriers menacèrent d’arrêter le travail dans le cas où l’on imprimerait un journal bolchevik, et le patron résilia l’affaire déjà conclue. Pendant un certain temps, Pétrograd fut pourvue par le journal de Cronstadt.

Le flanc d’extrême-gauche sur l’arène ouverte se trouvait être, en ces semaines, le groupe des mencheviks internationalistes. Les ouvriers allaient volontiers entendre les conférences de Martov, chez qui l’instinct du militant s’était réveillé dans la période de recul, quand on était contraint non de frayer à la révolution de nouvelles voies, mais de lutter pour conserver les restes de ses conquêtes. Le courage de Martov était celui du pessimisme. " Sur la révolution — disait-il en séance du Comité exécutif — l’on a, apparemment, mis le point final… Si l’on est arrivé à ceci que… la voix de la paysannerie et des ouvriers n’a point de place dans la révolution russe, nous descendrons de la scène honnêtement, nous relèverons ce défi non point par un renoncement silencieux, mais par une franche bataille. " Martov proposait de descendre de la scène en combattant franchement à des camarades de son parti qui, comme Dan et Tsérételli, appréciaient la victoire remportée par les généraux et les Cosaques sur les ouvriers et les soldats comme une victoire de la révolution sur l’anarchie. Sur le fond de la campagne effrénée menée contre les bolcheviks et de l’attitude promptement rampante des conciliateurs devant les Cosaques galonnés, la conduite de Martov le rehaussait beaucoup, en ces pénibles semaines, aux yeux des ouvriers.

Plus particulièrement accablante fut la crise de juillet pour la garnison de Pétrograd. Les soldats, au sens politique, étaient de loin en retard sur les ouvriers. La section des soldats, au Soviet, demeurait l’appui des conciliateurs alors que, déjà, la section ouvrière suivait les bolcheviks. A cela ne contredisait nullement le fait que les soldats se montraient particulièrement disposés à brandir leurs armes. Dans la manifestation, ils jouèrent un rôle plus agressif que les ouvriers, mais, sous les coups, refluèrent bien loin en arrière. Le flot d’hostilité contre les bolcheviks jaillit très haut dans la garnison de Pétrograd, " Après la défaite — raconte l’ancien soldat Mitrévitch — je ne me montre pas dans ma compagnie, autrement on pourrait s’y faire tuer, tant que la bourrasque n’est pas passée. " C’est justement dans les régiments les plus révolutionnaires, qui avaient marché aux premiers rangs pendant les Journées de Juillet et qui avaient par conséquent essuyé les coups les plus durs, que l’influence du parti tomba à tel point qu’il fut impossible d’y reconstituer l’organisation, même trois mois plus tard : sous la trop violente secousse, ces effectifs furent comme moralement réduits en miettes. L’organisation militaire dut fortement se replier sur elle-même. " Après la défaite de juillet — écrit l’ancien soldat Minitchev — on considérait l’organisation pas très amicalement, non seulement chez les camarades du sommet de notre parti, mais même dans certains comités de quartier. "

A Cronstadt, le parti perdait deux cent cinquante membres. L’état d’esprit de la garnison dans la forteresse bolcheviste s’était considérablement affaissé. La réaction avait déferlé même jusqu’à Helsingfors. Avksentiev, Bounakov, l’avocat Sokolov étaient arrivés pour amener les vaisseaux bolcheviks à résipiscence. Ils obtinrent certains résultats. En arrêtant des bolcheviks dirigeants, en utilisant la calomnie officielle, en menaçant, on réussit à obtenir des déclarations de loyalisme même du cuirassé bolchevik Pétropavlovsk. En tout cas, sur l’exigence formulée de livrer " les instigateurs ", tous les vaisseaux opposèrent un refus.

Il n’en allait guère autrement à Moscou. " La campagne haineuse de la presse bourgeoise - dit Piatnitsky - produisit une panique même parmi certains membres du Comité de Moscou. " L’organisation, après les Journées de Juillet, fut affaiblie en nombre. " Jamais on n’oubliera — écrit l’ouvrier moscovite Ratékhine — un moment terriblement pénible. Le plénum s’assemble (celui du soviet de Zamoskvorétchié)… Nos camarades bolcheviks, comme je vois, ne sont pas trop nombreux… Tout droit vient sur moi Stiéklov, un des camarades énergiques, et, proférant à peine les mots, me demande s’il est vrai que Lénine a été amené avec Zinoviev dans un wagon plombé ; s’il est vrai qu’ils touchent de l’argent allemand ? Mon coeur se serrait douloureusement à entendre de pareilles questions. Un autre camarade s’approche, Konstantinov : Où est Lénine ? Il s’est envolé, dit-on… Qu’est.ce qui va se passer maintenant ? Et ainsi de suite. " Cette scène prise sur le vif nous introduit sans erreur dans las états d’âme par lesquels passèrent alors les ouvriers avancés. " La parution des documents publiés par Alexinsky — écrit Davydovsky, artilleur à Moscou — provoqua un terrible bouleversement dans la brigade. Notre batterie, la plus bolcheviste, fut elle-même ébranlée sous le coup de ce mensonge infâme… Il semblait que nous eussions perdu toute confiance. "

" Après les Journées de Juillet — écrit V. Iakovléva, qui était alors membre du Comité central et dirigeait le travail dans la vaste province de Moscou — tous les rapports des localités étaient unanimes à signaler non seulement une brusque démoralisation dans les masses, mais même une hostilité certaine à l’égard de notre parti. En des cas assez nombreux, l’on assomma nos orateurs. Le nombre des membres diminua fortement, et certaines des organisations cessèrent même tout à fait d’exister, surtout dans le Midi. " Vers le milieu d’août, aucune modification sensible ne s’était encore produite. Le travail se fait dans les masses pour la conservation de l’influence, on n’observe point d’accroissement des organisations. Dans les gouvernements de Riazan et de Tambov, il ne se crée point de nouvelles liaisons, il ne surgit point de cellules bolchevistes ; dans l’ensemble, ce sont les patrimoines des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks.

évréinov, qui militait dans la prolétarienne Kinechma, se rappelle combien pénible devint la situation après les événements de Juillet, quand, dans sa grande conférence de toutes les organisations publiques, fut posée la question d’exclure les bolcheviks du Soviet. Les défections dans le parti prenaient des proportions si considérables parfois que c’est seulement après une nouvelle révision des listes de membres que l’organisation commença à vivre d’une vie normale. A Toula, grâce à une sérieuse sélection préliminaire des ouvriers, l’organisation ne subit pas l’épreuve des lâchages, mais sa soudure avec les masses faiblit. A Nijni-Novgorod, après la campagne de répression conduite sous la direction du colonel Verkhovsky et du menchevik Khintchouk, une dépression marquée survint : aux élections à la douma municipale, le parti ne réussit à faire passer que quatre députés. A Kalouga, la fraction bolcheviste tenait compte de la possibilité pour elle d’être éliminée du Soviet. En certains points de la région moscovite, les bolcheviks se trouvaient forcés de sortir non seulement des soviets, mais même des syndicats.

A Saratov, où les bolcheviks gardaient des rapports très pacifiques avec les conciliateurs et se disposaient encore, à la fin de juin, à présenter aux élections, pour la douma municipale, une liste commune avec eux, les soldats, après l’orage de juillet, furent à tel point montés contre les bolcheviks qu’ils envahissaient les assemblées électorales, arrachaient aux bolcheviks leurs bulletins et malmenaient les agitateurs. " Il nous devint difficile — écrit Lébédev — de nous montrer dans les assemblées électorales. Fréquemment l’on nous criait : espions de l’Allemagne, provocateurs !… " Dans les rangs des bolcheviks de Saatov, il se trouva un bon nombre de pusillanimes : " Beaucoup d’entre eux déclaraient qu’ils quittaient le parti, d’autres se cachèrent. "

A Kiev, qui jouissait depuis longtemps de la réputation d’un centre de Cent-Noirs, la campagne de persécution contre les bolcheviks se déchaîna avec une violence particulière et s’en prit bientôt aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires. La dépression du mouvement révolutionnaire se ressentait surtout ici fortement : aux élections à la douma municipale, les bolcheviks n’obtinrent au total que 6% des suffrages. A la conférence générale de la ville, les rapporteurs se plaignaient " de remarquer partout de l’apathie et de l’inaction ". Le journal du parti se trouva forcé de devenir hebdomadaire au lieu d’être quotidien.

La dissolution et le déplacement des régiments les plus révolutionnaires devaient déjà, par soi, non seulement abaisser le niveau politique des garnisons, mais agir aussi d’une façon accablante sur les ouvriers des localités qui se sentaient plus fermes lorsqu’ils sentaient derrière leur dos des troupes amies. C’est ainsi que le transfert du 57e régiment de Tver modifia brusquement la situation politique, aussi bien parmi les soldats que parmi les ouvriers : même dans les syndicats, l’influence des bolcheviks devint insignifiante. Cela se manifesta dans une mesure encore Plus forte à Tiflis, où les mencheviks, la main dans la main avec l’état-major, remplacèrent les contingents bolcheviks par des régiments tout à fait arriérés.

En certains endroits, selon la composition de la garnison, le niveau des ouvriers de la localité et des causes accidentelles, la réaction politique prenait une expression paradoxale. A Iaroslavl, par exemple, les bolcheviks, en juillet, se trouvèrent presque totalement exclus du soviet ouvrier, mais conservèrent une influence prépondérante dans le soviet des députés soldats. En quelques localités, les événements de juillet semblèrent passer effectivement sans laisser de traces, sans avoir arrêté la croissance du parti. Pour autant que l’on en puisse juger, ce fut observé dans des cas où la retraite générale coïncidait avec l’entrée dans l’arène révolutionnaire de couches nouvelles arriérées, C’est ainsi que, en juillet, dans certains districts textiles, on commença à observer un afflux sensible d’ouvrières vers les organisations. Mais le tableau d’ensemble du reflux n’en est pas modifié.

L’acuité indéniable, même exagérée, de la réaction devant la défaite partielle était, en son genre, la rançon payée par les ouvriers et surtout par les soldats pour avoir trop facilement, trop rapidement, trop incessamment, adhéré aux bolcheviks dans les mois précédents. Le brusque revirement de l’état d’esprit des masses produisait une sélection automatique et, de plus, sans erreur dans les cadres du parti. Sur ceux qui, en ces jours-là, ne tremblèrent point, l’on pouvait compter pour la suite. Ils constituaient un noyau dans l’atelier, dans l’usine, dans le quartier. A la veille d’octobre les organisateurs jetèrent plus d’une fois autour d’eux des regards scrutateurs lorsqu’il s’agissait de nominations ou d’envois en mission, se rappelant comment tel ou tel s’était conduit pendant les Journées de Juillet.

Au front, où tous les rapports se présentent plus dépouillés, la réaction de Juillet prit un caractère particulièrement violent. Le Grand Quartier Général utilisa les événements avant tout pour créer des effectifs spéciaux, ceux " du devoir devant la patrie libre ". Dans les régiments, des brigades de choc étaient organisées. " J’ai vu bien des fois des oudarniki (membres des brigades de choc) — raconte Dénikine — et je les ai toujours vus concentrés en eux-mêmes et moroses. Dans les régiments, on les considérait avec réserve ou bien même avec hostilité. " Les soldats voyaient, non sans raison, dans ces " contingents du devoir ", les noyaux d’une garde prétorienne. " La réaction ne lambinait pas — raconte, au sujet du front roumain qui retardait sur les autres, le socialiste-révolutionnaire Degtiarev, qui adhéra par la suite aux bolcheviks. Nombre de soldats furent arrêtés comme déserteurs. Les officiers relevèrent la tête et affichèrent du dédain pour les comités d’armée ; çà et là, les chefs essayèrent d’imposer de nouveau le salut militaire. " Les commissaires procédaient à l’épuration de l’armée. " Dans presque chaque division — écrit Stankévitch — on avait son bolchevik dont le nom était plus connu dans la troupe que celui du chef de division… Nous éliminions progressivement une notoriété après l’autre. " En même temps, sur tout le front, on s’occupait de désarmer les contingents insubordonnés. Commandants et commissaires prenaient appui pour cela sur les Cosaques et sur les brigades spéciales qui étaient odieuses aux soldats.

Le jour de la chute de Riga, la conférence des commissaires du front Nord et des représentants des organisations d’armée reconnut indispensable d’appliquer plus systématiquement des mesures de répression rigoureuses. Des hommes furent fusillés pour avoir fraternisé avec les Allemands. Bien des commissaires, s’échauffant à l’évocation de vagues images de la Révolution française, tentèrent de faire preuve d’une poigne de fer. Ils ne comprenaient pas que les commissaires jacobins s’étaient appuyés sur la base, n’avaient pas épargné les aristocrates et les bourgeois et que, seule, l’autorité plébéienne les armait implacablement pour implanter dans les troupes une rigoureuse discipline. Les commissaires de Kérensky n’avaient aucune base populaire sous les pieds, aucune auréole morale sur la tête. Ils étaient, aux yeux des soldats, des agents de la bourgeoisie, des fourriers de l’Entente, tout simplement. Ils pouvaient, pendant un temps, intimider l’armée — ils y parvinrent effectivement, jusqu’à un certain point — mais ils étaient impuissants à lui donner une nouvelle vie.

Au bureau du Comité exécutif, à Pétrograd, un rapport, au début du mois d’août, disait que, dans l’état d’esprit de l’armée, s’était produit un revirement favorable, que l’on s’était remis à faire l’exercice ; mais que, d’autre part, l’on observait une aggravation des dénis de justice, de l’arbitraire, de l’oppression. C’est avec une acuité particulière que vint à se poser la question du corps des officiers : celui-ci " est complètement isolé, il forme des organisations à lui, très fermées ". Et d’autres données prouvent qu’en apparence, sur le front, il y eut plus d’ordre, que les soldats cessèrent de se mutiner pour des motifs insignifiants et accidentels. Mais d’autant plus concentré devenait leur mécontentement devant la situation dans l’ensemble. Dans le discours prudent et diplomatique du menchevik Koutchine à la Conférence d’État, sous des notes apaisantes, passait en sourdine un avertissement inquiétant. " Il y une indubitable volte-face ; incontestablement le calme existe, mais, citoyens, il y a aussi autre chose, il y a un certain sentiment de désillusion, et nous appréhendons à l’extrême ce sentiment-là… " La victoire temporairement remportée sur les bolcheviks était avant tout une victoire sur les nouvelles espérances des soldats, sur leur foi en un avenir meilleur. Les masses étaient devenues plus circonspectes, la discipline semblait avoir augmenté. Mais, entre les dirigeants et les soldats, l’abîme s’était creusé plus profond, Quoi et qui engloutirait-il demain ?

La réaction de Juillet trace en quelque sorte une ligne définitive de partage des eaux entre la Révolution de Février et celle d’Octobre. Les ouvriers, les garnisons de l’arrière, le front, partiellement même, comme on le verra plus loin, les paysans reculèrent, firent un bond en arrière, comme s’ils avaient reçu un coup en pleine poitrine. Le coup avait en réalité un caractère beaucoup plus moral que physique, mais il n’en était pas moins effectif. Durant les quatre premiers mois tous les processus de masses avaient une seule direction : à gauche. Le bolchevisme croissait, s’affermissait, s’enhardissait. Mais voici que le mouvement s’est heurté à un barrage. En fait, il se découvrit que, dans les voies de la Révolution de Février, l’on ne pouvait avancer davantage. Bien des gens crurent que la révolution était en somme arrivée à son point mort. En réalité, c’était la Révolution de Février qui avait tout donné d’elle jusqu’au fond. Cette crise intérieure de la conscience des masses, combinée avec la répression et la calomnie, mena à la perturbation et à des reculades, à des paniques en certains cas. Les adversaires s’enhardirent. Dans la masse elle-même monta à la surface tout ce qu’il y avait d’arriéré, d’inerte, de mécontent, à cause des commotions et des privations. Ces coups de ressac, dans le torrent de la révolution sont d’une violence irrésistible : on dirait qu’ils se conforment aux lois d’une hydrodynamique sociale. Il est impossible de remonter un pareil flux de retour — il ne reste qu’à ne pas s’y abandonner, à ne pas se laisser submerger, à se maintenir, en attendant que le flot de la réaction se soit épuisé, et à préparer, pendant ce temps, des points d’appui pour une nouvelle offensive.En observant certains régiments qui, le 3 juillet, avaient marché sous les bannières bolchevistes et qui, une semaine après, réclamèrent des châtiments rigoureux contre les agents du Kaiser, les sceptiques éclairés pouvaient, semblait-il, chanter victoire : les voilà bien, vos masses, voilà comme elles tiennent et sont capables de comprendre ! Mais c’est du scepticisme à bon marché. Si les masses, effectivement, modifiaient leurs sentiments et pensées sous l’influence de circonstances accidentelles, l’on ne saurait expliquer la puissante causalité qui caractérise le développement des grandes révolutions. Plus profonde est l’emprise sur des millions de gens dans le peuple, plus le développement de la révolution est régulier, et c’est avec une plus grande certitude que l’on peut prédire l’enchaînement des étapes suivantes. Il faut seulement ne pas oublier que le développement politique des masses a lieu non pas en ligne droite, mais suivant une courbe complexe : telle est, en somme, l’orbite de tout processus matériel.

Les conditions objectives poussaient impérieusement les ouvriers, les soldats et les paysans à se ranger sous le drapeau des bolcheviks. Mais les masses, s’engageant dans cette voie, entraient en lutte avec leur propre passé, avec leurs croyances d’hier, et partiellement d’aujourd’hui. A un tournant difficile, au moment de l’échec et de la désillusion, les vieux préjugés, qui n’ont pas encore été cuvés, remontent à la surface, et les adversaires s’y accrochent naturellement comme à une planche de salut. Tout ce qu’il y avait chez les bolcheviks de peu clair, d’inhabituel, d’énigmatique — nouveauté des idées, crânerie, dédain de toutes les autorités anciennes et nouvelles — tout cela avait maintenant trouvé d’un coup une explication simple, persuasive dans son absurdité : espions de l’Allemagne ! L’accusation lancée contre les bolcheviks misait en somme sur le passé d’esclavage du peuple, sur un héritage de ténèbres, de barbarie, de superstition — et cette mise n’était pas mal placée. La grande imposture patriotique dans le courant de juillet et d’août restait un facteur politique de toute première importance, formant accompagnement à toutes les questions d’actualité. Les orbes de la calomnie s’élargissaient sur le pays avec la presse des cadets, gagnant la province, les territoires limitrophes de l’étranger, pénétrant dans les coins perdus. A la fin de juillet, l’Organisation bolcheviste d’Ivanovo-Voznéssensk exigeait encore l’ouverture d’une campagne plus énergique contre la persécution ! La question du poids spécifique de la calomnie dans la lutte politique d’une société civilisée attend encore son sociologue.

Et, néanmoins, la réaction, parmi les ouvriers et les soldats, nerveuse et bouillonnante, n’était ni profonde ni solide. Les usines d’avant-garde, à Pétrograd, se redressèrent peu de jours après la défaite, protestèrent contre les arrestations et la calomnie, frappèrent aux portes du Comité exécutif, rétablirent les liaisons. A la fabrique d’armes de Sestroretsk, les ouvriers reprirent bientôt le gouvernail entre leurs mains : l’assemblée générale du 20 juillet décidait de verser leur paye aux ouvriers pour les journées de manifestation, à condition que le montant des salaires fût totalement employé à des publications pour le front. Le travail d’agitation ouverte des bolcheviks à Pétrograd reprend, d’après le témoignage d’Olga Ravitch, vers le 20 juillet. Dans des meetings qui ne réunissent pas plus de deux cents à trois cents personnes, en différentes parties de la ville, prennent la parole trois hommes : Sloutsky, qui fut tué plus tard par les Blancs en Crimée, Volodarskj,, qui fut tué par les socialistes-révolutionnaires à Pétrograd, et Evdokimov, métallurgiste de Pétrograd, l’un des orateurs les plus capables de la révolution. En août, l’agitation faite par le parti acquiert plus d’ampleur. D’après une note de Raskolnikov, Trotsky, arrêté le 23 juillet, donna en prison le tableau suivant de la situation en ville : " Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires… continuent à persécuter avec acharnement les bolchéviks. On ne cesse d’arrêter nos camarades. Mais, dans les cercles du parti, il n’y a point d’accablement. Au contraire, tous regardent l’avenir avec espoir, estimant que les mesures de répression consolideront seulement la popularité du parti… Dans les quartiers ouvriers, l’on ne remarque pas non plus de démoralisation. " Effectivement, bientôt, une assemblée des ouvriers de vingt-sept entreprises du district de Peterhof vota une résolution protestant contre le gouvernement irresponsable et sa politique contre-révolutionnaire. Les districts prolétariens se ranimaient.

Tandis qu’au sommet, au palais d’Hiver et au palais de Tauride, l’on édifiait une nouvelle coalition, l’on s’abouchait, brisait et raccommodait — en ces jours mêmes et aux mêmes heures, les 21-22 juillet, se produisit à Pétrograd un événement de la plus haute importance, sans doute à peine remarqué dans le monde officiel, mais qui signalait l’affermissement d’une autre coalition plus solide : celle des ouvriers de Pétrograd et des soldats de l’armée du front. Dans la capitale survinrent des délégués des armées en campagne, qui protestaient, au nom de leurs contingents, contre l’étouffement de la révolution sur le front. Pendant quelques jours, ils frappèrent vainement aux portes du Comité exécutif. On ne les recevait pas, on les évinçait, on cherchait à se débarrasser d’eux. Pendant ce temps arrivaient de nouveaux délégués qui devaient passer par la même filière. éconduits, ils retombaient les uns sur les autres dans les couloirs et les salles de réception, se lamentaient, déblatéraient, cherchaient ensemble une issue. Ils y étaient aidés par les bolcheviks. Les délégués décidèrent d’avoir des échanges de vues avec les ouvriers, les soldats, les matelots de la capitale, qui les accueillirent à bras ouverts, les logèrent, les hébergèrent. Dans une conférence que personne d’en haut n’avait convoquée, qui avait surgi d’en bas, il y eut, comme participants, des délégués de vingt-neuf régiments du front, de quatre-vingt-dix usines de Pétrograd, de matelots de Cronstadt et des garnisons de la banlieue.

Au centre de la conférence se trouvaient des délégués venus des tranchées ; parmi eux, il y avait aussi quelques jeunes officiers. Les ouvriers de Pétrograd écoutaient les hommes du front avec avidité, tâchant de ne pas perdre un mot de ce qu’ils disaient. Ceux-ci racontaient comment l’offensive et ses conséquences dévoraient la révolution. D’obscurs soldats, qui n’étaient pas du tout des agitateurs, décrivaient dans des causeries simplistes le traintrain journalier de la vie du front. Ces détails étaient bouleversants, car ils montraient clairement la remontée de tout ce qui était le plus détesté dans le vieux régime. Le contraste entre les espérances de naguère et la réalité d’aujourd’hui frappa droit aux cœurs et mit les pensées à l’unisson. Bien que, parmi les délégués du front, les socialistes-révolutionnaires fussent vraisemblablement en majorité, une violente résolution bolcheviste fut adoptée presque à l’unanimité : il n’y eut que quatre abstentions. La résolution adoptée ne restera pas lettre morte : une fois séparés, les délégués raconteront la vérité, diront comment ils ont été repoussés par les leaders conciliateurs et comment ils ont été reçus par les ouvriers. Les tranchées accorderont foi à leurs rapporteurs, ceux-ci ne tromperont point.

Dans la garnison même de Pétrograd, le début du revirement se dessina vers la fin du mois, surtout après les meetings auxquels avaient participé des représentants du front. Il est vrai que les régiments qui avaient le plus souffert ne pouvaient pas encore se relever de leur apathie. En revanche, dans les contingents qui étaient restés le plus longtemps sur une position patriotique et qui avaient gardé la discipline pendant les premiers mois de la révolution, l’influence du parti s’accroissait sensiblement. L’Organisation militaire, qui avait particulièrement souffert de l’écrasement, commença à se reprendre. Comme toujours après des défaites, dans les cercles du parti, l’on considérait avec malveillance les dirigeants du travail dans l’armée, leur faisant grief de fautes effectives ou imaginaires et d’entraînements. Le Comité central s’associa de plus près l’Organisation militaire, établit sur elle, par l’intermédiaire de Sverdlov et de Dzerjinski, un contrôle plus direct, et le travail reprit, plus lentement qu’auparavant, mais plus sûrement.

Vers la fin de juillet, la situation des bolcheviks dans les usines de Pétrograd était déjà rétablie ; les ouvriers s’étaient resserrés sous le même drapeau ; pourtant c’étaient déjà d’autres hommes, plus mûrs, c’est-à-dire plus prudents, mais aussi plus résolus. " Dans les usines, nous jouissons d’une influence formidable, illimitée, rapportait Volodarsky, le 27 juillet, au Congrès des bolcheviks. Le travail du parti est rempli principalement par les ouvriers eux-mêmes… L’organisation a monté d’en bas, et c’est pourquoi nous avons toute raison de penser qu’elle ne se disloquera pas. " L’Union de la Jeunesse comptait à cette époque jusqu’à cinquante mille membres et subissait de plus en plus l’influence des bolcheviks. Le 7 août, la section ouvrière du Soviet adopte une résolution pour l’abolition de la peine de mort. En signe de protestation contre la Conférence d’État, les travailleurs de Poutilov prélèvent le salaire d’une journée comme souscription à la presse ouvrière. A la Conférence des Comités de fabriques et d’usines, une résolution est unanimement adoptée, déclarant que la Conférence de Moscou est " une tentative d’organisation des forces contre-révolutionnaires "…

Cronstadt cicatrisait aussi ses blessures. Le 20 juillet, un meeting sur la place de l’Ancre exige la remise du pouvoir aux soviets, l’envoi au front des Cosaques ainsi que des gendarmes et des sergents de ville, l’abolition de la peine de mort, l’admission à Tsarskoié-Sélo de délégués de Cronstadt pour vérifier si Nicolas II, dans sa détention, est suffisamment et rigoureusement surveillé, la dislocation des " bataillons de la Mort ", la confiscation des journaux bourgeois, etc. En même temps, un nouvel amiral, Tyrkov, ayant pris le commandement de la forteresse, ordonna d’amener sur les vaisseaux de guerre le drapeau rouge, et de hisser le drapeau portant la croix de Saint-André. Les officiers et une partie des soldats revêtirent leurs galons et épaulettes. Les matelots de Cronstadt protestèrent. La commission gouvernementale d’enquête sur les événements des 3-5 juillet fut contrainte de quitter Cronstadt sans résultat pour rentrer à Pétrograd : elle fut accueillie par des sifflets, des protestations et même des menaces.

Le mouvement d’opinion se produisait dans toute la flotte. " A la fin de juillet et au commencement d’août — écrit un des dirigeants en Finlande, Zalejsky — on sentait nettement que non seulement la réaction extérieure n’avait pas réussi à briser les forces révolutionnaires d’Helsingfors, mais, qu’au contraire, ici, l’on notait un mouvement très net vers la gauche et un large accroissement de sympathies pour les bolchéviks. " Les matelots avaient été, dans une mesure considérable, les instigateurs de la manifestation de Juillet, indépendamment et partiellement contre le gré du parti qu’ils soupçonnaient de modération et presque d’esprit conciliateur. L’expérience de la manifestation armée leur montra que la question du pouvoir ne se résolvait pas si simplement. Un état d’opinion anarchiste cédait la place à de la confiance à l’égard du parti. Très intéressant, sur ce point, est un rapport du délégué d’Helsingfors à la fin de juillet : " Sur les petites unités navales, c’est l’influence des socialistes-révolutionnaires qui prédomine ; mais sur les grands vaisseaux de guerre, croiseurs et cuirassés, tous les matelots sont ou bien des bolcheviks ou bien des sympathisants. Tel était (et précédemment aussi) l’état d’esprit des matelots sur le Pétropavlovsk et sur le République, et après les 3-5 juillet, sont venus à nous le Gangout, le Sébastopol, le Rurik, l’Andreï Pervozvanny, le Diana, le Gromoboï, l’India. Ainsi nous avons dans les mains une formidable force de combat… Les événements du 3 au 5 juillet ont beaucoup appris aux matelots, leur montrant qu’il ne suffisait pas d’être dans un certain état d’esprit pour atteindre le but. "

En retard sur Pétrograd, Moscou suit le même chemin. " Peu à peu, l’atmosphère asphyxiante a commencé à se dissiper — raconte l’artilleur Davydovsky — la masse des soldats commence à revenir à elle et nous reprenons l’offensive sur tout le front. Cette imposture qui a arrêté un moment le mouvement de la masse vers la gauche a seulement renforcé ensuite son afflux vers nous. " Sous les coups, l’amitié des usines et des casernes se resserrait plus étroitement. Un ouvrier de Moscou, Strelkov, raconte comment des rapports étroits s’établirent progressivement entre l’usine Michelsohn et le régiment voisin. Les comités d’ouvriers et de soldats décidaient fréquemment, en séances unifiées, des questions pratiques de la vie et de l’usine et du régiment. Les ouvriers organisaient pour les soldats des soirées d’éducation et d’instruction, leur achetaient des journaux bolcheviks et s’employaient par tous les moyens à leur venir en aide. " Si quelqu’un est puni — raconte Strelkov — on accourt aussitôt vers nous porter plainte… Pendant les meetings de rues, si quelqu’un brutalise un ouvrier de Michelsohn, il suffit qu’un soldat ait connaissance du fait, et aussitôt l’on vient par groupes entiers pour le délivrer. Or, les vexations étaient alors nombreuses. On nous empoisonnait avec les légendes de l’or allemand, de la trahison et tous les lâches mensonges des conciliateurs. "

La Conférence moscovite des Comités de fabriques et d’usines, à la fin de juillet, prit d’abord des tons modérés, mais évolua fortement vers la gauche en une semaine de travaux et, vers la fin, adopta une résolution nettement colorée de bolchevisme. En ces mêmes journées, un délégué de Moscou, Podbielsky, rapportait ceci au Congrès du parti : " Six soviets de quartier sur dix se trouvent entre nos mains… Devant la persécution actuellement organisée, nous n’avons de salut que dans la classe ouvrière, qui soutient fermement le bolchevisme. " Au début du mois d’août, lors des élections dans les usines de Moscou, ce sont, au lieu des mencheviks, et des socialistes-révolutionnaires, les bolchéviks qui passent déjà. L’accroissement de l’influence du parti se manifesta avec fougue dans la grève générale à la veille de la Conférence. Les Izvestia officielles de Moscou écrivaient : " Il est enfin temps de comprendre que les bolcheviks ne constituent pas des groupes irresponsables, qu’ils sont un des détachements de la démocratie révolutionnaire organisée, derrière lequel se tiennent de larges masses, non peut-être toujours disciplinées, mais en revanche totalement dévouées à la révolution. "

L’affaiblissement, en juillet, des positions du prolétariat rendit courage aux industriels. Un congrès des treize plus importantes organisations d’entreprises, et dans ce nombre des établissements bancaires, créa un Comité de défense de l’industrie qui se chargea de la direction des lock-out et en général de toute la politique d’offensive contre la révolution. Les ouvriers répliquèrent par de la résistance. Dans tout le pays déferla une vague de grandes grèves et d’autres collisions. Si les détachements les plus expérimentés du prolétariat montrèrent de la prudence, les nouvelles couches, fraîchement formées, s’engagèrent d’autant plus résolument dans la lutte. Si les métallurgistes restaient dans l’expectative et se préparaient, les ouvriers du textile faisaient irruption sur le terrain, ainsi que ceux des industries du caoutchouc, du papier, du cuir. Il y avait un sursaut des couches les plus arriérées et soumises de travailleurs. Kiev fut troublée par une violente grève de veilleurs de nuit et de portiers : parcourant les immeubles, les grévistes éteignaient les lampes, enlevaient les clefs des ascenseurs, ouvraient les portes sur la rue, etc. Chaque conflit, quel qu’en fût le motif, avait tendance à s’étendre sur toute une branche de l’industrie et à acquérir un caractère de principe. Avec le soutien des ouvriers de tout le pays, les peaussiers de Moscou ouvrirent, en août, une longue et opiniâtre lutte pour conquérir aux comités de fabriques le droit de décider de l’embauche et du congédiement des travailleurs.

En bien des cas, surtout en province, les grèves prirent un caractère dramatique, allant jusqu’à l’arrestation par les grévistes des entrepreneurs et des administrateurs. Le gouvernement prêchait aux ouvriers l’abnégation, entrait en coalition avec les industriels, envoyait des Cosaques dans le bassin du Donetz et relevait du double les tarifs sur le blé et sur les commandes de fournitures de guerre. Tout en portant au plus haut l’indignation des ouvriers, cette politique n’arrangeait pas non plus les entrepreneurs. " Avec la clairvoyance de Skobélev — déclare plaintivement Auerbach, un des capitaines de l’industrie lourde — les commissaires du Travail dans les localités n’étaient pas encore arrivés à y voir clair… Dans le ministère même… l’on n’accordait point confiance aux agents que l’on avait en province… Les représentants des ouvriers étaient convoqués à Pétrograd et, dans le palais de Marbre, on les exhortait, on les invectivait, on les réconciliait avec les industriels, les ingénieurs. " Mais tout cela ne conduisait à rien : " Les masses ouvrières, vers ce temps-là, tombaient déjà de plus en plus sous l’influence de meneurs plus résolus et décidés dans leur démagogie. "

Le défaitisme économique constituait le principal instrument des entrepreneurs contre la dualité de pouvoirs dans les usines. A la conférence des comités de fabriques et d’usines, dans la première quinzaine d’août, l’on dénonça en détail la politique nocive des industriels, tendant à désorganiser et à arrêter la production, Outre des manigances financières, on appliquait largement le recel des matériaux, la fermeture des ateliers de fabrication d’instruments ou de réparations, etc. Sur le sabotage mené par les entrepreneurs, d’éclatants témoignages sont donnés par John Reed qui, en qualité de correspondant américain, avait accès dans les cercles les plus divers, obtenait des informations confidentielles des agents diplomatiques de l’Entente et pouvait écouter les francs aveux des politiciens russes bourgeois. " Le secrétaire de la section pétersbourgeoise du parti cadet — écrit Reed — me disait que la décomposition de l’économie faisait partie de la campagne menée pour discréditer la révolution. Un diplomate allié dont j’ai promis sur parole de ne pas révéler le nom, confirmait le fait sur la base de ses informations personnelles. Je connais des charbonnages prés de Kharkov qui furent incendiés ou noyés par les propriétaires. Je connais des manufactures textiles de la région moscovite où les ingénieurs, en abandonnant le travail, mettaient les machines hors d’état, Je connais des employés de la voie ferrée que les ouvriers surprirent à détériorer des locomotives. " Telle était l’atroce réalité économique. Elle répondait non point aux illusions des conciliateurs, non point à la politique de coalition, mais à la préparation du soulèvement kornilovien.

Sur le front, l’union sacrée se greffait aussi mal qu’à l’arrière. L’arrestation de certains bolcheviks — déclare Stankévitch en se lamentant — ne résolvait pas du tout la question. " La criminalité était dans l’atmosphère, ses contours n’étaient pas nets parce qu’elle avait contaminé toute la masse. " Si les soldats devinrent plus modérés, c’est uniquement parce qu’ils avaient appris, dans une certaine mesure, à discipliner leur haine. Mais quand ils étaient excédés, leurs véritables sentiments se manifestaient d’autant plus clairement, Une des compagnies du régiment de Doubno, que l’on avait ordonné de dissoudre pour refus d’accepter le capitaine récemment nommé, souleva quelques autres compagnies, ensuite tout le régiment, et lorsque le colonel tenta de rétablir l’ordre par les armes, il fut tué à coups de crosse. Cela se passa le 31 juillet. Si, dans d’autres régiments, l’affaire n’alla pas jusque-là, elle pouvait toujours, d’après le sentiment intime du corps des officiers, en arriver à ce point.

Au milieu d’août, le général Chtcherbatchev communiquait au Grand Quartier Général : " L’état d’esprit des contingents d’infanterie, à l’exception des bataillons de la Mort, est extrêmement instable ; parfois, pendant plusieurs journées, les dispositions de certains éléments de l’infanterie se sont brusquement modifiées dans un sens diamétralement opposé. " Bien des commissaires commencèrent à comprendre que les méthodes de juillet ne résolvaient rien. " La pratique des tribunaux militaires révolutionnaires sur le front Ouest — communique le 22 août le commissaire Jamandt — introduit de terribles dissensions entre le commandement et la masse de la population, discréditant l’idée même de ces tribunaux… " Le programme de salut de Kornilov, dès avant la rébellion du Grand Quartier Général, avait été suffisamment éprouvé et avait conduit dans la même impasse.

Ce qui effrayait plus que tout les classes possédantes, c’étaient les symptômes de décomposition de la cosaquerie : là, il y avait menace d’un écroulement du dernier rempart. Les régiments de Cosaques à Pétrograd, en février, avaient abandonné la monarchie sans résistance. Il est vrai que, chez elles, à Novotcherkassk, les autorités cosaques avaient essayé de dissimuler le télégramme annonçant l’insurrection et avaient célébré avec la solennité habituelle, le 1er mars, un service funèbre en l’honneur d’Alexandre II. Mais, en fin de compte, la cosaquerie était prête à se dispenser du tsar et avait même découvert, dans son passé, des traditions républicaines. Mais elle ne voulait pas aller au-delà. Les Cosaques, dès le début, refusèrent d’envoyer leurs députés au Soviet de Pétrograd, pour ne pas se mettre au niveau des ouvriers et des soldats, et constituèrent un Soviet des troupes cosaques, groupant les douze formations de leur caste, en la personne de leurs dirigeants de l’arrière. La bourgeoisie s’efforçait, et non sans succès, de s’appuyer sur les Cosaques contre les ouvriers et les paysans.

Le rôle politique de la cosaquerie était déterminé par sa situation particulière dans l’État. Elle représentait depuis des siècles une originale caste inférieure privilégiée. Le Cosaque ne payait aucun impôt et disposait d’un lot de terre beaucoup plus considérable que celui du paysan. Dans trois régions voisines, celles du Don, du Kouban et du Terk, trois millions d’habitants cosaques possédaient vingt-trois millions de déciatines de terres, alors que, pour quatre millions trois cent mille âmes de la population paysanne, il ne revenait dans les mêmes régions que six millions de déciatines : chaque Cosaque possédait en moyenne cinq fois plus qu’un paysan. Parmi les Cosaques eux-mêmes, la terre était distribuée bien entendu très inégalement. Il y avait là de gros propriétaires et des koulaks plus puissants que dans le Nord ; il y avait aussi des pauvres. Tout Cosaque était tenu de répondre au premier appel de l’État, avec son cheval et son équipement. Les Cosaques riches couvraient largement cette dépense, grâce à l’exemption de l’impôt. Ceux de la base pliaient sous le fardeau des obligations de la caste. Ces données essentielles expliquent suffisamment la situation contradictoire dans la cosaquerie, Par ses couches inférieures, elle touchait de près à la paysannerie, par ses sommets — aux propriétaires nobles. En même temps, les hautes et les basses couches étaient unies par la conscience de leur particularisme, de leur état d’élection, et étaient accoutumées à considérer de leur haut non seulement l’ouvrier, mais même le paysan. C’est ce qui rendait le Cosaque moyen si apte à exercer la répression.

Pendant les années de guerre, lorsque les jeunes générations se trouvaient sur les fronts, les bourgs cosaques étaient régentés par les vieux, porteurs de traditions conservatrices, étroitement liés avec leur corps d’officiers. Sous apparence de ressusciter la démocratie cosaque, les gros propriétaires, chez eux, pendant les premiers mois de la révolution, convoquèrent ce que l’on appela les cercles militaires, lesquels élurent des atamans, des présidents en leur genre, et, auprès d’eux, " des gouvernements militaires ", Les commissaires officiels et les soviets de la population non cosaque n’avaient pas de pouvoir dans ces régions, car les Cosaques étaient plus solides, plus riches et mieux armés. Les socialistes-révolutionnaires essayèrent de créer des soviets communs de députés paysans et cosaques, mais ces derniers ne donnaient pas leur assentiment, craignant, non sans raison, que la révolution agraire ne leur enlevât une partie des terres. Ce n’est pas en vain que Tchernov, en qualité de ministre de l’Agriculture, laissa tomber cette phrase : " Les Cosaques devront se serrer un peu sur leurs terres. " Plus important encore était le fait que les paysans de la région et les soldats des régiments d’infanterie disaient, de plus en plus fréquemment, à l’adresse des Cosaques : " Nous en viendrons à mettre la main sur vos terres, vous avez assez régné. " C’est ainsi que se présentait l’affaire à l’arrière, dans le bourg cosaque, partiellement aussi dans la garnison de Pétrograd, au centre même de la vie politique. Ainsi s’explique aussi la conduite des régiments cosaques dans la manifestation de Juillet.

Sur le front, la situation était essentiellement différente. Au total, pendant l’été de 1917, les troupes cosaques engagées dans l’action se composaient de cent soixante-deux régiments et de cent soixante et onze sotnias. Éloignés de leurs bourgs, les Cosaques du front partageaient avec toute l’armée les épreuves de la guerre et, quoique avec un retard considérable, passaient par l’évolution de l’infanterie, perdaient foi en la victoire, s’exaspéraient devant le gâchis, murmuraient contre les chefs, vivaient dans l’angoisse de la paix et de la rentrée au foyer. Pour la police du front et de l’arrière, l’on détacha peu à peu quarante-cinq régiments et jusqu’à soixante-cinq sotnias ! Les Cosaques étaient de nouveau transformés en gendarmes. Les soldats, les ouvriers, les paysans grognaient contre eux, leur rappelant l’œuvre de bourreaux qu’ils avaient accomplie en 1905. Bien des Cosaques qui, d’abord, avaient été fiers de leur conduite en Février, avaient maintenant le cœur déchiré. Le Cosaque commençait à maudire sa nagaïka et refusa plus d’une fois de la prendre en service commandé. Les déserteurs, parmi les hommes du Don et du Kouban, étaient peu nombreux : ils avaient peur de leurs vieux au village. Dans l’ensemble, les contingents cosaques restèrent beaucoup plus longtemps entre les mains du commandement que l’infanterie.

Du Don, du Kouban, l’on apprenait au front que les sommets de la cosaquerie, assistés par les anciens, avaient établi un pouvoir à eux, sans demander l’avis du Cosaque du front. Cela réveillait les antagonismes sociaux assoupis : " Nous rentrerons à la maison, nous le leur ferons voir ", dirent plus d’une fois les hommes du front. Krasnov, général cosaque, un des chefs de la contre-révolution sur le Don, décrivit pittoresquement comment les solides contingents cosaques se désagrégeaient sur le front : " On commença à tenir des meetings où l’on adopta les résolutions les plus extravagantes. Les Cosaques cessèrent de panser et de nourrir régulièrement leurs chevaux. Il était inutile de songer à leur faire faire l’exercice. Ils se décorèrent de nœuds cramoisis, se parèrent de rubans rouges et, quant à respecter les officiers, ne voulurent plus en entendre parler. " Pourtant, avant d’en arriver définitivement à cet état d’esprit, le Cosaque hésita longtemps, se grattant la nuque, cherchant de quel côté il se tournerait. Dans une minute critique, il n’était par conséquent point facile de deviner d’avance comment se conduirait tel ou tel contingent cosaque.

Le 8 août, le Cercle militaire du Don fit bloc avec les cadets pour les élections à l’Assemblée constituante. Le bruit s’en répandit immédiatement dans l’armée. " Parmi les Cosaques — écrit l’un des leurs, l’officier Ianov — le bloc fut vivement désavoué. Le parti cadet n’avait pas de racines dans l’armée. " En effet, l’armée détestait les cadets, les identifiant à tous ceux qui étouffent les masses populaires. " Les vieux vous ont vendus aux cadets ! " disaient les soldats taquins. " On le leur montrera ! " répliquaient les Cosaques. Sur le front Sud-Ouest, les contingents de Cosaques dans une résolution spéciale, déclarèrent les cadets " ennemis jurés et oppresseurs du peuple laborieux " et exigèrent que fussent exclus du Cercle militaire tous ceux qui avaient osé conclure un accord avec les cadets.

Kornilov, Cosaque lui-même, comptait fermement sur l’aide de la cosaquerie, surtout de celle du Don, et avait complété avec des effectifs cosaques le détachement destiné à opérer le coup d’État. Mais les Cosaques ne bougèrent point pour soutenir " le fils d’un paysan ". Dans leurs bourgs, ils étaient prêts à défendre avec acharnement, sur place, leurs terres, mais n’avaient aucune propension à s’engager dans une rixe entre des tiers. Le 3e corps de cavalerie ne justifia point non plus les espérances. Si les Cosaques regardaient d’un mauvais œil la fraternisation avec les Allemands, sur le front de Pétrograd ils allèrent volontiers au devant des désirs des soldats et des matelots : par cette fraternisation, le plan de Kornilov échoua sans effusion de sang. Ainsi, sous les espèces de la cosaquerie, s’affaiblissait et s’écroulait le dernier support de la vieille Russie.

Pendant ce temps, bien loin au-delà des frontières du pays, sur le territoire français, l’on procéda, à l’échelle d’un laboratoire, à une tentative de " résurrection " des troupes russes, en dehors de la portée des bolcheviks, et, par conséquent, d’autant plus probante. Pendant l’été et l’automne, dans la presse russe, pénétrèrent, mais restèrent dans le tourbillon des événements presque inaperçues, des informations sur la révolte armée qui avait éclaté dans les troupes russes en France. Les soldats des deux brigades russes qui se trouvaient en ce pays étaient, d’après l’officier Lissovsky, dès janvier 1917, par conséquent avant la révolution, " fermement persuadés d’avoir été tous vendus aux Français, en échange de munitions ". Les soldats ne se trompaient pas tellement. A l’égard des patrons alliés, ils ne nourrissaient " pas la moindre sympathie ", et à l’égard de leurs officiers — pas la moindre confiance.

La nouvelle de la révolution trouva les brigades d’exportation pour ainsi dire politiquement préparées — et néanmoins les prit à l’improviste. Il n’y avait pas lieu d’attendre des officiers des explications sur l’insurrection : l’ahurissement s’avérait d’autant plus grand que l’officier était plus élevé en grade. Dans les camps apparurent des patriotes démocrates venus des milieux de l’émigration. " On put observer plus d’une fois — écrit Lissovsky — comment certains diplomates et officiers des régiments de la Garde… avançaient aimablement des sièges à d’anciens émigrés. " Dans les régiments surgirent des institutions électives, et, à la tète du Comité, fut placé un soldat letton qui se distingua bientôt. Là encore, par conséquent, l’on avait trouvé son " allogène ". Le 1er régiment, qui avait été formé à Moscou et se composait presque entièrement d’ouvriers, de commis et employés de magasin, en général d’éléments prolétariens et à demi prolétariens, était arrivé le premier sur la terre de France, un an auparavant et, pendant l’hiver, avait combattu sur le front champenois. Mais " la maladie de la décomposition atteignit avant tout ce régiment même ". Le 2e régiment, qui avait dans ses rangs un fort pourcentage de paysans, garda son calme plus longtemps. La 2e brigade, presque entièrement composée de paysans sibériens, semblait tout à fait sûre. Fort peu de temps après l’insurrection de Février, la 1re brigade était sortie de la subordination. Elle ne voulait combattre ni pour l’Alsace ni pour la Lorraine. Elle ne voulait pas mourir pour la belle France. Elle voulait essayer de vivre dans la Russie neuve. La brigade fut ramenée à l’arrière et cantonnée au centre de la France dans le camp de La Courtine.

" Au milieu de bourgades bourgeoises — raconte Lissovsky — dans un immense camp, commencèrent à vivre en des conditions tout à fait particulières, insolites, environ dix mille soldats russes mutinés et armés, n’ayant pas auprès d’eux d’officiers et n’acceptant pas, résolument, de se soumettre à quiconque. " Komilov trouva une occasion exceptionnelle d’appliquer ses méthodes d’assainissement avec le concours de Poincaré et de Ribot, qui avaient tant de sympathie pour lui. Le généralissime russe ordonna, par télégramme, de réduire " les hommes de La Courtine à l’obéissance " et de les expédier à Salonique. Mais les mutins ne cédaient pas. Vers le 1er septembre, on fit avancer de l’artillerie lourde et, à l’intérieur du camp, l’on colla des affiches portant le télégramme comminatoire de Kornilov. Mais, justement alors, dans la marche des événements, s’inséra une nouvelle complication : les journaux français publièrent la nouvelle que Kornilov lui-même était déclaré traître et contre-révolutionnaire. Les soldats mutinés décidèrent définitivement qu’il n’y avait aucune raison pour eux d’aller mourir à Salonique, et qui plus est sur l’ordre d’un général traître. Vendus en échange de munitions, les ouvriers et les paysans résolurent de tenir tête. Ils refusèrent d’avoir des pourparlers avec aucune personne du dehors. Pas un soldat ne sortait plus du camp.

La 2e brigade russe fut avancée contre la 1re. L’artillerie occupa des positions sur les pentes des collines voisines ; l’infanterie, selon toutes les règles de l’art du génie, creusa des tranchées et des avancées vers La Courtine. Les environs furent solidement encerclés par des chasseurs alpins, afin que pas un seul Français ne pénétrât sur le théâtre de la guerre entre deux brigades russes. C’est ainsi que les autorités militaires de la France mettaient en scène sur leur territoire une guerre civile entre Russes, après l’avoir précautionneusement entourée d’une barrière de baïonnettes.

C’était une répétition générale. Par la suite, la France gouvernante organisa la guerre civile sur le territoire de la Russie elle-même en l’encerclant avec les fils barbelés du blocus.

" Une canonnade en règle, méthodique, sur le camp, fut ouverte. " Du camp sortirent quelques centaines de soldats disposés à se rendre. On les reçut, et l’artillerie rouvrit aussitôt le feu. Cela dura quatre fois vingt-quatre heures. Les hommes de La Courtine se rendaient par petits détachements. Le 6 septembre, il ne restait en tout qu’environ deux centaines d’hommes qui avaient décidé de ne pas se rendre vivants. A leur tête était un Ukrainien nommé Globa, un baptiste, un fanatique : en Russie, on l’eût appelé un bolchevik. Sous le tir de barrage des canons, des mitrailleuses et des fusils, qui se confondit en un seul grondement, un véritable assaut fut donné. A la fin des fins, les mutins furent écrasés. Le nombre des victimes est resté inconnu. L’ordre, en tout cas, fut rétabli. Mais, quelques semaines après, déjà, la 2e brigade, qui avait tiré sur la 1re, se trouva prise de la même maladie…

Les soldats russes avaient apporté une terrible contagion à travers les mers, dans leurs musettes de toile, dans les plis de leurs capotes et dans le secret de leurs âmes. Par là est remarquable ce dramatique épisode de La Courtine, qui représente en quelque sorte une expérience idéale, consciemment réalisée, presque sous la cloche d’une machine pneumatique, pour l’étude des processus intérieurs préparés dans l’armée russe par tout le passé du pays.

Marée montante

L’énergique moyen de la calomnie s’avéra une arme à deux tranchants. Si les bolcheviks sont des espions de l’Allemagne, pourquoi donc la nouvelle en vient-elle principalement d’hommes qui sont le plus odieux au peuple ? Pourquoi la presse cadette qui, à tout propos, attribue aux ouvriers et aux soldats les mobiles les plus bas, accuse-t-elle plus bruyamment et résolument que tous les bolcheviks ? Pourquoi tel ingénieur ou tel chef d’atelier réactionnaire, qui s’était caché depuis l’insurrection, a-t-il repris maintenant courage et maudit-il ouvertement les bolcheviks ? Pourquoi, dans les régiments les officiers les plus réactionnaires se sont-ils enhardis et pourquoi, accusant Lénine et compagnie, dressaient-ils le poing jusque sous le nez des soldats, comme si les traîtres étaient précisément les soldats ?

Chaque usine avait ses bolcheviks. " Est-ce que je ressemble à un espion allemand, hein, les gars ? ", demandait le serrurier ou le tourneur dont toute la vie intime était connue des ouvriers. Fréquemment, les conciliateurs eux-mêmes, en combattant l’assaut de la contre-révolution, allaient plus loin qu’ils ne voulaient et, malgré eux, frayaient la route aux bolcheviks. Le soldat Pireïko raconte comment le médecin-major Markovitch, partisan de Plékhanov, réfuta, dans un meeting de soldats, l’accusation lancée contre Lénine, d’être un espion, pour démolir d’autant plus décisivement les idées politiques de Lénine, comme inconsistantes et périlleuses. En vain ! " Du moment que Lénine est intelligent et n’est pas un espion, pas un traître et qu’il veut conclure la paix, nous le suivrons ", disaient les soldats après l’assemblée.

Temporairement arrêté dans sa croissance, le bolchevisme recommençait avec assurance à déployer ses ailes. " Le châtiment ne tarde pas, écrivait Trotsky au milieu d’août. Traqué, persécuté, calomnié, notre parti ne s’est jamais accru aussi rapidement que dans ces derniers temps. Et ce processus ne tardera point à passer des capitales à la province, des villes aux villages et à l’armée… Toutes les masses laborieuses du pays apprendront, dans de nouvelles épreuves, à lier leur sort à celui de notre parti. " Pétrograd continuait à marcher en tête. Il semblait qu’un balai tout-puissant travaillait dans les usines, expulsant de tous les coins et recoins l’influence des conciliateurs. " Les dernières forteresses de la défense nationale s’écroulent… — communiquait le journal bolchevik. Y a-t-il bien longtemps que ces messieurs de la défense nationale régnaient sans partage dans l’immense usine Oboukhovsky ?… Maintenant, ils ne peuvent même pas se montrer. " Aux élections de la douma municipale de Pétrograd, le 20 août, le nombre des suffrages exprimés fut d’environ 55O 000, beaucoup moins qu’aux élections de juillet pour les doumas de quartier. Ayant perdu plus de 375 000 voix, les socialistes-révolutionnaires avaient néanmoins recueilli encore plus de 200 000 voix, soit 37 % du total. Les cadets n’obtinrent qu’un cinquième. " Notre liste mencheviste — écrit Soukhanov — n’obtint que 23 000 pauvres voix. " D’une façon inattendue pour tous, les bolcheviks eurent presque 200 000 suffrages, environ le tiers du total.

A la conférence régionale des syndicats de l’Oural qui eut lieu au milieu d’août et qui groupa l50 000 ouvriers, sur toutes les questions les décisions adoptées étaient de caractère bolchevik. A Kiev, à la conférence des comités de fabriques et d’usines, le 20 août, la résolution des bolcheviks fut adoptée par une majorité de 161 voix contre 35, avec 13 abstentions. Aux élections démocratiques pour la douma municipale d’Ivanovo-Voznessensk, juste au moment du soulèvement de Kornilov, les bolcheviks, sur 102 sièges, en obtinrent 58, les socialistes-révolutionnaires 24, les mencheviks - 4. A Cronstadt fut élu président du Soviet le bolchevik Brekman, et le bolchevik Pokrovsky devint maire. Si la progression est loin d’être partout aussi marquée, s’il y a çà et là du retard, le bolchevisme monte, dans le courant du mois d’août, sur presque toute l’étendue du pays.

Le soulèvement de Kornilov donne à la radicalisation des masses une puissante impulsion. Sloutsky rappela à ce sujet les paroles de Marx : la révolution a besoin, par moments, d’être aiguillonnée par la contre-révolution. Le danger suscitait non seulement l’énergie, mais aussi la perspicacité. La pensée collective se mit à travailler sous une haute tension. Les matériaux utiles aux déductions ne manquaient point. On avait déclaré que la coalition était indispensable pour la défense de la révolution ; or l’allié dans la coalition se trouvait être partisan de la contre-révolution. La conférence de Moscou avait été annoncée comme une démonstration de l’unité nationale. Seul le Comité central des bolcheviks avait donné cet avertissement : " La conférence… se transformera inévitablement en un organe de complot de la contre-révolution. " Les événements avaient apporté la vérification. Maintenant, Kérensky lui-même déclarait : " La conférence de Moscou… c’est le prologue du 27 août… Ici, l’on compte ses forces… Ici, pour la première fois, fut présenté à la Russie son futur dictateur, Kornilov… " Comme si ce n’était pas Kérensky lui-même qui avait été l’initiateur, l’organisateur et le président de cette conférence, et comme si ce n’était pas lui qui avait présenté Kornilov en tant que " premier soldat " de la révolution ! Comme si ce n’était pas le gouvernement provisoire qui avait armé Kornilov, lui donnant la ressource de la peine de mort contre les soldats, et comme si les avertissements des bolcheviks n’avaient pas été proclamés démagogiques ! La garnison de Pétrograd se rappelait en outre, que, deux jours avant le soulèvement de Kornilov, les bolcheviks avaient exprimé, dans une séance de la section des soldats, un soupçon, demandant si les régiments d’avant-garde n’étaient pas évacués de la capitale dans des intentions contre-révolutionnaires. A cela, les représentants des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires répondaient par une exigence comminatoire : ne pas mettre en discussion les ordres de combat du général Kornilov. Dans ce sens, une résolution avait été adoptée. " On voit que les bolcheviks ne sèment pas à tout vent ! " — voilà ce que devait maintenant se dire l’ouvrier ou le soldat sans-parti.

Si les généraux conspirateurs, d’après l’accusation tardive des conciliateurs eux-mêmes, étaient coupables non seulement de la reddition de Riga, mais de la percée de Juillet, pourquoi donc traquait-on les bolcheviks et fusillait-on les soldats ? Si les provocateurs militaires avaient tenté de faire descendre dans la rue les ouvriers et les soldats, le 27 août, n’avaient-ils pas joué aussi leur rôle dans les conflits sanglants du 4 juillet ? Quelle est, par suite, la place de Kérensky dans toute cette histoire ? Contre qui appelait-il le 3e corps de cavalerie ? Pourquoi nomma-t-il Savinkov Général-gouvemeur, et Filonenko vice-gouverneur ? Et qui est ce Filonenko, candidat au directoire ? D’une façon inattendue retentit la réponse de la division des autos blindées : Filonenko qui y avait servi comme lieutenant infligeait aux soldats les pires humiliations et vexations. D’où était sorti le louche homme d’affaires Zavoïko ? Que signifie en général cette sélection d’aventuriers à l’extrême sommet ?

Les faits étaient simples, clairs, mémorables pour beaucoup, accessibles à tous, irréfragables et accablants. Les échelons de la division " sauvage ", les rails qu’on avait fait sauter, les accusations réciproques du palais d’Hiver et du Grand Quartier Général, les dépositions de Savinkov et de Kérensky, tout cela parlait de soi-même. Quel acte d’accusation irréfutable contre les conciliateurs et leur régime ! Le sens de la persécution dirigée contre les bolcheviks devint définitivement clair : il y avait là un élément indispensable dans la préparation du coup d’État.

Les ouvriers et les soldats, dont les yeux s’étaient dessillés, étaient pris d’un vif sentiment de honte pour eux-mêmes. Ainsi, Lénine se cachait uniquement parce qu’il avait été lâchement calomnié ? Ainsi, d’autres étaient incarcérés pour faire plaisir aux cadets, aux généraux, aux banquiers, aux diplomates de l’Entente ? Ainsi, les bolcheviks ne courent pas après les places et sinécures, et ils sont détestés en haut lieu précisément parce qu’ils ne veulent pas adhérer à la société par actions qui s’appelle la coalition ! Voilà ce qu’avaient compris les travailleurs, les simples gens, les opprimés. Et, de ces dispositions d’esprit, avec le sentiment d’une faute commise à l’égard des bolcheviks, procédèrent un incoercible dévouement au parti et la foi en ses leaders.

Jusqu’aux dernières journées, les vieux soldats, les éléments du cadre de l’année, les artilleurs, le corps des sous-officiers tâchaient de tenir tant qu’ils pouvaient. Ils ne voulaient pas mettre une croix sur leurs travaux, leurs exploits, leurs sacrifices de combattants : était-il possible que tout cela eût été dépensé en pure perte ? Mais lorsque le dernier appui eut été détruit sous leurs pieds, ils se retournèrent brusquement — à gauche, à gauche ! — face aux bolcheviks. Maintenant ils étaient complètement entrés dans la révolution, avec leurs galons de sous-officiers, avec leur trempe de vieux soldats et en serrant les mâchoires : ils avaient perdu la partie à la guerre, mais cette fois-ci ils allaient pousser le travail jusqu’au bout.

Dans les rapports des autorités locales, militaires et civiles, le bolchevisme devient, entre-temps, le synonyme de toute action de masses en général, de revendications audacieuses, de résistance à l’exploitation, de mouvement en avant ; en un mot c’est l’autre nom de la révolution. Ainsi, c’est donc ça, le bolchevisme ? se disent les grévistes, les matelots protestataires, les femmes de soldats mécontentes, les moujiks révoltés. Les masses étaient comme contraintes d’en haut à identifier leurs pensées intimes et leurs revendications avec les mots d’ordre du bolchevisme. C’est ’ainsi que la révolution prenait à son service l’arme dirigée contre elle. Dans l’histoire, non seulement le rationnel devient absurde mais, quand cela est nécessaire pour la marche de l’évolution, l’absurde devient aussi rationnel.

La modification de l’atmosphère politique se manifesta très clairement à la séance unifiée des Comités exécutifs, le 30 août, lorsque les délégués de Cronstadt exigèrent qu’on leur fit place dans cette haute institution. Est-ce concevable ? Ici, où les hommes forcenés de Cronstadt n’avaient connu que des blâmes et des excommunications, siégeront désormais leurs représentants ? Mais, comment refuser ? Hier encore étaient venus à la défense de Pétrograd les matelots et les soldats de Cronstadt. Les matelots de l’Aurore montent la garde au palais d’Hiver. Après s’être concertés entre eux, les leaders proposèrent aux hommes de Cronstadt quatre sièges avec voix consultative. La concession fut adoptée sèchement, sans effusions de gratitude.

" Après le soulèvement de Kornilov — raconte Tchinénov, soldat de la garnison de Moscou — tous les effectifs avaient déjà pris la couleur du bolchevisme… Tous étaient frappés de voir comment s’étaient réalisées les prévisions (des bolcheviks)… annonçant que le général Kornilov serait bientôt sous les murs de Pétrograd. " Mitrévitch, soldat de la division des autos blindées, remémore les héroïques légendes qui passaient de bouche en bouche après la victoire remportée sur les généraux rebelles : " Il n’était mot que de bravoure et de prouesses et l’on disait que, si telle était la vaillance, l’on pourrait se battre avec le monde entier. Là, les bolcheviks reprirent vie. " Relaxé de prison pendant les journées de la campagne de Kornilov, Antonov-Ovséenko partit immédiatement pour Helsingfors. " Un formidable revirement s’est accompli dans les masses. " Au Congrès régional des soviets en Finlande, les socialistes-révolutionnaires de droite se trouvèrent en quantité insignifiante, la direction venait des bolcheviks coalisés avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Comme président du Comité régional des soviets, l’on élut Smilga qui, malgré son extrême jeunesse, était membre du Comité central des bolcheviks, tirait fortement vers la gauche et avait manifesté, dès les Journées d’Avril, son inclination à secouer le gouvernement provisoire. Comme président du Soviet de Helsingfors, s’appuyant Sur la garnison et les ouvriers russes, fut élu le bolchevik Scheinmann, futur directeur de la Banque d’État des soviets, homme circonspect et de nature bureaucratique, mais qui marchait, en ce temps-là, sur le même pied que les autres dirigeants. Le gouvernement provisoire interdit aux Finlandais de convoquer le Séim (la Diète) dissous par lui. Le Comité régional invita le Séim à se réunir, se chargeant d’assurer sa protection. Quant aux ordres du gouvernement provisoire rappelant de Finlande divers contingents militaires, le Comité refusa de les exécuter. En réalité, les bolcheviks avaient établi la dictature des soviets en Finlande.

Au début de septembre, un journal bolchevik écrit : " D’un grand nombre de villes russes, nous apprenons que les organisations de notre parti, dans cette dernière période, se sont fortement accrues. Mais, ce qui est encore plus important, c’est la montée de notre influence dans les plus larges masses démocratiques d’ouvriers et de soldats. " " Même dans les entreprises où l’on ne voulait pas, au début, nous écouter - écrit Avérine, bolchévik d’Ékatérinoslav — pendant les journées komiloviennes, les ouvriers étaient de notre côté. " " Lorsque se répandit le bruit que Kalédine mobilisait les Cosaques contre Tsaritsyne et Saratov — écrit Antonov, un des dirigeants bolcheviks de Saratov — lorsque ces bruits furent confirmés et renforcés par le soulèvement du général Kornilov, la masse, en quelques jours, élimina ses anciens préjugés. "

Le journal bolchevik de Kiev communique, le 19 septembre : " Aux nouvelles élections des représentants de l’arsenal au Soviet, douze camarades ont été élus, tous bolcheviks. Tous les candidats mencheviks ont été rejetés ; la même chose se passe dans un grand nombre d’autres usines. Des informations du même genre se rencontrent dès lors quotidiennement dans les pages de la presse ouvrière ; les journaux hostiles s’efforcent vainement de passer sous silence ou de déprécier la croissance du bolchevisme. Les masses réveillées semblent s’efforcer de regagner le temps perdu par suite d’hésitations, d’achoppements et de reculs temporaires. Un flux général monte, obstiné, irrésistible.

Membre du Comité central des bolcheviks, Varvara Isakovléva, qui nous a dit, en juillet-août, l’extrême affaiblissement des bolcheviks dans toute la région de Moscou, témoigne maintenant d’un brusque revirement. " Dans la seconde quinzaine de septembre — rapporte-t-elle devant la Conférence — des militants du bureau régional ont parcouru la région… Leurs impressions ont été absolument identiques : partout, dans tous les départements, avait lieu le processus d’une bolchevisation intégrale des masses. Et tous notaient également que le village réclamait le bolchevisme… " Dans les endroits où, après les Journées de Juillet les organisations du parti se sont effondrées, elles sont revenues à la vie et s’accroissent rapidement. Dans les rayons où l’on n’admettait pas les bolcheviks, surgissent spontanément des cellules bolchevistes. Même dans les provinces arriérées de Tambov et de Riazan, dans ces citadelles des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks, où les bolcheviks, au cours de leurs précédentes tournées, se montraient rarement, n’espérant rien, s’accomplit maintenant un véritable revirement : l’influence des bolcheviks s’affermit de jour en jour, les organisations des conciliateurs s’écroulent.

Les rapports des délégués à la conférence bolcheviste de la région moscovite, un mois après le soulèvement de Kornilov, un mois avant l’insurrection des bolcheviks, respirent l’assurance et l’élan. A Nijni-Novgorod, après deux mois de défaillance, le Parti se remit à vivre de sa pleine vie. Les ouvriers socialistes-révolutionnaires passent par centaines dans les rangs des bolcheviks. A Tver, une large agitation du parti ne se déclencha qu’après les journées korniloviennes. Les conciliateurs sont blackboulés, on ne les écoute plus, on les chasse. Dans le gouvernement de Vladimir, les bolcheviks se sont tellement fortifiés qu’au congrès régional des soviets l’on n’a trouvé au total que cinq mencheviks et trois socialistes-révolutionnaires. A Ivanovo-Voznessensk, le Manchester russe, les bolcheviks, en tant que maîtres pourvus de pleins pouvoirs, ont assumé tous le travail dans les soviets, la douma, et le zemstvo.

Les organisations du parti s’accroissent, mais la montée de sa force d’attraction est infiniment plus rapide. Le manque de corrélation entre les ressources techniques des bolcheviks et leur coefficient de densité politique trouve son expression dans le nombre relativement faible des membres du parti devant la montée grandiose de son influence. Les événements entraînent si rapidement et impérieusement les masses dans leur tourbillon que les ouvriers et les soldats n’ont pas le temps de s’organiser en parti. Ils n’ont même pas le temps de comprendre la nécessité d’une organisation spéciale de parti. Ils s’imprègnent des mots d’ordre du bolchevisme aussi naturellement qu’ils respirent. Que le parti soit un laboratoire compliqué où ces mots d’ordre sont élaborés par une expérience collective, cela ne leur est pas clair. Derrière les soviets tiennent plus de vingt millions d’âmes. Le parti qui, même à la veille de l’insurrection d’Octobre, ne comptait dans ses rangs, au plus, que deux cent quarante mille membres, entraîne, par l’intermédiaire des syndicats, des comités d’usines, des soviets, avec toujours plus d’assurance, des millions d’hommes.

Dans l’incommensurable pays bouleversé jusqu’au fond, avec son inépuisable diversité de conditions locales et de niveaux politiques, ont lieu, quotidiennement, des élections : aux doumas, aux zemstvos, aux soviets, aux comités d’usines, aux syndicats, aux comités militaires ou agraires. Et, par toutes ces élections, s’affirme constamment un même fait invariable : la montée des bolcheviks. Les élections aux doumas de quartier de Moscou frappèrent particulièrement le pays par le brusque revirement de l’état d’esprit des masses. Le " grand " parti des socialistes-révolutionnaires, sur 375 000 suffrages qu’il avait recueillis en juin, n’en gardait à la fin de septembre que 54 000. Les mencheviks, qui avaient eu 76 000 voix, étaient tombés jusqu’à 16 000, Les cadets avaient conservé 101 000 voix, n’en ayant perdu qu’environ 8 000. En revanche, les bolcheviks, partant de 75 000 suffrages s’étaient relevés jusqu’à 198 000. Si, en juin, les socialistes-révolutionnaires avaient rassemblé environ 58 °% des voix, en septembre les bolcheviks en groupèrent environ 52 %. La garnison vota, à 90 %, pour les bolcheviks, dans certains effectifs à plus de 95 % ; dans les ateliers de l’artillerie lourde, sur 2 347 voix, les bolcheviks en obtinrent 2 286.

Le remarquable chiffre d’abstentions des électeurs portait principalement sur les petites gens des villes qui, dans l’ivresse des premières illusions, avaient adhéré aux conciliateurs pour rentrer bientôt dans leur néant. Les mencheviks avaient absolument fondu. Les socialistes-révolutionnaires avaient réuni deux fois moins de suffrages que les cadets. Les cadets, deux fois moins que les bolcheviks. Les suffrages obtenus en septembre par les bolcheviks, avaient été conquis de haute lutte avec tous les autres partis. C’étaient de solides voix. On pouvait compter sur elles. L’érosion des groupes intermédiaires, la stabilité considérable du camp bourgeois et la croissance gigantesque du parti prolétarien le plus détesté et persécuté, tout cela présentait les symptômes infaillibles de la crise révolutionnaire, " Oui, les bolcheviks travaillaient avec zèle et infatigablement — écrit Soukhanov, qui appartint lui-même au parti battu des mencheviks — ils étaient dans les masses, devant les métiers, quotidiennement, constamment… Ils étaient devenus leurs, parce qu’ils étaient toujours là, dirigeant dans les petits détails, comme dans les choses importantes, toute la vie de l’usine et de la caserne… La masse vivait et respirait avec les bolcheviks. Elle était entre les mains du parti de Lénine et de Trotsky. "

La carte politique du front se distinguait par d’extrêmes bigarrures, Il y avait des régiments et des divisions qui n’avaient encore jamais entendu ni vu un bolchevik ; nombre de ceux-ci étaient sincèrement étonnés quand on les accusait de bolchevisme. D’autre part, il se trouvait des contingents qui prenaient leurs propres dispositions anarchiques, avec une vague nuance d’esprit Cent-Noir, pour le plus pur bolchevisme. L’état d’opinion du front se réglait dans une même direction. Mais, dans le grandiose torrent politique qui avait pour lit des tranchées, intervenaient fréquemment des courants contraires, des remous et pas mal de troubles.

En septembre, les bolcheviks brisèrent le cordon et obtinrent accès au front d’où ils avaient été relégués, et sans plaisanterie, pendant deux mois. Officiellement, l’interdiction n’était pas encore levée. Les comités conciliateurs faisaient tout leur possible pour empêcher les bolcheviks de pénétrer dans leurs détachements ; mais tous leurs efforts restaient inutiles. Les soldats avaient tellement entendu parler de leur propre bolchevisme que tous, sans exception, étaient avides de voir et d’écouter un bolchevik en chair et en os. Les obstacles de pure forme, retardements et anicroches, suscités par les membres des comités étaient balayés par la pression des soldats dès qu’ils avaient vent de l’arrivée d’un bolchevik. Une vieille révolutionnaire, Evguénia Boch, qui avait fait un gros travail en Ukraine, a laissé de vifs souvenirs sur ses audacieuses excursions dans le bled primitif des soldats. Les avertissements alarmants des amis, faux ou sincères, étaient chaque fois rejetés. Dans une division que l’on caractérisait comme furieusement hostile aux bolcheviks, l’oratrice, abordant avec beaucoup de prudence son sujet, constatait bientôt que les auditeurs étaient avec elle. " Pas un graillonnement, pas un toussotement, personne ne se mouchait — en quoi sont les premiers signes de fatigue d’un auditoire de soldats — silence complet et de l’ordre. " L’assemblée se termina par une bruyante ovation en l’honneur de l’audacieuse agitatrice. En général, toute la tournée d’Evguénia Boch à l’arrière du front fut en son genre une marche triomphale. Moins héroïquement, avec moins d’effet, mais pour le fond identiquement, l’affaire fut menée par les agitateurs d’un moindre calibre.

Idées, mots d’ordre, généralisations, nouveaux ou bien convaincants d’une façon nouvelle, faisaient irruption dans la vie stagnante des tranchées. Des millions de têtes de soldats ressassaient les événements, établissant le bilan de leur expérience politique. " … Chers camarades, ouvriers et soldats — écrit un homme du front à la rédaction du journal — ne laissez pas faire cette méchante lettre K, qui a livré le monde entier à un carnage sanglant. Il y a le premier massacreur, Kolka (Nicolas II), Kérensky, Komilov, Kalédine, les kadets, et ils ont tous la lettre K, Les Kosaques aussi, c’est des gens dangereux pour nous… (signé) : Sidor Nikolaïev. " Il ne faut point chercher ici de superstition : il n’y a seulement qu’un procédé de mnémonique politique.

Le soulèvement parti du Grand Quartier Général ne pouvait pas ne pas faire vibrer chaque fibre chez les soldats. La discipline extérieure, pour le rétablissement de laquelle l’on avait dépensé tant d’efforts et tant fait de victimes, se relâchait de nouveau sur toutes les coutures. Le commissaire militaire du front Ouest, Jdanov, communique : " L’état d’esprit est en général celui de la nervosité… de la suspicion à l’égard des officiers, de l’expectative ; le refus d’obéir aux ordres est expliqué par ce fait qu’on transmet aux soldats les ordres de Kornilov qui ne doivent pas être exécutés, " Dans le même esprit, Stankévitch, qui remplaça Filonenko au poste de haut-commissaire, écrit : " La masse des soldats… se sentit entourée de tous côtés par la trahison… Celui qui cherchait à l’en dissuader lui paraissait également traître. "

Pour les officiers de cadre, l’effondrement de l’aventure kornilovienne signifiait l’écroulement des derniers espoirs. En son for intérieur, le commandement, même avant cela, ne se sentait guère brillant. Nous observâmes, fin du mois d’août, les militaires conspirateurs à Pétrograd, ivres, fanfarons, veules. Maintenant, le corps des officiers se sentait définitivement honni et condamné. " Cette haine, cette persécution — écrit l’un d’eux — l’absolu désœuvrement et la perpétuelle attente d’une arrestation ou d’une mort ignominieuse chassaient les officiers vers les restaurants, les cabinets particuliers, les hôtels de passage… C’est dans cette ambiance d’ivresse asphyxiante que sombrèrent les officiers. " Par contre, les soldats et les matelots vivaient dans une sobriété plus grande qu’elle n’avait jamais été : ils avaient été pris d’un nouvel espoir. Les bolcheviks, d’après Stankévitch, " relevèrent la tête et se sentirent absolument maîtres dans l’armée… Les comités de la base commencèrent à se transformer en cellules bolchevistes. Toutes les élections dans l’armée donnaient un stupéfiant accroissement de suffrages bolcheviks. En outre, l’on ne peut se dispenser de noter que la meilleure armée, la plus disciplinée, non seulement sur le front Nord, mais, peut-être, sur tout le front russe, la 5ème, donna la première un comité bolchevik d’armée ". D’une façon encore plus éclatante, plus nette, plus colorée, la flotte se bolchevisait. Les marins de la Baltique hissèrent, le 8 septembre, sur tous les vaisseaux, les pavillons de combat, pour montrer qu’ils étaient prêts à lutter pour la transmission du pouvoir aux mais du prolétariat et de la paysannerie. La flotte réclamait une trêve immédiate sur tous les fronts, la remise des terres à la discrétion des comités paysans et l’établissement d’un contrôle ouvrier sur la production. Trois jours après, le Comité central de la flotte de la mer Noire, plus arriéré et modéré, soutint les hommes de la Baltique, en formulant le mot d’ordre de la remise du pouvoir aux soviets. Pour le même mot d’ordre, au milieu de septembre, élèvent la voix vingt-trois régiments d’infanterie sibériens et lettons de la 12e armée. Derrière eux se rangent constamment de nouveaux effectifs. La revendication du pouvoir pour les soviets ne disparaît plus des ordres du jour de l’armée et de la flotte.

" Les assemblées de matelots — raconte Stankévitch — se composaient pour les neuf dixièmes uniquement de bolcheviks. " Le nouveau commissaire auprès du Grand Quartier Général eut à défendre, à Reval, devant les matelots, le gouvernement provisoire. Dès les premiers mots, il sentit toute la vanité de ses tentatives. Au seul mot de " gouvernement ", l’auditoire se renfermait coléreusement en lui-même : " Des vagues d’indignation, de haine et de défiance déferlaient aussitôt sur toute la foule. C’était éclatant, c’était fort, passionné, irrésistible, et cela se fondait dans un hurlement unanime : " A bas ! " On ne peut que rendre justice au conteur qui n’oublie pas de noter la beauté de la pression de masses qui lui étaient mortellement hostiles.

La question de la paix, enterrée pour deux mois, revient maintenant à la surface avec une force décuplée. Dans une séance du Soviet de Pétrograd, un officier arrivé du front, Doubassov, déclara : " Quoi que vous disiez ici, les soldats ne combattront plus. " Il y eut des exclamations : " Les bolcheviks eux-mêmes ne disent pas cela !… " Mais l’officier, qui n’était pas bolchevik, para le coup : " Je vous transmets ce que je sais et ce que les soldats m’ont chargé de vous transmettre. " Un autre homme du front, un soldat morose, portant une capote grise imprégnée de la saleté et de la puanteur des tranchées, déclara, en ces mêmes journées de septembre, au Soviet de Pétrograd, que les soldats avaient besoin de la paix, de n’importe laquelle, " même si que ce serait une paix dégueulasse ". Ces âpres mots d’un soldat jetèrent le trouble dans le Soviet. On en était donc arrivé si loin ! Les soldats, sur le front, n’étaient pas des gamins, Ils comprenaient parfaitement que, avec " la carte de guerre " que l’on avait devant soi, la paix ne pouvait être qu’un acte de violence. Et, pour traduire cette opinion-là, le délégué des tranchées avait expressément choisi le mot le plus grossier, qui exprimait toute la violence de son aversion à l’égard de la paix du Hohenzollern. Mais c’est Précisément en dépouillant ainsi son jugement que le soldat contraignit ses auditeurs à comprendre qu’il n’y avait point d’autre voie, que la guerre avait étiolé l’armée, que la paix était immédiatement indispensable et à quelque prix que ce fût. Les paroles de l’orateur venu des tranchées furent reproduites avec des sarcasmes par la presse bourgeoise qui les attribua aux bolcheviks. La phrase sur la paix " dégueulasse " ne sortait plus désormais de l’ordre du jour, comme étant l’expression la plus extrême de la barbarie et de la dissolution du peuple !

En règle générale, les conciliateurs n’étaient nullement disposés, de même que le dilettante politique Stankévitch, à admirer la magnificence du flot montant, qui menaçait de les balayer de l’arène révolutionnaire. Avec stupéfaction et épouvante, ils constataient, chaque jour, qu’ils ne disposaient d’aucune force de résistance. En somme, sous la confiance des masses à l’égard des conciliateurs, depuis les premières heures de la révolution, se cachait un malentendu, historiquement inévitable, mais non durable : pour le déceler, il ne fallut tout au plus que quelques mois. Les conciliateurs furent forcés de causer avec les ouvriers et les soldats sur un tout autre ton que celui qu’ils avaient tenu au Comité exécutif et particulièrement au palais d’Hiver. Les leaders responsables des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks, de semaine en semaine, osaient moins se montrer en place publique. Les agitateurs de deuxième et de troisième ligne s’adaptaient au radicalisme social du peuple à l’aide de formules équivoques, ou bien, sincèrement, se laissaient gagner par les états d’esprit des usines, des puits de mines et des casernes, parlaient leur langage et se détachaient de leurs propres partis.

Le matelot Khovrine montre, dans ses Mémoires, comment les marins qui déclaraient se rattacher aux socialistes-révolutionnaires luttaient en réalité pour la plate-forme bolcheviste. Même chose était observée partout et en tous lieux. Le peuple savait ce qu’il voulait, mais ne savait pas quel nom donner à cela, Le " malentendu " inhérent à la Révolution de Février affectait la masse, tout le peuple, surtout à la campagne, où il persistera plus longtemps qu’à la ville. On ne pouvait introduire de l’ordre dans le chaos que par l’expérience. Les événements, grands et petits, secouaient inlassablement les partis de masses, les amenant à se mettre en accord avec leur politique, non avec leur enseigne.

On a un remarquable exemple du quiproquo entre les conciliateurs et les masses dans le serment qui fut prêté, au début de juillet, par deux mille mineurs du Donetz, agenouillés, tète découverte, en présence d’une foule d’environ cinq mille personnes qui participaient. " Nous jurons sur les têtes de nos enfants, devant Dieu, le ciel et la terre, avec tout ce qu’il y a de sacré pour nous sur la terre, que jamais nous ne lâcherons la liberté obtenue par nous le 28 février 1917 ; croyant aux socialistes-révolutionnaires, aux mencheviks, nous jurons de ne jamais écouter les léninistes, parce que ceux-ci, bolcheviks-léninistes, conduisent par leur agitation la Russie à sa perte, alors que les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, ensemble comme un seul, disent : la terre au peuple, la terre sans rachat, le régime capitaliste doit s’écrouler après la guerre et, au lieu du capitalisme, il doit y avoir un régime socialiste… Nous jurons de suivre ces partis, en marchant de l’avant, sans reculer devant la mort. " Le serment des mineurs, dirigé contre les bolcheviks, menait en réalité directement vers l’insurrection bolcheviste. L’écale de Février et le noyau d’octobre apparaissent dans cette charte naïve et enflammée avec une telle évidence qu’ils épuisent à leur manière le problème de la révolution permanente.

En septembre, les mineurs du Donetz, sans manquer ni à eux-mêmes, ni à leur serment, avaient déjà tourné le dos aux conciliateurs, Il en advint de même dans les contingents les plus arriérés des mineurs de l’Oural. Un membre du Comité exécutif, le socialiste-révolutionnaire Ojégov, représentant de l’Oural, visita au début du mois d’août, son usine d’Ijevsky. " Je fus stupéfait — écrit-il dans son rapport empreint d’affliction — des brusques modifications qui s’étaient produites en mon absence : l’organisation du parti des socialistes-révolutionnaires qui, par le nombre (huit mille personnes) et par son activité, était connue dans toute la région de l’Oural… était décomposée, affaiblie et réduite à cinq cents personnes, par suite de l’intervention d’agitateurs irresponsables. "

Le rapport d’Ojégov ne présenta rien d’imprévu pour le Comité exécutif : le même tableau s’observait à Pétrograd. Si, après l’écrasement de juillet, les socialistes-révolutionnaires dans les usines, pour un temps remontèrent et même, par-ci par-là, élargirent leur influence, leur déclin n’en fut que plus irrésistible ensuite. " Il est vrai, le gouvernement de Kérensky fut alors vainqueur — écrivait plus tard le socialiste-révolutionnaire V. Zenzinov — les manifestants bolcheviks avaient été dispersés et leurs leaders arrêtés, mais c’était une victoire à la Pyrrhus. " C’est absolument juste : de même que le roi d’Épire, les conciliateurs avaient remporté la victoire en la payant de leur armée. " Si, auparavant, jusqu’aux 3-5 juillet — écrit un ouvrier de Pétrograd nommé Skorinko — les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires pouvaient se montrer en certains endroits chez les ouvriers sans risquer d’être sifflés, ils n’avaient plus maintenant cette garantie… " Des garanties, en général, il ne leur en restait déjà plus.

Le parti des socialistes-révolutionnaires non seulement perdait son influence, mais changeait aussi de composition sociale. Les ouvriers révolutionnaires ou bien avaient déjà trouvé le temps de passer aux bolcheviks, ou bien, s’écartant, passaient par une crise intime. Par contre, embusqués dans les usines pendant la guerre, les fils des boutiquiers, les koulaks et de petits fonctionnaires en étaient venus à se persuader que leur place était exactement dans le parti socialiste-révolutionnaire. Mais, en septembre, eux aussi n’osaient plus se dénommer " socialistes-révolutionnaires ", du moins à Pétrograd. Le parti étant abandonné par les ouvriers, les soldats, dans certaines provinces déjà même par les paysans ; il lui restait les fonctionnaires conservateurs et les couches de la petite bourgeoisie.

Tant que les masses éveillées par l’insurrection donnèrent leur confiance aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks, les deux partis ne se lassèrent pas de célébrer la haute conscience du peuple. Mais lorsque les masses, passant par l’école de événements, commencèrent à se tourner brusquement vers les bolcheviks, les conciliateurs attribuèrent la responsabilité de leur propre effondrement à l’ignorance du peuple. Cependant, les masses ne consentaient point à croire qu’elles étaient devenues plus ignorantes ; au contraire, il leur semblait qu’elles comprenaient main tenant ce qu’elles n’avaient pas compris auparavant.

Faisant sa mue et s’affaiblissant, le parti socialiste-révolutionnaire se déchirait d’ailleurs sur ses coutures sociales, et ses membres étaient rejetés dans des camps hostiles entre eux. Dans les régiments, dans les campagnes, subsistaient les socialistes-révolutionnaires qui, d’accord avec les bolcheviks et, ordinairement, sous leur direction, se défendaient des coups portés par les socialistes-révolutionnaires gouvemementaux. L’aggravation de la lutte des flancs opposés appela à l’existence un petit groupe intermédiaire. Sous la direction de Tchernov, ce groupe essayait de sauver l’unité entre les persécuteurs et les persécutés, s’embrouillait, tombait dans des contradictions inextricables, fréquemment ridicules et compromettait encore plus le parti. Pour s’ouvrir la possibilité de parler devant un auditoire de masses, les orateurs socialistes-révolutionnaires devaient, avec insistance, se présenter comme des " gauches ", comme des internationalistes, n’ayant rien de commun avec la clique des " socialistes-révolutionnaires de mars ".

Après les Journées de Juillet, les socialistes-révolutionnaires de gauche passèrent à une opposition déclarée, sans rompre encore formellement avec le parti, mais en empruntant tardivement les arguments et les mots d’ordre des bolcheviks. Le 21 septembre, Trotsky, non sans une idée pédagogique de derrière la tète, déclara à la séance du Soviet de Pétrograd que, pour les bolcheviks, il devenait " de plus en plus facile de s’entendre avec les socialistes-révolutionnaires de gauche ". A la fin des fins, ces derniers se détachèrent en un parti indépendant pour inscrire dans le livre de la révolution une de ses pages les plus extravagantes. Ce fut la dernière déflagration du radicalisme intellectuel indépendant, et il n’en resta, quelques mois après Octobre, qu’un petit tas de cendres.

La différenciation atteignit tout aussi profondément les mencheviks. Leur organisation de Pétrograd se trouvait en vive opposition vis-à-vis du Comité central. Le noyau principal, dirigé par Tsérételli, n’ayant pas comme les socialistes-révolutionnaires des réserves paysannes, se désagrégeait encore plus rapidement que ces derniers. Les groupes social-démocrates intermédiaires qui n’avaient pas adhéré aux deux camps principaux tentaient encore d’obtenir l’unification des bolcheviks avec les mencheviks : ils gardaient encore quelque chose des illusions de mars, quand Staline lui-même estimait souhaitable l’union avec Tsérételli et espérait qu’ " à l’intérieur du parti, nous nous débarrasserions des petits dissentiments ". Vers le 20 août eut lieu la fusion des mencheviks avec les unificateurs eux-mémes. La prépondérance notable, au Congrés d’unification, fut le lot de l’aile droite, et la résolution de Tsérételli pour la guerre et pour la coalition avec la bourgeoisie fut votée par cent dix-sept voix contre soixante-dix-neuf.

La victoire de Tsérételli dans le parti hâtait la défaite de ce même parti dans la classe ouvrière. L’organisation des ouvriers mencheviks de Pétrograd, extrêmement peu nombreuse, suivait Martov, le poussant en avant, s’irritant de son indécision et se préparant à passer aux bolcheviks. Vers le milieu de septembre, l’organisation de Vassili-Ostrov passa presque tout entière au parti bolchevik, Cela accéléra la fermentation dans les autres quartiers et en province. Les leaders de différents courants du menchevisme, en des séances communes, s’accusaient rageusement l’un l’autre de l’effondrement du parti. Le journal de Gorki, rattaché au flanc gauche des mencheviks, communiquait à la lin de septembre que l’organisation du parti à Pétrograd, qui comptait récemment encore environ dix mille membres, " avait cessé d’exister en fait… La dernière conférence de la capitale n’avait pu se réunir faute du quorum. "

Plékhanov attaquait de droite les mencheviks ; " Tsérételli, et ses amis, sans le désirer et le concevoir eux-mêmes, fraient la route à Lénine. " Les dispositions politiques de Tsérételli lui-même pendant les journées de la marée montante de septembre sont vivement marquées dans les Souvenirs du cadet Nabokov : " Le trait le plus caractéristique de son état d’esprit d’alors, c’était la peur devant la puissance grandissante du bolchevisme. Je me rappelle comment, dans un entretien avec moi en tête à tête, il me disait que les bolcheviks pourraient bien s’emparer du pouvoir. " Bien sûr — disait-il — ils ne tiendront pas plus de deux ou trois semaines, mais imaginez seulement quels seront les dégâts. C’est ce qu’il faut éviter à tout prix. " Sa voix avait un ton d’anxiété panique indubitable… " Devant Octobre, Tsérételli passait par les mêmes états d’âme que Nabokov connaissait bien depuis les Journées de Février.

Le terrain où les bolcheviks agissaient coude à coude avec les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, bien que constamment en lutte avec eux, c’étaient les soviets. Les modifications dans les forces relatives des partis soviétiques, à vrai dire non du premier coup, avec des retards inévitables et des atermoiements artificiels, trouvaient leur expression dans la composition des soviets et dans leur fonction publique.

Bien des soviets de province étaient déjà avant les Journées de Juillet des organes du pouvoir — à Ivanovo-Voznessensk, à Lougansk, à Tsaritsyne, à Khersone, à Tomsk, à Vladivostok, — sinon formellement, du moins en fait, sinon constamment, du moins épisodiquement. Le soviet de Krasnoïarsk imposa tout à fait de son propre chef le régime des cartes de distribution pour les objets de consommation individuelle, Le soviet conciliateur de Saratov fut obligé d’intervenir dans les conflits économiques, d’opérer l’arrestation de certains entrepreneurs, de confisquer le tramway appartenant à une compagnie belge, d’établir le contrôle ouvrier et d’organiser la production dans les usines abandonnées. Dans l’Oural où, depuis 1905, prédominait l’influence politique du bolchevisme, les soviets exerçaient fréquemment la justice et la répression vis-à-vis des citoyens, créèrent dans quelques usines leur milice, prélevant pour la payer des fonds sur la caisse de l’usine, organisèrent le contrôle ouvrier qui approvisionnait les entreprises en matières premières et en combustible, veillait à l’écoulement des articles fabriqués et établissait les tarifs. Dans certaines régions, les soviets confisquèrent les terres des propriétaires nobles pour les remettre aux collectivités de cultivateurs.

Dans les entreprises minières de Simsk, les soviets organisèrent une direction usinière régionale qui se subordonna toute l’administration, la caisse, la comptabilité et la réception des commandes. Par cet acte, la nationalisation de la région minière de Simsk était ébauchée, " Dès le mois de juillet — écrit B. Eltsin, à qui nous empruntons ces données — dans les usines de l’Oural, non seulement tout était dans les mains des bolcheviks, mais ceux-ci donnaient déjà des leçons pratiques pour la solution des problèmes politiques, agraires et économiques, " Ces leçons étaient primitives, non ramenées à un système, non éclairées par une théorie, mais, en bien des points, elles prédéterminaient les voies futures. Le tournant de Juillet atteignit beaucoup plus immédiatement les soviets que le parti ou les syndicats, car, dans la lutte de ces jours-là, il s’agissait avant tout de la vie ou de la mort des soviets. Le parti et les syndicats conservent leur importance pendant les Périodes " paisibles " comme pendant une dure réaction : les tâches et les méthodes changent, mais non point les fonctions essentielles. Mais les soviets ne peuvent tenir que sur la base d’une situation révolutionnaire et disparaissent avec elle. Unifiant la majorité de la classe ouvrière, ils la placent face à face devant une tâche qui se dresse au-dessus de tous les besoins des particuliers, des groupes et des corporations, au-dessus d’un programme de rafistolages, d’amendements et de réformes en général, car c’est le problème de la conquête du pouvoir. Le mot d’ordre : " Tout le pouvoir aux soviets ! " semblait cependant anéanti avec la manifestation des ouvriers et des soldats en juillet. La défaite, ayant affaibli les bolcheviks dans les soviets, avait infiniment plus affaibli les soviets dans l’État. Le " gouvernement de salut " signifiait un renouveau de l’indépendance de la bureaucratie. Les soviets refusant de prendre le pouvoir, c’eût été pour eux un abaissement devant les commissaires, une atrophie, un dépérissement.

Le déclin de l’importance du Comité exécutif central trouva sa vive expression extérieure : le gouvernement invita les conciliateurs à évacuer le palais de Tauride, qui exigeait des réparations, paraît-il, pour l’Assemblée constituante. On réserva aux soviets, dans la seconde quinzaine de juillet, l’édifice de l’Institut Smolny, où jusque-là avaient reçu leur éducation des jeunes filles de la haute noblesse. La presse bourgeoise écrivait dès lors, au sujet du transfert aux soviets de la maison des " petites oies blanches ", presque du même ton qu’auparavant elle avait parlé de la saisie du palais de Kczesinska par les bolcheviks. Diverses organisations révolutionnaires, et dans ce nombre les syndicats, qui s’étaient installés par réquisition dans des édifices subirent en même temps une attaque au sujet de l’occupation des immeubles. Il ne s’agissait pas d’autre chose que d’expulser la révolution ouvrière des logements trop vastes dont elle s’était emparée aux dépens de la société bourgeoise. La presse des cadets ne connaissait point de limites à son indignation, à vrai dire tardive, devant les intrusions d’un peuple de vandales dans les droits de la propriété particulière et étatique.

Mais, à la fin de juillet, un fait inattendu fut découvert, par l’intermédiaire des typos : les partis qui se groupent autour du fameux Comité de la Douma d’État se sont depuis longtemps, paraît-il emparés pour leurs besoins de la très riche imprimerie d’Empire, de ses services d’expédition et de ses droits à la diffusion des imprimés, Les brochures d’agitation du parti cadet étaient non seulement imprimées gratuitement, mais gratuitement expédiées, par tonnes entières, et en grande vitesse, dans tout le pays. Le Comité exécutif, se trouvant obligé de vérifier l’accusation, se trouva aussi forcé de la confirmer. Le parti cadet découvrit, il est vrai, un nouveau motif de s’indigner ; peut-on, en effet, même un instant, mettre sur le même plan la saisie des établissements de l’État dans des buts de destruction et l’utilisation du matériel de l’État pour la défense des valeurs supérieures ? En un mot, si ces messieurs volaient un peu l’État, c’était dans son propre intérêt. Mais, cet argument ne semblait pas à tous convaincant. Les ouvriers du bâtiment s’obstinaient à croire qu’ils avaient plus de droits à un local pour leur syndicat que n’en avaient les cadets sur l’Imprimerie nationale. Le différend ne se produisait pas par hasard : il menait, en effet, à la seconde révolution. Les cadets durent, en tout cas, se mordre un peu la langue.

Un des instructeurs du Comité exécutif, ayant parcouru dans la seconde quinzaine d’août les soviets du Midi de la Russie, où les bolcheviks étaient considérablement plus faibles que dans le Nord, consignait ainsi ses observations peu réconfortantes ; " L’état d’esprit politique se modifie notablement… Aux sommets des masses s’accroissent des dispositions révolutionnaires provoquées par la conversion de la politique du gouvernement provisoire… Dans la masse, l’on ressent de la fatigue et de l’indifférence à l’égard de la révolution. On observe un sensible refroidissement vis-à-vis des soviets... Les fonctions des soviets sont peu à peu réduites. " Que les masses fussent fatiguées de voir les oscillations des intermédiaires démocrates, c’est absolument indiscutable, Cependant, elles se refroidissaient non point à l’égard de la révolution, mais vis-à-vis des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. La situation devenait particulièrement intolérable dans les endroits où le pouvoir, malgré tous les programmes, se concentrait entre les mains des soviets conciliateurs : liés par la capitulation définitive du Comité exécutif devant la bureaucratie, ils n’osaient plus faire usage de leur pouvoir et compromettaient seulement les soviets aux yeux des masses. Une partie considérable du travail quotidien, routinier, était d’ailleurs détournée des soviets vers les municipalités démocratiques. Une partie plus grande encore allait aux syndicats et aux comités de fabriques et d’usines. Il devenait de moins en moins clair de savoir si les soviets survivaient et ce qui les attendait pour le lendemain.

Pendant les premiers mois de leur existence, les soviets, ayant devancé de loin toutes les organisations, s’étaient chargés de l’édification des syndicats, des comités d’usines, des clubs et de la direction de leur travail. Mais les organisations ouvrières, ayant trouvé le temps de se mettre sur pied, passaient de plus en plus sous la direction des bolcheviks. " Les comités de fabriques et d’usines… — écrivait Trotsky en août — ne se créent point dans des meetings improvisés. La masse les compose de ceux qui, sur place, dans la vie quotidienne de l’entreprise, ont prouvé leur fermeté, leur diligence et leur dévouement aux intérêts des ouvriers. Et voici que ces comités d’usines… sont, pour l’écrasante majorité, composés de bolcheviks. " Il ne pouvait plus être question d’une tutelle sur les comités d’usines et les syndicats exercée par les soviets conciliateurs ; au contraire, ici s’ouvrait le champ d’une lutte acharnée. Sur les questions qui touchaient les masses au vif, les soviets se trouvaient de moins en moins capables de faire opposition aux syndicats et aux comités d’usines, C’est ainsi que les syndicats de Moscou réalisèrent la grève générale malgré la décision du Soviet, Sous une forme moins éclatante, des conflits identiques se produisaient en tous lieux, et ce n’étaient pas les soviets qui en sortaient d’ordinaire vainqueurs.

Poussés par leur propre conduite dans une impasse, les conciliateurs se trouvèrent forcés " d’imaginer " pour les soviets des occupations accessoires, de les aiguiller sur la voie des entreprises culturelles, en somme, de les distraire. En vain : les soviets étaient créés pour mener à la conquête du pouvoir ; pour les autres problèmes, il existait d’autres organisations ; mieux adaptées. " Tout le travail qui passait par le canal menchevik et socialiste-révolutionnaire — écrit un bolchevik de Saratov, Antonov — perdit son sens… Dans une séance du Comité exécutif, nous en étions à bâiller jusqu’à l’inconvenance, par ennui : elle était mesquine et vide, cette parlote de socialistes-révolutionnaires et de mencheviks. " Les soviets anémiés pouvaient de moins en moins servir d’appui à leur centre de Pétrograd, La correspondance entre Smolny et les localités était en décroissance : rien à écrire, rien à proposer ; il ne restait point de perspectives ni de tâches, L’isolement vis-à-vis des masses prit une forme extrêmement sensible de crise financière. Les soviets de conciliateurs dans les localités restaient eux-mêmes sans ressources et ne pouvaient subventionner leur état-major de Smolny : les soviets de gauche refusaient d’une façon démonstrative leur aide financière au Comité exécutif, taré par sa participation au travail de la contre-révolution.

Le processus du dépérissement des soviets se croisait cependant avec des processus d’un ordre différent, partiellement contraire. De lointaines régions limitrophes, des districts arriérés, des coins perdus s’éveillaient et formaient des soviets qui, dans les premiers temps, montraient de la fraîcheur révolutionnaire, tant qu’ils n’étaient pas tombés sous l’influence corruptrice du centre ou bien sous la répression du gouvernement. Le chiffre total des soviets augmentait rapidement. Vers la fin du mois d’août, le service d’enregistrement du Comité exécutif comptait jusqu’à six cents soviets, derrière lesquels se groupaient vingt-trois millions d’électeurs. Le système soviétique officiel s’élevait au-dessus de l’océan humain qui ondulait puissamment et poussait ses vagues vers la gauche.

Le renouveau politique des soviets, coïncidant avec leur bolchevisation, commençait par en bas. A Pétrograd, les quartiers furent les premiers à élever la voix. Le 21 juillet, la délégation de la conférence interdistricts des soviets présenta au Comité exécutif une liste de revendications : dissoudre la Douma d’Empire, confirmer l’immunité des organisations d’armée par un décret du gouvernement, restituer la presse de gauche, suspendre le désarmement des ouvriers, mettre fin aux arrestations massives, juguler la presse de droite, en finir avec les dislocations de régiments et la peine de mort sur le front. L’atténuation des exigences politiques, comparativement à celles de la manifestation de Juillet, est absolument évidente ; mais ce n’était que le premier pas d’un convalescent. En restreignant les mots d’ordre, les rayons s’efforçaient d’élargir la base. Les dirigeants du Comité exécutif félicitèrent diplomatiquement les soviets de quartier de " leur tact ", mais ramenèrent le discours à ceci que tous les maux provenaient de l’insurrection de Juillet. Les partis se séparèrent courtoisement, mais froidement.

Au programme des soviets de quartier s’ouvre une campagne imposante. Les Izvestia, de jour en jour, impriment des résolutions des soviets, des syndicats, des usines, des vaisseaux de guerre, des troupes, exigeant la dissolution de la Douma d’Empire, la suspension des mesures prises contre les bolcheviks et l’élimination de ceux qui favorisent la contre-révolution. Sur ce fond essentiel s’élèvent des voix plus radicales. Le 22 juillet, le Soviet de la province de Moscou, dépassant sensiblement le Soviet de Moscou même, vota une résolution réclamant la remise du pouvoir aux soviets. Le 26 juillet, le soviet d’Ivanovo-Voznessensk " stigmatise de son mépris " le moyen de lutte employé contre le parti des bolcheviks et envoie ses salutations à Lénine, " glorieux leader du prolétariat révolutionnaire ".

Les nouvelles élections, qui eurent lieu à la fin de juillet et dans la première quinzaine d’août, en de nombreux endroits, amenèrent, en règle générale, un renforcement des fractions bolchevistes dans les soviets. Dans Cronstadt écrasée et vilipendée devant toute la Russie, le nouveau soviet comptait cent bolcheviks, soixante-quinze socialistes-révolutionnaires de gauche, douze mencheviks internationalistes, sept anarchistes, plus de quarte-vingt-dix sans-parti, dont pas un ne se décida à avouer des sympathies pour les conciliateurs. Au congrès régional des soviets de l’Oural, qui s’ouvrit le 18 août, il y eut quatre-vingt-six bolcheviks, quarante socialistes-révolutionnaires, vingt-trois mencheviks. L’objet de la haine particulière de la presse bourgeoise devient Tsaritsyne, où non seulement le soviet est devenu bolchevik, mais où l’on a élu comme maire le leader des bolcheviks de l’endroit, Minine, Contre Tsaritsyne qui était une taie sur l’œil pour l’ataman du Don, Kalédine, Kérensky envoya, sans aucun prétexte sérieux, une expédition punitive avec ce seul but : détruire le nid révolutionnaire. A Pétrograd, à Moscou, dans tous les districts industriels, les mains se lèvent de plus en plus nombreuses pour les motions bolchevistes.

La fin du mois d’août amena les soviets à une vérification. Sous le coup du danger, le regroupement intérieur se produisit très rapidement, généralement, et avec des frottements relativement peu importants, En province comme à Pétrograd, au premier plan se mirent les bolcheviks, héritiers présomptifs du système soviétique officiel. Mais, dans la composition même des partis conciliateurs, les socialistes de " Mars ", les politiciens des antichambres de ministères et de bureaux, étaient temporairement refoulés par des éléments plus combatifs, trempés dans la lutte clandestine. Pour un nouveau groupement de forces, il fallut une nouvelle forme d’organisation. Nulle part, la direction de la défense révolutionnaire ne se concentra entre les mains des comités exécutifs : tels que les trouva l’insurrection, ils étaient peu aptes à combattre. Partout se créaient des comités spéciaux de défense, des comités révolutionnaires, des états-majors. Ils s’appuyaient sur les soviets, leur rendaient des comptes, mais présentaient une nouvelle sélection d’éléments et de nouvelles méthodes d’action en corrélation avec le caractère révolutionnaire des tâches.

Le Soviet de Moscou, comme pendant les journées de la Conférence d’État, constitua un groupe de combat de six hommes qui seuls avaient le droit de disposer des forces armées et de procéder à des arrestations. S’étant ouvert à la fin d’août, le Comité régional de Kiev proposa aux soviets locaux de ne pas hésiter à destituer les représentants peu sûrs du pouvoir, aussi bien les militaires que les civils, et à prendre des mesures pour l’arrestation immédiate des contre-révolutionnaires comme pour l’armement des ouvriers. A Viatka, le comité du soviet s’attribua de pleins pouvoirs exceptionnels, y compris la disposition de la force armée. A Tsaritsyne, tout le pouvoir passa à l’état-major du soviet. A Nijni-Novgorod, le comité révolutionnaire mit ses hommes de garde à la poste et au télégraphe. Le soviet de Krasnoïarsk concentra dans ses mains le pouvoir civil et militaire.

Avec telles ou telles déviations, parfois essentielles, ce tableau se reproduisait presque partout. Et ce n’était nullement une simple imitation de Pétrograd : le caractère des soviets, représentants de masses, fixait le déterminisme extrême de leur évolution intérieure, provoquant une réaction homogène de leur part devant les grands événements. Alors que, entre les deux éléments de la coalition, passait le front de la guerre civile, les soviets réunirent effectivement autour d’eux toutes les forces vives de la nation. Se brisant contre cette muraille, l’offensive des généraux tomba en poussière. On ne pouvait demander une leçon plus démonstrative. " Malgré tous les efforts faits par le pouvoir pour écarter et priver de force les soviets — disait à ce sujet une déclaration des bolcheviks — les soviets manifestèrent toute l’invincibilité… de la puissance et de l’initiative des masses populaires dans la période de la répression exercée contre la mutinerie kornilovienne… Après cette nouvelle épreuve que rien n’effacera plus de la conscience des ouvriers, des soldats et des paysans, le cri de ralliement poussé dès le début de la révolution par notre parti — " tout le pouvoir aux soviets " — devint la voix de tout le pays révolutionnaire. "

Les doumas municipales, qui avaient tenté de rivaliser avec les soviets, s’éclipsèrent pendant les jours de danger et s’effacèrent. La Douma de Pétrograd envoyait obséquieusement une délégation au Soviet " pour élucider la situation générale et établir un contact ". Il eût semblé que les soviets, élus par une partie de la population de la ville, devaient avoir moins d’influence et de puissance que les doumas élues par la population tout entière. Mais la dialectique du processus révolutionnaire montre que, dans certaines conditions historiques, la partie est infiniment plus grande que le tout. De même que dans le gouvernement, les conciliateurs à la douma faisaient bloc avec les cadets contre les bolcheviks, et ce bloc paralysait la douma, ainsi que le gouvernement. Par contre, le Soviet s’avéra la forme naturelle d’une collaboration défensive des conciliateurs avec les bolcheviks contre l’offensive de la bourgeoisie.

Après les journées korniloviennes s’ouvrit, pour les soviets, un nouveau chapitre. Bien qu’il restât encore aux conciliateurs un bon nombre de " bourgs pourris ", surtout dans la garnison, le Soviet de Pétrograd donna de la bande si fortement dans le sens bolchevik qu’il étonna les deux camps : celui de droite et celui de gauche. Dans la nuit du 31 août au 1er septembre, toujours sous la présidence du même Tchkhéidzé, le Soviet vota pour le pouvoir des ouvriers et des paysans. Les membres de la base des factions conciliatrices soutinrent presque tous la résolution des bolcheviks. La motion concurrente de Tsérételli recueillit une quinzaine de voix. Le présidium conciliateur n’en croyait pas ses yeux. De droite, l’on exigea un vote nominal qui dura jusqu’à trois heures du matin. Pour ne point voter ouvertement contre leurs partis, bien des délégués sortirent. Et pourtant, malgré tous les moyens de pression, la résolution des bolcheviks obtint, après pointage, 279 voix contre 115. C’était un fait de grande importance. C’était le commencement de la fin. Le présidium, abasourdi, déclara qu’il déposait ses pouvoirs.

Le 2 septembre, à la session unifiée des organes soviétiques russes en Finlande, fut adoptée par 700 voix contre 13, avec 36 abstentions, une résolution pour le pouvoir des soviets. Le 5, le Soviet de Moscou marcha dans la voie de Pétrograd : par 355 suffrages contre 254, non seulement il exprima sa défiance à l’égard du gouvernement provisoire, considéré comme instrument de contre-révolution, mais il condamna la politique de coalition du Comité exécutif. Le présidium à la tête duquel se trouvait Khintchouk déclara qu’il donnait sa démission. Le Congrès des soviets de la Sibérie centrale qui s’ouvrit le 5 septembre à Krasnoïarsk se déroula tout entier sous le drapeau du bolchevisme.

Le 8, la résolution des bolcheviks est adoptée au soviet des députés ouvriers de Kiev par une majorité de 130 voix contre 66, bien que la fraction bolcheviste officielle ne comptât que 95 membres. Au Congrès des soviets de Finlande qui s’ouvrit le 10, 150 000 matelots, soldats et ouvriers russes étaient représentés par 65 bolcheviks, 48 socialistes-révolutionnaires de gauche et quelques sans-parti. Le Soviet des députés paysans de la province de Pétrograd élut comme délégué à la Conférence démocratique le bolchevik Serguéiev. Il fut manifeste, encore une fois, que dans les cas où le parti réussit, par l’intermédiaire des ouvriers ou des soldats, à se lier directement avec le village, la classe paysanne se place volontiers sous son drapeau.

La prépondérance du parti bolchevik dans le Soviet de Pétrograd se confirma dramatiquement dans la séance historique du 9 septembre. Toutes les fractions avaient convoqué le ban et l’arrière-ban de leurs membres : " Il s’agit du sort du Soviet. " La réunion fut d’environ un millier de députés ouvriers et soldats. Le vote du 1er septembre avait-il été un simple épisode, engendré par la composition accidentelle de l’assemblée, ou bien signifiait-il un complet changement de la politique du Soviet ? c’est ainsi qu’était posée la question. Craignant de ne pas réunir la majorité des voix contre le présidium dans lequel entraient tous les leaders conciliateurs : Tchkhéidzé, Tsérételli, Tchernov, Gotz, Dan, Skobélev, la fraction bolcheviste proposa d’élire un Présidium sur les bases proportionnelles ; cette proposition qui, jusqu’à un certain point, estompait l’acuité du conflit de principe et qui provoqua, par conséquent, un véhément blâme de Lénine, eut cet avantage tactique qu’elle garantit un appui aux éléments hésitants. Mais Tsérételli repoussa le compromis. Le présidium veut savoir si le Soviet a effectivement changé de direction : " Nous ne pouvons appliquer la tactique des bolcheviks. "

Le projet de résolution apporté par la droite disait que le vote du 1er septembre ne correspondait point à la ligne politique du Soviet qui continuait à faire confiance à son présidium. Il ne restait plus aux bolcheviks qu’à relever le défi, et ils y procédèrent en hommes tout prêts. Trotsky, qui parut au Soviet pour la première fois après sa mise en liberté, et qui fut accueilli avec ferveur par une partie considérable de l’assemblée (les deux parties pesaient, dans leur for intérieur, les applaudissements : majorité ou non-majorité ?) demanda avant le vote une explication : Kérensky faisait-il toujours partie du présidium ? Après une minute d’hésitation, le présidium, ayant répondu affirmativement, lui qui était déjà bien chargé de péchés, s’attachait lui-même au pied un lourd boulet. L’adversaire n’avait besoin que de cela. " Nous étions profondément persuadés — déclara Trotsky — … que Kérensky ne pouvait faire partie du présidium. Nous nous étions trompés. Actuellement, entre Dan et Tchkhéidzé, se dresse le fantôme de Kérensky… Quand on vous invite à approuver la ligne politique du présidium, n’oubliez pas que, par là-même, l’on vous propose d’agréer la politique de Kérensky. "

La séance eut lieu dans une tension qui atteignait la limite. L’ordre se maintint grâce à l’effort de tous et de chacun pour ne pas en arriver à une explosion. Tous voulaient faire au plus vite le compte des amis et des adversaires. Tous comprenaient que l’on décidait la question du pouvoir, de la guerre, du sort de la révolution, On décida que l’on voterait en sortant par une porte. On invita à sortir ceux qui acceptaient la démission du présidium : il était plus facile de sortir à la minorité qu’à la majorité, A tous les bouts de la salle, une agitation passionnée, mais à mi-voix. Le vieux présidium ou bien un nouveau ? La coalition ou bien le pouvoir soviétique ? Devant les portes, beaucoup de peuple s’était amassé, beaucoup trop à l’estimation du présidium, Les leaders des bolcheviks comptaient, de leur côté, qu’il leur manquerait environ une centaine de voix pour avoir la majorité : " Et ce sera encore beau ! " se disaient-ils, se consolant d’avance. Les ouvriers et les soldats, en longues files, s’alignent devant les portes. Une rumeur contenue de voix, de brefs éclats de discussion. D’un côté, un cri perce : " Korniloviens ! " Et d’autre part : " Héros de Juillet ! " La procédure se prolonge environ une heure. Les plateaux de l’invisible balance oscillent. Le présidium, dans une émotion à peine contenue, reste tout le temps sur l’estrade. Enfin, le scrutin a été contrôlé et est annoncé : pour le présidium et la coalition, 414 voix contre 519, et 67 abstentions ! La nouvelle majorité applaudit tempétueusement, avec exaltation et fureur, Elle en a le droit : la victoire a coûté cher. Une bonne partie de la route a été parcourue.

Sans avoir pu encore se remettre du coup porté, les leaders dépossédés descendent de l’estrade, la face longue. Tsérételli ne peut se retenir de formuler une prophétie menaçante. " Nous descendons de cette tribune — crie-t-il, se retournant à demi dans sa marche — conscient d’avoir porté pendant six mois hautement et dignement le drapeau de la révolution. Maintenant, ce drapeau est passé en vos mains. Nous pouvons seulement exprimer le souhait que vous le teniez au moins pour la moitié de ce délai ! " Tsérételli s’était cruellement trompé au sujet des délais comme au sujet de tout le reste.

Le Soviet de Pétrograd, ancêtre de tous les autres soviets, se trouva désormais sous la direction des bolcheviks qui étaient encore hier " une insignifiante poignée de démagogues ". Trotsky rappela, du haut de la tribune du présidium, que les bolcheviks n’avaient pas encore été lavés de l’accusation d’être au service de l’état-major allemand. " Que les Milioukov et les Goutchkov racontent jour par jour leur existence. Ils ne le feront pas, mais nous, nous sommes, pour chaque jour, prêts à rendre compte de nos actes, nous n’avons rien à cacher au peuple russe… " Le Soviet de Pétrograd adopta une résolution spéciale, stigmatisant de son mépris les auteurs, les propagateurs et les auxiliaires de la calomnie. "

Les bolcheviks entraient dans leur droits de succession, Leur héritage se trouva à la fois grandiose et extrêmement mince, Le Comité exécutif central supprima à temps voulu au Soviet de Pétrograd les deux journaux qu’il avait créés, tous les services de direction, toutes les ressources financières et techniques, y compris les machines à écrire et les encriers. De nombreuses automobiles qui, depuis les Journées de Février, avaient été mises à la disposition du Soviet, se trouvèrent sans exception livrées à l’Olympe conciliateur. Les nouveaux dirigeants n’avaient ni caisse, ni journal, ni appareils de bureaux, ni moyen de transport, ni porte-plume, ni crayons. Rien que des murs dépouillés et l’ardente confiance des ouvriers et des soldats. Cela se trouva parfaitement suffisant.

Après le revirement radical de la politique du Soviet, les rangs des conciliateurs commencèrent à fondre encore plus rapidement. Le 11 septembre, quand Dan défendait devant le Soviet de Pétrograd la coalition, alors que Trotsky se prononçait pour le pouvoir des soviets, la coalition fut repoussée par toutes les voix contre dix, avec sept abstentions ! Le même jour, le Soviet de Moscou condamna à l’unanimité les mesures de répression contre les bolcheviks. Les conciliateurs se virent bientôt rejetés dans un " fort étroit secteur de droite, pareil à celui que les bolcheviks avaient occupé, au début de la révolution, sur la gauche. Mais quelle différence ! Les bolcheviks avaient toujours été plus forts dans les masses que dans les soviets. Les conciliateurs, par contre, conservaient encore dans les soviets plus de place que dans les masses. Les bolcheviks, dans la période de leur faiblesse, avaient pour eux l’avenir. Aux conciliateurs il ne restait qu’un passé dont ils n’avaient pas lieu d’être fiers.

En modifiant son courant, le Soviet de Pétrograd changea aussi d’aspect. Les leaders conciliateurs disparurent tout à fait de l’horizon, se retranchant dans le Comité exécutif ; ils furent remplacés au Soviet par des étoiles de deuxième et de troisième grandeur. Avec Tsérételli, Tchernov, Avksentiev, Skobélev, cessèrent de se montrer des amis et des admirateurs des ministres démocrates, les officiers radicaux et les dames, les écrivains à demi socialistes, les personnes instruites et réputées. Le Soviet devint plus homogène, plus gris, plus sombre, plus sérieux.

La dernière coalition

Fidèle à sa tradition : ne résister à aucun choc sérieux, le gouvernement provisoire s’effondra, comme on se le rappelle, dans la nuit du 26 août. Les cadets sortirent pour faciliter le travail de Kornilov. Les socialistes sortirent pour faciliter le travail de Kérensky. Une nouvelle crise gouvernementale s’ouvrit. Avant tout se posa la question de Kérensky lui-même : le chef du gouvernement se trouvait complice de la conspiration. L’indignation contre lui était si grande qu’à entendre seulement mentionner son nom, les leaders conciliateurs recouraient même au vocabulaire bolchevik. Tchernov, qui venait de sauter du train ministériel en pleine marche, écrivait dans l’organe central de son parti au sujet du " cafouillis dans lequel on n’arrivait pas à comprendre où finissait Kornilov et où commençait Filonenko avec Savinkov, où finissait Savinkov et où commençait le gouvernement provisoire, en tant que tel ". L’allusion était suffisamment claire : " Le gouvernement provisoire en tant que tel ", - c’était bien Kérensky qui appartenait au même parti que Tchernov.

Mais, en se soulageant l’âme avec des gros mots, les conciliateurs décidèrent qu’ils ne pourraient se passer de Kérensky. S’ils empêchèrent Kérensky d’amnistier Kornilov, ils s’empressèrent eux-mêmes d’amnistier Kérensky. En guise de compensation ce dernier accepta de faire une concession au sujet du mode de gouvernement de la Russie. La veille encore, l’on estimait que cette question ne pouvait être décidée que par l’Assemblée constituante. Maintenant, les obstacles juridiques étaient d’un seul coup écartés. La destitution de Kornilov dans la déclaration du gouvernement s’expliquait par la nécessité " de sauver la patrie, la liberté et le régime républicain ". Cette aumône purement verbale et d’ailleurs tardive à la gauche ne consolidait nullement, bien entendu, l’autorité du gouvernement, d’autant plus que Kornilov lui aussi se déclarait républicain.

Le 30 août, Kérensky dut congédier Savinkov qui, quelques jours après, fut exclu même du parti socialiste-révolutionnaire si accueillant à tous. Mais l’on nomma aussitôt au poste de général-gouverneur quelqu’un qui valait politiquement autant que Savinkov, Paltchinsky, lequel commença par interdire le journal des bolchéviks. Les Comités exécutifs protestèrent. Les Izvestia dénommèrent cet acte " une grossière provocation ". Paltchinsky dut être balayé dans les trois jours. Combien peu Kérensky se disposait en général à changer le cours de sa politique, on le voit par ce fait que, dès le 31, il formait un nouveau gouvernement avec la participation des cadets. Même les socialistes-révolutionnaires ne purent accepter cela : ils menacèrent de rappeler leurs représentants. La nouvelle recette gouvernementale fut trouvée par Tsérételli : " Conserver l’idée de la coalition et se débarrasser de tous les éléments qui pèsent d’un poids trop lourd sur le gouvernement. " " L’idée de la coalition se fortifie - chantait en accompagnement Skobélev - mais, dans la composition du gouvernement, il ne peut y avoir de place pour le parti qui est lié avec la conspiration de Kornilov. " Kérensky n’était pas d’accord avec cette limitation et, dans son genre, il avait raison.

La coalition avec la bourgeoisie, mais à l’exclusion du parti bourgeois dirigeant, était d’une évidente absurdité. C’est ce qu’indiqua Kaménev qui, dans une séance unifiée des Comités exécutifs, avec le ton qui lui est propre de sermonneur, tirait des conclusions des événements récents : " Vous voulez nous jeter sur la voie encore plus dangereuse d’une coalition avec des groupes irresponsables. Mais vous avez oublié la coalition formée et consolidée par les périlleux événements de ces jours derniers, la coalition entre le prolétariat révolutionnaire, la paysannerie et l’armée révolutionnaire. " L’orateur bolchevik rappela les paroles prononcées par Trotsky, le 25 mai, défendant les marins de Cronstadt contre les accusations de Tsérételli : " Lorsqu’un général contre-révolutionnaire tentera de passer le nœud coulant au cou de la révolution, les cadets savonneront la corde, mais les matelots de Cronstadt surgiront pour lutter et mourir avec nous. " Ce rappel tombait au cœur de la situation. Devant les palabres sur " l’unité de la démocratie " et sur la " coalition honnête ", Kaménev répondait : " L’unité de la démocratie dépend de savoir si vous irez ou non dans une coalition avec le district de Vyborg… Toute autre coalition est malhonnête. " Le discours de Kaménev produisit indubitablement une impression que Soukhanov enregistre en ces termes : " Kaménev parla avec beaucoup d’intelligence et de tact. " Mais l’affaire n’alla pas au-delà d’une impression. Les voies des deux parties étaient déterminées d’avance.

La rupture des conciliateurs avec les cadets avait en somme, dés le début, un caractère tout à fait démonstratif. Les libéraux korniloviens comprenaient eux-mêmes que, sous peu, ils feraient mieux de rester dans l’ombre. Dans la coulisse, l’on avait décidé, d’après un accord évident avec les cadets, de créer un gouvernement à tel point élevé au-dessus de toutes les forces réelles de la nation que son caractère provisoire ne ferait doute pour personne. Outre Kérensky, le Directoire, composé de cinq membres, comprenait le ministre des Affaires étrangères Téréchtchenko, qui était déjà devenu inamovible grâce à sa liaison avec la diplomatie de l’Entente ; le commandant du corps d’armée de Moscou, Verkhovsky, promu d’urgence pour cette fin, de colonel qu’il était, au grade de général ; l’amiral Verdérevsky, relaxé d’urgence, pour ce but, de la prison ; enfin, le douteux menchevik Nikitine que son propre parti reconnut bientôt suffisamment mûr pour être exclu.

Après avoir vaincu Kornilov par les mains d’autrui, Kérensky, semblait-il, se souciait seulement d’appliquer le programme kornilovien. Kornilov voulait unir le pouvoir du généralissime à celui du chef de gouvernement. Kérensky réalisa cela. Kornilov avait l’intention de dissimuler une dictature personnelle sous les apparences d’un Directoire de cinq membres. Kérensky réalisa cela. Tchernov, dont la démission était exigée par la bourgeoisie, fut expulsé par Kérensky du palais d’Hiver. Le général Alexéiev, héros du parti cadet et candidat de ce dernier au poste de ministre-président, fut nommé par Kérensky chef de l’état-major du Grand Quartier Général, c’est-à-dire, en fait, chef de l’armée. Dans un ordre du jour à l’armée et à la flotte, Kérensky enjoignait de cesser la lutte politique dans les troupes, c’est-à-dire d’en revenir au point de départ. Du fond de son refuge, Lénine caractérisait la situation au sommet avec l’extrême simplicité qui lui était propre : " Kérensky est un kornilovien qui s’est brouillé avec Kornilov par hasard et qui continue à être en liaison des plus intimes avec les autres korniloviens. " Un seul malheur : la victoire remportée sur la contre-révolution est beaucoup plus profonde qu’il ne le fallait pour les plans personnels de Kérensky.

Le Directoire se hâta de faire sortir de prison l’ancien ministre de la Guerre Goutchkov, considéré comme un des instigateurs du complot. Sur les instigateurs cadets, la justice, en général, ne leva point le bras. Dans ces conditions, il devenait de plus en plus difficile de retenir plus longtemps les bolcheviks sous les verrous. Le gouvernement trouva une issue : sans relever les bolcheviks du chef d’accusation, les mettre en liberté sous caution. Le Soviet syndical de Pétrograd prit à sa charge " l’honneur de verser la caution pour le digne leader du prolétariat révolutionnaire " : le 4 septembre, Trotsky fut relaxé sous une caution modeste, fictive en somme, de trois mille roubles. Dans son Histoire des troubles en Russie, le général Dénikine écrit pathétiquement : " Le 1er septembre, le général Kornilov fut mis en état d’arrestation, mais, le 4 septembre, le même gouvernement provisoire remit en liberté Bronstein-Trostky. La Russie doit se souvenir de ces deux dates. " La libération des bolcheviks sous garantie se continua pendant plusieurs jours. Les libérés des prisons ne perdaient pas de temps : les masses attendaient et appelaient, le parti avait besoin d’hommes.

Le jour de la mise en liberté de Trotsky, Kérensky publia un ordre du jour dans lequel, reconnaissant que " les Comités avaient assuré un appui essentiel au pouvoir gouvernemental ", il leur ordonnait de cesser d’agir. Même les Izvestia reconnurent que l’auteur de cette ordonnance avait montré " une assez faible compréhension " des circonstances. La conférence interdistricts des soviets à Pétrograd décida : " ne point dissoudre les organisations révolutionnaires pour la lutte vis-à-vis de la contre-révolution ". La pression d’en bas était si forte que le Comité militaire révolutionnaire, conciliateur, résolut de ne pas admettre les ordres de Kérensky et appela ses organes locaux, " en raison de la situation alarmante qui subsistait, à travailler avec l’énergie et l’endurance de naguère ". Kérensky se tut : il ne lui restait rien d’autre à faire.

Le tout-puissant chef du Directoire devait, à chaque pas, constater que la situation avait changé, que la résistance s’était accrue et qu’il fallait modifier quelque chose, du moins en paroles. Le 7 septembre, Verkhovsky déclara à la presse que le programme de régénération de l’armée, élaboré avant le soulèvement de Kornilov, devait être, pour le moment, rejeté, car " dans l’état psychologique actuel de l’armée ", il n’amènerait qu’une plus complète décomposition de celle-ci. Pour marquer la nouvelle ère, le ministre de la Guerre parut devant le Comité exécutif. Que l’on ne s’inquiète pas : le général Aléxéiev partira et, en même temps, partiront tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont eu des accointances avec le soulèvement kornilovien. Il faut inculquer à l’armée de sains principes " non point par des mitrailleuses et des nagaïkas, mais en propageant les idées du droit, de la justice et d’une sévère discipline ". Cela sentait tout à fait les journées printanières de la révolution. Mais, au dehors, c’était septembre, l’automne venait. Alexeïev fut effectivement destitué quelques jours après, et il fut remplacé par le général Doukhonine : l’avantage de ce général était en ceci qu’on ne le connaissait pas.

A titre de revanche pour les concessions, les ministres de la Guerre et de la Marine exigeaient du Comité exécutif une aide immédiate : les officiers se trouvent placés sous l’épée de Damoclès, cela va surtout mal dans la flotte de la Baltique, il faut obtenir l’apaisement des matelots. Après de longs débats, il fut décidé, comme toujours, d’envoyer à la flotte une délégation, et les conciliateurs insistèrent pour que l’on y comprît des bolcheviks, et, avant tout, Trotsky : c’est seulement dans ce cas que la délégation peut compter réussir. " Nous repoussons résolument - répliqua Trotsky - la forme de collaboration avec le gouvernement qu’a défendue Tsérételli… Le gouvernement mène une politique radicalement fausse, antipopulaire et incontrôlée ; et lorsque cette politique tombe dans une impasse ou aboutit à une catastrophe, les organisations révolutionnaires ont l’ingrat devoir de remédier aux conséquences inévitables… Une des tâches de cette délégation, comme vous la formulez, est de mener une enquête dans les garnisons sur " les forces obscures ", c’est-à-dire sur les provocateurs et les espions… Avez-vous donc oublié que moi-même je suis cité en justice d’après l’article 108 du code ?… Dans la lutte contre les lynchages, nous marchons par nos propres voies… non point la main dans la main avec le procureur et le contre-espionnage, mais comme parti révolutionnaire qui persuade, organise et éduque. "

La convocation de la Conférence démocratique avait été décidée pendant les journées du soulèvement kornilovien. Elle devait, encore une fois, montrer la force de la démocratie, inspirer du respect pour elle aux adversaires de droite et de gauche, et - ce n’était pas le moindre des problèmes - refréner Kérensky, en proie à une nouvelle ardeur. Les conciliateurs comptaient sérieusement soumettre le gouvernement à une quelconque représentation improvisée jusqu’à la convocation de l’Assemblée constituante. La bourgeoisie, d’avance, fut hostile à la Conférence, voyant en elle une tentative pour consolider les positions que la démocratie avait reconquises après la victoire sur Kornilov. " La manigance de Tsérételli - écrit Milioukov dans son Histoire - était en somme une complète capitulation devant les plans de Lénine et de Trotsky. " Tout au contraire : la manigance de Tsérételli visait à paralyser la lutte des bolcheviks pour le pouvoir des soviets. La Conférence démocratique s’opposait au congrès des soviets. Les conciliateurs voulaient créer pour eux une nouvelle base, essayant d’écraser les soviets par une combinaison artificielle de toutes sortes d’organisations. Les démocrates répartissaient les voix selon leur gré, se guidant sur une seule préoccupation : s’assurer une majorité incontestable. Les organisations du sommet se trouvèrent représentées d’une façon incomparablement plus complète que celles de la base. Les organes d’administration autonome, dans ce nombre les zemstvos non démocratisés, obtinrent une prépondérance formidable sur les soviets. Les coopérateurs se trouvèrent dans le rôle de dispensateurs des destins.

Les coopérateurs qui, auparavant, n’avaient occupé aucune place dans la politique, s’engagèrent pour la première fois sur ce terrain pendant les journées de la Conférence de Moscou et, dès lors, commencèrent à figurer non autrement que comme représentants de vingt millions de leurs membres, ou bien, encore plus simplement, au nom de " la moitié de la population de la Russie ". Par ses racines, la coopération s’implantait dans la campagne au moyen de ses couches supérieures qui approuvaient la " juste " expropriation des propriétaires nobles sous condition que leurs propres lots, à eux coopérateurs, fréquemment très importants, feraient l’objet non seulement d’une protection, mais d’une augmentation. Les leaders de la coopération étaient recrutés parmi les intellectuels libéralo-populistes, partiellement libéralo-marxistes, qui établissaient un pont naturel entre les cadets et les conciliateurs. A l’égard des bolcheviks, les coopérateurs manifestaient une haine analogue à celle du koulak pour le journalier insoumis. Pour se fortifier contre les bolcheviks, les conciliateurs s’agrippèrent avidement aux coopérateurs qui avaient jeté le masque de la neutralité. Lénine stigmatisait cruellement les cuisiniers de l’officine démocratique. " Dix soldats ou ouvriers convaincus d’une fabrique arriérée - écrivait-il - valent mille fois mieux que des centaines de délégués… frelatés. " Trotsky démontrait au Soviet de Pétrograd que les fonctionnaires de la coopération exprimaient aussi peu la volonté politique des paysans qu’un médecin n’exprime les intentions politiques de ses clients ou qu’un commis des postes n’exprime les opinions des expéditeurs et des destinataires de lettres. " Les coopérateurs doivent être de bons organisateurs, marchands, comptables, mais, quant à la défense des droits de classe, les paysans comme les ouvriers la remettent à leurs soviets. " Cela n’empêcha pas les coopérateurs d’obtenir cent cinquante sièges et, avec les zemstvos réformés et toutes autres organisations que l’on tirait par les cheveux, d’altérer complètement le caractère de la représentation des masses.

Le Soviet de Pétrograd mit dans la liste de ses délégués à la Conférence Lénine et Zinoviev. Le gouvernement donna l’ordre de les arrêter tous deux à leur entrée dans l’édifice du théâtre, mais non point dans la salle même des séances : tel était, évidemment, le compromis entre les conciliateurs et Kérensky. Mais l’affaire se borna à une manifestation politique du Soviet : ni Lénine ni Zinoviev ne se disposaient à se montrer à la Conférence. Lénine estimait que les bolcheviks n’avaient en somme rien à y faire.

La Conférence s’ouvrit le 14 septembre, exactement un mois après la Conférence d’État, dans la salle de spectacle du théâtre Alexandrine. Le chiffre des représentants validés s’éleva à mille sept cent soixante-quinze. Environ mille deux cents assistèrent à l’ouverture. Les bolcheviks, bien entendu, étaient en minorité. Mais, malgré tous les subterfuges du système électoral, ils représentaient un groupe très imposant qui, sur certaines questions, rassemblait autour de lui plus du tiers de l’assistance.

Est-il de la dignité d’un gouvernement fort de paraître devant on ne sait quelle conférence " particulière " ? Cette question fut l’objet de grandes tergiversations au palais d’Hiver et, par répercussion, d’émotions profondes au théâtre Alexandrine. A la fin des fins, le chef du gouvernement décida de se produire devant la démocratie. " Accueilli par des applaudissements - dit Chliapnikov, racontant l’apparition de Kérensky - il se dirigea vers le praesidium pour serrer la main à ceux qui siégeaient au bureau. Le tour vint à nous (bolcheviks) qui étions assis à peu de distance l’un de l’autre. Nous échangeâmes un coup d’œil et convînmes rapidement de ne point lui serrer la main. Un geste théâtral par-dessus la table - je me détournai de la main qui m’était tendue, et Kérensky, le bras en avant, ne trouvant point nos mains, alla plus loin. " Le chef du gouvernement trouva le même accueil sur le flanc opposé, chez les korniloviens. Or, exception faite des bolcheviks et des korniloviens, il ne restait déjà plus de forces réelles.

Contraint par toutes les circonstances de présenter des explications au sujet de son rôle dans le complot, Kérensky, cette fois encore, compta trop sur ses facultés d’improvisation. " Je sais ce qu’ils voulaient, - ces mots lui échappèrent, - parce qu’avant de chercher Kornilov ils venaient me trouver et me proposaient cette route. " De la gauche, l’on crie : " Qui est-ce qui venait ?… Qui est-ce qui offrait ? " Épouvanté par la résonance de ses propres paroles, Kérensky s’était déjà renfermé en lui-même. Mais les dessous politiques du complot se découvrirent même pour les moins avertis. Un conciliateur ukrainien, Porch, déclarait, étant de retour, à la Rada de Kiev : " Kérensky n’a pas réussi à démontrer qu’il était étranger à l’insurrection kornilovienne. " Mais le chef du gouvernement s’assena lui-même, dans son discours, un autre coup non moins dur. Quand, en réponse à des phrases dont tout le monde était las : " Au moment du danger, tous viendront et s’expliqueront ", etc., on lui criait : " Eh bien, et la peine de mort ? ", l’orateur, ayant perdu son équilibre d’une façon tout à fait inattendue pour tous, comme probablement pour lui-même, s’écria : " Attendez d’abord qu’au moins une sentence de mort ait été signée par moi, généralissime, et alors je vous permettrai de me maudire. " Un soldat s’avance vers l’estrade et lui crie à bout portant : " Vous êtes le malheur du pays ! " Tiens, tiens ! Lui, Kérensky, était prêt à oublier le haut poste qu’il occupait pour s’expliquer avec la Conférence simplement en homme. " Mais tous ne comprennent pas ici l’homme. " Par suite, il emploiera le langage du pouvoir : " Quiconque osera… " Hélas ! on avait déjà entendu ça à Moscou, et Kornilov avait pourtant osé.

" Si la peine de mort était indispensable, - demandait Trotsky dans son discours, - comment donc lui, Kérensky, se décide-t-il à dire qu’il n’en fera pas usage ? Et si, d’autre part, il croit possible de s’engager devant la démocratie à ne pas appliquer la peine de mort… il transforme le rétablissement de cette peine en un acte d’étourderie qui dépasse les bornes de la criminalité. " Toute la salle était d’accord là-dessus, les uns en silence, les autres bruyamment. " Kérensky, par son aveu, discrédita fortement et lui-même et le gouvernement provisoire à ce moment-là ", déclare son collègue et admirateur, Démianov, adjoint au ministre de la Justice.

Pas un des ministres n’a pu raconter ce que le gouvernement avait fait à proprement parler, sinon de résoudre les problèmes de sa propre existence. Des mesures économiques ? On ne peut en indiquer une seule. Une politique de paix ? " Je ne sais - disait l’ancien ministre de la Justice, Zaroudny, le plus franc de tous si le gouvernement provisoire a fait quelque chose à cet égard, je n’en ai rien vu. " Zaroudny se plaignait d’un ton stupéfait de constater que " tout le pouvoir s’était trouvé entre les mains d’un seul homme " qui, d’un signe, convoquait ou renvoyait des ministres. Tsérételli, imprudemment, reprit ce thème : " Que la démocratie s’en prenne à elle-même si, en haut, son représentant a le vertige. " Mais justement Tsérételli incarnait plus que tous autres en lui-même ces traits de la démocratie qui engendrait les tendances bonapartistes du pouvoir. " Pourquoi Kérensky a-t-il occupé la place qu’il détient aujourd’hui ? - répliquait Trotsky ; l’accession de Kérensky n’est due qu’à la faiblesse et à l’irrésolution de la démocratie… Je n’ai pas entendu ici un seul orateur qui aurait pris sur lui l’honneur peu enviable de défendre le Directoire ou son président… " Après une explosion de protestations, l’orateur continue : " Je regrette beaucoup que ce point de vue, qui trouve dans la salle une si véhémente expression, n’ait pas été traduit d’une façon nette à cette tribune. Pas un orateur n’est monté ici pour nous dire : " A quoi bon discutez-vous avec l’ancienne coalition, pourquoi réfléchissez-vous… à la coalition future ? Nous avons Kérensky et cela nous suffit… " Mais la façon bolcheviste de poser la question joint presque automatiquement Tsérételli à Zaroudny, et eux deux à Kérensky. Milioukov écrivait là-dessus fort justement : Zaroudny pouvait se plaindre de l’autoritarisme de Kérensky. Tsérételli pouvait indiquer que le chef du gouvernement avait le vertige - " c’étaient des mots " ; mais lorsque Trotsky constatait qu’à la Conférence personne ne s’était chargé de défendre ouvertement Kérensky " l’assemblée sentit tout de suite que celui qui parlait était l’ennemi commun ".

Au sujet du pouvoir, ceux qui le représentaient n’en parlaient point autrement que comme d’un fardeau et d’une calamité. La lutte pour le pouvoir ? Le ministre Péchékhonov prêchait : " Le pouvoir se présente maintenant tel que tous s’en détournent en se signant. " Ainsi vraiment ? Kornilov ne se détournait pas avec des signes de croix. Mais la leçon toute récente était déjà à demi oubliée. Tsérételli s’indignait contre les bolcheviks qui ne prenaient pas eux-mêmes le pouvoir et qui poussaient au pouvoir les soviets. La pensée de Tsérételli fut reprise par d’autres. Oui, les bolcheviks doivent prendre le pouvoir, disait-on à mi-voix au bureau du présidium. Avksentiev se tourna vers Chliapnikov, qui était assis non loin de lui : " Prenez le pouvoir, les masses vous suivent. " Répondant à son voisin sur le même ton, Chliapnikov proposa que le pouvoir fût d’abord déposé sur le bureau du présidium. Les défis à demi ironiques qui s’adressaient aux bolcheviks, soit dans le discours à la tribune, soit dans les entretiens de couloirs, étaient partiellement des railleries, partiellement des investigations. Que pensent faire par la suite ces hommes qui sont arrivés à la tête des soviets de Pétrograd, de Moscou et de nombreux soviets provinciaux ? Est-il possible qu’ils osent réellement s’emparer du pouvoir ? On n’y croyait pas. Deux jours avant le discours provocant de Tsérételli, la Rietch écrivait que le meilleur moyen de se débarrasser du bolchevisme pour de longues années serait de confier à ses leaders les destinées du pays ; mais " ces tristes héros du jour ne s’empressent nullement de saisir le pouvoir dans son intégralité,… pratiquement leur position ne peut être prise en considération d’aucun point de vue. " Cette arrogante conclusion était, pour le moins, hâtive.

L’immense avantage des bolcheviks, jusqu’à présent peut-être non encore apprécié comme il conviendrait, consistait en ceci qu’ils comprenaient parfaitement leurs adversaires, on pourrait dire qu’ils voyaient en eux par transparence. ils y étaient aidés par la méthode matérialiste, et par l’école léniniste de la clarté et de la simplicité, et par la vive circonspection d’hommes qui ont résolu de marcher jusqu’au bout. Par centre, les libéraux et les conciliateurs se figuraient les bolcheviks suivant les besoins du moment. Il ne pouvait en être autrement : les partis auxquels leur développement n’a pas laissé d’issue n’ont jamais montré la capacité de regarder la réalité en face, de même qu’un malade incurable n’est pas capable de regarder en face sa maladie.

Mais, sans croire au soulèvement des bolcheviks, les conciliateurs le redoutaient. C’est ce que Kérensky exprima mieux que tous. " Ne vous y trompez pas - s’écria-t-il tout à coup dans son discours - ne croyez pas que, si je suis traqué par les bolcheviks, il n’y ait pas derrière moi les forces de la démocratie. Ne croyez pas que je manque de points d’appui. Sachez bien que si vous entreprenez quelque chose, les chemins de fer s’arrêteront, les dépêches ne seront pas transmises… " Une partie de la salle applaudit, une partie, troublée, se tait, le groupe bolchevik rit aux éclats. Mauvaise, la dictature qui est obligée de démontrer qu’elle ne manque pas de points d’appui !

Aux défis ironiques, aux accusations de lâcheté et aux menaces absurdes, les bolcheviks répondirent dans leur déclaration : " Luttant pour la conquête du pouvoir en vue de la réalisation de son programme, notre parti n’a jamais tendu et ne tend point à s’emparer du pouvoir contre la volonté organisée de la majorité des masses laborieuses du pays. " Cela signifiait : nous prendrons le pouvoir en tant que parti de la majorité soviétique. Les termes concernant " la volonté organisée des travailleurs " se rapportaient au prochain congrès des soviets. " Parmi les décisions et propositions de la Conférence présente… - disait la déclaration, - peuvent trouver leur voie de réalisation seulement celles qui seront admises par le Congrès panrusse des soviets… "

Au moment où Trotsky lisait la déclaration des bolcheviks, mentionnant la nécessité d’armer immédiatement les ouvriers, des exclamations persistantes éclatèrent sur les bancs de la majorité : " Pour quoi, pour quoi ? " C’était toujours la même note d’alarme et de provocation. Pour quoi ? " Pour constituer effectivement une citadelle opposée à la contre-révolution ", répond l’orateur. Mais non seulement pour cela. " Je vous dis, au nom de notre parti et des masses prolétariennes qui le suivent, que les ouvriers armés… défendront le pays de la révolution contre les troupes impérialistes avec un héroïsme tel que l’histoire de Russie n’en a jamais connu de pareil… " Tsérételli caractérisa cette promesse qui divisait nettement la salle comme une phrase vide de sens. L’histoire de l’armée rouge a, dans la suite, réfuté ce qu’il disait.

Les heures ardentes où les leaders conciliateurs repoussaient la coalition avec les cadets étaient restées loin en arrière : sans les cadets, la coalition se trouva impossible. On n’allait pas, vraiment, prendre le pouvoir soi-même ! " Nous aurions pu nous saisir du pouvoir dès le 27 février - ratiocinait Skobélev mais… nous employâmes toute la vertu de notre influence à aider les éléments bourgeois à se remettre de leur trouble… pour qu’ils vinssent au pouvoir. " Pourquoi donc ces messieurs avaient-ils empêché les korniloviens, remis de leur trouble, de s’emparer du pouvoir ? Un pouvoir purement bourgeois, expliquait Tsérételli, est encore impossible : cela provoquerait une guerre civile. Il fallait battre Kornilov pour que, par son entreprise d’aventurier, il n’empêchât point la bourgeoisie de venir au pouvoir en quelques étapes. " Maintenant que la démocratie révolutionnaire est sortie victorieuse, le moment est particulièrement favorable pour une coalition. "

La philosophie politique de la coalition fut exprimée par son leader Berkenheim : " Que nous le voulions ou non, la bourgeoisie est la classe à laquelle appartiendra le pouvoir. " Le vieux révolutionnaire populiste Minor suppliait la Conférence de se prononcer unanimement pour la coalition. Autrement, " inutile de se faire des illusions : nous égorgerons ". – Qui ? criait-on des sièges de gauche. " Nous nous égorgerons entre nous ", termina Minor dans un silence sinistre. Mais pourtant, d’après l’idée des cadets, le bloc gouvernemental était nécessaire pour la lutte contre la " voyouterie anarchique " des bolcheviks : " En cela résidait proprement l’idée de la coalition ", expliqua Milioukov avec une entière franchise. Alors que Minor espérait que la coalition permettrait de ne pas s’entr’égorger, Milioukov, par contre, espérait fermement que la coalition donnerait la possibilité, à forces jointes, d’égorger les bolcheviks.

Pendant les débats sur la coalition, Riazanov lut un éditorial de la Rietch du 29 août que Milioukov avait retiré au dernier moment, laissant dans le journal une colonne blanche : " Oui, nous n’avons pas peur de dire que le général Kornilov poursuivait les mêmes desseins que ceux que nous estimons indispensables pour le salut de la patrie. " La citation fut impressionnante. " Oh ! oui, des sauveteurs ! " - ces mots partent de la gauche de l’assemblée. Mais les cadets ont des défenseurs : car enfin l’éditorial n’a pas été imprimé ! En outre, les cadets n’ont pas été tous pour Kornilov, il faut faire une différence entre les pécheurs et les justes.

" On dit que l’on ne peut accuser le parti cadet d’avoir participé tout entier au soulèvement kornilovien, - répliquait Trotsky. Ici, Znamensky nous a dit, non point pour la première fois, à nous autres bolcheviks : vous avez protesté parce que nous rendions responsable tout votre parti pour le mouvement des 3-5 juillet ; ne revenez pas aux mêmes erreurs, ne rendez pas responsables tous les cadets pour le soulèvement de Kornilov. Mais, dans cette comparaison, il y a, selon moi, un petit lapsus : quand on accusait les bolcheviks d’avoir provoqué le mouvement des 3-5 juillet, il s’agissait de les inviter à prendre place non au ministère, mais bien plutôt dans la prison de Kresty. Cette distinction, je l’espère, ne sera pas contestée par (le ministre de la Justice) Zaroudny. Nous aussi disons : si vous désirez traîner les cadets en prison pour le mouvement kornilovien, ne faites pas la chose en gros, mais examinez séparément chaque cadet sous toutes ses faces. (Rires ; des voix : Bravo !) Mais s’il s’agit de faire entrer le parti cadet dans le ministère, le point décisif n’est pas de savoir si tel ou tel cadet s’est trouvé dans la coulisse en accord avec Kornilov ; de savoir que Maklakov se tenait à la table d’écoute quand Savinkov menait des pourparlers télégraphiques avec Kornilov ; de savoir que Roditchev s’était rendu dans la province du Don et avait eu des pourparlers politiques avec Kalédine ; non, l’affaire n’est point là ; elle consiste en ceci que toute la presse bourgeoise ou bien a salué ouvertement l’action de Kornilov, ou bien a gardé un silence prudent, en attendant la victoire de celui-ci… Voilà pourquoi je dis que vous n’avez point de partenaires pour la coalition ! "

Le lendemain, un représentant d’Helsingfors et de Svéaborg, le matelot Chichkine, disait, sur le même thème, plus brièvement et persuasivement : " Le ministère de coalition ne jouira chez les matelots de la flotte baltique et de la garnison de Finlande ni de la confiance, ni d’un appui… Contre la création d’un ministère de coalition, les matelots ont hissé les pavillons de combat. " Les arguments de la raison n’agissaient point. Le matelot Chichkine employait l’argument des pièces d’artillerie navale. Il fut entièrement approuvé par d’autres matelots qui montaient la garde aux issues de la salle des séances. Boukharine raconta plus tard comment " les matelots placés en sentinelles par Kérensky pour protéger la Conférence démocratique contre nous autres bolcheviks, s’adressaient à Trotsky et lui demandaient en faisant cliqueter leurs baïonnettes : " Est-ce qu’on va pouvoir bientôt travailler avec ce truc-là ? " Il n’y avait là qu’une répétition de la question que les matelots de l’Aurore avaient posée dans leur entrevue avec les prisonniers de Kresty. Mais maintenant les temps approchaient.

Si l’on néglige les nuances, il est facile d’établir dans la Conférence trois groupes : un centre vaste mais extrêmement instable, qui n’ose pas prendre le pouvoir, accepte la coalition mais ne veut point des cadets ; une aile droite, faible, qui tient pour Kérensky et la coalition avec la bourgeoisie sans aucune limitation ; une aile gauche, deux fois plus forte, qui tient pour le pouvoir des soviets, ou bien pour un gouvernement socialiste. A la réunion des délégués soviétiques de la Conférence démocratique, Trotsky se prononça pour la transmission du pouvoir aux soviets, Martov pour un ministère socialiste homogène. La première formule réunit quatre vingt-six suffrages, la deuxième, quatre-vingt-dix-sept. Formellement il n’y avait guère que la moitié des soviets ouvriers et soldats qui eussent à ce moment des bolcheviks à leur tête, l’autre moitié hésitait entre les bolcheviks et les conciliateurs. Mais les bolcheviks parlaient au nom des puissants soviets des centres les plus industriels et les plus instruits du pays ; dans les soviets, ils étaient infiniment plus forts que dans la Conférence et, dans le prolétariat et l’armée, infiniment plus forts que dans les soviets. Les soviets attardés ne cessaient pas de chercher à rejoindre les plus avancés.

Pour la coalition votèrent à la Conférence 766 députés contre 688, avec 38 abstentions. Les deux camps étaient presque en équilibre ! Un amendement excluant les cadets de la coalition réunit une majorité : 595 voix contre 493 avec 72 abstentions. Mais l’élimination des cadets rendait la coalition inopérante. Par suite, la résolution dans l’ensemble fut rejetée par une majorité de 813 voix, c’est-à-dire par un bloc des flancs extrêmes, partisans résolus et adversaires irréconciliables de la coalition, contre le centre qui avait fondu jusqu’à 183 voix, avec 80 abstentions. Ce fut le mieux groupé de tous les votes ; mais il fut aussi stérile que l’idée même de la coalition avec les cadets qu’il repoussait. " Sur la question radicalement essentielle - écrit justement Milioukov - la Conférence resta ainsi sans opinion et sans formule. " Que restait-il à faire aux leaders ? Fouler aux pieds la volonté de la " démocratie ", qui avait rejeté leur propre volonté. On convoque un présidium de représentants des partis et des groupes pour réviser la question déjà résolue par le plénum. Résultat : 50 voix pour la coalition, 60 contre. Maintenant, semble-t-il, c’est clair. La question de la responsabilité du gouvernement devant l’organe permanent de la Conférence démocratique est entérinée également, à l’unanimité, par le même présidium élargi. Pour l’adjonction à cet organe de représentants de la bourgeoisie, 56 mains se lèvent contre 48 avec 10 abstentions. Survient Kérensky pour déclarer qu’à un gouvernement purement socialiste il refuse de participer. Après cela, le problème se ramène à renvoyer dans leurs foyers les membres de cette malheureuse Conférence, en la remplaçant par une institution dans laquelle les partisans d’une coalition inconditionnée seraient en majorité. Pour arriver au résultat désiré, il suffit de connaître les règles élémentaires de l’arithmétique. Au nom du présidium, Tsérételli soumet à la Conférence une motion disant en substance que l’organe représentatif est appelé " à collaborer à la création du pouvoir " et que le gouvernement doit " sanctionner cet organe " : les rêves de remontrances à Kérensky sont ainsi renvoyés aux archives. Complété dans la proportion convenable avec des représentants de la bourgeoisie, le futur Soviet de la République, ou préparlement, aura pour tâche de sanctionner un gouvernement de coalition comptant des cadets. La résolution de Tsérételli signifie exactement le contraire de ce que voulait la Conférence et de ce que venait de décider le praesidium. Mais la décomposition, l’effondrement, la démoralisation sont tels que l’assemblée adopte la capitulation qu’on lui propose sous une forme légèrement déguisée par 829 voix contre 106, avec 69 abstentions. " Eh bien ! vous avez remporté la victoire pour le moment, messieurs les conciliateurs et messieurs les cadets - écrit le journal des bolcheviks. Jouez votre jeu. Faites une nouvelle expérience. Ce sera la dernière, nous vous le garantissons. "

" La Conférence démocratique - dit Stankévitch - frappa même ceux qui en avaient pris l’initiative par une extraordinaire dispersion de la pensée. " Dans les partis conciliateurs, " complète discorde " ; de droite, dans le milieu bourgeois, " grognements sourds, calomnie colportées à mi-voix, lent grignotement des derniers restes de l’autorité gouvernementale… Et seulement à gauche, consolidation des forces et de l’état d’esprit ". Voilà ce que dit un adversaire, voilà comment témoigne un ennemi qui, en Octobre encore, tirera sur les bolcheviks. La parade de la démocratie à Pétrograd fut pour les conciliateurs ce que pour Kérensky avait été, à Moscou, la parade de l’unité nationale : une confession publique d’incapacité, une revue du marasme politique. Si la Conférence d’État avait donné une impulsion au soulèvement de Kornilov, la Conférence démocratique déblaya définitivement la route pour l’insurrection des bolcheviks.

Avant de se séparer, la Conférence constitua un organe permanent, en y déléguant 15 % de l’effectif de chaque groupe, au total environ 350 délégués. Les institutions des classes possédantes devaient obtenir en outre 120 sièges. Le gouvernement ajouta de son côté 20 sièges pour les Cosaques. Le tout devait constituer le Soviet de la République, ou préparlement, qui devait représenter la nation jusqu’à la convocation de l’Assemblée constituante.

L’attitude à prendre à l’égard du Soviet de la République posa immédiatement pour les bolcheviks un grave problème de tactique : irait-on ou n’irait-on pas ? Le boycottage des institutions parlementaires du côté des anarchistes et des demi-anarchistes est dicté par le désir de ne pas soumettre leur impuissance à la vérification des masses et de conserver ainsi leur droit à une attitude passivement altière qui ne donne pas froid aux ennemis ni chaud aux amis. Un parti révolutionnaire n’a le droit de tourner le dos au parlement que s’il se donne pour but immédiat de renverser le régime existant ; pendant les années qui se sont écoulées entre les deux révolutions, Lénine a étudié d’une façon très pénétrante les problèmes du parlementarisme révolutionnaire.

Même un parlement censitaire peut s’avérer, et s’est avéré plus d’une fois dans l’histoire, comme l’expression d’un rapport effectif des classes : telles furent, par exemple, les Doumas d’Empire après la défaite de la Révolution de 1905-1907. Boycotter de tels parlements, c’est boycotter le rapport effectif des forces au lieu de le modifier dans le sens de la révolution. Mais le préparlement de Tsérételli-Kérensky ne répondait en aucune mesure au rapport des forces. Il était engendré par l’impuissance et la ruse des sommets, par la croyance en une mystique des institutions, par le fétichisme de la forme, par l’espoir de soumettre à ce fétichisme un ennemi infiniment plus fort et de le discipliner ainsi.

Pour forcer la révolution à passer, pliant le dos et tète basse, sous le joug du préparlement, il fallait préalablement sinon écraser la révolution, du moins lui infliger une défaite sérieuse. En réalité, la défaite avait été essuyée trois semaines auparavant par l’avant-garde de la bourgeoisie. La révolution, par contre, trouvait un afflux de forces. Elle se donnait pour but non point une république bourgeoise, mais une république d’ouvriers et de paysans, et elle n’avait aucun motif de passer en rampant sous le joug du préparlement, alors qu’elle se développait de plus en plus largement dans les soviets.

Le 20 septembre, le Comité central des bolcheviks convoqua une conférence du parti, composée des délégués bolcheviks de la Conférence démocratique, des membres du Comité central et du Comité de Pétrograd. En qualité de rapporteur au nom du Comité central, Trotsky proposa le mot d’ordre du boycottage à l’égard du préparlement. Cette proposition rencontra l’opposition résolue des uns (Kaménev, Rykov, Riazanov) et l’assentiment des autres (Sverdlov, Ioffé, Staline). Le Comité central, s’étant divisé à parties égales sur la question litigieuse, se vit forcé, en dépit des statuts et de la tradition du parti, de soumettre la question à la décision de la Conférence. Deux rapporteurs : Trotsky et Rykov, se présentèrent pour exprimer des points de vue opposés. Il pouvait sembler, et cela semblait à la majorité, que les ardents débats avaient un caractère de pure tactique. En réalité, la discussion renouvelait les dissensions d’avril et préparait celles d’Octobre. La question était de savoir si le parti adaptait ses tâches au développement de la république bourgeoise ou bien si, vraiment, il se donnait pour but de conquérir le pouvoir. Par une majorité de soixante-dix-sept voix contre cinquante, la conférence du parti repoussa le mot d’ordre du boycottage. Le 22 septembre, Riazanov trouva la possibilité de déclarer à la Conférence démocratique, au nom du parti, que les bolcheviks envoyaient leurs délégués au préparlement pour " dénoncer, dans cette nouvelle forteresse des conciliateurs, toutes tentatives d’une nouvelle coalition avec la bourgeoisie ". Cela avait un ton radical. Mais, au fond, cela signifiait que l’on remplacerait la politique de l’action révolutionnaire par la politique d’une opposition accusatrice.

Les thèses d’avril de Lénine avaient été formellement assimilées par tout le parti ; mais, dans chaque grande question, en dessous d’elles, émergeaient les états d’esprit de mars, encore très forts dans la couche supérieure du parti qui, en bien des points du pays, commençait seulement à se séparer des mencheviks. Lénine ne put se mêler à la discussion qu’avec du retard. Le 23 septembre, il écrivait : " Il faut boycotter le préparlement. Il faut se retirer dans les soviets d’ouvriers, de soldats et de paysans, se retirer dans les syndicats, se retirer en général dans les masses. Il faut les appeler à la lutte. Il faut leur donner un mot d’ordre juste et clair : chasser la bande bonapartiste de Kérensky avec son fallacieux préparlement… Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires n’ont pas accepté, même après l’aventure kornilovienne, notre compromis… Lutte implacable contre eux. Implacable leur exclusion de toutes les organisations révolutionnaires… Trotsky était pour le boycottage. Bravo, camarade Trotsky ! Le mot d’ordre du boycottage est battu dans la fraction des bolcheviks qui se sont réunis à la Conférence démocratique. Mais vive le boycottage ! "

Plus la question pénétrait profondément dans le parti, plus définitivement se modifiait le rapport des forces en faveur du boycottage. Dans presque toutes les organisations locales se constituaient une majorité et une minorité. Dans le Comité de Kiev, par exemple, les partisans du boycottage, ayant à leur tête Evguénia Boch, constituaient une faible minorité, mais déjà, quelques jours après, à la conférence de la ville, une majorité écrasante votait une résolution de boycottage du préparlement : " On ne doit pas perdre du temps à bavarder et à semer des illusions. " Le parti se hâtait de corriger ses sommets.

Pendant ce temps, se débattant contre les molles prétentions de la démocratie, Kérensky faisait tout ce qu’il pouvait pour montrer aux cadets qu’il avait le poing solide. Le 18 septembre, il édicta l’ordonnance inattendue de dissoudre le Comité central de la flotte de guerre. Les matelots répondirent : " Considérer l’ordonnance de dissolution du Tsentroflot comme illégale, donc non applicable et exiger qu’elle soit immédiatement rapportée. " A l’affaire se mêla le Comité exécutif ; il procura à Kérensky un prétexte de forme pour retirer, trois jours après, son ordonnance. A Tachkent, le Soviet, composé en majorité de socialistes-révolutionnaires, avait pris entre ses mains le pouvoir, destituant les vieux fonctionnaires. Kérensky envoya au général désigné pour réprimer le soulèvement de Tachkent un télégramme : " N’entrer dans aucuns pourparlers avec les mutins… Les mesures les plus décisives sont nécessaires. " Les troupes arrivèrent, occupèrent la ville et mirent en état d’arrestation les représentants du pouvoir soviétique. Immédiatement éclata une grève générale, avec la participation de quarante syndicats ; pendant huit jours les journaux ne sortirent point, la garnison se mit en effervescence. C’est ainsi que, poursuivant le fantôme de l’ordre, le gouvernement semait l’anarchie bureaucratique.

Le jour même où la Conférence avait voté une résolution contre la coalition avec les cadets, le Comité central du parti cadet invita Konovalov et Kichkine à accepter l’offre faite par Kérensky d’entrer dans le cabinet ministériel. La baguette du chef d’orchestre était, disait-on, celle de Buchanan. Il ne faut pas, probablement, prendre cela trop à la lettre ; sinon Buchanan lui-même, c’était son ombre qui menait le concert : il fallait créer un gouvernement acceptable pour les Alliés. Les industriels et les financiers de Moscou s’entêtaient, cherchaient à se mettre en valeur, posaient des ultimatums. La Conférence démocratique s’épuisait dans des votes successifs, s’imaginant qu’ils avaient une signification réelle. En réalité, la question se décidait au palais d’Hiver, dans les séances plénières des débris du gouvernement avec les représentants des partis de coalition. Les cadets y envoyaient leurs korniloviens les plus ouvertement déclarés. Tous essayaient de se persuader mutuellement de la nécessité de l’unité. Tsérételli, intarissable puits de lieux communs, découvrit que l’obstacle principal à un accord " se trouvait jusqu’à présent dans une méfiance réciproque… Cette méfiance doit être éliminée ". Le ministre des Affaires étrangères Téréchtchenko calcula que sur cent quatre-vingt-dix-sept jours d’existence du gouvernement révolutionnaire, cinquante-six avaient été occupés par des crises. Et il n’expliqua pas à quoi avaient été employés les autres jours.

Avant même que la Conférence démocratique n’eût adopté la résolution de Tsérételli, contraire à ses desseins, les correspondants des journaux anglais et américains communiquaient par télégraphe que la coalition avec les cadets était garantie et donnaient avec assurance les noms des nouveaux ministres. De son côté, le Conseil moscovite des personnalités en vue, sous la présidence du toujours lui-même Rodzianko, félicitait un de ses membres, Trétiakov, d’avoir été invité à participer au gouvernement. Le 9 août, ces messieurs avaient envoyé un télégramme à Kornilov : " A l’heure dangereuse d’une pénible épreuve, toute la Russie pensante tourne ses regards vers vous avec espoir et avec foi. " Kérensky accepta avec condescendance l’existence d’un préparlement, sous condition que " l’on reconnaîtrait que l’organisation du pouvoir et le recrutement des membres du gouvernement appartiendraient uniquement au gouvernement provisoire ", Cette condition humiliante fut dictée par les cadets. La bourgeoisie ne pouvait, bien entendu, ne point comprendre que la composition de l’Assemblée constituante serait pour elle beaucoup moins favorable que celle du préparlement : " Les élections à l’Assemblée constituante doivent - d’après Milioukov - donner un résultat tout à fait accidentel et, peut-être, désastreux. " Si, néanmoins, le parti cadet, qui avait récemment encore essayé de subordonner le gouvernement à la Douma tsariste, refusait catégoriquement de reconnaître au préparlement des droits législatifs, c’était seulement et exclusivement parce qu’il ne perdait pas l’espoir d’annihiler l’Assemblée constituante.

" Ou bien Kornilov, ou bien Lénine " - c’est ainsi que Milioukov posait l’alternative. Lénine, de son côté, écrivait : " Ou bien le pouvoir des soviets, ou bien le kornilovisme. Il n’y a pas de milieu. " C’est à ce point que Milioukov et Lénine coïncidaient dans leur jugement sur la situation, et non point par hasard : en contrepoids aux héros de la phrase conciliatrice c’étaient deux représentants sérieux des classes fondamentales de la société. Déjà la Conférence d’État de Moscou avait clairement montré, d’après les termes mêmes de Milioukov, que " le pays se partageait en deux camps entre lesquels il ne pouvait y avoir de conciliation ni d’accord sur le fond ". Mais là où, entre deux camps de la société, il ne peut y avoir d’accord, l’affaire se résout par la guerre civile.

Ni les cadets, ni les bolcheviks ne retiraient, cependant, le mot d’ordre de l’Assemblée constituante. Pour les cadets elle était nécessaire comme la plus haute instance en appel contre les réformes sociales immédiates, contre les soviets, contre la révolution. L’ombre que la démocratie projetait devant elle, sous l’apparence de l’Assemblée constituante - la bourgeoisie s’en servait pour s’opposer à la vivante démocratie. La bourgeoisie n’aurait pu ouvertement rejeter l’Assemblée constituante qu’après avoir écrasé les bolcheviks. Elle en était encore loin. A l’étape indiquée, les cadets s’efforçaient de garantir l’indépendance du gouvernement contre les organisations liées avec les masses afin de se le soumettre d’autant plus sûrement et intégralement ensuite.

Mais les bolcheviks aussi, qui ne voyaient point d’issue dans les voies de la démocratie formelle, ne renonçaient pas encore à l’idée d’une Assemblée constituante. Et ils ne pouvaient faire autrement sans briser avec le réalisme révolutionnaire. La marche ultérieure des événements créerait-elle des conditions pour la victoire complète du prolétariat ? Cela ne pouvait être prévu avec une absolue certitude. Mais, en dehors de la dictature des soviets et jusqu’à cette dictature, l’Assemblée constituante devait se montrer comme la plus haute conquête de la révolution. Exactement comme les bolcheviks défendaient les soviets de conciliateurs et les municipalités démocratiques contre Kornilov, ils étaient prêts à défendre l’Assemblée constituante contre les attentats de la bourgeoisie.

La crise de trente jours se termina enfin par la création d’un nouveau gouvernement. Le principal rôle après Kérensky revenait à un des plus riches industriels de Moscou Konovalov, qui, au début de la révolution, finançait le journal de Gorki, avait été ensuite membre du premier gouvernement de coalition, avait démissionné en protestant après le premier Congrès des soviets, était entré dans le parti cadet quand celui-ci était mûr pour l’affaire kornilovienne, et rentrait maintenant dans le gouvernement, en qualité de vice-président et de ministre du Commerce et de l’Industrie. Outre Konovalov, les postes ministériels furent occupés par : Trétiakov, président du Comité de la Bourse de Moscou, et Smirnov, président du Comité des Industries de guerre de Moscou. Le sucrier de Kiev, Téréchtchenko, restait ministre des Affaires étrangères. Les autres ministres, dans ce nombre les socialistes, ne se distinguaient point par des signes particuliers, mais étaient tout disposés à ne point rompre l’harmonie. L’Entente pouvait être d’autant plus satisfaite du gouvernement, qu’à Londres on laissait comme ambassadeur le vieux diplomate Nabokov, qu’on envoyait à Paris le cadet Maklakov, allié de Kornilov et de Savinkov, à Berne le " progressiste " Efrémov : la lutte pour la paix démocratique était remise entre des mains sûres.

La déclaration du nouveau gouvernement donnait une parodie perfide de la déclaration de la démocratie à Moscou. Le sens de la coalition n’était cependant pas inclus dans le programme des transformations ; il avait d’essayer de parachever l’œuvre des Journées de Juillet : décapiter la révolution en écrasant les bolcheviks. Mais là, le Rabotchi Pout (la Voie ouvrière), une des métamorphoses de la Pravda, rappelait insolemment aux Alliés ceci : " Vous avez oublié que les bolcheviks sont maintenant les soviets des députés ouvriers et soldats ! " Ce rappel tombait juste sur le point douloureux. " De soi-même - reconnaît Milioukov se posait la question fatale : N’est-il pas trop tard ? N’est-il pas trop tard pour déclarer la guerre aux bolcheviks ? "

Oui, probablement, vraiment trop tard. Le jour où se formait le nouveau gouvernement avec six ministres bourgeois et dix à demi-socialistes, s’achevait la formation du nouveau Comité exécutif du Soviet de Pétrograd, qui comprenait treize bolcheviks, six socialistes-révolutionnaires et trois mencheviks. La coalition gouvernementale fut accueillie par le Soviet dans une résolution proposée par Trotsky, son nouveau président. " Le nouveau gouvernement… entrera dans l’histoire de la révolution comme un gouvernement de guerre civile… La nouvelle de la formation d’un nouveau pouvoir rencontrera du côté de toute la démocratie révolutionnaire une seule réponse : Démission !… S’appuyant sur cette voix unanime de la véritable démocratie, le congrès panrusse des soviets créera un pouvoir véritablement révolutionnaire. " Les adversaires avaient envie de ne voir dans cette résolution qu’un vote ordinaire de défiance. En réalité, c’était un programme d’insurrection. Pour que le programme fût rempli, il faudrait juste un mois.

La courbe économique continuait à décliner brutalement. Le gouvernement, le Comité exécutif central, le préparlement bientôt reconstitué enregistraient les faits et les symptômes de déclin comme des motifs contre l’anarchie, les bolcheviks, la révolution. Mais ils n’avaient même pas l’ombre d’un plan économique. Le service qui existait auprès du gouvernement pour la réglementation de l’économie générale ne fit pas une seule démarche sérieuse. Les industriels fermaient les entreprises. Le mouvement ferroviaire était restreint par suite du manque de charbon. Dans les villes s’éteignaient les centrales d’électricité. La presse hurlait à la catastrophe. Les prix montaient. Les ouvriers faisaient grève, une catégorie après l’autre, malgré les avertissements du parti, des soviets, des syndicats. N’évitaient les conflits que les couches de la classe ouvrière qui marchaient déjà entièrement vers l’insurrection. Et, semble-t-il, c’était Pétrograd qui restait le plus calme.

Par son inattention devant les masses, par son indifférence étourdie devant leurs besoins, par des phrases provocatrices en réponse aux protestations et aux cris de désespoir, le gouvernement soulevait tout le monde contre lui. On eût cru qu’il faisait exprès de rechercher des conflits. Les ouvriers et les employés de chemins de fer, presque depuis l’insurrection de Février, réclamaient un relèvement des salaires. Les commissions se succédaient, personne ne donnait de réponse, les cheminots étaient de plus en plus irrités. Les conciliateurs les calmaient. Le Vikjel (Comité exécutif panrusse des cheminots) imposait la modération. Mais, le 24 septembre, il y eut une explosion. C’est seulement alors que le gouvernement se ressaisit, certaines concessions furent faites aux cheminots, et la grève, qui était déjà arrivée à s’étendre à une grande partie du réseau, cessa le 27 septembre.

Août et septembre deviennent les mois d’une rapide aggravation de la situation économique. Déjà, pendant les journées korniloviennes, la ration de pain avait été réduite, à Moscou comme à Pétrograd, à une demi-livre par jour. Dans le district de Moscou, on commença à ne plus délivrer que deux livres par semaine. Les contrées de la Volga, le Midi, le front et l’arrière tout proche, toutes les régions du pays passent par une terrible crise d’approvisionnement. Dans la région textile voisine de Moscou, certaines fabriques commencèrent à être affamées au sens littéral du mot. Les ouvriers et les ouvrières de la fabrique Smirnov - le propriétaire avait justement été enrôlé en ces jours-là comme contrôleur d’État dans la nouvelle coalition ministérielle - manifestaient dans la localité voisine d’Orékhovo-Zouévo avec des pancartes : " Nous avons faim. " " Nos enfants ont faim. " " Quiconque n’est pas avec nous est contre nous. " Les ouvriers d’Orékhovo-Zouévo et les soldats de l’hôpital militaire de l’endroit partageaient avec les manifestants leurs misérable rations : c’était une autre coalition qui s’élevait contre celle du gouvernement.

Les journaux, chaque jour, enregistraient de nouveaux et de nouveaux foyers de conflits et de révoltes. Les protestations venaient des ouvriers, des soldats, du petit peuple des villes. Les femme de soldats exigeaient un relèvement des allocations, le logement et le bois d’hiver. L’agitation des Cent-Noirs tâchait de se trouver un aliment dans la faim des masses. Le journal cadet de Moscou, les Rouskié Viédomosti (Informations russes) qui, autrefois, combinait le libéralisme avec le populisme, considérait maintenant avec haine et dégoût le véritable peuple. " Dans toute la Russie a déferlé une grande vague de désordre, écrivaient les professeurs libéraux. La violence des éléments déchaînés et de stupides pogromes… gênent plus que tout la lutte contre le flot… Recourir aux mesures de répression, à la collaboration de la force armée… mais, c’est précisément cette force armée, dans la personne des soldats des garnisons locales, qui joue le rôle principal dans les pogromes… La foule… descend dans la rue et commence à se sentir maîtresse de la situation. "

Le procureur de Saratov faisait savoir au ministre de la Justice Maliantovitch, qui, à l’époque de la première révolution, s’était compté parmi les bolcheviks : " Le principal malheur, contre lequel il n’y a point possibilité de lutter, ce sont les soldats… Les lynchages, les arrestations et perquisitions arbitraires, toutes les réquisitions possibles - tout cela, dans la majorité des cas, est effectué ou bien exclusivement par des soldats, ou bien avec leur participation directe. " A Saratov même, dans les chefs-lieux de districts, dans les bourgs, " complète déficience d’une aide quelconque aux services judiciaires ". Le parquet n’arrive pas à enregistrer les crimes qui sont accomplis par tout le peuple.

Les bolcheviks ne se faisaient pas d’illusions au sujet des difficultés qui devaient les assaillir avec le pouvoir. " En proclamant le mot d’ordre : " Tout le pouvoir aux soviets ! " - disait le nouveau président du Soviet de Pétrograd - nous savons que ce mot d’ordre ne cautérisera pas instantanément tous les ulcères. Nous avons besoin d’un pouvoir constitué sur le modèle de la direction d’un syndicat qui donne aux grévistes tout ce qu’il peut, ne cache rien, et quand il ne peut donner, en convient franchement… "

Une des premières séances du gouvernement fut consacrée à " l’anarchie " dans les provinces, surtout dans les campagnes. Il fut de nouveau reconnu indispensable " de ne point s’arrêter devant les mesures les plus résolues ". Entre temps, le gouvernement découvrait que la cause des insuccès de la lutte contre las désordres résidait dans " l’insuffisante popularité " des commissaires gouvernementaux parmi les masses de la population paysanne. Pour remédier à la situation, il fut décidé d’organiser d’urgence dans toutes les provinces qu’avaient gagnées les désordres " des comités extraordinaires du gouvernement provisoire ". Dès lors, la paysannerie devra accueillir les expéditions punitives par des acclamations.

D’irrésistibles forces historiques entraînaient les dirigeants vers la chute. Personne ne croyait sérieusement au succès du nouveau gouvernement. L’isolement de Kérensky était irréparable. Les classes possédantes ne pouvaient oublier qu’il avait trahi Kornilov. " Quiconque était prêt à se battre contre les bolcheviks - écrit l’officier cosaque Kakliouguine - ne voulait pas le faire au nom et pour la défense du gouvernement provisoire. " Tout en s’accrochant au pouvoir, Kérensky lui-même n’osait en faire un emploi quelconque. La force croissante de la résistance paralysait à fond sa volonté. Il éludait toutes décisions et évitait le palais d’Hiver, où la situation l’obligeait à agir. Presque immédiatement après la formation du nouveau gouvernement, il glissa subrepticement la présidence à Konovalov et partit lui-même pour le Grand Quartier Général, où l’on n’avait pas le moins du monde besoin de lui. Il ne revint à Pétrograd que pour ouvrir le préparlement. Retenu par les ministres, il n’en repartit pas moins, le 14, pour le front. Kérensky fuyait un sort qui le harcelait.

Konovalov, le plus proche collaborateur de Kérensky et son remplaçant, tombait, d’après Nabokov, dans le désespoir en voyant l’inconstance de Kérensky et l’absolue impossibilité de compter sur sa parole. Mais les états d’âme des autres membres du Cabinet différaient peu de ceux de leur chef. Les ministres scrutaient anxieusement, prêtaient l’oreille, attendaient, se tiraient d’affaire par des paperasses et s’occupaient de vétilles. Le ministre de la Justice Maliantovitch fut, raconte Nabokov, extrêmement préoccupé quand il apprit que les sénateurs n’avaient pas voulu recevoir leur nouveau collègue Sokolov en redingote noire. " Qu’en pensez-vous ? Que faut-il faire ? demandait Maliantovitch angoissé. D’après un rite établi par Kérensky et qui était rigoureusement observé, les ministres s’interpellaient entre eux, non point selon l’usage russe, par le prénom et le patronyme, comme de simples mortels, mais, d’après la fonction - " Monsieur le ministre de ceci ou de cela " - comme il convient aux représentants d’un pouvoir fort. Les souvenirs de ceux qui furent du gouvernement ont un air satirique. Au sujet de son ministre de la Guerre, Kérensky lui-même écrivait par la suite : " Ce fut la plus malencontreuse de toutes les nominations : Verkhovsky apporta dans son activité quelque chose d’imperceptiblement comique. " Mais le malheur est en ceci qu’une nuance de comique involontaire s’étendait sur toute l’activité du gouvernement provisoire : ces gens ne savaient ce qu’ils avaient à faire ni comment se tourner. Ils ne gouvernaient pas, mais ils jouaient aux gouvernants comme des écoliers jouent au soldat - seulement c’était bien moins amusant.

Parlant en témoin, Milioukov caractérise en traits fort nets l’état d’esprit du chef du gouvernement en cette période : " Ayant perdu le terrain sous lui, plus cela durait, plus Kérensky manifestait tous les symptômes d’un état pathologique qui pourrait s’appeler, dans le langage de la médecine, " une neurasthénie psychique ". Le cercle des proches amis savait depuis longtemps qu’après des moments d’extrême déchéance de l’énergie, dans la matinée, Kérensky passait, dans la seconde moitié de la journée, à une extrême excitation sous l’influence des produits pharmaceutiques qu’il absorbait. " Milioukov explique l’influence particulière du ministre cadet Kichkine, psychiatre de sa profession, par son habile façon de traiter le patient. Nous laissons entièrement ces renseignements sous la responsabilité de l’historien libéral qui avait, à vrai dire, toutes les possibilités de savoir la vérité, mais qui était loin de choisir toujours la vérité comme son plus haut critère.

Les témoignages d’un Stankévitch, si proche de Kérensky, confirment la caractéristique sinon psychiatrique, du moins psychologique, donnée par Milioukov. " Kérensky produisit sur moi - écrit Stankévitch - l’impression de quelque chose de désertique dans toute la situation et d’un calme étrange, inouï. Auprès de lui se trouvaient seulement ses inévitables petits " aides de camp ". Mais il n’y avait plus la foule qui l’avait auparavant entouré, ni les délégations, ni les projecteurs… Il y eut d’étranges loisirs et j’eus la rare possibilité de causer avec lui pendant des heures entières, au cours desquelles il montrait une bizarre nonchalance. "

Toute nouvelle transformation du gouvernement s’accomplissait au nom d’un pouvoir fort, et chaque nouveau cabinet ministériel débutait sur le ton majeur, pour tomber peu de jours après dans la prostration. Il attendait ensuite une impulsion extérieure pour s’écrouler. L’impulsion était chaque fois donnée par le mouvement des masses. La transformation du gouvernement, si l’on rejette les apparences trompeuses, se produisait chaque fois dans une direction opposée au mouvement des masses. Le passage d’un gouvernement à un autre était rempli par une crise qui, chaque fois, prenait un caractère de plus en plus persistant et morbide. Chaque nouvelle crise gaspillait une partie du pouvoir de l’État, affaiblissait la révolution, démoralisait les dirigeants. Le Comité exécutif des deux premiers mois avait pu tout faire, même appeler nominalement au pouvoir la bourgeoisie. Dans les deux mois qui suivirent, le gouvernement provisoire, joint au Comité exécutif, pouvait encore beaucoup, même ouvrir une offensive sur le front. Le troisième gouvernement, avec un Comité exécutif affaibli, était capable d’entreprendre l’écrasement des bolcheviks, mais n’était pas capable de le mener jusqu’au bout. Le quatrième gouvernement, qui surgit après la plus longue crise, n’était déjà plus capable de rien. A peine né, il se mourait et, les yeux ouverts, attendait son fossoyeur.

L’histoire de la révolution russe de Léon Trotsky

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