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La fin de l’apartheid en Afrique du Sud
vendredi 6 novembre 2020, par
La fin de l’apartheid en Afrique du Sud
Comment la victoire de Mandela, soi-disant leader des travailleurs noirs, est aussi la victoire de De Klerk, leader du parti de l’apartheid ?
En Afrique du Sud, l’année 1973 avait vu une première grande vague de grèves défier le régime de l’apartheid. Si ces grèves portaient sur les salaires (ceux des mineurs quadruplèrent entre 1972 et 1975) elles prenaient aussitôt un caractère politique, les syndicats noirs indépendants étant illégaux et tout mouvement étant du coup dirigé contre la dictature. Les luttes se multiplièrent pour imposer la reconnaissance des syndicats noirs indépendants, et dès 1983, le patronat des mines lui-même, en toute illégalité, se résolut à organiser une rencontre avec les dirigeants du NUM, le syndicat noir des mines. 740000 travailleurs noirs étaient alors syndiqués. Le pays connut par la suite plusieurs vagues de grèves générales, notamment de 1984 à 1986. Le gouvernement de l’apartheid fut contraint de recourir à l’état d’urgence, mais la bourgeoisie n’en avait pas moins saisi qu’elle devrait faire des concessions. Le régime de l’apartheid était condamné.
L’Afrique du sud a été l’objet d’un changement politique et social parmi les plus étonnants et rapides de l’Histoire. En un petit nombre d’années, on a vu le Parti national au pouvoir, celui qui avait organisé un régime semi-fasciste pour imposer la suprématie blanche, le régime dit d’apartheid, décider de prendre contact avec le principal parti nationaliste noir, l’ANC, négocier puis sortir le leader de l’ANC de prison pour le porter à la présidence de l’Etat sud-africain. Que ce parti des tortionnaires racistes se retourne ainsi, il y a de quoi étonner. De Klerk, le dirigeant du Parti national, le parti de l’apartheid, a en Afrique du sud, l’une des dictatures les plus féroces du monde, a pris la tête d’un des changements politique et sociaux le plus impressionnants. De tels retournements méritent plus d’explications que n’en donnent les commentateurs, les politiques comme les historiens ou les journalistes. L’impérialisme, en particulier les Etats américain et anglais, qui avait assisté jusque là sans régir à toutes les exactions et atrocités du régime sud-africain a apporté un soutien total et même a pris la tête des négociations de changement de régime. Le Parti communiste sud-africain a été en tête des négociations, en liaison avec la direction du régime russe. En fait, le tournant en Afrique du sud a fait partie d’un tournant mondial, la fin de la politique des blocs. D’autres participants de ce changement sont tout aussi mobilisés en sa faveur : la grande bourgeoisie blanche d’Afrique du sud. Les plus grands patrons sud-africains, ceux des mines, sont même à l’origine des premières rencontres en Suisse. C’est à cette bourgeoisie que la direction de l’ANC, de l’UDF (alliance de toute la bourgeoisie noire avec les leaders populaires noirs et quelques militants démocrates blancs), du Parti communiste, des dirigeants des syndicats qui leur sont liés ont donné des garanties sur le type de société qui découlerait d’une venue au pouvoir de l’ANC. Il faut dire que jusque là ANC et Parti communiste étaient restés sur la lancée d’un discours sur la mise en place d’une « société socialiste ». Le tournant en matière de discours a été pris sans difficulté et à grande vitesse : aucune remise en cause du capitalisme ni de la propriété du grand capital en échange de la venue au pouvoir d’une partie de la direction nationaliste noire. La place des dirigeants syndicaux a été particulièrement négociée. Certains d’entre eux ont reçu un véritable pont d’or, à la mesure de la peur que la classe ouvrière suscitait dans la grande bourgeoisie. A la mesure aussi de la trahison de cette lutte que représentait la manière dont la fin de l’apartheid a été négociée.
La lutte de la classe ouvrière, et la menace que celle-ci constituait non seulement pour le régime, mais pour l’oppression capitaliste en Afrique du sud et même au-delà, était le principal problème qui explique un tournant aussi radical. En cas d’explosion révolutionnaire du prolétariat sud-africain, tout le continent africain pouvait être une immense caisse de résonance de l’insurrection, offrant d’énormes perspectives au développement de la lutte. Les régimes de parti unique étaient usés dans tout le continent noir. Les espoirs déçus des indépendances, une population jeune sans aucune sympathie pour les classes dirigeantes corrompues et dégoûtantes et une population pauvre ayant une grande sympathie pour le combat des opprimés d’Afrique du sud offraient un grand nombre de possibilités d’extension d’une lutte explosive en Afrique du sud.
C’est la peur de la révolution, il faut le souligner clairement, qui a amené la grande bourgeoisie, tant impérialiste que sud-africaine et aussi que la bureaucratie russe, de se résoudre à prendre le tournant.
Nous allons voir que ce changement radical de la politique mondial s’appuie sur l’usure constatée dans tous les pays piliers de la politique des blocs, à l’est comme à l’ouest. C’est très exactement dans tous ces pays (Iran, Irak, Turquie, Corée du sud, Afrique du sud, Pologne, …) que la classe ouvrière commence à devenir une force menaçante et qui intervient non seulement par des grèves mais aussi par une action politique du plus en plus dangereuse pour les possédants.
En Afrique du sud également, c’est la classe ouvrière qui représentait l’élément le plus menaçant de la situation pour les classes possédantes. Contrairement à l’image donnée par bien des auteurs, l’ANC n’était pas le représentant naturel des travailleurs noirs d’Afrique du sud. Ayant fait le choix d’envoyer ses militants organiser des guérillas à partir des pays voisins, l’organisation nationaliste était peu implantée dans la classe ouvrière au milieu des années 80 et son discours d’alliance de classe ne lui permettait pas d’y recruter aisément parmi les leaders syndicalistes. Lorsque la bourgeoisie blanche d’Afrique du sud a choisi de détourner le danger prolétarien en pactisant avec l’ANC, personne ne pouvait dire si cela suffirait à calmer la situation. Et le pouvoir blanc acceptait d’intégrer les dirigeants noirs si ceux-ci s’en avéraient capables. Le 29 octobre (1989), a eu lieu le premier meeting autorisé de l’ANC. Les leaders nationalistes noirs y ont déclaré que l’ANC venait d’avoir un premier succès : démontrer qu’ils étaient capables de contrôler leurs troupes ! Walter Sisulu y déclarait : « Nous négocierons avec le régime blanc s’il fait preuve de sincérité et crée le climat nécessaire. »
Depuis juin 1976, les travailleurs et les opprimés d’Afrique du sud ont commencé à se faire craindre. En juin 1976, l’explosion de la jeunesse de Soweto ouvre une des périodes les plus explosives sur le terrain social et politique qu’ait connu l’Afrique du sud. Dix mille écoliers noirs défilent dans Soweto pour protester contre l’enseignement obligatoire en afrikaans, la langue du colonisateur hollandais. La police tire sur les manifestants et tue un adolescent de treize ans. Ce meurtre déclenche la colère des jeunes écoliers auxquels se sont joints des chômeurs de ce ghetto le plus peuplé d’Afrique du sud (un million cinq cent mille habitants). Contre des hommes casqués qui tirent dans le cas, les émeutiers dressent des barricades, mettent le feu aux bâtiments administratifs, à tout ce qui symbolise le pouvoir blanc. A l’exemple de Soweto, dans presque toutes les villes noires, autour de Johannesburg, puis de Pretoria, la jeunesse descend dans la rue. Le 11 août 1976, une grande grève des travailleurs noirs paralyse la moitié des activités de Johannesburg et, deux jours plus tard, une émeute se déclenche au Cap. Malgré les morts et les emprisonnés, le mouvement gagne l’ensemble du pays, ce qui ne s’était jamais encore produit. On était loin du pont de départ : une contestation de l’enseignement en afrikaans par les seuls étudiants. Ce sont les collégiens, encore adolescents, qui ont animé et dirigé le mouvement, appelant à plusieurs reprises et avec succès les travailleurs à la grève générale. Si la répression a décapité pour quelques années le mouvement, les militants étant morts, emprisonnés ou exilés, la classe ouvrière avait commencé à reprendre confiance dans ses propres forces.
Dans le début des années 80, la contestation repart de plus belle. Et, sur ce point, l’Afrique du sud fait partie d’un mouvement qui concerne l’ensemble de l’Afrique noire, et même qui concerne le monde à la même période. Il y a un réveil général qui concerne particulièrement les pays de la politique des blocs. Au nom de la nécessité des blocs, l’impérialisme a soutenu des régimes censés s’opposer au bloc adversaire, régimes qui se maintenaient malgré leur impuissance, leur corruption et la haine des populations, uniquement parce que les impérialisme s’interdisaient, pour l’essentiel, toute concurrence entre eux au nom des blocs. C’est ainsi que les partis uniques avaient pu se maintenir, des deux côtés, dans les deux blocs. Ces partis uniques, par exemple au Gabon ou en Côte d’ivoire, n’étaient même pas synonymes d’une prétention au socialisme.
A partir de 1981-82, il y a une recrudescence des affrontements en Afrique du sud. La crise économique entraîne grèves, manifestations, luttes dans les entreprises et dans les townships. La police et l’armée interviennent violemment mais, cette fois, ils s’avèrent incapables de venir à bout de la révolte. Des milliers de jeunes, des écoliers aux jeunes chômeurs, ne craignent plus de s’affronter aux forces de l’ordre et ces combats sont quotidiens. Malgré l’intervention des cars blindés de l’armée qui enlèvent les manifestants, la révolte s’installe en permanence dans les townships et crée un climat insurrectionnel qui va bientôt être complété par la montée du militantisme et de la mobilisation dans la classe ouvrière, puis par le développement de luttes ouvrières d’ampleur.
La petite et la moyenne bourgeoisie noire tente aussi d’influencer la montée militante et de lui donner un cadre. En août 1983, 700 associations, liées aux partis nationalistes et réformistes et aux églises et appuyés par la « libéraux » blancs, se sont fédérées au sein de l’UDF, au nom de la lutte contre la réforme constitutionnelle de Botha. C’est une tentative pour l’ANC de pénétrer le mouvement social qui se développe. En effet, cette organisation qui a un important crédit dans la population noire, en particulier dans la jeunesse, a fait le choix de la « lutte armée », ce qui signifie que la majorité de ses militants sont dans des maquis et sont coupés de leur milieu. La montée sociale a lieu sans que les militants de l’ANC eux-mêmes puissent y jouer véritablement un rôle au début. En particulier, la montée militante dans la classe ouvrière n’est pas dirigée par le courant de l’ANC, ni par celui de la « conscience noire », les courants du nationalisme noir s’étant détournés de la classe ouvrière considérée comme seulement capable de luttes économiques. Le militantisme ouvrier monte en flèche et se radicalise. Les syndicats d’ouvriers noirs, qui ne comptaient que 16.000 adhérents en 1969, passent de 223.000 en 1980 à 741.000 en 1983. Les nouveaux syndicats de travailleurs noirs se séparent de la fédération TUSCA contrôlée par les syndicats blancs. En 1979, est apparu notamment le FOSATU, importante fédération de syndicats noirs organisés par branche industrielle et qui va rapidement se radicaliser et se politiser. Le syndicalisme ouvrier passe très rapidement du corporatisme à la contestation politique et sociale du régime. Il est remarquable que, vers le milieu des années 80, la plupart des directions des plus grands syndicats ouvriers noirs soit formée de militants trotskystes. Cela souligne la montée du radicalisme ouvrier en même temps que l’absence de l’ANC dans la classe ouvrière des entreprises, même si l’ANC a commencé à apparaître dans la jeunesse mobilisée des townships et dans les organisations de la petite bourgeoisie noire. La fraction militante de la classe ouvrière se distingue des jeunes radicaux dans le sens d’une conscience de classe affirmée. Par exemple, l’immense majorité des syndicats refuse d’adhérer à l’UDF, front ouvertement bourgeois. Seul le SACTU, dirigé par l’ANC, y participe. Le FOSATU vote coup sur coup des résolutions contre la collaboration de classe prônée par l’ANC et l’UDF.
La tentative du régime d’assouplir un peu les règles de l’apartheid (notamment la suppression de l’interdiction des mariages mixtes, de la ségrégation dans les salles de théâtre, les plages et les hôtels de luxe, la création d’un parlement consultatif pour les Métis, d’un autre pour les Indiens, la nomination d’un ministre indien et d’un ministre métis – sans portefeuille), depuis 1984, n’a nullement permis de démobiliser la jeunesse, ni n’a diminué le soutien de l’ensemble de la population à son combat contre l’apartheid. En témoignent les chiffres impressionnants de la répression, et l’augmentation considérable du nombre de jeunes arrêtés. Selon les chiffres officiels, truqués bien entendu, parmi le nombre de personnes détenues entre le 2 juillet 1985 et le 7 mars 1986, il y avait 21.000 jeunes de moins de 16 ans. Des centaines, des milliers d’associations communautaires naissent dans les townships qui témoignent d’une montée du militantisme dans les milieux populaires. Certaines associations organisent le boycott des transports dont le prix augmente, d’autres organisent la grève des loyers des logements gérés par les municipalités. Des comités de quartier sont chargés d’empêcher l’entrée des forces de l’ordre. Des enfants de parents détenus ou « disparus » se regroupent. Les gens s’organisent pour abattre les mouchards ou les conseillers municipaux vendus au système. L’énorme majorité des organisations noires appellent au boycott des élections en Afrique du sud.
Si le gouvernement de Botha prétend qu’il va réformer l’apartheid, si depuis 1986 il affirme vouloir aller doucement vers la suppression du « pass » (le fameux passeport intérieur cause de nombreuses émeutes) et déclare : « Je suis engagé dans un processus de réformes destinées à élargir la démocratie », ce n’est pas seulement pour améliorer son image à l’extérieur mais parce que, depuis l’été 1984, l’insurrection populaire et ouvrière gagne chaque année en ampleur dans tout le pays. En août 1984, quelques jours après les élections, des émeutes éclatent dans la région de Johannesburg, violemment réprimées et faisant 29 mort officiellement. A Sabokeng, une grande cité noire, les forces de l’ordre tentent de détruire les groupes noirs armés. 7000 policiers occupent la ville, fouillent les maisons, et se heurtent à la population noire, faisant officiellement 95 morts. Le maire de Tembissa, une autre grande cité noire, a dû fuir devant la haine de la population qui manifestait et menaçait de s’occuper de lui. En avril 1985, dix conseillers municipaux noirs, accusés de collaboration avec le pouvoir blanc, ont été tués et 174 d’entre eux ont dû démissionner. En juillet 1985, 410 policiers ont été soit tués soit ont vu leur maison brûlée par les jeunes manifestants.
La bourgeoisie (impérialiste et sud africaine), inquiète de la montée ouvrière et populaire, cherche à trouver une issue politique qui intègrerait les nationalistes et les réformistes, en détournant le risque social. Les négociations de la grande bourgeoisie blanche sud africaine avec l’ANC débutent en 1985. Le 18 septembre 1985, une délégation d’hommes d’affaire blancs sud africains se rend en Zambie pour rencontrer la direction de l’ANC. L’un d’entre eux est Oppenheimer, principal actionnaire de la De Beer, premier producteur de diamant qui contrôle les deux tiers de la production mondiale de diamant. Il affirme qu’il va falloir rapidement supprimer l’apartheid. Ces patrons blancs n’ont cure des souffrances de la majorité de la population pauvre d’Afrique du sud, ni des exactions particulières subies par les Noirs mais le danger d’explosion ouvrière incontrôlable, de plus en plus évident pour tous, les pousse à vouloir changer de régime au plus vite. Ils trouvent dans l’ANC (et ses alliés de l’UDF) un partenaire prêt à sacrifier la révolution pour obtenir une part du pouvoir en sauvant la grande bourgeoisie. L’ANC qui affirmait vouloir le socialisme et diriger « une révolution démocratique assurant la libération des opprimés » rassure les possédants d’Afrique du sud. En fait, l’ANC n’avait jamais défendu une perspective de renversement de la bourgeoisie, mais seulement de mise place d’une bourgeoisie noire, comme le dit clairement son programme : « la charte de la liberté ». En 1956, Nelson Mandela la commentait ainsi : « Si la Charte proclame la nécessité de changement démocratique, il ne s’agit en aucune manière d’une prise de position pour un Etat socialiste, mais d’un programme pour l’unification des différentes classes et groupements populaires sur une base démocratique. » Il concluait : « Le démantèlement de ces monopoles (banques et mines d’or) ouvrira un horizon au développement d’une classe bourgeoise prospère non-européenne. Pour la première fois dans l’histoire de ce pays, une bourgeoisie non-européenne aura l’opportunité de posséder en son propre nom et en toute légitimité les mines et les usines. Le commerce et l’entreprise privée connaîtront un boom et fleuriront comme jamais auparavant. » Rien à voir avec l’image socialiste, et même communiste, que les partis communistes ont donné de Nelson Mandela. Lui, n’a jamais cautionné cette image. Même si la mobilisation ouvrière a contraint, par la suite, l’ANC à parler des travailleurs, le docteur Montlana, numéro deux de l’ANC, déclarait : « La solution, c’est que les Noirs travaillent plus dur au sein du système capitaliste. (…) Laissez ceux qui ont l’ambition, l’ambition capitaliste, individuelle et privée, de travailler à la satisfaire et ne leur tournez pas le dos parce qu’ils ne veulent pas devenir des vagabonds avec leur sac sur le dos. (…) Il y a des gens qui attendent d’un régime socialiste qu’il les conduise au pays du lait et du miel. A ces gens-là, je dis : vous êtes des idiots. Trop de nos gens sont simplement fainéants. Trop souvent nous reprochons au système nos propres limites. »
En juin 1986, la situation a tellement empiré que le gouvernement Botha est contraint de décréter l’Etat d’urgence. La répression qui s’abat alors est massive et féroce. Des organisations d’opposition jusque là tolérées sont interdites, leurs membres arrêtés, torturés, tués. Cependant, les grèves continuent de se multiplier. L’une des plus grandes est la grève générale de la région du Triangle de Vaal, en novembre 1984, dans laquelle 150.000 travailleurs sont soutenus par 250.000 élèves et étudiants. Les mots d’ordre sont : départ des forces de répression des cités noires, suppression des augmentations de loyers, des tarifs de l’eau et de l’électricité, abolition de taxes pour les habitants, amélioration du système éducatif pour les noirs.
Les nationalistes, qu’il s’agisse de l’ANC, des autres réformistes, bourgeois, religieux noirs ou du mouvement de la conscience noire, s’implantent massivement dans les comités de la jeunesse des townships et les autres associations qui y fleurissent, les civics. Ils y organisent des actions de harcèlement mais utilisent aussi ces structures pour encadrer le mouvement et se préparer au pouvoir. Les comités font la loi contre les Noirs eux-mêmes. C’est l’objet des « tribunaux populaires ». Le dirigeant du comité de Mamelody explique que les comités doivent faire la loi, imposer une politique et punir ceux qui prétendent s’en affranchir. C’est le but des « campagnes de nettoyage » qui punissent les « délinquants ». Un embryon d’appareil d’Etat-ANC et des forces de répression nouvelles sont ainsi mises en place, détournant le désir des jeunes de se donner les moyens de lutter contre le régime. L’un des objectifs de l’ANC et du PC sud-africain dans les civics est de s’en servir pour intimider les organisations syndicales qui refusent la tutelle de l’ANC et de son alliance avec la bourgeoisie noire et blanche, l’UDF. Des syndcalistes sont violemment attaqués. Des grèves sont imposées par les civics aux salariés de certaines entreprises et tous les syndicats qui ne se conforment pas à la grève imposée sont frappés. La non-participation à l’UDF est stigmatisée comme une complicité au pouvoir. La principale centrale ouvrière, la FOSATU, qui refuse la tutelle de l’ANC et l’appartenance à l’UDF, voit sa direction violemment attaquée, politiquement et parfois physiquement.
Grâce aux pressions conjuguées de l’ANC, du PC, de la bourgeoisie et de l’Etat, les principaux dirigeants syndicaux firent finalement le choix de renoncer à la perspective qu’ils défendaient jusque là : une Afrique du Sud post-apartheid où les travailleurs auraient le contrôle du pouvoir et des richesses de la société, ont accepté progressivement de devenir le prolongement politique de l’ANC dans la classe ouvrière, c’est-à-dire d’être la monnaie d’échange contre laquelle l’ANC est arrivée au pouvoir. C’est sur cette base que se constitua le COSATU, la grande centrale syndicale unifiée. L’unification des forces de la classe ouvrière a servi à cacher un changement complet d’orientation. Pour l’ANC, le PC sud-africain et pour la bourgeoisie comme pour l’impérialisme, les dirigeants nationalistes noirs n’étaient une bouée de sauvetage face à la menace révolutionnaire que s’ils s’avéraient capables de canaliser et de freiner le mouvement révolutionnaire des masses ouvrières d’Afrique du sud. Ils ont dû en faire progressivement la démonstration pendant que l’Afrique du sud faisait à pas comptés quelques gestes de désengagement dans le système de l’apartheid et dans ses interventions militaires contre les pays voisins. Le 22 décembre 1988, l’Afrique du Sud, l’Angola et Cuba signent à New York deux traités qui prévoient, l’un le retrait des soldats cubains d’Angola et l’autre, l’accession de la Namibie à l’indépendance.
Le 12 août 1988, Nelson Mandela, chef historique du Congrès national africain (ANC), emprisonné depuis 1963, est hospitalisé au Cap après avoir contracté la tuberculose. En fait, il s’agit du résultat d’une négociation au sommet entre les dirigeants de la grande bourgeoisie sud-africaine et les dirigeants de l’ANC qui suit une autre négociation au sommet entre la haute bureaucratie russe et l’impérialisme US. La fin de l’apartheid accompagne la fin de la politique des blocs et la réintégration de la haute bureaucratie russe au sein de la bourgeoisie mondiale. Les gestes se multiplient et les pas de chaque partie se succèdent. Le 23 novembre 1988, le président Botha décide de gracier les " six de Sharpeville ", tous les recours judiciaires ayant été épuisés après le sursis à exécution obtenu le 17 mars. Le 15 mars 1989, Pieter Botha reprend ses fonctions à la tête de l’Etat après la congestion cérébrale dont il a été victime le 18 janvier. Le Parti national, au pouvoir depuis 1948, a souhaité, le 13, que Frederik De Kerk, qui dirige le parti depuis la démission, le 2 février, de Pieter Botha, devienne président de la République " dans l’intérêt du pays ". Le 5 juillet 1989, le président Pieter Botha reçoit, dans sa résidence du Cap, Nelson Mandela, chef historique de l’ANC emprisonné depuis 1963, qui se prononce pour " une évolution pacifique de la situation ". Le 25 août 1989, Frederik De Klerk, nouveau président sud africain, confirme ses intentions réformistes : supprimer l’apartheid de façon négociée. Le 2 mai 1990, le gouvernement et l’ANC tiennent leur première série de discussions directes au Cap : ils s’engagent à " lutter contre la violence et l’intimidation, d’où qu’elles viennent ". Le 15 octobre 1989, huit dirigeants nationalistes, dont Walter Sisulu, compagnon de Nelson Mandela, sont libérés après vingt cinq ans passés en prison. Les sept membres de l’ANC libérés participent, le 29, au premier rassemblement autorisé par le régime depuis 1960, qui réunit soixante mille personnes dans le stade de Soweto. Le 2 février 1990, le président sud africain Frederik De Klerk annonce devant le Parlement la légalisation des mouvements nationalistes noirs, dont le Congrès national africain (ANC), interdit depuis 1960, la libération des prisonniers politiques qui n’ont pas commis de violences, la fin de la censure et la suspension des exécutions capitales. Le 11 février 1990, Nelson Mandela est libéré après vingt sept ans de captivité. Le 13 février 1990, parlant devant plus de cent mille personnes au stade de Soweto, à Johannesburg, Nelson Mandela multiplie les appels " au calme et à la discipline ". Le16 février 1990, le comité exécutif de l’ANC, réuni depuis le 14 à Lusaka (Zambie) en l’absence de Nelson Mandela, accepte de rencontrer Frederik De Klerk. Le 4 mars 1990, Lennox Sebe, " président à vie " du bantoustan du Ciskei, est renversé par un coup d’Etat militaire dirigé par le général Josh Gqozo. Le nouveau pouvoir réclame la réintégration du Ciskei au sein de l’Afrique du Sud. Le 2 mai 1990, le gouvernement et l’ANC tiennent leur première série de discussions directes au Cap : ils s’engagent à " lutter contre la violence et l’intimidation, d’où qu’elles viennent ". Le 7 juin 1990, l’état d’urgence, instauré le 12 juin 1986, est levé, sauf dans la province du Natal, où se poursuivent des affrontements entre factions rivales dans les cités noires. Le 19, la loi abolissant, à partir du 15 octobre, la ségrégation raciale dans les lieux publics est votée par les députés. Le 6 août 1990, le gouvernement et l’ANC tiennent, à Pretoria, leur deuxième série de pourparlers préalables à des négociations sur une nouvelle Constitution. Dans l’accord signé après quinze heures de discussions, l’ANC annonce qu’elle suspend la lutte armée, tandis que le gouvernement s’engage à libérer tous les prisonniers politiques et à autoriser le retour des exilés avant la fin de l’année. Le 13, éclatent de très violents affrontements entre partisans de l’ANC et partisans du mouvement zoulou Inkatha dans les cités noires autour de Johannesburg. Le 18 octobre 1990, l’état d’urgence est levé au Natal, seule région où il était encore en vigueur en raison des affrontements entre membres de l’Inkatha et militants de l’ANC, qui ont fait plus de quatre mille morts en quatre ans. Le 27 juin 1991, après le vote du Parlement, le président Frederik De Klerk signe l’abrogation des trois dernières lois qui régissaient l’apartheid. Le 14 septembre 1991, le président De Klerk et une vingtaine d’organisations politiques, syndicales et religieuses, dont l’ANC et le Parti Inkatha à dominante zouloue, signent un accord de paix destiné à mettre fin aux violences entre factions noires rivales, qui ont fait près de dix mille morts depuis 1984. Le 20 décembre 1991, dix neuf partis et organisations participent, près de Johannesburg, à la première réunion de la Convention pour une Afrique du Sud démocratique, chargée d’élaborer une nouvelle Constitution, qui consacrera la fin de l’apartheid. Le 17 mars 1992, le succès massif du " oui " (68,7 % des 3,29 millions d’électeurs blancs) au référendum sur la politique de réformes, demandé par le président Frederik De Klerk, ouvre la voie à l’accélération de la politique de partage du pouvoir entre les Blancs et les Noirs. Les 26-29 avril 1994, les premières élections multiraciales mettent fin au régime de l’apartheid. Le Congrès national africain (ANC) de Nelson Mandela recueille 62,65 % des voix, soit 252 sièges sur 400, contre 20,39 % (82 sièges) au Parti national (PN) du président sortant, Frederik De Klerk, et 10,54 % (43 sièges) à l’Inkatha de Mangosuthu Buthelezi. Le 10 mai 1994, élu le 9 à la présidence de l’Etat par le Parlement, Nelson Mandela, est investi en présence de quarante-deux chefs d’Etat ou de gouvernement. Le 25, le Conseil de sécurité de l’ONU vote la levée de l’embargo imposé à l’Afrique du Sud.
Les dirigeants syndicaux, qui avaient joué le rôle de pompiers du soulèvement ouvrier, reçurent leur récompense. Sur les 400 sièges du parlement national issu des premières élections multiraciales de l’histoire du pays, en 1994, 76 étaient occupés par des syndicalistes du COSATU, 80 par des membres du Parti communiste (SACP), tous élus sous une étiquette ANC. Mais le « Programme de Reconstruction et de Développement » du nouveau gouvernement Mandela, qui devait apporter aux pauvres des emplois, des maisons, l’électricité et l’eau potable, confié à la tutelle de l’ancien secrétaire général du COSATU, resta sur le papier. Et une loi interdisait dès 1995 les grèves dans les services dits « essentiels » et rendait illégale toute grève organisée contre des licenciements.
La société sud-africaine a fait disparaître l’apartheid formel mais elle reste plus que jamais l’une des plus inégalitaires au monde. Les Noirs sont toujours exclus et exploités au profit des mêmes sociétés capitalistes mais ils le sont en tant que prolétaires, plus en tant que noirs ! Mais la bureaucratie du COSATU a pu se lancer dans les affaires. Les milliards de dollars versés dans des caisses de retraite et de prévoyance par les 3,2 millions de syndiqués ont été utilisés par les organisations syndicales pour monter des fonds d’investissement. Le NUM, le syndicat des mineurs, a investi 1,5 milliard de francs… dans une holding du trust minier Anglo American. Son ancien secrétaire général, Cyril Ramaphosa, devenu millionnaire, résuma bien le singulier destin de ces chefs syndicalistes : « Voilà les syndicats qui se mettent aux affaires pour leur propre compte. (…) Je n’ai aucun scrupule moral à m’engager dans cette voie nouvelle, parce que j’y travaillerai avec des camarades et que nous nous conformerons à certains principes. Inutile de nous voiler la face : ce faisant, nous allons bien sûr nous enrichir. Mais en même temps, nous dirons que nos syndicats aussi doivent pouvoir s’enrichir. Bientôt le NUM nagera dans les millions. »
Dès le début des années 2000, il est devenu clair que le crédit de l’ANC ne suffisait plus à calmer le mécontentement social. La police sud-africaine est intervenue violemment durant tout la fin du mois de mai 2005 pour disperser des manifestations massives d’habitants des townships, les anciens ghettos noirs devenus des ceintures de la misère. Cela fait plus de deux mois que des troubles ont lieu non seulement dans un grand nombre de townships de la ville du Cap (avec de véritables soulèvements à Blackheath, Khayelitsha et Gugulethu) et de l’Etat de Western Cape (Sud-Ouest du pays) dont la ville du Cap fait partie mais touchent également d’autres Etats comme l’Eastern Cape (région sud-est) ou de Free State (une région du centre). A Harrismith (Free State) et à Port Elisabeth (Eastern Cape) où les affrontements ont duré quatre jours, les forces de l’ordre ne peuvent plus circuler sans être prises à partie. Des responsables locaux ont été escortés vers la sortie par la population révoltée. La population pauvre, lasse d’attendre des logements décents et des services sociaux de base, s’est révoltée. A Kommitjie (un bidonville à 45 km au sud du Cap), les émeutes ont explosé le lundi 30 mai.
Le mouvement a débuté en février 2005 dans deux townships de la région de Free State, près de Ventersburg (région de Free State), avant de s’étendre à Harrismith, Warden et Vrede (townships également de Free State). Il n’a cessé de se développer, atteignant en avril les bidonvilles de la ville du Cap. Le 27 avril, des centaines d’habitants de plusieurs townships proches du Cap, dont Langa, Gugulethu et Nyanga, ont marché sur la ville. Un leader du bidonville de Gugulethu déclarait : « Des maisons maintenant ou des terres. Sinon, nous sommes prêts à mourir pour cette cause. » Les manifestants ont réussi à faire reculer le gouvernement local qui a proposé quelques logements et ont été suivis par de nombreux autres township qui ont affronté les forces de l’ordre dans de véritables batailles rangées impliquant parfois un grand nombre de gens. Pneus brûlés, jets de pierre contre les véhicules de police, barricades, tirs contre les émeutiers et arrestations massives, on se croirait revenu à l’époque où le parti raciste blanc imposait la dictature des blancs sur les noirs. Devant le Parlement du Cap, le président Thabo Mbeki déclarait que « ce n’est pas encore un danger immédiat pour notre démocratie. Mais ils (les mouvements) reflètent les failles dont nous avons hérité du passé et qui, s’ils s’enracinaient et gagnaient un véritable soutien populaire, ils représenteraient une menace pour la stabilité de l’Afrique du sud démocratique. »
Quelques squats et bidonvilles pourraient déstabiliser un pays ? En fait, la révolte des townships avait contribué à déstabiliser le régime de l’apartheid en 1976-77 et en 1985-88. Elle peut encore menacer le régime post-apartheid parce que la population qui ne dispose que d’un logement précaire représente toujours l’essentiel et 5 millions d’habitants sont dans des bidonvilles. Selon Jeune Afrique du 4 mai 2004, « 40% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Les noirs ont un taux de chômage de 50% contre 10% pour les blancs et de 75% pour les 16-24 ans. Les townships où vivent plusieurs millions de personnes offrent un environnement insalubre et dangereux. Contrairement à la paranoïa développée par les riches et les blancs, les principales victimes de violence sont bien les noirs. » La misère, le chômage, la violence sont toujours le pain quotidien de la grande majorité de la population noire même si une grande bourgeoisie et une petite bourgeoisie noires ont fait leur apparition. Les inégalités se sont accrues et, face à un enrichissement d’une minorité de noirs, 22 millions de sud-africains vivent avec moins de un dollar par jour alors que la croissance du PIB était de 3,7% en 2004. La hausse massive du chômage est niée par le gouvernement qui publie des statistiques en contradiction flagrante avec la réalité vécue par la population. Dans sa lettre hebdomadaire aux membres de l’ANC de fin mai 2005, le président Thabo Mbeki déclarait qu’il était impossible que 26,9% (contre 23% en 2003) soit douze millions sur 44 millions soient sans emploi. « C’est un nombre trop grand pour qu’on ne les ait pas remarqué ». Il affirmait que « La question est plus un manque de qualification qu’un manque de travail. (..) Le chômage n’a augmenté que dans la mesure de la hausse des aides aux plus pauvres. », une manière de dire que c’est la faute des travailleurs s’ils ne sont pas assez qualifiés et que les pauvres ne devraient plus être aidés pour être obligés à travailler. Les syndicats répondaient que Thabo Mbeki avait mis des années à admettre que le virus HIV causait le sida et qu’il n’était pas étonnant qu’il nie l’existence d’un chômage massif. Le sida est d’ailleurs la principale catastrophe de l’Afrique su sud avec la misère car elle condamne une grande partie des enfants à devenir des orphelins et les malades n’ont pas les moyens de se soigner.
La situation est telle que la centrale syndicale COSATU, qui fait pourtant partie intégrante de la coalition au pouvoir, s’est crue obligée de faire mine de s’opposer publiquement au projet de réforme du droit du travail proposé par le gouvernement ANC, un véritable plan de déréglementation sociale pour favoriser le bourgeoisie. Sous prétexte de favoriser l’embauche des jeunes, il s’agit s’imposer la flexibilité des salaires, des horaires et des conditions de travail. L’Afrique du sud est le théâtre d’une offensive anti-sociale tous azimuts. L’Etat intervient violemment contre les grévistes, réprime les townships, réduit les aides aux chômeurs et aux sans logis. Les municipalités font de même et réduisent également les aides aux pauvres.
En fait, avec la fin de l’Apartheid, la bourgeoisie sud-africaine a eu gain de cause : la révolte a été pacifiée et le pays dirigé par des noirs a pu se tourner vers un rôle de leader économique (vendeur d’armes notamment) et politique du continent africain. Le pays pèse un quart du PIB de toute l’Afrique soit l’équivalent de la Grèce. « L’Afrique du sud n’existera que si elle a sa place dans le monde » déclare un ministre. Et le pays intervient dans un nombre de plus en plus grand de conflits africains, prenant la place de la France notamment auprès des dictateurs africains. Pour les travailleurs noirs, la fin de l’Apartheid en 1994 signifiait l’espoir d’une vie meilleure, et ils ont fait, à tort, crédit aux dirigeants de l’ANC. Dorénavant, ils savent qu’ils ne peuvent compter que sur leurs propres forces.
Et la force des travailleurs reste la principale du pays comme le retour des grandes grèves le démontre. Le 10 août 2005, près de 100000 mineurs sud-africains en grève illimitée. Premier arrêt national depuis 18 ans. Les grévistes, membres du syndicat national des mineurs (NUM) protestent à la fois contre les conditions de salaire et de travail dans l’industrie. La direction propose d’augmenter les salaires de 5-6% mais le syndicat dit que cela ne prend pas en compte la hausse du prix de l’or. En même temps, 800 000 travailleurs municipaux sont aussi en grève pour les salaires et s’affrontent à la police. Le syndicat appelle à la grève illimitée après que trois journées d’action en août et une autre en juillet. L’arrêt des mines coûte environ une perte de $12m par jour, selon un analyste. C’est une des plus grandes luttes de travailleurs depuis la fin de l’apartheid. « Je ne pense pas que l’industrie peut se permettre une grève, mais je suis absolument convaincu qu’elle ne peut pas se permettre une augmentation des salaires » a dit Bernard Swanepoel, PDG de Harmony Gold. Mais selon le NUM, puisque les cours de l’or et du rand montent en flèche depuis deux ans, les mineurs – qui travaillent souvent à 40°C à 3 km sous terre – réclament une meilleure répartition des bénéfices. Et un autre syndicat, Solidarity, semble se joindre à la lutte. La plupart des membres de ce syndicat Solidarité sont blancs et c’est rare de sa part de prendre part à une action aux côtés du syndicat NUM, principalement noir.
En novembre 2006, les mineurs sont à nouveau en grève, rappelant que désormais la fin de l’apartheid n’est plus un argument anti-grève. Des Noirs gouvernent et d’autres travaillent. Entre eux, il n’y a aucune solidarité mais une opposition claire et franche : une opposition de classe, comme partout dans le monde.
Extraits de « Une gauche syndicale en Afrique du sud (1978-1993) » de Claude Jacquin :
« Les années quatre-vingt ont été, dans l’histoire sud-africaine, celles des plus grandes mobilisations politiques et sociales. Le mouvement syndical fut l’un des principaux protagonistes. (…) La gauche syndicale forma notamment la Fédération syndicale FOSATU en 1979 (Federation of South African Trade Unions). (…)
Durant les années soixante-dix, plusieurs courants syndicaux se sont développés et se sont progressivement différenciés sur fond de reprise des conflits sociaux. (…) Le premier s’est constitué autour de la tradition syndicale du South African Congress Trade Union (SACTU) et de son lien à l’African National Congress (ANC). Le second s’est formé à partir de la mouvance Black Consciousness (Mouvement de la Conscience noire). Il formera notamment le Council of Unions of South Africa (CUSA), un certain nombre de dirigeants du CUSA étant liés à l’organisation politique Azanian People’s Organization (AZAPO). Le dernier, enfin, est apparu de manière originale, sans lien apparent avec un courant politique connu. Il a donné naissance, en 1979, à la Federation of South African Trade Unions (FOSATU), la nouvelle fédération unitaire. (…) Ce courant a donné naissance aux principaux syndicats de l’industrie (hormis celui des mines) c’est-à-dire, entre autres, de l’automobile, de la métallurgie, de la chimie, du textile. Il a développé au début des années quatre-vingt un projet syndical original et ce, à partir d’une conception explicitement indépendante des principales forces politiques. (...)
Il faut comprendre pourquoi un pays semi-industrialisé et disposant déjà d’un appareil d’Etat solide « s’aventure », après 1947, dans l’aggravation d’un système de ségrégation raciale produit du colonialisme, à une époque où commence à se poser le problème des formes nouvelles de contrôles politique et économique des empires. (…) Le danger d’une nouvelle résistance des ouvriers noirs avait été démontré par la grève des mineurs africains de 1946. Bien que cette grève ait été défaite et que les tentatives de solidarité parmi les travailleurs urbains aient échoué, l’Etat avait besoin de trouver une solution à long terme au problème du contrôle social. (…)
Ainsi, au-delà des professions de foi politiques ou idéologiques des uns et des autres sur la supériorité de la race blanche ou sur une meilleure intégration des Noirs, divers secteurs discutaient depuis plusieurs années de la meilleure manière de maintenir une main d’œuvre au moindre coût tout en évitant la dislocation du système politique. La victoire électorale du Parti national en 1948 sanctionna la victoire de la seconde option, ouvrant une nouvelle période de l’histoire sud-africaine, jusqu’à ce que ce choix s’épuise progressivement au cours des années soixante-dix. (…) L’observation des taux de production des mines d’or montre que la production augmente substantiellement et régulièrement de 1952 jusqu’à 1970 avec un seul petit recul en 1967. (…)
Au début des années soixante-dix, les deux principales fédérations de syndicats enregistrés étaient le Trade Union Council of South Africa (TUCSA) avec environ 234.000 membres (60% étant métis) et la South African Confederation of Labour (SACOL) avec 180.000 adhérents (en fait uniquement des syndicats de travailleurs blancs). (…) Des soixante syndicats non enregistrés qui existaient en 1961, trente-six avaient été affiliés au South African Congress of Trade Unions (le SACTU lié à l’ANC) et seize à la Federation of Free African Trade Union of South Africa (la FOFATUSA liée au PAC qui s’éteint en 1966). (…) L’essentiel des cadres du SACTU quittèrent le pays pour l’exil malgré le fait que le SACTU ne fut jamais interdit. (…) Ce fut le tournant de l’ANC vers une « stratégie de lutte armée » à partir d’un état-major en exil. En tout cas, au début des années soixante-dix, l’influence de l’ANC dans le mouvement syndical est fortement affaiblie et ne passe plus par une structure spécifique comme cela avait pu l’être avec le SACTU. (…)
Avec les grèves du Natal en 1973 (…) D. du Toit écrit (…) Les travailleurs africains qui avaient peur de rejoindre des syndicats jusqu’à la fin des années soixante ne craignaient plus quelques années plus tard de participer ) des grèves illégales. » (…) 69 grèves en 1971 pour 4.196 grévistes, 71 grèves en 1972 avec 8.814 participants, 370 conflits du travail en 1973 avec 98.029 grévistes et, en 1974, 384 grèves engageant 58.975 travailleurs. (d’après Darcy du Toit)
(…) Darcy du Toit écrit : « Les militants radicaux sur le terrain syndical n’avaient pas grand-chose à faire avec leurs homologues du mouvement de la Conscience noire. Alors même qu’en un sens les activités des intellectuels noirs et blancs étaient parallèles, elles demeuraient séparées du fait même de l’idéologie de la Conscience noire. Ironiquement ce furent les intellectuels blancs qui furent les plus capables d’approcher les ouvriers africains sur la base des intérêts de classe. Le Mouvement de la Conscience noire, en général, a minimisé ces intérêts et a approché des travailleurs noirs non pas comme des ouvriers mais comme des Noirs. » (dans « Capital et Travail en Afrique du sud, luttes de classe des années 70 ») (…)
Les événements de Soweto, de juin 1976, allaient confirmer le changement politique en cours dans le pays. La révolte des jeunes du Transvaal s’ajouta à la renaissance du mouvement ouvrier noir pour déboucher sur les grands mouvements sociaux et politiques des années quatre-vingt. (…)
La fondation de la FOSATU en avril 1979 représentait, depuis la disparition de la SACTU et l’autodissolution de la FOSATUSA, la réapparition d’une fédération majoritairement composée de syndicats non-enregistrés. (…) A son lancement cette dernière annonçait 45.000 membres au sein de douze syndicats. Parmi ceux-ci, seuls deux étaient nés avant la période 1973-74 : le National Automobile and Allied Workers Union (1967) et le Jewellers and Goldsmiths Union (1939). La philosophie générale était : « refus de la division raciale, contrôle ouvrier, syndicats de branche, organisation à la base, indépendance ouvrière, solidarité ouvrière internationale, unité syndicale. » (…) Cette position exprima tout à la fois la préoccupation d’une indépendance organique par rapport à tout mouvement politique, dont l’ANC, et celle d’un projet stratégique indépendant identifiant classe ouvrière, mouvement ouvrier et mouvement syndical. (…) La FOSATU est implantée dans les secteurs industriels représentatifs de l’évolution récente de l’économie du pays : la métallurgie (Metal and Allied Workers Union) et surtout l’Automobile (National Automobile and Allied Workers Union) avec une nette croissance au niveau de concentration de la main d’œuvre : le textile (NUTW), l’alimentation (SFAWU), et la chimie (CWIU) qui ont connu eux aussi une forte croissance des effectifs (…).
On peut tout d’abord noter l’importance des dirigeants blancs :
Alec Erwin, secrétaire général du TUACC puis de la FOSATU (…)
John Copelyn, dirigeant du syndicat du textile, basé à Durban
Rob Crompton, dirigeant de la chimie, basé à Durban
Berny Fanaroff, astrophysicien de formation, dirigeant de la métallurgie, basé à Johanesburg.
(…) Leur motivation comportant un fort volet politique consistant, en général, à faire le choix de la construction syndicale pour établir un instrument plus spécifiquement « ouvrier » dans la lutte anti-apartheid. (…)
On pourrait aussi souligner la très grande collaboration entre Alec Erwin et Enver Motala, intellectuel de Durban. Ce dernier dirigeait le bureau local du SACHED-Lacon, un organisme indépendant et fédératif de publication et de formation au profit des mouvements sociaux. Enver Motala travailla avec Alec Erwin à l’élaboration du programme de formation des cadres de la FOSATU (…) qui comportait un volet sur la crise bureaucratique de l’Union soviétique. C’est l’organisme de Durban du Lacon qui publia en 1987 un livre de formation sur l’histoire du mouvement syndical tout à fait proche des analyses de l’ancienne FOSATU. (…)
Vers la fin des années vingt, des militants adhérant aux critiques trotskystes se détachaient du Parti communiste. Certains d’entre eux furent les dirigeants d’un mouvement assez large dans les années quarante, portant le nom de Unity Movement. Par ailleurs, un syndicaliste de renom dans les années trente et quarante, Max Gordon, était trotskyste. Ce courant s’est fragmenté et fortement affaibli dans les années cinquante. Mais il existait toujours au Cap, dans les années soixante-dix, une forte implantation de ces groupes, principalement parmi les enseignants et la jeunesse militante noire. (…) Le dirigeant du syndicat des travailleurs municipaux du Cap avait été membre du Unity Movement. Marcel Golding, avant de devenir un dirigeant du syndicat des mineurs, a fait partie d’un petit groupe d’étude d’orientation trotskyste. Il faut souligner que dès le début des années quatre-vingt, ces cadres syndicaux considèrent tous ces groupes comme sectaires et obsolètes. (…) Alec Erwin souligne par ailleurs qu’ils pensaient dès cette époque que la perspective de fondation d’un parti était prématurée et qu’ils étaient effrayés par les dégâts de la division et du sectarisme dans l’extrême gauche britannique. (…) Les orientations suivantes leur sont communes :
une opposition à l’ANC à partir d’une lecture critique de la « Charte de la Liberté » considérée comme un document « nationaliste », ne distinguant pas les intérêts divergents entre classes sociales au cours de la lutte de libération
une opposition aux relations avec les libéraux blancs, avec le Parti fédéral progressiste (PFP) voire avec l’association des étudiants blancs, NUSAS
une affirmation du rôle central, si ce n’est exclusif, de la classe ouvrière dans les luttes d’émancipation et de transformation de la société, et ce, en opposition avec la stratégie de l’ANC et du Parti communiste
une critique du Parti communiste comme courant prosoviétique, sectaire et « stalinien ».
Dans ce cadre, c’est la FOSATU qui apparaissait, en ce début des années quatre-vingt, comme la seule vraie tentative, large et représentative, de mettre en pratique une telle identité politique. (…) Le débat va s’accélérer à partir du début de l’année 1982. En avril de cette année-là, la FOSATU tient son second congrès. Un rapport politique général a été préparé par le noyau de direction et est présenté par Joe Foster. (…) Le rapport Foster semble correspondre à une période d’euphorie au sein de la FOSATU. Il faut en effet souligner qu’en 1982 l’ANC reste une force relativement faible. Il n’a pas reconstruit son hégémonie politique sur toute l’opposition à l’apartheid comme il sera capable de la faire à partir de 1984. Il peut même apparaître comme un mouvement handicapé par l’exil de sa direction et incapable de saisir les changements profonds survenus dans le pays. Le noyau dirigeant de la FOSATU se sent, à l’inverse, en phase avec les évolutions socio-économiques : importance grandissante des conflits du travail, émergence d’une nouvelle génération ouvrière, formation de nouvelles expériences de confrontation avec l’Etat et le patronat. Le rapport de Joe Foster souligne la possibilité nouvelle de placer la lutte contre l’apartheid sous le drapeau des « luttes anti-capitalistes ». C’est une orientation qui s’écarte ouvertement des postulats politiques de l’ANC et du Parti communiste. (…) Foster parle à ce propos de « construire le mouvement ouvrier » après avoir parlé de « parti des travailleurs », en opposition à la notion de mouvement de libération incarné par l’ANC. Le contexte international de 1982, marqué entre autres par l’essor de Solidarnosc en Pologne, permet alors à la direction de la FOSATU de présenter ses vues sur le « socialisme réellement existant. » (…) En octobre 1983, le journal « Fosatu – workers news » publia un article en double page centrale sur Solidarnosc et la Pologne. (…) Au Brésil, c’est une équipe de syndicalistes de la métallurgie qui, en 1979, avait lancé l’idée d’un « parti des travailleurs ». C’est finalement ce qu’ils réalisèrent en fondant ce parti autour d’Ignacio Lula da Silva, dirigeant syndical de la banlieue de Sao Paulo. En 1985, les numéros 39 et 40 de « Fosatu – workers news » publiaient un long article de reportage sur le Parti des Travailleurs du Brésil. (…)
Il faut garder en mémoire que les années 1980-1982 voient une nouvelle accélération des conflits du travail et un renforcement des organisations syndicales :
Années : 1978 1979 1980 1981 1982
Nb de grèves : 106 101 207 342 281
Nb de grévistes : 14160 22803 61785 92842 189022
(…) Ce sont les syndicats de la FOSATU qui totalisent le plus de grèves à leur actif, et notamment ceux de la métallurgie et de l’automobile. (…) Seul le secteur des mines totalise, en 1982, un nombre supérieur de grévistes, malgré un nombre total de débrayages plus modeste. Mais il s’agit pour l’essentiel d’un seul conflit en juillet, sur des questions de salaires, impliquant neuf mines du Transvaal et trois autres au Natal. La répression fut très dure et de nombreux grévistes furent renvoyés dans leurs bantoustans. Il s’agissait du plus grand conflit dans les mines depuis la grève de 1946, annonciateur de la place qu’allait bientôt prendre ce secteur dans le mouvement syndical.
(…) L’un des grands problèmes auquel dû faire face le mouvement syndical fut singulièrement celui du développement d’une autre forme d’organisation de la population noire : les civics ou community associations. Sous ce vocable ont été souvent regroupées toutes les formes associatives se développant au niveau des townships. (…) Les civics se sont rapidement développées au Cap à la fin des années soixante-dix. Elles prolongeaient d’une certaine manière les formes d’organisation au sein des townships qui étaient apparues au cours des mouvements de juin 1976 au Transvaal. (…) Beaucoup ont pu apparaître sous la forme de comité de lutte, soit pour le boycott des transports en commun contre une augmentation des tarifs, soit pour un boycott des loyers contre l’augmentation de ceux-ci. Certains ont pris la forme de comité politique traitant de tous les problèmes de la communauté. (…) Il semble que le développement des civics se soit surtout fait au départ au Cap sous l’impact de deux courants politiques concurrents à l’époque dans cette région : celui de la gauche politique indépendante (la nébuleuse politique héritière du Unity Movement) et celui lié ou influencé par l’ANC. C’est ainsi qu’au Cap les militants du Unity Movement formèrent avec les associations qu’ils contrôlaient Federation of Cape Civic Associations et que les militants de l’ANC et du Parti communiste formèrent de leur côté le Cape Area Housing Action Committee (CAHAC). S’y est rajoutée l’activité propre du parti Azapo et celle des militants du PAC. (…) Pour la gauche syndicale le problème était donc assez complexe. Elle voyait se développer une forme complémentaire d’organisation sociale susceptible de toucher la grande masse de ceux et celles qui ne travaillent pas ou éteint employés dans des entreprises inaccessibles au mouvement syndical. (…)
Nombre de ces associations avaient comme principaux activistes des gens socialement stables ayant une certaine habileté politique. Beaucoup de ceux-là étaient des enseignants, des hommes d’églises, des médecins et plus généralement des membres de familles à revenus moyens au sein des quartiers. (…)
Plus l’ANC étendait son influence sur les civics plus cela devenait un face-à-face entre ce parti (avec ses militants apparaissant sous le drapeau de leur association et défendant la « Charte de la Liberté » et les principaux syndicats de la FOSATU. (…) Les exemples abondent avec parfois des cas de violence physique. Les dirigeants de la FOSATU se plaignent que (…) des groupes de jeunes liés aux civics s’en prennent parfois à des travailleurs effectuant normalement leur travail. (…) « Au début du mois de mai, il y eut les funérailles d’un membre du FOSATU qui avait été tué durant les heurts. Au cours de la procession des groupes de jeunes ont lancé des pierres contre celle-ci. »
(…) Les 5 et 6 novembre 1984 se déroula une grève générale dans la région du Transvaal. Cette grève fut conjointement appelée par le mouvement syndical, dont la FOSATU, et des organisations affiliées à l’UDF (dont l’organisation étudiante COSAS). (…) Cette grève du Transvaal de novembre 1984 fut un énorme succès et le gouvernement ne s’y trompant pas réprima essentiellement des syndicalistes. Plusieurs dirigeants dont Chris Dlamini (FOSATU), Moses Mayekiso (FOSATU), P Camay (CUSA) furent arrêtés. L’entreprise d’Etat Sasol (Pétrole), par exemple, licencia 90% des 6.500 travailleurs. (…)
Si l’ANC ne réussit jamais, jusqu’an 1985, à s’affirmer de manière hégémonique dans le mouvement syndical, il n’en fut pas de même au niveau des civics et du mouvement de la jeunesse scolarisée. Le projet originel de Joe Foster et de la FOSATU impliquait une intervention syndicale hors des entreprises, dans les townships. Le projet existait, il était discuté mais ne fut jamais vraiment tenté. L’ANC disposa ainsi d’un espace supplémentaire pour se reconstruire à l’intérieur du pays. Il le fit en utilisant sa modeste présence syndicale (SAAWU, MACWUSA,…), ses rapports avec les églises (Desmond Tutu et Alan Boestak) ainsi que ses relations avec des milieux libéraux démocrates blancs (par exemple le syndicat étudiant NUSAS ou des éléments du Parti Fédéral Progressiste). L’occasion fut l’annonce par le gouvernement d’une modification constitutionnelle en vue d’un système à trois chambres (blanche, métis et indienne) et d’un conseil présidentiel consultatif. L’ensemble des forces d’opposition dénoncèrent ce projet. Et appelèrent au boycott (…) mais s’opposèrent le courant ANC et celui des divers groupes de la gauche « trotskyste ». Alors qu’une partie de ces derniers fondaient le National Forum Committee avec l’Azapo, l’ANC de son côté mit en place l’UDF, en prenant bien soin de donner, dans un premier temps, une place substantielle aux représentants des églises. (…) La mise en place de l’UDF produisit une aggravation de la tension entre le courant ANC et la gauche syndicale. (…) Il est facile de voir la contradiction qu’il y a entre la fondation de l’UDF et le projet du rapport Foster. (…) Le comité central du FOSATU prit position le 15 et 16 octobre 1983 : « La FOSATU a décidé de ne pas s’affilier à l’UDF. (…) L’UDF représente une variété d’intérêts de classe (…) »
La réplique de l’ANC fut d’une extrême véhémence. (…) En substance :
les syndicats qui ne sont pas dans l’UDF mènent une politique « écoomiciste » et se refusent à participer au combat politique pour la fin de l’oppression.
ces syndicats sont dirigés par des gens qui ont eux-mêmes un projet politique, et celui-ci est entièrement tourné contre la direction historique et légitime que sont l’ANC et la SACTU (voire le Parti communiste).
ces directions sont incapables de comprendre l’importance des alliances sociales dans un pays comme l’Afrique du sud et dans la lutte contre l’apartheid. (…) Le Parti communiste (SACP) joua également un rôle de tout premier plan dans ces polémiques. (…) Dans le couple ANC-SACP, le premier est en effet considéré comme le cadre large, mais cependant dirigeant, de la lutte de libération nationale et de « la révolution démocratique nationale ». (…) Au début des années 1980, une partie de la direction de l’ANC est formée de membres du PC et l’appareil de la SACTU est essentiellement composé de membres du parti. Il faut aussi rappeler que l’aile armée, Umkhonto we Sizwe, n’a pas été conçue au départ comme un simple pseudopode de l’ANC, mais comme un organe conjoint de l’ANC et du PC. (…)
La gauche syndicale sous-estime le poids de l’ANC et du Parti communiste. C’est avec retard qu’elle découvre le prestige de l’ANC et de Nelson Mandela, l’impact sur la jeunesse des actions de propagande armée et surtout la capacité des cadres du SACP à reconstituer dans les civics puis dans les syndicats la base large qu’ils n’avaient pas encore au début des années quatre-vingt. De ce point de vue la création de l’UDF marque un tournant dans la course de vitesse que se livrent ces deux forces. (….) Si l’on compare les textes de l’ANC et ceux de la FOSATU ayant valeur de propagande générale, on constate que le premier a plutôt tendance à annoncer un débouché victorieux sur court ou moyen terme (…) La direction de l’ANC opta pour une propagande ultra-radicale, décrivant une situation insurrectionnelle et un mouvement de masse aux portes du pouvoir. (….) Durant toute cette période le sectarisme des activistes de l’UDF sera à son comble à l’encontre de tous ceux qui ne dressent pas bannière de la Charte de la Liberté, que certaines directions syndicales vont vivre comme une menace pour le mouvement ouvrier. (…)
C’est en septembre 1985 que se déroula la première grande initiative publique de contact entre les libéraux blancs et la direction de l’ANC. Une délégation importante se rendit à Lusaka dont Garvin Relly, dirigeant de l’Anglo American. Il dira à ce propos : « ce fut une des journées les plus agréables que j’ai jamais passée. » (…) Le 27 septembre 1985, 90 des plus grands noms du monde des affaires et de la haute finance, appartenant essentiellement à la communauté anglophone, signaient un document réclamant la fin de l’apartheid. (…) L’évêque Desmond Tutu et le leader de l’Inkhata Buthelezi soutinrent ce document. Parmi les signataires se trouvaient les patrons de la Nedbank, de Toyota, de la banque Barclays, de l’Anglo American (dont H.F.Oppenheimer), d’IBM, de Data, de Coca-Cola, du groupe de presse Argus, de Colgate, de Volkswagen, de General Motors… (…)
Le congrès du COSATU, le South African Trade Union Congress, eut lieu du 29 novembre au 1er décembre 1985, à Durban. (…) Le rapport de forces interne réel va être déterminé par le syndicat des mines, la NUM. Celui-ci avait été créé en 1982 et avait adhéré au CUSA. Mais il avait rompu avec ce dernier et basculé dans le camp de ceux qui formeront le COSATU. Sa direction vient donc majoritairement de la Conscience noire mais, très vite, son principal dirigeant, Cyril Ramaphosa, s’affiche comme le plus chaud partisan du courant chartiste à la tête du plus gros syndicat de la nouvelle fédération. (…) Les relations internes allaient demeurer très tendues jusqu’en 1987. De forts doutes naîtront chez les anciens de la FOSATU sur la viabilité de l’unité. Les attaques des partisans de l’ANC seront incessantes. (…)
Des personnalités libérales (…) vont rencontrer les dirigeants de la COSATU. Un premier contact se fait à Harare avec Jay Naidoo, son secrétaire général, fin 1985, puis les 5 et 6 mars 1986, une réunion se tient à Lusaka avec des délégations du COSATU, de l’ANC et de la SACTU. (…) La mise en forme concrète de cette « alliance » se fit, de manière privilégiée, entre le COSATU et le South African Youth Congress (SAYCO). (…) L’axe COSATU-SAYCO est présenté comme un axe usines-townships et comme un moyen de régler pacifiquement le passif entre syndicalistes et jeunes activistes des civics. (…) Le courant chartiste avait progressivement présenté l’alliance COSATU-UDF et COSATU-SAYCO comme étant fondée sur la Charte de la Liberté. La préparation du congrès de 1987 sera l’occasion de pousser l’avantage et de réclamer que chaque syndicat fasse du programme de l’ANC sa propre référence. (…) Pour la NUM, la Charte était alors « un guide pour la lutte contre l’oppression nationale ». (…) Le Parti communiste, pour sa part et sans surprise, donne son aval aux positions de la NUM : « L’adoption de la Charte de la Liberté par le récent congrès de la NUM reflète correctement le sentiment et la compréhension des masses populaires. C’est un signe donné au mouvement syndical pour un lien plus réaliste, dans la période actuelle, entre lutte économique et lutte politique. » (…) Finalement Jay Naidoo, le secrétaire général de la COSATU, cherchera à concilier les différentes positions (…) : « En adoptant la Charte, nous voyons cela comme un cadre de référence et non comme un schéma. (…) Il n’y aura pas de suspension de la lutte pour une société sans exploitation. » (…)
Tous les débats de cette période doivent se comprendre dans le cadre d’une très forte activité syndicale et gréviste. (…) Le début de l’année 1987 voit des mouvements grévistes d’une très grande intensité : la grève des cheminots et des postiers, la grève des employés de commerce (…) Pour une partie des syndicats (essentiellement l’aile chartiste) la question du pouvoir est bien entrain de se poser. La question du programme politique est ainsi perçue comme une question de court ou moyen terme : quelle sera la nature d’un « gouvernement ANC » ? (…) La question de la Charte de Liberté (adoptée par la majorité des syndicats de la COSATU) est celle de l’acceptation d’un monopole accordé au seul ANC (…) En 1987 et 1988, la gauche syndicale n’a plus le monopole des références au « socialisme ». Dans le mouvement syndical, l’aile liée au SACP en a également fait sa bannière. (…)
Devant le Parlement, le 2 février 1990, Frederick De Klerck annonçait qu’il avait décidé, dans la perspective d’une négociation globale, la légalisation de l’ANC, du Parti communiste et de toutes les organisations interdites : « La dynamique en cours dans la politique internationale a également créé de nouvelles opportunités pour l’Afrique du sud. (…) L’écroulement du système économique en Europe de l’Est constitue aussi un signal. » (…) Le Parti communiste sud-africain était désormais sous la pression soviétique (…) La direction du SACP avait toujours montré un suivisme sans faille envers les positions du Parti communiste d’Union soviétique. (…) L’ANC et le Parti communiste décidèrent à la suite de leur légalisation en 1990 la « suspension de l lutte armée ». La Charte de la Liberté fut progressivement oubliée au profit d’une série de propositions constitutionnelles ou économiques de l’ANC qui s’éloignaient de plus en plus des professions de foi antérieures. La perspective de la nationalisation des plus grandes entreprises fut écartée (…)
En 1989-1990, le cadre de réflexion est donné par Alec Erwin : « Nous devons nous préparer à gouverner et à reconstruire le pays. (…) Notre priorité est de renforcer nos organisations politiques – l’ANC et le Parti communiste – et les syndicats, les civics. » (…) Au début d’année 1994, alors qu’en apparence le gouvernement et la direction de l’ANC se dirigent avec quiétude et à l’amiable vers les élections du 27 avril, la société, elle, reste une norme marmite bouillonnante. (…) L’ANC et le parti national de F.W. De Klerk s’apprêtent désormais à cogérer l’Etat sud-africain (…) ce choix politique ne libère pas pour autant la société sud-africaine de son héritage raciste. La pauvreté des plus pauvres s’est même aggravée au cours des trois dernières années. »
Extraits de « Vers le pouvoir populaire, un pari à gagner », déclaration du Comité central du Parti communiste sud-africain de novembre 1979 :
« Dans notre situation, la lutte pour mettre fin à l’exploitation capitaliste ne peut être séparée de la lutte contre la tyrannie nationale. Une « lutte de classe » qui ignorerait cette vérité ne pourrait combattre s’en amphithéâtre et non dans la véritable arène de combat. C’est cette réalité qui permet d’expliquer pourquoi nous estimons qu’à l’étape actuelle de notre lutte la principale stratégie est de lutter pour remporter notre révolution démocratique nationale, première étape vers une transformation socialiste. (…) Notre histoire nous apprend qu’une large alliance des forces sociales renforce plutôt qu’elle n’affaiblit la volonté de libération. (…) Nier toute possibilité pour les couches moyennes noires de jouer un rôle aux côtés de la révolution serait une simplification grossière et dangereuse. (…) Il faut prendre toutes les mesures possibles pour consolider et élargir le véritable mouvement syndical qui refuse tous les efforts déployés pour éloigner les ouvriers de la lutte de libération nationale. (…) Les ouvriers doivent refuser de s’inscrire aux syndicats « multiraciaux » qui en feraient des pions dans le jeu des ouvriers blancs. (…) La politique de la lutte armée, les attentats contre l’ennemi et les mesures prises pour que l’armée de libération nationale puisse se retrancher dans les villes comme dans les campagnes sont un élément vital de la stratégie de libération. (…) Notre parti est une composante essentielle de l’alliance révolutionnaire en vue de la libération nationale que dirige l’ANC. En tant que tel, il n’a aucun intérêt qui le sépare de l’un quelconque des éléments de cette alliance que nous avons toujours cherché à renforcer. (…) Construisons en 1980, 25e anniversaire de la Charte de la Liberté, un large front de toutes les forces patriotiques et anti-racistes sous la bannière de l’ANC. »
Sur le combat du Parti communiste sud-africain contre le courant « lutte de classe » au sein du FOSATU :
Extraits d’un article de Ruth Nhere de la revue « The African Communist » du Parti communiste sud-africain n°99 de septembre 1984 :
« Un ouvriérisme économiste
Les grandes avancées du mouvement syndical indépendant en Afrique du sud depuis 1973 ont été bien appréciées comme fondamentales dans notre lutte révolutionnaire. Il y a cependant d’importantes divergences de vue concernant le rôle et les possibilités de ces luttes syndicales. Un des courants de pensée les concernant peut être appelé « ouvriérisme » ou « classisme » est en fait une variante de ce que Lénine avait appelé « l’économisme » en Russie et qu’il avait combattu en ces termes : « La prétention que la politique doit suivre avec obéissance l’économie est une pensée à la mode, qui exerce une influence irrésistible sur la masse de la jeunesse attirée par le mouvement, mais qui, dans la majorité des cas, ne connaît du marxisme que ce qu’en ont dit les publications légales. » C’est un économisme de ce type qui forme la base d’adresse de Joe Foster à la conférence de 1982 du FOSATU, conférence si bien critiquée par Toussaint dans son article pour la revue « The African Communist », article intitulé « Un syndicat n’est PAS un parti politique ». La question du rôle du mouvement syndical et son alliance avec le mouvement démocratique dans son ensemble sont toujours chaudement débattues comme le montrent les débats sur la question de l’adhésion des syndicats à l’United Democratic Front. Dans une récente publication du Cap, « Social Review », un auteur anonyme répondait à un article d’un numéro précédent qui défendait la ligne ouvriériste contre les alliances entre classes sociales : « Je voudrait répondre que, si ce sont les travailleurs qui dirigent la lutte, une plus grande conscience socialiste sera développée au sein de la classe ouvrière si celle-ci mène des alliances entre classes et les dirige elle-même. »
(…) L’idée d’une spontanéité du mouvement de la classe ouvrière et sa « pureté » semblent caractéristiques des conceptions d’une partie des intellectuels travaillant dans le mouvement syndical indépendant. Argumentant contre les alliances avec d’autres classes et groupes sociaux dans la lutte politique, ils proclament que « les travailleurs eux-mêmes doivent décider à quel moment et à quelles conditions une telle alliance serait souhaitable. »
(…) Les avocats de l’ouvriérisme nient farouchement que leurs arguments servent à combattre le rôle du parti politique de classe. Ils affirment qu’ « il n’y a pas, pour le moment, une telle organisation spécifique de la classe ouvrière en Afrique du sud. » Ces sentiments sont ceux qui sont repris dans la direction du FOSATU. On pourrait penser qu’il s’agit de gens qui espèrent, et attendent, qu’une telle organisation politique de la classe ouvrière, sur la base d’une conscience socialiste, apparaisse dans le cours des événements mais il semble au contraire que cela ne soit pas leur but. En lisant leurs publications, on discerne une autre stratégie.
Certains d’entre eux ont été fascinés par l’exemple du Brésil. Un article récent sur ce pays dans le « South African Labour Bulletin » tente de dresser un parallèle avec les développements récents en Afrique du sud. Au brésil, ils rappellent que le militantisme syndical de masse a donné naissance à un parti politique qui « s’est rapidement développé chez les travailleurs, les chômeurs, la base de l’Eglise, la jeunesse progressiste et les intellectuels de gauche… » L’auteur mentionne en passant que ce parti « a attiré beaucoup d’hostilité de la part du Parti communiste brésilien illégal qui prétend (nous soulignons) qu’ils détiennent historiquement le titre de parti des travailleurs. »
Le Brésil sert aussi de base d’étude au programme de formations militantes du FOSATU et à son journal. Dans ce cas, le raisonnement et les critiques contre le Parti communiste sont d’avantage sous-entendues qu’explicites : « Ce sont les travailleurs de la Métallurgie et du Textile qui ont lancé la réorganisation des syndicats illégaux. Chaque année depuis 1977, les travailleurs avaient mené des grèves pour leurs droits et pour de meilleurs salaires… Il en est sorti un Parti des Travailleurs afin de représenter les ouvriers dans les futures élections. Cela rencontra l’opposition de l’Etat, des autres partis et des dirigeants des syndicats officiels. »
Probablement que les auteurs de ce type de document ont conscience qu’un anticommunisme trop ouvert ne leur permettrait pas d’obtenir le soutien qu’ils recherchent au sein de la classe ouvrière. Cependant, ils font semblant d’ignorer le programme et même l’existence de l’ANC et du Parti communiste sud-africain. (…) Les tentatives de cacher l’histoire, la stratégie et les tactiques des organes existants du mouvement de libération, l’ANC et le Parti communiste sud-africain, doivent être combattues dans les syndicats et au niveau du débat théorique, dans la propagande légale et illégale. Certains de ces écrits liés à ce groupe jouent un rôle important de division contre le mouvement de masse. Un article dans la presse estudiantine « Work in progress » caractérise par exemple le United Democratic Front comme mouvement « libéral radical » ayant sa base de classe « au sein de la petite-bourgeoisie noire et surtout indienne. » (…) Ils n’ont pas du tout perçu les interactions entre oppression nationale et oppression de classe qui donnent aux révolutionnaires d’Afrique du sud des tâches stratégiques spécifiques fondant les programmes de l’ANC et du Parti communiste sud-africain. (…)
La lutte idéologique sur le front syndical
L’article de Toussaint intitulé « Un syndicat n’est PAS un parti politique » dans le numéro 93 de 1983 de la revue « The African Communist » est une des plus importantes contributions de cette revue depuis longtemps. (…) Nous avions remarqué que notre parti avait tardé à répondre à la déclaration de Joe Foster qui constituait une attaque idéologique contre nous et contre tout le mouvement de libération nationale. Nous devons nous reprocher de ne pas avoir donné une réponse immédiate et scientifiquement fondée à Foster. Pour faire des progrès et gagner notre lutte idéologique, pour rester proches des masses, nous devons leur expliquer la nature des bases idéologique de Joe Foster, leurs racines sociales et le danger qu’elles représentent pour la classe ouvrière et les masses opprimées d’Afrique du sud. (…) Depuis les années 70, un nombre croissant de personnalités de l’intelligentsia blanche ont pris une part active dans le travail des syndicats. Une partie d’entre eux sont sur nos bases. Mais on voit très clairement qu’un certain nombre d’entre eux adoptent des positions ultra-gauches. (…) Il est intéressant de remarquer que le FOSATU a le même type de soutiens qu’avaient autrefois le Gang des Quatre et ils ont également en commun leur rejet du parti communiste et du syndicat SACTU. Le Gang des Quatre voulait, comme Foster, créer une alternative à notre Parti. Dans la réalité de la situation de l’Afrique du sud, rejeter le rôle du parti communiste et du SACTU, sous-estimer la contribution de l’ANC dans notre révolution, est le moyen de faire dévier la lutte de son vrai chemin en l’amenant vers une impasse tout en se cachant derrière des slogans sonnant comme très révolutionnaires.
Le langage de Foster a une tonalité très révolutionnaire mais son essence est de désarmer la classe ouvrière et, en conséquence, de servir les intérêts des réformistes que les ultra-gauches favorisent finalement. Ultragauches et réformistes ont le même but : rejeter les principes du marxisme-léninisme dans le processus révolutionnaire et rejeter les formes correctes de lutte. Comme Toussaint l’a justement remarqué, Foster développe l’illusion que la lutte économique des travailleurs peut développer leur conscience politique. Foster considère que ce qui est nécessaire n’est pas un Parti, auquel il ne fait même pas référence, ni un syndicat comme le SACTU, auquel il reproche de s’occuper de politique, et pas non plus une ANC qui tendrait à devenir une organisation populiste, mais un mouvement ouvrier du type de Solidarnosc (en Pologne). Cette idéologie représente un danger pour le mouvement ouvrier et pour toute la lutte des masses en Afrique du sud. (…) Dans « Que faire ? », Lénine établit une distinction claire entre politique syndicaliste et politique communiste dans la lutte pour l’émancipation complète des millions d’opprimés, et souligne le rôle dirigeant du parti dans la lutte contre tous les opportunismes visant à limiter la lutte à quelques améliorations de salaires, du niveau de vie et à de petites réformes légales. L’Afrique du sud n’est pas une exception à cette règle. La politique syndicale doit être subordonnée à la politique communiste. Toussaint définit clairement la nécessité et le rôle du détachement avancé de la classe ouvrière, le Parti communiste sud-africain.
S’il y a une seule critique à faire à l’article de Toussaint, c’est qu’il est trop gentil avec Foster. Bien que Foster évite soigneusement d’attaquer directement le Parti communiste, son point de vue est une attaque directe contre tout le mouvement de libération nationale et toutes les forces qui constituent cette alliance. Les prises de position de Foster et tous ceux qui suivent des positions du même type sont un poison pour la classe ouvrière et peuvent amener, comme le remarquait Lénine, à une subordination des intérêts des travailleurs derrière ceux de la bourgeoisie. De tels courants vont se poursuivre au cours de l’intensification de la lutte. C’est pour cette raison que nous ne devons pas être gentils avec Foster et que nous devons le considérer comme un ennemi idéologique et adopter une attitude plus offensive. Cette attaque de Foster doit être comprise non seulement comme un combat contre l’opportunisme mais comme un moyen d’éduquer les masses. Il ne faut pas le comprendre comme une attaque contre le FOSATU, ou toute autre organisation de masse, mais comme des éléments s’adressant à ces organisations pour leur éviter de se tromper de direction dans la révolution.
L’article de Toussaint appelle l’attention sur les tâches du Parti communiste en relation avec la dynamique croissante du mouvement syndical et, en général, avec les luttes politiques en Afrique du sud. Selon nous, le Parti a devant lui les tâches suivantes :
Il est urgent d’augmenter notre travail dans les syndicats, un domaine vital pour notre Parti et où il doit absolument consolider sa position. (…)
(…) En même temps, nous devons combattre la prolifération des idées ultra-gauches et de droite.
(…) Dans notre programme en direction des masses, nous devons développer de diverses manières des concepts comme « le colonialisme d’un type spécial » pour en déduire notre place vis-à-vis des autres organisations et leurs relations.
Sur les relations de Mandela et de l’ANC avec le Parti communiste sud-africain et avec les communisme :
Extraits de la déclaration de Nelson Mandela à son Procès de Rovonia d’octobre 1963-mai 1964 :
« (…) Je nierai pas le fait que j’ai été un des fondateurs de l’Umkonto we Sizwe, (organisation militaire clandestine de la lutte armée contre l’Apartheid), et que j’y ai joué un rôle important jusqu’à mon arrestation en août 1962. mais je veux dire d’emblée que l’idée émise par l’accusation dans son réquisitoire selon laquelle la lutte en Afrique du sud serait dirigée par des étrangers ou des communistes est dénuée de fondement. (...) Les fondateurs de l’Umkonto étaient tous membres du Congrès National Africain et nous avions derrière nous une longue tradition de non-violence et de recours à la négociation pour résoudre les conflits politiques. (…) En 1956, cent cinquante-six membres dirigeants de l’Alliance du Congrès (réunissant l’ANC, le Congrès indien, l’union nationale des gens de couleur, le Congrès démocrate, enfin le syndicat SACTU), dont j’étais furent arrêtés sous l’inculpation de haute trahison, et inculpés en vertu de la Loi sur la suppression du communisme. L’accusation mit en doute la politique non violente de l’ANC, mais la Cour en vint à la conclusion qu’il ne pratiquait pas une politique de violence, lorsque cinq ans plus tard nous fûmes acquittés de tous les chefs d’accusation, parmi lesquels la prétendue intention d’établir un Etat communiste à la place du régime existant. Le gouvernement a toujours cherché à qualifier ses adversaires de communistes. Aujourd’hui il a de nouveau repris ce grief, mais ainsi que je le montrerai, l’ANC n’est pas et n’a jamais été une organisation communiste. (…) Depuis longtemps le peuple souhaitait la violence en parlant du jour où il combattrait l’homme blanc et reconquérrait son pays, tandis que nous, dirigeants de l’ANC, nous efforcions de faire prévaloir notre point de vue : le recours aux voies pacifiques. (…) Chaque désordre exprimait clairement la conviction qui se répandait parmi les Africains que la violence devenait la seule solution ; il montrait aussi qu’un gouvernement qui utilise la force pour maintenir son pouvoir apprend aux opprimés à se servir de la force pour lutter contre lui. Déjà, de petits groupes s’étaient formés dans les régions urbaines et préparaient spontanément les bases d’une action violente. (…) Début juin 1961, après avoir mûrement étudié la situation, nous arrivâmes à cette conclusion que les dirigeants africains feraient preuve de peu de réalisme et de clairvoyance s’ils continuaient à prêcher la paix et la non-violence, au moment où le gouvernement répondait à nos requêtes pacifiques par la force. Nous n’aboutîmes pas de gaieté de cœur à une telle conclusion. Ce fut seulement quand tout le reste eut échoué, quand toutes les voies de protestation pacifique nous eurent été barrées, que la décision fut prise de s’engager dans les formes violentes d’action et de constituer l’Umkonto we Sizwe. (…) Il y a quatre formes d’action violente possible : le sabotage, la guérilla, le terrorisme et la révolution ouverte. Nous avons choisi d’adopter la première méthode (…) Notre Manifeste proclamait : « (…) Nous espérons ramener le pouvoir et ses partisans au bon sens avant qu’il ne soit trop tard. Nous espérons qu’une transformation du gouvernement et de sa politique interviendront avant qu’on ait atteint le seuil irrévocable de la guerre civile. » (…) Les attaques contre les points vitaux de l’économie du pays devaient s’accompagner de sabotage des bâtiments gouvernementaux et d’autres symboles de l’apartheid. Ces attaques devaient constituer un signal de ralliement pour notre peuple, et l’encourager à participer à des actions de masse non-violentes, comme des grèves et des manifestations. Constituant par ailleurs un exutoire pour les partisans des méthodes violentes, elles nous permettraient de prouver concrètement à nos militants que nous avions adopté une ligne plus dure et que nous riposterions désormais aux diverses positions de force du gouvernement. (…) Les activités de l’Umkonto étaient contrôlées et dirigées par le haut commandement national qui avait pouvoir de cooptation et de nommer des commandements régionaux. (…) Je signale au passage que les termes « haut commandement » et « commandement régional » avaient été empruntés à l’organisation nationale juive clandestine Irgoun Zvai Leumi, qui opéra en Israël entre 1944 et 1948. (Mandela fait référence à l’organisation d’extrême droite juive). (…)
L’accusation assure encore que les faits et les objectifs de l’ANC et du Parti communiste sont identiques. Je voudrai en parler, ainsi que de ma propre position politique. Je cite ces allégations car il est à craindre que l’accusation ne se fonde sur certaines pièces pour affirmer que j’ai tenté d’introduire le marxisme dans l’ANC. L’allégation, en ce qui concerne l’ANC, est totalement fausse. Ce n’est pas un argument neuf : il a déjà été réfuté au procès de trahison. Mais, puisqu’on le ressort, j’en parlerai ici, de même que des relations entre l’ANC et le Parti communiste d’une part et avec le parti Umkonto d’autre part.
La doctrine de l’ANC consiste et a toujours consisté dans un nationalisme africain. (….) Le document politique le plus important qu’ait adopté l’ANC est la Charte de la liberté, qui n’est en aucune façon un manifeste pour un Etat socialiste. Elle appelle à une redistribution, mais non à une nationalisation de la terre. (…) Selon la Charte de la liberté, les nationalisations s’inscriraient dans une économie fondée sur l’entreprise privée. La réalisation de la Charte de la liberté offrirait de nouvelles perspectives à toutes les classes – bourgeoisie comprise – d’une population africaine dès lors prospère. L’ANC n’a jamais, à aucune période de son histoire, préconisé un changement révolutionnaire de la structure économique du pays. Il n’a jamais non plus, autant que je m’en souvienne, condamné la société capitaliste. (…) Je suis entré à l’ANC en 1944. Quand j’étais jeune, je pensais que l’admission des communistes au sein de l’ANC et la coopération étroite qui existait parfois sur des problèmes particuliers entre cette organisation et le parti communiste finiraient par altérer le concept de nationalisme africain. J’étais alors membre de la Ligue de la jeunesse de l’ANC, et j’appartins à un groupe qui demanda l’expulsion des communistes de l’ANC. Cette motion fut repoussée à une grosse majorité. On trouvait parmi ceux qui votaient contre quelques uns des éléments les plus conservateurs de l’opinion africaine. Ils disaient que, depuis sa création, l’ANC s’était formé et développé non comme un parti exprimant une politique rigoureuse, mais comme un Parlement du peuple africain accueillant des gens d’opinions politiques différentes unis par un but commun : la libération nationale. Je fus finalement converti à cette façon de voir. Je l’ai soutenue depuis lors. (…) La tâche fondamentale, en ce moment, doit être l’élimination de toute discrimination raciale et l’établissement de droits démocratiques sur la base de la Charte de la liberté. La lutte pour ces droits devrait être menée par un ANC fort. Dans la mesure où le parti communiste fait sien cet objectif qu’il soit le bienvenu. De mes lectures d’ouvrages marxistes et de mes conversations avec des communistes, j’ai tiré l’impression que les communistes considèrent le système parlementaire occidental comme non démocratique et réactionnaire. Moi, au contraire, je l’admire. »