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L’abstraction, processus dynamique dialectiquement contradictoire indispensable à la pensée humaine
jeudi 1er novembre 2012, par
L’abstraction, processus dynamique dialectiquement contradictoire indispensable à la pensée humaine
Si nous pouvons observer la réalité et aussi en parler, c’est que nous arrivons à dégager de notre expérience des généralités qui se détachent de la réalité perçue mais qui restent connectées cependant à celle-ci. Ce sont des concepts, des qualificatifs, des catégories, des nombres, des propriétés, des couleurs, des formes que nous pensons retrouver plus tard, dans les mêmes objets que nous reconnaissons (ou croyons reconnaitre) ou dans d’autres objets (que nous pensons semblables par telle ou telle caractéristique).
Les auteurs ont souvent voulu privilégier le concept, et même le mot, la définition de la notion ou de l’objet, comme base de l’abstraction, mais il convient de remonter plus en amont pour trouver les bases qui permettent chez l’homme de conceptualiser et ces bases nous semblent à chercher dans les capacités animales de reconnaissance des objets, de mémorisation des formes des sons, des couleurs, des odeurs, des sensations qui y sont liées (peur, colère, plaisir, etc…) et des ambiances que nous y attachons. Le fait de pouvoir se dire : cela me fait penser à quelque chose de déjà vu est à la base de la capacité à généraliser, à nommer, à conceptualiser, à abstraitiser.
Il n’est pas nécessaire pour cela que l’objet soit identique, il suffit que le cerveau le reconnaisse comme appartenant à la même catégorie. C’est donc bien le mécanisme de reconnaissance du cerveau qui est à la base de l’abstraitisation.
Bien sûr, l’homme n’est nullement le seul animal à posséder un mode de mémorisation et de reconnaissance des groupes de sensations et de rapports des sens (en rappelant que ces mémorisations parviennent groupées pour être mémorisées dans le cerveau). Il convient donc de chercher ce qui va différencier les capacités humaines dans ce mécanisme car c’est bien au sein de ce mécanisme que vont apparaître des modalités de fabrication de l’abstraction puis le mot, le concept, les complexes de concepts, le raisonnement, etc.
C’est l’activité pratique de l’homme qui va engager celui-ci vers une complexification des mémorisations donnant une complexification aussi des généralisations. Tous les animaux sont capables d’échanger une certaine information sur des objets ou des situations mais tous ne sont pas capables de concevoir au même niveau de complexité, c’est-à-dire de produire un enrichissement des concepts et des complexes de plusieurs concepts.
Contrairement aux autres animaux, l’être humain ne se contente pas de communiquer à ses semblables des informations sur ce que l’on voit se passer sur le champ ou sur ce qu’il faut faire immédiatement, il est capable d’intervenir sur des choses qui vont avoir lieu longtemps après ou qui ont eu lieu longtemps avant. Ce n’est pas une preuve d’une plus grande mémoire mais d’un type d’activité sociale différente qui a développé une telle capacité.
Il s’agit donc d’une activité qui a permis à la fois de complexifier les expériences et de développer les notions de passé, de présent et de futur pour réaliser des objectifs. L’homme s’est pour cela appuyé sur ses capacités d’imagination, de rêve, de création. Il est probable que les bases de ces capacités existaient déjà chez bien des animaux. Mais, dans l’activité de l’homme est apparue la nécessité de penser en se projetant, en inventant des situations, en imaginant des effets d’actions imprévues, de créer des scénarios et d’imaginer des effets possibles, sans se contenter de ce que l’on voit et que l’on connait déjà.
La réponse à la question qu’est-ce qui a amené l’homme à franchir ce seuil, à devenir humain est : le travail !
La racine de la pensée humaine ne peut en effet être cherchée seulement dans telle ou telle forme du cerveau, dans la présence ou l’absence d’une capacité physique à parler, à raisonner ou d’une autre capacité physique. Cette racine est dans une histoire différente de l’intervention humaine sur la nature, le travail c’est-à-dire que c’est la transformation complexe de l’espace naturel qui a entraîné la complexification de la pensée animale en pensée humaine.
C’est le travail humain qui a produit l’homme. La thèse a été développée par Marx et Engels.
Ainsi la taille des silex, avec ses techniques précises, complexes, a non seulement amené l’homme à devenir un artisan habile mais aussi à développer des pensées précises dans le cerveau, de la reconnaissance de la qualité des pierres, de la qualité des percuteurs, du geste de percussion, des découpages divers possibles. L’activité artisanale professionnelle a produit l’homme artisan et son cerveau. L’activité de sculpture du bois, de la corne en a fait autant. Pour produire des pirogues, des arcs, des flèches, des cabanes, des pièges, les hommes se sont faits artisans et ils ont construit un cerveau de précision, de complexification des pensées, des gestes, une capacité de conceptualisation. En même temps, ils ont produit une capacité d’observation de la nature que l’on retrouve sur les parois sculptées et peintes. L’homme artisan s’est trouvé des capacités artistiques. Il a reproduit non seulement des animaux mais des situations, des sentiments, des impressions et des idées. Sa capacité concrète est à la base de sa capacité abstraite. La culture des plantes et la domestication des animaux comme la construction de maisons ont été de nouvelles étapes de ses capacités artisanales qui se sont dès lors multipliées, augmentant du même coup et pilotant de nouvelles complexifications de sa pensée. La vie sociale collective qui s’est du même coup transformée a aussi amené de profonds changements de sa perception de lui-même. Et, tout du long, ce sont des modifications de ses capacités réelles qui ont été à la racine des changements de ses capacités conceptuelles de l’homme. Il y a eu sans cesse rétroaction entre l’abstraction et le concret, entre l’activité économique et sociale et l’activité conceptuelle, entre les capacités en complexification des tâches et les capacités en complexification conceptuelles. Plus l’homme progresse dans ses activités et son mode de vie social, plus il progresse dans sa pensée. Plus il développe son niveau d’abstraction, plus il peut concevoir aussi des tâches nouvelles, des interactions sociales nouvelles, des modes d’activité et des modes de vie nouveaux.
Il faut qualitativement plus d’abstraction pour chasser que pour cueillir des animaux morts, pour élever des animaux que pour les chasser, pour relationner en vue d’échanger que pour relationner en vue de produire et de consommer directement, pour accumuler que pour seulement consommer et échanger, pour vivre en grands groupes que pour vivre en petits groupes, pour fonder des classes sociales que pour vivre égalitairement, etc…
Et, là aussi, au long de ces transformations radicales des activités sociales, des relations sociales et de l’existence sociale, la pensée humaine s’est aussi transformée radicalement.
Mais la pensée abstraite avait dès lors cessé d’être seulement un produit des activités techniques, productives, sociales et sociétales : elle était devenue un enjeu de pouvoir. Celui qui dirige la pensée abstraite des autres hommes peut la mettre au service de sa domination. La classe sociale qui dirige met sous sa coupe celui qui s’est porté à la tête de la pensée abstraite.
Cette pensée peut alors se développer dans un sens inverse de celui précédemment décrit. Si l’homme avait jusque là développé sa pensée abstraite en interaction avec ses capacités concrètes de transformation de la nature et de la société, un nouveau mouvement se fait jour alors vers la maîtrise de la pensée abstraite pour elle-même et pour la maîtrise des êtres humains qu’elle influence. Cette nouvelle utilisation de l’abstraction est ce que l’on appelle la métaphysique ou la religion. L’abstraction peut alors sembler s’élever au dessus de celui qui l’a produite, l’homme. Elle devient un but en soi et n’a plus à être justifiée par des relations concrètes avec l’activité économique. Elle se donne l’air de se détacher de la réalité et de la dominer. L’abstrait peut alors trouver une force dans le fait qu’il fait mine de ne discuter que de lui-même, de se complexification sans interaction avec le monde extérieur autre que le fait qu’il s’impose aux hommes, à la collectivité. Plus cette pensée semble loin de la vie quotidienne, plus elle a une apparence de force supérieure, de pensée dominante. Les métaphysiques cherchent même à amener l’individu à se sortir de son écorce matérielle, à nier ses besoins matériels, à se défaire de ses plaisirs et de ses attirances naturelles. La pensée abstraite prétend alors au pur esprit. En fait, cette pensée là s’est vidée d’un contenu pour mieux impressionner les hommes. En semblant se couper de la réalité pour mieux la dominer, elle n’a plus prétendu se confronter avec cette réalité matérielle pour la transformer.
Quand les hommes se sont sentis dominés par la réalité matérielle (par exemple la mort) ou sociale (souffrances liées à l’oppression et à l’exploitation des dominants), ils ont trouvé dans ce type de pensée un réconfort, une revanche même puisque cette pensée se plaçait et les plaçait en supériorité par rapport au réel. S’abandonner à la domination d’une telle pensée, c’était nier l’importance et même la réalité du monde où se réalisaient cette souffrance, cette oppression ou cette exploitation.
La pensée abstraite ainsi conçue n’est nullement supérieure à la réalité ni à la pensée issue de la généralisation du réel. Devenue pensée « pure », elle est ainsi devenue pensée vide de contenu. Le seul lien qu’ont trouvé les religieux pour influencer ainsi la vie quotidienne, c’est d’en faire une pensée morale et d’y rattacher des obligations matérielles.
Au sein de la science elle-même, il y a un combat entre pensée métaphysique et pensée conceptuelle issue du réel. La tentative par exemple de transformer la physique en simple annexe des mathématiques fait partie des tendances à remplacer l’étude du réel par de l’abstraction pure.
La justesse d’une affirmation théorique n’est jamais absolue. Elle dépend du cadre dans lequel on l’emploie. Aucune vérité issue du réel ne peut être abstraitement toujours vraie. Sinon, c’est qu’elle s’est coupée de la réalité et représente une croyance révérée et qui ne peut plus être discutée ni par ses partisans ni par ses adversaires.
On ne doit révérer aucune phrase abstraite en la plaçant au dessus du réel, pas plus une phrase d’Einstein que de Marx, de Lénine ou de Léonard de Vinci. Toute phrase placée comme une vérité absolue a cessé d’avoir une valeur scientifique car elle a cessé d’appartenir à l’humanité. Même les mathématiques n’ont nullement le droit à un statut qui les place au dessus du monde. On peut enfermer en prison la formule « un plus un égale deux » mais on n’est pas obligé d’enfermer dans cette prison le mathématicien qui sait parfaitement que « un égale deux » est la base même du vivant et a donc une part de vérité non moins importante que « un plus un égale deux » qui suppose quelque chose qui, dans la réalité n’est jamais entièrement exact : que « un égale un » !
On ne peut pas nier que les dogmes aient servi aux hommes ni que les mathématiques soient indispensables dans certains domaines. Cela ne veut pas dire qu’ils sont des critères de vérité des énoncés sur la réalité. Les formules mathématiques ont le mérite de l’exactitude alors que la réalité a celle de l’approximation car elle enchaîne entre eux des domaines hiérarchiquement emboités avec des lois différentes à chaque niveau. Aucune formule mathématique ne pourra jamais nous dire exactement ce qui va se passer dans une seconde.
Les religions édictent des grands principes, un peu à la manière du droit, mais, comme chacun sait la réalité n’a jamais obéie véritablement aux règles édictées dans le droit et pas plus aux règles édictées dans la loi religieuse. Celle-ci est parfaitement abstraite. La meilleure preuve en est que des gens prétendent aujourd’hui appliquer des lois qui ont été édictées dans une autre société, il y sept mille ans ! La religion peut prétendre qu’on ne doit pas toucher à l’électricité le samedi même si l’électricité n’existait pas à sa fondation. Elle ne peut réagir autrement car ce serait admettre qu’elle doit s’adapter au changement du monde. Même si des hommes bien vivants démontrent qu’ils ont besoin de cette religion, elle n’en est pas moins morte au plan intellectuel. Et le monde est vivant, changeant, de manière radicale parfois….
Une pensée morte ne peut pas décrire et transformer un monde révolutionnaire et ce monde l’est !
Bien sûr, n’importe qui peut lire de manière morte une pensée vivante. Il suffit de transformer ses études en dogme, comme le stalinisme l’a montré à grande échelle pour le marxisme. Les staliniens ne sont pas les seuls à agir ainsi. Eux l’ont seulement fait consciemment et dans un but réel qui était de camoufler la dictature bureaucratique contre la classe ouvrière et la révolution en Russie en suite du pouvoir de la classe ouvrière et en héritage de la révolution.
Bien des gens qui font de la philosophie, de la science ou de la politique s’emparent d’une idée et la figent. Transformée en pensée morte, elle n’a plus rien à voir avec la dynamique qui l’avait produite. Elle ne peut plus servir utilement à personne pour agir. Elle ne sert qu’à conserver, à empêcher l’action. Elle fonctionne alors à l’envers du processus dynamique contradictoire entre la pensée et la réalité.
Comment peut-on transformer une pensée dynamique en dogme mort ? Prenons une pensée particulièrement dynamique : la dialectique de Hegel. La plupart des lecteurs transforment chaque phrase en dogme avant de la louer ou de la critiquer ! Ainsi, Hegel écrit « tout ce qui est réel est rationnel. » Voilà une phrase qui mérite réflexion, qui enrichit, qui perturbe, qui est destructrice et constructrice ! C’est vraiment une réflexion riche et comme tout ce qui est riche, elle est à la fois vraie et fausse, pleine de vérité et complètement contradictoire. Elle nous approche de la compréhension du réel.
Examinons cela de plus près. Quelle rationalité Hegel attribue-t-il au réel ? Une logique qui contient son propre contraire, oulalala ! Pour Hegel, la rationalité est celle des contraires interpénétrés et inséparables dans laquelle le moteur dynamique est destruction, négation, inhibition. Peut-on examiner l’intérêt et la richesse d’une telle vision des choses ?
La destruction est le moteur du changement, est-ce que nous parvenons à donner un contenu concret à une telle thèse ? Nos connaissances scientifiques actuelles trouvent-elles des réponses en raisonnant ainsi ?
Notre monde est-il le produit d’une destruction, d’une négation, d’une inhibition dans laquelle la négation de la négation serait affirmation, l’inhibition de l’inhibition serait action, la destruction du monde détruit serait construction ? Peut-on expliquer l’univers, la matière, les trous noirs, le soleil, la terre, la vie, la cellule, l’homme, le cerveau, la société, l’Etat dans une telle philosophie ?
Prenons la cellule vivante. Sa naissance provient de la méiose, c’est-à-dire la destruction de la cellule mère. Son propre avenir est sa destruction pour donner deux cellules filles. Mais elle peut aussi se détruire tout court. Elle peut mourir. Que se passe-t-il alors ? Eh bien, dès qu’une cellule naît, elle émet un message (gènes et protéines) de mort, des messages de suicide appelés apoptose et qui disent : « je veux m’autodétruire en enclenchant un processus d’autodestruction qui est intégré dans mon mécanisme de naissance. » J’ai produit en même temps mon mécanisme de naissance et mon mécanisme de mort ! Si la cellule se maintient, c’est parce que d’autres gènes et protéines inhibent le processus d’autodestruction. Qui va l’emporter ? Cela dépend des messages des cellules voisines. A elles de dire si ce type de cellule est bien à sa place en fonction de leur messages cellulaires. Si une cellule sanguine s’est aventurée là il ne devrait y avoir que des cellules musculaires, elle ne va recevoir les bons messages de survie et elle va basculer dans le sens de l’autodestruction. La structuration du corps ne va pas être réalisée par un plan préétabli qui serait inscrit dans le corps, dans l’ADN ou dans un autre endroit des cellules. C’est simplement un mécanisme d’autodestruction qui pilote aveuglément la destruction des cellules ou leur maintien en vie.
Comment une telle méthode peut-elle produire le corps humain, de l’œuf fécondé à l’adulte, sans un plan préétabli auquel le corps se conforme mais par les hasards des interactions moléculaires et intercellulaires ? Prenons l’exemple le plus frappant, celui au plan le plus complexe, celui du cablage nerveux du cerveau. Le nerf est une cellule et, comme telle, il obéit à l’apoptose, à l’autodestruction. Dans le fœtus, le cerveau développe au hasard des cellules dans tous les sens et toutes les interconnexions entre ces cellules. La fabrique simultanée du corps entraîne des passages d’électricité et de produits chimiques qui connectent certaines cellules à certaines parties du corps. Toutes les autres cellules qui ne seront pas connectées et toutes les connections qui ne seront pas irriguées par du courant vont s’apoptoser car elles n’auront pas de message de survie. L’immense majorité des cellules nerveuse fabriquées à la naissance au hasard vont ainsi disparaître. Le plan sera le bon alors qu’il s’est produit en obéissant au hasard des interactions. C’est la destruction qui a piloté la construction. Nous avons là un exemple typique d’un mécanisme fondé sur une dynamique dialectique. C’est un mécanisme puissant dont le mode de fonctionnement est renversant et pourtant rationnel, fondé sur la nécessité et en même temps sur le hasard, sur l’imprédictibilité et en même temps sur des lois et la négation est sans cesse le pilote. Les gènes et les protéines de la vie ne cessent jamais au sein de la cellule vivante de combattre les gènes et les protéines de la mort en un ballet permanent fondé sur l’inhibition et la destruction mutuels.
La vie ne construit pas ce dont elle a besoin : elle construit tout ce que permet la biochimie et détruit tout ce qui ne convient pas, c’est-à-dire sans cesse l’essentiel des molécules, des êtres vivants, des bactéries, des cellules, etc… Comme dans la sélection darwinienne, c’est la destruction qui construit les espèces. Construire une espèce, c’est détruire la possibilité de faire ensemble des enfants viables.
Construire, c’est détruire, voilà un adage qui est riche si on étudie le contenu réel de ce type de vision du monde.
Quand une nouvelle génération cherche à changer le monde, elle détruit l’ancien monde, ses conceptions, ses relations, ses croyances comme ses institutions.
Construire l’homme, c’est inhiber en nous l’animal. Construire l’Etat et étayer la domination de classe, c’est détruire la révolution. Construire la révolution et démolir l’oppression de classe, c’est détruire l’Etat. Construire le système solaire, c’est détruire des étoiles dans des supernova en produisant des noyaux lourds.
La particule de matière est sans cesse détruite et reconstruite au sein du vide. C’est la destruction d’une particule par le vide qui reconstruit une autre particule.
Construire un nouveau système social, c’est détruire l’ancien.
Voilà le type de rationalité qu’Hegel perçoit dans la nature inerte ou vivante et dans l’homme, dans sa pensée et dans son action, dans son être et dans sa conscience.
Donc Hegel affirme que le réel entier obéit à des lois et que la pensée et le concret font partie du même monde. Il combat la philosophie qui divise l’univers en deux mondes, celui de la pensée et celui de la réalité matérielle. Pour lui, il y a un seul monde qui est entièrement rationnel même s’il est un mixage dialectique de hasard et de nécessité.
Seulement, pour Hegel, la loi n’est pas seulement l’ordre. Le désordre ou le hasard est une partie inséparable de la loi. Hegel explique que l’ordre n’est que la partie calme de la loi !
Nous avons vu aussi qu’on ne peut chercher la richesse de la phrase abstraite de Hegel qu’en discutant sur des exemples concrets.
En politique aussi, la question de la place de l’abstraction est fondamentale. Sans abstraction aucune leçon du passé, aucun sens de l’Histoire, aucune vision scientifique du monde. Celui qui veut en rester à l’exemple concret en cause ne peut pas fonder son action sur une analyse scientifique. Si on examine par exemple un volcan en affirmant qu’il ne ressemble exactement à aucun autre, on ne peut pas utiliser les études passées du volcan ni celles d’autres volcans.
On ne peut pas comprendre l’Etat seulement en examinant celui de notre pays. Il faut l’étudier à des moments cruciaux et donc dans d’autres situations et d’autres pays. Il faut donc étudier l’Etat en général, le concept d’Etat.
Il faut en donner une définition dialectique, c’est-à-dire le relier de manière indissociable de son adversaire : la révolution sociale. S’il s’oppose dialectiquement à la révolution sociale, c’est qu’elle est l’origine même de sa naissance. Les classes dirigeantes ne sacrifient une part de leur richesse et de leur liberté à cet organisme que parce qu’elles craignent sans lui d’être emportées par la révolte des opprimés et des exploités. Mais cette définition n’est pas une évidence. Elle n’apparaît que si on étudie la généralité de l’Etat et que l’on recherche son histoire contradictoire. On remarquera que l’Etat lui-même cherche à tout prix à ce que l’on donne la définition inverse : Etat au service d’une classe sociale, il essaie d’apparaitre comme instrument au service de tous les citoyens, moyen d’assassiner au besoin les classes inférieures, il prétend être là pour éviter toute violence, monopolisation des armes entre les mains d’une seule classe, il affirme combattre toute violence partisane, etc.
Ce n’est pas seulement l’Etat qui cache sa véritable nature. Einstein trouvait aussi que la nature de la matière était rendue en grande partie occulte par ses lois elles-mêmes. Et il en va encore de même de la vie. Ce n’est pas seulement l’individu qui se complexifie en vieillissant, la société aussi, le vivant aussi, la matière aussi. Cela signifie qu’issue de quantité d’interactions, la dynamique ne cesse de trouver au petit bonheur la chance de nouveaux chemins de plus en plus difficiles à suivre pour parvenir à parcourir ses trajets. Son processus n’est pas évident. Il est contre-intuitif. Comme il est contre-intuitif de penser que le monde est contradictoire dialectiquement. Comme il est contre-intuitif de penser que le vivant n’est pas planifié. Comme il est contre-intutitif de penser que l’inerte est imprédictible. Ou que les mathématiques ne décrivent pas la réalité. Ou encore que la matière et l’esprit sont du même domaine.
La pensée abstraite est difficile d’accès et pas seulement à cause d’un ancien langage philosophique un peu compliqué. Elle l’est parce qu’elle va a contrario de l’apparence de notre expérience.
Nous croyons voir que le monde ne change pas. Nous croyons que quand il change, il le fait de manière continue. Nous croyons voir s’écouler le temps. Nous croyons que la matière est toujours la même si on n’y touche pas. Nous croyons que la matière ne bouge pas d’elle-même. Nous croyons que l’espace vide est immobile. Nous croyons que l’espace et le temps sont un fond dans lequel les matières se déplacent sans interagir avec le vide. Etc, etc…
Notre bon sens est contraire à la philosophie dialectique et nous croyons que la logique formelle qui sert à exposer des explications devrait aussi servir au fonctionnement des phénomènes eux-mêmes.
Tout cela n’est que des erreurs et des pièges qui amènent notre pensée abstraite vers des impasses.
La pire erreur dans le domaine de l’abstraction consiste à mêler la description de jugement de type moral du type « l’homme est mauvais », « l’homme doit respecter telle ou telle maxime sous peine de transgresser un principe », « tout le malheur vient du fait que l’on commet tel acte ».
L’abstraction ne sert pas à dresser un guide de vie morale. Elle est un moyen d’anticiper des problèmes en ayant imaginé des scénarios possibles à l’avance. Cette anticipation projective n’empêche pas que l’on n’a jamais pu vraiment anticiper et que cela nous prépare mais cela ne remplace pas la nécessité d’étudier les événements au fur et à mesure qu’ils se déroulent pour réagir sur le coup.
Nous pouvons avoir imaginé avec un bon niveau d’anticipation, rien ne nous permettra d’avoir réellement deviné ce qui va se passer exactement et à coup sûr. Aucune science ne me permet.
L’abstraction va nous permettre d’écarter un certain nombre d’hypothèses, mais nous ne parviendrons jamais à imaginer vraiment la suite des événements car il faudrait connaître l’énorme paquet de plus petits détails de la réalité qui intervient à une échelle donnée.
Mais l’essentiel est dans le fait que l’on poursuive l’examen de l’interaction entre la théorie et l’examen de la réalité. Si on abandonne cette démarche, on n’est plus dans une dialectique vivante.
Il peut sembler facile de distinguer et d’opposer comme des objets différents le concret de l’abstrait et pourtant nous allons voir que l’abstrait n’est pas objet mais processus et structure issue des interactions entre le concret et l’observateur.
Facile en effet de dire ce qui différencie la pomme de l’idée de pomme, c’est-à-dire ce que j’ai en tête quand je pense à « une pomme », quand je parle de pomme, quand je rêve d’une pomme. La notion de « pomme » ne correspond pas à un objet fixe, entièrement déterminé, que l’on peut voir ou ne pas voir, mais qui serait toujours le même. C’est une généralisation qui nécessite une grande part d’imagination en plus de l’observation d’un grand nombre de pommes réelles et éventuellement de définitions scientifiques ou philosophiques. La pomme réelle bénéficie par contre de l’immédiateté et du caractère palpable, vérifiable directement par les sens.
La pomme que j’ai devant moi, c’est du concret. Celle qui est indiquée dans la phrase précédente, c’est de l’abstrait.
Cela montre déjà que la distinction entre les deux est loin de les opposer simplement et diamétralement.
En effet, sans la pomme réelle, pas de concept de pomme. Pas moyen non plus d’évoquer une pomme réelle sans le concept de pomme. Pas moyen sinon d’en parler, d’en rêver, de réfléchir aux moyens de s’en procurer individuellement ou collectivement. Pas moyen même de mémoriser des expériences culinaires avec des pommes.
Pour enrichir le concept de pomme, il faut en rencontrer beaucoup, les goûter éventuellement, examiner aussi de quels arbres elles viennent, à quel moment et quelle manière ainsi que bien d’autres remarques du genre de la forme, de la couleur, de l’attache à l’arbre, etc…
Le concept de pomme n’est donc pas éternel. Il peut changer par l’activité de l’homme par rapport aux pommes. Il y a une rétroaction permanente entre les pommes réelles et le concept de pomme et cette rétroaction change le concept de pomme et peut même changer la pomme réelle si on est éleveur de pommes, cuisinier ou gastronome. Le concept s’enrichit, se complexifie, se spécialise. Il se nourrit sans cesse de réalité.
La réalité est donc dans le concept dynamique et le concept est dans la réalité vue, sentie, perçue par l’odorat, le toucher, le goût…
L’abstraction est un processus dialectique car sa dynamique provient des contradictions (de la lutte permanente des contraires infiniment séparés et imbriqués) entre le général et le particulier, entre le concret et l’abstrait, entre la perception individuelle et collective, entre le moment présent et sa mémorisation, entre l’objet réel et l’objet reconnu, entre objet fixe et perception changeante, entre objet divers et perception générale, entre l’objet et sa définition…
On ne perçoit bien le problème du concept qu’en parlant avec quelqu’un d’un objet qu’il ne connaît pas, dont il n’a jamais entendu parler et qu’il n’a jamais vu ni en réalité ni en photo. Par exemple, un explorateur a parlé aux hommes du Kalahari de la propriété privée. Ou encore un autre a parlé aux hommes de la forêt d’Emeraude du Brésil de la chaise.
On conçoit aisément qu’il ne suffit ni d’une phrase ni de deux pour pallier à l’impossibilité de faire appel à des notions ou des objets déjà connus pour exposer ce qu’est la propriété privée à ceux qui ne l’ont nullement connue ni la chaise à ceux qui n’en imaginent nullement le sens ni l’usage. Même si on clôture un champ devant un pygmée du Kalahari, on n’aura pas beaucoup fait progresser sa compréhension de la propriété privée et il vous considérera seulement comme un fou s’il n’a pas connu le monde moderne. Même si on présente un bout de chaise à l’indien de la forêt d’Emeraude, il n’aura pas davantage compris la notion abstraite de chaise. Il ne peut suffire de lui en présenter une pour qu’il comprenne de quoi il s’agit et d’autant moins qu’il n’en aura pas l’usage. Un seul objet ne suffit pas à constituer un concept. Il lui faut tout l’univers physique ou social, historique, qui va avec. Et un concept sans objet réel est un concept vide, même si nous verrons que ce type de concepts purement abstraits (ou dans une utilisation purement abstraite) sont d’usage courant pour tromper le raisonnement…
Il nous faut donc davantage de réflexions pour disposer de la notion d’abstrait et la chose n’y suffit pas. Il faut le processus d’abstraitisation.
Comme nous l’avons dit, ce processus est contradictoire entre réel et pensé. Pas de concept sans homme pour le produire. Pas de concept sans échanges permanents entre le concept et le réel. Sinon, le caractère dynamique du concept est perdu. Et la définition risque de se trouver fausse.
A la fois, le concept a besoin de confrontation au réel, à la fois il ne peut que se détacher du réel et faire appel à de la pure imagination. Evoquer une pomme quand on ne la voit plus, quand on ne sait pas si cette année le pommier va produire des pommes, c’est une projection dans l’imaginaire. Le concept doit être conforme au réel et, en même temps, il s’en détache nécessairement sans cesse. C’est contradictoire et c’est indispensable.
Le concept a besoin de rester fixe mais aussi d’être aussi changeant. Le concept de pomme ne peut pas changer à chaque fois qu’on trouve une nouvelle sorte de pomme et, en même temps, il faut qu’elle puisse changer à chaque fois.
L’expérience individuelle et collective, historique, change le concept.
Une pomme n’évoque pas les mêmes choses dans une société de cueilleurs et dans une société où on connaît souvent la pomme sous la forme de confiture, de yaourt ou de purée dans des supermarchés.
Le concept abstrait de pomme doit toujours garder un caractère concret. Mais on ne peut faire agir un concept. On ne goûte pas le concept de pomme, on ne lui retire pas ses pépins… On ne pèle pas le concept de pomme…
Le concept n’a d’autre réalité que celle que lui prête le cerveau humain et, en même temps, le concept fait référence à la réalité des pommes. Cette contradiction est irréductible. Le concept ne doit pas tuer la réalité ni l’inverse. Et cela n’est pas évident et d’autant moins qu’il ne s’agit plus seulement d’un concept mais d’un raisonnement. C’est pour cela que les raisonnements abstraits sont couramment sujets à des utilisations mensongères ou erronées.
Les erreurs sont d’autant plus faciles qu’on enchaîne des raisonnements abstraits sans confrontation avec une réalité concrète. Des phrases abstraites peuvent contenir un contenu intéressant et même très éclairant et, en même temps, être utilisées de manière erronée car complètement abstraite.
Comme le disait Lénine, « la réalité est toujours concrète » et la réalité concrète est toujours la pierre de touche de toute affirmation abstraite.
Des phrases qui comparent ou relient divers concepts peuvent mêler erreur et vérité, mensonge et profonde réalité.
Par exemple, on entend dire : l’homme est un singe, ou l’homme n’est pas un singe, ou le singe est un homme…
Il faut d’abord remarquer qu’il ne s’agit pas comparer deux objets pour savoir s’ils sont ou pas identiques, mais de deux concepts qui ne sont pas à la même échelle. Le terme singe englobe beaucoup plus d’espèces que le concept d’homme.
Encore faut-il avoir conscience que le concept d’homme et celui de singe sont des notions discutables en fonction du raisonnement et de son objectif.
Il n’y a pas d’homme tout court concret, car « homme » est une catégorie abstraite compliquée qui ne recouvre certainement pas le seul homme actuel et qui est très difficile à manipuler. Il n’y a pas non plus de « singe » concret. Là aussi, c’est toute une histoire compliquée dont on ne sait même pas si elle sera mise à jour, d’autant que l’on ne retrouve pas facilement le cheminement de l’histoire des ancêtres des humanoïdes et quasiment pas du tout celle des ancêtres des « singes »….
Donc on part de ces notions déjà très compliquées et on énonce une phrase abstraite du genre « l’homme est un singe ». On touche certainement à un type de vérité en disant cela. Mais il faut avoir conscience que l’on touche aussi à une vérité en affirmant que « l’homme n’est pas un singe ». On discute en fait de tout autre chose et rien n’empêche du coup que les deux soient vrais, chacun dans un sens différent. Car la réalité est complexe et multiface !
Même ceux qui disent que le singe est un homme veulent souligner une autre vérité.
Pourtant, nous ne voulons pas plaider ici pour l’égalité entre toutes ces vérités. Nous ne défendons pas du tout la thèse de l’éclectisme ni l’idée que l’on ne pourrait rien affirmer car tout serait trop compliquée. Ni encore la thèse que l’on ne peut avancer dans les raisonnements car la plupart des thèses intéressantes seraient indécidables.
Non, nous voulons dire que la réalité est intrinsèquement contradictoire au sens de Hegel et que nous ne pouvons faire avancer notre compréhension qu’en faisant progresser la forme de nos énoncés abstraits ou concrets en conservant au sein des concepts la contradiction que nous trouvons intrinsèquement au sein de la réalité concrète. Et contradiction suppose que des oppositions totalement imbriquées sont le moteur de la dynamique, celui qu’il s’agit de mettre en évidence quand on cherche à faire progresser l’abstraction.
Pourquoi nous avons une difficulté à raisonner sur l’homme et le singe ? Parce nous sommes concernés ! Est-ce que cela peut vous bouleverser si on vous dit que l’arbre est une plante ? Non ! Cela ne vous implique nullement….
L’homme est tout autant au sein de l’arborescence évolutive des singes que l’arbre est au sein de l’arborescence des plantes. Et cependant on n’a pas tout dit. Car il est vrai que l’homme a des capacités qu’aucun singe n’a. Si on se polarise sur ces capacités, on sépare l’homme de la nature. Or ces compétences particulières sont justement celles que nous sommes en train d’étudier, cette capacité à conceptualiser, à généraliser, à raisonner, et du coup à anticiper, à organiser, à préparer, à construire des moyens pour dominer la nature ou du moins cesser de trop en dépendre.
Il n’y a pas de phrase abstraite entièrement juste. Cela n’aurait aucun sens. Toute vérité a ses domaines d’application et ses limites, en termes soit de situation, soit de période, soit de domaine, soit… Si on part d’une phrase abstraite qui est assez juste et que l’on en fait un dogme, on la transforme en pire qu’une phrase fausse, en une phrase indiscutable, sans intérêt même de la discuter parce que c’est un dogme de type religieux. Jamais on ne pourra discuter des dogmes car ceux-ci ne sont pas faits pour être discutés et ceux qui les croient sont enfermés dans une prison intellectuelle dont seul le choc de la réalité peut éventuellement un jour les sortir. La science ne peut pas combattre les dogmes religieux et elle n’est pas faite pour cela. Les scientifiques ne sont même pas nécessairement moins religieux que les autres.
Certains raccourcis politiques peuvent être brillants et pourtant, appliqués de manière dogmatique et purement abstraite, donner des raisonnements parfaitement faux.
Celui qui dit le parti bolchevik était comme ceci sous-entend qu’il y a eu en tout temps le même parti bolchevik, ce qui est faux, que le parti bolchevik était un tout monolithique, ce qui est faux, qu’il a existé continûment dans toute la période, ce qui est faux, qu’il a toujours été piloté par la même politique, ce qui est faux. La phrase totalement abstraite est mensongère.
Ensuite, on trouve des prédications en négatif qui ne sont pas davantage dialectiques du genre : si l’univers avait changé ses constantes universelles, nous ne pourrions pas exister ou si le parti bolchevik n’existait pas, la révolution russe n’aurait pas eu lieu de la même manière.
Ce sont des faux raisonnements. Ils ne se fondent pas sur un fait observé dont on examine les conséquences imaginables. Ils ont pour but de mettre en avant une leçon de morale et non une prise de position véritablement philosophique, politique ou scientifique.
Ils ne sont pas dialectiques parce qu’ils opposent diamétralement les situations :
– celle où il y a un parti révolutionnaire et celle où il n’y en a pas
– la conscience révolutionnaire des masses et leur conscience politique
– la conscience révolutionnaire et l’organisation révolutionnaire
Etc.
Ces éléments s’opposent mais ils le font dialectiquement.
La méthode de réflexion a détaché un des éléments de la contradiction de l’autre, faisant artificiellement mourir le caractère dynamique de leur interaction.
Prenons une phrase de ce type détachée de tout contexte de discussion ou de situation concrète : « le prolétariat est la seule classe révolutionnaire ».
On croit relire une phrase de Marx mais on se trompe. Le révolutionnaire peut s’imaginer qu’il est d’accord avec cela. Et pourtant, c’est un piège idéologique et politique.
C’est une de ces phrases métaphysiques et antidialectiques.
Il manque la situation concrète. Il manque le caractère dialectique, c’est-à-dire intrinsèquement contradictoire. Il manque la dynamique des forces en présence. On ne sait même pas dans cette phrase de quelle révolution il s’agit, quelles sont les forces adverses, quelles sont les alliés potentiels, quels sont les objectifs sociaux historiques, quel est l’état des systèmes sociaux en question, celui qu’il s’agit d’abattre et celui qui est en potentiel.
Cela devient du coup une phrase religieuse appartenant à un dogme et non une perspective éclairant les tâches des travailleurs ou des révolutionnaires.
Le commun des gens n’ayant pas l’habitude de manipuler des abstractions ni de les extraire de l’observation de la réalité peut prendre des vessies pour des lanternes…
Marx n’a jamais écrit qu’aucune autre couche que le prolétariat ne peut participer à une lutte révolutionnaire ni l’initier. Lénine ou Trotsky n’ont jamais défendu un tel point de vue.
On trouve le même point de vue métaphysique dans d’autres affirmations « théoriques » abstraites coupées d’un contexte précis du genre : « nous sommes dans une période de recul ».
Il peut sembler à bien des travailleurs et des militants qu’une telle phrase peut caractériser la situation car nous voyons bien des attaques et certains travailleurs ou milieux populaires se tournent vers des forces hostiles comme des islamistes radicaux ou l’extrême droite et les patrons sont à l’attaque. Malheureusement, là encore c’est une caractérisation abstraite ni contradictoire, ni localisée dans le temps et dans l’espace. Certains groupes d’extrême gauche ont prétendu que cela était vrai depuis 1923 ! Ce qui exclue certaines offensives du prolétariat comme la révolution hongroise ou les luttes des travailleurs de Pologne et d’Afrique du sud pour ne citer que celles-là.
La métaphysique est ennemi mortel en philosophie et donc en politique comme en science comme dans d’autres domaines.
Même la caractérisation de la Russie d’après octobre 1917 comme Etat ouvrier a parfois servi à des affirmations métaphysiques dans des raisonnements politiques des révolutionnaires communistes eux-mêmes comme le relevait Lénine dans le débat sur les syndicats. La définition de l’Etat russe comme Etat ouvrier est valable si elle est contradictoire, c’est-à-dire si elle exprime la limite dans laquelle cette caractérisation se transforme en son contraire. En un sens l’Etat russe restait, pour Lénine et Trotsky, un Etat bourgeois. Trotsky a réexpliqué maintes fois cette question, notamment dans « La révolution trahie ».
Tous ceux pour lesquels le monde est en noir et blanc, noir c’est noir et blanc c’est blanc, ne verront jamais les couleurs ni leur changement radical. Avec leur philosophie, on ne peut ni comprendre comment le monde peut changer ni comment aider ce changement de manière consciente.
Ces deux questions, le rôle révolutionnaire du prolétariat et la nature de l’Etat ouvrier russe, ont en commun que le métaphysicien ait besoin pour sa présentation figée et diamétrale de la bourgeoisie et du prolétariat d’oublier l’existence des couches intermédiaires que le prolétariat doit essayer de se gagner et d’entraîner ou au moins d’associer à son combat. Lénine, lui, ne l’avait pas oublié et les plus beaux succès de la révolution d’octobre sont le produit de cette capacité à donner à la révolution une dimension à la fois prolétarienne et socialiste mais aussi de libération des peuples opprimés et des paysans exploités, à la fois russe et internationale, à la fois anti-capitaliste, anti-féodale, anti-capitaliste et anti-impérialiste.
Tous ceux qui veulent faire de la politique ont besoin d’agir les yeux grands ouverts et le domaine le plus difficile à comprendre dans cette question est la manière de passer du concret à l’abstrait. Toute tentative d’enchaîner des affirmations abstraites coupées de tout contexte mène à une morale de moralistes pauvre et sans vie, nullement habilitée à mener à une conscience des enjeux de la situation ni à une analyse de la situation objective à laquelle se heurtent les prolétaires.
Dire que ce qui caractérise la situation du prolétariat mondial serait le recul, c’est omettre que la situation est caractérisée par une très importante avancée historique : le capitalisme est parvenu à une telle avancée de ses profits qu’il a atteint son sommet derrière lequel il ne peut que s’effondrer. Voilà encore une caractérisation dialectique : ce n’est pas un échec auquel se heurte le systéme capitaliste mais à son propre succès dans l’accumulation du capital.
Nous ne disons que la preuve de cette affirmation est le fait qu’elle soit dialectique, mais que la description de l’état du système en parlant de recul n’a aucun sens parlant du capitalisme. Celui-ci ne peut qu’avancer ou s’effondrer. Même dans la situation actuelle, il n’y a aucun recul : la masse du capital en circulation est plus importante que jamais mais elle ne peut pas être capitalisée, transformée en plus-value extraite du travail humain.
Tout développement de la réalité doit englober le point où le développement se transforme en son contraire, quand la matière retourne au vide, quand l’humain retourne au non-humain, quand le social se transforme en anti-social, quand l’oppression d’Etat provoque la révolution, etc…
La dialectique du processus d’abstraction
"Dire que nous ne connaissons rien de la chose en soi semble d’une grande sagesse. La chose en soi signifie la chose dépourvue de relation avec les autres. L’abstraction privée de la détermination par rapport aux autres est vide, dépourvue de vérité."
"Lorsqu’on rencontre, dans un objet ou dans une notion, la contradiction (et il n’y a pas d’objet où l’on ne puisse trouver une contradiction, c’est-à-dire deux déterminations opposées et nécessaires, un objet sans contradiction n’étant que pure abstraction de l’entendement qui maintient avec une sorte de violence l’une des deux déterminations et s’efforce d’éloigner et de dérober à la conscience la détermination opposée que contient la première), lorsqu’on rencontre, disons-nous, la contradiction, l’on a l’habitude de conclure qu’elle donne pour résultat le néant. (…) Ici, c’est le néant, mais le néant qui contient l’être, et réciproquement, c’est l’être, mais l’être qui contient le néant."
« Dans l’universalité abstraite, on néglige le mouvement spontané de la forme. Il est inexact de croire que la connaissance peut se satisfaire de l’essence, ou substance immédiate, et faire l’économie de la forme. »
Hegel
Dans Phénoménologie de l’Esprit
« La seule chose nécessaire pour obtenir la progression scientifique, et vers la compréhension de laquelle il faut essentiellement s’efforcer, - c’est la connaissance de cette proposition logique : le négatif est également positif, ce qui est contredit ne se résout pas en zéro, en néant abstrait, mais essentiellement en la négation de son contenu particulier (…) Elle est un concept nouveau, mais plus élevé, plus riche que le précédent, car elle s’est enrichie de sa négation, autrement dit de son opposé ; elle le contient donc, mais aussi plus que lui, elle est l’unité d’elle-même et de son opposé. »
Hegel
Dans Science de la Logique
Dans la postface de la deuxième édition
allemande du Capital, Marx affirme par exemple, « sous son aspect mystique (hégélien), la
dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier l’état de choses
existant. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour le royaume
bourgeois et ses idéologues doctrinaires, parce que dans l’intelligence positive de l’état de
choses existant elle inclut du même coup l’intelligence de sa négation, de sa désintégration
nécessaire ; parce que saisissant le mouvement même, dont toute forme faite n’est qu’une
configuration transitoire, rien ne peut lui en imposer ; parce qu’elle est, dans son essence,
critique et révolutionnaire. »
Messages
1. L’abstraction, processus dynamique dialectiquement contradictoire indispensable à la pensée humaine, 2 novembre 2012, 17:00, par RP
Dans la phrase métaphysique abstraite, ce qui manque le plus, c’est le processus de changement d’une situation en son contraire, processus qui devrait être la clef de voûte fondamentale des révolutionnaires. Comment passe-t-on de la situation où le prolétariat n’a pas consciemment une direction politique à celle où il en a une, comment passe-t-on d’une situation où le prolétariat n’est pas offensif à une autre où il le devient, etc….
Mais ce type de situation ne peut pénétrer le raisonnement du métaphysicien car il se contente de croire au miracle : un jour viendra et tout sera possible alors qu’aujourd’hui rien n’est possible !
2. L’abstraction, processus dynamique dialectiquement contradictoire indispensable à la pensée humaine, 4 novembre 2012, 10:47, par moshe
L’abstraction, processus dynamique dialectiquement contradictoire indispensable à la pensée humaine
Si nous pouvons observer la réalité et aussi en parler, c’est que nous arrivons à dégager de notre expérience des généralités qui se détachent de la réalité perçue mais qui restent connectées cependant à celle-ci. Ce sont des concepts, des qualificatifs, des catégories, des nombres, des propriétés, des couleurs, des formes que nous pensons retrouver plus tard, dans les mêmes objets que nous reconnaissons (ou croyons reconnaitre) ou dans d’autres objets (que nous pensons semblables par telle ou telle caractéristique).
Les auteurs ont souvent voulu privilégier le concept, et même le mot, la définition de la notion ou de l’objet, comme base de l’abstraction, mais il convient de remonter plus en amont pour trouver les bases qui permettent chez l’homme de conceptualiser et ces bases nous semblent à chercher dans les capacités animales de reconnaissance des objets, de mémorisation des formes des sons, des couleurs, des odeurs, des sensations qui y sont liées (peur, colère, plaisir, etc…) et des ambiances que nous y attachons. Le fait de pouvoir se dire : cela me fait penser à quelque chose de déjà vu est à la base de la capacité à généraliser, à nommer, à conceptualiser, à abstraitiser.
Il n’est pas nécessaire pour cela que l’objet soit identique, il suffit que le cerveau le reconnaisse comme appartenant à la même catégorie. C’est donc bien le mécanisme de reconnaissance du cerveau qui est à la base de l’abstraitisation.