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Marxisme et pensée scientifique

mercredi 16 janvier 2013, par Robert Paris

Marxisme et pensée scientifique

Le marxisme a toujours été déformé. On peut même délimiter deux sortes de déviations opposées. L’une d’elles a été le révisionnisme : devant les difficultés de la société, il était toujours très tentant d’abandonner un socialisme scientifique assez dur. Devant le maintien de la société capitaliste, il était assez tentant d’occuper des positions dans cette société, de se contenter de la société telle qu’elle était, de réviser le marxisme, d’admettre que des réformes pacifiques dans le cadre légal pourraient jusqu’au bout permettre à la classe ouvrière de s’émanciper et au socialisme de s’établir. Inutile de dire que les dernières guerres mondiales, le fascisme et d’autres phénomènes ont montré que ces révisionnismes contenaient des erreurs essentielles, et que l’idée qu’on pourra toujours, par un progrès lent et pacifique, promouvoir le progrès, a été fortement infirmée par l’Histoire.

Une autre déviation est le dogmatisme. Le dogmatisme consiste à appliquer des dogmes appris par cœur en allant chercher tantôt une citation de Marx, tantôt une citation de Lénine, de la répéter et de croire qu’elle résout toutes les situations modernes. C’est une application à la lettre de formules qui ont tout de même été écrites il y a souvent plus de cent ans, et qui par conséquent, en général, sont dépassées. (…)

Un marxiste dogmatique ne donnera de conseils valables que pour la révolution précédente, comme des généraux qui auraient une stratégie valable pour la dernière guerre mais pas pour la prochaine. J’ajouterai que, parmi les secteurs à étudier au point de vue de l’action politique internationale, je ne pense pas du tout que les plus intéressants soient ceux qui vérifient les schémas traditionnels du marxisme ! Au contraire, les choses les plus intéressantes de notre monde d’aujourd’hui sont les phénomènes nouveaux par rapport à l’analyse ancienne, ce qu’on pourrait appeler des phénomènes marginaux, sur lesquels on ne cherche pas assez à réfléchir parce qu’ils ne rentrent pas dans les schémas tout faits ! Il apparaît par exemple comme très probable que ce qu’on appelle le Tiers-Monde, le monde sous-développé va jouer un rôle de premier plan dans l’avenir, entre l’URSS et les Etats-Unis, ce qui contredit l’idée classique de la lutte des deux blocs…

Essayons de voir les influences du marxisme sur la pensée scientifique en général. Ce matérialisme dialectique qui est à la base du marxisme pour l’étude de la progression des sociétés peut être appliqué aussi à l’étude de l’évolution des sciences et de la connaissance scientifique. En effet, les schémas marxistes traditionnels sont assez bien applicables à l’étude de l’histoire des sciences. L’histoire des sciences suit un peu le même rythme que l’histoire générale des sociétés, l’histoire de l’Etat, l’histoire des formes sociales, l’histoire des religions, et, quand on examine la science à différentes époques, on s’aperçoit qu’elle aussi est une fonction très rigide du développement économique et politique des sociétés. Ce n’est pas pour rien que si l’on étudie le développement de la science au cours de l’histoire, les choses marchent tout à fait en liaison avec le régime social ; par exemple c’est la science qui crée le machinisme, lequel machinisme augmentant le niveau des forces productives, va être le principal artisan de la fin du régime féodal ; mais en même temps, chaque société a un niveau scientifique qui n’est pas du tout dû au fonctionnement d’une raison abstraite et entièrement libre, et nous remarquons, par exemple, qu’en même temps que la technique a subi d’abord un développement très lent, puis un développement extraordinaire accéléré dans le dernier siècle, la science pure, la science théorique a eu d’abord aussi un développement très lent, puis un développement formidablement accéléré dans le dernier siècle ; de sorte qu’il serait absurde de considérer que l’esprit scientifique peut s’abstraire du monde extérieur, marcher tout seul, et qu’en somme la simple réflexion dans un bureau doit mener depuis les prémisses jusqu’aux dernières découvertes.

La science grecque, par exemple, la science égyptienne, la science maya, ont presque toutes un caractère commun très net : ce ne sont pas des sciences expérimentales. Les Grecs ont eu une géométrie merveilleuse à laquelle pratiquement rien de nouveau n’a été apporté de nos jours, ils ont eu une astronomie remarquable, par contre une physique et une chimie inexistantes. Eh bien, je crois qu’il n’est pas absurde de voir là, dans des sociétés aussi différentes (et sans aucune communication les unes avec les autres) que la société grecque ou la société maya, une des conséquences du régime esclavagiste. Le régime esclavagiste fait exercer la plus grande partie des travaux par une masse d’esclaves, qui constituent la majorité du pays. Le problème de l’amélioration des forces productives ne se pose pas tellement. C’est une aristocratie très élevée au dessus de la masse des esclaves qui peut réfléchir aux problèmes de la connaissance, sans aucune liaison avec le progrès technique. Pour les philosophes grecs, il n’était guère question d’améliorer la technique, il y avait un nombre suffisant d’esclaves pour qu’on puisse les faire travailler dans les mines. Ils mouraient au bout de quelques temps parce que le travail des mines était d’une terrible dureté ; on les remplaçait par d’autres, mais le problème dans la société telle qu’elle était ne se posait pas tellement de trouver des conditions techniques améliorant le sort de ces esclaves… Les Grecs étaient tellement sûrs que seule la raison théorique pouvait résoudre tous les problèmes et que l’expérience n’avait pas d’intérêt qu’ils considéraient même que l’astronomie n’avait pas tellement de raisons d’être expérimentale. Ils considéraient qu’à part quelques vagues observations sur les astres qu’ils avaient faites avec le maximum de précision possible, c’était la raison, une raison idéale et pure, qui devait donner et trouver elle-même les grandes lois de l’astronomie.

On voit aussi, dans les progrès de la science, l’évolution par bonds que nous trouvons dans les progrès d’une société… La science reste relativement statique et, tout à coup, elle progresse rapidement et fait en quelques années, par bouillonnement, des bonds extraordinaires… Dans les mathématiques aussi on peut voir alternance de périodes de stagnation et de bonds.

La loi du progrès par contradiction se vérifie presque d’un bout à l’autre de l’histoire des sciences. Ce n’est pas seulement les sociétés qui se trouvent à un moment dans une situation contradictoire, c’est la science elle-même, et ces contradictions sont une source de progrès de premier ordre…

On s’est de plus en plus aperçu que les mathématiciens ne devaient pas être les esclaves du monde extérieur et n’avaient pas à chercher à le décrire. La description de notre monde regarde le physicien seul. Les mathématiques cherchent des relations à partir de certains axiomes posés comme règles. Elles permettent de déduire certains théorèmes et certaines propriétés sans prendre aucun soin du rapport de ces propriétés avec le monde réel… L’histoire du postulat d’Euclide depuis plus de deux mille ans marque les étapes successives par lesquelles la mathématique s’est émancipée de la physique… Comme l’espace nous apparaissait euclidien, ils pensaient qu’il devait être possible de le démontrer. Il y a d’ailleurs tout lieu de considérer aujourd’hui, avec la précision plus grande dont nous disposons dans les mesures et l’observation que nous pouvons faire d’une plus grande partie de l’univers, que le monde n’est pas euclidien… Les mathématiciens aujourd’hui étudient une quantité d’espaces ayant toutes les dimensions et toutes les formes possibles et ne se préoccupent absolument plus des rapports de ces espaces avec la physique. C’est au physicien de venir de temps en temps puiser dans les modèles mathématiques pour trouver ce qui convient le mieux à ses expériences… Et s’il est vrai que les physiciens sont souvent heureux d’utiliser des modèles mathématiques déjà faits depuis longtemps et qui ne leur étaient pas du tout destinés, il est exact aussi que les mathématiques cherchent souvent leur inspiration dans la physique. Il s’agit donc d’une dépendance dans l’interdépendance !

Extraits de Marxisme et pensée scientifique, Laurent Schwartz

D’autres lectures sur ce thème (en anglais)

Marx et Engels sur la science (en anglais)

Engels et la science (en anglais)

When science fails us (en anglais)

Chris Knight : Marxisme et Science

Lénine : Marxisme et révisionnisme

Le Marxisme contre le révisionnisme à l’aube du vingtième siècle

Messages

  • « La doctrine de Marx suscite, dans l’ensemble du monde civilisé, la plus grande hostilité et la haine de toute la science bourgeoise (officielle comme libérale), qui voit dans le marxisme quelque chose comme une "secte malfaisante". On ne peut pas s’attendre à une autre attitude, car dans une société fondée sur la lutte des classes, il ne saurait y avoir de science sociale "impartiale". Toute la science officielle et libérale défend, d’une façon ou de l’autre, l’esclavage salarié, cependant que le marxisme a déclaré une guerre implacable à cet esclavage. Demander une science impartiale dans une société fondée sur l’esclavage salarié, est d’une naïveté aussi puérile que de demander aux fabricants de se montrer impartiaux dans la question de savoir s’il convient de diminuer les profits du Capital pour augmenter le salaire des ouvriers. »

    Lénine, Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme

  • « De même que les économistes sont les sont les représentants scientifiques de la classe bourgeoise, de même les socialistes et les communistes sont les théoriciens de la classe prolétaire (…) La science de la société produite par le mouvement historique et s’y associant en pleine connaissance de cause a cessé d’être doctrinaire, elle est devenue révolutionnaire. (…) Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées ou des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu’exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d’une lutte de classes qui existe, d’un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. (….) La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le système traditionnel de la propriété. Rien d’étonnant à ce que, dans le cours de son développement, la rupture avec les idées traditionnelles soit la plus radicale. »

    Karl Marx

  • Au cours de toute leur vie, Marx et Engels ont suivi avec attention l’évolution de la science de la nature, accomplissant la généralisation philosophique de ses résultats et éclairant ceux-ci du Point de vue de la théorie du matérialisme dialectique. Les questions de la théorie de la science occupent une Place éminente dans un ouvrage de la littérature marxiste aussi important que l’Anti-Dühring d’Engels, où se trouve un exposé développé des fondements de la doctrine de Marx. On rencontre dans toute une série d’autres ouvrages des deux maîtres, compris dans l’œuvre principale de Marx : Le Capital, une foule d’observations sur les problèmes des sciences de la nature. La correspondance de Marx et d’Engels révèle aussi la grande attention que tous deux apportaient aux questions scientifiques. Mais l’exposé le plus développé, embrassant toutes les branches essentielles de la science de la nature et des mathématiques, Engels l’a donné dans sa Dialectique de la nature, œuvre restée inachevée mais remarquable par sa richesse de pensée, à laquelle il a travaillé en étroit contact avec Marx.

  • Qu’est-ce qui montre que Marx considérait son étude du capitalisme de la même manière qu’un physicien considère sa science ?

  • « Le physicien pour se rendre compte des procédés de la nature, ou bien étudie les phénomènes lorsqu’ils se présentent sous la forme la plus accusée, et la moins obscurcie par des influences perturbatrices, ou bien il expérimente dans des conditions qui assurent autant que possible la régularité de leur marche. J’étudie dans cet ouvrage le mode de production capitaliste et les rapports de production et d’échange qui lui correspondent. L’Angleterre est le lieu classique de cette production. Voilà pourquoi j’emprunte à ce pays les faits et les exemples principaux qui servent d’illustration au développement de mes théories. Si le lecteur allemand se permettait un mouvement d’épaules pharisaïque à propos de l’état des ouvriers anglais, industriels et agricoles, ou se berçait de l’idée optimiste que les choses sont loin d’aller aussi mal en Allemagne, je serais obligé de lui crier : De te fabula narratur. Il ne s’agit point ici du développement plus ou moins complet des antagonismes sociaux qu’engendrent les lois naturelles de la production capitaliste, mais de ces lois elles-mêmes, des tendances qui se manifestent et se réalisent avec une nécessité de fer. Le pays le plus développé industriellement ne fait que montrer à ceux qui le suivent sur l’échelle industrielle l’image de leur propre avenir… Mon point de vue est que le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire… Tout jugement inspiré par une critique vraiment scientifique est pour moi le bienvenu. »

    Karl Marx, Introduction à la première édition allemande du Capital.

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