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La science est-elle popperisable ?

vendredi 3 septembre 2010, par Robert Paris

Popper et les limites de la réfutation popperienne

En expliquant que la science progresse par hypothèses et expérimentations successives, Popper a exprimé soit une évidence, soit il a développé une philosophie fausse. En effet, dire que l’expérience est la pierre de touche n’est en rien une nouveauté philosophique. Par contre, prétendre que l’on est parvenu à séparer science et métaphysique parce que l’on a énoncé que la science doit se soumettre à l’expérience est faux. Prétendre que la science progresse surtout par va-et-vient entre science et expérience est faux historiquement, de même qu’affirmer que la réfutation expérimentale soit le point final d’une théorie ou le point de départ d’une nouvelle théorie. Les théories physiques sur lesquelles s’est fondé comme exemple paradigmatique (relativité et quantique) sont des théories qui ont une expression très mathématique au point que certains auteurs ont cru que la nature s’exprime uniquement en formules or, justement, rien n’est moins réfutable que les mathématiques. Aucune expérience ne peut trancher entre les diverses géométries, pour en conserver une seule. Les physiciens ont changé maintes fois d’outils mathématiques pour décrire la réalité et ce n’est pas seulement l’expérience qui a tranché mais aussi la théorie.

Popper estime qu’une théorie est réfutée dès qu’une expérience la contredit et réfutable dès qu’elle prédit quelque chose qui est vérifiable par une expérience. Dans ce sens, toutes les théories sont falsifiées et réfutées depuis longtemps ! Il cite l’exemple de la théorie de Newton qui n’expliquait pas la trajectoire de Mercure. Mais on pourrait multiplier les exemples de théories qui n’expliquent pas la totalité des expériences. Par exemple, la mesure de l’énergie est complètement contradictoire suivant que l’on mesure selon la conception quantique ou selon la relativité en astrophysique !

Et pourtant on ne renonce pas aussi facilement à une théorie !Car, généralement il est difficile de concevoir les choses autrement. Non seulement parce que la compréhension est complexe mais aussi parce que renoncer aux anciennes visions des choses est difficile. il faut combattre le conformisme général et l’establishment... Souligner cette phase de vérification expérimentale ne valorise pas suffisamment la conceptualisation qui est la part philosophique des sciences, une part cependant essentielle.

La conception anti-historique et anti-dialectique de Popper est bien loin de seulement d’inventer un modèle de démarche scientifique et de démarche anti-scientifique. Elle tue la dynamique créatrice de la science.

Popper s’est appuyé sur la physique quantique pour développer une philosophie de la logique formelle appelée celle du "tiers exclus", en somme la philosophie du oui ou non exclusifs. Mais le physicien quantique Heisenberg expose ainsi le problème dans « Physique et philosophie » : « L’histoire de la physique ne se réduit pas à celle du développement de formalismes et d’expérimentation, mais est inséparable de ce que l’on appelle usuellement des jugements « idéologiques. (…) Il existe en particulier un principe fondamental de logique classique qui semble avoir besoin d’être modifié : en logique classique, si une affirmation a le moindre sens, on suppose que soit elle soit sa négation qui doit être vraie. (…) En théorie quantique, il faut modifier cette loi du « tiers exclu »."

L’idée de réfutabilité consiste à exiger d’une théorie qu’elle soit prédictive et qu’ensuite on doive concevoir une nouvelle expérience qui vérifie que ce qui a été prédit se reproduise. Rien ne prouve qu’une théorie soit nécessairement prédicitive. Rien ne prouve qu’il soit possible de produire deux fois la même situation. Ni même que la « même situation » (en fonction de la précision possible) donne les mêmes effets. La mathématisation des sciences ne garantit nullement cette prédictivité ni la possibilité de reproduire une expérience.

Le physicien quantique Mark Silverman écrit ainsi dans « And yet it moves » (Et pourtant il bouge) :

« Pour celui qui n’est pas accoutumé à l’application des mathématiques à la physique, il peut sembler surprenant qu’une analyse bien conduite puisse mener à des résultats ambiguës. L’image populaire (imméritée) de la physique est d’être une science mathématiquement rigoureuse qui impliquerait qu’une fois données les équations du mouvement d’un système, on pourrait toujours en principe (pas forcément facilement) permettre de les résoudre – et, que si les équations étaient correctes, alors leurs solutions permettraient de décrire précisément le système. Et pas deux possibilités pour celui-ci ! Malheureusement, la situation est rarement aussi simple. Les équations qui gouvernent les systèmes physiques – et qui sont généralement des équations différentielles mettant en relation les rythmes temporels et spatiaux de changement de la dynamique quantitative – donnent généralement plus d’une solution, peut-être une infinité de solution, qui se distinguent par le choix des conditions initiales (en spécifiant un état du système à un moment donné) ou des conditions restrictives (en spécifiant un état du système à un endroit donné). »

1°) Car il faudrait d’abord savoir quelle expérience faire. Et c’est une question de théorie. Théorie et expérience peuvent difficilement être séparés et encore moins opposés comme deux moments successifs. Que mesurer ? Quels sont les paramètres concernés ? Quel est le niveau de structure concerné ? Dans quelle situation, artificielle ou naturelle, la nature peut-elle nous révéler ses secrets. On peut dire en un sens qu’expérience et théorie sont inséparables au lieu d’être deux étapes comme Popper les présente. Ainsi, tant que les scientifiques ignoraient l’électricité, ils ne risquaient pas d’émettre l’hypothèse de son existence, et croyant que la matière était neutre électriquement. Mais ils ne risquaient pas non plus de développer des expériences mettant en évidence l’électricité, ni l’utilisant. La mesure de la charge électrique a été réalisée par expérience mais l’expérimentateur (Millikan) savait le résultat qu’il fallait trouver et a d’ailleurs un peu triché en rejetant des résultats qu’il estimait divergents par rapport à la théorie… Avant la connaissance de l’électricité, il n’existait pas une théorie falsifiable de la non-électricité. Simplement, la question ne se posait pas…

Ce que l’on peut reprocher à la vision de Popper, c’est qu’elle ne souligne pas suffisamment le véritable effort de la science qui est conceptuel. Comment à la fois être capable de comprendre tous les anciens concepts accumulés par la science et être aussi capable de s’en évader, de les déconstruire pour bâtir à nouveau une conception générale avec de nouveaux paramètres, de nouvelles interactions, capables d’intégrer des notions générales et expérimentales nouvelles ? Cette création quasi artistique est très loin de la notion d’un bureau des vérifications de théories réfutables. L’idée nouvelle semble d’ailleurs réfutée par avance car elle est contre-intuitive non seulement parce qu’elle est contraire au sens commun mais parce qu’elle est contraire au bon sens de tous les scientifiques de l’époque. Une théorie vraiment nouvelle semble réfutée par avance. Ce qui reste à faire n’est pas de la réfuter mais de la faire accepter et c’est loin d’être une évidence !

2°) Opposer diamétralement science et non-science est contraire à toute l’histoire des sciences puisque bien des scientifiques avaient en même temps des buts et des philosophies métaphysiques. Et les deux étaient, une fois encore, inséparables et complémentaires. C’est le but philosophique de Darwin, son hostilité à la religion, qui a mené ses recherches et ses théories scientifiques, par exemple, et il est loin d’être le seul. La science naît sans cesse de la non-science et inversement. Ainsi, les inventeurs de la conception d’un monde à trois dimensions ne sont ni les théoriciens des sciences, ni les expérimentateurs : ce sont les métaphysiques chinoises qui concevaient le monde comme une sphère dans un cube. S’en offusquer même est ridicule car de telles frontières étanches de la pensée n’existent pas ! C’est pure naïveté.

3°) La plus profonde erreur de Popper réside dans son hostilité à toute vision dialectique. Il développe un peu partout dans son œuvre une conception du « ou exclusif » qui refuse la tierce proposition. Déjà, il oppose science et non-science. Il affirme qu’une proposition est vraie ou fausse. La réalité de la physique dont il se revendique pourtant, à propos de la relativité et de la physique quantique, lui donne tort. La particule (matière ou lumière) est corpuscule ou onde et à la fois corpuscule et onde. La matière est lumière et la lumière est matière. Les oppositions sont constituées d’êtres inséparables, opposés mais composés l’un de l’autre… En relativité, l’absolu de la limite de vitesse de la lumière (absolu pour tout phénomène de matière/lumière) construit la relativité de l’espace-temps. Et cette relativité construit l’absolu de l’espace-temps-énergie…. Plus dialectique que la physique, c’est difficile et Popper ne pouvait tomber plus mal en développant des thèses anti-dialectiques soi-disant fondées sur les découvertes en physique de son époque. Ce n’est pas suffisant de raisonner ainsi : science ou non-science, matière ou vide, onde ou corpuscule, quantique ou relativité. Rejeter par exemple aujourd’hui la physique quantique ou la relativité parce que les deux sont incompatibles est absurde et personne ne le propose tant que l’on n’a pas été capables de trouver une physique quantique relativiste satisfaisante. La réfutation n’est pas une preuve de fausseté de ce point de vue ni un moyen direct de faire avancer la science. Le point sur lequel des théories divergent n’est pas nécessairement celui qui permettra à ces sciences de progresser. La falsifiabilité n’est pas un critère suffisant de science, ni une méthode de recherche, ni encore une ouverture sur la manière dont la science conceptualise… C’est justement la dialectique qui répond à ces questions et non la philosophie simpliste de la logique par oui ou non.

4°) La théorie de la réfutation prétend protéger la science de la métaphysique. Pourtant, Popper a soutenu la métaphysique. Le philosophe des sciences Karl Popper, auquel bien des scientifiques accordent une importance imméritée, a théorise l’existence de plusieurs mondes, ce qui justifierait, selon lui, une séparation entre corps et esprit. Il écrit ainsi dans « La connaissance objective » : « Je propose donc, comme Descartes, l’adoption d’un point de vue dualiste bien que je ne préconise pas bien entendu de parler de deux sortes de substances en interaction. Mais je crois qu’il est utile et légitime de distinguer deux sortes d’états (ou d’événements) en interaction : des états physico-chimiques et des états mentaux. » Le neurologue John Eccles, collaborateur de Karl Popper, théorise la même séparation cerveau/conscience dans « Comment la conscience contrôle le cerveau » : « Le présent ouvrage a pour objectif de défier et de nier le matérialisme afin de réaffirmer la domination de l’être spirituel sur le cerveau. (...) Cette conclusion a une portée théologique inestimable. Elle renforce puissamment notre foi en une âme humaine d’origine divine. Cela va dans le sens d’un dieu transcendant, créateur de l’univers. Il rappelle un autre livre que j’écrivis en compagnie de Popper : « La Conscience et son cerveau » (1977). (...) La transmission synaptique chimique constitue donc le fondement de notre monde conscient et de sa créativité transcendantale. »

Popper valorise exagérément l’expérience, en l’opposant au reste de la démarche de conceptualisation scientifique (avec la notion de falsifiabilité). Au lieu de fonder, sur la base des découvertes scientifiques, une nouvelle conception des interactions, il en vient à nier toute causalité et tout déterminisme. « Le principe de causalité n’est pas falsifiable » affirmait Karl Popper, oubliant que le principe de falsifiabilité (ou de réfutabilité) ne l’est pas non plus ! Certains scientifiques ont cru voir en Popper un philosophe qui allait les libérer des questions posées par les philosophes pour s’en tenir à faire de la science, rien que de la science. Avec lui, ils n’ont fait que s’égarer. Le critère de falsifiabilité n’est pas adéquat pour décrire l’ensemble du processus de la science qui ne se réduit pas à la vérification des théories par l’expérience. La science, qu’on le veuille ou non, est du domaine des idées sur la nature, qui ne se contente pas de mesures et de calculs et nécessite des concepts, des abstractions, des théories. Et, à partir du moment où elle utilise des concepts et des raisonnements, la science philosophe. Ces concepts sont-ils logiques ou contradictoires, dynamiques ou métaphysiques ? Les notions physiques d’énergie, de quantité de mouvement, de flux ou de potentiel ne découlent pas de la seule observation mais d’une pensée scientifique qui est du domaine de la philosophie.

Ces abstractions regroupent des phénomènes selon un mode de pensée, même si celui qui le fait, scientifique ou pas, n’en a pas forcément conscience. Un résultat scientifique doit être également compatible avec l’ensemble des conceptions scientifiques et pas seulement avec une expérience. Quant au reproductible et au prédictible, seuls phénomènes que Popper reconnaisse comme scientifiques, ils sont loin de recouvrir l’ensemble des expériences et des actions de la nature. Aucun phénomène un tant soi peu complexe ne se reproduit pas deux fois à l’identique. Demandez, par exemple, aux lanceurs de satellites qui lancent toujours de la même manière les mêmes engins ! Tout phénomène unique est forcément non falsifiable au sens de Popper. Cela exclue en fait l’essentiel des sciences du domaine reconnu par ce philosophe comme une science !

La plupart des phénomènes naturels ne sont pas expérimentables, ne serait-ce parce qu’ils dépendent d’une échelle du temps trop longue (ou trop courte) pour nous. Par exemple, comment vérifier la théorie de formation des étoiles et des galaxies ? Certainement pas par l’expérimentation ! La plupart des apparitions de structures nouvelles est non observable parce qu’agissant dans un temps trop bref relativement au phénomène étudié, et pourtant étudiable scientifiquement. La théorie ne nécessite pas de pouvoir reproduire le phénomène. On ne peut pas non plus refaire l’apparition de la vie, ni le « big bang » !! On ne peut pas retransformer un singe en homme, pour recommencer en sens inverse ! Cela n’empêche pas de penser que nos ancêtres étaient simiesques.

Malgré la non reproductibilité et, conséquemment, la non réfutabilité, un phénomène naturel unique obéit à des lois et peut être étudié par la science. On peut raisonner dessus et on peut vérifier les résultats possibles de la théorie. Toute singularité (comme la formation de la lumière, de la matière, l’apparition de la vie, de l’homme et des sociétés) est un phénomène non-falsifiable. Retirer toute singularité de l’étude scientifique, c’est l’appauvrir considérablement. C’est même vider la science de tout contenu, car les singularités, loin d’être l’exception, sont la règle du fonctionnement naturel. L’événement existe bel et bien dans la nature et, du coup, en sciences. Il peut correspondre à une ou à des valeurs-seuils fixes en restant unique, non reproductible à l’identique, comme c’est le cas des phénomènes critiques . On a cité précédemment quelques exemples bien connus comme la supernova qui explose à des niveaux fixes d’énergie ou d’éclat mais n’est pas prédictible. Il en va de même de la décomposition radioactive d’un noyau atomique ou de l’émission d’un photon par un atome. Il ne s’agit nullement de phénomènes marginaux mais des fondements même de la matière, de ses changements d’état. La rapidité de l’intervention du phénomène critique, plus grande que le rythme caractéristique du domaine où il intervient empêche de rendre prédictible son apparition et ses effets. Tout phénomène historique, toute propriété émergente comme la matière et la vie, n’est ni expérimentable ni « falsifiable ». L’évolution de la vie, non reproductible et sans possibilité de prédiction, ne peut donner naissance qu’à une théorie rejetée comme non-scientifique par ces partisans de la réfutabilité.

Le changement est trop court pour être observé ou le phénomène sur lequel il se base est trop long. Le paléoanthropologue Ian Tattersall écrit ainsi dans « Petit traité de l’évolution » : « Il existe une catégorie de savoir à laquelle la plupart des personnes sensées ne refuseraient pas le label de « scientifique » mais où la nature des phénomènes étudiés interdit de recourir à la méthode expérimentale : il s’agit des sciences portant sur des phénomènes inscrits dans la longue durée dont le plus notable est la biologie évolutive. (...) En effet, l’histoire dont il est question se déroule sur une échelle temporelle immense qui ne peut être répliquée en laboratoire. (...) Au nombre des très rares philosophes des sciences pris au sérieux par les chercheurs eux-mêmes figure le regretté Karl Popper (...) qui avait une opinion très négative du caractère scientifique des recherches sur l’évolution (...) Plus tard Popper avait quelque peu adouci sa position et consenti à voir dans les travaux sur l’évolution ’’un programme de recherche métaphysique’’. »

La théorie va bien au delà de l’expérience, et c’est très heureux, car l’observation n’entraîne pas d’elle même de leçons générales. La nature ne dévoile pas directement ses procédures. Elle les cache par combinaison des contraires, par inhibition, en masquant les étapes rapides derrière les réactions lentes, en utilisant des produits transitoires à brève durée de vie, etc... Elle efface ses traces tout en présentant de multiples effets mirages. Examiner la nature procède d’un raisonnement et non d’un simple examen objectif. Le scientifique doit développer toute sa subjectivité à l’égal d’un artiste ou d’un militant. Derrière toute observation, il y a un observateur et il n’est pas un spectateur passif. Le savant est un homme appartenant à un groupe de recherche, travaillant déjà dans un cadre de pensée et dans un but. Il appartient à une société dont, consciemment ou non, il reflète les buts, les espoirs. Il obéit aux règles sociales et politiques de son époque. Les contradictions auxquelles il doit obéir sont loin d’être seulement des contradictions logiques. Il peut très bien continuer à suivre un courant théorique même si ses convictions personnelles ou ses expériences le pousseraient à penser autrement. Car il fait partie de groupes, d’organisations et de diverses structures de la science. La science réelle n’obéit à aucun schéma de pensée et d’organisation éternels, pas plus que la poésie ou le roman... La créativité scientifique est l’essentiel et elle n’est nullement grandit par le fameux « critère de réfutabilité » de Popper.

L’expérience, loin d’être objective, n’est valide que dans un cadre théorique donné. Elle ne remet pas en cause ce cadre et ne peut pas non plus en prouver la validité. C’est tout un faisceau de phénomènes qui justifie le cadre général de pensée. Quiconque a vu les résultats des mesures d’une expérience aura constaté qu’il en ressort un grand désordre des résultats et non une loi. La mesure, elle-même, n’a de sens que dans une conception donnée de la matière à mesurer. La loi, loin d’apparaître comme une évidence, nécessite d’abord la définition de paramètres de description valides, paramètres qu’elle ne fournit pas elle-même. Les notions d’énergie ou de quanta étaient tellement non évidentes qu’elles ont mis énormément de temps à être découvertes et à être admises. La conception, qui guide la lecture des résultats de l’expérience, est entièrement à construire et n’est pas dictée par l’expérience. Richard Feynman a montré dans « La nature de la physique » que la même formule mathématique de la gravitation est susceptible de multiples interprétations physiques très différentes et qui dépendent d’abord, pour apparaître, de l’imagination du savant. Le succès de la loi, qui amène qu’elle soit finalement retenue par la communauté scientifique, ne dépend pas seulement d’une corrélation numérique entre des quantités mesurées lors des expériences. Il faut encore que cette loi s’intègre dans l’ensemble des conceptions de la nature reconnues jusque là. Le biologiste Albert Jacquard le rappelle dans « Eloge de la différence » : « Le fait qu’une recherche aboutisse à une « mesure » n’entraîne pas nécessairement qu’elle soit scientifique (...) ».

Cependant il arrive – rarement – que des expériences finissent par remettre en cause l’ensemble du cadre théorique préexistant, comme ce fut le cas avec la relativité et la physique quantique. Ainsi, en parlant de quanta, Einstein et Planck ont fait un grand pas en avant théorique qui dépassait largement le simple constat lié à l’expérience. L’observation et la mesure ont justifié de remettre en question l’ancien point de vue, mais elles n’ont pas produit d’elles-mêmes l’hypothèse du quanta. Ses auteurs ont avancé très prudemment, parlant d’abord d’hypothèse ad hoc, bien avant d’affirmer que les quanta étaient bien réels. Car cela représentait un changement très radical, et même un bouleversement plus important qu’ils ne l’imaginaient au départ, un véritable changement philosophique. L’existence du grain, que représente le quanta, supposait que tout n’agissait que par saut discontinu. Un quanta, deux quanta. Jamais un quantum et quart ni 2,74 quanta. Seulement des nombres entiers arrivant un par un, ou par paquets… Aucune progression continue possible entre un et deux quanta. Et surtout un quanta n’est ni de l’énergie ni de la masse, mais de l’action (quantité équivalente au produit d’une énergie et d’un temps, c’est-à-dire ce qu’on appelle un moment cinétique). Du coup, l’interprétation de la matière et de la lumière était entièrement à reconcevoir. Des physiciens aussi peu suspects de couardise que Planck et Einstein craignaient les résultats de leurs propres travaux au point d’affirmer que les quanta n’avaient aucune réalité et n’étaient que des artifices mathématiques pratiques. Ils ont commencé par examiner comment faire pour que cette découverte ne change pas les fondements de la physique. Einstein, que Popper aime bien prendre en exemple, a tenté tout ce qui était en son pouvoir pour combattre certaines nouveautés de la physique quantique, qu’il avait lui-même initiées, tout particulièrement le caractère probabiliste de la nouvelle physique. Il l’a fait en fonction de conceptions philosophiques qui étaient les siennes (une certaine conception du réalisme scientifique, de la localité de la matière et de la causalité) et ne l’a pas combattu simplement à cause de telle expérience qui constituait une réfutation popperienne des thèse de l’école de Copenhague.

Planck écrivait sur Einstein en 1911 :

"Mr Einstein est un des esprits les plus originaux que j’aie connu, malgré sa jeunesse il a pris un rang très honorable parmi les premiers savants de son temps. Ce que nous devons surtout admirer en lui, si la facilité avec laquelle il s’adapte aux conceptions nouvelles et sait en tirer toutes les conséquences. Il ne reste pas attaché aux principes classiques et, en présence d’un problème de physique, il est prompt à envisager toutes les possibilités."

Et le caractère scientifique de l’œuvre d’Einstein provient de sa capacité à produire une nouvelle conceptualisation et pas simplement à produire une théorie menant à des expériences. L’essentiel des expériences dont parle Einstein ne seront jamais réalisées et parfois jamais réalisables : ce sont des expériences de pensée !... C’est de ce type qu’étaient les réfutations de la théorie quantique par Einstein notamment. Et ses expériences n’avaient pas été tentées à l’époque puisqu’elles n’avaient pas forcément vocation à l’être. Schrödinger n’a jamais enfermé de chat pour voir s’il était mort ou vif ! L’expérience des savants est très loin de la conception popperienne d’expérimentation…Elle ne s’oppose pas et se distingue difficilement de la théorie. Là encore, ce qui se dégage ce sont des liens dialectiques, même si on continue, à tort, à séparer les scientifiques entre expérimentateurs et théoriciens. Tous les grands scientifiques étaient contre cette séparation ! Comme si on demandait à un être humain de parfois raisonner et, séparément, à d’autres moments, de rêver…

Le « réfutable » prétend distinguer de façon solide et durable le vrai du faux, mais, comme l’écrit le physicien Robert B. Laughlin dans « Un univers différent », « Les physiciens n’aiment pas les affirmations absolues sur ce qui est ou n’est pas vrai. »

Quelle science correspond-elle aux critères de Karl Popper ? Aucune à mon avis ! Ni la physique quantique, ni la physique relativiste, ni la physique nucléaire, ni la physique du vide, ni l’astrophysique, ni la biologie du développement, ni l’évolution du vivant ne correspondent, selon moi, aux critères de Popper. Lui-même rejette déjà le darwinisme ou la psychanalyse, ainsi que tout ce qui ne prédit pas l’avenir du phénomène ce qui est très vaste et englobe la plupart des phénomènes physiques notamment ceux liés à la sensibilité aux conditions initiales... Quant au caractère probabiliste de la science, il ne permet aucune falsifiabilité de type Popper car il ne permet pas la prédictibilité. Le moment où le noyau instable va se désintégrer est inconnu de la science. Le fait que le photon va être réfléchi ou réfracté ne peut pas davantage être prévu.

En effet, Popper rejette déjà comme métaphysique toute étude sur un phénomène non reproductible. Or, les phénomènes chaotiques sont non reproductibles car la sensibilité aux conditions initiales empêche de refaire deux fois la même expérience exactement. D’autre part, des événements comme l’évolution des espèces ne peut pas être étudiée ni discutée scientifiquement puisqu’on ne recommencera pas l’expérience consistant en ces évolutions du type apparition de l’oeuf, apparition des cellules à noyau, etc... Enfin, on ne peut même pas recommencer deux fois exactement la même expérience physique aussi simple que de casser un vase !

Même si tous les Popper du monde se donnaient la main, ils ne parviendraient pas à enfermer les sciences de la nature et de l’histoire dans leur pensée formaliste qui nie le rôle de l’histoire. L’événement est un point crucial du fonctionnement de la nature. Or, l’événement est, par définition, non reproductible. La physique quantique, qui considère toute mesure comme un tel événement, est donc soustraite à la falsifiabilité, contrairement à ce que croyait Popper. Toute particule est le siège de tels événements autant que tout être vivant ou toute société. Or l’évènement n’est pas capable d’entrer dans les critères de Popper ! Il faut renoncer ou à la nature et à la société ou à Popper…

David Böhm dans « The Ghost in the atom » (le fantôme dans l’atome) de Davies et Brown :

« La Physique n’est pas seulement une question d’expérimentation. Elle commence là où les gens se posent des questions. Je veux dire qu’il n’y aurait même pas d’expériences si les gens ne se posaient pas ces questions. Les gens ont été intéressés par la compréhension du monde d’un tout autre point de vue que l’expérimentation. (…) Popper a proposé son idée de falsifiabilité (des théories devraient entraîner des conséquences qui peuvent être contredites par des expériences) mais ce n’est pas une vérité absolue sur ce qu’est la science.
A l’origine, la science est une philosophie. Aujourd’hui, on croirait plutôt qu’elle ressort d’une espèce de technique. Notre monde moderne est tout entier en train de se ramener à des techniques et cela supprime la signification de toutes choses. Les gens sont progressivement tombés dans ce piège et ont expliqué que tout ce qui n’est pas technique serait sans importance. Vous pouvez vous rendre compte de cette évolution historique de l’idéologie dominante. Mais on ne peut pas en déduire que cette thèse soit une vérité absolue.

Je pense que toute expérience scientifique sort de questions philosophiques. Si on revient à l’Histoire, à l’époque de la Grèce antique, la science était essentiellement spéculative. Par la suite, on a corrigé cela en développant l’expérimentation. Aujourd’hui, nous sommes passé de l’autre côté et nous disons que seules les expériences ont droit à l’existence. C’est l’erreur inverse. La science nécessite plusieurs choses et non une seule. Elle implique des idées et la pensée précède l’expérience. Si vous excluez la philosophie, vous excluez aussi les pensées qui mènent à de nouvelles expériences. Le seul apport extérieur autorisé aujourd’hui est celui des mathématiques. C’est le seul domaine où les gens s’autorisent quelques libertés de pensée. En dehors des expériences, on a le droit de jouer autour des mathématiques autant qu’on veut. (…) On peut se permettre ce que l’on veut du moment que ce sont des calculs mathématiques. Les gens croient que les mathématiques disent la vérité, mais qu’aucune autre pensée ne peut en dire. Les mathématiciens parlent d’élégance en mathématiques. Chaque physicien a bien entendu sa propre philosophie, mais la philosophie actuellement acceptée est extrêmement pauvre et inélégante. »

Qui était Popper

Karl Popper adhéra un temps au Parti social-démocrate d’Autriche (qui se disait à l’époque « marxiste »). Par la suite, il rejette cette influence. Il devint enseignant au Lycée en mathématiques et physique. Il côtoya le Cercle de Vienne (néopositiviste), qui le fit connaître, mais sans jamais y entrer. Sa pensée fut influencée par ses lectures de Frege, Tarski et Carnap.

Pour Popper, le problème fondamental en philosophie des sciences est donc celui de la démarcation : c’est la question de la distinction entre ce qui relève de la science et ce qui relève de la métaphysique, sachant que pour Popper, son critère de démarcation est avant tout un critère permettant de distinguer deux types d’énoncés : scientifiques et métaphysiques.

Les deux ouvrages ouvertement politiques de Popper sont Misère de l’historicisme et La Société ouverte et ses ennemis, écrits tous les deux au titre d’effort de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont pour point focal la critique de l’historicisme et des théories politiques qui en découlent.

Dans la préface à l’édition française (Plon, 1955) de Misère de l’historicisme, Karl Popper explique :

« Qu’il me suffise de dire que j’entends par historicisme une théorie, touchant toutes les sciences sociales, qui fait de la prédiction historique leur principal but, et qui enseigne que ce but peut être atteint si l’on découvre les « rythmes » ou les « motifs » (patterns), les « lois », ou les « tendances générales » qui sous-tendent les développements historiques. »]

Le nœud de son argumentation est la preuve strictement logique qu’il est impossible de déterminer le futur, Popper s’étant attaché - tout au long de sa carrière - à prouver l’indéterminisme. Partant du fait que toutes les théories s’appuyant sur une prophétie ou sur un prétendu cours de l’histoire sont invalides, il critique ainsi particulièrement le marxisme qui ramène toute l’histoire connue à la lutte des classes. L’ouvrage est dédié « À la mémoire des innombrables hommes, femmes et enfants de toutes les convictions, nations ou races, qui furent victimes de la foi communiste ou fasciste en des Lois Inexorables du Destin de l’Histoire. »

Les idées politiques de Popper sont donc fondamentalement libérales, comme en témoigne sa participation à la fondation de la Société du Mont Pèlerin au côté de libéraux très engagés comme Ludwig von Mises, Milton Friedman et Friedrich Hayek. Popper propose en effet une vision du monde dans laquelle la liberté de l’homme est fondamentale et doit être protégée. En particulier, dans sa critique du marxisme et de l’historicisme hégélien, il combat une conception du monde dans laquelle l’homme serait impuissant face à la marche de l’histoire. Popper soutient au contraire que les idées influencent le monde et l’histoire, et que l’homme, en particulier les philosophes, ont une importante responsabilité.

Le libéralisme de Popper n’exclut pas l’intervention de l’État, y compris dans le domaine économique. Au contraire, il en fait une condition de l’exercice des libertés des individus, en raison du paradoxe de la liberté :

« La liberté, si elle est illimitée, conduit à son contraire ; car si elle n’est pas protégée et restreinte par la loi, la liberté conduit nécessairement à la tyrannie du plus fort sur le plus faible »

Aussi l’État a le devoir de limiter la liberté de telle sorte qu’aucun individu ne doit être amené à être aliéné à un autre :

« C’est pourquoi nous exigeons que l’État limite la liberté dans une certaine mesure, de telle sorte que la liberté de chacun soit protégée par la loi. Personne ne doit être à la merci d’autres, mais tous doivent avoir le droit d’être protégé par l’État. Je crois que ces considérations, visant initialement le domaine de la force brute et de l’intimidation physique, doivent aussi être appliquées au domaine économique. […] Nous devons construire des institutions sociales, imposées par l’État, pour protéger les économiquement faibles des économiquement forts. »

"Je suis resté socialiste pendant plusieurs années encore, même après mon refus du marxisme. Et si la confrontation du socialisme et de la liberté individuelle était réalisable, je serais socialiste aujourd’hui encore. Car rien de mieux que de vivre une vie modeste, simple et libre dans une société égalitaire. Il me fallut du temps avant de réaliser que ce n’était qu’un beau rêve ; que la liberté importe davantage que l’égalité ; que la tentative d’instaurer l’égalité met la liberté en danger ; et que, à sacrifier la liberté, on ne fait même pas régner l’égalité parmi ceux qu’on a asservis."

dans "La Quête inachevée", Karl Popper

"L’extrémisme est fatalement irrationnel, car il est déraisonnable de supposer qu’une transformation totale de l’organisation de la société puisse conduire tout de suite à un système qui fonctionne de façon convenable. Il y a toutes les chances que, faute d’expérience, de nombreuses erreurs soient commises. Elles en pourront être réparées que par une série de retouches, autrement dit par la méthode même d’interventions limitées que nous recommandons, sans quoi il faudrait à nouveau faire table rase de la société qu’on vient de reconstruire, et on se retrouverait au point de départ. Ainsi, l’esthétisme et l’extrémisme ne peuvent conduire qu’à sacrifier la raison pour se réfugier dans l’attente désespérée de miracles politiques. Ce rêve envoûtant d’un monde merveilleux n’est qu’une vision romantique. Cherchant la cité divine tantôt dans le passé, tantôt dans l’avenir, prônant le retour à la nature ou la marche vers un monde d’amour et de beauté, faisant chaque fois appel à nos sentiments et non à notre raison, il finit toujours par faire de la terre un enfer un voulant en faire un paradis."

citation de Karl R. POPPER, "La Société ouverte et ses ennemis"

Sur le plan politique et social, les idées de Popper n’ont pas grand intérêt mais ce n’est pas sur ces questions qu’il s’est fait connaître…

Popper et sa « philosophie des sciences »

Popper écrit dans « Conjectures et réfutations » : « Parmi les théories suscitant mon intérêt, la plus importante était incontestablement la relativité einsteinienne. Les trois autres étaient la théorie de l’histoire de Marx, la psychanalyse freudienne et la « psychologie individuelle » d’Alfred Adler. (…) Le problème m’est sans doute apparu sous une forme assez simple : « En quoi le marxisme, la psychanalyse et la psychologie individuelle sont-ils satisfaisants ? Qu’est-ce qui les rend si différents des théories physiques, de la théorie newtonienne et, surtout, de celle de la relativité ? (…) Pour la théorie d’Einstein, la solution se présentait de manière tout à fait différente. Il n’est que de prendre l’exemple caractéristique de la prédiction d’Einstein que venaient de confirmer les résultats de l’expédition d’Eddington. (…) On a donc pu calculer que le rayonnement émis par une étoile fixe éloignée devrait atteindre la Terre selon un angle tel que cette étoile paraîtrait s’être légèrement éloignée du Soleil. (…) Historiquement, toutes les théories scientifiques – ou presque toutes procèdent de mythes (…) Citons, à titre d’exemple, la théorie de l’évolution. (…) Certains penseurs ont cru possible d’inférer la vérité d’une théorie de son irréfutabilité. Mais il y a manifestement là une erreur, étant donné qu’on peut avoir deux théories incompatibles qui soient également irréfutables : par exemple, le déterminisme et son contraire, l’indéterminisme. Or, comme deux théories incompatibles ne sauraient être toutes deux vraies, le fait que toutes deux soient irréfutables montre que l’irréfutabilité ne peut impliquer la vérité. »

Je cite Popper parce qu’il a encore, et malheureusement, une influence sur bien des scientifiques et des philosophes des sciences mais cette réputation me semble très imméritée. Karl Popper a, entre autres, proposé un critère de reconnaissance d’une science : la falsifiabilité, c’est-à-dire la possibilité de faire des prédictions qui puissent ensuite être vérifiées par observation. Cette démarche, permettant la réfutation, semble à beaucoup d’auteurs tout à fait valable. En fait, la science est loin d’être fondée sur la seule réfutation par l’expérience. Elle fonctionne tout autant sur le raisonnement, sur la comparaison, sur l’intuition et sur l’accord de la communauté scientifique.

Contrairement à ce que dit Popper, les sciences ne peuvent se résumer à ce qui se prédit, à ce qui est reproductible par expérience. Ni la théorie de l’évolution, ni l’astronomie, ni la cosmologie, ni même la physique dans sa totalité pourront jamais prétendre être une science au sens de Popper, c’est-à-dire une théorie faisant des prédictions vérifiables par l’expérience. Une autre objection a été soulevée avant même que soit produite la thèse de Popper. Elle est le fait de Pierre Duhem dans « La théorie physique » : « Le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de l’expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d’hypothèses ; lorsque l’expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l’une au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée. » En fait, la thèse de Popper n’a même pas l’intérêt de l’originalité. Nietzsche l’a devancé dans « Par delà le bien et le mal », affirmant notamment : « Ce n’est pas le moindre charme d’une théorie que d’être réfutable. »

Karl Popper a, en effet, proposé un critère de reconnaissance d’une science : la réfutabilité ou "falsifiabilité", c’est-à-dire la possibilité de faire des prédictions qui puissent ensuite être vérifiées par observation. Malheureusement, pour cette philosophie, les sciences ne peuvent se résumer à ce qui prédit, à ce qui est reproductible par expérience. Ni la théorie de l’évolution, ni l’astronomie, ni la cosmologie, ni même la physique dans sa totalité pourront jamais prétendre être une science au sens de Popper, c’est-à-dire une théorie faisant des prédictions vérifiables par l’expérience. Ce dernier écrit ainsi dans « La connaissance objective » : « La situation est assez simple. Avec le degré d’universalité d’une théorie s’accroît la gamme des événements au sujet desquels elle est en mesure de faire des prédictions et, par là aussi, le domaine des falsifications possibles. Une théorie qui est plus facile à falsifier est d’autant mieux testable. (...) C’est à travers la falsification des théories que la science progresse. »

Popper allait suivre le même type de cheminement du positivisme logique dans « Conjectures et réfutations », parlant de « revenir à notre véritable problème, celui de la logique de la Science. » Et il va se pencher particulièrement sur sa question fétiche : quand est-ce que l’on peut attribuer à une théorie le statut de science ? Bien entendu, c’est un processus de logique formelle par lequel il entend y répondre : la falsifiabilité. La démarche intellectuelle permettant d’y parvenir peut être très variée. Contrairement à Popper, on peut penser que de nombreuses sortes de démarches peuvent mener à faire progresser la connaissance scientifique. Le critère de Popper n’est même pas un moyen de savoir ce qu’il faut admettre ou ne pas admettre en sciences. Le « véritable problème » de la science n’est-il pas de chercher la logique … de la nature et non la logique de la pensée humaine pour y parvenir ?

« Je n’aime pas du tout cette tendance à la mode qui consiste à coller de façon « positiviste » aux données observables. » répondait Albert Einstein dans une lettre à Karl Popper. (septembre 1935)

Karl Popper écrivait à propos de la mécanique quantique :
« Mon propre point de vue est que 1’indéterminisme est compatible avec le réalisme, et que l’acceptation de ce fait permet d’adopter une épistémologie objectiviste cohérente, une interprétation objectiviste de l’ensemble de la théorie quantique, et une interprétation objective de la probabilité. »

Mais il savait que ce point de vue relevait d’un « rêve métaphysique ». En effet, la mécanique quantique actuelle ne se borne pas, comme la dynamique classique, à soumettre l’évolution de la fonction d’onde à une loi réversible et déterministe. Son formalisme a pris pour modèle la description des systèmes dynamiques intégrables. Il présuppose cette possibilité de représenter le comportement d’un système en termes de mouvements périodiques indépendants dont Poincaré montra qu’elle était restreinte à une classe de systèmes dynamiques très particulière.

Ici encore, il m’est impossible d’entrer dans les détails. Le nouveau formalisme auquel nous avons récemment abouti accentue le caractère probabiliste de la description quantique, et confère aux probabilités une signification intrinsèque, indépendante de la mesure. Plus précisément, ce formalisme ne prend pas pour objet privilégié l’atome isolé, caractérisé en termes d’états stationnaires stables, mais l’atome en interaction avec le champ qu’il induit. C’est par la résonance entre l’atome et ce champ que, dès 1928, Dirac avait expliqué l’instabilité des états stationnaires excités, le fait que 1’atome rejoint spontanément son état fondamental en émettant un (ou des) photon(s). Cependant, le temps de vie des états excités ne peut, en mécanique quantique usuelle, recevoir de signification précise, il ne peut être défini que relativement à un traitement approché (règle d’or de Fermi). Je l’ai déjà signalé, la mécanique quantique actuelle, contrairement à la première théorique quantique due à Bohr, Sommerfeld et Einstein, ne permet pas de décrire l’événement que constitue la transition d’un atome vers son état fondamental avec émission d’un photon, et rend les notions d’événement, de temps de vie et de probabilité relatifs à l’acte d’observation.

Nous avons montré qu’il est en fait impossible de définir un atome en interaction avec son champ en termes d’invariants, c’est-à-dire de le décrire par une fonction d’onde soumise à l’équation de Schrödinger. Le théorème d’impossibilité de Poincaré peut donc être étendu à la mécanique quantique et permettre là aussi une classification qualitative des systèmes quantiques. Le nouveau formalisme que nous proposons substitue à l’évolution réversible de Schrödinger une évolution à symétrie temporelle brisée qui confère une signification exacte au temps de vie, à l’événement probabiliste, et donne sens au fait que c’est dans l’avenir que nous partageons avec l’atome excité que celui-ci rejoint son état fondamental. Ce formalisme permet des prévisions nouvelles par rapport à la mécanique quantique. Il mène notamment à prévoir un déplacement des niveaux énergétiques de l’atome. Dans le cas des expériences usuelles, ce déplacement est trop léger pour être observé, ce qui est cohérent avec le succès prédictif de la mécanique quantique actuelle. Mais nous avons commencé à imaginer, en collaboration avec les expérimentateurs, le type de situation expérimentale qui permettrait de réfuter ou confirmer nos prévisions, et avec elles, la nouvelle représentation que nous proposons d’un atome intrinsèquement marqué par la flèche du temps.

Nous arrivons ainsi à une « synthèse » entre la première théorie quantique, qui fut essentiellement nourrie par la thermodynamique statistique, et la seconde, qui chercha à donner une interprétation purement mécanique aux processus résultant du couplage entre un atome et un champ électromagnétique. L’atome réversible de la mécanique quantique est une idéalisation, la définition intrinsèque de l’atome est relative au processus dissipatif qui résulte de son couplage avec son champ. Les lois réversibles apparaissent désormais relatives tout au plus à des cas limites. Mais cette synthèse n’est qu’un premier pas. Un terrain énorme reste à explorer. Le monde quantique est un monde de processus, dont la description devrait, au même titre que celle du couplage entre l’atome et son champ, rendre explicite la flèche du temps. À tous les niveaux, nos descriptions actuelles font intervenir les notions de résonance et de collision et nous pouvons donc nous attendre à retrouver des phénomènes intrinsèquement irréversibles. La réaction chimique dont la théorie actuelle ne donne qu’une représentation foncièrement statique, devra sans doute être redéfinie de manière radicale, mais il en est de même des interactions fortes étudiées par la physique des hautes énergies.
Comme nous l’avons souligné, le caractère réversible de l’équation de Schrödinger a mené à une perte du réalisme physique. Conformément au « rêve métaphysique » de Karl Popper, nous retrouvons ici une forme de réalisme, centré non autour de la notion d’évolution déterministe mais autour de celle d’événement. Ce sont des événements qui permettent notre dialogue expérimental avec le monde microscopique, c’est à eux qu’une théorie réaliste du monde quantique doit donner un sens pour échapper aux paradoxes qui ont hanté la mécanique quantique depuis sa création.

L’étrangeté des résultats de la physique quantique (impossibilité de décrire à l’aide de concepts les phénomènes par une évolution temporelle ou une trajectoire d’objets définis) a donné des arguments à tous ceux qui renonçaient à philosopher sur le fonctionnement naturel. Faisant partie du même courant, certains philosophes ont glorifié l’expérience, en l’opposant au reste de la démarche de conceptualisation scientifique (avec la notion de falsifiabilité de Popper, par exemple). Au lieu de fonder, sur la base des découvertes scientifiques, une nouvelle conception des interactions, ils en sont venus à nier toute causalité et tout déterminisme. « Le principe de causalité n’est pas falsifiable » affirmait Karl Popper, oubliant que le principe de falsifiabilité (ou de réfutabilité) ne l’est pas non plus ! Certains scientifiques ont cru voir en Popper un philosophe qui allait les libérer des questions posées par les philosophes pour s’en tenir à faire de la science, rien que de la science. Avec lui, ils n’ont fait que s’égarer. Le critère de falsifiabilité n’est pas adéquat pour décrire l’ensemble du processus de la science qui ne se réduit pas à la vérification des théories par l’expérience. La science, qu’on le veuille ou non, est du domaine des idées sur la nature, qui ne se contente pas de mesures et de calculs et nécessite des concepts, des abstractions, des théories. Et, à partir du moment où elle utilise des concepts et des raisonnements, la science philosophe. Ces concepts sont-ils logiques ou contradictoires, dynamiques ou métaphysiques ? Les notions physiques d’énergie, de quantité de mouvement, de flux ou de potentiel ne découlent pas de la seule observation mais d’une pensée scientifique qui est du domaine de la philosophie. Ces abstractions regroupent des phénomènes selon un mode de pensée, même si celui qui le fait, scientifique ou pas, n’en a pas forcément conscience. Un résultat scientifique doit être également compatible avec l’ensemble des conceptions scientifiques et pas seulement avec une expérience. Quant au reproductible et au prédictible, seuls phénomènes que Popper reconnaisse comme scientifiques, ils sont loin de recouvrir l’ensemble des expériences et des actions de la nature. Aucun phénomène un tant soi peu complexe ne se reproduit pas deux fois à l’identique. Demandez, par exemple, aux lanceurs de satellites qui lancent toujours de la même manière les mêmes engins ! Tout phénomène unique est forcément non falsifiable au sens de Popper. Cela exclue en fait l’essentiel des sciences du domaine reconnu par ce philosophe comme une science !

La plupart des phénomènes naturels ne sont pas expérimentables, ne serait-ce parce qu’ils dépendent d’une échelle du temps trop longue (ou trop courte) pour nous. Par exemple, comment vérifier la théorie de formation des étoiles et des galaxies ? Certainement pas par l’expérimentation ! La plupart des apparitions de structures nouvelles est non observable parce qu’agissant dans un temps trop bref relativement au phénomène étudié, et pourtant étudiable scientifiquement. La théorie ne nécessite pas de pouvoir reproduire le phénomène. On ne peut pas non plus refaire l’apparition de la vie, ni le « big bang » !! On ne peut pas retransformer un singe en homme, pour recommencer en sens inverse ! Cela n’empêche pas de penser que nos ancêtres étaient simiesques. Malgré la non reproductibilité et, conséquemment, la non réfutabilité, un phénomène naturel unique obéit à des lois et peut être étudié par la science. On peut raisonner dessus et on peut vérifier les résultats possibles de la théorie. Toute singularité (comme la formation de la lumière, de la matière, l’apparition de la vie, de l’homme et des sociétés) est un phénomène non-falsifiable. Retirer toute singularité de l’étude scientifique, c’est l’appauvrir considérablement. C’est même vider la science de tout contenu, car les singularités, loin d’être l’exception, sont la règle du fonctionnement naturel. L’événement existe bel et bien dans la nature et, du coup, en sciences. Il peut correspondre à une ou à des valeurs-seuils fixes en restant unique, non reproductible à l’identique, comme c’est le cas des phénomènes critiques. On a cité précédemment quelques exemples bien connus comme la supernova] qui explose à des niveaux fixes d’énergie ou d’éclat mais n’est pas prédictible. Il en va de même de la décomposition radioactive d’un noyau atomique ou de l’émission d’un photon par un atome. Il ne s’agit nullement de phénomènes marginaux mais des fondements même de la matière, de ses changements d’état. La rapidité de l’intervention du phénomène critique, plus grande que le rythme caractéristique du domaine où il intervient empêche de rendre prédictible son apparition et ses effets. Tout phénomène historique, toute propriété émergente comme la matière et la vie, n’est ni expérimentable ni « falsifiable ». L’évolution de la vie, non reproductible et sans possibilité de prédiction, ne peut donner naissance qu’à une théorie rejetée comme non-scientifique par ces partisans de la réfutabilité. Le changement est trop court pour être observé ou le phénomène sur lequel il se base est trop long. Le paléoanthropologue Ian Tattersall écrit ainsi dans « Petit traité de l’évolution » : « Il existe une catégorie de savoir à laquelle la plupart des personnes sensées ne refuseraient pas le label de « scientifique » mais où la nature des phénomènes étudiés interdit de recourir à la méthode expérimentale : il s’agit des sciences portant sur des phénomènes inscrits dans la longue durée dont le plus notable est la biologie évolutive. (...) En effet, l’histoire dont il est question se déroule sur une échelle temporelle immense qui ne peut être répliquée en laboratoire. (...) Au nombre des très rares philosophes des sciences pris au sérieux par les chercheurs eux-mêmes figure le regretté Karl Popper (...) qui avait une opinion très négative du caractère scientifique des recherches sur l’évolution (...) Plus tard Popper avait quelque peu adouci sa position et consenti à voir dans les travaux sur l’évolution ’’un programme de recherche métaphysique’’. »

Dans l’un des ses derniers livres, L’Univers Irrésolu, Karl Popper écrit :

"Je considère le déterminisme laplacien - confirmé comme il semble l’être par le déterminisme des théories physiques, et par leur succès éclatant - comme l’obstacle le plus solide et plus sérieux sur le chemin d’une explication et d’une apologie de la liberté, de la créativité, et de la responsabilité humaines".

Pour Popper, cependant, le déterminisme ne met pas seulement en cause la liberté humaine. Il rend impossible la rencontre de la réalité qui est la vocation même de notre connaissance : Popper écrit plus loin que la réalité du temps et du changement a toujours été pour lui "le fondement essentiel du réalisme". Dans "Le possible et le réel", Henri Bergson demande "A quoi sert le temps ?... le temps est ce qui empêche que tout soit donné d’un seul coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc être élaboration. Ne serait-il pas alors le véhicule de création et de choix ? L’existence du temps ne prouverait-elle pas qu’il y a de l’indétermination dans les choses ?". Pour Bergson comme pour Popper, le réalisme et l’indéterminisme sont solidaires. Mais cette conviction se heurte au triomphe de la physique moderne, au fait que le plus fructueux et le plus rigoureux des dialogues que nous ayons mené avec nature aboutit à l’affirmation du déterminisme. L’opposition entre le temps réversible et déterministe de la physique et le temps des philosophes a mené à des conflits ouverts. Aujourd’hui, la tentation est plutôt celle d’un repli, qui se traduit par un scepticisme général quant à la signification de nos connaissances. Ainsi, la philosophie postmoderne prône la déconstruction. Rorty par exemple appelle à transformer les problèmes qui ont divisé notre tradition en sujets de conversation civilisée. Bien sûr, pour lui les controverses scientifiques, trop techniques n’ont pas de place dans cette conversation.

Le philosophe des sciences Karl Popper, auquel bien des scientifiques accordent une importance imméritée, a théorise l’existence de plusieurs mondes, ce qui justifierait, selon lui, une séparation entre corps et esprit. Il écrit ainsi dans « La connaissance objective » : « Je propose donc, comme Descartes, l’adoption d’un point de vue dualiste bien que je ne préconise pas bien entendu de parler de deux sortes de substances en interaction. Mais je crois qu’il est utile et légitime de distinguer deux sortes d’états (ou d’événements) en interaction : des états physico-chimiques et des états mentaux. »

Le neurologue John Eccles, collaborateur de Karl Popper, théorise la même séparation cerveau/conscience dans « Comment la conscience contrôle le cerveau » : « Le présent ouvrage a pour objectif de défier et de nier le matérialisme afin de réaffirmer la domination de l’être spirituel sur le cerveau. (...) Cette conclusion a une portée théologique inestimable. Elle renforce puissamment notre foi en une âme humaine d’origine divine. Cela va dans le sens d’un dieu transcendant, créateur de l’univers. Il rappelle un autre livre que j’écrivis en compagnie de Popper : « La Conscience et son cerveau » (1977). (...) La transmission synaptique chimique constitue donc le fondement de notre monde conscient et de sa créativité transcendantale. »

Au cœur de cette métaphysique poppérienne, on trouve « la théorie des Mondes 1, 2 et 3 » :

• Le « Monde 1 » est celui des phénomènes physico-chimiques. « Par « Monde 1 », j’entends ce qui, d’habitude, est appelé le monde de la physique, des pierres, des arbres et des champs physiques des forces. J’entends également y inclure les mondes de la chimie et de la biologie.

• Le « Monde 2 » est celui de la conscience, de l’activité psychique essentiellement subjective. « Par « Monde 2 » j’entends le monde psychologique, qui d’habitude, est étudié par les psychologues d’animaux aussi bien que par ceux qui s’occupent des hommes, c’est-à-dire le monde des sentiments, de la crainte et de l’espoir, des dispositions à agir et de toutes sortes d’expériences subjectives, y compris les expériences subconscientes et inconscientes. »

• Le « Monde 3 » est celui de la connaissance objective (des « contenus de pensée » ou « idées »). « Par « Monde 3 », j’entends le monde des productions de l’esprit humain. Quoique j’y inclue les œuvres d’art ainsi que les valeurs éthiques et les institutions sociales (et donc, autant dire les sociétés), je me limiterai en grande partie au monde des bibliothèques scientifiques, des livres, des problèmes scientifiques et des théories, y compris les fausses. »

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