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Echanges et différences de point de vue entre Trotsky et Bordiga
vendredi 3 octobre 2014, par
Pour les sectaires qui verraient en Trotsky un ennemi de Bordiga, et inversement, la dernière lettre de Trotsky à Amadeo Bordiga et à son groupe dans laquelle il écrit : « Je connais suffisamment le camarade Bordiga et je l’ai en assez haute estime pour comprendre le rôle exceptionnel qu’il joue dans la vie de votre groupe. », tout en ne ménageant pas ses critiques politiques sur les orientations selon la critique fraternelle classique entre révolutionnaires communistes.
Pour sa part, Bordiga déclarait à l’Internationale en voie de stalinisation :
« Trotsky, connu comme un magnifique esprit synthétique parmi ceux qui ont vécu les expériences révolutionnaires, souligne subtilement que dans la période révolutionnaire les réformistes abandonnent le terrain du socialisme formel, c’est-à-dire, de la victoire de la classe prolétarienne obtenue avec des méthodes démocratiques et légales bourgeoises sur le pur terrain de la démocratie bourgeoise, en devenant les paladins et agents directs du capitalisme. Parallèlement une aile droite du parti révolutionnaire occupe de fait le lieu que ceux-ci laissent libre, en réduisant ses fonctions propres à l’invocation d’une véritable démocratie prolétarienne ou de quelque chose de semblable, quand est déjà arrivé le moment de proclamer la faillite de toutes les démocraties et de passer à la lutte armée. Cette évaluation de l’attitude de ceux des bolcheviques qui ne furent pas alors avec Lénine est indubitablement grave, mais elle émerge de l’expérience de Trotsky à travers des citations - non démenties - des déclarations des droitiers eux-mêmes et des réponses que leur donna Lénine. La nécessité de poser ce problème résulte aussi du fait que nous n’avons plus Lénine ; et que sans lui nous avons déjà perdu notre Octobre de Berlin : fait de portée historique internationale qui détruit toute possibilité de vie interne tranquille. Trotsky a vu ce problème d’une manière analogue à celle soutenue par la délégation italienne au V° Congrès : l’erreur allemande ne peut pas être attribuée pour solde de tout compte aux droitiers qui dirigeaient alors le parti allemand, mais exige qu’on révise la tactique internationale de l’Internationale et qu’on revoit son mode d’organisation interne, sa façon de travailler et de se préparer pour les tâches de la révolution. »
AMEDEO BORDIGA
Né en 1889, Amadeo Bordiga adhère au parti socialiste italien en 1910 dont il fait partie de l’aile d’extrême gauche et devient un des principaux dirigeants. En 1921, rompant avec le réformisme du parti socialiste, il participe à la fondation du parti communiste d’Italie, section de l’Internationale communiste. Arrêté par le régime mussolinien, il est condamné à s’exiler sur l’île d’Ustica. Suite à son exclusion par les staliniens en 1930, il cesse toute activité politique, jusqu’en 1944. Il rejoint le Parti Communiste Internationaliste d’Onorato Damen en 1949, avant de le quitter en 1952 pour fonder le Parti Communiste International. Bordiga dénonce l’imposture stalinienne qui a fait selon lui de l’URSS un régime capitaliste. Bordiga reste un marxiste et un léniniste invariant. Amadeo Bordiga meurt en 1970.
Histoire de la gauche communiste par Amedeo Bordiga
En 1918, Amedeo Bordiga fonde le journal Il Soviet, organe du PSI. En 1921, il est parmi les plus fervents fondateurs du Parti communiste d’Italie (PCd’I), section italienne de la IIIe Internationale — le PC d’I prend le nom de Parti communiste italien en 1943 — et en devient le principal animateur jusqu’en 1923 ; sa tendance y est majoritaire jusqu’à ce qu’elle soit bureaucratiquement écartée par l’Internationale communiste (IC) en 1925. Il soutient la révolution russe mais combat son orientation. Il est opposé à la thèse de la révolution permanente et au point de vue de Lénine et Trotsky sur les « tâches bourgeoises » de la révolution et du pouvoir prolétarien. Il oppose diamétralement révolution bourgeoise et révolution prolétarienne comme maturité de la révolution prolétarienne ou immaturité de celle-ci. En 1919-1920, Bordiga minimise l’importance de la révolution prolétarienne en Italie et son parti abandonne les comités ouvriers aux mains des syndicalistes réformistes. En 1922-1923, Bordiga minimise la contre-révolution fasciste et son parti abandonne les arditi del popolo dans leur combat contre les milices fascistes. Il a toujours défendu l’idée que l’antifascisme était une arme de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Pour lui, la bourgeoisie, qu’elle soit fasciste ou antifasciste, était toujours à combattre quelle que soit sa forme ou sa couleur politique du moment. De 1924 à 1927 (la gauche du parti reste majoritaire malgré les menées de Zinoviev jusqu’en 1926, cf. son histoire de la Gauche communiste italienne en 4 tomes), il lutte contre la « dégénérescence » de l’Internationale, sur des positions proches de celles de Trotski et des Oppositionnels (contre la stalinisation des PC et de l’IC), ainsi que des gauches communistes allemandes (notamment celles de Karl Korsch).
À la fin des années 1920, Bordiga, complètement brouillé avec le Komintern, reste le dernier des dirigeants de l’Internationale ayant traité Staline de traître en face encore vivant pour le raconter mais il se refuse, contrairement à Trotsky, à rompre avec l’internationale stalinisée et à construire la quatrième internationale.
Contrairement à un très grand nombre de révolutionnaires fondateurs des partis communistes dans le monde (Nin, Spector, Cannon, Chen du Tsiu, …) qui ont rejoint Trotsky, il va rester en place comme dirigeant d’un parti communiste jusqu’en 1930. Il ne quittera pas l’Internationale communiste devenue stalinienne et attendra d’être exclu du PC d’I en 1930. Arrêté, il est condamné par le régime de Mussolini à l’exil sur l’île d’Ustica. À son retour d’exil au début des années 1930, il cesse toute activité politique jusqu’en 1944. Il défend, durant cette période, l’idée que la bourgeoisie mène le monde à la deuxième guerre impérialiste mondiale et qu’il est nécessaire de faire un bilan des années passées pour pouvoir repartir au combat dans une période redevenue favorable à la classe ouvrière.
Echanges et différences de point de vue entre Trotsky et Bordiga
Amedeo Bordiga
« Lénine sur le chemin de la révolution »
Février 1924
Il me faut faire d’abord deux précisions : je ne me propose pas de suivre ici le modèle des commémorations officielles et je ne ferai pas une biographie de Lénine ni ne raconterai une série d’anecdotes à son sujet. Je vais essayer de retracer d’un point de vue historique et critique marxiste la figure et le rôle de Lénine dans le mouvement d’émancipation révolutionnaire de la classe laborieuse mondiale : ces synthèses ne sont possibles qu’en envisageant les faits avec une ample perspective générale et non pas en descendant au niveau du particulier, de caractère analytique. journalistique, voire cancanier et insignifiant. Je ne crois pas que ce qui me donne le droit de parler de Lénine sur mandat de mon parti, ce soit le fait d’être "l’homme qui a vu Lénine" ou qui a eu la chance de lui parler ; c’est le fait d’avoir participé, depuis le moment où j’ai été un des militants de la cause prolétarienne, à la lutte pour les principes mêmes que Lénine personnifie. Du reste les détails biographiques ont été mis à la disposition des camarades par toute notre presse.
En second lieu, étant donné l’ampleur du thème proposé, en plus d’être inévitablement incomplet, je devrais passer très vite sur des questions y compris de première importance en faisant confiance aux connaissances des camarades qui m’écoutent : il n’y a pas de problèmes du mouvement prolétarien qui n’aient pas un rapport avec l’œuvre de Lénine. Sans avoir le moins du monde la prétention d’être exhaustif, je vais pourtant devoir ne pas être bref, et peut-être excessivement synthétique.
Il n’y a pas besoin de refaire l’histoire des falsifications que la doctrine admirablement définie par Marx et Engels, et dont le Manifeste Communiste de 1847 reste la synthèse classique, a subies dans les années qui précédèrent la Grande Guerre. Et je ne peux pas non plus retracer la lutte de la gauche marxiste contre ces falsifications et ces altérations. A cette lutte Lénine donna une contribution de tout premier ordre.
Le restaurateur de la théorie marxiste
Nous considérons tout d’abord son œuvre comme restaurateur de la doctrine philosophique du marxisme ou, pour mieux dire, de la conception générale de la nature et de la société appartenant au système de connaissances théoriques du prolétariat révolutionnaire : celui-ci n’a pas seulement besoin en effet, d’une opinion sur les problèmes de l’économie et de la politique : il lui faut prendre position sur tout l’ensemble des questions ci-dessus.
A un certain moment de l’histoire complexe du mouvement marxiste apparut une école philosophique qui entendait soumettre à révision le matérialisme dialectique marxiste afin de donner au mouvement ouvrier une base philosophique idéaliste et presque mystique. Cette école prétendait faire admettre aux marxistes que les philosophies néo-idéalistes modernes avaient "dépassé la philosophie matérialiste et scientifique. Son chef était le russe Bogdanov : Lénine lui répondit d’une façon définitive dans une œuvre (Matérialisme et empiriocriticisme) malheureusement peu traduite et peu connue, parue en russe en 1908. Après un important travail de préparation, il y développe une critique des philosophies idéalistes anciennes et modernes, défendant intégralement le réalisme dialectique de Marx et d’Engels, et démontrant sa brillante supériorité sur les idées abstruses des philosophes officiels. Il prouve ensuite que les écoles idéalistes modernes ne font que refléter un état d’esprit récent de la bourgeoisie, et leur influence sur la pensée du parti prolétarien, une psychologie d’impuissance et un désarroi provoqués par la réelle situation de défaite de la classe ouvrière russe après 1905. Lénine établit d’une façon qui pour nous exclut tout doute ultérieur, qu’"il ne peut pas exister de doctrine socialiste et prolétarienne sur des bases spiritualistes, idéalistes, mystiques et morales".
Lénine défend l’ensemble de la doctrine marxiste sur un autre front, celui de l’économie et de la critique du capitalisme. Marx n’a pas achevé son œuvre monumentale, "Le Capital", mais il a laissé au prolétariat une méthode d’étude et d’interprétation des faits économiques qu’il s’agissait d’appliquer aux données nouvelles fournies par le développement capitaliste récent sans en déguiser la portée révolutionnaire. Là, le révisionnisme, et surtout le révisionnisme allemand, avait cherché à tricher, élaborant des doctrines "nouvelles" qui constituaient autant de rectifications en apparence secondaires, mais en réalité essentielles, aux doctrines de Marx. Si nous parlons de tricherie c’est que (et Lénine l’a montré mieux que personne) le révisionnisme ne se présentait pas seulement comme une prétendue conquête de résultats scientifiques objectifs, mais comme un opportunisme politique : la corruption des chefs prolétariens alla en effet jusqu’à retirer de la circulation des écrits importants de Marx et d’Engels dont ils tentaient, soit de fausser, soit de "rectifier" la pensée.
Avec d’autres économistes, comme Rosa Luxemburg et le Kautsky de la bonne époque, Lénine continue au contraire la critique économique du capitalisme faite par Marx. Il soutient dans d’innombrables écrits que la science économique marxiste est parfaitement en mesure d’expliquer des phénomènes modernes comme les monopoles économiques et la lutte impérialiste pour les marchés coloniaux : il n’y avait donc à modifier aucune de ses théories fondamentales sur la nature du capitalisme, et sur l’accumulation de ses profits grâce à l’exploitation de ses salariés. En 15, Lénine résume ces résultats dans "L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme", œuvre de vulgarisation qui reste un écrit fondamental de la littérature communiste. Cette attitude théorique est le point de départ de sa lutte politique contre l’opportunisme et les vieux chefs faillis dans la guerre impérialiste. Nous y reviendrons plus loin.
Dans le domaine plus étroitement russe, Lénine mena une autre lutte théorique, contre les falsificateurs bourgeois du marxisme, celle-là. Rejetant le contenu politique et révolutionnaire du marxisme, ils prétendaient en accepter le système et la méthode économique et historique afin de démontrer qu’en Russie le capitalisme devait triompher de la féodalité : leur adhésion dissimulait mal leur projet de réprimer toute avance ultérieure du prolétariat.
Dans son œuvre de théoricien, qu’il nous soit permis de l’observer, Lénine se présente comme le défenseur de l’inséparabilité des parties dont se compose la conception marxiste. Il ne le fait certes pas par dogmatisme fanatique - personne ne mérite moins que lui cette accusation - puisqu’il s’appuie sur l’examen d’une énorme quantité de faits et d’expériences fournis par sa culture exceptionnelle de chercheur et de militant et illuminés par son génie incomparable. Nous devons considérer à la manière de Lénine ceux qui isolent arbitrairement une "partie" du marxisme pour en disposer à leur gré : que ce soient des économistes bourgeois qui trouvent commode la méthode du matérialisme historique, comme c’est arrivé il y a quelques décennies, et non seulement en Russie mais même en Italie (autre pays de capitalisme arriéré) ; que ce soient des intellectuels liés aux écoles philosophiques du néo-idéalisme qu ils prétendent concilier avec l’acceptation des thèses sociales et politiques du communisme ; que ce soient des camarades qui écrivent des livres pour affirmer leur accord avec la partie "historico-politique" du marxisme mais proclament ensuite caduque toute la partie économique, c’est-à-dire les doctrines fondamentales pour l’interprétation du capitalisme. A diverses reprises Lénine a analysé, a critiqué des attitudes analogues, il a brillamment et de façon marxiste indiqué que leurs véritables origines se trouvent en dehors et contre l’intérêt du véritable processus d’émancipation prolétarienne. De façon non moins brillante, il a prévu à l’avance leurs dangereux développements opportunistes qui ont débouché de façon plus ou moins directe sur le passage à la cause ennemie, sauf bien sûr les exceptions individuelles de tel ou tel camarade resté fidèle à notre drapeau. A la suite de Lénine nous devons répondre à ceux qui "daignent" d’accepter nos opinions mais sous bénéfice d’inventaire, avec des distinctions arbitraires, des divisions fantasques, qu’ils nous feraient grand plaisir de s’épargner la peine d’accepter le "reste" du marxisme : en effet la force majeure de celui-ci est précisément de constituer une perspective d’ensemble, reflet des problèmes du monde naturel et humain en même temps que des faits politiques et économiques, dans la conscience d’une classe révolutionnaire.
L’œuvre restauratrice de Lénine est plus grandiose, ou au moins plus connue universellement, dans la partie "politique" de la doctrine marxiste, c’est-à-dire pour ce qui est de la théorie de l’Etat, du parti, du processus révolutionnaire, sans exclure que cette partie, que nous préférerions appeler "programmatique", inclut aussi tout le processus économique qui s’ouvre avec la victoire révolutionnaire du prolétariat. La réfutation éclatante des équivoques, des mensonges, des mesquineries et des préjugés des opportunistes, des révisionnistes, des petits bourgeois, des anarcho-syndicalistes s’accomplit dans ce domaine d’une façon encore plus passionnante et impressionnante. Après Lénine sur ce terrain les armes polémiques se brisent entre les mains de tous nos contradicteurs proches ou lointains. Ceux qui les ramassent démontrent seulement leur ignorance, c’est-à-dire leur absence du processus vivant qu’assume la lutte du prolétariat aspirant à sa libération. Parcourons à grands traits cette série de thèses qui sont autant de fragments de réalité fixés dans les termes d’une doctrine incomparablement vraie et vitale. Il nous suffit de suivre Lénine : ce sont les thèses des premiers congrès de la nouvelle Internationale ; ce sont les discours, les programmes et les proclamations du parti bolchevik sur la voie de la grande victoire ; c’est enfin l’exposé patient et génial de "L’Etat et la Révolution" où il démontre que ces thèses n’ont jamais été autre chose que celles de Marx et d’Engels, dans l’interprétation correcte des textes classiques et dans la compréhension véritable de la méthode et de la pensée des maîtres depuis le Manifeste jusqu’à l’analyse des événements ultérieurs et surtout des révolutions de 48, de 52 et de la Commune de Paris. Oeuvre qui accompagne l’avancée historique du prolétariat mondial et que Lénine reprend et rattache aux batailles révolutionnaires de Russie : la défaite de 1905 et l’écrasante revanche de 12 ans plus tard.
Le problème de la signification de l’Etat est résolu dans la cadre de la doctrine historique de la lutte de classe : l’Etat est l’organisation de la force de la classe dominante, née révolutionnaire, devenue conservatrice dans ses positions. Comme pour tous les autres problèmes, il n’y a pas une entité immanente et métaphysique, "l’Etat", attendant la définition et le jugement du philosophe de service réactionnaire et anarchisant ; mais il y a l’Etat bourgeois, expression de la puissance capitaliste, comme il y aura plus tard l’Etat ouvrier et comme ensuite nous tendrons à la disparition de l’Etat politique. Notre analyse scientifique nous permet de montrer que toutes ces phases se succèdent dialectiquement dans le processus historique, chacune d’elle naissant de la précédente dont elle constitue la négation. Qu’est-ce qui les sépare ? Entre l’Etat de la bourgeoisie et celui du prolétariat se place nécessairement le point culminant d’une lutte révolutionnaire vers laquelle est guidée la classe ouvrière par le parti politique communiste, qui remporte la victoire en renversant par les armes le pouvoir bourgeois et en constituant le nouveau pouvoir révolutionnaire ; et celui-ci réalise avant tout la démolition du vieil appareil d’Etat dans toutes ses ramifications et organise la répression par les moyens les plus énergiques des tentatives de contre-révolution.
Aux anarchistes nous répondons que le prolétariat ne peut pas immédiatement supprimer toute forme de pouvoir, mais qu’il doit au contraire assurer "son" propre pouvoir. Aux sociaux-démocrates, nous répondons que la moyen d’arriver au pouvoir n’est pas la voie pacifique de la démocratie bourgeoise, mais celle de la guerre de classe et elle seule. Lénine est notre maître à tous par sa longue lutte pour défendre cette position tant falsifiée du marxisme : la critique de la démocratie bourgeoise, la démolition du mensonge légalitaire et parlementaire, la dérision du suffrage universel et autres panacées semblables comme armes du prolétariat et des partis qui sont sur ce terrain, avec la vigueur sarcastique et corrosive de la polémique enseignée par Marx et par Engels.
En se reliant de façon magistrale aux fondements de la doctrine, Lénine résout tous les problèmes du régime prolétarien et du programme de la révolution. "Il ne suffit pas de prendre possession de l’appareil d’Etat" disaient Marx et Engels en commentant à plusieurs années de distance le "Manifeste", après la Commune de Paris. Par une "escroquerie" théorique qui restera classique, les opportunistes en concluaient arbitrairement que l’économie capitaliste devait évoluer lentement vers le socialisme tandis que le pouvoir ouvrier se préparait légalement. Lénine vient démontrer tout le contraire : il faut "non seulement" s’emparer du vieil appareil d’Etat, mais le réduire en pièces et le remplacer par la dictature du prolétariat. On n’arrive pas à celle-ci par les voies démocratiques et elle ne se base pas sur les "principes" immortels (pour le philistin) de la démocratie. Elle exclut les membres de la bourgeoisie vaincue de la nouvelle liberté, de la nouvelle égalité politique, de la nouvelle "démocratie prolétarienne" comme Lénine lui-même se plaisait à dire en donnant à la "démocratie" un sens plus étymologique qu’historique.
Dans des formulations d’une évidence cristalline et d’une magnifique cohérence théorique, Lénine a montré comment c’était là les seules bases réalistes de la liberté de vivre et de gouverner pour le prolétariat. Dénoncera qui veut la suppression de la liberté d’association et de presse pour les sinistres agents, inconscients ou stipendiés, de la restauration anti-prolétarienne : après Lénine il sera inévitablement écrasé dans la polémique ; dans la pratique nous espérons que la garde révolutionnaire aura toujours assez de plomb pour pallier à sa compréhension limitée des arguments théoriques.
A propos des tâches économiques du nouveau régime, Lénine explique à la fois, (pas seulement pour ce qui concerne Russie, sur laquelle nous devrons revenir, mais en ligne générale), le caractère nécessairement graduel des transformations, et la véritable nature de leur opposition avec l’économie bourgeoise privée, dans le domaine de la production, de la distribution et de toutes les activités collectives. Là aussi le lien est direct et éclatant avec les sources les plus authentiques de la doctrine marxiste ; avec les réponses de Karl Marx aux mille confusions et banalités des adversaires bourgeois ou des disciples de Proudhon, de Bakounine ou de Lassalle ; avec les meilleures polémiques de la gauche marxiste contre le syndicalisme sorélien. Après la conquête du pouvoir, subsistera encore une bourgeoisie qu’il faudra réprimer par la dictature ; dans le prolétariat et surtout le semi-prolétariat il y aura encore des éléments récalcitrants qu’il faudra plier à la discipline de la loi ; par ses décrets le nouveau pouvoir effectuera l’intervention "despotique" (Marx) sur le terrain économique. N’est-il pas alors contradictoire d’affirmer qu’il devra "attendre" pour supprimer certaines formes capitalistes dans certains secteurs donnés ? Lénine résout la contradiction d’une façon logique, définitive, magnifique, par la définition d’un programme révolution qui adhère totalement à la réalité, et qui n’a pas peur de le faire parce qu’il n’a pas peur de l’empoigner et de la pulvériser dans les secteurs qui ont fait leur temps, les formes mortes, au long du processus implacable des évolutions et des révolutions.
Comme facteur nécessaire de toute cette lutte rénovatrice, contre les dégénérescences du labourisme et du syndicalisme, Lénine retrouve le rôle du parti politique de classe, marxiste et centralisé, à la discipline quasi-militaire dans les moments suprêmes de la lutte ; et il jette à la tête des opportunistes que la "politique" de la classe révolutionnaire n’est pas basse manœuvre parlementaire, mais stratégie de la guerre civile, mobilisation pour l’insurrection finale, préparation à la gestion de l’ordre nouveau.
Après les efforts, les douleurs de l’enfantement d’un nouveau régime prévues dans le passage classique d’Engels, c’est-à-dire après l’époque où l’avant-garde révolutionnaire doit consentir les sacrifices indispensables, se dresse comme couronnement du magistral édifice la prévision solide et scientifique - et non le produit d’impatiences mystiques de penseurs impuissants - de la société sans Etat et sans contraintes, de l’économie fondée sur la satisfaction maximum des besoins de chacun de ses membres, de la liberté complète de l’homme, non comme Individu, mais comme espèce vivant en solidarité dans l’assujettissement complet et rationnel des forces et des ressources de la nature.
A Lénine, nous devons donc la restauration de notre "programme", en plus de celle de notre critique du monde en général et du régime bourgeois en particulier, restaurations qui dans leur ensemble complètent l’élaboration théorique de l’idéologie propre au prolétariat moderne.
Le réalisateur de la politique marxiste
L’œuvre théorique de Lénine ne peut être considérée séparément de son œuvre politique : les deux choses se mêlent continuellement et nous ne les avons séparées que pour la commodité de l’exposé. En même temps qu’il rétablit la conception et le programme révolutionnaires du prolétariat, Lénine en devint un des principaux chefs politiques, et il appliqua en pratique dans la lutte de classe les principes qu’il défendait sur le terrain de la critique doctrinale. Le champ de cette grandiose activité dans sa vie trop brève n’est pas restreint à la seule Russie mais s’étend à tout le mouvement prolétarien international.
Considérons tout d’abord l’œuvre de Lénine au cours de plus de trente années de lutte politique en Russie, jusqu’au moment où il apparut comme chef du premier Etat prolétarien. Des adversaires de toute tendance ont voulu nier la continuité et l’unité qui existe entre cette tâche de la grande figure historique de Lénine et sa doctrine marxiste. Il ne s’agirait pas d’une réalisation du programme politique du prolétariat de l’Occident capitaliste et "civilisé", d’une victoire effective du socialisme connu dans les pays modernes et développés, mais d’un phénomène historique hybride, propre à un pays arriéré comme le Russie ; il s’agirait d’un mouvement, d’une révolution, d’un gouvernement "asiatiques" qui n’ont pas le droit de se réclamer de la tâche historique du prolétariat mondial. Et celui-ci n’aurait pas le droit de les considérer comme sa première victoire, comme la preuve historique que la réalisation de ses idéaux révolutionnaires est possible. Le bourgeois occidental dit cela pour se rassurer sur le danger de la "contagion" bolchevique : l’opportuniste social-démocrate pour ne pas être contraint de reconnaître la liquidation de son programme de collaboration des classes et de ses perspectives d’évolution légale et pacifique, toutes choses qu’il présente sans vergogne comme l’apanage du prolétariat avancé des pays "civilisés" ; l’anarchiste pour attribuer à la nature du peuple russe et aux traditions de l’absolutisme les formes coercitives de la révolution, et pour s’obstiner à ne pas voir la preuve évidente, à crever les yeux, de la nécessité inéluctable de celles-ci.
Rien de plus stupide que ces thèses. Lénine exprime le contenu international, mondial et même occidental (si par Occident on entend l’ensemble des peuples de race blanche affligés des délices les plus modernes du capitalisme industriel) de la révolution russe. Les faits le démontrent à l’évidence, au delà de tous les arguments qui militent en faveur de l’analyse marxiste selon laquelle tous les pays connaîtront l’avènement du prolétariat et du communisme.
Vladimir Illich Oulianov naît en 1870 : c’est vingt ans plus tard qu’il entre dans la lutte politique en Russie. Que signifie cette date de 1890, outre l’année des premières armes du futur grand chef prolétarien ? Longtemps avant, pendant des décennies, il a existé en Russie un mouvement révolutionnaire notable et multiforme. Il avait été suscité par la survivance de l’absolutisme et du féodalisme, déjà abattus dans le reste de l’Europe par les révolutions démocratiques bourgeoises. Visant à abattre le régime tsariste, il cherchait avec peine à préciser le contenu positif de son opposition.
La bourgeoisie capitaliste naissante, la bourgeoisie moyenne avec ses intellectuels, toutes les autres couches qui supportent la charge intolérable des privilèges de l’autocratie, du clergé, des hauts fonctionnaires, des officiers, participent à ce mouvement chaotique, mais rempli de pages sublimes de luttes et d’héroïsme, que la féroce répression du mouvement tsariste ne fit jamais plier. Disons tout de suite que les bolcheviks n’ont jamais renié leur filiation avec les meilleures traditions de ce mouvement des années 1860, 1870 et 1890 : Mais Lénine et les bolcheviks représentent au milieu de ce vaste cadre l’apport d’un coefficient particulier et original, destiné à prévaloir sur tous les autres facteurs. C’est que la date d’entrée de Lénine dans l’arène politique, l’année 1890, coïncide avec l’apparition de la classe ouvrière en Russie. Les capitaux, les machines, la technique industrielle de l’Occident ont franchi les frontières de la Sainte Russie des Tsars qui semblaient séparer deux mondes différents, mais n’ont pu résister à l’expansion impétueuse du capitalisme moderne. Avec sa pénétration, avec l’apparition de grandes usines, surgit un véritable prolétariat industriel, d’abord dans quelques rares grands centres urbains.
Déjà avant Lénine et les autres marxistes russes, les chefs intellectuels de l’opposition au tsarisme avaient anxieusement examiné les idéologies et la littérature des mouvements révolutionnaires occidentaux pour s’en servir dans l’élaboration de leurs programmes et de leurs revendications. Au delà de la facilité d’assimilation de la race slave, l’émigration continuelle des proscrits vers les centres intellectuels de l’étranger a rendu plus active cette importation idéologique. Mais il ne s’agissait pas seulement d’importer des idéologies : il fallait trouver celle qui correspondait au développement réel des conditions sociales russes et qui y avait une base de classe concrète. Comme théorie le marxisme pénètre à son tour en Russie avec Plekhanov qui précède chronologiquement Lénine et qui fut en son temps un des meilleurs marxistes et le maître de Lénine lui-même.
En même temps qu’il s’arme de l’ensemble des doctrines élaborées par le mouvement prolétarien avancé d’Occident, Lénine est le premier à développer une activité politique au sein de la classe ouvrière naissante de Russie, s’attachant aux questions concrètes de sa vie dans les usines et formulant la fonction originale qu’elle doit remplir dans le cadre de la vie russe. Dernière arrivée et statistiquement négligeable dans l’immense population de l’empire russe, la classe ouvrière apparaît à Lénine comme le protagoniste de la révolution inéluctable. Sa fonction, son apport ne pouvaient donc être "spécifiquement russes" : c’est au contraire la pénétration des instruments et des conditions du grand capitalisme en provenance de l’Occident qui les ont rendus possibles ; et celle-ci à son tour a permis l’assimilation de la féconde critique du capitalisme, depuis longtemps élaborée à l’étranger par le marxisme, et de la méthode d’interprétation des sociétés et des époques historiques les plus variées particulière à la classe prolétarienne ; bref, c’est la pénétration du capitalisme qui a permis la pénétration en Russie du matérialisme historique et de la critique marxiste de l’économie bourgeoise nés en Occident.
Après nous avoir présenté Lénine en mongol et en mystique, les crétins de la polémique journalistique veulent nous le servir maintenant en pédant allemand et en instrument du pangermanisme. Il nous suffit de leur rappeler qu’à son époque les ignorants avaient déjà traité Karl Marx, chez qui Lénine trouva toute élaborée la mentalité dont il avait besoin, d’agent allemand, alors qu’il avait tiré la plupart des matériaux de sa doctrine économique du pays où le capitalisme avait atteint le premier son développement économique, l’Angleterre ; et qu’il prenait le plus grand compte des données de la plus significative des révolutions bourgeoises, la révolution française. Marx et Lénine vécurent tous deux de longues années en dehors de leur pays natal, et comme tous les grands révolutionnaires, ils présentent même l’un et l’autre des caractéristiques psychologiques opposées à celle de leur nation. Rien ne contraste davantage avec le pédant universitaire allemand classique que le type mental psychologique brillant et vibrant de Karl Marx, qui n’avait cependant rien à lui envier pour la ténacité au travail et la préparation intellectuelle. De même rien n’est plus opposé à l’inertie contemplative et mystique du russe que le réalisme, la précision et le travail intensif de Lénine, formidable machine humaine à haut rendement. Marx était juif, il est vrai ; si c’était vraiment un défaut, on ne pourrait même pas l’imputer à Lénine ! Mais ce ne sont là que des arguments ultimes pour montrer que ces deux colosses ont été les représentants les plus importants d’un mouvement à qui personne ne peut dénier, même de loin, le qualificatif non rhétorique de "mondial". Pour retracer tout le rôle historique de Lénine dans la lutte politique en Russie, il faudrait exposer l’histoire complexe du parti bolchevique et de la plus grande révolution connue, ce qui est impossible ici.
La figure de Lénine se dessine tout d’abord avec relief dans sa critique de toutes les positions théoriques et politiques des autres mouvements anti-tsaristes, et en particulier de ceux qui fabriquaient des théories hybrides pour l’action des classes laborieuses. Lénine est impitoyable pour toutes ces formes d’opportunisme et dans sa lutte contre elles, il ne recule devant aucune conséquence.
Au libéralisme politique bourgeois qui tend à se répandre dans le prolétariat russe par l’intermédiaire d’intellectuels forcément révoltés contre l’ordre régnant, il oppose une idéologie de la classe ouvrière. Un des chefs populistes avait déclaré que "le prolétariat était d’une grande importance pour la révolution". Cette phrase exprimait bien l’intention de la bourgeoisie de "se servir" des masses prolétariennes pour renverser l’absolutisme, afin d’établir ensuite sa propre domination aussi et surtout sur le prolétariat, comme un siècle plutôt en France. Mais Lénine répond : ce n’est pas la classe ouvrière qui servira à la révolution des bourgeois, mais c’est la révolution qui sera faite en Russie par la classe ouvrière et pour elle-même.
Cette géniale intuition historique de Lénine s’appuyait sur une étude complète de l’économie russe, de sa nature et de son degré de développement. Ce fut elle qui l’arma contre toutes les falsifications du programme révolutionnaire et contre les divers partis et groupes opportunistes. En même temps que ce marxisme bourgeois dont nous parlions plus haut, Lénine combattit l’"économisme" qui voulait abandonner la lutte anti-tsariste à la bourgeoisie et cantonner le prolétariat à une action pour améliorer ses conditions économiques, ce qui revenait à renvoyer la formation du parti politique ouvrier au moment où la bourgeoisie aurait conquis le pouvoir et les "libertés politiques". Dans cette lutte théorique que Lénine mena aux alentours de 1900, on trouve déjà le contenu de ses campagnes ultérieures contre le révisionnisme bernsteinien international d’avant-guerre, contre l’opportunisme social-patriote des années de guerre et le menchevisme d’après-guerre.
En 1903, au Congrès de Londres, Lénine annonce la scission du Parti social-démocrate russe, qui du point de vue organisationnel ne se produira cependant que plus tard. En apparence le désaccord portait sur des questions d’organisation intérieure au reste très importantes pour un parti illégal luttant sous une répression féroce ; en réalité, comme l’avenir le prouva, il concernait le fond des problèmes. Lénine a voulu et implacablement préparé cette scission. C’est lui qui prononça alors la phrase fameuse : "avant de s’unir, il faut se diviser". Elle résume un de ses plus grands enseignements : jamais le prolétariat ne remportera la victoire s’il ne sait pas se libérer des traîtres, des incapables et des hésitants ; on n’a jamais assez de courage quand il s’agit d’amputer le parti révolutionnaire de ses membres malsains. Naturellement Lénine fut traité de désorganisateur, de sectaire, de centralisateur et d’autocrate. Il se contentait d’en rire : c est toujours ce que disent les opportunistes quand on évente leurs manœuvres. Les appels à l’unité ne sont que rhétorique vide pour les marxistes tant qu’ils ne correspondent pas à des directives homogènes et claires.
Avant d’arriver à la dissension irrémédiable et retentissante des années de guerre, le parti social-démocrate russe a connu toute une série de désaccords : l’œuvre clarificatrice de Lénine se poursuit tout ce temps, visant l’avenir, accumulant les véritables conditions de la future victoire révolutionnaire. Exilé à l’étranger, Lénine ne recueille souvent que les adhésions des simples ouvriers qui l’entourent, lui et son petit groupe de fidèles. Cependant il ne doute jamais de l’issue finale de la lutte. L’avenir devait lui donner raison : les petits groupes deviendront, en 1917, des milliers et des milliers de prolétaires qui battront le tsarisme et le capitalisme ; sept ans plus tard, ce seront des millions d’hommes qui défileront en un interminable cortège devant la dépouille mortelle de leur chef.
Nous ne pouvons pas nous occuper plus à fond ici des "liquidateurs" qui, après 1905, voulaient renoncer aux formes illégales du parti sous le prétexte que le tsar avait accordé un semblant de constitution ; ni du parti socialiste révolutionnaire, de son programme et de ses méthodes petites bourgeoises qui mettaient au premier plan la paysannerie, prétendant qu’en Russie le problème central de la Révolution n’était pas l’abolition du capitalisme privé. La critique du parti bolchevik s’exerça non seulement contre ces deux courants, mais aussi contre les anarchistes, les syndicalistes et tant d’autres écoles politiques d’inégale importance s’agitant dans la période prérévolutionnaire.
Dans cette lutte, Lénine crée le parti, le magnifique instrument de lutte qui en 1917 devait répondre si brillamment aux exigences révolutionnaires. Bientôt l’heure n’est plus à la critique polémique et à la patiente préparation organisationnelle, mais à la lutte ouverte. Alors les forces révolutionnaires s’unissent autour de ceux qui, si souvent, furent des scissionnistes : les soldats fatigués de la guerre, les paysans pauvres tombent sous l’influence du parti de l’avant-garde ouvrière. Les soviets, apparus en 1905 au cours de la première grande lutte révolutionnaire où le bolchevisme se soit trempé et affirmé, en 1917 s’orientent peu à peu vers le parti de Lénine. A ce moment de l’action, les qualités de celui-ci prennent un relief saisissant et se prêteraient facilement à n’importe quelle amplification mystique. Pour nous, marxistes, ce qui s’est produit n’est pourtant que le couronnement nécessaire d’une préparation complète des conditions révolutionnaires dans tous les domaines. Lors de l’insurrection de juillet, malgré la tentation du moment, Lénine affirme résolument que le moment n’est pas encore venu de jouer le tout pour le tout. Par contre, dans les journées d’octobre, seul ou presque, il comprend que ce moment est arrivé et qu’il ne faut pas le laisser passer. Et frappant le coup décisif d’une main infaillible, il encadre dans une magnifique manœuvre de parti la crise formidable où s’affrontent les forces sociales antagoniques, et dont le prolétariat doit sortir victorieux.
La critique théorique de la démocratie et du libéralisme bourgeois culmine dans l’action pratique au moment où les ouvriers dispersent par les armes ce "ramassis de gredins" qu’est l’Assemblée Constituante, démocratiquement élue ! Le mot d’ordre de Lénine "tout le pouvoir aux soviets" l’a emporté. La dictature du prolétariat théorisée par Karl Marx fait son entrée terrifiante dans la réalité historique. En dépit de ses nombreux efforts, la contre-révolution ne vaincra pas ; elle reculera devant une terreur révolutionnaire implacable, ne réussissant à exploiter contre le gouvernement de Lénine ni les difficultés économiques qui s’accumulent en Russie, ni même les insuccès du prolétariat dans les autres pays. Dans cette nouvelle phase, Lénine et son parti continuent leur travail, différent mais non moins ardu, en affermissant toujours plus leurs forces et leur expérience.
Nous n’avons dit que peu de choses sur Lénine réalisateur de la politique marxiste en Russie, et il nous reste à examiner toute son activité internationale. Là aussi sa lutte contre les déviations du marxisme est à la fois théorique, politique et organisative.
Pas encore aussi connu des grandes masses que les leaders traditionnels de la IIe Internationale, Lénine anime, au sein de celle-ci, un courant de gauche luttant contre le révisionnisme. Si le Congrès de Stockholm vote la motion préconisant la grève générale en cas de guerre, c’est à lui qu’on le doit.
La guerre survient et Lénine est le premier à comprendre que sa faillite honteuse du 4 août 1914 a détruit à jamais la IIe Internationale. Au sein de l’opposition socialiste à la guerre qui se réunit à Zimmerwald et Kienthal, se forme une gauche qui se rallie à la formule léninienne de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile". On va vers la fondation d’une nouvelle Internationale. Ayant désormais affermi sa doctrine sur des bases marxistes solides et donné un exemple grandiose de politique prolétarienne avec la victoire du parti communiste russe, celle-ci se constitue en 1919 dans la capitale du premier Etat prolétarien.
Après la restauration de la théorie prolétarienne, l’œuvre de la Troisième Internationale s’affirme dans l’application de mesures concrètes pour se débarrasser des opportunistes de tous les pays : réformistes, sociaux-démocrates, centristes de toutes catégories se voient expulsés des rangs de l’avant-garde ouvrière mondiale. L’œuvre de régénérescence se développe dans tous les vieux partis, et les bases des nouvelles organisations révolutionnaires du prolétariat se constituent. Lénine guide la difficile opération d’une main de fer, dissipant les hésitations, combattant les faiblesses possibles.
Plus loin nous dirons quelques mots des raisons qui font que cette lutte gigantesque n’a pas encore remporté dans tous les pays une victoire définitive, et, sur bien des fronts, ne tourne pas en notre faveur où moment où Lénine nous quitte.
L’œuvre de la nouvelle Internationale présente quelques autres aspects essentiels sur lesquels il faut nous arrêter. La restauration théorique du marxisme conduisait tout naturellement aux conclusions fondamentales du Congrès constitutif en matière de programme, et à une bonne partie des doctrines que l’on trouve mieux élaborées au Second Congrès (1920), le meilleur de l’Internationale. Ainsi les conditions d’admission dans les partis communistes, les thèses sur le rôle du parti communiste, sur la signification des conseils d’ouvriers et de paysans, sur le travail dans les syndicats. Mais d’autres questions ont également été traitées d’une façon toujours aussi fidèle aux lignes générales du marxisme, mais avec un caractère plus accentué d’originalité par rapport aux lacunes les plus graves du mouvement socialiste traditionnel.
Tel est le cas de la question nationale et coloniale. L’Internationale avait condamné théoriquement et pratiquement le social-patriotisme et ses sophismes sur la défense nationale et la guerre pour la démocratie, la liberté et la restauration du principe bourgeois de la nationalité. Ceci réaffirmé sans équivoque possible, elle apprécie dialectiquement l’importance des forces sociales et politiques qui s’opposent aux principaux impérialismes là où n’existe pas encore un prolétariat moderne développé, c’est-à-dire dans les colonies et les petits pays soumis aux grandes métropoles. Elle réalise ainsi une synthèse politique géniale, sur une plate-forme parfaitement classiste, de la lutte du prolétariat européen et des autres pays les plus modernes contre les grandes citadelles bourgeoises, et des mouvements de rébellion des peuples d’Orient et des colonies, dans le but d’ébranler le système de défense du capitalisme mondial jusque dans ses fondements par le concours de toutes ces forces. Cette position conserve au prolétariat communiste mondial sa fonction de direction et d’avant-garde ; elle ne modifie en rien son idéologie ni son but final, qui reste la dictature de classe. Elle ne fait pas davantage de concessions aux promesses théoriques et politiques éphémères et fausses des nationaux-révolutionnaires semi-bourgeois de ces pays auxquels, dès que possible, les partis prolétariens et communistes devront arracher la direction du mouvement. Cette délicate question historique ne sort pas du cadre de la dialectique révolutionnaire, à condition d’être confiée à des forces politiques solidement marxistes. Par contre il n’est pas exclu qu’elle puisse devenir dangereuse surtout si on voulait la présenter comme un "nouveau" mot d’ordre par lequel l’Internationale se distinguerait du rigorisme excessif de la gauche marxiste classique. Mais cela, seuls des opportunistes qui, on ne sait dans quelle intention, n’auraient pas renoncé à vivre en marge de l’Internationale peuvent le dire. Dans les termes théoriques que Lénine donna au problème et sous sa direction politique, aucun danger de cette sorte n’était à redouter : on ne pouvait constater aucune atténuation de l’efficace action révolutionnaire mondiale, mais au contraire son intensification.
De la question agraire nous dirons quelques mots. Mais même la position prise par le Second Congrès ne fait, au fond, que remettre en lumière le véritable point de vue marxiste sur les problèmes de l’économie agricole. Dans ce domaine aussi Lénine nous avait donné de remarquables travaux théoriques. Politiquement, l’Internationale résout finalement le problème que les opportunistes trouvaient commode d’éluder. Sous le prétexte que le prolétariat industriel est le principal moteur de la révolution, ceux-ci préféraient en effet flatter une prétendue "aristocratie" ouvrière pour l’entraîner à une alliance avec le capital, plutôt que de s’occuper du prolétariat agricole.
La doctrine agraire de la Troisième Internationale se fonde sur l’ABC du marxisme qui distingue clairement l’entreprise traditionnelle et enfin la petite unité économique dans le cadre purement juridique de la grande propriété appartenant à un seul maître, mais exploitée par plusieurs familles de paysans. L’Internationale avait déjà expliqué que la transformation socialiste s’effectuerait graduellement dans l’économie en général. Dans l’agriculture, cela devait se traduire dans le fait que la dictature prolétarienne ne se proposait pas d’appliquer les mêmes mesures aux différents stades économiques. Le programme de socialisation ne concernait que les entreprises que les entreprises analogues à celles de l’industrie, c’est-à-dire du premier type. Pour le troisième (la petite unité économique du latifundium), le programme était d’éliminer le grand propriétaire et de remettre la terre aux familles paysannes en attendant qu’aient mûries les conditions techniques d’une culture centralisée et mécanisée. De cette analyse théorique on pouvait aisément déduire les rapports politiques que le prolétariat devait établir avec les classes paysannes : complète solidarité de classe avec les salariés des entreprises mécanisées ; alliance avec les paysans pauvres, exploitants directs du sol ; rapports éventuels et à déterminer avec les paysans moyens. Cette politique permettait d’obtenir de la seconde catégorie une aide essentielle à la révolution sans affaiblir en rien la fonction du prolétariat urbain. Au reste, la Constitution soviétique confirmait cette prééminence en donnant moins de poids à la représentation des paysans qu à celle des ouvriers qui fournissent la plus grande partie de son personnel au nouvel appareil d’Etat.
Là aussi les exagérations et les équivoques deviennent plus que possibles pour peu que l’on oublie les tâches révolutionnaires essentielles : voyez les tendances "paysannes" qui engendrent l’opportunisme dans le parti communiste français et qui ont mérité les reproches vigoureux du camarade Trotsky. Il n’y a pas lieu d’affirmer que les thèses agraires de l’Internationale apportent des solutions nouvelles et imprévues par rapport à la ligne fondamentale du marxisme : l’œuvre de l’Internationale n’a pas besoin de cela pour se grandir, et cela ressemble à un appât tendu à des courants douteux. Il n’y a pas davantage de raisons de présenter le bolchevisme et le léninisme comme une doctrine à part qui serait une idéologie révolutionnaire du prolétariat allié aux paysans, comme le camarade Zinoviev semble vouloir le faire et même si cela ne cache aucune divergence de fond. Pour les courants opportunistes sinon dans les intentions de notre camarade, cela pourrait fournir une formule théorique pour camoufler un éventuel repli historique de la révolution de Russie. Or une des plus belles traditions du parti bolchevik est précisément d’avoir confié au prolétariat et non pas à la paysannerie comme le voulaient les socialistes-révolutionnaires, le soin d’appliquer le point "volé" à leur programme : la paysannerie en effet ne peut pas s’émanciper par ses propres forces, seul le prolétariat peut la guider vers la libération...
Le prétendu opportunisme tactique de Lénine
Le point le plus délicat et le plus difficile quand on étudie la figure de Lénine concerne ses critères tactiques, que nous allons maintenant aborder, la tactique n’est pas une question indépendante de la doctrine, du programme et de la politique générale. C’est essentiellement pour cette raison que nous repoussons de toutes nos forces l’interprétation selon laquelle, dans la pratique, Lénine aurait fait des concessions fatales à une équivoque nécessité de souplesse, à une diplomatie cauteleuse et à ce que le boutiquier et le philistin appellent "réalisme". La vérité est que nul n’a su mieux que Lénine fustiger l’opportunisme dont Engels, comme s’il prévoyait les déviations bernsteiniennes, a dit qu’il consiste à sacrifier la vision et la préparation des buts finaux du programme au succès dans les petites questions quotidiennes, ce qui en constitue historiquement la première définition.
Le bourgeois insiste sur cette note fausse pour faire parade d’on ne sait quelle revanche sur l’"utopisme" stupidement attribué à Lénine et à son école. L’opportuniste fait de même pour des raisons analogues et l’anarchiste pour pouvoir prétendre que lui seul est capable - quelle illusion ! - de garder en toutes circonstances l’attitude intégralement révolutionnaire ! Pour de multiples raisons, je ne peux exposer ici toute la question de la tactique communiste qui demanderait bien d’autres développements. Je me propose seulement de faire quelques observations sur la tactique et la manœuvre politiques de Lénine et revendiquer ce qui est le véritable caractère de son œuvre. Demain un débat de cette nature peut devenir de première importance, car il n’est pas exclu, et nous verrons pourquoi, que certains se mettent à invoquer un prétendu enseignement de Lénine qui, perdant de vue l’unité de son œuvre, n’en serait que le travestissement. Entre le Lénine rigide et implacable des années de discussion et de préparation et celui des multiples réalisations révolutionnaires, il n’existe en effet selon nous pas la moindre discordance.
Ici aussi, il faut examiner la tactique de Lénine d’abord comme chef de la révolution russe, puis comme chef de l’Internationale. Il y aurait beaucoup à dire sur ce que fut la tactique du parti bolchevique avant la révolution. Nous avons déjà retracé son œuvre programmatique et critique : il resterait à traiter son comportement à l’égard des partis voisins dans une série de situations contingentes qui précédent la grande action autonome de 1917. Les communistes russes ne prennent jamais position sur les problèmes de la tactique internationale sans invoquer ces exemples, et c’est là sans aucun doute un matériel très important dont il faut tenir exactement compte, ce qu’on ne manquera jamais de faire dans les débats de l’Internationale.
Limitons-nous à rappeler un épisode de première importance, qui provoqua à l’époque des dissensions parmi les camarades russes. eux-mêmes : la paix de Brest-Litovsk de 1918 avec l’Allemagne impérialiste, voulue avant tout par la clairvoyance de Lénine. Constitue-t-elle un compromis avec le militarisme du Kaiser et des capitalistes ? Oui, si l’on juge d’un point de vue superficiel et formel ; non, si l’on applique un critère dialectique et marxiste : dans cette occasion Lénine dicta la véritable politique qui tenait compte des nécessités révolutionnaires suprêmes.
Il s ’agissait de mettre en évidence l’état d’esprit qui avait provoqué le grand élan révolutionnaire des masses russes : sortir du front des guerres entre les nations pour renverser l’ennemi intérieur. Et il s’agissait de créer le reflet de cette situation défaitiste dans les rangs de l’armée allemande, comme ce fut fait dès le début avec la "fraternisation". L’avenir a donné raison à Lénine et non à ceux qui jugeaient superficiellement qu’on devait continuer la lutte contre l’Allemagne militariste sans se soucier ni des considérations à longue échéance programmatique, ni des considérations pratiques immédiates (pour une fois elles coïncidaient, ce qui n’est pas toujours le cas et rend alors la choix tactique difficile) qui démontraient la certitude de la défaite pour des raisons de technique militaire. Dans ses mémoires le général Ludendorff a déclaré que l’effondrement du front allemand, après une série de victoires retentissantes sur ses différents points et à un moment où la situation était techniquement bonne à tous égards, ne s’explique que par des raisons morales, c’est-à-dire politiques : les soldats n’ont plus voulu se battre. C ’est que tout en parlant le langage diplomatique avec les envoyés du Kaiser, la politique génialement révolutionnaire de Lénine avait su réveiller sous l’uniforme du soldat-automate allemand, le prolétaire exploité et conduit au massacre dans l’intérêt de ses exploiteurs.
Brest-Litovsk n’a pas seulement sauvé la révolution russe de l’attaque du capitalisme allemand, bientôt remplacé par les capitalismes de l’Entente dont la haine de la révolution n’était pas moindre ; mais après que les bolcheviks aient gagné les quelques mois nécessaires pour faire de l’armée rouge un rempart invincible ; Brest-Litovsk a déterminé en outre la défaite de l’Allemagne à l’ouest, imputée bien à tort à l’habileté stratégique des Foch ou des Diaz, de ces chefs militaires de l’Entente dont la guerre a démontré cent fois l’infériorité professionnelle.
Venons-en maintenant à l’argument sur lequel on insiste le plus pour présenter Lénine comme l’homme des compromis et des transactions : la Nouvelle Politique Economique russe.
Nous avons rappelé plus haut le caractère graduel et international des transformations économiques après la révolution prolétarienne, ainsi que la signification théorique et politique des rapports que les prolétaires industriels de Russie devaient logiquement établir avec les classes paysannes. Nos adversaires répliquent qu’au lieu d’une lente progression vers l’économie socialiste et communiste, il y a eu un véritable recul sur des positions dépassées, un rétablissement de formes purement bourgeoises et qu’on avait espéré abolir, enfin des concessions au capitalisme mondial à qui on avait déclaré une guerre sans merci. Cela démontrerait que Lénine et les communistes se seraient convertis à la pratique opportuniste qu’ils avaient bruyamment reprochée aux autres.
Nous soutenons au contraire qu’on ne peut parler d’opportunisme à propos de la N.E.P. En effet cette grandiose manœuvre tactique a été conduite sans jamais perdre de vue les intérêts supérieurs de la révolution, sans jamais renoncer à la victoire finale sur les formidables et multiples résistances du capitalisme. Cela est prouvé par l’argumentation théorique de Lénine lorsqu’il la présenta, par son application pratique qu’il dirigea heure par heure jusqu’à il y a deux ans environ, et pour être clair, par la magnifique formulation que Léon Trotsky a donné au problème dans son puissant discours au IV° Congrès mondial. Le seul mot : Lénine, est une garantie de tout cela.
Dans une première période, le problème fondamental de la révolution russe a été la lutte militaire, qui continuait directement l’offensive révolutionnaire d’Octobre ; il fallait en effet repousser la contre-offensive ennemie non seulement sur le front politique intérieur, mais sur tous ceux que les bandes blanches soutenues par les puissances bourgeoises petites et grandes avaient militairement organisées. Cette lutte épique que je n’ai pas à rappeler ici ne sera pratiquement terminée qu’à la fin de 1920. L’armée et la police rouges s’y comportèrent de façon si brillante et décidée que personne ne se hasardera à parler de compromis et de renoncement à la lutte. La politique du premier Etat ouvrier et paysan se fonde sur l’antagonisme mondial du prolétariat et du capitalisme et rien n’autorise jusqu’ici à supposer qu’elle perdra de sa décision quand cet antagonisme viendra à s’aiguiser de nouveau, ou pour mieux dire, à reprendre une forme militaire. Dans la période de la guerre civile, la construction du socialisme du socialisme apparaissait comme un problème secondaire. Ce qui importait, c’était d’une part d’empêcher le renversement des conquêtes politico-militaires du prolétariat et d’autre part de provoquer l’extension de la victoire de la révolution à d’autres pays. Au début de 1921, il est clair que s’ouvre une phase nouvelle où la révolution européenne, au moins momentanément, est comme renvoyée à plus tard face au phénomène général de l’offensive capitaliste contre les organisations prolétariennes, tandis que d’un autre côté les puissances bourgeoises renoncent à renverser par la force le régime des Soviets, il ne s’agit plus seulement de vivre au jour le jour et, contre le danger d’une restauration bourgeoise et tsariste de mener une lutte dont la nécessité soudait ensemble les différentes classes révolutionnaires. Il s’agit d’organiser, par des formules qui ne peuvent être que transitoires et contingentes, l’économie d’un pays comme la Russie où la force politique du capitalisme et des autres formes réactionnaires (comme la féodalisme agraire) ont été battues, mais où, après 7 ans de guerre, de révolution et de blocus, l’absence des conditions techniques, économiques et sociales, empêchent de songer à constituer un régime économique pleinement socialiste.
Sous le prétexte qu’on ne pouvait pas instaurer d’un coup l’économie communiste, fallait-il donc convoquer les représentants des hordes blanches vaincues et dispersées, et leur rendre le pouvoir pour qu’ils administrent le pays à la façon bourgeoise ? Pouvait-on remédier aux difficultés de la situation en supprimant l’armée et le pouvoir révolutionnaires, et en faisant appel aux mystérieuses initiatives "libres" et "spontanées" du "peuple", comme disent les anarchistes sans comprendre que cela serait revenu à rendre le pouvoir aux blancs ? Ce sont là des positions à laisser aux fous ou aux simples d’esprit.
L’analyse qui guide les bolcheviks et Lénine à leur tête vers la difficile solution est bien autrement claire et courageuse.
Dans la première période, les mesures économiques adoptées ne le furent pas pour elles-mêmes, mais pour briser la résistance de certaines classes et couches sociales. C’est ce que Lénine a appelé le "communisme de guerre". Sans s’arrêter à des demi-mesures, il fallut démolir de fond en comble le vieil appareil administratif de l’industrie russe qui, dans ce pays arriéré, était cependant très concentrée ; on expropria non seulement les grands propriétaires terriens, mais même les propriétaires terriens moyens, parce qu’ils représentaient une couche anti-révolutionnaire à mettre hors de combat ; enfin on monopolisa le commerce des grains, parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’assurer le ravitaillement des villes et de l’armée. Les nécessités politiques et militaires ne laissaient pas le temps de se demander si l’Etat prolétarien serait en mesure de remplacer les formes abolies par une organisation socialiste stable.
Cette période terminée, le problème économique venait au premier plan, et il fallut par conséquent le résoudre par des solutions nouvelles et différentes. La chose apparaît très claire aujourd’hui pour qui fait une analyse exempte de préjugés pseudo-révolutionnaires. Dans la société russe, dit Lénine, existent les formes économiques les plus variées : le régime agraire patriarcal, la petite production agricole mercantile, le capitalisme privé, le capitalisme d’Etat et le socialisme. La lutte n’est pas encore arrivée au niveau économique où se situe le passage du capitalisme d’Etat au socialisme ; il s’agit plutôt de la lutte entre ce "capitalisme d’Etat" d’une part, et la "pieuvre" de l’économie paysanne petite-bourgeoise et le capitalisme privé d’autre part. Ce qu’est le capitalisme d’Etat indiqué par Lénine, Trotsky l’a bien expliqué dans le discours dont nous avons déjà parlé (qu’il faudrait publier en italien dans une brochure à grande diffusion). Il s’agit non pas d’une socialisation effectuée par l’Etat bourgeois, comme dans l’acception traditionnelle, mais d’une socialisation de certains secteurs de l’économie effectuée par le pouvoir prolétarien, mais avec des réserves et des limitations qui équivalent à maintenir intact le contrôle politique et financier suprême de l’Etat tout en adoptant les méthodes de la "comptabilité commerciale" capitaliste.
En Russie l’Etat remplit donc des fonctions d’entrepreneur et de producteur, mais étant donnée l’arriération économique du pays, il ne peut pas être "le seul" entrepreneur comme ce serait le cas en régime "socialiste", il doit donc renoncer à distribuer lui-même les produits et tolérer un marché de type bourgeois où on laisse agir le petit paysan, le petit entrepreneur industriel et, dans certains cas, le moyen capitaliste local et le grand capitaliste étranger, mais dans des organisations et des entreprises soumises au contrôle étroit de la république ouvrière et de ses organes correspondants.
Agir autrement, surtout dans le domaine agricole, n’aurait pu que paralyser toute possibilité de vie productive. L’agriculture russe était trop arriérée pour permettre une socialisation ou même une gestion étatique d’ampleur appréciable. Il n’y avait donc pas d’autre moyen d’inciter le paysan à produire que de rétablir la liberté du commerce des produits agricoles en supprimant les réquisitions de 1’ époque du "communisme de guerre" et en les remplaçant par le versement d’un impôt "en nature" à l’Etat.
Cette nouvelle orientation de la politique économique apparaît comme une sorte de retraite ; mais cette retraite, dans le sens véritable qui lui est donné aujourd’hui, n’est qu’un moment inévitable de l’évolution complexe du capitalisme et du pré-capitalisme vers le socialisme : moment prévisible aussi pour les autres révolutions prolétariennes, mais évidemment d’une importance d’autant moins grande que le grand capitalisme sera plus développé et plus étendu le "territoire" de la victoire prolétarienne.
Il faut relever un autre danger que la N.E.P. a conjuré à temps : le "déclassement" du prolétariat industriel. Les difficultés de ravitaillement dans les grands centres avaient provoqué une migration des travailleurs urbains vers les campagnes. Celle-ci eut des conséquences non seulement économiques mais aussi politiques et sociales très graves : en retirant à la révolution et à ses organes leur base principale, la classe ouvrière des villes, elle compromettait les conditions essentielles de toute l’évolution future. Les mesures adoptées permirent de conjurer ce péril en relevant le niveau de vie, et aussi de combattre le fléau naturel de la disette qui était malheureusement venue s’ajouter à toutes les difficultés suscitées par l’adversaire.
Parmi les mesures qui caractérisent la N.E.P., on doit naturellement inclure l’établissement d’un modus vivendi économique et même diplomatique avec les Etats bourgeois. Aucune théorie sérieuse de la révolution ne peut prétendre qu’entre Etats bourgeois et prolétariens la guerre doive être permanente ; cette guerre est certes un fait possible, mais l’intérêt révolutionnaire est de ne la susciter que lorsqu’elle peut favoriser l’éclosion d’une situation de guerre civile à l’intérieur des pays bourgeois, ce qui est la voie "naturelle" pour la victoire du prolétariat. Comme cela n’est pas possible du point de vue communiste, et que les Etats bourgeois ont de leur côté constaté l’impossibilité de susciter en Russie une révolte anti-communiste, il n’est pas étonnant qu’il y ait une période de trêve militaire et l’établissement de rapports économiques dont le besoin concret est ressenti des deux côtés. Il serait parfaitement ridicule de réduire le problème à une question de répugnance pour certains contacts et certaines exigences d’étiquette.
Les causes mêmes de la rupture de la Conférence de Gênes démontrent que le gouvernement russe ne renonce nullement à ses principes et ne se prépare en aucune façon à revenir, même momentanément à l’économie privée, contrairement à ce qu’insinuent continuellement nos adversaires. En arrachant au capitalisme quelques uns de ses facteurs de la grande production, quitte à lui en payer le prix à l’aide des nombreuses ressources naturelles russes, on continue l’œuvre théorisée par Lénine qui consiste à supprimer progressivement la petite entreprise industrielle, agricole et commerciale qui est le principal ennemi du prolétariat là où, comme en Russie, l’organisation de la domination politique du grand capital a déjà été mise hors de combat. Et la solution donnée au problème des rapports avec les paysans n’est aucunement entachée d’opportunisme. Des concessions sont faites sans doute au petit exploitant, mais personne n’oublie que si ce dernier représentait un élément révolutionnaire quand sa lutte contre le propriétaire foncier se soudait avec celle du prolétariat contre le capitalisme, dans la période ultérieure le programme ouvrier doit dénoncer et dépasser définitivement le programme paysan de l’alliance.
Après ces indications incomplètes, j’en arrive maintenant à la conception que beaucoup se sont forgés de la tactique préconisée par Lénine pour l’Internationale Communiste, et de ses vives critiques contre les critères tactiques de "gauche".
La méthode dont Lénine se sert pour examiner les problèmes tactiques et pour faire la théorie du "compromis" est pleinement satisfaisante. Mais je veux dire tout de suite qu’à mon avis la vaste tâche de l’élaboration de la tactique de l’Internationale avec cette méthode est rien moins que réalisée. Lénine a "épuisé" la question de doctrine et du programme, mais pas celle de la tactique. Il subsiste le danger que la méthode tactique de Lénine soit dénaturée au point de faire oublier ses prémisses programmatiques révolutionnaires : cela pourrait éventuellement mettre en péril la consistance même de notre programme. Il arrive trop souvent que certains éléments de droite de l’Internationale invoquent Lénine pour justifier des formes d’adaptation et de renoncement potentiel qui n’ont rien de commun avec la ligne lumineusement révolutionnaire et finaliste qui rassemble toute l’œuvre grandiose de Lénine. Le problème est extrêmement grave et délicat.
Quelle est donc la critique fondamentale de Lénine contre les erreurs de "gauche" ? Il condamne toute évaluation tactique qui au lieu de se réclamer du réalisme positif de notre dialectique historique et à la valeur réelle des attitudes et des expédients tactiques, se rend prisonnière de naïves formules abstraites, moralistes, mystiques, esthétiques, d’où surgissent à l’improviste des résultats complètement étrangers à notre méthode. Toutes les attaques contre la phraséologie pseudo-révolutionnaire qui est arbitrairement mise à la place des véritables arguments marxistes, non seulement sont correctes, mais elles sont en outre parfaitement conformes au cadre général du gigantesque travail de restauration des véritables valeurs révolutionnaires accompli par Lénine, et dont nous essayons ici d’esquisser les traits généraux. Tous les arguments tactiques qui se fondent sur la phobie de certains mots, de certains gestes, de certains contacts, sur une prétendue pureté et immunité des communistes dans l’action, sont ridicules ; ils constituent le stupide infantilisme combattu par Lénine, qui est le fruit de préjugés théoriques bourgeois de type anti-matérialiste. Substituer une petite doctrine morale à la tactique marxiste est une pure sottise.
Cela ne signifie pas que certaines conclusions tactiques soutenues par la gauche, et défendues par beaucoup à l’aide de ces arguments naïfs, ne puissent pas se représenter comme l’aboutissement d’une véritable analyse marxiste, débarrassée de toute velléité éthique et esthétique, et tout à fait prête à accepter, après examen, les exigences de la tactique révolutionnaire même quand elles manquent dans leur aspect immédiat d’élégance et de noblesse. Par exemple, dans les thèses tactiques du second congrès de notre parti, qui constituent une tentative dans ce sens, nous avons critiqué la méthode tactique du front unique des partis politiques, comme un organe permanent au dessus de ceux-ci ; mais pour arriver à cette conclusion, nous n’avons jamais utilisé l’argument selon lequel il serait indigne pour des communistes de traiter avec des chefs opportunistes ou de s’approcher de leurs personnes. Je pense d’ailleurs qu’il faudrait remplacer le mot d’"opportuniste" à cause de ses relents moralistes. J’ai cité le problème non pour en discuter, mais seulement à titre d’exemple explicatif.
En tenant compte des derniers résultats de l’expérience tactique de l’Internationale, et du fait que depuis plus de deux ans Lénine n’en n’est plus l’animateur, nous avons le droit de soutenir que le problème doit être encore discuté pour arriver à une solution. Nous refusons de traduire le réalisme marxiste de Lénine dans la formule selon laquelle tout expédient tactique serait utile pour nos objectifs. La tactique influe à son tour sur celui qui l’applique, et il n’est pas possible de dire qu’un véritable communiste, mandaté par la véritable Internationale et par un véritable parti communiste, peut aller partout sans se tromper. Nous avons eu l’exemple récent, que nous citons en passant, du gouvernement ouvrier en Saxe. Le président de l’Internationale, justement scandalisé, a dû déclarer que le camarade désigné au poste de chancelier d’Etat s’était rendu prisonnier de la légalité au lieu de suivre la tactique révolutionnaire qui avait été décidée et d’organiser l’armement du prolétariat. Il s’est agi, a dit Zinoviev, non de propositions d’action communiste, mais d’un respect purement germanique pour la chancellerie d’Etat. La phrase est forte, elle est digne de Marx (et peut-être est-elle de Marx lui-même), mais Zinoviev aurait dû se demander si la cause de l’insuccès résidait dans le caractère de ce camarade ou dans la tactique qui avait été choisie et qui se heurtait à des difficultés insurmontables.
"Elargir" au delà de toutes limites les possibilités de solutions tactiques ne finit-il pas par entrer en contradiction avec nos conclusions théoriques et programmatiques, elles-mêmes résultat d’un véritable examen "réaliste" contrôlé par une "expérience" ample et continue ? Nous jugeons illusoire et contraire à nos principes une tactique qui s’imagine de remplacer le renversement et la destruction de l’appareil d’Etat - principe si vigoureusement démontré par Lénine - par la pénétration de cet appareil par on ne sait quel cheval de Troie avec l’illusion - véritablement pseudo-révolutionnaire et petite-bourgeoise - de le miner de l’intérieur. La situation, finie dans le ridicule, des ministres communistes saxons démontre qu’il n’est pas possible de s’emparer de la forteresse étatique par des stratagèmes qui excluent l’assaut frontal des masses révolutionnaires. C’est une grave erreur de faire croire au prolétariat qu’il existe de tels expédients pour aplanir les difficultés, pour lui "épargner" les efforts et les sacrifices. Avoir cru cela a provoqué ensuite une grave désillusion dans le parti allemand qui a eu des conséquences néfastes, même s’il est discutable qu’elle ait pu avoir la conséquence fatale de ne pas déclencher l’attaque générale directe à un moment où celle-ci aurait réussi . Maintenant les communistes allemands lancent le mot d’ordre de l’insurrection générale et de la dictature du prolétariat. Il fallait dire avant, que si les situations et les rapports de force sont très variables, et que dans beaucoup de cas il n’est pas possible de lancer ces mots comme formule immédiate, il est cependant démontré de façon irrévocable qu’il n’y a qu’une seule voie par laquelle il faut passer : "il n’y a pas de demi-révolutions, mais seulement des révolutions".
Beaucoup voudraient faire croire que la mentalité de Lénine consiste çà laisser toujours en blanc la page sur laquelle on doit écrire la tâche tactique du jour, en excluant toute généralisation. Tel serait le soi-disant réalisme "vraiment marxiste". On voit apparaître là un "vrai marxisme" qui pourrait bien devenir demain analogue au "vrai socialisme" fustigé par Karl Marx. Tout ce que nous savons de Lénine et de la synthèse colossale qui constitue son œuvre, nous autorise à repousser cette falsification qui le ravale au niveau de l’opportunisme vulgaire contre lequel il a passé précisément sa vie à lutter. La tactique marxiste doit être exempte de préjugés provenant d’idéologies arbitraires et d’attitudes psychologiques introduites à la dérobée, elle doit se réclamer de la réalité et de l’expérience ; mais cela ne veut pas dire s’abaisser à l’"éclectisme" bavard et paresseux, stigmatisé en son temps par une campagne du bolchevisme russe, et qui dissimule la lâcheté petite bourgeoise des faux révolutionnaires. Notre réalisme et notre méthode expérimentale se refusent à toute abstraction idéologique gratuite, mais ils visent à atteindre dans l’élaboration de la conscience du mouvement, sur des bases rigoureusement scientifiques, une orientation unitaire et synthétique, non capricieuse et arbitraire, de la pratique quotidienne.
Nous affirmons que chez Lénine, la tactique, aussi libre de préjugés que possible dans le sens que moins que personne il se laissait guider par des suggestions sentimentales surannées ou des entêtements formalistes, ne se détourna jamais de la plate-forme révolutionnaire : c’est-à-dire de la coordination avec le but suprême et intégral de la révolution universelle. Et c’est cette coordination qui doit être précisée et clarifiée dans les discussions au sujet de la tactique dans l’Internationale ; Lénine nous a donné pour cela la méthode et aussi sans aucun doute la formulation de certains résultats, mais sans nous laisser une élaboration complète, parce que cela n’était jusqu’ici pas historiquement possible. En continuant ce travail l’Internationale doit se garder du danger que la thèse de la liberté tactique maxima vienne à cacher l’abandon et la désertion de la "plate-forme" de Lénine, c’est-à-dire l’oubli du but révolutionnaire. Car alors ce serait du pur volontarisme anti-réaliste qui fonderait les décisions tactiques non sur un ensemble synthétique de directives, mais pour ainsi dire sur la signature de tel ou tel. Cela ruinerait toute la discipline unitaire, au sens véritablement fécond du terme, de notre organisation. Et je ne dirai pas davantage sur le sujet.
A ceux qui veulent trop souligner chez Lénine le tacticien "sans règle fixe", nous opposerons toujours l’unité qui lie toute son œuvre. Lénine est grand parce que, les yeux fixés sur l’objectif révolutionnaire, il ne craint pas dans les époques de préparation, de se faire traiter de désorganisateur, de centralisateur, d’autocrate, de dévoreur de ses maîtres et de ses amis. Il est celui qui apporte la clarté et la précision là où cela signifie la ruine des faux accords et des alliances trompeuses. Il est l’homme qui sait temporiser quand il le faut, mais qui sait oser formidablement aux moments décisifs. Comme je l’ai rappelé en octobre 1917 devant les hésitations du C.C. de son parti, après l’avoir bombardé de messages pressants, il accourt en personne à Petrograd, il incite les ouvriers à prendre les armes, il dissipe, toutes les incertitudes. Un bourgeois qui vient de l’écouter raconte : "On m’avait parlé de son langage froid, réaliste, pratique ; et je n’ai entendu qu’une série d’appels brûlants à la lutte : ’Prenez le pouvoir ! Renversez la bourgeoisie ! Chassez le gouvernement’".
Or le Lénine de la tactique pondérée est l’homme qui contient potentiellement cette faculté d’audace révolutionnaire. Beaucoup de marmottes voudraient se revêtir de la peau de ce lion. C’est pourquoi nous dirons à ceux qui prônent le louvoiement et l’élasticité en matière tactique et qui citent Lénine, mais dont nous avons quelque motif de douter de la potentialité révolutionnaire : faites en autant que lui, montrez que vous êtes comme lui habités par la nécessité impérieuse de la victoire de la révolution qui au moment suprême est faite d’élan irrésistible et de coups à fond, et vous aurez ensuite le droit de parler en son nom ! Non, Lénine ne reste pas comme le symbole de l’accidentalité de la pratique opportuniste, mais comme le symbole de l’unité de fer de la force et de la théorie de la révolution.
La fonction du chef
Lénine est mort. Le géant a abandonné son œuvre, et cela ne date pas d’hier. Qu’est ce que cela signifie pour nous ? Quelle place les chefs occupent-ils dans notre mouvement et quelle conception avons-nous de leur fonction ? Quelle conséquence la disparition de ce chef exceptionnel aura-t-elle pour le parti communiste russe, pour l’Internationale communiste, pour toute la lutte révolutionnaire mondiale ? Avant de terminer ce discours déjà long, revenons un peu sur notre interprétation de ce problème important.
Il en est qui tonnent contre les chefs, qui voudraient s’en passer, qui décrivent ou qui rêvent d’une révolution "sans chefs". Lénine lui-même a clarifié cette question par sa critique limpide, en la débarrassant du confusionnisme superficiel. Il y a, comme réalités historiques, les masses, les classes, les partis et les chefs. Les masses sont divisées en classes, les classes sont représentées par des partis politiques et ceux-ci sont dirigés par des chefs : la chose est bien simple. Concrètement le ceux-ci sont dirigés par des chefs : la chose est bien simple. Concrètement le problème des chefs a revêtu un aspect particulier dans la IIe Internationale. Ses dirigeants parlementaires et syndicaux encourageaient les intérêts de certaines couches du prolétariat auxquelles ils faisaient accorder des privilèges par des compromis anti-révolutionnaires avec la bourgeoisie et l’Etat.
Ces chefs finirent par rompre le lien qui les unissait encore au prolétariat révolutionnaire, en s’accrochant toujours plus au char de la bourgeoisie : 1914 révéla ouvertement que, d’instruments de l’action prolétarienne, ils étaient purement et simplement devenus des agents du capitalisme. Cette critique et la juste indignation contre eux, ne devait cependant pas nous égarer au point de nier que les chefs, mais des chefs bien différents, existaient et ne pouvaient pas ne pas exister dans les partis et dans l’Internationale révolutionnaire. C’est un lieu commun de prétendre que toute fonction de direction donne fatalement naissance à des formes de tyrannie ou d’oligarchie, quels que soient l’organisation et les rapports dans lesquels elle s’exerce. Mais ce lieu commun est si absurde que même Machiavel était en mesure d’en faire une critique d’une évidence limpide il y a déjà cinq siècles dans son Prince. Le prolétariat a ce problème, certes pas toujours facile, d’avoir des chefs tout en évitant qu’ils ne remplissent leur fonction de façon arbitraire ou infidèle aux intérêts de classe : mais on ne peut résoudre ce problème en s’obstinant à ne pas le voir ou en prétendant l’éviter par l’abolition des chefs, mesure dont personne ne saurait d’ailleurs dire en quoi elle consiste.
Le matérialisme historique étudie la fonction des chefs en sortant résolument des limites étroites dans laquelle la conception individualiste vulgaire enferme le problème. Pour nous, un individu n’est pas une entité, une unité achevée et indépendante des autres, une machine fonctionnant avec son énergie propre ou avec celle qui lui viendrait par branchement direct de la puissance créatrice divine ou de n’importe quelle autre abstraction philosophique comme l’immanence, l’esprit absolu et autres inventions abstruses. Les manifestations de l’individu et sa fonction sont déterminées par les conditions générales du milieu, de la société et de l’histoire de celle-ci. Ce qui s’élabore dans le cerveau d’un homme a été préparé dans ses rapports avec autrui et dans l’action - y compris l’action intellectuelle - d’autres hommes. Certains cerveaux privilégiés et exercés, machines mieux construites et plus perfectionné e s, traduisent, expriment et réélaborent mieux que d’autres un patrimoine de connaissances et d’expériences qui n’existerait pas s’il ne reposait sur la vie d’une collectivité. Plus qu’il n’invente, le chef révèle la masse à elle même. Il lui permet de mieux se situer face au monde social et au devenir historique, d’exprimer dans des formules exactes sa tendance à agir au devenir historique, d’exprimer dans des formules exactes sa tendance à agir dans ce sens, dont les conditions sont données par les facteurs sociaux et dont l’économie explique en dernière analyse le mécanisme. Le matérialisme historique est une solution géniale du problème du déterminisme et de la liberté humaine dont la portée vient de ce qu’il a analysé le problème en sortant du cercle vicieux de l’individu isolé de son environnement, et en le replaçant sur le terrain de l’étude expérimentale de la vie collective. Puisque les faits historiques confirment la méthode déterministe marxiste, ils nous permettent de conclure à la justesse de notre point de vue objectiviste et scientifique dans l’examen de ces questions, même si, au stade actuel, la science ne peut pas nous dire comment les déterminations somatiques et matérielles qui s’exercent sur les organismes humains se traduisent en processus psychiques collectifs et personnels.
Le cerveau du chef est un instrument matériel fonctionnant grâce aux liens qui l’unissent à toute la classe et au parti. Les formules qu’il donne en tant que théoricien, les règles qu’il prescrit en tant que dirigeant pratique, ne sont pas des créations à lui, mais la matérialisation d’une conscience dont les matériaux appartiennent à la classe-parti et proviennent d’une très vaste expérience. Les données de cette expérience n’apparaissent pas toujours toutes présentes à l’esprit du chef sous forme d’érudition mécanique, de telle sorte que nous pouvons expliquer de façon réaliste certains phénomènes d’intuition qui sont vulgairement pris pour de la divination, mais qui, loin de prouver la transcendance de certains individus sur les masses, nous confirment que le chef est l’instrument de la pensée et de l’action commune, et non pas son moteur.
Le problème des chefs ne peut se poser de la même façon à toutes les époques de l’histoire parce que l’évolution en modifie tout au long les données. Là comme ailleurs nous sortons des conceptions qui prétendent résoudre les problèmes à l’aide de données immanentes dans l’éternité des faits de l’esprit. Notre conception de l’histoire du monde assigne une place particulière à la victoire du prolétariat, première classe qui possédât une théorie exacte des conditions sociales de cette victoire et une connaissance de sa mission historique et qui "sortant de la préhistoire humaine", pût organiser la domination de l’homme sur les lois économiques. De la même façon, la fonction du chef prolétarien est un phénomène historique nouveau et original, et nous pouvons nous contenter de rire de ceux qui, à ce propos, citent les abus des Alexandre et des Napoléon. Pour en revenir à la lumineuse figure de Lénine, il n’a pas vécu ce qui dans l’avenir apparaîtra comme l’époque classique de la révolution ouvrière, l’époque où elle aura déployé le maximum de ses formes à la grande terreur des philistins ; et cependant sa biographie présente des caractères tout nouveaux, et les clichés traditionnels sur la soif de pouvoir, l’ambition et le satrapisme perdent toute signification devant cette vie droite et simple, toute concentrée sur un but unique, jusque dans les plus petits détails du comportement personnel.
Les chefs sont ceux qui savent le mieux et les plus efficacement penser de la pensée de la classe, vouloir de sa volonté, cette pensée et cette volonté étant le produit nécessaire des facteurs historiques sur la base desquels elles édifient activement leur œuvre. Lénine illustre de façon extraordinaire cette ampleur avec lesquelles il l’exerça. Si nous avons retracé son œuvre, c’est qu’elle fait merveilleusement comprendre la dynamique collective qui pour nous, marxistes, anime l’histoire ; mais nous ne sommes pas de ceux qui admettent que sa présence conditionnait le processus révolutionnaire à la tête duquel nous l’avons vu, et encore moins que sa disparition arrêtera la marche en avant des classes travailleuses.
L’organisation en parti qui permet à la classe d’être classe et de vivre comme telle se présente comme un mécanisme unitaire dans lequel les divers "cerveaux" (pas seulement les cerveaux, mais sans aucun doute les autres organes individuels aussi) remplissent les différentes fonctions correspondant à leurs aptitudes et à leurs potentialités, toutes au service d’un but et d’un intérêt qui s’unifie toujours plus intimement "dans le temps et dans l’espace" (expression commode à comprendre dans sa signification empirique, et non pas transcendante). Tous les individus n’ont donc pas la même place ni le même poids dans l’organisation, mais à mesure que la division des tâches se rationalise, il devient de plus en plus impossible que celui qui se trouve à la tête se transforme en privilégié aux dépens des autres (et ce qui vaut dès aujourd’hui pour le parti-classe, vaudra demain pour toute la société). Notre évolution révolutionnaire ne va pas vers la désintégration, mais vers la liaison toujours plus scientifique des individus entre eux.
Elle est anti-individualiste parce que matérialiste. Ne croyant ni à l’âme ni à un contenu métaphysique transcendant de l’individu, elle insère les fonctions de celui-ci dans un cadre collectif et constitue une hiérarchie qui substituera peu à peu la rationalité technique à la coercition. Le parti est déjà un exemple d’une telle collectivité sans coercition.
Ces éléments généraux montrent que personne n’a mieux dépassé que nous les banalités de l’"égalitarisme" et de la démocratie "numérique". Si nous considérons que la base de l’activité est la collectivité, et non pas l’individu, quelle importance le nombre brut des individus peut-il bien avoir pour nous ? Quel sens pouvons nous donner aux mots de démocratie et d’autocratie ? Hier nous disposions en Lénine d’un champion de classe exceptionnelle, comme diraient les sportifs, et nous pouvions le placer tout au sommet de la pyramide hiérarchique. Mais aujourd’hui que cette machine humaine s’est arrêtée, le mécanisme peut continuer à fonctionner ; la hiérarchie sera seulement quelque peu modifiée, le sommet en étant occupé par un organe collectif composé bien entendu d’éléments choisis. La question se pose à nous non pas en termes juridiques, mais techniques, et on ne la résoudra pas avec des sophismes de droit constitutionnel, ou pire, naturel. Aucune raison de principe ne nous oblige à inscrire dans nos statuts l’expression "comité de chefs" ou le mot "chef". C’est en partant de là qu’on donnera une solution marxiste à la question du choix : ce choix qui est fait avant tout par l’histoire dynamique du mouvement, et non par la banalité d’une consultation électorale. Et si nous préférons ne pas mettre le mot "chef" dans nos statuts, c’est parce que nous n’aurons pas toujours parmi nous une individualité de la force d’un Marx ou d’un Lénine. Si l’homme, l’"instrument" exceptionnel existe, le mouvement l’utilise : mais il peut tout l’"instrument" exceptionnel existe, le mouvement l’utilise ; mais il peut tout aussi bien vivre s’il n’existe pas. Notre théorie du chef est bien loin des stupidités qui servent aux théologies et aux politiques officielles à démontrer la nécessité des pontifes, des rois, des "premiers citoyens", des dictateurs et des Duce, pauvres marionnettes qui s’ imaginent faire l’histoire.
Bien plus, comme le processus d’élaboration du matériel appartenant à une collectivité que nous voyons se réaliser dans la personne du dirigeant, emprunte à cette collectivité des énergies qu’il lui restitue transformées, sa disparition ne peut donc rien retirer au cycle d’ensemble. La mort physique de Lénine ne signifie nullement la fin de cette fonction, si comme nous l’avons démontré, le matériel qu’il a scientifiquement élaboré reste l’aliment vital de la classe et du parti. Dans ce sens rigoureusement scientifique, et toutes idées mystiques ou exagérations littéraires mises à part, nous pouvons parler d’ immortalité, une immortalité qui, en raison même de la place particulière de Lénine dans l’histoire et de la tâche qu’il y a accomplie dépasse largement celle de tous les héros traditionnels dont nous parlent la mystique et la littérature.
Nous ne voyons pas dans la mort l’éclipse d’une vie intellectuelle, qui a ses fondements dans la collectivité et non dans l’individu, mais un fait purement physique, scientifiquement définissable. Bien sûr, les fonctions du cerveau s’arrêtent pour toujours avec la mort, et nous ne croyons pas que la pensée d’un Lénine désincarné plane sur nos assemblées. Cette machine puissante et admirable est détruite pour toujours ; mais nous avons la certitude que sa fonction continue et se perpétue dans celle des organes de combat dont il était à la tête. L’autopsie a montré comment il est mort, par un durcissement progressif des vaisseaux cérébraux soumis à une pression excessive et incessante. Certains mécanismes de très haute puissance ont une vie mécanique brève : leur effort exceptionnel entraîne leur précoce inutilisation.
Ce qui a tué Lénine est le processus physiologique déterminé par le travail titanesque auquel il voulut s’astreindre dans les années suprêmes, et auquel il devait s’astreindre car la fonction collective exigeait que cet organe travaille à son rendement maximum et il n’y avait pas moyen de faire autrement. Avant que les résistances qui s’opposaient à l’œuvre révolutionnaire aient usé ce magnifique instrument, il avait déjà brisé les points vitaux de la matière adverse sur laquelle il travaillait.
Lénine lui-même a écrit que la lutte n’est pas terminée même après la victoire politique, et qu’une fois la bourgeoisie abattue, nous ne pouvons nous débarrasser immédiatement de son cadavre ; celui-ci se décompose autour de nous, infectant l’air que nous respirons de ses miasmes pestilentiels. Ces produits vénéneux ont eu raison du meilleur artisan de la révolution. Il fallait fournir un travail énorme pour affronter les interventions militaires et politiques de la réaction mondiale et les menées des sectes contre-révolutionnaires, pour briser la terrible étreinte de la famine provoquée par le blocus capitalistes fauteur de disette : Lénine ne pouvait ménager son organisme. A cela il faut ajouter les coups de revolver de la socialiste-révolutionnaire Dora Kaplan qui ont certainement contribué à abréger sa vie. Nous efforçant de rester à la hauteur de l’objectivité de notre méthode, nous ne pouvons expliquer que par un phénomène semblable de pathologie sociale certaines attitudes tellement insensées et insultantes qu’elles seraient autrement incompréhensibles. Nous faisons ici allusion à celle des anarchistes italiens qui ont commenté la disparition du plus grand lutteur de la classe révolutionnaire sous le titre : "Deuil ou fête ?" Ces gens appartiennent eux aussi à un passé qui doit disparaître : le futurisme paranoïaque qui les caractérise a toujours été une des manifestations des grandes crises Lénine a fait le sacrifice de lui-même pour lutter contre ces survivances dont il était entouré jusque dans la triple forteresse de la révolution victorieuse. La lutte sera encore longue, mais finalement le prolétariat vaincra, se hissant au-dessus des exhalaisons immondes d’une société de désordre et de servitude et de leur souvenir dégoûtant.
Notre perspective d’avenir
Au moment où Lénine disparaît, une question se pose, et nous ne l’esquiverons certes pas. La grande prévision de Lénine n’aurait-elle pas fait faillite ? La crise révolutionnaire que nous avons attendue avec lui n’est-elle pas renvoyée, et pour combien de temps ?
Ce n’est pas la première fois que nous entendons nos adversaires nous objecter le démenti des prévisions "catastrophiques" de nos maîtres par les faits, et les opportunistes socialistes énumèrent avec une complaisance particulière les occasions où Marx a attendu la révolution sans qu’elle vienne.
En 1847, 49, 50, 62 et 72, Marx a en effet répété sa conviction que les crises économico-politiques du capitalisme du moment aboutiraient à la révolution sociale. Les opportunistes le rappellent en extrayant au petit bonheur des citations plus ou moins exactes du corpus complexe des matériaux qui constitue le marxisme ; cependant, ce sont les mêmes gens qui voudraient nous présenter Marx comme un réformiste et un pacifiste ; ils ne sauraient naturellement pas dire comment cela peut bien se concilier avec sa précipitation et son impatience à annoncer des catastrophes apocalyptiques. Mais laissons ces gens et voyons ce que nous pouvons dire sur la délicate question de la prévision révolutionnaire.
Si nous considérons l’activité d’un parti marxiste dans son aspect purement théorique d’étude de la situation et de ses développements, nous devons admettre qu’à condition que cette étude ait atteint son maximum de précision, il devrait être possible de dire, au moins dans les grandes lignes, si nous sommes plus ou moins proches de la crise révolutionnaire finale. Mais tout d’abord, les conclusions de la critique marxiste sont en continuelle élaboration à mesure que le prolétariat se constitue en classe toujours plus consciente, et ce degré de perfection n’est qu’une limite vers laquelle il s’efforce d’approcher. Ensuite, notre méthode, plutôt que prétendre formuler des prophéties en règle, applique de façon intelligente le déterminisme de façon à établir des résultats dans lesquels une thèse donnée est conditionnée par certaines prémisses. Plus que de savoir ce qui arrivera, il nous intéresse de savoir comment arrivera un certain processus quand certaines conditions seront réalisées, et ce qui se passera si ces conditions changent. L’affirmation fondamentale de Marx et de Lénine - que les faits n’ont jamais démentie et que nous revendiquons - est que le capitalisme crée lui-même les conditions nécessaires de la révolution prolétarienne, et que lorsque la révolution arrivera, ce ne pourra être que selon un certain processus dont une vaste critique tirée de l’expérience nous permet d’indiquer les grandes lignes.
Si nous voulions revenir ici sur la question de savoir comment l’action du parti prolétarien peut accélérer la marche des événements, il ne nous serait pas difficile de répondre. Le parti doit se préparer à savoir se comporter dans les éventualités les plus diverses. Mais comme il est lui-même une donnée empirique de l’histoire, et non pas le gardien d’une vérité absolue à l’existence de laquelle nous ne croyons pas comme à un nec plus ultra, le parti a intérêt non seulement à "savoir" qu’il devra agir de telle et telle façon et être prêt à telle et telle tâche quand la révolution arrivera, mais à "croire" qu’elle viendra le plus vite possible. L’action du parti doit être intimement pénétrée de son but, la révolution totale, et ceci longtemps à l’avance ; il est donc possible de dire qu’il est "utile" que la prévision devance quelque peu les événements, à condition naturellement de ne pas commettre d’erreurs grossières dans l’appréciation immédiate des rapports de force.
L’histoire nous montre une chose : ceux qui n’ont pas cru aux révolutions ne les ont jamais faites ; ceux qui les ont souvent attendues comme imminentes les ont souvent - sinon toujours - vues se réaliser. Certes, notre mouvement serait bien le dernier à présenter le but final comme un "mythe" moteur déterminant de l’action ; mais il n’est pas moins vrai que dans la considération objective et marxiste de la formation d’une psychologie des masses et des "chefs", cette exagération des probabilités révolutionnaires peut, dans d’opportunes conditions, jouer un rôle utile.
Nous ne disons pas que le chef communiste doit toujours affirmer la révolution imminente, alors qu’il la sait impossible. Bien au contraire, il faut éviter une démagogie aussi dangereuse, et surtout mettre en lumière les difficultés du problème révolutionnaire. Mais dans un certain sens, il est bon que la perspective de la révolution soit ravivée dans l’idéologie du parti et des masses, comme dans l’esprit des chefs par un rapprochement dans le temps.
Marx vécut dans l’attente de la révolution, ce qui le met à jamais au dessus des injures du révisionnisme. Après 1905, alors que les mencheviks désespéraient de la révolution prolétarienne, Lénine l’attendait pour 1906. Lénine s’est trompé, mais qu’est-ce qui est le plus important pour les travailleurs : cette erreur qui non seulement n’a amené aucun désastre stratégique, mais a assuré l’indépendance du parti révolutionnaire, ou plutôt le fait que lorsque la révolution est arrivée, avec retard si l’on veut, Lénine a su se mettre à sa tête, tandis que les mencheviks passaient honteusement à l’ennemi ?
Ce n’est ni une ni plusieurs erreurs de ce genre qui peuvent diminuer la figure de Marx, et à plus forte raison de celle de Lénine qui a réellement fait "goûter" à la bourgeoisie ce qu’est une révolution. Libre aux patrons, aux anarchistes et aux socialistes de protester que "ce n’était pas une révolution" : cela ne sert qu’à les couvrir de ridicule aux yeux du plus simple prolétaire.
En conclusion la prévision de la date de la révolution n’a qu’une valeur secondaire. Ce n’est qu’un postulat nécessaire à la propagande et à l’agitation, une de ces hypothèses partiellement arbitraires qui s’imposent à toute armée en lutte puisque dans la préparation des plans, il faut bien supposer à l’avance les mouvements de l’adversaire et d’autres circonstances indépendantes de la volonté de ceux qui les dirigent.
Voulons-nous cependant savoir les perspectives qui s’ouvrent aujourd’hui devant nous ? Les communistes du monde entier revendiquent la thèse de Lénine : la guerre mondiale a ouvert la crise révolutionnaire "finale" du monde capitaliste. Il y a peut-être eu des erreurs secondaires sur sa rapidité et sur la promptitude du prolétariat à en profiter. Mais l’essentiel de la thèse reste debout, car les faits sur lesquels elle s’appuie subsistent.
Il est possible que nous traversions une phase de dépression de l’activité révolutionnaire non tant en raison d’une stabilisation fondamentale de l’ordre capitaliste que d’une diminution de la combativité ouvrière ou d’insuccès dans la lutte. Or justement parce que cela ne dément pas les appréciations essentielles de Lénine, cela nous expose au danger d’une phase d’activité opportuniste.
Au début de "L’Etat et la révolution", Lénine dit qu’il est fatal que les grands révolutionnaires soient falsifiés comme le furent Marx et ses meilleurs successeurs. Lénine lui-même échappera-t-il à ce sort ? Certainement pas. Certes la tentative trouvera moins d’écho dans le prolétariat : instinctivement, celui-ci verra toujours dans le nom de Lénine une généreuse incitation à combattre, et non pas un symbole de doute et de défiance. Cependant nous voyons déjà tous les bourgeois du monde se consoler de l’effroi que leur causa la solidité du régime soviétique (dont le deuil de plus de cent millions d’hommes à l’annonce de sa mort et des manifestations sans précédent dans l’histoire les ont obligé finalement à s’apercevoir) en décrivant un Lénine différent de ses idées, de sa cause, de son drapeau ; un Lénine vainqueur parce qu’il aurait su reculer sur une partie du front et abandonner des parties essentielles de son programme. Nous repoussons ces compliments trompeurs ; loin de croire à la sincérité des hommages venus du camp de la classe ennemie, nous n’y voyons qu’un nouvel aspect des efforts de celle-ci pour mieux venir à bout de l’idéologie du prolétariat. Autour du cercueil de Lénine s’unissent la ferveur de millions de prolétaires et la haine souvent inavouée de la canaille capitaliste à laquelle il fit sentir dans le vif de sa chair l’aiguillon de la révolution, la pointe implacable qui cherche le centre vital et qui le trouve.
Cette attitude hypocrite de la bourgeoisie est certainement le prélude d’autres falsifications, provenant, elles, de sectes politiques plus ou moins proches de nous, que les militants de demain ont le devoir de combattre ; et s’ils ne peuvent le faire avec le même génie que Lénine défendant les maîtres du marxisme contre les falsifications, que ce soit au moins avec la même décision.
Nous ne pouvons examiner ici la situation mondiale actuelle, ni même en tracer une esquisse. Dans plusieurs pays où prévalent des formes politiques de type fasciste, nous sommes en présence d’un recul des forces prolétariennes ; mais nous n’avons pas la naïveté d’opposer à ces pays, outre la grande et glorieuse Union Soviétique, ceux où la gauche bourgeoise et la social-démocratie, avec les divers Macdonald et Vandervelde nationaux, se préparent à de nouveaux exploits. L’offensive capitaliste a été et reste un fait international ; elle tente d’unifier toutes les forces anti-prolétariennes pour faire politiquement et militairement face aux menaces révolutionnaires et pour abaisser le niveau de vie des travailleurs au-delà de toute mesure.
Dans les grandes lignes, la bourgeoisie tente de combler la brèche que la guerre a faite dans la masse des richesses en diminuant la rétribution du travail. Mais le succès même de l’offensive bourgeoise dans certains pays et ses effets sur l’économie mondiale nous confirment que la perturbation du système bourgeois est irréparable. Les reprises apparentes et les expédients auxquels on a recours ne conduisent qu’à de nouvelles difficultés et à des contradictions insurmontables. Tous les pays du monde vont vers une nouvelle dépression économique. Pour nous limiter à un seul exemple, nous assistons à une désagrégation de la puissance financière de la France, rempart de la réaction internationale, qui a été provoquée par la crise des réparations. On ne peut pas dire par contre que la situation de l’économie italienne s’améliore. Même si la propagande stupide qui l’affirme était vraie, cela ne modifierait d’ailleurs pas le tableau général. Mais tout le monde sait bien qu’en Italie, les classes supérieures elles-mêmes traversent une période de malaise économique qui s’aggrave chaque jour. Plus que nulle part ailleurs, l’appareil de l’Etat s’efforce de rejeter tout le poids de la crise sur les classes travailleuses, pour sauver les grands profiteurs de l’industrie et de l’agriculture de ses effets.
La contre-offensive bourgeoise est pour nous la preuve de l’inévitabilité de la révolution, dont les classes dominantes elles-mêmes ont pris conscience. Une des supériorités de la doctrine marxiste réside dans le fait que les classes adverses elles-mêmes ne peuvent pas ne pas en ressentir la justesse, et qu’elles agissent en conséquence, tout en répandant des avortons de doctrines contrefaites et en tentant continuellement des restaurations idéologiques à l’usage des foules. Si nous pouvions examiner les moyens utilisés par la bourgeoisie pour trouver, autant qu’elle le pouvait, des échappatoires aux fameuses "prévisions catastrophiques" jetées au visage des théoriciens du prolétariat, nous verrions qu’elle combine la méthode de la contre-attaque ouverte et des expéditions punitives à celle de la collaboration économique et politique - dont les démocrates et les sociaux-démocrates ont été et seront encore les porte-drapeaux. Cela démontre que toutes les ressources sont désormais mises en œuvre pour la réaction et que bientôt celle-ci n’aura plus rien à opposer à la fatalité de son écroulement, même si à la victoire de la révolution elle préfère l’écroulement, avec le régime bourgeois, de toute la vie sociale humaine.
Nous ne pouvons dire ici ni quel sera le développement ultérieur, ni comment il se répercutera sur la formation des phalanges de lutte du prolétariat, en butte aux violences et aux tentatives de séduction de l’adversaire. Mais toute notre expérience, toute la doctrine de classe édifiée sur celle-ci et l’immense contribution de Lénine à cette œuvre gigantesque, nous amènent à conclure que nous n’assisterons pas à une stabilisation durable du capitalisme privé et de la domination bourgeoise. Au travers de secousses continuelles, nous arriverons, mais nous ne savons pas quand, au dénouement que la théorie marxiste et la révolution russe nous indiquent.
Il se peut que Lénine n’ait pas bien calculé les délais qui nous séparent de cette issue historique : nous n’en avons pas moins le droit de soutenir, avec une quantité formidable d’arguments, que dans sa marche tourmentée, l’histoire de demain "passera par Lénine", c’est-à-dire reparcourra les phases révolutionnaires de la perspective marxiste qu’il a restaurée en théorie et confirmé en pratique.
Telle est la position inébranlable que nous prendrons face à n’importe quelle victoire momentanée des forces adverses, comme devant n’importe quelle tentative détournée de révision qui pourrait se produire demain.
Les armes théoriques, politiques et organisatives que Lénine nous lègue ont déjà fait leurs preuves dans le combat et dans la victoire, elles sont suffisamment trempées pour qu’on puisse avec elles défendre l’œuvre de la révolution, son œuvre.
L’œuvre de Lénine nous montre clairement notre tâche. En suivant cet exemple admirable nous montrerons à notre tour, nous prolétariat communiste du monde, que les révolutionnaires savent tout oser au moment suprême, tout comme dans les veilles tourmentées ils savent attendre sans trahir, sans hésiter, sans douter, sans déserter ni abandonner un instant l’œuvre grandiose : la démolition du monstrueux édifice de l’oppression bourgeoise.
La question Trotsky
Amadeo Bordiga
18 février 1925
La discussion, qui s’est dernièrement conclue avec les mesures adoptées par la CE et la Commission de contrôle du Parti communiste russe contre le camarade Trotsky, s’est exclusivement basée sur la préface écrite par Trotsky au troisième volume de son livre "1917" (publié en russe il y a quelques mois), préface datée du 15 septembre 1924.
La discussion sur la politique économique russe et sur la vie interne du parti, qui avait précédemment opposé Trotsky au CC, s’était conclue par les décisions du XIII° Congrès du parti et du V° Congrès de l’Internationale, et Trotsky ne l’avait pas réouverte. On pointe d’autres textes dans la polémique actuelle, comme le discours au congrès des vétérinaires et la brochure "Sur Lénine", mais le premier date du 28 juillet, époque où il n’a soulevé aucune objection parmi les délégués du V° Congrès ; le deuxième a été écrit encore avant et largement cité dans la presse communiste de tous les pays, sans rencontrer la moindre objection du parti.
Le texte de la préface sur laquelle on reprend le débat n’a pas été présenté aux camarades italiens. La presse communiste internationale ne l’a pas reçu, et par conséquent, n’ayant aucun écrit ultérieur de Trotsky à l’appui de ces thèses, on a seulement publié des documents réfutant cette préface. Ce qui a ouvert la polémique contre Trotsky, un article de la rédaction de la Pravda de la fin octobre, a été publié en appendice par L´Unità . Quant à la préface elle-même, il en est paru un résumé en italien dans Critica Fascista, n° 2 et 3 des 15 janvier et 1er février de cette année, et les premières pages ont été reproduites dans Avanti ! du 30 janvier. La préface complète a été publiée en français dans les Cahiers du bolchevisme, la revue du Parti communiste français, N° 5 et 6 des 19 et 26 décembre 1924.
La préface à "1917" traite des enseignements de la révolution russe d’Octobre du point de vue de l’adéquation du parti révolutionnaire à la mission historique de la lutte finale pour la conquête du pouvoir. Des événements récents de politique internationale ont posé ce problème : une fois réalisées les conditions objectives historiques pour la conquête du pouvoir par le prolétariat, c’est-à-dire : instabilité du régime et de l’appareil étatique bourgeois, poussée des masses vers la lutte, orientation de vastes couches prolétariennes vers le parti communiste ; comment garantissons-nous que c’est suffisant pour livrer bataille, comme quand le parti russe y a répondu en octobre 1917, sous la direction de Lénine.
Trotsky présente cette question de la manière suivante. L’expérience nous enseigne qu’au moment de la lutte suprême deux courants apparaissent généralement au sein du parti communiste : un qui considère la possibilité de l’insurrection armée ou la nécessité de ne pas la retarder, et l’autre qui, au dernier moment, prétextant que la situation n’est pas mûre et que le rapport de forces est défavorable, propose l’ajournement de l’action, prenant de fait une position non révolutionnaire et menchevique. En 1923 cette tendance a prédominé en Bulgarie, à l’époque du coup de Zankoff, et en Allemagne en octobre, déterminant le renoncement à une lutte qui pouvait y réussir. En 1917 ce courant s’est manifesté au sein du parti bolchevique lui-même, et s’il fut vaincu cela fut du fait de Lénine, dont la formidable énergie imposa à ceux qui doutaient la reconnaissance d’une situation révolutionnaire et la priorité absolue de déclencher l’action insurrectionnelle. Il faut étudier l’attitude, en 1917, de l’opposition de droite contre Lénine dans le parti bolchevique, la confronter à celle des adversaires de la lutte apparus dans nos rangs en Allemagne en 1923, et avec les cas analogues. Le discours des responsables de l’ajournement de la lutte et leur attitude politique concordent à tel point dans les deux cas, qu’il est nécessaire de définir les mesures à prendre dans l’Internationale pour qu’aux moments décisifs la méthode léniniste authentique prévale et que les possibilités historiques de la révolution ne soient pas esquivées.
La conclusion majeure qui à notre avis émerge de l’analyse efficace que Trotsky porte sur la préparation et le déroulement de la bataille d’Octobre en Russie, c’est que les réticences de la droite ne se présentent pas seulement comme une erreur dans l’évaluation des forces et dans le choix du moment de l’action, mais comme une véritable incompréhension du principe du processus historique révolutionnaire, et comme la proposition qu’il puisse déboucher sur quelque chose de différent de la dictature du prolétariat pour la construction du socialisme, dans laquelle se situe le contenu vital du marxisme révolutionnaire revendiqué et effectué dans l’histoire par l’œuvre du gigantesque Lénine.
Et en effet, le groupe de camarades dirigeants du parti bolchevique qui s’opposa alors à Lénine ne soutenait pas seulement qu’on devait attendre, mais opposait aux mots d’ordre léninistes : dictature socialiste du prolétariat, tout le pouvoir aux soviets, dissolution de l’Assemblée Constituante ; autres formules, comme une combinaison des Soviets et d’un Parlement démocratique, le gouvernement de tous les partis soviétiques, c’est-à-dire d’une coalition de communistes et social-démocrates, et cela non comme une tactique de transition mais comme formes permanentes de la révolution russe. Deux conceptions de principe s’opposaient donc : la dictature soviétique dirigée par le parti communiste, à savoir, la révolution prolétarienne avec toute son originalité puissante comme fait historique dialectiquement opposé à la révolution démocratique bourgeoise de Kerenski, qui est un concept léniniste ; et la l’achèvement sur la gauche de la révolution du peuple contre le tsarisme, à savoir, le triomphe de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.
Trotsky, connu comme un magnifique esprit synthétique parmi ceux qui ont vécu les expériences révolutionnaires, souligne subtilement que dans la période révolutionnaire les réformistes abandonnent le terrain du socialisme formel, c’est-à-dire, de la victoire de la classe prolétarienne obtenue avec des méthodes démocratiques et légales bourgeoises sur le pur terrain de la démocratie bourgeoise, en devenant les paladins et agents directs du capitalisme. Parallèlement une aile droite du parti révolutionnaire occupe de fait le lieu que ceux-ci laissent libre, en réduisant ses fonctions propres à l’invocation d’une véritable démocratie prolétarienne ou de quelque chose de semblable, quand est déjà arrivé le moment de proclamer la faillite de toutes les démocraties et de passer à la lutte armée.
Cette évaluation de l’attitude de ceux des bolcheviques qui ne furent pas alors avec Lénine est indubitablement grave, mais elle émerge de l’expérience de Trotsky à travers des citations - non démenties - des déclarations des droitiers eux-mêmes et des réponses que leur donna Lénine. La nécessité de poser ce problème résulte aussi du fait que nous n’avons plus Lénine ; et que sans lui nous avons déjà perdu notre Octobre de Berlin : fait de portée historique internationale qui détruit toute possibilité de vie interne tranquille. Trotsky a vu ce problème d’une manière analogue à celle soutenue par la délégation italienne au V° Congrès : l’erreur allemande ne peut pas être attribuée pour solde de tout compte aux droitiers qui dirigeaient alors le parti allemand, mais exige qu’on révise la tactique internationale de l’Internationale et qu’on revoit son mode d’organisation interne, sa façon de travailler et de se préparer pour les tâches de la révolution.
On peut suivre la mollesse dans le parti bolchevique à la veille de la révolution à travers la série de vives interventions de Lénine pour rectifier la ligne et éliminer les doutes. Par sa lettre de Suisse Lénine avait déjà commencé ce travail. À son arrivée il se place avec détermination contre le défaitisme, c’est-à-dire, contre l’attitude soutenue, entre autres, par la "Pravda" qui arrimait les travailleurs à la guerre contre les allemands pour sauver la révolution. Lénine affirma que nous n’aurions une révolution qui défendre quand lorsque le gouvernement ne serait plus celui des agents opportunistes de la bourgeoisie, mais celui du prolétariat.
On connaissait alors le mot d’ordre du parti bolchevique qui était celui de "dictature démocratique du prolétariat et des paysans". Dans ce qu’il écrit, Trotsky ne prétend pas en vérité que cette formule était erronée, qu’elle a historiquement failli et que Lénine l’a remplacée par une formule équivalente à celle de la Révolution permanente soutenue par Trotsky et ses amis en d’autres temps. Au contraire, Trotsky revendique la justesse de cette formule telle que la concevait et l’utilisait le génie révolutionnaire de Lénine, c’est-à-dire, comme mot d’ordre tactique et d’agitation applicable avant la chute du tsarisme, ce qui fut fait, puisque après le tsarisme on n’eût pas en Russie une pure démocratie parlementaire bourgeoise, mais une dualité entre un État bourgeois parlementaire faible et les organes naissants du pouvoir ouvrier et paysan, les Soviets. Mais cette étape à peine ouverte, pour laquelle l’histoire a confirmé combien le schéma léniniste de la révolution était juste, Lénine se place rapidement - non seulement comme orientation de la politique du parti mais aussi comme changement à l’externe des mots d’ordre de propagande - sur les positions les plus avancées de préparation de la seconde et authentique révolution, de marche vers l’insurrection armée, vers la dictature socialiste et soviétique du prolétariat, menant les paysans en lutte pour leur émancipation du régime agricole féodal.
Trotsky s’attaque au problème de l’incompréhension du vrai génie stratégique de Lénine par ceux-là même qui, comme tant de nos maximalistes italiens, invoquent constamment sa théorie et sa pratique du compromis et de l’élasticité de sa manœuvre. Lénine manœuvre, mais la manœuvre ne perd jamais de vue l’objectif suprême. Pour d’autres, la manœuvre se transforme trop souvent en une fin en soi, et paralyse la possibilité d’une transformation révolutionnaire, tandis qu’avec Lénine nous voyons comment la souplesse cède le pas à la rigidité la plus implacable quand ce qui est en jeu c’est la révolution et l’extermination des ennemis et des saboteurs. Lénine lui-même, avec des citations extraites de Trotsky, stigmatise cette incapacité à s’adapter aux nouvelles situations révolutionnaires, et à changer un mot d’ordre indispensable à l’époque précédente aux bolcheviques, qui resterait nec plus ultra pour leur politique ultérieure. C’est là toute la vaste problématique de la tactique communiste et de ses périls que nous examinons depuis des années, et de plus des conclusions à atteindre pour éviter ces nuisibles escamotages du véritable contenu révolutionnaire des enseignements de Lénine.
Trotsky explique comment il a toujours été clair pour Lénine que la révolution russe, avant l’implantation du socialisme en Occident, passerait par la phase transitoire de la dictature démocratique, à savoir, par une phase petite-bourgeoise, pour arriver à la phase de la dictature communiste intégrale. Les droitiers, en préconisant un gouvernement de coalition ouvrière et en dédaignant la lutte insurrectionnelle, montraient qu’ils faisaient leur la position menchevique, selon laquelle la Russie, même libérée du tsarisme, devait attendre que la révolution socialiste triomphe dans les autres pays, avant de renverser aussi les formes de la démocratie bourgeoise. La préface de Trotsky stigmatise énergiquement cette erreur, très caractéristique de l’anti-léninisme.
Ces problèmes ont été énergiquement débattus par le parti lors de la conférence d’avril 1917. Lénine ne cesse alors de réaffirmer avec force l’idée de la prise du pouvoir. Il démonte la supercherie parlementaire, plus tard qualifie de honteuse la décision du parti de participer au pré-Parlement, assemblée démocratique provisoire convoquée dans l’attente des élections à la Constituante. Fin juillet, Lénine, en suivant avec la plus grande attention l’évolution de l’orientation des masses, et tout en sachant imposer un répit après l’insurrection ratée du mois, met en garde les camarades contre les mêmes tromperies de la légalité soviétique. Il leur dit que ne faut ne pas se lier les mains en reportant la bataille à la convocation de la Constituante, ni même au second Congrès des Soviets et à l’attente des décisions majoritaires qui sortiraient de ce congrès, qui pourraient encore être entre les mains d’opportunistes, de sorte qu’on laisserait passer l’heure propice au soulèvement armé. On sait que Lénine en est arrivé à dire à un certain moment qu’il emmènerait le parti au pouvant même sans les Soviets, ce pourquoi certains l’ont qualifié de blanquiste. Et Trotsky (sur lequel voudraient s’appuyer les champions imbéciles de la démocratie contre les thèses dictatoriales) a signalé une fois de plus aux camarades européens que pas même à propos des Soviets nous devrions faire du fétichisme majoritaire, parce que notre grand électeur c’est le canon dans les mains de l’ouvrier insurgé, qui ne pense pas à déposer des bulletins de votes de vote mais à frapper l’ennemi. Cela n’exclut en rien la conception léniniste d’une nécessité que les masses soient avec nous, et l’impossibilité de remplacer son action révolutionnaire par celle d’une poignée d’hommes déterminés. Mais, une fois les masses gagnées, et c’est là qu’est la discussion, est nécessaire d’avoir un parti qui n’interpose pas de tergiversations entre les masses et la lutte. Nous pouvons et nous devons attendre les masses, mais le parti ne pourra pas, sous peine de défaite, les faire attendre : voilà comment formuler le terrible problème énorme qui pèse sur nous tous, tandis que la bourgeoisie reste encore debout au milieu de sa crise.
Le 10 octobre 1917 le Comité Central du parti bolchevique décide l’insurrection. Lénine a vaincu.
Mais la décision n’est pas unanime. Les dissidents, le jour suivant, envoient aux principales organisations du parti une lettre sur le moment présent qui stigmatise les décisions de la majorité, déclare impossible l’insurrection et assure de la défaite. Le 18 octobre les nôtres continuent encore d’écrire contre la décision du parti. Mais le 25 octobre l’insurrection a réussi et le gouvernement soviétique est installé à Petrograd. Le 4 novembre, après la victoire, les dissidents vis-à-vis de Lénine démissionnent du Comité Central pour pouvoir défendre librement leurs thèses dans le parti : il ne faut pas, comme le soutient Lénine, constituer un gouvernement du parti, mais se servir du pouvoir conquis pour former un gouvernement partagé avec tous les partis soviétiques, les mencheviks et socialistes-révolutionnaires de droite représentés dans les Soviets. On doit aussi convoquer la Constituante et la laisser fonctionner : de telles thèses continuent d’être défendues au sein du Comité Central lui-même, la ligne de Lénine ne prévaut pas jusqu’à ce que la Constituante soit dissoute par les gardes rouges.
L’histoire de cette dissidence est somme toute brève. Les camarades dont il s’agit ont reconnu leur erreur. C’est correct et il ne s’agit pas ici de disqualifier ces camarades. Mais qu’ils reconnaissent leur erreur, devant la révolution victorieuse et consolidée, c’était quelque chose d’inévitable, sauf à passer dans le camp de la contre-révolution. Reste le problème qui se dégage dans toute sa gravité de l’observation la plus simple : si Lénine était resté minoritaire au Comité Central et si l’insurrection avait échoué en raison de la méfiance dont elle aurait été l’objet de la part d’une partie de ses chefs, ceux-ci auraient parlé dans les termes dans lesquels le font les camarades responsables de la direction du parti allemand pendant la crise de l’Octobre 1923. Ce que Lénine a évité en Russie, l’Internationale n’a pu l’éviter en Allemagne. Dans ces conditions, si l’Internationale veut réellement vivre dans la tradition de Lénine, elle doit agir de façon à ne plus se retrouver dans cette situation : l’histoire n’offre pas généreusement de situations révolutionnaires à répétition, et ne pas en profiter nous laisse dans la douloureuse situation actuelle.
Les camarades devront considérer que tout le contenu du débat n’est pas ici, s’ils se réfèrent aux motifs pour lesquels Trotsky a été réprouvé dans la motion publiée, et aux arguments de la polémique, comme les répète en les résumant l’auteur des articles signés A.P. En ce qui concerne le camarade Trotsky, les problèmes posés se ramènent à ce que j’ai dit : mais l’autre camp a répondu en engageant un procès contre l’activité politique du camarade Trotsky sur toute sa vie. On a parlé d’un trotskisme qui, opposé au léninisme, s’est développé de 1903 à aujourd’hui avec continuité, et qui se présente toujours comme une lutte de droite contre les directives du parti bolchevique. C’est ainsi qu’on creuse la polémique, mais surtout qu’on dévie la discussion en éludant le problème vital posé par Trotsky dans les termes que nous avons examinés.
Je ne signalerai que brièvement les accusations lancées contre Trotsky en dehors des questions traitées dans sa préface.
Un trotskisme a réellement existé de 1903 à 1917, et c’était une attitude de centrisme entre mencheviks et bolcheviks, plutôt confuse et théoriquement douteuse, qui dans la pratique oscillait de droite à gauche, et qui a été justement combattue par Lénine sans trop d’égards, comme c’était habituel chez Lénine avec ses opposants. Dans aucun de ses écrits de 1917 et ultérieurs, c’est-à-dire depuis son entrée dans le parti bolchevik, Trotsky n’a revendiqué ses opinions de l’époque, mais il les a reconnu comme erronées, et dans sa dernière lettre au Comité Central il dit qu’"il considère le trotskisme comme une tendance disparue depuis longtemps ". On l’accuse de n’avoir parlé que d’"erreurs d’organisation". Mais la rupture de Trotsky avec son passé anti-léniniste ne doit pas être cherchée dans un acte légal d’abjuration, mais dans ses œuvres et documents postérieurs à 1917. Dans la préface, Trotsky tient à montrer son accord complet avec Lénine avant et pendant Octobre, mais il se réfère explicitement à la période suivant la révolution de Février, et observe qu’avant de rentrer en Russie, dans des articles écrits en Amérique, il a exprimé des opinions opposées à celles de Lénine dans ses lettres de Suisse. Il ne prétend pas dissimuler que c’est face aux enseignements de l’histoire qu’il s’est situé sur le même terrain que Lénine, après l’avoir précédemment combattu de façon erronée.
Trotsky discute, c’est son droit, avec sa position de membre du parti bolchevique qui reproche à la droite de son parti un contenu qui souffre des mêmes erreurs mencheviques dans la période de la révolution. Le fait d’avoir été, dans la période précédent la révolution et à la lutte suprême, éloigné de telles erreurs, et aux côtés de Lénine, membre de sa précieuse école, n’accordait que de plus grands devoirs à ses lieutenants pour soutenir valablement l’action sans glisser sur les erreurs de droite.
Pour cette raison, attribuer à Trotsky la thèse sur l’impossibilité de la révolution prolétarienne en Russie avant qu’elle ait eut lieu dans d’autres pays, thèse que la préface à "1917" critique comme une erreur propre de la droite du parti, c’est inverser les termes authentiques du débat et manipuler une information unilatérale.
Si nous devions admettre l’existence d’un nouveau trotskisme, ce qui n’est pas le cas, aucun lien ne le rattacherait à l’ancien. En tout cas ce qui est nouveau est à gauche, tandis que ce qui est ancien était à droite. Et entre les deux il y a une période de magnifique activité communiste de Trotsky contre les opportunistes social-démocrates, incontestablement reconnue par le reste des collaborateurs de Lénine comme rigoureusement bolchevique.
Où trouve-t-on mieux exposée la polémique de Lénine contre les opportunistes social-démocrates que dans les documents de Trotsky, en mentionnant avant tout Terrorisme et communisme ? Dans tous les congrès du parti russe, des Soviets, de l’Internationale, Trotsky a produit des rapports et des discours qui définissent les fondements de la politique du communisme des dernières années, et jamais en opposition aux vues de Lénine dans les questions centrales, et en rien si nous parlons des Congrès internationaux, dans lesquels Trotsky a toujours défendu les positions officielles, où il a partagé, pas à pas, avec Lénine l’œuvre de consolidation de la nouvelle Internationale et l’élimination des restes opportunistes. Aucun autre interprète de Lénine n’a atteint dans cette période la solidité conceptuelle de Trotsky sur les questions fondamentales de doctrine et de politique révolutionnaire, tandis qu’il est passé maître dans l’art de l’explication didactique dans la discussion et la propagande.
Je ne m’étendrai pas sur le rôle joué par Trotsky comme dirigeant dans la lutte révolutionnaire et dans la défense politique et militaire de la révolution, parce que je n’ai ni l’intention ni la nécessité de faire une apologie de Trotsky ; mais je crois que pour le moins on peut invoquer ce passé pour faire la part d’injustice de cette exhumation d’une ancien mot de Lénine sur l’amour de Trotsky pour la phraséologie révolutionnaire et de gauche, insinuation qu’il vaudrait mieux réserver à ceux qui ne savent voir les révolutions que de loin et aux nombreux prétendus ultrabolcheviques occidentaux.
On dit que dans cette polémique Trotsky a représenté les éléments petit-bourgeois. On ne peut pas reprendre ici l’ensemble de cette discussion mais n’oublions pas : d’abord, qu’en ce qui concerne la politique économique de la république, la majorité du parti et du Comité Central ont fait leurs les propositions de l’opposition et de Trotsky ; ensuite, que l’opposition s’est avéré hétérogène et on ne saurait attribuer à Trotsky les opinions de Radek sur la question allemande, de la même façon qu’ il est inexact de lui attribuer celles de Krassine et d’autres en faveur de plus grandes concessions au capital étranger ; troisièmement, que dans la question de l’organisation interne du parti Trotsky ne soutenait pas le fractionnisme systématique et la décentralisation, mais un concept marxiste, non mécanique ni étouffant, de discipline. La nécessaire clarté dans cette grave question se fait chaque jour plus urgente, mais devra nécessairement être traitée ailleurs. Mais l’accusation selon laquelle Trotsky est exprime des tendances petites bourgeoises s’écroule devant celle selon laquelle Trotsky sous-estime le rôle des paysans dans la révolution face à celui du prolétariat industriel, autre rouage gratuit de la polémique, puisque Trotsky illustre fidèlement la thèse paysanne de Lénine (et dans cette affaire Lénine lui-même ne s’opposait pas à ce qu’on dise qu’il avait volé le programme aux socialistes-révolutionnaires). Toutes ces tentatives pour envelopper Trotsky de connotations anti-bolcheviques ne nous convainquent absolument pas.
Après la révolution, Trotsky a été en désaccord avec Lénine sur la question de la paix de Brest-Litovsk et dans celle du syndicalisme d’État. Ce sont des questions certes importantes, mais qui ne suffisent à étiqueter comme anti-léninistes d’autres chefs qui ont alors été dans la tendance de Trotsky. Ce n’est pas sur de telles erreurs partielles qu’on peut asseoir l’échafaudage complexe qui veut faire de Trotsky notre antéchrist avec une myriade de références dans lesquelles la chronologie et la logique brillent par leur absence.
On en arrive à dire que Trotsky est en désaccord avec l’Internationale dans l’évaluation de la situation mondiale, qu’il considère avec pessimisme, les faits ayant réfuté sa prévision sur la phase démocratique-pacifiste. Ce qui est sûr c’est qu’on lui a confié l’élaboration du manifeste du V° Congrès précisément sur ce sujet, qui fut adopté avec de très légères modifications. Trotsky parle de la phase démocratique pacifiste comme d’un danger contre lequel les communistes doivent réagir en soulignant l’inévitabilité de l’issue en guerre civile et l’opposition des deux dictatures. Quant au pessimisme, c’est plutôt lui qui dénonce le pessimisme des autres, en affirmant, comme le disait Lénine en octobre, que lorsqu’on laisse passer le moment favorable à l’insurrection il s’en suit une période défavorable : la situation en Allemagne a tout à fait confirmé ce jugement. Le schéma de Trotsky sur la situation mondiale ne se limite pas à voir des gouvernements bourgeois de gauche installés de toutes parts, c’est une analyse profonde des forces en jeu dans le monde capitaliste, analyse absente des déclarations de l’Internationale, et qui adhère à la thèse fondamentale selon laquelle la crise capitaliste actuelle ne peut pas être surmontée.
Il paraît que les éléments anti-bolcheviques soutiendraient Trotsky. Naturellement, ils doivent s’incliner devant l’affirmation officielle selon laquelle un de nos grands dirigeants aurait abandonné les principes de notre politique, serait contre la dictature, voudrait revenir à des formules petites bourgeoises, etc. Mais quelques journaux bourgeois ont déjà clarifié les choses en disant qu’il n’y avait rien à en attendre : Trotsky plus que tout autre est contre la démocratie et pour l’implacable violence des révolutionnaires contre leurs ennemis. Si des bourgeois et des social-traîtres espèrent réellement que Trotsky engage une révision du léninisme ou du communisme à sa convenance, ils sont complètement dans l’erreur. Seuls le silence et la passivité de Trotsky pourraient laisser supposer cette légende, cette spéculation de nos ennemis. Par exemple, la préface dont il est question a été publiée, c’est certain, par une revue fasciste, mais la rédaction, arrivant à la fin du texte, a été contrainte de signaler que personne ne devait croire que l’opinion de la revue puisse s’approcher de celle de Trotsky. Et "Avanti !" fait simplement rire quand il fait l’éloge de Trotsky, en même temps qu’il publie l’extrait dans lequel, pour soutenir sa thèse, on cite aussi le cas italien comme preuve de la banqueroute révolutionnaire en raison de l’insuffisance des partis, se référant en l’occurrence au parti socialiste. Les communistes allemands de l’aile droite accusés de trotskysme ont protesté que ce n’était pas vrai, parce qu’ils soutiennent précisément le contraire de ce que Trotsky a écrit : l’impossibilité de la révolution d’Octobre 1923 en Allemagne. D’autre part, ces solidarités douteuses de l’autre bord ne peuvent jamais servir d’argument pour définir nos orientations politiques, l’expérience nous l’a déjà montré.
Trotsky doit être jugé pour ce qu’il dit et ce qu’il écrit. Les communistes ne doivent pas être personalisti, et si un jour Trotsky trahissait il faudrait le brûler sans égard. Mais ne lui prêtons pas une trahison de par les abus de ses adversaires et leur position privilégiée dans le débat. Toutes les accusations relatives à son passé s’écroulent rien qu’à la lecture de la préface à "1917".
La polémique contre Trotsky a laissé parmi les travailleurs un sentiment de peine et a provoqué un sourire triomphal chez les ennemis. Nous voulons désormais qu’amis et ennemis sachent par ailleurs qu’avec ou sans Trotsky le parti prolétarien saura vivre et vaincre. Mais tant qu’on en est au stade actuel du débat, Trotsky n’est pas homme à passer à l’ennemi. Dans ses déclarations, Trotsky n’a pas renoncé à une ligne de ce qu’il a écrit, et cela n’est pas contraire à la discipline bolchevique, mais il a aussi déclaré n’avoir jamais voulu fonder une base politique personnel et fractionnelle, et qu’il est plus uni que jamais au parti. On ne pouvait s’attendre à autre chose d’un homme qui compte parmi les plus dignes d’être à la tête du parti révolutionnaire. Mais au-delà de sa personnalité, les problèmes doivent être traités et non éludés.
Lettre à A. Bordiga
L. Trotsky
Moscou, 2 mars 1926
Cher camarade Bordiga,
Sans aucun doute l’exposé des faits que vous m’avez envoyé se base t-il sur une série de malentendus évidents, qui, documents à l’appui, peuvent être dissipés sans difficulté.
Au cours de l’automne 1923 j’ai âprement critiqué le CC dirigé par le camarade Brandler. J’ai dû plusieurs fois, de façon officielle, exprimer ma préoccupation du fait que ce CC ne parvenait pas à mener le prolétariat allemand à la conquête du pouvoir. Cela est noté dans un document officiel du Parti. Plusieurs fois j’ai eu l’occasion (en parlant soit avec Brandler soit de lui) de dire qu’il n’avait pas compris le caractère spécifique de la situation révolutionnaire, qu’il confondait la révolution avec une insurrection armée, et donc attendait fatalement le développement des évènements au lieu d’aller au devant, etc.
C’est vrai que je me suis personnellement opposé à ce que Ruth Fischer soit envoyée pour travailler avec Brandler, parce que je pensais que, dans une telle période, la bataille interne dans le CC pouvait amener à une défaite complète, car sur l’essentiel , c’est-à-dire eu égard à la révolution et à ses étapes, la position de Ruth Fischer était remplie du même fatalisme social-démocrate : on n’arrivait pas à comprendre que dans une telle période quelques semaines s’avèrent décisives pour des années, voire des décennies. Je pensais nécessaire de soutenir le CC existant, d’exercer une pression sur lui, de renforcer la tendance révolutionnaire en envoyant des camarades y assister, etc. Personne ne pensait alors qu’il fut nécessaire de remplacer Brandler et je ne fis pas une telle proposition.
Lorsque Brandler, en janvier 1924, vint à Moscou et nous dit être plus qu’optimiste en ce qui concerne le potentiel issu des événements de l’année précédente, il devint évident que Brandler n’avait pas compris la combinaison particulière de conditions qui créent une situation révolutionnaire ; je lui dis : "Vous ne savez distinguer le visage de la révolution que de derrière. L’automne dernier la révolution vous a montré son visage, et vous avez laissé passer l’occasion. La révolution vous tourne maintenant le dos, vous croyez par contre qu’elle vient vers vous ".
Si à l’automne 1923 je craignais par dessus tout que le Parti communiste allemand laisse passer le moment décisif (comme cela c’est effectivement produit), je craignais après janvier 1924 que la gauche mène une politique considérant que l’insurrection armée était encore à l’ordre du jour. Ainsi peut-on expliquer une série d’articles et de discours dans lesquels je cherchais à montrer que la situation révolutionnaire était passée et qu’un reflux de la révolution était inévitable, que dans un avenir immédiat le Parti communiste perdrait inévitablement de son influence, que la bourgeoisie utiliserait le reflux de la révolution pour se renforcer économiquement, que le capital américain exploiterait le renforcement du régime bourgeois pour une large intervention en Europe sous le mot d’ordre : "Normalisation, pacification, etc.". En même temps je soulignais la perspective révolutionnaire générale mais comme ligne stratégique et non ligne tactique.
Je donnais par téléphone ma signature aux thèses de janvier du camarade Radek. Je ne pris pas part à la rédaction de ces thèses (j’étais malade). Je donnais ma signature parce qu’elles contenaient l’affirmation que le Parti allemand avait laissé passer la situation révolutionnaire et qu’en Allemagne commençait pour nous une nouvelle phase, non d’offensive immédiate, mais de défensive et de préparation. C’était alors pour moi l’élément décisif.
L’affirmation selon laquelle j’aurais considéré que le parti allemand ne devait pas mener le prolétariat à l’insurrection est fausse d’un bout à l’autre. Mon accusation principale contre le CC de Brandler était seulement de ne pas avoir su suivre pas à pas les événements, ni porter le parti en tête des masses populaires dans l’insurrection armée dans la période d’août à octobre.
J’ai dit et écrit qu’après que le Parti ait fatalement perdu le rythme des événements, il était tard pour donner le signal de l’insurrection armée : les militaristes avaient utilisé le temps perdu par la révolution pour occuper les positions importantes, et surtout on avait constaté un changement dans les masses et un reflux avait commencé. C’est précisément en cela que consiste le caractère spécifique et original de la situation révolutionnaire, qui en l’espace d’un mois ou deux peut se trouver radicalement modifiée. Lénine ne répétait-il pas en septembre- octobre 1917 : "Maintenant ou jamais" (c’est-à-dire : jamais la même situation révolutionnaire ne se répétera).
Même si en janvier 1924 je ne pris pas part aux travaux de la Comintern pour raison de maladie, il est tout à fait vrai que j’étais contre le fait que Brandler soit mis à l’écart des travaux du CC. Je considérais que Brandler avait chèrement payé l’expérience pratique indispensable et nécessaire à un chef révolutionnaire. En ce sens j’aurais certainement défendu l’opinion selon laquelle Brandler devait rester dans le CC, si je n’avais été alors en dehors de Moscou. En outre je n’avais aucune confiance en Maslow . Je retenais, en me basant sur les entretiens que j’avais eus avec lui, qu’il partageait tous les défauts de la position brandlérienne par rapport aux problèmes de la révolution, mais n’avait pas les qualités de Brandler, c’est-à-dire le sérieux et la nature consciencieuse. Indépendamment du fait que j’ai pu me tromper ou pas dans cette évaluation de Maslow, ce problème n’est qu’en rapport indirect avec l’évaluation de la situation révolutionnaire de l’automne 1923 et du changement produit en novembre- décembre de la même année.
Un des principaux résultats de l’expérience allemande était pour moi le fait qu’à l’instant décisif où, comme je l’ai déjà dit, le sort de la révolution est en jeu pour longtemps, il y a une rechute plus ou moins social-démocrate chez les communistes. Dans notre révolution cette rechute, grâce à tout le passé du Parti et au rôle incomparable de Lénine, fut moindre, et malgré cela le Parti fut parfois mis en danger dans la bataille pour le pouvoir. Bien plus importante me semblait et me semble encore l’inévitabilité des rechutes sociales-démocrates à l’instant décisif dans les Partis communistes européen plus jeunes et moins trempés. De ce point de vue il faut évaluer le rôle de Parti, son expérience, ses offensives, ses retraites dans toutes les étapes de la préparation de la conquête du pouvoir. En se basant sur cette expérience il faut faire une sélection des cadres dirigeants du Parti.
Lettre à L. Trotsky
Amedeo Bordiga
2 mars 1926
Moscou, le 2 mars 1926
Cher camarade Trotsky,
Lors d’une réunion de l’Exécutif Élargi avec le camarade Staline, la délégation italienne a posé quelques questions à propos de votre préface au livre 1917 et votre critique sur les événements de l’Octobre 1923 en Allemagne ; le camarade Staline a répondu que vous vous êtes montré contradictoire dans votre attitude sur ce point.
Au fin de ne pas courir le risque de citer tant soi peu avec la moindre inexactitude les mots précis du camarade Staline, je me référerai à la formulation qui en est faite dans un texte écrit, ou bien à l’article du camarade Kuusinen publié par Correspondance Internationale (édition française) du 17 décembre 1924, n° 82. Cet article a été publié en italien pendant notre discussion pour le III° Congrès (l’Unità du 31 août 1925). On y soutient que :
a. Avant l’Octobre 1923 vous avez soutenu le groupe Brandler en acceptant, en général, la ligne définie par les organes dirigeants de l’IC pour l’action en Allemagne ;
b. Dans le courant du mois de janvier 1924, dans des thèses souscrites avec le camarade Radek , vous avez affirmé que le parti allemand n’aurait pas dû déclencher la bataille en octobre ;
c. Ce n’est seulement qu’en septembre 1924 que vous avez formulé votre critique contre les erreurs de la politique du Parti Communiste Allemand et de l’IC qui auraient amené à ne pas choisir le bon moment pour la bataille en Allemagne.
À propos de ces prétendues contradictions j’ai polémiqué avec le camarade Kuusinen dans un articule paru dans l’Unita à du mois d’octobre, en me basant sur les éléments qui étaient à ma connaissance. Mais c’est seulement vous qui pouvez faire la lumière complète sur la question, et je vous demande de le faire à titre d’information et d’éclaircissement, en brèves notes, dont je ferai usage à titre personnel. Ce n’est qu’avec l’éventuelle autorisation de Parti, auquel en revient le pouvoir, que je pourrai à l’avenir m’en servir pour examiner le problème dans notre presse.
Je vous envoie mes saluts communistes.
Discours à l’Exécutif de l’Internationale Communiste
A. Bordiga
23 février 1926
Camarades, nous avons affaire ici à un projet de thèses et à un rapport, mais je crois qu’il est absolument impossible de limiter nos débats à ce projet de thèses et à ce rapport.
J’ai eu l’occasion les années précédentes, aux divers congrès de l’Internationale, de donner mon appui à des thèses et des déclarations qui étaient parfois très bonnes et très satisfaisantes, mais, dans le développement de l’Internationale, les faits n’ont pas toujours été à la hauteur des espérances que ces déclarations avaient éveillées en nous. C’est pourquoi il faut discuter et critiquer le développement de l’Internationale au regard des événements qui se sont produits depuis le dernier congrès ainsi que des perspectives de l’Internationale et des tâches qu’elle doit se fixer.
Il me faut affirmer que la situation que nous connaissons dans l’Internationale ne peut être considérée comme satisfaisante. En un certain sens nous avons affaire à une crise. Cette crise n’est pas née d’aujourd’hui, elle existe depuis longtemps. C’est là une affirmation qui n’est pas seulement avancée par moi et quelques groupes de camarades de l’ultra-gauche. Les faits prouvent que tous reconnaissent l’existence de cette crise. On lance très fréquemment de nouveaux mots d’ordre qui renferment au fond l’aveu qu’il est indispensable de changer radicalement nos méthodes de travail. On a lancé ici à bien des reprises, aux tournants de notre activité, de nouveaux mots d’ordre à travers lesquels on reconnaissait au fond que le travail était sur une mauvaise voie. Il est vrai qu’on explique en ce moment même qu’il n’est pas question de révision, qu’aucun changement ne s’impose. C’est une contradiction flagrante. Pour prouver que l’existence de déviations et d’une crise dans l’Internationale est admise par tous et pas seulement par les ultra-gauches mécontents, nous nous proposons de survoler très rapidement l’histoire de notre Internationale et de ses différentes étapes.
La fondation de l’Internationale Communiste après l’effondrement de la II° Internationale se fit sur le mot d’ordre selon lequel le prolétariat devait travailler à la formation de partis communistes. Tous étaient d’accord pour penser que les conditions objectives étaient favorables au combat final révolutionnaire, mais qu’il nous manquait l’organe de ce combat. On disait alors : les conditions préalables objectives de la révolution existent, et si nous avions des partis communistes vraiment capables de mener une activité révolutionnaire, toutes les conditions préalables nécessaires seraient alors réunies pour une victoire complète.
Au III° Congrès, l’Internationale - tirant les leçons d’événements nombreux mais surtout celles de l’action de mars 1921 en Allemagne - fut obligée de constater que la formation de partis communistes n’était pas à elle seule suffisante. Des sections suffisamment fortes de l’ Internationale Communiste étaient apparues dans presque tous les pays importants, et pourtant le problème de l’action révolutionnaire n’avait pas été résolu. Le parti allemand avait jugé possible de marcher au combat et de lancer une offensive contre l’adversaire, mais il essuya une défaite. Le III° Congrès dut débattre de ce problème et fut obligé de constater que l’existence de partis communistes n’est pas suffisante lorsque les conditions objectives de la lutte font défaut. On n’avait pas tenu compte du fait que si on passe à une offensive de ce genre il faut au préalable s’assurer l’appui de larges masses. Le parti communiste le plus puissant n’est pas capable, dans une situation généralement révolutionnaire, de créer par un acte de pure volonté les conditions préalables et les facteurs indispensables à une insurrection, s’il n’a pas réussi à rassembler des masses importantes autour de lui.
Ce fut donc une étape à l’occasion de laquelle l’Internationale constata de nouveau que bien des choses devaient être changées. On affirme toujours que l’idée de la tactique du front unique est contenue dans les discours du III° congrès et qu’elle a ensuite été formulée lors des sessions de l’Exécutif élargi après le Illème congrès, à la lumière de l’analyse de la situation politique qu’avait faite Lénine au III° congrès. Cela n’est pas tout à fait exact, car la situation avait évolué. Au cours de la période où la situation objective était favorable, nous n’avons pas su utiliser correctement la bonne méthode de l’offensive contre le capitalisme. Après le III° congrès il ne s’agit plus de lancer tout simplement une deuxième offensive après avoir préalablement conquis les masses. La bourgeoisie nous avait gagné de vitesse, c’était elle qui, dans les principaux pays, lançait l’offensive contre les organisations ouvrières et les partis communistes, et cette tactique de la conquête des masses en vue de l’offensive dont il était question au III° congrès se transforma en une tactique de défensive contre l’action entreprise par la bourgeoisie capitaliste. On élabore cette tactique en même temps que le programme que l’on veut réaliser, en étudiant le caractère de l’offensive de l’adversaire et en menant à bien la concentration du prolétariat qui doit nous permettre la conquête des masses par nos partis et le passage à la contre-offensive dans un proche avenir. C’est en ce sens que la tactique du Front Unique a été conçue alors.
Je n’ai pas besoin de dire que je n’ai rien à objecter aux conceptions du III° congrès relatives à la nécessité de la solidarité des masses ; j’évoque ici cette question pour montrer que l’Internationale a été obligée une fois de plus de reconnaître qu’elle n’était pas encore assez mûre pour la direction de la lutte du prolétariat mondial.
L’utilisation de la tactique du Front Unique a conduit à des erreurs droitières, et ces erreurs sont apparues de plus en plus clairement après le III° et plus encore après le IV° congrès ; cette tactique, qui ne peut être utilisée qu’en période de défensive, c’est-à-dire dans une période où la crise de décomposition du capitalisme n’est plus si aiguë, cette tactique que nous avons utilisée a fortement dégénéré. A notre avis cette tactique a été acceptée sans qu’on ait cherché à déterminer son sens précis. On n’a pas su sauvegarder le caractère spécifique du parti communiste. Je n’ai pas l’intention de répéter ici notre critique concernant la manière dont la majorité de l’Internationale Communiste a appliqué la tactique du Front Unique. Nous n’avions rien à objecter lorsqu’il s’agissait de faire des revendications matérielles immédiates du prolétariat, et même des revendications les plus élémentaires découlant de l’offensive de l’ennemi, la base de notre action. Mais lorsque, sous le prétexte qu’il ne s’agissait que d’une passerelle nous permettant de poursuivre notre chemin vers la dictature du prolétariat, on a voulu donner au Front Unique de nouveaux principes, touchant le pouvoir central de l’Etat et le gouvernement ouvrier, nous avons protesté et nous avons dit : nous dépassons ici les limites de la bonne tactique révolutionnaire.
Nous communistes, nous savons très bien que le développement historique de la classe ouvrière doit conduire à la dictature du prolétariat, mais il s’agit d’une action qui doit influencer de larges masses, et ces masses ne peuvent être conquises par notre simple propagande idéologique. Dans toute la mesure où nous pouvons contribuer à la formation de la conscience révolutionnaire des masses, nous le ferons par la force de notre position et de notre attitude à chaque phase du déroulement des événements. C’est pourquoi cette attitude ne peut et ne doit pas être en contradiction avec notre position concernant la lutte finale, c’est-à-dire le but pour lequel notre parti a été spécialement formé. L’agitation sur un mot d’ordre comme par exemple celui du gouvernement ouvrier ne peut que semer le désarroi dans la conscience des masses et même dans celle du Parti et de son état-major.
Nous avons critiqué tout cela depuis le début, et je me borne ici à rappeler dans ses grandes lignes le jugement que nous avons porté à l’époque. Lorsque nous avons été confrontés aux erreurs que cette tactique a provoquées, et, surtout, lorsque se produisit la défaite d’octobre 1923 en Allemagne, l’Internationale reconnut s’être trompée. Ce n’était pas un accident secondaire, c’était une erreur que nous devions payer de l’espoir de conquérir un nouveau grand pays à côté du premier pays qu’avait conquis la révolution prolétarienne, ce qui aurait été pour la révolution mondiale d’une importance énorme.
Malheureusement, on se contenta de dire : il n’est pas question de réviser de façon radicale les décisions du IV° congrès mondial, il est seulement nécessaire d’écarter certains camarades qui se sont trompés dans l’application de la tactique du Front Unique ; il est nécessaire de trouver les responsables. On les a trouvés dans l’aile droite du parti allemand, on n’a pas voulu reconnaître que c’est l’Internationale dans son ensemble qui porte la responsabilité. Cependant, on a soumis les thèses à une révision et on a donné une toute autre formulation au gouvernement ouvrier.
Pourquoi n’avons-nous pas été d’accord avec les thèses du V° congrès ? A notre avis la révision ne suffisait pas ; les différentes formules auraient dû mieux être mises en lumière, mais surtout nous étions opposés aux mesures du V° congrès parce qu’elles ne supprimaient pas les erreurs graves et parce que nous pensions qu’il n’est pas bon de limiter la question à une procédure contre des individus, qu’un changement s’imposait dans l’Internationale elle-même. On se refusa à suivre cette voie saine et courageuse. Nous avons à maintes reprises critiqué le fait que parmi nous, dans le milieu dans lequel nous travaillons, on développe un état d’esprit parlementariste et diplomatique. Les thèses sont très à gauche, les discours sont très à gauche, et ceux mêmes contre qui ils sont dirigés les approuvent parce qu’ils pensent être ainsi immunisés. Mais nous, nous ne nous sommes pas seulement tenus à la lettre, nous avons prévu ce qui arriverait après le V° congrès, et c’est pourquoi nous ne pouvions pas nous déclarer satisfaits.
Je voudrais établir ici ceci : on a été plus d’une fois obligé de reconnaître qu’il fallait radicalement changer la ligne. La première fois on n’avait pas compris la question de la conquête des masses, la deuxième fois il s’agissait de la tactique du Front Unique, on entreprit au III° congrès une révision complète de la ligne suivie jusqu’alors. Mais ce n’est pas tout : au V° congrès et à l’Exécutif élargi de mars 1925 on constate une fois de plus que tout va mal. On dit : six ans ont passé depuis la fondation de l’Internationale, mais aucun de ses partis n’a réussi à faire la révolution. Certes la situation s’est dégradée ; nous avons affaire maintenant à une certaine stabilisation du capitalisme, mais pourtant on explique que bien des choses devraient être changées dans l’activité de l’Internationale. On n’a pas encore compris ce qu’il faut faire, et on lance le mot d’ordre de la bolchévisation. C’est incompréhensible ; comment, huit ans se sont passés depuis la victoire des bolchéviks russes, et nous voilà obligés maintenant de constater que les autres partis ne sont pas bolchéviks ? Qu’une transformation profonde est nécessaire pour les élever à la hauteur de partis bolchéviks ? Personne n’avait remarqué cela auparavant ?
Pourquoi nous n’avons pas dès le V° congrès élevé une protestation contre ce mot d’ordre de la bolchévisation ? Parce que personne n’a pu s’opposer à l’affirmation selon laquelle les autres partis devaient atteindre la capacité révolutionnaire qui a rendu possible la victoire du parti bolchévik.
Mais maintenant il ne s’agit pas que d’un simple mot d’ordre, d’un simple slogan. Nous avons affaire à des faits et à des expériences. Maintenant il est nécessaire de tirer le bilan de la bolchévisation et de voir en quoi elle a consisté.
Je prétends que ce bilan est défavorable à plusieurs points de vue. On n’a pas résolu le problème qu’il s’agissait de résoudre ; la méthode de la bolchévisation appliquée à tous les partis ne les a pas fait progresser. Je dois examiner le problème de différents points de vue. Tout d’abord du point de vue historique.
Nous n’avons qu’un parti qui ait arraché la victoire, c’est le parti bolchévik russe. L’essentiel pour nous est de suivre la même voie que celle qu’a adoptée le parti russe pour arriver à la victoire ; c’est très juste, mais cela ne suffit pas. Il est indéniable que la voie historique suivie par le parti russe ne peut présenter tous les traits du développement historique qui attend les autres partis. Le parti russe a lutté dans un pays où la révolution libérale bourgeoise n’était pas encore accomplie ; le parti russe - c’est un fait - a lutté dans des conditions particulières, c’est-à-dire dans un pays où l’autocratie féodale n’avait pas encore été abattue par la bourgeoisie capitaliste. Entre la chute de l’autocratie féodale et la conquête du pouvoir par le prolétariat s’est étendue une période trop courte pour qu’on puisse comparer ce développement avec celui que la révolution prolétarienne devra accomplir dans les autres pays. Le temps a manqué pour que puisse s’édifier un appareil d’Etat bourgeois sur les ruines de l’appareil d’Etat tsariste et féodal. Le déroulement des événements en Russie ne nous fournit pas les expériences fondamentales dont nous avons besoin pour savoir comment le prolétariat devra abattre l’Etat capitaliste moderne, libéral, parlementaire, qui existe depuis de nombreuses années et qui a une grande capacité défensive. Ces différences posées, le fait que la révolution russe ait confirmé notre doctrine, notre programme, notre conception du rôle de la classe ouvrière dans le processus historique, est d’une importance théorique d’autant plus grande que la révolution russe, même dans ces conditions particulières, a amené la conquête du pouvoir et la dictature du prolétariat réalisée par le parti communiste. La théorie du marxisme révolutionnaire y a trouvé sa plus grandiose confirmation historique. Du point de vue idéologique, c’est d’une importance historique décisive, mais pour ce qui est de la tactique, cela n’est pas suffisant. Il est indispensable que nous sachions comment on attaque l’Etat bourgeois moderne, qui se défend dans la lutte armée plus efficacement encore que ne le faisait l’autocratie tsariste, mais qui en outre se défend à l’aide de la mobilisation idéologique et de l’éducation défaitiste de la classe ouvrière par la bourgeoisie. Ce problème n’apparaît pas dans l’histoire du parti communiste russe, et si on comprend la bolchévisation dans le sens que l’on peut attendre de la révolution accomplie par le parti russe la solution de tous les problèmes stratégiques de la lutte révolutionnaire, alors cette conception de la bolchévisation est insuffisante. L’Internationale doit se former une conception plus large, elle doit trouver aux problèmes stratégiques des solutions en dehors de l’expérience russe. Celle-ci doit être exploitée à fond, on ne doit repousser aucune de ses caractéristiques, on doit l’avoir constamment sous les yeux, mais nous avons aussi besoin d’éléments complémentaires provenant de l’expérience que fait la classe ouvrière en Occident. Voilà ce qu’il faut dire du point de vue historique et tactique sur la bolchévisation. L’expérience de la tactique en Russie ne nous a pas montré comment nous devons mener la lutte contre la démocratie bourgeoise ; elle ne nous donne aucune idée des difficultés et des tâches que nous réserve le développement de la lutte prolétarienne.
Un autre aspect du problème de la bolchévisation est la question de la réorganisation du parti. En 1925 on nous explique soudain : toute l’organisation des sections de l’Internationale n’est pas correcte. On n’a pas encore appliqué le b-a-ba de l’organisation. On s’est déjà posé l’ensemble des problèmes, mais l’essentiel n’est pas encore fait. C’est-à-dire, on n’a pas résolu le problème de notre organisation interne. On reconnaît ainsi que nous avons marché dans une direction totalement fausse. Je sais fort bien que l’on ne prétend pas limiter le mot d’ordre de la bolchévisation à un problème d’organisation. Mais ce problème a un aspect organisatif et on a insisté sur le fait qu’il est le plus important. Les partis ne sont pas organisés comme l’était et l’est le parti bolchévik russe, parce que leur organisation ne repose pas sur le principe du lieu de travail, parce qu’ils sont encore du type de l’organisation territoriale, qui serait absolument incompatible avec les tâches révolutionnaires, qui relèverait du type caractéristique du parti social-démocrate parlementaire. Si on juge nécessaire de modifier l’organisation de nos partis en ce sens, et si on présente cette modification non comme une mesure pratique propre, dans des conditions particulières, à certains pays, mais bien comme une mesure fondamentale valable pour l’Internationale tout entière, destinée à remédier à une erreur essentielle, à créer les conditions préalables indispensables à la transformation de nos partis en véritables partis communistes - alors nous ne pouvons pas être d’accord. Il est vraiment très surprenant qu’on ne se soit pas avisé de cela plus tôt. On prétend que la transformation en cellules d’entreprises était déjà contenue dans les thèses du III° congrès. Il est alors vraiment très surprenant qu’on ait attendu de 1921 à 1924 pour passer à la réalisation. La thèse selon laquelle un parti communiste doit être absolument formé sur la base des lieux de travail est théoriquement fausse. D’après Marx et Lénine et suivant une thèse de principe connue, formulée avec précision, la révolution n’est pas une question de forme d’organisation. Pour résoudre le problème de la révolution, il ne suffit pas de trouver une formule organisative. Les problèmes qui se dressent devant nous sont des problèmes de pouvoir et non des problèmes de forme. Les marxistes ont toujours combattu les écoles syndicalistes et semi-utopistes qui disent : rassemblez les masses dans telle ou telle organisation, syndicat, association, etc., et la révolution sera faite. Maintenant on dit, ou du moins on mène la campagne dans ce sens : il faut reconstruire l’organisation sur la base de la cellule d’entreprise, et tous les problèmes de la révolution seront résolus. On ajoute : le parti russe a réussi à faire la révolution parce que c’est sur cette base qu’il était construit.
On dira certainement que j’exagère, mais plusieurs camarades pourront confirmer que la campagne a été menée sur des thèses de ce genre. Ce qui nous intéresse, c’est l’impression que ces mots d’ordre produisent dans la classe ouvrière et parmi les membres de notre parti. Pour ce qui est du travail de cellule, on a donné l’impression que c’était là la recette infaillible du véritable communisme et de la révolution. Pour ma part je conteste que le parti communiste doive être absolument formé sur la base des cellules d’entreprise. Dans les thèses organisatives que Lénine a présentées au III° congrès, on a insisté précisément à plusieurs reprises sur le fait qu’il ne peut y avoir en matière d’organisation une solution de principe valable pour tous les pays et pour tous les temps. Nous ne contestons pas que le principe de la cellule d’entreprise comme base de l’organisation du parti a été bon étant donné la situation en Russie. Je ne veux pas m’étendre trop longtemps sur cette question ; dans l’abondante discussion au congrès du parti italien nous avons dit qu’il y avait eu en Russie des raisons diverses en faveur de cette organisation.
Pourquoi pensons-nous que les cellules d’entreprise comportent des inconvénients dans d’autres pays, si on compare leur situation à celle de la Russie ? Avant tout, parce que les ouvriers organisés dans la cellule ne sont jamais à même de discuter toutes les questions politiques. On établit précisément dans le rapport du Comité exécutif de l’Internationale Communiste à ce plénum que dans presque aucun pays les cellules d’entreprise ne sont arrivées à s’occuper de problèmes politiques. Il y a eu, dit-on, exagération, on avait réorganisé très rapidement les partis, mais il ne s’agissait là que d’erreurs pratiques secondaires. On peut cependant contester qu’il s’agisse d’un simple détail si on a privé les partis de leur organisation fondamentale qui permettait de débattre de questions politiques, et si la nouvelle organisation ne s’acquitte toujours pas, après une année d’existence de cette fonction vitale ; si on aboutit à un tel résultat, c’est bien qu’il ne s’agit pas d’erreurs isolées, mais que la position du problème dans son entier est erronée. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut prendre à la légère. La question est très grave. Nous pensons que ce n’est pas par accident que la cellule d’entreprise ne permet pas la discussion des problèmes politiques ; car les ouvriers des pays capitalistes, qui sont rassemblés dans le petit cercle étroit de leur entreprise, n’ont pas la possibilité de se poser des problèmes généraux et de relier les revendications immédiates au but final du communisme. Dans une assemblée d’ouvriers qui s’intéressent aux mêmes petits problèmes immédiats et n’appartiennent pas à des catégories professionnelles différentes, ces questions de revendications immédiates peuvent fort bien être débattues, mais il n’y a dans cette assemblée aucune base pour une discussion des problèmes généraux, des problèmes qui concernent l’ensemble de la classe ouvrière, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible d’y développer un travail politique de classe, comme ç’est le rôle du parti communiste.
On nous dira : ce que vous réclamez, c’est ce que réclament aussi tous les éléments droitiers ; vous voulez les organisations territoriales, dans lesquelles les intellectuels avec leurs longs discours dominent toute la discussion. Mais ce danger de démagogie et de tromperie de la part des dirigeants existera toujours, il existe depuis qu’existe un parti prolétarien, mais ni Marx ni Lénine, qui ont traité de ce problème de façon détaillée, n’ont jamais pensé un instant le résoudre à l’aide du boycott des intellectuels ou des non-prolétaires. Ils ont au contraire plus d’une fois souligné le rôle historiquement indispensable des déserteurs de la classe dominante dans la révolution. Il est notoire qu’opportunisme et trahison s’infiltrent en général dans le parti et dans les masses par l’entremise de certains dirigeants, mais la lutte contre ce danger doit être menée d’une autre manière. Même si la classe ouvrière pouvait se tirer d’affaire sans intellectuels d’origine bourgeoise, elle ne pourrait pour autant se passer de dirigeants, d’agitateurs, de journalistes, etc., et il ne lui resterait pas d’autre choix que de les chercher dans les rangs des ouvriers. Mais le danger de corruption et de démagogie de ces ouvriers devenus des dirigeants n’est pas différent de celui des intellectuels. Dans certains cas ce sont d’anciens ouvriers qui ont joué le rôle le plus sordide dans le mouvement ouvrier, chacun le sait. Et en définitive est-ce que les intellectuels ne jouent plus aucun rôle dans l’organisation en cellules d’entreprise telle qu’elle est pratiquée maintenant ? C’est le contraire qui se passe. Ce sont les intellectuels qui, conjointement avec d’anciens ouvriers, constituent l’appareil du parti. Le rôle de ces éléments ne s’est pas modifié, il est même plus dangereux maintenant. Si nous admettons que ces éléments peuvent être corrompus par leur situation de permanents, cette difficulté demeure, car nous leur avons donné maintenant des responsabilités plus grandes encore, étant donné que les ouvriers n’ont pratiquement pas de liberté de mouvement dans les petites assemblées des cellules d’entreprise, pas de base suffisante pour influencer le parti par leur instinct de classe. Le danger sur lequel nous attirons l’attention ne consiste pas dans un recul de l’influence des intellectuels, mais, au contraire, dans le fait que les ouvriers ne se préoccupent que des revendications immédiates de leur entreprise et qu’ils ne voient pas les grands problèmes du développement révolutionnaire général de la classe ouvrière. La nouvelle forme d’organisation est ainsi moins adaptée à la lutte de classe prolétarienne au sens le plus sérieux et le plus large du terme.
En Russie, les grands problèmes généraux du développement de la révolution, le problème de l’Etat, celui de la conquête du pouvoir, étaient inscrits à chaque instant à l’ordre du jour, parce que l’appareil d’Etat féodal tsariste était irrémédiablement miné et que chaque groupe d’ouvriers était placé à chaque instant devant ce problème du fait de sa position dans la vie sociale et de la pression administrative. Les déviations opportunistes ne représentaient pas en Russie de danger particulier, car il manquait une base à la corruption du mouvement ouvrier par l’Etat capitaliste qui manie parfaitement l’arme des concessions démocratiques et les illusions de l’intérêt commun.
Il y a aussi une différence d’ordre pratique. Nous devons naturellement donner à l’organisation de notre parti la forme la plus apte à résister à la répression. Nous devons nous protéger contre les tentatives de la police pour dissoudre notre parti. En Russie l’organisation en cellules d’entreprise était justement la forme la meilleure, car le mouvement ouvrier était rendu impossible dans les rues, dans les villes, dans la vie publique, par les mesures extrêmement sévères de la police. Il était ainsi matériellement impossible de s’organiser hors de l’entreprise. Ce n’est que dans l’entreprise que les ouvriers pouvaient se rassembler pour discuter de leurs problèmes sans être remarqués. En outre il n’y avait que l’entreprise pour poser les problèmes de classe sur la base de l’antagonisme entre le capital et le travail.
Les petites questions économiques touchant l’entreprise, par exemple la question des amendes soulevée par Lénine, étaient du point de vue historique progressistes en comparaison des revendications libérales que les ouvriers et la bourgeoisie adressaient ensemble à l’autocratie ; mais en comparaison de la question de la conquête du pouvoir dans la lutte contre la démocratie bourgeoise comme nouvelle forme d’Etat, les revendications prolétariennes immédiates sont des problèmes d’importance secondaire. Mais comme cette question de la conquête du pouvoir ne pouvait être posée qu’après la chute du tsarisme, il était nécessaire de déplacer le cœur de la lutte dans l’entreprise, parce que l’entreprise était l’unique base sur laquelle le parti autonome prolétarien pouvait développer pleinement son action.
Si la bourgeoisie et les capitalistes étaient en Russie les alliés du tsar, ils n’en étaient pas moins en même temps ceux qui devaient le renverser, ceux qui représentaient en puissance l’effondrement du pouvoir autocratique. C’est pourquoi il n’y a pas eu en Russie entre les industriels et l’Etat une solidarité aussi complète que dans les pays modernes. Dans ces pays règne une solidarité absolue entre l’appareil d’Etat et les patrons, c’est leur Etat, leur police. C’est l’appareil d’Etat qui apparaît historiquement comme l’instrument du capitalisme, c’est lui qui a créé les organes adaptés à cette fin et les met à la disposition des patrons. Si un ouvrier essaie dans l’entreprise d’organiser d’autres ouvriers, le patron appelle la police, il a recours à l’espionnage, etc. C’est pourquoi le travail de parti dans l’entreprise est beaucoup plus dangereux dans les pays capitalistes modernes. Il n’est pas difficile à la bourgeoisie de mettre à jour le travail de parti dans l’entreprise. C’est pourquoi nous proposons de ne pas former les organisations fondamentales du parti à l’intérieur de l’entreprise mais de les déplacer à l’extérieur.
Je ne voudrais rapporter ici qu’un petit fait. En Italie, la police enrôle maintenant un nouveau type d’agents. Les conditions de recrutement sont très sévères. Mais pour ceux qui exercent un métier et peuvent travailler dans une entreprise, l’entrée est facilitée. Cela prouve que la police recherche des gens capables de travailler dans les différentes industries, pour pouvoir les utiliser à détecter le travail révolutionnaire dans l’entreprise.
Par ailleurs nous avons appris qu’une association antibolchévique internationale a décidé de s’organiser en cellules pour faire contrepoids au mouvement ouvrier.
Un autre argument. On a dit ici qu’un nouveau danger a fait son apparition, le danger de l’aristocratie ouvrière. Il est clair que ce danger caractérise les périodes où nous sommes menacés par l’opportunisme, qui tend à jouer un certain rôle dans la corruption du mouvement ouvrier.
Mais le canal le plus aisé pour la pénétration de l’influence de l’aristocratie ouvrière dans nos rangs est sans aucun doute l’organisation fondée sur le principe de la cellule d’entreprise, car dans l’entreprise c’est l’influence de l’ouvrier qui occupe un rang élevé dans la hiérarchie technique du travail qui l’emporte inévitablement.
Pour toutes ces raisons, et sans en faire une question de principe, nous demandons que la base organisative du parti - pour des raisons politiques et techniques - reste l’organisation territoriale.
Est-ce à dire que nous voulons négliger pour autant le travail de parti dans l’entreprise ? Contestons-nous que le travail communiste dans l’entreprise soit une base importante pour établir la liaison avec les masses ? Absolument pas. Le parti doit avoir une organisation dans l’entreprise, mais cette organisation ne doit pas être la base du parti. Il doit y avoir dans les entreprises des organisations de parti qui soient sous la direction politique du parti. Il est impossible d’établir une liaison avec la classe ouvrière sans organisation dans l’entreprise, mais cette organisation doit être la fraction communiste.
Nous sommes donc pour un réseau d’organisations communistes dans les entreprises, mais à notre avis le travail politique doit être accompli dans les organisations territoriales.
Je ne peux pas ici entrer dans le détail des conclusions qui ont été tirées de notre attitude sur cette question au cours de la discussion en Italie. Au congrès et dans nos thèses nous avons développé en détail la question théorique de la nature du parti. On a affirmé que notre point de vue n’était pas un point de vue de classe : nous aurions réclamé que le parti favorise le développement de l’activité d’éléments hétérogènes, comme par exemple les intellectuels. Ce n’est pas vrai. Nous ne combattons pas l’organisation édifiée exclusivement sur la base des cellules d’entreprises parce que, ainsi, le parti se trouve constitué exclusivement d’ouvriers. Ce que nous craignons, c’est le danger de labourisme et d’ouvriérisme, qui est le pire danger antimarxiste. Le parti est prolétarien parce qu’il est placé sur le chemin historique de la révolution, du combat pour les buts finaux auxquels tend une seule et unique classe, la classe ouvrière. C’est cela qui fait que le parti est prolétarien, non le critère automatique de sa composition sociale. Le caractère du parti n’est pas compromis par la participation active à son travail de tous ceux qui acceptent sa doctrine et qui veulent lutter pour ses buts de classe.
Tout ce qu’on peut dire dans ce domaine en faveur des cellules d’entreprise est de la vulgaire démagogie, qui s’appuie sur le mot d’ordre de la bolchévisation, mais qui conduit directement à désavouer la lutte du marxisme et du léninisme contre les conceptions banalement mécanistes et défaitistes de l’opportunisme et du menchévisme.
Je passe à un autre aspect de la bolchévisation, celui du régime interne du parti et de l’Internationale Communiste.
On a fait là une nouvelle découverte : ce qui manque à toutes les sections, c’est la discipline de fer des bolchéviks, dont le parti russe nous donne l’exemple.
On prononce une interdiction absolue contre les fractions, et on décrète l’obligation pour tous les membres du parti de participer au travail commun, quelle que soit leur opinion. Je pense que dans ce domaine également la question de la bolchévisation a été posée de façon très démagogique.
Si nous posons la question ainsi : le premier venu est-il autorisé à former une fraction ? tout communiste répondra non ; mais on ne peut poser la question de cette manière. Il y a déjà des résultats qui nous montrent que les méthodes employés n’ont rendu service ni au parti ni à l’Internationale. Cette question de la discipline interne et des fractions doit être posée d’un point de vue marxiste, de façon sensiblement différente et plus complexe. On nous dit : que voulez-vous ? Voulez-vous que le parti ressemble à un parlement, où chacun a le droit démocratique de lutter pour le pouvoir ou de s’assurer de la majorité ?
Mais, ainsi, la question est mal posée : si on la pose ainsi, il n’y a qu’une réponse possible : nous serions bien sûr contre un régime aussi ridicule.
C’est un fait que nous devons avoir un parti communiste absolument uni, excluant, en son sein, divergences d’opinion et regroupements divers. Mais cette affirmation n’est pas un dogme, un principe a priori. Il s’agit d’un but vers lequel on doit tendre, vers lequel on peut tendre au cours du développement d’un véritable parti communiste : or cela n’est possible que lorsque toutes les questions idéologiques, tactiques et organisatives sont correctement posées et correctement résolues. A l’intérieur de la classe ouvrière, ce sont les rapports économiques dans lesquels vivent les divers groupes qui déterminent les actions et les initiatives de la lutte de classes. Au parti politique revient le rôle de rassembler et d’unifier tout ce que ces actions ont de commun du point de vue des buts révolutionnaires de la classe ouvrière du monde entier. L’unité à l’intérieur du parti, la suppression des divergences d’opinion internes, la disparition des luttes de fractions fourniront la preuve que le parti se trouve sur la voie la meilleure pour remplir correctement ses tâches. Mais s’il y a des divergences d’opinion, cela prouve que la politique du parti est entachée d’erreurs, qu’elle n’a pas la capacité de combattre radicalement les tendances à la dégénérescence du mouvement ouvrier qui se manifestent d’ordinaire à certains moments cruciaux de la situation générale. Si on se trouve devant des cas d’indiscipline, c’est le symptôme que ce défaut existe toujours dans le parti. La discipline est en effet un résultat, non un point de départ, non une sorte de plate-forme inébranlable. Cela correspond d’ailleurs au caractère volontaire de l’entrée dans notre organisation. C’est pourquoi une sorte de code pénal du parti ne peut être un remède aux cas fréquents de manquement à la discipline. On a institué ces derniers temps dans nos partis un régime de terreur, une sorte de sport qui consiste à intervenir, à punir, à anéantir, et tout cela avec un plaisir tout particulier, comme si c’était justement cela l’idéal de la vie du parti. Les champions de cette brillante opération semblent même persuadés qu’elle constitue une preuve de capacité et d’énergie révolutionnaires. Je pense, au contraire, que les vrais et bons révolutionnaires sont en général les camarades qui font l’objet de ces mesures d’exception et qui les supportent patiemment pour ne pas détruire le parti. J’estime que cette débauche d’énergie, ce sport, cette lutte à l’intérieur du parti n’a rien à voir avec le travail révolutionnaire que nous devons mener. Un jour viendra où il faudra frapper et détruire le capitalisme, et dans ce domaine le parti devra donner les preuves de son énergie révolutionnaire. Nous ne voulons pas d’anarchisme dans le parti, mais nous ne voulons pas davantage un régime de représailles continuelles, qui n’est que la négation de l’unité et de la solidité du parti.
Pour l’instant, les choses se présentent ainsi : la centrale actuelle existera toujours ; elle peut faire ce qu’elle veut, car elle a toujours raison quand elle prend des mesures contre celui qui la contredit, quand elle "anéantit intrigues et oppositions.
Le mérite ne consiste pas à réprimer les rébellions ; l’important, c’est qu’il n’y ait pas de rébellions. On reconnaît l’unité du parti aux résultats atteints, non à un régime de menaces et de terreur. Nous avons besoin de sanctions dans nos statuts, c’est clair. Mais elles doivent être des exceptions, elles ne doivent pas devenir une procédure normale et générale à l’intérieur du parti. Si des éléments abandonnent manifestement la voie commune, il faut prendre des mesures contre eux. Mais si le recours au code de sanctions devient la règle dans une société, c’est que cette société n’est pas précisément la plus parfaite. Les sanctions ne doivent être prises qu’exceptionnellement, et non pas constituer une règle, un sport, l’idéal des dirigeants. Il faut que cela change, si nous voulons former un bloc solide au vrai sens du mot.
Les thèses proposées ici contiennent à ce propos quelques bonnes phrases. On a l’intention de donner un peu plus de liberté. Cela vient peut-être un peu tard. Peut-être croit-on qu’il est possible de donner un peu plus de liberté à "ceux qui ont été foulés aux pieds" et qui ne peuvent plus bouger. Mais laissons là les thèses et considérons les faits. On a toujours dit que nos partis devaient être édifiés sur le principe du centralisme démocratique. Ce serait peut-être une fort bonne chose si nous trouvions pour démocratie une autre expression. Mais la formule a été donnée par Lénine. Comment réaliser le centralisme démocratique ? Au moyen de l’éligibilité des camarades, de la consultation de la masse du parti pour résoudre certaines questions. Il peut bien sûr y avoir des exceptions à cette règle dans un parti révolutionnaire. Il est admissible que la centrale dise parfois : camarades, le parti devrait normalement vous consulter, mais comme la lutte contre notre ennemi vient d’entrer dans une période dangereuse, comme il n’y a pas une minute à perdre, nous agissons sans vous consulter.
Mais ce qui est dangereux, c’est de donner l’impression d’une consultation alors qu’il s’agit d’une initiative prise d’en haut, c’est d’abuser de l’emprise qu’a la centrale sur tout l’appareil du parti et sur la presse. Nous avons dit en Italie que nous acceptons la dictature, mais que nous détestons ces méthodes "à la Giolitti". La démocratie bourgeoise est-elle autre chose qu’un moyen de tromperie ? Est-ce peut-être cette démocratie-là que vous nous accordez dans le parti et que vous voulez réaliser ? Alors, il vaudrait mieux une dictature qui, elle, a le courage de ne pas se masquer hypocritement. Il faut introduire une véritable forme démocratique, c’est-à-dire une démocratie qui permette à la centrale de tirer de l’appareil du parti tout son profit, au bon sens du mot. Sinon il ne peut y avoir que malaise et insatisfaction, surtout dans les milieux ouvriers. Il nous faut un régime sain dans le parti. Il est absolument indispensable que le parti ait la possibilité de se faire une opinion et de l’exprimer ouvertement. J’ai dit lors du congrès italien que l’erreur qui a été commise, c’est de n’avoir pas fait à l’intérieur du parti une différence nette entre agitation et propagande. L’agitation s’adresse à une grande masse d’individus, auxquels on rend claires quelques idées simples, alors que la propagande touche un nombre relativement restreint de camarades à qui on explique un plus grand nombre d’idées plus compliquées. L’erreur qui a été commise, c’est de s’être limité à de l’agitation à l’intérieur du parti ; on a considéré par principe la masse des membres du parti comme inférieurs, on les a traités comme des éléments que l’on peut mettre en mouvement, et non comme facteur d’un travail commun. On peut comprendre jusqu’à un certain point l’agitation fondée sur des formules à apprendre par cœur, quand on recherche l’effet le plus grand au moyen de la plus petite dépense d’énergie, quand il faut mettre en mouvement de grandes masses, là où le facteur de la volonté consciente ne joue qu’un rôle limité. Mais il n’en va pas de même avec le parti. Nous exigeons que l’on en finisse avec cette méthode d’agitation à l’intérieur du parti. Le parti doit rassembler autour de lui cette partie de la classe ouvrière qui a une conscience de classe et dans laquelle règne la conscience de classe ; si du moins vous ne revendiquez pas la théorie des élus, qui, parmi d’autres accusations non fondées, nous a été autrefois imputée. Il est nécessaire que la grande masse des membres du parti se forge une conscience politique commune et qu’elle étudie les problèmes que se pose le parti communiste. En ce sens il est d’une extrême urgence de changer le régime interne du parti.
Venons-en aux fractions. A mon sens on peut poser la question des fractions du point de vue de la morale ou du code pénal. Y a-t-il dans l’histoire un seul exemple d’un camarade créant une fraction pour s’amuser ? Cela ne s’est jamais produit Y a-t-il un exemple montrant que l’opportunisme a pénétré dans le parti par le moyen de fractions, que l’organisation de fractions a servi de base à une mobilisation de la classe ouvrière par l’opportunisme et que le parti révolutionnaire a été sauvé par l’intervention des pourfendeurs de fractions ? Non, l’expérience montre que l’opportunisme entre toujours dans nos rangs sous le masque de l’unité. Il est de son intérêt d’influencer la masse la plus grande possible, aussi fait-il toujours ses propositions dangereuses sous le masque de l’unité. L’histoire des fractions montre en général que les fractions ne sont pas à l’honneur des partis à l’intérieur desquels elles se forment, mais bien des camarades qui les forment. L’histoire des fractions est l’histoire de Lénine, ce n’est pas l’histoire des coups portés aux partis révolutionnaires, mais au contraire l’histoire de leur cristallisation et de leur défense contre les influences opportunistes.
Quand une fraction essaie de se former, il faut avoir des preuves pour dire que c’est, directement ou indirectement, une manœuvre de la bourgeoisie pour pénétrer dans le parti. Je ne crois pas qu’une telle manœuvre prenne en général cette forme. Au congrès italien nous avons posé la question à propos de la gauche de notre parti. Nous connaissons l’histoire de l’opportunisme. Quand un groupe devient-il le représentant de l’influence bourgeoise dans un parti prolétarien ? Ces groupements ont trouvé en général un sol favorable parmi les fonctionnaires syndicaux ou les représentants du parti au parlement.
Ou bien, il s’agit d’un groupe qui préconise dans les questions de stratégie et de tactique du parti la collaboration des classes et des alliances avec d’autres groupes sociaux et politiques. Si on parle de fractions à détruire, il faudrait au moins pouvoir prouver qu’il s’agit d’une association avec la bourgeoisie ou avec des milieux bourgeois ou peut-être de relations personnelles. Si une telle analyse n’est pas possible, il est indispensable de chercher les causes historiques de la naissance de la fraction et de ne pas lui jeter l’anathème a priori. La naissance d’une fraction montre que quelque chose ne va pas. Pour remédier au mal, il faut rechercher les causes historiques qui ont suscité l’anomalie et qui ont déterminé la formation ou la tendance à former cette fraction. Les causes résident dans les erreurs idéologiques et politiques du parti. Les fractions ne sont pas la maladie, mais seulement le symptôme, et si on veut soigner l’organisme malade, on ne doit pas combattre les symptômes, mais on doit essayer de sonder les causes de la maladie. D’autre part, il s’agissait dans la plupart des cas de groupes de camarades qui ne faisaient aucune tentative pour créer une organisation ou rien de semblable. Il s’agissait de points de vue, de tendances qui cherchaient à se faire jour dans l’activité normale, régulière et collective du parti. Par la méthode de chasse aux fractions, de campagnes à scandale, de surveillance policière et de méfiance à l’égard des camarades, une méthode qui représente en réalité le pire fractionnisme se développant dans les couches supérieures du parti, on n’a pu que détériorer la situation de notre mouvement et pousser toute critique objective dans la voie du fractionnisme.
Ce n’est pas avec de tels moyens que se crée l’unité intérieure du parti, ils ne font que paralyser le parti et le rendre impuissant. Une transformation radicale des méthodes de travail est absolument indispensable. Si nous ne mettons pas fin à tout cela, les conséquences seront très graves.
Nous en avons un exemple dans la crise du parti français. Comment s’est-on attaqué aux fractions dans le parti français ? Très mal - par exemple dans la question de la fraction syndicaliste qui est en train de naître. Certains des camarades exclus du parti sont retournés à leurs premières amours, ils publient un journal dans lequel ils exposent leurs idées. Il est clair qu’ils ont tort. Mais les causes de cette importante déviation ne doivent pas être cherchées dans les caprices des méchants enfants Rosmer et Monatte. Elles doivent bien plutôt être cherchées dans les erreurs du parti français et de toute l’Internationale.
Après notre entrée en lice sur le terrain théorique contre les erreurs du syndicalisme, nous avons réussi à soustraire de larges masses d’ouvriers à l’influence d’éléments syndicalistes et anarchistes. Or maintenant ces conceptions reprennent vie. Pourquoi ? Entre autres parce que le régime interne du parti, le machiavélisme excessif, a fait mauvaise impression sur la classe ouvrière, et a rendu possible la renaissance de ces théories ainsi que du préjugé qui veut que le parti politique soit quelque chose de sale et que seule la lutte économique puisse sauver la classe ouvrière.
Ces erreurs de fond menacent de reparaître dans le prolétariat parce que l’Internationale et les partis communistes n’ont pas été capables de fournir la preuve, au moyen des faits ainsi que d’exposés théoriques simples, de la différence essentielle qu’il y a entre la politique au sens révolutionnaire et léniniste et la politique des vieux partis sociaux-démocrates dont la dégénérescence avant-guerre avait fait naître par réaction le syndicalisme.
Les vieilles théories de l’action économique opposées à toute activité politique ont enregistré quelques succès dans le prolétariat français, et cela parce qu’on a toléré toute une série d’erreur dans la ligne politique du parti communiste.
Semard : Vous dites que les fractions ont leur cause dans les erreurs de la direction du parti. La fraction de droite se constitue en France juste au moment où la centrale reconnaît ses erreurs et les corrige.
Bordiga : Camarade Semard, si vous voulez paraître devant le Bon Dieu avec le seul mérite d’avoir reconnu vos propres fautes, vous n’aurez pas assez fait pour le salut de votre âme.
Camarades, je crois qu’il est nécessaire de démontrer par notre stratégie et par notre tactique prolétarienne l’erreur que font ces éléments anarcho-syndicalistes.
On a maintenant l’impression dans la classe ouvrière que les faiblesses qui existent dans le parti communiste sont les mêmes que celles des autres partis politiques, et c’est pourquoi la classe manifeste une certaine méfiance à l’égard de notre parti. Cette méfiance a pour cause les méthodes et les manœuvres qui sont en usage dans nos rangs. Nous donnons l’impression de nous comporter, non seulement à l’égard du monde extérieur mais aussi dans la vie politique interne du parti, comme si la bonne "politique" était un art, une technique, la même pour tous les partis. On dirait que nous agissons en Machiavels, un manuel d’habileté politique dans la poche. Mais le parti de la classe ouvrière a pour tâche d’introduire une nouvelle forme de politique, qui n’a rien à voir avec les basses et insidieuses méthodes du parlementarisme bourgeois. Si nous ne démontrons pas cela au prolétariat nous n’arriverons jamais à exercer une influence solide et utile, et les anarcho-syndicalistes auront gagné la partie.
En ce qui concerne la fraction de droite en France, je n’hésite pas à dire que je la considère de façon générale comme un phénomène sain et non comme une preuve de la pénétration d’éléments petits-bourgeois dans le parti. La théorie et la tactique qu’elle préconise sont fausses, mais elle est pour une part une réaction très utile contre les erreurs politiques et le régime néfaste instauré par la direction du parti. Mais ce n’est pas seulement la centrale du parti français qui porte la responsabilité de ces erreurs. C’est la ligne générale de l’Internationale qui est à l’origine de la formation des fractions. Certes, sur la question du Front Unique, je me trouve en opposition absolue avec le point de vue de la droite française, mais à mon avis il est juste de dire que les décisions du V° Congrès ne sont pas claires ni absolument satisfaisantes. Dans certains cas on autorise le Front Unique par en haut, mais on ajoute que la social-démocratie est l’aile gauche de la bourgeoisie et qu’on doit se fixer pour but de démasquer ses dirigeants : c’est une position intenable. Les ouvriers français sont fatigués de cette sorte de tactique du Front Unique, telle qu’elle a été appliquée en France. Mais certains des dirigeants de l’opposition française sont, bien sûr, sur une mauvaise voie, diamétralement opposée à la véritable voie révolutionnaire, lorsqu’ils concluent dans le sens d’un Front Unique "loyal" et de la coalition avec la social-démocratie.
Bien sûr, si on limite le problème de la droite à la question de savoir si on a le droit de collaborer à un journal placé hors du contrôle du parti, il ne peut y avoir qu’une réponse. Mais cela ne saurait être une échappatoire. On doit essayer de corriger les erreurs et de réviser soigneusement la ligne politique du parti français, et sur bien des questions celle aussi de l’Internationale. On ne résoudra pas le problème en appliquant à l’encontre de l’opposition, de Loriot, etc., les règles d’un petit catéchisme du comportement personnel.
Pour corriger les erreurs il ne suffit pas de faire tomber des têtes, il faut s’efforcer de découvrir les erreurs originelles qui rendent possible et favorisent la formation des fractions.
On nous dit : pour trouver les erreurs dans notre machine à bolchévisation, il y a l’Internationale ; c’est à la majorité de l’Internationale qu’il revient d’intervenir si la centrale d’un parti commet des erreurs graves. Cela doit donner une garantie contre les déviations à l’intérieur des sections nationales. Dans la pratique, ce système a échoué. Nous avons eu l’exemple d’une telle intervention de l’Internationale en Allemagne. La centrale du K.P.D. était devenue toute-puissante et rendait impossible toute opposition dans le parti, et pourtant il s’est trouvé quelqu’un au-dessus d’elle qui a sanctionné à un certain moment tous les crimes et toutes les erreurs commis par cette centrale, c’est l’Exécutif de Moscou par sa Lettre Ouverte. Est-ce là une bonne méthode ? Non, certainement pas. Quel écho une telle action trouve-t-elle ? Nous en avons eu un exemple en Italie pendant notre discussion pour le congrès italien. Un camarade excellent, orthodoxe, est envoyé au congrès allemand. Il voit que tout va bien, qu’une majorité écrasante se prononce pour les thèses de l’Internationale, que la nouvelle centrale est élue dans un accord parfait, à l’exception d’une minorité négligeable. Le délégué italien s’en retourne et fait un rapport très favorable sur le parti allemand. Il écrit un article dans lequel il le dépeint aux camarades de la gauche italienne comme le modèle d’un parti bolchévik. Il est possible que de nombreux camarades de notre opposition soient devenus après cela des partisans de la bolchévisation. Deux semaines plus tard arrive la Lettre Ouverte de l’Exécutif... On apprend que la vie interne du parti allemand est très mauvaise, qu’il y a une dictature, que toute la tactique est complètement fausse, qu’on a commis de graves erreurs, qu’il y a de fortes déviations, que l’idéologie n’est pas léniniste. On oublie que la gauche allemande a été proclamée au V° Congrès une centrale parfaitement bolchévique, et on l’abat sans pitié. On use à son égard de la même méthode qu’on avait utilisée auparavant à l’égard de la droite. Au V° Congrès le slogan était : "C’était la faute à Brandler" ; on dit maintenant : "C’est la faute à Ruth Fischer". J’affirme qu’on ne peut gagner de cette manière la sympathie des masses ouvrières. On ne peut pas dire qu’une poignée de camarades soient coupables des erreurs commises. L’Internationale était là, qui suivait de près le cours des événements, et elle ne pouvait et ne devait ignorer ni les caractéristiques propres à chaque dirigeant ni leur activité politique. On dira maintenant que je défends la gauche allemande, de même qu’on a dit au V° Congrès que je défendais la droite. Mais je ne me solidarise politiquement ni avec l’une ni avec l’autre, j’estime seulement que l’Internationale doit dans les deux cas prendre sur elle la responsabilité des erreurs commises, l’Internationale qui s’était solidarisée complètement avec ces groupes qu’elle avait présentés comme les meilleures directions et dans les mains desquels elle avait remis le parti.
L’intervention de l’Exécutif élargi de l’Internationale Communiste contre les centrales des partis a donc en plusieurs circonstances été peu heureuse. La question est la suivante : comment l’Internationale travaille-t-elle, quels sont ses rapports avec les sections nationales et comment sont élus ses organes dirigeants ?
Au dernier Congrès, j’ai déjà critiqué nos méthodes de travail. Une collaboration collective véritable fait défaut dans nos organes dirigeants et dans nos congrès. L’organe suprême semble être un corps étranger aux sections, qui discute avec elles et choisit dans chacune une fraction à laquelle il donne son appui. Ce centre est soutenu, pour chaque question, par toutes les sections restantes, qui espèrent ainsi s’assurer un meilleur traitement lorsque leur tour sera venu. Parfois ceux qui s’abaissent à ce "maquignonnage" ne sont même que des groupes de dirigeants unis par des liens purement personnels. On nous dit : la direction internationale provient de l’hégémonie du parti russe, puisque c’est lui qui a fait la révolution, puisque c’est dans ce parti que se trouve le siège de l’Internationale. C’est pourquoi il est juste d’accorder une importance fondamentale aux décisions inspirées par le parti russe. Mais un problème se pose : comment les questions internationales sont-elles résolues par le parti russe ? Cette question, nous avons tous le droit de la poser.
Depuis les derniers événements, depuis la dernière discussion, ce point d’appui de tout le système n’est plus assez stable. Nous avons vu, dans la dernière discussion du parti russe, des camarades qui revendiquaient la même connaissance du léninisme et qui avaient indiscutablement le même droit de parler au nom de la tradition révolutionnaire bolchévique, discuter entre eux en utilisant les uns contre les autres des citations de Lénine et interpréter chacun en sa faveur l’expérience russe. Sans entrer dans le fond de la discussion, c’est un fait indiscutable que je voudrais établir ici.
Qui, dans cette situation, décidera en dernière instance des problèmes internationaux ? On ne peut plus répondre : la vieille garde bolchévique, car cette réponse ne résout rien en pratique. C’est le premier point d’appui du système qui se dérobe à notre enquête objective. Mais il en résulte que la solution doit être tout autre. Nous pouvons comparer notre organisation internationale à une pyramide. Cette pyramide doit avoir un sommet et des côtés qui tendent vers ce sommet. C’est ainsi qu’on peut représenter l’unité et la nécessaire centralisation. Mais aujourd’hui, du fait de notre tactique, notre pyramide repose dangereusement sur son sommet ; il faut donc renverser la pyramide ; ce qui maintenant est au-dessous doit passer par-dessus, il faut la mettre sur sa base pour qu’elle retrouve son équilibre. La conclusion à laquelle nous aboutissons sur la question de la bolchévisation est donc qu’il ne faut pas se contenter de simples modifications d’ordre secondaire, mais que tout le système doit être modifié de fond en comble.
Après avoir ainsi tiré le bilan de l’activité passée de l’Internationale, je voudrais passer à l’appréciation de la situation actuelle et aux tâches de l’avenir. Nous sommes tous d’accord sur ce qui a été dit dans l’ensemble sur la stabilisation, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’y revenir. La décomposition du capitalisme est entrée dans une phase moins aiguë. La conjoncture a connu, dans le cadre de la crise générale du capitalisme, certaines fluctuations.
Nous continuons d’avoir devant nous la perspective de l’écroulement final du capitalisme. Mais quand on se pose cette question de perspective, on fait à mon sens une erreur d’évaluation. Il y a plusieurs modes d’approche de ce problème de la perspective. A mon avis le camarade Zinoviev nous a rappelé ici des choses fort utiles lorsqu’il a parlé de la double perspective du camarade Lénine.
Si nous étions une société savante vouée à l’étude des événements sociaux, nous pourrions tirer des conclusions plus ou moins optimistes, sans que cela influe de quelque façon sur ces événements. Mais cette perspective purement scientifique ne saurait suffire à un parti révolutionnaire, qui prend part à tous les événements, qui est lui-même un de leurs facteurs et qui ne peut décomposer sa fonction de façon métaphysique, en séparant d’un côté la connaissance précise de cette fonction et de l’autre la volonté et l’action. C’est pourquoi notre parti doit toujours être directement relié à ses buts ultimes. Il est nécessaire d’avoir toujours sous les yeux la perspective révolutionnaire, même quand le jugement scientifique nous oblige à tirer des conclusions pessimistes. On ne peut interpréter comme une banale erreur scientifique le fait que Marx ait attendu la révolution en 1848, 1859, 1870, et que Lénine après 1905 l’ait prophétisée pour 1907, c’est-à-dire dix ans avant son triomphe. C’est même une preuve du perçant regard révolutionnaire de ces grands dirigeants. Il ne s’agit pas non plus d’une puérile exagération, qui entendrait constamment la révolution frapper à la porte, il s’agit de la véritable faculté révolutionnaire qui reste intacte malgré toutes les difficultés du développement historique. La question de la perspective est une question très intéressante pour nos partis, il faudrait que nous puissions l’examiner à fond. Je considère qu’il est inadmissible d’affirmer : la conjoncture s’est sensiblement modifiée dans un sens défavorable pour nous, la situation n’est plus celle de 1920 - voilà l’explication et la justification de la crise interne dans différentes sections et dans l’Internationale. Cela peut certes nous aider à expliquer les causes de telle ou telle erreur, mais cela ne les justifie pas. D’un point de vue politique, c’est insuffisant. Nous ne devons pas considérer avec résignation comme une réalité immuable le régime défectueux de nos partis actuels parce que la conjoncture extérieure nous est défavorable. Ainsi formulée, la question n’est pas correctement posée. Il est clair que si notre parti est un facteur des événements, il est aussi en même temps leur produit. Même si nous réussissons à avoir un vrai parti révolutionnaire. En quel sens les événements se reflètent-ils dans ce parti ? Dans le sens que le nombre de nos partisans grossit et que notre influence sur les masses s’accroît quand la crise du capitalisme nous fournit une situation favorable. Si la conjoncture nous devient à un moment donné défavorable, il est possible que nos forces baissent quantitativement, mais notre idéologie ne doit pas en souffrir, et ce ne sont pas seulement notre tradition, notre organisation, mais aussi la ligne politique qui doivent rester intactes. Si nous croyons que, pour préparer les partis à leur tâche révolutionnaire, il faut s’appuyer sur une situation de crise progressive du capitalisme, notre perspective relève de schémas tout à fait faux, car alors nous estimons qu’une période de crise longue et progressive est nécessaire à la consolidation de notre parti : mais quand nous en serons là, la situation économique devra nous faire le plaisir de rester quelque temps encore révolutionnaire pour nous permettre de passer à l’action. Si la crise s’accentue après une période de conjoncture incertaine, nous serons incapables de l’exploiter. Car nos partis, par suite de notre manière erronée de voir les choses, se trouveront inévitablement plongés dans le désarroi et l’impuissance.
Cela montre que nous ne savons pas tirer la leçon de notre expérience de l’opportunisme dans la II° Internationale. On ne peut nier qu’avant la guerre mondiale il y a eu une période de prospérité du capitalisme et que la conjoncture du capitalisme était bonne. Cela explique en un certain sens la décomposition opportuniste de la II° Internationale, mais cela ne justifie pas l’opportunisme. Nous avons combattu cette idée et refusé de croire que l’opportunisme soit un fait nécessaire et historiquement déterminé par les événements. La position que nous avons défendue, c’est que le mouvement doit opposer une résistance, et de fait la gauche marxiste a combattu l’opportunisme avant 1914 et exigé des partis prolétariens sains et révolutionnaires.
Il faut poser la question autrement. Même si la conjoncture et les perspectives nous sont défavorables ou relativement défavorables, il ne faut pourtant pas consentir avec résignation aux déviations opportunistes et les justifier sous prétexte que leurs causes doivent être cherchées dans la situation objective. Et si une crise interne survient malgré cela, ses causes et les moyens d’y remédier doivent être cherchés ailleurs, c’est-à-dire dans le travail et dans la ligne politique du parti qui ne sont pas encore maintenant ce qu’ils auraient dû être. Cela concerne également la question des dirigeants que le camarade Trotsky pose dans la préface de son livre, "1917" ; il y analyse les causes de nos défaites, et propose une solution avec laquelle je me solidarise entièrement. Trotsky ne considère pas les dirigeants comme des hommes que le ciel nous destine tout spécialement. Non, il pose la question de toute autre manière. Les dirigeants aussi sont un produit de l’activité du parti, des méthodes de travail du parti et de la confiance que le parti a su gagner. Si le parti, malgré une situation changeante et parfois défavorable, suit une ligne révolutionnaire et combat les déviations opportunistes, la sélection des dirigeants, la constitution de l’état-major, s’accomplit de manière favorable, et si dans la période du combat final nous n’aurons pas toujours un Lénine, du moins aurons-nous une direction solide et courageuse - ce qu’aujourd’hui, dans l’état actuel de notre organisation, nous ne pouvons guère espérer.
Il y a encore un autre schéma de perspectives qui doit être combattu et auquel nous avons affaire quand nous passons de l’analyse purement économique à l’analyse des forces sociales et politiques. On estime généralement que nous devons considérer comme une situation politiquement favorable à notre combat celle qui est offerte par un gouvernement de la gauche petite-bourgeoise. Ce faux schéma entre avant tout en contradiction avec le premier, car c’est le plus souvent à une époque de crise économique que la bourgeoisie choisit un gouvernement formé à l’aide des partis de droite, pour pouvoir entreprendre une offensive réactionnaire, c’est-à-dire que les conditions objectives redeviennent pour nous défavorables. Pour atteindre à une solution marxiste du problème, il est nécessaire de renoncer à ces lieux communs.
Il est, en général, inexact qu’un gouvernement de la gauche bourgeoise nous soit favorable ; le contraire peut se produire. Les exemples historiques nous montrent combien nous serions fous d’imaginer que, pour nous faciliter la tâche, se formerait un gouvernement issu de ce qu’on appelle les classes moyennes, dote d’un programme libéral qui nous permettrait d’organiser la lutte contre un appareil d’Etat affaibli.
Là aussi, il s’agit de l’influence qu’exerce une interprétation erronée de l’expérience russe. Dans la révolution de 1917 est tombé le premier appareil d’Etat, et il s’est formé un gouvernement appuyé par la bourgeoisie libérale et par la petite bourgeoisie. Mais aucun appareil d’Etat solide ne s’est constitué pour remplacer l’autocratie tsariste par la domination économique du capital et une représentation parlementaire moderne. Avant qu’un tel appareil ait pu s’organiser, le prolétariat, conduit par le parti communiste, a réussi à attaquer avec succès le gouvernement. On pourrait alors croire que les choses devraient suivre le même cours dans les autres pays, qu’un beau jour le gouvernement passera des mains des partis bourgeois dans les mains des partis du centre, que l’appareil d’Etat en sera affaibli, de sorte que le prolétariat n’aura guère de mal à l’abattre. Mais cette perspective simplifiée est complètement fausse. Quelle est la situation dans les autres pays ? Peut-on comparer un changement dans le gouvernement par lequel un gouvernement de droite est remplacé par un gouvernement de gauche, par exemple le Bloc des Gauches à la place du Bloc National en France, avec une transformation historique des fondements de l’Etat ? Il est possible que le prolétariat mette cette période à profit pour consolider ses positions. Mais s’il ne s’agit que du simple passage d’un gouvernement de droite à un gouvernement de gauche, on ne peut y voir la situation, favorable au communisme, de la désagrégation générale de l’appareil d’Etat.
Avons-nous donc des exemples historiques concrets de cette évolution supposée qui verrait un gouvernement de gauche aplanir la voie de la révolution prolétarienne ? Non, nous n’en avons pas.
En 1919 en Allemagne, une gauche bourgeoise a tenu le gouvernement. Il y a même eu des périodes où la social-démocratie se trouvait à la tête du gouvernement. Malgré la défaite militaire de l’Allemagne, malgré une crise très grave, l’appareil d’Etat n’a connu aucune transformation fondamentale de nature à faciliter la victoire du prolétariat, et non seulement la révolution communiste s’est effondrée, mais ce sont les sociaux-démocrates eux-mêmes qui ont été ses bourreaux.
Si, par notre tactique, nous avons contribué à placer un gouvernement de gauche à la barre, la situation en deviendra-t-elle pour nous plus favorable ? Non, absolument pas. C’est une conception menchévique de croire que les classes moyennes pourraient créer un autre appareil d’Etat que celui de la bourgeoisie, et que l’on pourrait considérer cette période comme une période de transition pour la conquête du pouvoir par le prolétariat.
Certains partis de la bourgeoisie ont un programme, et avancent des revendications, qui ont pour but de gagner les classes moyennes. Il ne s’agit pas là en général du passage du pouvoir d’un groupe social à un autre, mais seulement d’une nouvelle méthode du combat que nous livre la bourgeoisie, et nous ne pouvons pas dire, si un tel changement se produit, que ce soit là le moment le plus favorable pour notre intervention. Cette évolution peut être exploitée, mais à la condition que notre attitude antérieure ait été parfaitement claire et que nous n’ayons pas appelé de nos vœux le gouvernement de gauche.
Peut-on par exemple considérer le fascisme en Italie comme la victoire de la droite bourgeoise sur la gauche bourgeoise ? Non, le fascisme est plus que cela ; il est la synthèse de deux méthodes de défense des classes bourgeoises. Les dernières mesures du gouvernement fasciste ont montré que la composition sociale du fascisme : petite bourgeoisie et demi-bourgeoisie, n’en fait pas un agent moins direct du capitalisme En tant qu’organisation de masse (l’organisation fasciste compte un million de membres) et alors qu’au même moment la réaction la plus brutale s’abat sur tout adversaire qui ose s’attaquer à l’appareil d’Etat, il s’efforce de réaliser la mobilisation des plus larges masses à l’aide des méthodes social-démocrates.
Le fascisme a dans ce domaine essuyé des défaites. Cela renforce notre point de vue sur la lutte des classes. Mais ce qui ressort de là de la façon la plus évidente, c’est l’impuissance absolue des classes moyennes. Elles sont passées au cours des dernières années par trois stades : en 1919-1922 elles ont formé les cadres des chemises noires ; en 1923, après l’assassinat de Matteotti, elles sont passées à l’opposition ; aujourd’hui les voilà de nouveau du côté du fascisme. Elles sont toujours du côté du plus fort.
Il y a un autre fait à noter. On trouve dans les programmes de presque tous les partis et des gouvernements de gauche le principe selon lequel, même si on doit donner à tous l’ensemble des "garanties" libérales, il faut faire une exception pour les partis dont le but est de détruire les institutions étatiques, c’est-à-dire pour les partis communistes.
A l’erreur de perspective qui ne voit pour nous que des avantages dans un gouvernement de gauche, correspond l’hypothèse que les classes moyennes sont capables de trouver une solution indépendante au problème du pouvoir. C’est sur une grave erreur que repose à mon avis la prétendue nouvelle tactique utilisée en Allemagne et en France, et en fonction de laquelle le parti communiste italien a fait à l’opposition antifasciste de l’Aventin la proposition de former un contre-parlement. Je ne peux comprendre qu’un parti aussi riche de traditions révolutionnaires que notre parti allemand prenne au sérieux les sociaux-démocrates quand ils lui reprochent de faire le jeu de Hindenburg en présentant ses propres candidats. Le plan de la bourgeoisie pour atteindre à une mobilisation contre-révolutionnaire des masses consiste en général à proposer un dualisme politique et historique à la place de l’opposition de classes entre bourgeoisie et prolétariat, tandis que le parti communiste, lui, s’en tient à ce dualisme de classes, non parce qu’il est le seul dualisme possible dans la perspective sociale et sur le terrain des fluctuations du pouvoir parlementaire, mais bien parce qu’il est le seul dualisme capable historiquement de mener au renversement révolutionnaire de l’appareil de l’Etat de classe et à la formation du nouvel Etat. Ce n’est pas par des déclarations idéologiques et par une propagande abstraite, mais par le langage de nos actes et par la clarté de notre position politique que nous pouvons amener les plus larges masses à la conscience de ce dualisme. Lorsqu’en Italie on fit aux antifascistes bourgeois la proposition de se constituer en contre-parlement avec participation des communistes, même si on écrivait dans notre presse qu’on ne peut avoir absolument aucune confiance dans ces partis, même si par ce moyen on voulait les démasquer, on incita en pratique les masses à attendre des partis de l’Aventin le renversement du fascisme, et à considérer que le combat révolutionnaire et la formation d’un contre-Etat sont possibles non sur une base de classe, mais sur la base de la collaboration avec les éléments petits-bourgeois et même avec des groupes capitalistes. Cette manœuvre n’a pas réussi à rassembler de larges masses sur un front de classe. Non seulement cette tactique toute nouvelle n’est pas conforme aux décisions du V° Congrès, mais elle entre, à mon sens, en contradiction avec les principes et le programme du communisme.
Quelles sont nos tâches pour l’avenir ? Cette assemblée ne saurait s’occuper sérieusement de ce problème sans se poser dans toute son ampleur et sa gravité la question fondamentale des rapports historiques entre la Russie soviétique et le monde capitaliste. Avec le problème de la stratégie révolutionnaire du prolétariat et du mouvement international des paysans et des peuples coloniaux et opprimés, la question de la politique d’Etat du parti communiste en Russie est aujourd’hui pour nous la question la plus importante. Il s’agit de résoudre heureusement le problème des rapports de classe à l’intérieur de la Russie, il s’agit d’appliquer les mesures nécessaires à l’égard de l’influence des paysans et des couches petites-bourgeoises qui sont en train de se former, il s’agit de lutter contre la pression extérieure qui aujourd’hui est purement économique et diplomatique et qui demain sera peut-être militaire. Puisque un bouleversement révolutionnaire ne s’est pas encore produit dans les autres pays, il est nécessaire de lier le plus étroitement possible toute la politique russe à la politique révolutionnaire générale du prolétariat. Je n’entends pas approfondir ici cette question, mais j’affirme que dans cette lutte on doit s’appuyer, certes, en premier lieu sur la classe ouvrière russe et sur son parti communiste, mais qu’il est fondamental de s’appuyer également sur le prolétariat des Etats capitalistes. Le problème de la politique russe ne peut être résolu dans les limites étroites du seul mouvement russe, la collaboration directe de toute l’Internationale communiste est absolument nécessaire.
Sans cette collaboration véritable, non seulement la stratégie révolutionnaire en Russie, mais aussi notre politique dans les Etats capitalistes seront gravement menacés. Il se pourrait qu’apparaissent des tendances visant à réduire le rôle des partis communistes. Nous sommes déjà attaqués sur ce terrain, bien sûr pas depuis nos propres rangs, mais par les sociaux-démocrates et les opportunistes. Cela est en rapport avec nos manœuvres en vue de l’unité syndicale internationale et avec notre comportement vis-à-vis de la II° Internationale. Nous pensons tous ici que les partis communistes doivent maintenir inconditionnellement leur indépendance révolutionnaire ; mais il est nécessaire de mettre en garde contre la possibilité d’une tendance à vouloir remplacer les partis communistes par des organismes d’un caractère moins clair et explicite, qui n’agiraient pas rigoureusement sur le terrain de la lutte de classe et nous affaibliraient, nous neutraliseraient politiquement. Dans la situation actuelle, la défense du caractère international et communiste de notre organisation de parti contre toute tendance liquidatrice est une tâche commune indiscutable.
Pouvons-nous, après la critique que nous avons faite de la ligne générale, considérer l’Internationale, telle qu’elle est aujourd’hui, suffisamment armée pour cette double tâche stratégique en Russie et dans les autres pays ? Pouvons-nous exiger la discussion immédiate de tous les problèmes russes par cette assemblée ? A cette question nous devons hélas répondre non.
Une révision sérieuse de notre régime intérieur est absolument nécessaire ; il est en outre nécessaire de mettre à l’ordre du jour de nos partis les problèmes de la tactique dans le monde entier et les problèmes de la politique de l’Etat russe ; mais cela ne peut se faire qu’au travers d’un cours nouveau, avec des méthodes complètement différentes.
Dans le rapport et dans les thèses proposées nous ne trouvons aucune garantie suffisante à cet égard. Ce n’est pas d’un optimisme officiel que nous avons besoin ; nous devons comprendre que ce n’est pas avec des méthodes aussi mesquines que celles que nous voyons trop souvent employer ici, que nous pouvons nous préparer à assumer les tâches importantes qui se présentent à l’état-major de la révolution mondiale.
Lettre d’Amadeo Bordiga à Karl Korsch
Naples, le 28 octobre 1926
Cher camarade Korsch,
Les questions sont aujourd’hui si graves qu’il serait vraiment nécessaire de pouvoir en discuter de vive voix et très longuement : mais malheureusement, cela ne nous est pas possible pour l’instant. Il ne m’est pas non plus possible de vous écrire en détail sur tous les points de votre plate-forme, dont quelques-uns pourraient donner lieu à une discussion utile entre nous.
Par exemple, votre « façon de vous exprimer » au sujet de la Russie me semble ne pas convenir. On ne peut pas dire que « la révolution russe est une révolution bourgeoise ». La révolution de 1917 a été une révolution prolétarienne, bien que ce soit une erreur de généraliser ses leçons « tactiques ». La question qui se pose est de savoir ce qui arrive à une dictature prolétarienne dans un pays si la révolution ne suit pas dans les autres pays. Il peut y avoir une contre-révolution ; il peut y avoir une intervention extérieure ; il peut y avoir un processus de dégénérescence dont il s’agit de découvrir et de définir les symptômes et les répercussions dans le parti communiste.
On ne peut pas dire tout simplement que la Russie est un pays dans lequel le capitalisme est en expansion. La chose est beaucoup plus complexe : Il s’agit de nouvelles formes de la lutte de classe qui n’ont pas de précédents dans l’histoire. Il s’agit de montrer que toute la conception qu’ont les staliniens des rapports avec les classes moyennes constitue un renoncement au programme communiste. On dirait que vous excluez que le parti communiste russe puisse mener une politique qui n’aboutirait pas à la restauration du capitalisme. Cela reviendrait à donner une justification à Staline, ou à soutenir la position inadmissible selon laquelle il faudrait « quitter le pouvoir ». Il faut dire au contraire qu’une juste politique de classe aurait été possible en Russie sans la série de graves erreurs de politique internationale commises par toute la « vieille garde léniniste ».
J’ai aussi l’impression - je me limite à de vagues impressions - que dans vos formulations tactiques, même quand elles sont acceptables, vous accordez une valeur trop importante à ce que suggère la situation objective, qui aujourd’hui peut sembler aller à gauche. Vous savez qu’on nous accuse, nous gauche italienne, de refuser l’examen des situations : cela n’est pas vrai. Mais notre objectif est de construire une ligne de gauche qui soit vraiment générale et non occasionnelle, qui se relie à elle-même à travers les phases et les développements de situations éloignées dans le temps et différentes les unes des autres, en les affrontant toutes sur le terrain révolutionnaire adéquat, mais sans ignorer en rien leurs caractères distinctifs objectifs.
J’en viens maintenant à votre tactique. Pour m’exprimer avec des formules expéditives et non.., officielles, je dirai qu’elle me paraît encore, dans les rapports internationaux de parti, trop élastique et trop... bolchevique. Tout le raisonnement par lequel vous justifiez votre attitude vis-à-vis du groupe Fischer, à savoir que vous comptiez le pousser à gauche ou bien, au cas où il refuserait, le discréditer aux yeux des ouvriers, ne me convainc pas, et il ne me semble pas que dans les faits non plus il ait donné de bons résultats. D’une façon générale, je pense que ce qui doit être mis aujourd’hui au premier plan, c’est, plus que l’organisation et la manœuvre, un travail préalable d’élaboration d’une idéologie politique de gauche internationale, basée sur les expériences éloquentes qu’a connues le Komintern. Comme ce point est loin d’être réalisé, toute initiative internationale apparaît difficile.
J’ajoute quelques remarques sur notre position vis-à-vis des problèmes de la gauche russe. Il est significatif que nous ayons vu les choses différemment. Vous qui étiez très méfiants à l’égard de Trotsky, vous êtes arrivés tout de suite au programme de solidarisation inconditionnelle avec l’Opposition russe en prenant appui plus sur Trotsky que sur Zinoviev (je partage votre préférence).
Aujourd’hui que l’Opposition russe a dû « se soumettre », vous parlez de faire une déclaration dans laquelle on devrait l’attaquer parce qu’elle a laissé tomber le drapeau : c’est une chose sur laquelle je ne serais pas d’accord, alors que nous-mêmes n’avons pas cru devoir nous « fondre »sous ce drapeau international tenu par l’opposition russe.
Zinoviev et surtout Trotsky sont des hommes qui ont un grand sens de la réalité ; ils ont compris qu’il faut encore encaisser des coups sans passer à l’offensive ouverte. Nous ne sommes pas au moment de la clarification définitive, ni en ce qui concerne la situation extérieure ni en ce qui concerne la situation intérieure.
1. Nous partageons les positions de la gauche russe sur les directives de la politique étatique du parti communiste russe. Nous combattons la politique soutenue par la majorité du Comité Central comme un acheminement vers la dégénérescence du parti russe et de la dictature prolétarienne qui conduit hors du programme du marxisme révolutionnaire et du léninisme. Dans le passé nous n’avons pas combattu la politique d’Etat du parti communiste russe tant qu’elle est restée sur le terrain défini par le discours de Lénine sur l’impôt en nature et le rapport de Trotsky au IVe Congrès mondial. Nous acceptons les thèses de Lénine au IIIe Congrès.
2. Les positions de la gauche russe sur la tactique et sur la politique du Komintern, indépendamment de la question des responsabilités passées de nombre de ses membres, sont insuffisantes. Elles ne sont pas proches des positions que nous avons affirmées dès le début de l’Internationale Communiste sur les rapports entre partis et masses, entre tactique et situation, entre partis communistes et autres partis soi-disant ouvriers, ainsi que sur l’appréciation de l’alternative de la politique bourgeoise. Elles se rapprochent davantage, mais non complètement, sur la question de la méthode de travail de l’Internationale et sur celle de l’interprétation et du fonctionnement de la discipline interne et du fractionnisme. Les positions de Trotsky sur la question allemande de 1923 sont satisfaisantes, de même que son jugement sur la situation mondiale actuelle. On ne peut pas en dire autant des rectifications de Zinoviev sur la question du front unique et de l’Internationale Syndicale Rouge ainsi que sur d’autres points qui ont une valeur occasionnelle et contingente, rectifications qui ne donnent pas l’assurance d’une tactique évitant les erreurs du passé.
3. Etant donné la politique de pression et de provocation des dirigeants de l’Internationale et de ses sections, toute organisation de groupes nationaux et internationaux contre la déviation à droite présente des dangers de scission. Il ne faut pas vouloir la scission des partis et de l’Internationale. Il faut laisser s’accomplir l’expérience de la discipline artificielle et mécanique en respectant cette discipline jusque dans ses absurdités de procédure tant que cela sera possible, sans jamais renoncer aux positions de critique idéologique et politique et sans jamais se solidariser avec l’orientation dominante. Les groupes idéologiques ayant une position de gauche traditionnelle et complète ne pouvaient pas se solidariser de façon inconditionnelle avec l’opposition russe, mais ils ne peuvent pas condamner sa récente soumission, qui n’est pas une conciliation de sa part : elle a subi des conditions qui n’offraient pas d’autre alternative que la scission. La situation objective et externe est encore telle qu’être chassé du Komintern signifie - et pas seulement en Russie - avoir encore moins de possibilités de modifier le cours de la lutte de classe ouvrière qu’on ne peut en avoir au sein des partis.
4. En aucun cas il ne serait possible d’admettre une solidarité et une communauté de déclarations politiques avec des éléments comme Fischer et Cie qui auraient récemment assumé dans d’autres partis ainsi que dans le parti allemand des responsabilités de direction dans un sens droitier et centriste, et dont le passage à l’opposition coïnciderait avec l’impossibilité de conserver la direction d’un parti avec l’assentiment du centre international, et avec des critiques de leur action par l’Internationale. Ceci serait incompatible avec la défense de la nouvelle méthode et du cours nouveau du travail communiste international qui doit succéder à la méthode de la manœuvre de type parlementaire-fonctionnariste.
5. Avec tous les moyens n’excluant pas le droit de vivre dans le parti, il faut dénoncer le mot d’ordre prédominant comme conduisant à l’opportunisme et contrastant avec la fidélité aux principes programmatiques de l’Internationale, principes que d’autres groupes que nous peuvent eux aussi avoir le droit de défendre, à condition qu’ils se posent la question de rechercher les déficiences initiales - non pas sur le plan théorique, mais sur le plan de la tactique, de l’organisation, de la discipline - qui ont fait que la IIIe Internationale est elle aussi susceptible de connaître des dangers de dégénérescence.
Je crois que l’un des défauts de l’Internationale actuelle a été d’être un « bloc d’oppositions » locales et nationales. Il faut réfléchir sur ce point, bien entendu sans se laisser aller à des exagérations, mais pour mettre à profit ces enseignements. Lénine a arrêté beaucoup de travail d’élaboration « spontané » en comptant rassembler matériellement les différents groupes, et ensuite seulement les fondre de façon homogène à la chaleur de la révolution russe. En grande partie il n’a pas réussi.
Je comprends bien que le travail que je propose n’est pas facile en l’absence de liens organisatifs, de possibilités de publier, de faire de la propagande, etc. Malgré cela je crois qu’on peut encore attendre. De nouveaux événements extérieurs se produiront et en tous cas j’espère que le système de l’état de siège disparaîtra par épuisement avant de nous avoir obligés à relever les provocations.
Je crois que nous ne devons pas cette fois-ci nous laisser entraîner par le fait que l’opposition russe a dû signer des phrases contre nous, peut-être pour ne pas devoir céder sur d’autres points dans la préparation tourmentée du document. Ces répercussions entrent elles aussi dans les calculs des « bolchevisateurs ».
Je tâcherai de vous envoyer des éléments sur les affaires italiennes. Nous n’avons pas accepté la déclaration de guerre que constituaient les mesures de suspension de certains dirigeants de gauche et l’affaire n’a pas eu de suite de caractère fractionniste. Jusqu’à présent les batteries de la discipline ont tiré dans du coton. Ce n’est pas une ligne très belle et qui nous contente tous, mais c’est la moins mauvaise possible. Nous vous enverrons copie de notre recours à l’Internationale.
En conclusion, je ne crois pas qu’il faille faire une déclaration internationale comme vous le proposez, et je ne pense même pas que la chose serait réalisable en pratique. Je crois toutefois utile d’effectuer dans les divers pays des manifestations et des déclarations idéologiquement et politiquement parallèles dans leur contenu sur les problèmes de la Russie et du Komintern, sans aller pour autant jusqu’à donner le prétexte du « complot »fractionniste, et chacun élaborant librement sa pensée et ses expériences.
Dans cette question interne, j’estime qu’il est plus souvent préférable d’employer la tactique qui consiste à se laisser pousser par les événements, et qui est certainement dans les questions « externes » très nocive et opportuniste. A plus forte raison si l’on tient compte du fonctionnement spécial du mécanisme du pouvoir interne et de la discipline mécanique dont je persiste à croire qu’elle se brisera d’elle-même.
Je sais avoir été insuffisant et peu clair. Veuillez m’excuser et, pour l’instant, recevez mes cordiales salutations.
A. Bordiga
Lettre de Bordiga à Trotsky du 2 mars 1926, (saisie par la police russe et remise à Staline)
Cher camarade Trotsky,
Pendant une réunion de la délégation italienne à l’Exécutif Elargi actuel, avec le camarade Staline, des questions ayant été posées au sujet de votre préface au livre « 1917 » et de votre critique sur les événements d’Octobre 1923 en Allemagne, le camarade Staline a répondu que dans votre attitude sur ce point il y a eu une contradiction.
Pour ne pas courir le danger de citer avec la moindre des inexactitudes les paroles précises du camarade Staline, je me réfèrerai à la formulation qui est contenue dans un texte écrit, c’est-à-dire l’article du camarade Kuusinen publié par la CORRESPONDANCE INTERNATIONALE (édit. Française) du 17 Décembre 1924, N°82. Cet article a été publié en italien pendant la discussion pour notre IIIe congrès (UNITA du 31 août 1925). IL y est soutenu que :
a) – avant Octobre 1923 vous avez soutenu le groupe Brandler et vous avez en général accepté la ligne décidée par les organes dirigeants de l’I.C. pour l’action en Allemagne ;
b) – en janvier 1924, dans des thèses souscrites avec le cam.Radek, vous avez affirmé que le parti allemand ne devait pas déchaîner la lutte en Octobre ;
c) – en Septembre 1924 seulement vous avez formulé votre critique visant les erreurs de la politique du P.C.A. et de l’I.C. qui auraient amené à ne pas saisir l’occasion favorable pour la lutte en Allemagne.
Au sujet de ces prétendues contradictions, j’ai polémisé contre le cam. Kuusinen dans un article paru dans l’UNITA dans le mois d’octobre, en me basant sur les éléments qui m’étaient connus. Mais c’est vous seulement qui pouvez apporter une lumière complète sur la question, et je vous demande de le faire à titre de renseignement et d’information dans des brèves notes, dont je ferai un usage d’instruction personnelle. C’est seulement avec l’autorisation éventuelle des organes du parti à qui en revient la faculté, que je pourrais à l’avenir m’y fonder pour un examen du problème dans notre presse.
En vous adressant mes salutations communistes,
Amadeo
Léon Trotsky
Lettre aux bordiguistes
Constantinople, 25 septembre 1929
Chers camarades,
J’ai pris connaissance de la brochure "Plate-forme de gauche" que vous avez publiée en 1926 mais qui m’arrive seulement aujourd’hui. Même chose avec la lettre que vous m’adressiez dans le n° 20 de Prometeo et avec quelques articles de fond du journal : cela m’a donné la possibilité de rafraîchir mes connaissances plus que modestes en italien. Ces documents, tout comme la lecture d’articles et de discours du camarade Bordiga, que je connais personnellement, me permettent, dans une certaine mesure, de porter un avis sur vos principales idées et le degré de solidarité qui nous unit. Bien que, sur ce dernier point, non seulement les idées de principe mais aussi leur application politique aux événements du jour (le conflit sino- russe nous l’a rappelé de nouveau très clairement) aient une importance décisive, je crois que notre solidarité, au moins sur les questions essentielles, va suffisamment loin. Si je ne m’exprime pas aujourd’hui de façon plus catégorique, c’est uniquement parce que je veux laisser au temps et aux événements la possibilité de vérifier notre continuité idéologique et notre compréhension mutuelle. J’espère qu’elles se montreront complètes et durables.
"La plate-forme de gauche" (1926) a produit sur moi une grande impression. Je crois qu’elle est un des meilleurs documents émanant de l’opposition internationale et que, sous de nombreux aspects, elle conserve encore aujourd’hui toute son importance. Elle est très importante, surtout pour la France, quand elle met au premier plan de la politique révolutionnaire du prolétariat la question de la nature du parti, les principes essentiels de sa stratégie et de sa tactique. Ces derniers temps nous avons vu en France, chez de nombreux révolutionnaires en vue, l’opposition servir simplement d’étape entre le marxisme et la social-démocratie, le trade-unionisme ou simplement le scepticisme.
Presque tous ont hésité dans la question du parti.
Vous connaissez, évidemment, la brochure de Loriot, où il fait preuve d’une absolue incompréhension de la nature du parti, de sa fonction historique du point de vue des rapports de classes, et dérape dans la théorie de la passivité trade-unioniste qui n’a rien en commun avec l’idée de la révolution prolétarienne. Malheureusement, sa brochure représente une nette régression idéologique du mouvement ouvrier, encore aujourd’hui objet de la propagande du groupe de LaRévolution Prolétarienne.
L’abaissement du niveau idéologique du mouvement révolutionnaire ces cinq dernières années a laissé des traces dans le groupe Monatte. Arrivé entre 1917 et 1923 sur le seuil du marxisme et du bolchevisme, ce groupe a fait, depuis lors, de nombreux pas en arrière, dans le sens du syndicalisme ; mais il ne s’agit plus du syndicalisme combatif du début du siècle, lequel constituait un pas en avant du mouvement ouvrier français. Il s’agit d’un syndicalisme relativement dilatoire, passif et négatif qui tombe, la plupart du temps, dans un pur trade-unionisme. Et il n’y a pas de quoi s’en étonner. Tout ce que vous aviez dans le syndicalisme d’avant la guerre, d’éléments de progrès, s’est fondu dans le communisme. L’erreur principale de Monatte est la position incorrecte qu’il adopte face au parti et, en rapport avec cela, un fétichisme des syndicats pris comme une chose en soi, indépendamment de ses idées directrices ; et quand bien même les deux C.G.T. françaises s’uniraient aujourd’hui, si elles devaient coaliser demain toute la classe ouvrière française, cela ne ferait nullement disparaître la question des idées directrices de la lutte syndicale, de ses méthodes, du lien qui unit les tâches particulières aux tâches générales, c’est-à-dire la question du parti.
La Ligue syndicaliste dirigée par Monatte est elle-même un embryon de parti, elle réunit ses membres non selon des critères syndicaux, mais idéologiques, sur la base d’une certaine plate-forme ; et ne cherche rien d’autre qu’agir sur les syndicats, ou si on veut, les placer sous son influence idéologique. Mais la Ligue syndicaliste est un parti inachevé, non entièrement formé, n’ayant pas une histoire et un programme clairs, qui n’a pas pris conscience de lui-même, qui dissimule sa nature et qui se prive de toute possibilité de développement.
Souvarine, en luttant contre la bureaucratie et la déloyauté de l’appareil de l’IC, est arrivé aussi, bien que par une autre voie, à la négation de l’action politique et du parti lui-même. Proclamant la mort de l’Internationale et de sa section française, Souvarine considère en même temps que l’existence de l’opposition est caduque puisqu’il n’y a plus pour elle les conditions politiques requises.
En d’autres termes, il nie qu’il y ait nécessité urgente de l’existence du parti, toujours et toutes circonstances, comme expression des intérêts révolutionnaires du prolétariat.
Ce sont les raisons pour lesquelles je donne tant d’importance à notre solidarité sur la question du parti, de son rôle historique, de la continuité de son action, de son nécessaire combat pour étendre son influence sur toutes les formes du mouvement ouvrier. Sur cette question, un bolchevique, c’est-à-dire un révolutionnaire marxiste passé par l’école de Lénine, ne peut faire aucune concession. Sur toute une série des questions, la plate-forme de 1926 donne d’excellentes observations, qui conservent encore aujourd’hui toute leur importance.
Ainsi la plateforme déclare t-elle en toute clarté que les partis paysans dits "autonomes" tombent fatalement sous l’influence de la contre-révolution (page 36). On peut dire qu’à l’époque actuelle il ne peut pas y avoir d’exception à cette règle. Là où la classe paysanne ne marche pas derrière le prolétariat, elle marche avec la bourgeoisie contre le prolétariat. Malgré l’expérience de la Russie et de la Chine, Radek, Smilga et Preobrajenski ne l’ont pas compris et c’est précisément sur cette question qu’ils se trompent. Votre plate-forme accuse Radek de "concessions manifestes aux nationalistes allemands". Il faudrait y ajouter maintenant les concessions absolument injustifiables aux nationalistes chinois : l’idéalisation du sun-yat-senisme et la justification de l’entrée d’un parti communiste dans un parti bourgeois. Votre plate-forme souligne avec raison (page 37), en lien avec la lutte des peuples opprimés, la nécessité de l’indépendance absolue du Parti communiste ; l’oubli de cette règle essentielle conduit aux conséquences les plus funestes, comme nous l’a montrée l’expérience criminelle de la subordination du Parti communiste chinois au Kuomintang.
La politique néfaste du Comité anglo-russe, qui évidemment bénéficie du soutien complet l’actuelle direction du Parti communiste italien, est sorti du désir de passer au plus vite du petit Parti communiste anglais aux immenses Trade-Unions. Zinoviev a ouvertement exprimé cette idée au V° Congrès de l’Internationale ; Staline, Boukharine et Tomsky nourrissent la même illusion. Pour quel résultat ? Ils ont renforcé les réformistes anglais et ont affaibli le Parti communiste anglais. Voilà ce qui en coûte de jouer avec l’idée du parti : ce jeu ne reste jamais impuni.
En République Soviétique nous constatons une autre forme d’affaiblissement et de destruction du Parti communiste. Afin de le priver de son autonomie et son indépendance, il se dilue artificiellement dans la masse terrorisée par l’appareil gouvernemental. C’est pourquoi l’opposition, qui a réuni et éduqué de nouveaux cadres révolutionnaires qui la rejoignent par quelques milliers, est le vrai sang qui irrigue le Parti, tandis que la fraction stalinienne qui parle et agit formellement au nom d’un million et demi de membres du parti et de deux millions de membres de la Jeunesse communiste, détruit en réalité le parti.
Je constate avec plaisir, en me basant sur votre lettre publiée dans Prometeo, qu’il y a un accord total entre vous et l’opposition russe sur la définition de la nature sociale de l’État soviétique. Sur ce point, les militants d’ultra-gauche (voir l’Ouvrier Communiste, n° 1), montrent très nettement leur rupture avec les fondements du marxisme. Pour résoudre la question du caractère de classe d’un régime social, ils se limitent à la question de sa superstructure politique, ramenant celle-ci au niveau de bureaucratisme dans l’administration, et ainsi de suite. Pour eux, la question de la propriété des moyens de production n’existe pas. Dans l’Amérique démocratique ou en Italie fasciste on emprisonne, on fusille, on place sur la chaise électrique ceux qui sont accusés de préparer l’expropriation des ateliers, des usines et des mines appartenantes aux capitalistes. En République Soviétique, même aujourd’hui (sous la bureaucratie stalinienne) on fusille les ingénieurs qui tentent de préparer la restitution des usines, des ateliers, des mines à leurs ex-propriétaires. Comment peut-on ne pas voir cette différence fondamentale qui en réalité définit le caractère de classe d’un régime social ?
Je ne m’arrêterai pas davantage sur cette question à laquelle est consacrée ma dernière brochure ("La défense de l’U.R.S.S. et l’Opposition"), dirigée contre certains militants d’ultra-gauche français et allemands, qui il est vrai ne vont pas ainsi loin que vos sectaires italiens, mais, précisément pour cela, peuvent en être plus dangereux.
Au sujet de Thermidor, vous faites des réserves relatives à la pertinence des analogies entre la révolution russe et la révolution française. Je crois que cette observation résulte d’un malentendu. Pour juger de la justesse ou de la fausseté d’une analogie historique, il faut en déterminer clairement le contenu et les limites. Ne pas recourir aux analogies avec les révolutions des siècles passés serait simplement se priver de l’expérience historique de l’humanité. Aujourd’hui se distingue toujours d’hier. Pourtant nous apprenons d’hier en procédant avec analogies.
Le travail d’Engels sur la guerre des paysans est construit, d’un bout à l’autre, sur l’analogie entre la Réforme du XVI° siècle et la révolution de 1848. Pour forger la notion de dictature du prolétariat, Marx a chauffé son fer rouge dans le feu de 1793. En 1909 Lénine a défini le social-démocrate révolutionnaire comme un jacobin lié au mouvement ouvrier de masse. A l’époque je lui avais objecté, en employant des arguments académiques, que le jacobinisme et le socialisme scientifique s’appuyaient sur des classes différentes et employaient des méthodes différentes. En soi, l’argument était évidemment juste. Mais Lénine n’identifiait la plèbe de Paris avec le prolétariat moderne et la théorie de Rousseau avec la théorie de Marx.
Il soulignait seulement les traits communs aux deux révolutions : les masses populaires les plus opprimées n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes ; les organisations les plus révolutionnaires qui s’appuient sur ces masses mettent en place la dictature révolutionnaire dans leur lutte contre les forces de la vieille société. Cette analogie était-elle légitime ? Tout à fait. Elle s’est avérée historiquement fructueuse.
Quel était le caractère distinctif du Thermidor français ? Il fut la première étape de la contre-révolution victorieuse. Après Thermidor les jacobins ne purent (pour peu qu’ils en eussent la possibilité) reprendre le pouvoir sans une insurrection. De ce point de vue Thermidor eut un caractère décisif. Mais la contre-révolution n’était pas encore achevée, c’est-à-dire, les vrais maîtres de la situation n’étaient pas installés au pouvoir : pour cela il fallut l’étape suivante, le 18 Brumaire. Finalement la victoire complète de la contre-révolution, avec la restauration de la monarchie, les indemnisations des propriétaires féodaux, etc, se fit aux bons soins de l’intervention étrangère lors de la victoire sur Napoléon.
En Hongrie, après une brève période soviétique, la contre-révolution vainquit d’un coup par les forces des armes. Peut-on exclure ce danger pour l’URSS ? Sûrement pas. Mais tout le monde sait reconnaître une contre-révolution en cours. Sans commentaire… Lorsque nous parlons de Thermidor, nous avons à l’esprit une contre-révolution progressive qui se prépare en coulisses et se réalise par étapes. La première étape que nous appelons sous conditions Thermidor signifierait que le pouvoir passe aux mains de nouveaux possédants "soviétiques", soutenus par une fraction masquée du parti dirigeant, comme ce fut le cas pour les jacobins. Le pouvoir des nouveaux possédants, surtout des petits possédants, ne pourrait pas résister longtemps au retour de la révolution dans des conditions internationales favorables, avec la dictature du prolétariat, nécessitant l’emploi de la force révolutionnaire ; ou alors s’accomplirait la victoire de la grande bourgeoisie, du capital financier, voire de la monarchie, ce qui nécessiterait une révolution supplémentaire et peut même se donner deux révolutions.
Tel est le contenu de mon analogie avec Thermidor. Evidemment, si les limites d’usage de l’analogie sont transgressées, si on suit la mécanique superficielle des événements, ses épisodes dramatiques avec le sort de certaines personnalités, on peut facilement s’égarer et égarer les autres. Mais si on se base sur le mécanisme des rapports de classe, l’analogie devient tout aussi instructive que celle que fit par exemple Engels entre la Réforme et la révolution de 1848.
Ces jours-ci j’ai lu le numéro 1 du journal Ouvrier Communiste, publié, visiblement, par un groupe ultra-gauche qui s’est détachés de votre organisation. N’y aurait-il pas eu d’autres symptômes, ce numéro aurait été suffisant à démontrer que nous vivons une époque de décadence et de confusions idéologiques, de celles qui se produisent toujours après les grandes défaites révolutionnaires. Le groupe qui publie ce journal semble s’être assigné la tâche d’accumuler toutes les erreurs du syndicalisme à l’ancienne, de l’aventurisme, de la phraséologie gauchiste, du sectarisme, du confusionnisme théorique, en donnant à tout ceci un caractère de désinvolture juvénile et de querelle chahuteuse. Deux colonnes de cette publication suffisent à faire comprendre pourquoi ce groupe a dû se séparer de votre organisation marxiste, bien qu’il soit assez amusant voir les efforts ce groupe pour se réclamer de Marx et d’Engels.
En ce qui concerne la direction officielle du Parti italien, je n’ai eu la possibilité de l’observer que de l’exécutif de l’Internationale, en la personne d’Ercoli. Doué d’un esprit souple, loquace, Ercoli est doué pour les discours de procureur ou d’avocat, et de façon générale, pour exécuter les ordres. La casuistique stérile de ses discours, toujours tendant en définitive vers la défense de l’opportunisme, est à l’opposé, très nettement, de la pensée révolutionnaire vivante et vigoureuse d’Amadeo Bordiga. À propos, n’est-ce pas Ercoli qui a tenté d’adapter à l’Italie l’idée de la "dictature démocratique du prolétariat et des paysans" sous forme d’un mot d’ordre en faveur d’une assemblée constituante s’appuyant sur "des comités ouvriers et paysans" ?
Sur les questions de l’URSS, de la révolution chinois, de la grève générale en Angleterre, de la révolution en Pologne et de la lutte contre le fascisme italien, Ercoli, comme les autres chefs de formation bureaucratique, adopte invariablement une position opportuniste, quitte éventuellement, à la rectifier ensuite par des politiques aventureuses d’ultra-gauche. Il semble qu’actuellement, la mode soit encore à celles-ci.
Flanqués ainsi d’un côté de centristes du type d’Ercoli, et de l’autre de confusionniste d’ultra-gauche, vous êtes, camarades, ceux qui défendez dans les pires conditions de la dictature fasciste, les intérêts historiques du prolétariat italien et du prolétariat international. De tout cœur, je vous souhaite bonne réussite.
Bien à vous
Léon Trotsky
Léon Trotsky
Rapport à destination de l’U.R.S.S.
23 mai 1930
Chers amis,
Il ne vous a certainement pas échappé que la Pravda, le Bolchevik et tout le reste de la presse officielle a maintenant repris de toutes ses forces la campagne contre le "trotskysme". (quoique les raisons de coulisses pour ce tournant ne nous soient malheureusement pas connues, le fait même que la discussion ait été reprise après avoir été virtuellement suspendue pendant pas mal de temps est pour nous une grande victoire).
Il y a une demi-année, Molotov a spécialement recommandé aux communistes français de s’abstenir de polémiquer contre le "trotskysme" dans la mesure où, en fait, il avait été anéanti. A peu près à cette époque, j’écrivais aux camarades français que notre victoire serait à moitié assurée au moment où nous obligerions l’appareil officiel à commencer à polémiquer contre nous car ici notre supériorité dans le domaine des idées, établie depuis longtemps, se ferait inévitablement sentir avec toute sa force. Et nous commençons à récolter les fruits du travail théorique et politique de l’Opposition au cours des dernières sept années. Cela vaut avant tout bien sur pour les pays occidentaux où nous avons nos propres publications et pouvons rendre coup pour coup. En U.R.S.S., l’appareil peut, du fait du caractère unilatéral de la polémique, reporter l’issue finale de la lutte idéologique. Mais il ne peut que la reporter. Le passé a vu tant de confusions, de mensonges, de contradictions, de zigzags et d’erreurs que les conclusions générales les plus simples tombent maintenant d’elles-mêmes dans les couches larges du parti et de la classe ouvrière. Et puisque ces conclusions élémentaires sur la direction actuelle coïncident pour l’essentiel avec les idées que l’Opposition a lancées, l’appareil est obligé de recommencer à "travailler de nouveau sur le trotskysme", afin d’empêcher un lien entre la critique et le mécontentement dans le parti et les mots d’ordre de l’Opposition. Mais il ne peut y avoir de doute que le fait de servir réchauffé le même plat ancien n’apportera pas le salut. Dans des articles récents, par exemple ceux de cette pauvre âme sans espoir Pokrovsky, l’appel tardif à travailler sur le trotskysme a de toute évidence un ton de panique. L’importance de ces symptômes ne peut pas être surestimée. Bien des choses se manifestent dans le parti et avancent dans notre direction.
En Occident nous avons des succès réels surtout en France et en Italie. La presse officielle du P.C.F. a totalement rejeté le conseil de Molotov auquel il est fait référence plus haut - conseil que Molotov lui-même a réussi à répudier. Au lieu de nous attaquer avec des fabrications désespérément absurdes dans le style de "l’officier de Wrangel", la presse communiste française essaie de polémiquer sur les questions de principe. Mais c’est exactement ce que nous voulons ! L’Opposition française prend de plus en plus part effectivement aux activités du P.C., les enregistrant et les critiquant, brisant ainsi graduellement le mur entre elle et le parti. L’Opposition a trouvé un soutien dans le mouvement syndical où nos camarades d’idées ont publié leur propre plate-forme et établi leur propre centre, continuant la lutte bien entendu pour une confédération unie du travail.
Dans le parti italien, de sérieux mouvements ont eu lieu récemment. Vous connaissez l’exclusion du parti, sous l’accusation de solidarité avec Trotsky, du camarade Bordiga, qui est revenu récemment d’exil. Les camarades italiens nous ont écrit que Bordiga, ayant pris connaissance de vos dernières publications, a fait en réalité, semble-t-il, une déclaration d’accord avec nos idées. En même temps, une scission qui avait été longtemps en préparation s’est produite dans le parti officiel. Plusieurs membres du comité central qui avaient occupé des places de haute responsabilité dans le travail du parti ont refusé d’accepter la théorie et la pratique de la "troisième période". On les a déclarés "déviationnistes de droite", mais ils n’ont en fait rien de commun avec Tasca, Brandler et compagnie. Leur désaccord avec la "troisième période" les a obligé à réexaminer toutes les discussions et divergences des dernières années et ils ont déclaré leur pleine solidarité avec l’Opposition de gauche internationale. C’est là un élargissement de nos rangs d’une exceptionnelle valeur.
Dans une de mes dernières lettres, je soulignais que l’année écoulée était une année de grand travail préparatoire pour l’Opposition (la gauche internationale et que nous pouvons nous attendre maintenant à des résultats politiques de ce travail que nous avons fait. ’es faits que j’ai cités, concernant deux pays, attestent que ces résultats ont déjà commencé à prendre une forme tangible. Ce n’est pas par hasard, après tout, que la presse de l’Internationale Communiste se sent obligée, dans le sillage du parti communiste soviétique, de s’engager dans la voie de polémique ouverte "de principes" contre nous, qui, naturellement, n’œuvrera qu’en notre faveur.
Le XVI° congrès ne reflètera pas ces changements évidents, indiscutables dans le parti soviétique et l’Internationale Communiste, changements qui promettent beaucoup mais qui ne sont pourtant qu’un commencement. Il sera un congrès de la bureaucratie stalinienne, comme auparavant. Mais une bureaucratie effrayée, troublée, qui réfléchit. Organisationnellement, Staline conservera ses positions au congrès, selon toute vraisemblance. Mieux, ce congrès va certainement dresser le bilan de toute la série des victoires de Staline sur ses opposants et de sanctifier le système du "gouvernement d’un seul". Mais en dépit de tout cela - ou plus précisément à cause de tout cela, on peut dire sans la moindre hésitation : le XVI° congrès sera le dernier congrès de la bureaucratie stalinienne. Exactement comme le XV° congrès, qui a scellé la victoire sur l’Opposition de gauche, a accéléré la désintégration du bloc droite-centre, de même aussi le XVI° congrès, qui couronnera probablement la défaite des droitiers, hâtera la désintégration du centrisme bureaucratique. Cette désintégration ira d’autant plus vite qu’elle a été plus longtemps retenue par les gens de cet appareil brutal et déloyal. Non seulement tout cela ouvre de nouvelles possibilités pour l’Opposition de gauche, mais lui impose aussi de grandes obligations. La route vers le parti passe par le processus de revitalisation du parti lui-même, et c’est seulement à travers cela et par conséquent le renforcement du travail théorique et politique tenace de l’Opposition dans le parti et la classe ouvrière. Tout le reste découle de sa propre décision.
Léon Trotsky
Au comité de rédaction de Prometeo
19 juin 1930
Chers Camarades,
Votre longue lettre, datée du 3 juin, est arrivée. Malheureusement, au lieu de dissiper les malentendus, elle les aggrave.
1. Il n’y a pas de "contraste" entre ma dernière "Lettre ouverte" et ma réponse de l’an passé à votre propre lettre ouverte. Tout ce qui les sépare, c’est quelques mois d’une intense activité par la Gauche communiste internationale. A cette époque, un certain vague dans votre position pouvait apparaÎtre comme épisodique et même en partie inévitable. Très évidemment, les conditions dans lesquelles le camarade Bordiga, le dirigeant autorisé de votre fraction, s’est trouvé, peuvent avoir expliqué pour un temps le caractère dilatoire de votre position (sans bien entendu diminuer ses aspects néfastes). En répondant à votre "Lettre ouverte", j’ai pris en compte cette circonstance très importante, même si elle est personnelle. Je connais suffisamment le camarade Bordiga et j’ai de lui une estime assez grande pour comprendre le rôle exceptionnel qu’il joue dans la vie de votre fraction. Mais, comme vous le reconnaÎtrez sans doute vous-mêmes, cette considération ne peut pas primer les autres. Des événements se produisent, des questions nouvelles se posent et on a besoin de questions claires. Aujourd’hui, le vague conservateur de votre position est en train de devenir un symptôme de plus en plus dangereux.
2. Vous dites que pendant tout ce temps vous n’avez pas bougé d’un iota de la plate-forme de 1925 que j’ai appelée un document excellent à bien des égards. Mais une plate-forme n’est pas créée de façon qu’on ne "s’en sépare pas", mais plutôt pour l’appliquer et la développer. La plate-forme de 1925 était un bon document pour l’année 1925. Dans les cinq ans écoulés, il s’est produit de grands événements. Il n’existe aucune réponse dans la plate-forme. Essayer de remplacer les réponses à des questions qui découlent de la situation en 1930 par des références à la plate-forme de 1925, c’est soutenir une politique vague et évasive.
3. Vous expliquez que vous n’avez pas participé à la conférence de Paris par suite d’une mauvaise transmission postale de votre lettre d’invitation. S’il n’y a vraiment rien de plus, on aurait du le dire ouvertement dans la presse. Je n’ai rien trouvé à ce sujet de votre groupe dans La Vérité. Peut-être est-ce paru dans Prometeo ? Il est clair cependant qu’après toute votre lettre qu’il ne s’agit pas du tout d’une affaire de mauvaise transmission du courrier.
4. Vous dites que "la préparation idéologique pour la conférence manquait totalement". Cette assertion me paraît à moi non seulement fausse mais tout à fait extravagante. En France, la préparation idéologique a été particulièrement intense et fructueuse (La Vérité, La Lutte de Classes, brochures). Dans tous les pays l’an dernier a eu lieu une lutte idéologique intense qui a mené à une différenciation de prétendus camarades d’idées. La rupture avec Souvarine et Paz en France, Urbahns en Allemagne, le petit groupe de Pollack en Tchécoslovaquie, et d’autres, a été l’élément le plus important de la préparation idéologique pour la conférence d’authentiques communistes révolutionnaires. Ignorer ce travail très important, c’est aborder le problème non avec un critère révolutionnaire, mais avec un critère sectaire.
5. Votre conception de l’internationalisme m’apparaît fausse. En dernière analyse, vous prenez l’Internationale pour une somme de sections nationales ou le produit de l’influence mutuelle de section nationales. C’est au moins une conception unilatérale, non-dialectique, et par conséquent fausse de l’Internationale. Si la Gauche communiste dans le monde consistait en cinq individus, ils auraient néanmoins été obligés de construire simultanément une nouvelle organisation internationale en même temps qu’une ou plusieurs organisations nationales.
Il est faux de voir une organisation nationale comme la fondation et l’Internationale comme un toit. La relation entre elles est de type entièrement nouveau. Marx et Engels ont commencé le mouvement communiste en 1847 avec un document international et la création d’une organisation internationale. La même chose s’est répétée dans la création de la I° Internationale. C’est exactement le même chemin qu’a suivi la Gauche de Zimmerwald dans sa préparation pour la III° Internationale. Aujourd’hui ce chemin est dicté bien plus impérieusement qu’à l’époque de Marx. Il est bien entendu possible à l’époque de l’impérialisme pour une tendance prolétarienne révolutionnaire d’apparaÎtre dans un pays ou un autre, mais elle ne peut se développer dans un pays isolé : le lendemain même de sa formation, elle doit chercher ou créer des liens internationaux, une organisation internationale, parce qu’une garantie de justesse d’une politique nationale ne peut être trouvée que par cette voie. Une tendance qui demeure fermée nationalement pendant plusieurs années se condamne elle-même irrévocablement à la dégénérescence.
6. Vous refusez de répondre à la question concernant le caractère de vos divergences avec l’Opposition internationale sur la base de l’absence de "documents principiels internationaux". Je considère une telle façon d’aborder la question comme purement formelle, pas politique ni révolutionnaire. Une plate-forme ou un programme, c’est quelque chose qui vient en général en résultat d’expériences étendues à partir d’activités communes sur la base d’un certain nombre d’idées et méthodes communes. Votre plate-forme de 1925 n’est pas apparue le jour même de votre existence en tant que fraction. L’Opposition de gauche a créé sa plate-forme la cinquième année de sa lutte ; et bien qu’elle ait paru deux ans ou deux ans et demi après la vôtre, elle a aussi été dépassée à plusieurs égards.
Lorsque, plus tard, le programme de l’Internationale a été publié, l’Opposition russe a répondu avec une critique. Cette critique était - dans son essence, pas dans sa forme - le fruit d’un travail collectif, a été publiée en diverses langues comme la plupart des documents de les dernières années.
Sur ce terrain, il y a eu une lutte sérieuse (en Allemagne, aux Etats-Unis). Les problèmes de la politique syndicale, la "troisième période", le plan quinquennal, la collectivisation, l’attitude de l’Opposition de gauche vis-à-vis des partis officiels et ainsi de suite - toutes ces questions de principe ont été soumises au cours de la dernière période à une discussion sérieuse et une élaboration théorique de la presse de l’Internationale Communiste.
C’est la seule façon de préparer l’élaboration de la plate-forme ou plus précisément d’un programme. Quand vous dites qu’on ne vous a pas encore proposé de "document programmatique" tout prêt et que, par conséquent, vous ne pouvez pas répondre aux questions concernant vos divergences avec la Gauche internationale, vous révélez ainsi une conception sectaire des méthodes et moyens pour arriver à une unification idéologique ; vous démontrez combien vous êtes isolés de la vie idéologique de la Gauche communiste.
7. Les groupes qui se sont unis à la conférence de Paris n’aspiraient pas du tout au monolithisme mécanique et n’en avaient pas fait leur but. Mais ils étaient tous unis dans la conviction que l’expérience vivante des dernières années assure leur unité au moins dans la mesure où elle les rend capables de continuer sa collaboration sous une forme organisée à l’échelle internationale et en particulier en préparant une plate-forme commune avec les forces internationales à leur disposition. quand j’ai demandé la profondeur de leurs divergences avec la Gauche internationale, je n’attendais pas une réponse formaliste mais une réplique politique et révolutionnaire de ce genre : "Oui, nous considérons comme possible de commencer à travailler ensemble avec les groupes en question parmi lesquels nous défendrons nos idées sur nombre de questions" .
Mais quelle est votre réponse ? Vous déclarez que vous ne participerez pas au Secrétariat International jusqu’à ce que vous ayez reçu un document programmatique. Cela signifie que d’autres doivent, avec votre participation, élaborer un document programmatique, pendant que vous vous réservez le droit d’inspection finale. Comment aller plus loin sur la voie du dilatoire, de l’évasif et de l’isolement national ?
8. Egalement formaliste est votre déclaration selon laquelle vous trouvez inacceptable les statuts de la Ligue Communiste française, qui se solidarisent avec les quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste. En toute vraisemblance, il n’y a pas un seul camarade français pour penser que toutes les décisions des quatre premiers congrès sont infaillibles et inchangeables.
C’est une question de ligne stratégique de base. Si vous refusez de demeurer sur les bases posées par les quatre premiers congrès, alors que reste-t-il pour vous de façon générale ?
D’un côté, vous refusez d’accepter les décisions des quatre premiers congrès comme base. De l’autre, vous rejetez brutalement ou ignorez le travail programmatique et tactique de la Gauche internationale dans les dernières années. Que proposez-vous donc à la place ? Cela peut-il être la même plate-forme de 1925 ? Mais, avec toutes ses vertus, cette plate-forme n’est qu’un document épisodique qui n’offre pas aujourd’hui une réponse à un seul des problèmes actuels.
9. Le plus étrange de tout est l’impression produite par le passage de votre lettre où vous parlez avec indignation d’une "tentative" de créer une nouvelle Opposition en Italie. Vous parlez de "manœuvre", d’une "nouvelle expérience dans la confusion" et ainsi de suite. Autant que je puisse juger, cela fait référence à une nouvelle scission à l’intérieur de la fraction centriste dirigeante du parti communiste italien avec un de ces groupes qui cherche à se rapprocher de la Gauche internationale. Où y a-t-il manœuvre ? De quelle "confusion" s’agit-il ? D’où émane la confusion ? Le fait qu’un groupe, scissionnant d’une fraction opposée, cherche à fusionner avec nous constitue un gain sérieux. Naturellement la fusion ne peut avoir lieu que sur une base principielle, c’est-à-dire la théorie et la pratique de la Gauche internationale. Les camarades qui appartiennent à l’Opposition italienne m’ont envoyé personnellement des lettres et un certain nombre de documents. Je réponds pleinement et explicitement aux questions que ces camarades me posent. Et je continuerai à le faire aussi à l’avenir. Pour ma part, je leur ai aussi posé des questions. En particulier, à ma question concernant leur attitude à l’égard des bordiguistes, j’ai reçu la réponse qu’en dépit des divergences d’opinion existantes, ils considèrent la collaboration comme à la fois possible et nécessaire. Où y a-t-il là une manœuvre ?
D’un côté, vous considérez que l’Opposition internationale ne mérite pas une confiance suffisante pour que vous preniez part à son travail collectif. De l’autre, vous pensez évidemment que l’Opposition internationale n’a aucun droit de prendre contact avec des communistes italiens qui se déclarent solidaires d’elle. Chers camarades, vous perdez le sens des proportions et vous allez trop loin. c’est le sort ordinaire des groupes repliés sur eux-mêmes, isolés.
Naturellement on peut considérer comme malheureux que les relations et négociations avec la Nouvelle Opposition Italienne se déroulent sans votre participation. Mais c’est votre faute. Pour prendre part à ces négociations, il vous aurait fallu prendre part à toute l’activité de l’Opposition internationale, c’est-à-dire entrer dans ses rangs.
10. En ce qui concerne le groupe Urbahns, vous demandez des informations sur toute son activité de façon à pouvoir prendre une position nette. Et vous rappelez à cet égard que dans la plate-forme de l’Opposition russe, le groupe Urbahns est mentionné comme idéologiquement proche. Je ne peux que regretter que jusqu’à présent vous n’ayez pas jugé de votre devoir d’arriver à une opinion nette sur une question qui a agité l’Opposition internationale tout entière pendant des mois, conduit à une scission en Allemagne et plus tard dans ce pays à la formation de I’Opposition de gauche unifiée, complètement coupée d’Urbahns. Que signifie votre référence à la plate-forme russe ? Oui, à cette époque, nous défendions le groupe Urbahns (exactement comme nous défendions le groupe de Zinoviev, contre Staline). Oui, nous avons autrefois pensé que nous pouvions réussir à raffermir la ligne politique du groupe Urbahns tout entier.
Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée. Ni en 1925, ni en 1927. Après la publication de notre plate-forme, il y a eu des événements qui n’étaient pas de petite importance, les zinoviévistes ont capitulé. La direction du Leninbund a commencé à évoluer en se séparant du marxisme. Dans la mesure où nous ne coupons pas à la légère les liens politiques, nous avons essayé dans des dizaines d’articles et de lettres de convaincre le Leninbund de changer sa politique. Nous n’avons pas réussi. Nombre d’événements nouveaux ont éloigné de nous plus encore le groupe Urbahns. Une partie considérable de son organisation a rompu avec Urbahns. L’évolution politique est pleine de contradictions. C’est souvent qu’elle a entraîné et qu’elle entraînera encore des camarades de pensée d’hier ou de demi camarades, du côté opposé. Les causes de la scission entre I’Opposition internationale et le Leninbund ont été discutées publiquement par toute là presse de I’Opposition. J’ai dit personnellement tout ce que j’avais à dire sur ce sujet dans une brochure spéciale. Je n’ai rien à ajouter, d’autant plus que nous discutons ici des faits accomplis. Vous soulevez cette question non en relation avec les faits eux-mêmes, mais en relation avec ma lettre. Cela montre une fois de plus la mesure dans laquelle vous ignorez la vie politique et théorique réelle de l’Opposition internationale.
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Messages
1. Echanges et différences de point de vue entre Trotsky et Bordiga , 29 mars 2017, 20:14
Lire aussi ce qu’écrivait Bordiga sur Trotsky au plus haut niveau des attaques publiques de la bureaucratie stalinienne contre Trotsky : cliquer ici
2. Echanges et différences de point de vue entre Trotsky et Bordiga , 29 août 2020, 06:24, par Maurice
Bordiga expose le point de vue de Trotsky sur la dékoulakisation stalinienne mensongèrement appelée collectivisation :
« L’exposé de Trotski
La phase de la lutte contre les koulaks ne saurait être mieux présentée que dans les termes mêmes de Trotski, non tant à cause de ses indiscutables qualités personnelles, y compris celle d’historien rigoureux, que parce qu’il fut de ceux qui, contre Boukharine et Staline (au stade initial de la polémique), proposait une politique de lutte anti-koulak.
« La population apprit avec stupeur le 15 février 1928, par un éditorial de la « Pravda », que les campagnes n’avaient nullement l’aspect sous lequel les autorités les avaient dépeintes jusqu’à ce moment, mais ressemblaient fort au tableau qu’en avait tracé l’opposition [de gauche] exclue par le congrès. La presse qui, la veille, niait littéralement l’existence du koulak le découvrait aujourd’hui, sur un signal d’en haut, non seulement dans les villages, mais encore dans le parti. »
« Pour nourrir les villes, il fallait d’urgence prendre au koulak la pain quotidien. On ne le pouvait que par la force. L’expropriation des réserves de céréales, et pas seulement chez le koulak, mais aussi chez le paysan moyen fut qualifiée de « mesure extraordinaire dans le langage officiel ». Mais les campagnes ne crurent pas aux bonnes paroles et elles avaient raison. La réquisition forcée du blé ôtait aux cultivateurs aisés toute envie d’étendre les ensemencements. Le journalier agricole et le cultivateur pauvre se trouvaient sans travail. L’agriculture était, une nouvelle fois, dans l’impasse... ».
« Staline et Molotov, continuant à attribuer la première place aux cultures parcellaires [comme ils l’avaient fait en polémiquant avec la gauche] commencèrent à souligner la nécessité d’élargir rapidement les exploitations agricoles de l’Etat, les sovkhozes, et les exploitations collectives des paysans, les kolkhozes. Mais comme la pénurie de vivres ne permettait pas de renoncer aux expéditions militaires dans les campagnes, le programme de relèvement des cultures parcellaires se trouva suspendu dans le vide (…). Les « mesures extraordinaires » provisoires, adoptées pour prendre le blé, donnèrent naissance, sans que l’on s’y attendît, à un programme de « liquidation des koulaks en tant que classe ». Les mandements contradictoires, plus abondants que les rations de pain, mirent en évidence l’absence de tout programme agraire, non pour cinq ans, mais pour cinq mois ».
L’argumentation de Trotski sur la question agraire nous amène ici au seuil de la quatrième étape, celle dite de la « collectivisation ». Il faut noter que Trotski n’est pas favorable à la politique de tolérance à l’égard du capitalisme rural, dont il accuse Boukharine, pas plus qu’à celle de protection de l’exploitation parcellaire dont il accuse Staline et Molotov.
Néanmoins, il critique sans appel la solution de la coopérative qu’adopta et soutint le gouvernement dans les campagnes : la formule du kolkhoze. Il nous faut donc revenir sur ces institutions dont nous nous sommes occupés bien des fois dans un but critique et dont nous avons traité aux réunions de Naples et de Gênes . Un résumé de l’exposé, le plus ample fait à ce jour, a été publié après la réunion de Gênes dans les numéros 15 et 16 de 1955. Dans le second (au point 23) il s’agit, à propos de la Constitution de 1936, du statut du kolkhoze et des caractères de ce nouveau type de location agricole.
L’étape de la « collectivisation »
Trotski réfute la thèse bourgeoise selon laquelle ce tournant aurait été « le fruit de la seule violence » tout en décrivant les désastres que provoqua la « direction » exercée par l’administration stalinienne. Il reconnaît que l’apparition de cette forme nouvelle, que nous appellerons parcellaire-collective, a été déterminée par la structure productive et des conditions indépendantes de la volonté et de la capacité des autorités : la reprise de la production, dit-il, était une question de vie ou de mort pour les paysans, l’agriculture, l’industrie des villes et pour la société dans son ensemble.
Trotski fait l’historique des graves erreurs de l’administration centrale au moment même où celle-ci faisait, de manière monstrueuse, l’historique des trahisons de ses critiques. A des années de distance, il importe de faire l’histoire des formes productives qui se succédèrent effectivement. La prétendue collectivisation fut un tournant imposé par la nécessité, mais son cours initial causa d’abord la ruine, que décrit Trotski, avant une systématisation qui, c’est connu, n’a pas, aujourd’hui encore, amené la production des campagnes à un niveau satisfaisant ni même décidément plus élevé que celui du départ, avant la révolution.
De fait, il se produit pendant les années de la « collectivisation » une chute effrayante de la production céréalière et une véritable hécatombe dans le cheptel qui donnent lieu, dans les années 1932-33, à la fameuse « famine de Staline » dont la polémique trotskiste évalue le nombre de victimes humaines de quatre à dix mil-lions de morts, sans tenir compte de la diffusion d’épidémies et de maladies chroniques au sein de la population russe.
Voici les données que les statistiques officielles n’ont pu occulter : nous avons déjà dit que, dans la période de la révolution et de la guerre civile, la récolte chuta à 503 millions de quintaux de céréales seulement, contre les 800 de l’avant-guerre (1913). Durant la N.E.P. il fut possible de l’augmenter à nouveau ainsi que pendant la troisième étape (l’industrialisation) qui préparait, au fil des luttes internes du parti, la guerre aux koulaks lancée à plein régime en 1929. En 1930, on en était à 835 millions de quintaux ; les deux années suivantes (les kolkhozes ayant rem-placé les exploitations privées les plus petites et celles des koulaks) on tomba à 700 millions seulement ! Moins que sous le tsar avec une population plus nombreuse. Les deux premières années de la collectivisation (c’est toujours Trotski qui parle), la production de sucre (qui était déjà monopolisée avant la révolution) chuta à moins de la moitié. Quant au bétail, il fut ravagé entre 1929 et 1934. Le nombre des chevaux tomba à 45 %, des bovins à 60, des ovins à 34 et des porcs à 45. Nous verrons qu’aujourd’hui encore cette crise effroyable n’a pas du tout été surmontée.
Selon Trotski, ce gâchis de forces productives est dû aux grossières erreurs de la direction centrale, mais la supériorité de la forme kolkhozienne sur la forme parcellaire libre ainsi que sur celle défendue par Boukharine de la libre industrie agricole privée, reste entière. On ne saurait expliquer autrement, pense-t-il, que le seul pouvoir envahissant d’un organisme administratif formé de gens incompétents (avec la fameuse bureaucratie, il est servi) soit à l’origine de cette progression : dans les dix premières années après 1918, seul 1 % des familles paysannes avait intégré les coopératives. En 1929, on passa de 1,7 à 3,9 %, en 1930 à 23,6, en 1931 à 52,7 et en 1932 à 61,5. Aujourd’hui, nous savons que les exploitations libres sont déclarées inexistantes ou peu s’en faut.
Mais si tout s’est joué entre les plus petites exploitations libres traditionnelles et les regroupements « kolkhoziens », quelles familles et quels paysans constituaient la masse réduite à la dépendance à l’égard des koulaks et que la collectivisation aurait libérée ?
Il faut penser sans aucun doute que le déplacement de la toute petite paysannerie en direction de la forme coopérative (définie comme collectivisation) se fit dans une certaine mesure (qui fut considérable après la N.E.P., si la fraction du blé tombée aux mains des koulaks était si grande qu’on dut mener une sorte de guerre sociale pour la lui arracher) sous l’effet de l’expansion du type 3 de Lénine : le capitalisme agricole privé.
A partir de là, Boukharine voulait qu’on s’élève au capitalisme d’Etat. Où est-on parvenu avec la forme-kolkhoze que Staline trouvait avantageuse (il la place absurdement au niveau 5, celui du socialisme) et que Trotski aussi, jugeait en principe supérieure tant à la très petite culture qu’à l’entreprise agricole privée ? Avant de répondre, rappelons de quoi dépendit, selon Trotski, le bilan initial désastreux de la nouvelle forme.
Les paysans, exaspérés par les rumeurs de confiscation du bétail par l’Etat, s’appliquèrent à le massacrer pour en tirer de la viande et du cuir. « A la veille d’entrer dans le kolkhoze, ils se débarrassaient » - d’après un rapport au Comité Central du stalinien Andreev – « dans un grossier esprit de lucre, de leur outillage, du bétail et même des semences ». « A 25 millions de foyers paysans isolés et égoïstes qui, hier encore, étaient les seuls moteurs de l’agriculture - faibles, comme la rosse du moujik, mais des moteurs tout de même - la bureaucratie tenta de substituer, d’un seul geste, le commandement des deux cent mille conseils d’administration de kolkhozes, dépourvus de moyens techniques, de connaissances agronomiques et d’appui parmi les ruraux eux–mêmes ».
La citation de Trotski est vigoureuse, mais la bureaucratie pouvait-elle, dans ces circonstances sociales, ne pas exister ou bien se comporter de manière diamétralement différente ? »
http://classiques.uqac.ca/classiques/bordiga_amedeo/structure_eco_soc_russie_t3/russie_t3.html