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Les neurosciences révèlent le pouvoir de l’inconscient

mercredi 18 mars 2020, par Robert Paris

Les neurosciences révèlent le pouvoir de l’inconscient

« Je pense donc je suis », disait Descartes. Loin de vouloir mettre à mal la théorie cartésienne, force est de constater que la majorité de nos actions sont inconscientes. Ou plutôt « non conscientes », tient à préciser Marc Jeannerod, directeur de l’Institut des sciences cognitives 1. « Lorsqu’on freine devant un obstacle en voiture, heureusement qu’il ne s’agit pas d’une action consciente, insiste le chercheur. Le temps de prendre la décision consciemment, et on l’aurait heurté ! » Car oui, être conscient, cela prend du temps ! Du coup, l’inconscient revêt une importance dans nos comportements que l’on ne soupçonnait pas. Bien plus qu’un simple appui à la conscience, il aurait une part prépondérante dans tous les processus cognitifs : 90 % de nos opérations mentales seraient inconscientes !

Mais pour énoncer de tels propos, encore faut-il en apporter la preuve. Or, traquer l’inconscient, identifier ses bases cérébrales, concevoir des expériences qui mettent en évidence son importance n’est pas chose aisée. C’est en effet souvent au niveau du protocole que le bât blesse dans les expérimentations sur la conscience et l’inconscient, et les chercheurs du CNRS en font tous les jours le constat. « La seule chose que l’on puisse demander à une personne, c’est une tâche consciente, souligne à propos Franck Ramus, chercheur au Laboratoire des sciences cognitives et psycholinguistique (LSCP) 2. Nous ne pouvons pas lui demander de faire quelque chose inconsciemment. Il nous revient donc d’inventer des méthodologies dont les résultats ne peuvent être interprétés que par la mise en jeu de processus non conscients. » L’effet d’amorçage (voir Article « Freud est-il soluble dans les neuroscience »s / « L’inconscient cognitif ») peut être l’un d’eux, et c’est sur ce phénomène que s’appuient nos chercheurs pour en découdre avec la perception inconsciente. Application : l’expérimentateur projette sur un écran une liste de signes graphiques (des mots, des chiffres…) et demande à un sujet d’en choisir un, au hasard. Pour peu que l’image d’un de ces mots ou d’un de ces chiffres ait été préalablement diffusée pendant un laps de temps trop court pour qu’elle soit captée consciemment, le « cobaye » choisira de préférence le mot ou le chiffre correspondant à cette image subliminale. Stanislas Dehaene, directeur de l’unité Inserm « Neuroimagerie cognitive », a ainsi mis en évidence que l’on peut comprendre le sens d’un mot écrit sans même avoir eu conscience de le voir. Sur un écran d’ordinateur, plusieurs informations s’affichent successivement : une série de lettres aléatoire (SJODK, par exemple) ; un premier nombre (écrit en toutes lettres) affiché très brièvement – 43 millièmes de seconde – donc non perçu consciemment ; une autre série de lettres aléatoires, puis un second nombre, affiché plus longuement que le premier, perceptible donc. Les volontaires doivent indiquer si ce deuxième nombre est inférieur ou supérieur à cinq. « Lorsque le premier et le deuxième nombre sont tous deux supérieurs ou inférieurs à cinq, la réponse est plus rapide », explique Lionel Naccache, neurobiologiste cognitif dans l’unité de Stanislas Dehaene. Preuve que les volontaires perçoivent bien la valeur du premier chiffre, appelé amorce. « Ce résultat confirme l’idée que les traitements inconscients peuvent être de haut niveau cognitif. » Mais les chercheurs sont allés plus loin. En effet, lors de cette expérience, les sujets répondent en appuyant sur les touches d’un clavier. Les chercheurs en ont profité pour enregistrer en parallèle l’activité électrique et les variations de débit sanguin dans le cerveau. « Quand le chiffre “caché” s’affiche, nous nous sommes aperçus que la zone corticale motrice de la main qu’ils auraient utilisée s’ils avaient dû indiquer la position de ce chiffre par rapport à cinq était activée », explique le chercheur. La perception subliminale d’un mot peut donc avoir une influence sur l’activité motrice en plus de son traitement sémantique.

Dans la même lignée, Kimihiro Nakamura, chercheur japonais qui a effectué son stage postdoctoral au LSCP, a mis en évidence que l’amorçage subliminal s’affranchit de l’alphabet utilisé. Pour cela, il a utilisé une des particularités de la langue japonaise : l’existence de deux systèmes d’écriture différents. Le chercheur a présenté un mot-amorce, de façon subliminale, dans un des deux systèmes d’écriture, puis le même mot (même sens) dans l’autre système. Quel que soit le système d’écriture présenté en premier, les volontaires lisent toujours plus rapidement le deuxième mot. Preuve que le sens du mot « invisible » a bien été perçu et traité.

Dans le même laboratoire, Sid Kouider a, lui, montré que l’amorçage auditif subliminal existait également. Le principe général de l’expérience était toujours le même : présenter un mot de manière cachée et observer son influence sur une tâche ultérieure. Mais comment « cacher » un mot parlé ? « Nous avons enregistré un mot, puis l’avons compressé à un tiers de sa durée et incorporé dans un flux de bruits, pour qu’il devienne imperceptible consciemment », explique le jeune chercheur. Et de poursuivre sur ses résultats publiés récemment 3 : « Nous avons fait écouter à des volontaires ce mot “caché”, suivi d’autres sons. Les participants devaient choisir si ces derniers étaient des mots ou pas. Et l’expérience a montré qu’ils décident plus vite que le deuxième son qu’ils entendent est un mot, si le son “caché” est le même mot. Par contre, si les deux sons sont identiques et s’ils ne sont pas des mots, il n’y a pas d’amorçage. Cela prouve qu’un processus lexical, et pas seulement acoustique, se met en place à un stade précoce et inconscient de la perception du langage. » Le chercheur continue à étudier ce processus, à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Il espère localiser ainsi les bases cérébrales du traitement inconscient de la parole.

L’inconscient dans l’apprentissage

Un autre exemple de traitement inconscient est celui effectué par les bébés pour apprendre le langage : comment le perçoivent-ils ? Comment arrivent-ils à différencier des langues ? C’est sur ces questions que s’est penché Franck Ramus. « Mes travaux ont mis en évidence une sensibilité très précoce des nouveau-nés au rythme du langage. » La façon dont sont accentués les mots génère de fait un rythme, propre à une langue. Les différentes langues sont ainsi classées en trois grands types : accentuelles (langues slaves, allemand, anglais…), syllabiques (langues latines, français…) et moraïques (unité plus petite que la syllabe, comme dans le japonais). Des nouveau-nés de quelques jours sont capables de distinguer deux langues, si et seulement si leur rythme diffère. L’expérience menée par le chercheur consistait à mesurer les différences de succion d’une tétine alors que les nourrissons écoutaient des phrases de japonais (moraïque) ou de néerlandais (accentuelle) « retravaillées » : seules subsistaient en fait les variations de rythme de ces deux langues, les autres différences ayant été supprimées. Lors du passage d’une langue à l’autre, les chercheurs ont mesuré une augmentation de la fréquence de succion, signe que les nouveau-nés avaient repéré un changement. « Toute l’acquisition du langage est un processus inconscient, insiste Franck Ramus. La capacité à repérer des unités dans la parole, à prêter attention à ses propres représentations mentales de la parole, ce qu’on appelle la conscience phonologique, émerge seulement vers les quatre à cinq ans. »

Repérer des unités dans le langage, c’est bien. Mais comment apprend-on réellement ? L’inconscient joue-t-il un rôle important dans l’apprentissage ? « L’apprentissage implicite, explique Pierre Perruchet du Laboratoire d’étude de l’apprentissage et du développement (LEAD) de Dijon 4, peut se définir comme une situation où l’on apprend sans en avoir l’intention et où l’on est incapable d’expliquer clairement ce qu’on a appris. » Le psychologue s’intéresse au processus qui permet de repérer des règles grammaticales et syntaxiques dans une langue et d’en distinguer les mots. En temps normal, aucune pause dans l’élocution ne permet de scinder le langage en unités. « Si on regarde un tracé d’enregistrement, les seules pauses visibles se trouvent devant les consonnes plosives comme k, b ou p, poursuit le chercheur. C’est pourquoi pour notre expérience, nous créons de toutes pièces un langage artificiel. Et on le fait écouter à des volontaires en leur disant explicitement de ne pas chercher à comprendre, mais d’écouter l’extrait comme un morceau de musique. » Le texte est lu sans pause, sans intonation, les syllabes ont toutes la même longueur : aucun élément de prosodie ne permet de repérer des unités. « À la fin du test, les étudiants ont cependant perçu des mots et sont capables de retrouver le lexique de ce langage artificiel. » L’hypothèse de Pierre Perruchet pour expliquer cette capacité ? « Nous exploitons les régularités statistiques présentes dans le langage : les syllabes souvent associées ont toutes les chances d’appartenir à un même mot. » Comment ? « Nous ne le savons pas encore exactement, mais nous sommes convaincus que ce genre d’apprentissage implicite est relativement indépendant des capacités intellectuelles des sujets », conclut-il.

La quête de la mémoire implicite

Apprendre, c’est d’abord mémoriser une information. C’est justement à la mémoire implicite que Bérengère Guillery-Girard, du Laboratoire de psychologie expérimentale 5 s’intéresse. Et notamment au fait qu’elle soit préservée chez des personnes atteintes du syndrome d’amnésie transitoire. « Ce sont en général des patients de plus de cinquante ans, dont le syndrome d’amnésie est d’origine mal connue et ne dure pas plus de vingt-quatre heures. » La neuropsychologue présente ainsi une phrase au sens relativement incompréhensible aux patients : « Pour prouver qu’il avait perdu du poids, il montra la photo de ses pieds. » Si le mot « pèse-personne » n’a pas été mentionné auparavant, on ne comprend pas que la photo a été prise alors que le personnage se trouvait sur sa balance. « Nous leur fournissons le mot “pèse-personne” juste après la phrase. Lorsque nous le leur redemandons 1 h 30 après, alors que les patients ne se souviennent pas de l’expérience, ils sont capables de trouver spontanément l’explication de cette phrase. »

Alors même que le syndrome dont souffrent les patients se définit par la difficulté à enregistrer intentionnellement de nouvelles informations, ils conservent en mémoire la signification de la phrase ! Et ce, même après leur récupération. « L’amorçage, avec ces phrases, fonctionne donc bien, il y a même eu une réorganisation des connaissances. » Pour Bérengère Guillery-Girard, la préservation de la mémoire implicite mise en évidence chez ces personnes peut être utilisée chez des enfants amnésiques permanents pour leur faire apprendre de nouveaux mots ou concepts.

Chercheuse au Laboratoire de neurobiologie des processus adaptatifs (NPA) 6, Susan Sara se penche chez le rat sur un autre aspect de la mémoire implicite. Et plus précisément l’influence qu’ont sur elle les neuromodulateurs (molécules qui agissent sur les neurones). Ses travaux mettent notamment en évidence la part émotionnelle de la mémoire implicite. Elle raconte ainsi l’une de ses expériences : un rat est placé dans une cage à deux compartiments. L’un est grand et lumineux, l’autre petit, sombre et équipé de barreaux. Le comportement spontané du rat est de se diriger vers le petit compartiment, qui lui convient mieux. Une fois dedans, elle lui applique un petit choc électrique sur les pattes. Lorsque le rat est replacé quelques semaines plus tard dans cette cage, il continue à se diriger vers ce compartiment. Mais il présentera alors tous les signes caractéristiques de la peur : poils hérissés, déjections, activité élevée des neurones noradrénergiques… « En fait, le contexte lui fait ressentir une situation négative sans qu’il se souvienne consciemment de l’expérience douloureuse précédente. La trace mnésique, laissée par une expérience antérieure, se décompose donc en deux aspects : l’un cognitif et l’autre émotionnel. Mais ici, le rat a oublié l’aspect cognitif. »
L’influence des émotions

Les émotions jouent donc un rôle très important dans les comportements, les influençant à notre insu. Paula Niedenthal, chercheuse au laboratoire de psychologie sociale et cognitive (Lapsco) 7 de Clermont-Ferrand, confirme cette idée. Son quotidien ? Jouer avec les émotions : « Comment influencent-elles la façon dont sont classés nos souvenirs, comment agissent-elles sur notre stratégie de traitement de l’information ?, s’interroge-t-elle. En général, lorsque nous sommes joyeux, nous traitons les informations de façon moins approfondie que lorsque nous sommes tristes. » En fait, lors d’états émotionnels positifs, nous accordons inconsciemment plus d’importance à un indice, qui peut s’avérer exact d’ailleurs, pour juger de la pertinence des propos des autres, par exemple : « C’est un expert qui parle, donc il a raison ». Alors que lorsque nous sommes tristes, nous prenons plus en compte les arguments exposés, sans présumer de leur qualité. Bien sûr, nous sommes conscients de notre état émotionnel, mais pas de la façon dont il influence notre manière de voir, et donc de faire, les choses. Comment explique-t-on cela ? Pour Paula Niedenthal, c’est une histoire de motivation. Quand nous sommes joyeux, cet état nous informe que « tout va bien » et nous avons tendance à ne pas vouloir que cela change. Nous recherchons donc moins des informations susceptibles de changer cet état. À l’inverse, en étant triste, le désir inconscient de changer d’état émotionnel nous pousse à être plus attentif à ce qui pourrait nous y aider.

Une autre expérience a été menée par Lionel Naccache sur la perception des émotions de manière inconsciente. Profitant du fait que des patients épileptiques réfractaires aux médicaments devaient subir une implantation d’électrodes dans la région de l’amygdale, il a enregistré la réponse de cette zone du cerveau à certains stimulus. « L’amygdale est connue pour jouer un rôle dans les réactions émotionnelles », précise le neurobiologiste. Utilisant la technique de l’amorçage subliminal (un mot présenté très brièvement entre deux autres, plus longuement affichés), l’équipe de chercheurs a mis en évidence que cette région du cerveau réagissait lorsque le mot « masqué » recelait une valeur effrayante. Alors même que les trois patients testés n’avaient pas conscience de l’avoir lu. « Il paraît difficile d’imaginer qu’on réagit de manière émotionnelle à un mot si aucun traitement sémantique n’a eu lieu », souligne Lionel Naccache. L’expérience prouve donc bien que notre cerveau est capable d’analyser une information émotionnelle après avoir effectué un traitement sémantique inconscient.

Les vetos de la conscience

La perception, l’apprentissage, la mémoire ou encore les émotions, fonctionnent donc eux aussi sous la houlette de l’inconscient. ¬Comment alors mesurer la place de la conscience dans les opérations mentales ? Ne serait-elle que la partie émergée de l’iceberg, une sorte de superviseur à la fonction limitée, mais ô combien importante, de coordonner nos actes, de leur donner du sens ?

Les travaux d’Angela Sirigu apportent peut-être un début de réponse à cette question (voir encadré « Et a conscience dans tout ça ? » / Article « Freud est-il soluble dans les neurosciences ? »). En effet, la neurobiologiste de l’Institut des sciences cognitives s’intéresse à la perception de nos propres mouvements et de ceux des autres. Dans l’une de ses expériences, il est demandé aux sujets d’appuyer sur un bouton dès qu’ils le veulent, à partir du moment où l’aiguille a fait le tour d’une horloge. En parallèle, ils doivent dire lorsqu’ils ont l’intention d’effectuer ce geste. L’activité cérébrale et l’activité musculaire sont enregistrées. Surprise : le potentiel de préparation, signe que le système moteur est activé, surgit avant même que le sujet soit conscient qu’il a l’intention de faire un mouvement. Dans une autre expérience, les volontaires visionnent deux vidéos : l’une où une main posée près d’un objet vert se déplace et s’en saisit ; l’autre, avec un objet rouge, où aucun geste de la main n’est effectué. Lorsque les sujets savent que la main va bouger, l’équipe de chercheurs a enregistré un potentiel de préparation identique à celui qui aurait eu lieu s’ils avaient eux-mêmes bougé la main ou observé quelqu’un le faire. Pour Angela Sirigu, cela signifie que « les zones motrices du cerveau fonctionnent par anticipation ». Autrement dit, le cerveau préfère anticiper que réagir à une situation. Et le rôle de la conscience alors ? Celui d’apposer son veto ! En effet, le choix de ne pas exécuter ce mouvement auquel nous nous sommes préparés lui revient !
Un des grands succès des sciences cognitives, nous l’avons vu, est d’avoir révélé l’importance de l’inconscient dans les processus mentaux. La conscience n’en serait donc qu’une infime partie, mais son rôle de superviseur serait de la plus grande importance pour donner du sens à nos actes. Le prochain défi ? Montrer comment ces deux entités travaillent main dans la main et quels sont exactement leurs rôles respectifs dans l’organisation de toute notre activité cérébrale. Défi d’autant plus grand que le fait que nous ayons conscience d’une partie de nos processus mentaux – le fameux « je pense donc je suis » – reste l’un des plus grands mystères de l’humanité.

Julie Coquart

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