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Toute science est humaine et sociale
lundi 6 janvier 2020, par
Toute science est humaine et sociale
Chacun se souvient de la division artificielle longtemps opérée entre « sciences humaines » et « sciences exactes » et on se souvient aussi que nombre de développements des sciences dites exactes ont montré qu’elles étaient humaines elles aussi…
En fait, toute science est humaine, aucune science n’est exacte, toute science est sociale, aucune science n’est purement mathématique, aucune loi scientifique n’est directement dictée par la « nature », aucune science n’est parfaitement objective, c’est-à-dire indépendante des aspirations des hommes, des préjugés des hommes, de l’imagination des hommes, de la créativité des hommes, c’est-à-dire des créateurs de sciences mais aussi de la société censée recevoir leurs idées…
Sait-on décrire un seul phénomène physique de « manière exacte » ? Non ! Pas même le « simple » bris d’un vase sur l’on casse !
Sait-on ce que sera la science de demain et d’après-demain de manière exacte ? Non ! Pas même la Physique ! Ni les mathématiques qui ne sont pas une science, mais un outil philosophique…
Sait-on dire de « manière exacte » si un énoncé mathématique est vrai ou faux ? Si la géométrie euclidienne a raison contre la géométrie lobatchevienne ? Non ! Aucune expérience ne peut trancher sur ce point. En ce sens, les mathématiques sont exactes mais ne sont pas scientifiques ! Dire que les sciences « exactes » le seraient parce qu’elles seraient mathématiques est donc une absurdité…
Quant à parler de « science dures » et de « sciences molles » est tout aussi absurde que que si on parlait de sciences chaudes et de sciences froides, de sciences faciles et de sciences arides... Bien des théories scientifiques qui ne sont pas physiques, astrophysiques, ou chimiques peuvent être bien plus exigeantes, bien plus contraignantes, bien plus rigoureuses, bien plus fondées sur la raison. Et la physique peut, au contraire, être bien plus fondée sur les besoins économiques et sociaux de la société parce qu’elle est plus liée, par exemple, à la production industrielle et donc à des intérêts économiques, sociaux et politiques…
Si les intérêts des grandes sociétés privées dépendaient des théorèmes mathématiques, nul doute que les politiciens, les médias, les partis et les gouvernants dicteraient les contenus des mathématiques, comme ils sont en train de dicter les résultats de la climatologie, du nucléaire et de la physique ou de la pharmacologie.
Toute science est humaine, aucune n’est absolument objective, aucune n’est « dure », aucune n’est purement mathématique, aucune n’est indépendante de l’époque, de la société et de son idéologie, et aucune ne peut « s’en tenir aux faits »
La science d’une époque est beaucoup plus influencée qu’on ne le croit souvent par les conceptions philosophiques, sociales et politiques du moment. L’importance du social en sciences, considérées comme objectives, étonne. Pourtant, comme le constatait Léon Trotsky dans « Le marxisme et notre époque » « La science peut trouver son accomplissement, non dans le cabinet hermétiquement clos du savant, mais seulement dans la société des hommes en chair et en os. Tous les intérêts, toutes les passions qui déchirent la société exercent leur influence sur le développement de la science, tout particulièrement de l’économie politique qui est la science de la richesse et de la pauvreté. » Le physicien Erwin Schrödinger remarquait, à propos des hommes de sciences, dans son essai « La science est-elle une mode ? » : « Ce sont des hommes et ils sont les enfants de leur époque. Le savant ne peut se dépouiller de ses habits terrestres quand il entre dans un laboratoire ou quand il monte en chaire. (...) Tout ceci montre combien la science est dépendante de l’état d’esprit à la mode du jour (...) Quand on vit au milieu d’une époque culturelle, il est difficile de percevoir les caractéristiques qui sont communes à différentes branches de l’activité humaine, dans cette époque même. » Considérée à tort comme objective, expérimentale, exacte et mathématique, la science appartient en fait aux domaines des idées et de la vie sociale autant qu’à ceux des faits naturels et des expériences, et elle a toujours nécessité des conceptions philosophiques même si les scientifiques n’en ont pas nécessairement conscience. « Ceux qui vitupèrent le plus la philosophie sont précisément esclaves des pires doctrines philosophiques. » remarquait malicieusement Friedrich Engels dans « Dialectique de la nature ».
Nous allons citer, pour le montrer, aussi bien physicien, chimiste, biologiste ou préhistorien qui nous diront qu’ils estiment que les sciences exactes n’en sont pas moins humaines.
Quiconque a déjà observé des phénomènes naturels, qu’ils soient réalisés dans la nature ou en laboratoire, sait que la nature ne nous parle pas en langage scientifique, qu’elle ne nous dévoile pas directement des lois, des valeurs, des régularités précises, des concepts scientifiques, des fonctions mathématiques, etc.
Les lois des sciences exactes sont si peu naturelles qu’il a fallu de longues années de débats « humains » pour développer ses conceptions et que ces débats sont bien loin d’être achevés.
Si le scepticisme antiscientifique n’est pas notre propos, l’objectivisme n’est pas non plus scientifique.
La plupart des affirmations scientifiques peuvent demain être modifiées si cela s’avère nécessaire du fait de nouvelles expériences ou de nouvelles analyses d’anciennes expériences.
Certaines expériences ont été réévaluées plusieurs fois. On pense par exemple à celles des fentes de Young, de l’effet Hall, de la supraconductivité, etc…
La physique quantique a connu de multiples versions et rien ne dit que ce soit fini.
On a longtemps pensé qu’on connaissait sur Terre la totalité des sortes de matière et certains affirment aujourd’hui que 95% de la matière et de l’énergie de l’Univers seraient inconnus sur Terre ! Même si cela ne s’avérait pas exact, le fait qu’on l’envisge sérieusement démontre déjà que les « faits scientifiques » eux-mêmes ne sont que des produits d’un débat permanent… humain ! Et ce n’est pas le dernier « réchauffement climatique global anthropique » qui démontrera le contraire, même si ses partisans n’aiment pas trop le débat et veulent se cacher derrière l’objectivité de la science.
Les plus grands scientifiques, de Darwin à Gould, d’Einstein à Bohr, de Monod à Freud, de Langevin à Feynman, n’ont jamais prétendu que la science n’était pas un produit de l’intelligence humaine. L’objectivation de la science n’est pas une pensée scientifique mais une prétention inadmissible. Elle est inconcevable dès qu’on étudie l’histoire des sciences…
La science est tellement humaine qu’elle est tributaire du langage humain, de l’histoire de la pensée, des changements de l’idéologie sociale des diverses époques, qu’elle est marquée par les terminologies et les débats anciens dont elle ne peut pas complètement se débarrasser même une fois ces débats, momentanément ou définitivement tranchés. Par exemple, certains voudraient ranger un peu de côté la Mécanique, branche de la Physique qui leur semble un peu désuète, mais elle est partout inscrite dans toutes les branches de la Physique et rien que le poids de l’histoire de la Physique empêche de passer par-dessus, si tant est que ce serait vraiment une bonne idée…
Les grands débats scientifiques ne seront jamais définitivement tranchés. Personne n’empêchera de remettre sur le tapis des interrogations comme :
– peut-on aller plus vite que la vitesse de la lumière ?
– le mouvement perpétuel existe-t-il ?
– le monde matériel va-t-il inéluctablement vers l’immobilité, vers la mort, du fait de principes thermodynamiques.
– le vide quantique peut-il fournir de l’énergie à partir de « rien » ?
– le mécanisme du boson de Higgs est-il vérifié ?
et de multiples autres provenant notamment de la Physique, pourtant considérée comme « science exacte »…
Encore une fois, dire que toutes les sciences sont humaines, ce n’est nullement relativiser leurs résultats, ce n’est nullement discréditer les sciences, ce n’est nullement les placer au même niveau qu’une religion, qu’une croyance, qu’une mystique quelconque ! C’est, au contraire, revaloriser le rôle des hommes, les scientifiques justement, pour construire la science, car celle-ci n’a pas seulement besoin d’être trouvée, mais imaginée, construite, inventée, découverte par l’intuition autant que par la ténacité de l’expérimentateur, en somme pensée par des penseurs.
Ce n’est pas la nature qui pense, même si ses lois obéissent à une logique de fonctionnement.
Ce n’est pas non plus les scientifiques qui dictent ce qu’est la science comme cela leur plait, car c’est à la pensée humaine de se plier à la réalité pour comprendre le monde..
La science est le produit d’une confrontation entre la pensée et l’action humaine, d’un côté, et le fonctionnement naturel, de l’autre. Aucun des deux, seul, ne produit de science.
Toute science appartient à l’histoire de la pensée. Toute science dépend de l’activité humaine, notamment de l’industrie. Toute science dépend de la volonté sociale de développer tel ou tel domaine. Toute science dépend des besoins de la classe dominante. Toute science dépend de la volonté des gouvernants. Toute science dépend de l’idéologie dominante. Toute science dépend des préjugés de l’époque, y compris ceux des scientifiques eux-mêmes.
N’en tirez pas comme conclusion que la religion, que la croyance, que le mysticisme peut se placer à égalité de la science pour trancher sur l’évolution des espèces, sur la réalité de la dualité corps/esprit, sur les miracles, sur l’existence de phénomènes prétendument surnaturels, sur les extraterrestres, sur les esprits, et autres questions…
C’est justement parce que la science n’est pas au niveau d’une simple idéologie religieuse ou mystique qu’elle change sans cesse ses avis, qu’elle discute sans cesse ses affirmations, alors qu’une idéologie religieuse prétend être écrite une fois pour toutes.
Parler de science humaine, ce n’est pas céder aux conceptions philosophiques dites idéalistes qui considérent que la pensée, séparée de la réalité matérielle, prendrait le pas sur elle.
Parler de science humaine, c’est aussi rappeler que les scientifiques eux-mêmes ont besoin d’une philosophie de la science, d’une histoire de la pensée scientifique et des expérimentations scientifiques, d’un débat scientifique, etc.
Les mathématiques ne sont pes « exactes » parce que rien ne vous permet de choisir telle ou telle sorte de mathématiques de façon générale et définitive mais seulement parfois à l’usage de tel ou tel problème. Par exemple telle géométrie n’est pas plus exacte que telle autre.
La physico-chimie-biologie, considérée comme science dure, n’est pas « exacte » parce qu’elle emploie des concepts humains, discutables, modifiables. On l’a bien vu aux dernières révolutions scientifiques de la relativité, de la quantique, du chaos déterministe, pour ne citer que celles-là : elles ont modifié les lois et même les concepts qui y sont employés.
Un énoncé mathématique n’est exact qu’en fonction des présupposés de départ. Un énoncé scientifique n’est jamais strictement exact !!!
Le physicien Lévy-Leblond dans « L’esprit de sel » :
« Je voudrais soutenir la thèse suivante : la distinction des sciences (dites) sociales et des sciences (dites) exactes ne relève d’aucun critère épistémologique. Cette distinction, qui souvent se veut opposition, est essentiellement idéologique… La physique est une science sociale avant tout… Il n’y a pas, semble-t-il, de « sciences inexactes » à opposer aux sciences « exactes »… Je n’ai encore rencontré personne qui, pressé d’expliciter ce critère d’ « exactitude », ne tombe tôt ou tard, à travers celui de « rigueur », sur celui de « mathématicité »… En tout cas, il ne peut être question d’ériger la mathématicité en critère général de scientificité : la chimie, la biologie moléculaire, la géologie moderne (tectonique des plaques) sont là pour nous démontrer l’existence de sciences mûres, autonomes et parfaitement constituées, qui n’obéissent en rien à ce critère… Ce que l’on veut montrer par là, c’est l’incapacité d’un discours scientifique vrai à s’autonomiser, à se débarrasser lui-même des multiples bribes de discours a-scientifique, voire mystique, qui sont nécessaires à sa naissance même et qu’il continue inéluctablement à charrier par la suite. La démonstration pourrait être rendue plus générale, sinon plus claire, à étudier systématiquement le vocabulaire de la physique, largement emprunté au langage courant et qui continue, comme tel, à porter une incroyable charge de métaphores implicites et d’associations inconscientes, dans le discours même des physiciens. Les effets s’en multiplient à l’extrême lorsque ce discours spécialisé est à nouveau relayé par le discours social. Le vocabulaire de la mécanique classique : force, travail, poids, masse (pour ne parler que des termes d’origine vulgaire et non des mots savants : énergie, impulsion, moment, etc.) continue, après trois siècles, d’entraîner des confusions et des détournements de sens qui font le permanent désespoir des pédagogues et des vulgarisateurs…
Mais ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg. On ne peut comprendre la nature de la science aujourd’hui qu’en la saisissant comme production, plutôt que comme produit. Dès lors, il devient évident que la physique est bien une science sociale : de la société, non par le savoir qu’elle en donne, mais par les marques qu’elle en porte. Trivialité, peut-on dire : toutes les sciences ne sont-elles pas sociales en ce sens ? Certes, mais la physique plus peut-être que beaucoup d’autres. Dans la mesure même où elle participe, en nombre de domaines, de la « Big science », elle est incoparablement plus soumise aux déterminations qu’on dit externes : économiques, politiques, militaires… Les véritables usines à science que sont les centres de physique subnucléaire, ou de physique spatiale, témoignent du mode industriel sur lequel se fait désormais la production scientifique (tout en laissant subsister nombre d’unités de production plus artisanales : développement inégal ici aussi). La division du travail entre théoriciens et expérimentateurs, entre disciplines, entre catégories hiérarchiques, atteint une ampleur inégalée, tout comme la parcellisation des tâches et l’institutionnalisation du fonctionnement de la soi-disant « communauté scientifique ». En ce sens, la physique contemporaine témoigne on ne peut mieux que le rapport de l’homme à la nature est avant tout un rapport social…
S’avancent au premier rang non les savants, mais les industriels, et triomphe non la Raison, mais le Capital…
Le scientisme va donc se donner libre cours, couvrant, sous le mythe du progrès de la connaissance et de ses bienfaits sociaux, les mécanismes réels de subordination de la science aux intérêts de la classe dominante. On assitera alors à un fantastique phénomène de déplacement : les pratiques de production effectives d’où tel savoir scientifique tire son importance sociale seront occultés, au profit d’une mise en valeur de ses caractéristiques les plus théoriques, en l’occurrence la mathématicité… »
Le physicien Max Planck dans « Initiations à la Physique » :
« Il serait ensensé au plus haut point de s’imaginer que les lois concernant l’origine et l’évolution des idées scientifiques pourront jamais se laisser réduire en formules exactes applicables à la prédiction de l’avenir de la science. En dernière analyse, toute idée nouvelle procède, en effet, de l’imagination créatrice de son auteur ; c’est pourquoi toute recherche, même en mathématiques, la plus exacte pourtant de toutes les sciences, contient toujours quelque part un élément irrationnel, cet élément étant essentiellement inhérent à la notion même de personnalité. »
La préhistorienne Sophie A. de Beaune dans « Qu’est-ce que la préhistoire ? » :
« L’idée que les raisonnements en sciences exactes fonctionnent de manière moins intuitive qu’en sciences humaines est naïve. Les mathématiques ne sont pas « scientifiques » en soi… En réalité, l’intuition et le tâtonnement sont à l’œuvre dans les sciences historiques, de même le recours à l’analogie y tient une place tout aussi importante.
« En mathématiques comme dans les autres sciences, l’invention continue de reposer le plus souvent sur l’imagination… » rappelle Claude Grignon à la suite de Poincaré pour qui l’intuition demeure « en Mathématiques l’instrument le plus ordinaire de l’invention. » (…) »
Friedrich Engels dans « Socialisme utopique et socialisme scientifique » :
« Lorsque nous soumettons à l’examen de la pensée la nature ou l’histoire humaine ou notre propre activité mentale, ce qui s’offre d’abord à nous, c’est le tableau d’un enchevêtrement infini de relations et d’actions réciproques où rien ne reste ce qu’il était, là où il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt. Nous voyons donc d’abord le tableau d’ensemble, dans lequel les détails s’effacent encore plus ou moins ; nous prêtons plus d’attention au mouvement, aux passages de l’un à l’autre, aux enchaînements qu’à ce qui se meut, passe et s’enchaîne. Cette manière primitive, naïve, mais correcte quant au fond, d’envisager le monde est celle des philosophes grecs de l’antiquité, et le premier à la formuler clairement fut Héraclite : Tout est et n’est pas car tout est fluent, tout est sans cesse en train de se transformer, de devenir et de périr. Mais cette manière de voir, si correctement qu’elle saisisse le caractère général du tableau que présente l’ensemble des phénomènes, ne suffit pourtant pas à expliquer les détails dont ce tableau d’ensemble se compose ; et tant que nous ne sommes pas capables de les expliquer, nous n’avons pas non plus une idée nette du tableau d’ensemble. Pour connaître ces détails, nous sommes obligés de les détacher de leur enchaînement naturel ou historique et de les étudier individuellement dans leurs qualités, leurs causes et leurs effets particuliers, etc.. »
Le physicien Werner Heisenberg dans "Physique et philosophie" :
" Pour conclure maintenant tout ce que nous avons dit de la science actuelle, nous pouvons peut-être déclarer que la physique moderne n’est qu’une partie - mais aussi une partie très caractéristique - d’un processus historique général qui tend à une unification."
Le physicien Einstein dans « La géométrie et l’expérience » :
« Le prestige de mathématiques tient, par ailleurs, au fait que ce sont également elles qui confèrent aux sciences exactes de la nature un certain degré de certitude, que celles-ci ne pourraient atteindre autrement. Ici surgit une énigme qui, de tout temps, a fortement troublé les chercheurs. Comment est-il possible que les mathématiques, qui sont issues de la pensée humaine indépendamment de toute expérience, s’appliquent si parfaitement aux objets de la réalité ? La raison humaine ne peut-elle donc, sans l’aide de l’expérience, par sa seule activité pensante, découvrir les propriétés des choses réelles ? Il me semble qu’à cela on ne peut répondre qu’une seule chose : pour autant que les propositions mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et, pour autant qu’elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. »
Le paléontologue et géologue Stephen Jay Gould écrit dans « Le hérisson dans la tempête » :
« Comme Herbert Butterfield l’écrit dans son remarquable essai « The whig interpretation of history » : « Pour un historien, ce n’est pas pêcher que d’introduire des préférences personnelles si elles peuvent être identifiées ou écartées. Le pêché en matière de reconstitution historique, c’est d’organiser l’histoire de telle sorte que ces préjugés soient insoupçonnables. » Un engagement politique ouvertement formulé n’interdit pas au scientifique de voir la nature telle qu’elle est (…) »
Le physicien Robert B. Laughlin dans « Un univers différent » :
« Le comportement humain ressemble à la nature parce qu’il en fait partie, et qu’il est régi par les mêmes lois que tout le reste. Autrement dit, nous ressemblons à l’élémentarité parce que nous en sommes faits – pas parce que nous l’avons humanisé ou contrôlé par notre esprit. Les parallèles entre l’organisation d’une vie et celle des électrons ne sont ni un accident ni une illusion, mais de la physique. (…) « Représente-toi sans cesse le monde comme un être unique » écrit Marc Aurèle. »
L’épistémologue Bernard Andrieu dans « Le laboratoire du cerveau psychologique » :
« Entre la neurologie et la psychologie, nombre de philosophes, de médecins, de psychanalystes n’ont de cesse de modéliser les liens de l’esprit et du cerveau. (...) Le cerveau psychologique inventait déjà un dialogue entre les sciences exactes et les sciences humaines (...) »
Le paléontologue et géologue Stephen Jay Gould dans « La structure de la théorie de l’évolution » :
« Nous serions fous d’affirmer, au nom d’un naïf empirisme, que les grandes avancées en sciences sont entièrement et seulement fondées sur les observations et que les contextes sociaux ne peuvent agir que comme des obstacles nous empêchant de voir la réalité de la nature. Le monde social et le monde scientifique étaient tous deux « prêts » à accepter la notion d’évolution au milieu du 19ème siècle. Les personnes de même intelligence qui vivaient à l’époque de Newton n’auraient pas pu formuler ou comprendre une telle notion même si un hypothétique Darwin l’avait alors avancée. Celui-ci aurait probablement terminé à l’asile d’aliénés en raison de ses idées que l’on aurait sans doute considérées comme folles. »
Le physicien Einstein dans « L’évolution des ides en physique » :
« D’autre part, il ne faudrait pas s’imaginer que, même dans la plus exacte de toutes les sciences, on puisse faire des progrès en ses passant d’une conception générale de l’Univers, c’est-à-dire en définitive d’hypothèses indémontrables. (...) Ce que l’on ne voit pas, c’est à quel point la difficulté pour faire progresser la science, c’est que le savant ait la ténacité de maintenir son point de vue. (...) Bien plus, l’austère recherche de la science ne peut progresser que par le libre jeu de l’imagination. Qui ne peut, à l’occasion, ne serait-ce qu’une fois, concevoir des choses apparemment contraires à la loi causale, jamais n’enrichira la science d’une idée nouvelle. »
Rapport de Planck, Nernst, Rubens et Warburg de 1913 pour soutenir la candidature d’Einstein à l’Académie des sciences de Berlin :
« En bref, on peut dire que, parmi les grands problèmes dont la physique moderne abonde, il n’en est guère qu’Einstein n’ait marqué de sa contribution. Il est vrai qu’il a parfois manqué le but lors de ses spéculations, par exemple avec son hypothèse des quanta de lumineux ; mais on ne saurait lui en faire le reproche, car il n’est pas possible d’introduire des idées réellement nouvelles, même dans les sciences le plus exactes, sans parfois prendre des risques. »
Le mathématicien Grothedieck :
« Quand on dit inhérent à la science, inhérent à quelle science ? Je pense que c’est inhérent à la science telle qu’elle est définie par la pratique des derniers siècles, telle qu’elle s’est développée depuis le début des sciences exactes. Je pense qu’elle est inhérente à la méthode même de ces sciences. Parmi les traits distinctifs de cette pratique scientifique, il y a un premier point qui est la séparation stricte de nos facultés rationnelles et des autres modes de connaissance. Donc une méfiance instinctive de tout ce qui est, disons émotivité, de tout ce qui est connaissance philosophique, religieuse, de tout ce qui est considération éthique, de tout ce qui est ressenti, sensoriel, direct. En ce sens nous avons plus confiance dans les indications d’une aiguille sur un cadran, qu’en ce que nous ressentons immédiatement, directement.
L’exemple suivant mesure très bien cette méfiance vis-à-vis du vécu immédiat ; je pourrais en citer bien d’autres, mais celui-ci me semble particulièrement frappant. C’est le cas de parents qui vont voir avec leur enfant un médecin en lui disant : « Nous sommes bien malheureux, notre enfant devient de plus en plus impossible en classe, il est kleptomane, il se bagarre avec tout le monde, chez nous il reste à bouder des journées entières, il fait pipi au lit, etc. » Et ils posent la question : « Est-ce que notre enfant est malade ? » On demande donc au spécialiste, à la personne qui sait, de prononcer une formule rituelle : « Votre enfant est malade » ou « Votre enfant n’est pas malade ». Dans le cas « Votre enfant est malade », on s’attend à ce qu’il prescrive un médicament, une méthode de traitement, quelque chose qui le fera revenir dans l’autre état, le cas « Votre enfant n’est pas malade » et un point ce sera tout. Mais si, par hasard, il dit : « Votre enfant n’est pas malade », les parents, un peu consolés, s’en iront chez eux et auront l’impression qu’il n’y a pas de problème qui se pose réellement. C’est, je crois, une des façons d’illustrer cet état d’esprit dans la science, de vouloir faire abstraction du vécu et tout énoncer en termes de normes purement rationnelles qui s’expriment, qui sont incarnées par des spécialistes. (…)
D’autre part, vous parlez du rôle des sciences humaines en disant qu’il n’y a pas que les sciences dites exactes, les sciences physiques, et je le sais bien. Vous savez aussi comme moi d’ailleurs, et ça c’est une critique très sérieuse qu’on peut faire aux sciences humaines, qu’elles essaient de plus en plus de se mouler sur le modèle des sciences dites exactes, les sciences mathématiques en particulier. De telle façon que, dans la mesure où les sciences humaines veulent accéder au véritable statut scientifique — puisque seule la science d’après des normes universellement admises est considérée comme sérieuse —, on enferme ces sciences humaines de plus en plus dans un jargon souvent mathématique. On connaît l’influence des tests numériques, des méthodes quantitatives, dans la psychologie par exemple. On pourrait souligner aussi que pas mal de traités d’économie, des gros traités, commencent, pour les deux tiers du livre, par l’exposé de pesants formalismes mathématiques qui ont comme seul but de les rendre incompréhensibles au commun des mortels. Un professeur d’économie de Bordeaux a dit textuellement à un de mes amis que le but de ce formalisme mathématique dans un livre de sa composition était de cacher le fait que le contenu scientifique véritable pouvait être compris par n’importe quelle personne ayant le niveau d’instruction du Certificat d’études. Ainsi, on peut faire un reproche très sérieux aux sciences humaines dans cette direction.
D’autre part les sciences humaines sont l’objet de détournements et à ce titre elles sont soumises aux mêmes critiques que les autres sciences. Par exemple, dans l’avant dernier numéro de Survivre, on donne pas mal de détails sur l’utilisation de l’anthropologie dans la guerre du Sud-Ouest Asiatique. En fait, la science anthropologique américaine est en grande partie au service des militaires : pour arriver à quadriller les populations indigènes en Asie du Sud-Ouest, pour étudier par ordinateur l’impact que pourrait avoir telle politique ou telle autre, comme de brûler les récoltes par exemple, afin de savoir si les retombées seront plus bénéfiques vis à vis de l’implantation américaine ou si, au contraire, le ressentiment pourrait l’emporter. Il y a donc des études comme celles-ci qui sont faites sur le terrain par des anthropologistes.
Finalement, je crois qu’il n’y a pas tellement de différences à faire du point de vue du rôle pratique et idéologique entre les sciences humaines et les sciences dites exactes, les sciences naturelles disons. »
Le physicien Max Born dans « La statistique en physique » :
« La physique est regardée comme la plus exacte des sciences, comme modèle de la constitution des lois exactes, réglant le déroulement des événements de la nature. Néanmoins, il y a cent ans que des considérations statistiques commencèrent à jouer un rôle important en physique. Elles gagnèrent du terrain de plus en plus, et l’on pourrait dire aujourd’hui que la physique moderne s’appuie tout à fait sur une base statistique. Ce fait se rattache à la victoire de l’atomistique. Les corps sont composés de molécules et d’atomes, ceux-ci de noyaux et d’électrons, les noyaux de protons et de neutrons. L’immense nombre des particules rend impossible toute description déterministe et nous force à appliquer des méthodes statistiques. Autrefois ces méthodes n’étaient rattachées que de manière assez lâche à la construction des théories mécaniques et électrodynamiques. Aujourd’hui la théorie des quanta nous a conduits à une conception plus profonde : elle a introduit un lien plus étroit entre la statistique et les fondements de la physique. C’est là un événement dans l’histoire de l’esprit humain, dont l’importance dépasse de beaucoup le domaine de la science elle-même. L’instrument mathématique de la statistique est le calcul des probabilités. Sa méthode formelle est aussi évidente et claire que celle de toute autre branche des mathématiques. Mais ses fondements philosophiques sont un peu obscurs. Comment expliquer que des prédictions de la statistique puissent être aussi sûres que les calculs basés sur des lois causales ? Sur quelle idée la validité objective des lois de probabilité repose-t-elle ? On a fait beaucoup de spéculations sur ces questions. Des philosophes essayèrent de résoudre le problème par une analyse des idées. Mais au lieu d’idées, il s’agit plutôt de faits, d’événements objectifs, spécialement ceux qui appartiennent au domaine de la physique. Le dernier développement de la statistique physique a fourni quelques contributions importantes à ces problèmes fondamentaux. Le thème de ma communication sera divisé par conséquent en deux parties : La première concernera les fondements théoriques et les méthodes mathématiques de l’ancienne statistique physique. La seconde traitera de la statistique quantique et des questions principales, qui s’y rattachent. La théorie cinétique des gaz fut la première branche de la physique où l’on appliqua les méthodes statistiques. Les molécules des gaz sont considérées comme des balles élastiques se mouvant selon les lois mécaniques en ligne droite et subissant à l’occasion d’une rencontre des déviations brusques. En heurtant une paroi elles sont repoussées et transmettent par choc une impulsion à la paroi ; c’est ainsi que s’explique la pression du gaz. L’observation des molécules isolées est impossible, parce qu’elles sont trop petites et trop nombreuses. On peut observer seulement certaines valeurs moyennes et c’est le but de la théorie de les calculer. Dans presque tous les autres domaines l’application de la statistique s’appuie sur la collection des observations, sur la fréquence des événements individuels étudiés. A l’aide de tableaux empiriques les valeurs moyennes sont calculées et combinées les unes aux autres par les méthodes de la mathématique. Naturellement, cela n’est pas possible avec les molécules individuelles des gaz. Il ne nous reste que la possibilité de formuler des hypothèses sur les cas d’égale probabilité, d’en tirer les conséquences et de voir si elles sont d’accord avec l’expérience. Au fond on retourne à la forme ancienne et souvent méprisée du calcul des probabilités… »
Le psychanalyste Jean-Michel Quinodoz dans « Transitions dans les structures psychiques à la lumière de la théorie du chaos déterministe » :
« (…) j’ai constamment à l’esprit la nécessité de conserver les faits observés dans le champ spécifique propre à chaque discipline, afin d’éviter des confusions, comme je l’ai relevé à propos des faits cliniques psychanalytiques (J.M. Quinodoz, 1995).
Dans cette perspective, comment répondre à l’objection des physiciens et des mathématiciens ? Je pense que leur critique est avant tout fondée sur la notion de modèle prise au sens strict du terme, propre aux sciences exactes dites aussi sciences « dures ». Mais la notion de modèle possède des acceptions diverses qui varient suivant le contexte ; cela a été mis en évidence par R. Perron (1991) qui a passé en revue les différentes significations du terme de modèle selon que nous l’utilisons dans le champ de la psychanalyse ou en le transposant d’un domaine à un autre. En ce qui concerne les transpositions possibles de la théorie du chaos déterministe, je pense que nous pouvons parler de modèles, mais dans un sens élargi, par exemple de modèles du type des modèles analogiques entre des systèmes homologues. Dans ce cas, tout repose alors sur la signification qu’on attribue à la notion d’analogie comme l’a relevé R. Thom (1988) car alors, rattachée à la notion de modèle, la notion d’analogie, souvent dépréciée, retrouve toute sa valeur : « une telle façon de définir le modèle permet de lui donner un meilleur statut et, en le fondant de plein droit sur l’analogie, permet à celle-ci d’échapper au rôle de traître de la comédie » (R. Perron 1991, p. 231).
Qu’en est-il des métaphores ? Pouvons-nous considérer que ces modèles venus de la physique sont uniquement des métaphores ? La notion de métaphore permettrait-elle de répondre aux objections des scientifiques et de satisfaire en même temps les psychanalystes dont on connaît les réserves - souvent justifiées - par rapport à tout rapprochement entre fonctionnement pychique et fonctionnement biologique ? G. Pragier et S. Faure-Pragier ont certes mis l’accent sur cette notion, puisqu’ils ont intitulé leur rapport « nouvelles métaphores », mais la notion de modèle et d’analogie n’en est pas moins présente lorsqu’ils proposent ces nouvelles théorie à la réflexion des psychanalyste en les appelant à la « simulation » : « Les modèles que nous proposent les sciences aujourd’hui, plutôt que de les discuter au niveau épistémologique, tentons de les faire travailler dans notre champ : faisons un moment ’comme si’ certaines découvertes pouvaient s’appliquer au psychisme » (1990, p. 1396). »
Le physicien Per Bak dans « Quand la nature s’organise » :
« Jusqu’à présent nous sommes passés de l’astrophysique à la géophysique, puis de la géophysique à la biologie et au cerveau. Nous allons maintenant franchir une nouvelle étape dans la hiérarchie des phénomènes complexes et explorer la frontière entre le monde naturel et les sciences sociales. »
Einstein-Infeld dans « L’évolution des idées en physique » :
« La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. (...) Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi nos constructions mentales se justifient seulement si (et de quelle façon) nos théories forment un tel lien. »
Poincaré dans « La valeur de la science » :
« Les lois expérimentales ne sont qu’approchées, et si quelques-unes nous apparaissent comme exactes, c’est que nous les avons artificiellement transformées en ce que j’ai appelé plus haut un principe… J’arrive à la question posée par le titre de cet article : Quelle est la valeur objective de la science ? Et d’abord que devons-nous entendre par objectivité ?
Ce qui nous garantit l’objectivité du monde dans lequel nous vivons, c’est que ce monde nous est commun avec d’autres êtres pensants. Par les communications que nous avons avec les autres hommes, nous recevons d’eux des raisonnements tout faits ; nous savons que ces raisonnements ne viennent pas de nous et en même temps nous y reconnaissons l’œuvre d’êtres raisonnables comme nous. Et comme ces raisonnements paraissent s’appliquer au monde de nos sensations, nous croyons pouvoir conclure que ces êtres raisonnables ont vu la même chose que nous ; c’est comme cela que nous savons que nous n’avons pas fait un rêve.
Telle est donc la première condition de l’objectivité : ce qui est objectif doit être commun à plusieurs esprits, et par conséquent pouvoir être transmis de l’un à l’autre, et comme cette transmission ne peut se faire que par ce « discours » qui inspire tant de défiance à M. le Roy, nous sommes bien forcés de conclure : Pas de discours, pas d’objectivité…
Maintenant qu’est-ce que la science ? Je l’ai expliqué au § précédent, c’est avant tout une classification, une façon de rapprocher des faits que les apparences séparaient, bien qu’ils fussent liés par quelque parenté naturelle et cachée. La science, en d’autres termes, est un système de relations. Or nous venons de le dire, c’est dans les relations seulement que l’objectivité doit être cherchée ; il serait vain de la chercher dans les êtres considérés comme isolés les uns des autres.
Dire que la science ne peut avoir de valeur objective parce qu’elle ne nous fait connaître que des rapports, c’est raisonner à rebours, puisque précisément ce sont les rapports seuls qui peuvent être regardés comme objectifs.
Les objets extérieurs, par exemple, pour lesquels le mot objet a été inventé, sont justement des objets et non des apparences fuyantes et insaisissables parce que ce ne sont pas seulement des groupes de sensations, mais des groupes cimentés par un lien constant. C’est ce lien, et ce lien seul qui est objet en eux, et ce lien c’est un rapport.
Donc quand nous demandons quelle est la valeur objective de la science, cela ne veut pas dire : la science nous fait-elle connaître la véritable nature des choses ? mais cela veut dire ; nous fait-elle connaître les véritables rapports des choses ?
À la première question, personne n’hésiterait à répondre, non ; mais je crois qu’on peut aller plus loin : non seulement la science ne peut nous faire connaître la nature des choses ; mais rien n’est capable de nous la faire connaître et si quelque dieu la connaissait, il ne pourrait trouver de mots pour l’exprimer. Non seulement nous ne pouvons deviner la réponse, mais si on nous la donnait, nous n’y pourrions rien comprendre ; je me demande même si nous comprenons bien la question.
Quand donc une théorie scientifique prétend nous apprendre ce qu’est la chaleur, ou que l’électricité, ou que la vie, elle est condamnée d’avance ; tout ce qu’elle peut nous donner, ce n’est qu’une image grossière. Elle est donc provisoire et caduque.
La première question étant hors de cause, reste la seconde. La science peut-elle nous faire connaître les véritables rapports des choses ? Ce qu’elle rapproche devrait-il être séparé, ce qu’elle sépare devrait-il être rapproché ?
Pour comprendre le sens de cette nouvelle question, il faut se reporter à ce que nous avons dit plus haut sur les conditions de l’objectivité. Ces rapports ont-ils une valeur objective ? cela veut dire : ces rapports sont-ils les mêmes pour tous ? seront-ils encore les mêmes pour ceux qui viendront après nous ?
Il est clair qu’ils ne sont pas les mêmes pour le savant et pour l’ignorant. Mais peu importe, car si l’ignorant ne les voit pas tout de suite, le savant peut arriver à les lui faire voir par une série d’expériences et de raisonnements. L’essentiel est qu’il y a des points sur lesquels tous ceux qui sont au courant des expériences faites peuvent se mettre d’accord.
La question est de savoir si cet accord sera durable et s’il persistera chez nos successeurs. On peut se demander si les rapprochements que fait la science d’aujourd’hui seront confirmés par la science de demain. On ne peut pour affirmer qu’il en sera ainsi invoquer aucune raison à priori ; mais c’est une question de fait, et la science a déjà assez vécu pour qu’en interrogeant son histoire, on puisse savoir si les édifices qu’elle élève résistent à l’épreuve du temps ou s’ils ne sont que des constructions éphémères.
Or que voyons-nous ? Au premier abord il nous semble que les théories ne durent qu’un jour et que les ruines s’accumulent sur les ruines. Un jour elles naissent, le lendemain elles sont à la mode, le surlendemain elles sont classiques, le troisième jour elles sont surannées et le quatrième elles sont oubliées. Mais si l’on y regarde de plus près, on voit que ce qui succombe ainsi, ce sont les théories proprement dites, celles qui prétendent nous apprendre ce que sont les choses. Mais il y a en elles quelque chose qui le plus souvent survit. Si l’une d’elles nous a fait connaître un rapport vrai, ce rapport est définitivement acquis et on le retrouvera sous un déguisement nouveau dans les autres théories qui viendront successivement régner à sa place.
Ne prenons qu’un exemple : la théorie des ondulations de l’éther nous enseignait que la lumière est un mouvement ; aujourd’hui la mode favorise la théorie électro-magnétique qui nous enseigne que la lumière est un courant. N’examinons pas si on pourrait les concilier et dire que la lumière est un courant, et que ce courant est un mouvement ? Comme il est probable en tout cas que ce mouvement ne serait pas identique à celui qu’admettaient les partisans de l’ancienne théorie, on pourrait se croire fondé à dire que cette ancienne théorie est détrônée. Et pourtant, il en reste quelque chose, puisque entre les courants hypothétiques qu’admet Maxwell, il y a les mêmes relations qu’entre les mouvements hypothétiques qu’admettait Fresnel. Il y a donc quelque chose qui reste debout et ce quelque chose est l’essentiel. C’est ce qui explique comment on voit les physiciens actuels passer sans aucune gêne du langage de Fresnel à celui de Maxwell.
Sans doute bien des rapprochements qu’on croyait bien établis ont été abandonnés, mais le plus grand nombre subsiste et paraît devoir subsister. Et pour ceux-là alors, quelle est la mesure de leur objectivité ?
Eh bien, elle est précisément la même que pour notre croyance aux objets extérieurs. Ces derniers sont réels en ce que les sensations qu’ils nous font éprouver nous apparaissent comme unies entre elles par je ne sais quel ciment indestructible et non par un hasard d’un jour. De même la science nous révèle entre les phénomènes d’autres liens plus ténus mais non moins solides ; ce sont des fils si déliés qu’ils sont restés longtemps inaperçus mais dès qu’on les a remarqués, il n’y a plus moyen de ne pas les voir ; ils ne sont donc pas moins réels que ceux qui donnent leur réalité aux objets extérieurs ; peu importe qu’ils soient plus récemment connus puisque les uns ne doivent pas périr avant les autres.
On peut dire par exemple que l’éther n’a pas moins de réalité qu’un corps extérieur quelconque ; dire que ce corps existe, c’est dire qu’il y a entre la couleur de ce corps, sa saveur, son odeur, un lien intime, solide et persistant, dire que l’éther existe, c’est dire qu’il y a une parenté naturelle entre tous les phénomènes optiques, et les deux propositions n’ont évidemment pas moins de valeur l’une que l’autre.
Et même les synthèses scientifiques ont en un sens plus de réalité que celles du sens commun, puisqu’elles embrassent plus de termes et tendent à absorber en elles les synthèses partielles.
On dira que la science n’est qu’une classification et qu’une classification ne peut être vraie, mais commode. Mais il est vrai qu’elle est commode, il est vrai qu’elle l’est non seulement pour moi, mais pour tous les hommes ; il est vrai qu’elle restera commode pour nos descendants ; il est vrai enfin que cela ne peut pas être par hasard.
En résumé, la seule réalité objective, ce sont les rapports des choses d’où résulte l’harmonie universelle. Sans doute ces rapports, cette harmonie ne sauraient être conçus en dehors d’un esprit qui les conçoit ou qui les sent. Mais ils sont néanmoins objectifs parce qu’ils sont, deviendront, ou resteront communs à tous les êtres pensants. »
« La Sociologie et son domaine scientifique », Emile Durkheim :
« Une science qui vient de naître n’a et ne peut avoir au début qu’un sentiment incertain et vague de la région de la réalité vers laquelle elle va se diriger, de son étendue et de ses limites ; et elle ne peut s’en faire une image plus claire qu’au fur et à mesure qu’elle avance dans ses recherches. Il est d’autre part d’une extrême importance qu’elle acquière ainsi une conscience plus élevée de son objet, car la voie suivie par le savant est d’autant plus sûre qu’il procède méthodiquement, et lui-même est d’autant plus méthodique qu’il peut rendre compte plus exactement du terrain sur lequel il s’engage.
Le moment est venu pour la sociologie de faire tous les efforts possibles pour réaliser ce progrès. Sans aucun doute, quand certains critiques retardataires, subissant inconsciemment le préjugé qui en tout temps s’est opposé avec acharnement à la formation de sciences nouvelles, reprochent à la sociologie d’ignorer à quel objet précis elle doit s’attaquer, on peut leur répondre que cette ignorance est inévitable dans les premiers temps de la recherche et que notre science est née seulement d’hier. Il est nécessaire de ne pas perdre de vue, surtout devant la faveur que rencontre actuellement la sociologie, qu’il y a quinze ans l’Europe ne comptait pas dix véritables sociologues. Il faut ajouter que c’est trop exiger que de vouloir qu’une science circonscrive son objet avec une précision excessive ; car la partie de la réalité que l’on se propose d’étudier n’est jamais séparée des autres par une frontière précise. Dans la nature, en effet, tout est si lié qu’il ne peut y avoir ni de solution de continuité entre les différentes sciences, ni de frontières trop précises. Nous tenons cependant à nous faire une idée aussi claire que possible de ce qui forme le domaine de la sociologie, à déterminer où il se trouve et à établir à quels signes se reconnaît l’ensemble des phénomènes dont nous devons nous occuper, tout en négligeant de fixer des frontières qui ne peuvent être qu’indéterminées. Ce problème est d’autant plus urgent pour notre science que, si l’on n’y prend pas garde, sa sphère d’action peut être étendue à l’infini, puisqu’il n’existe aucun phénomène qui ne se passe pas dans la société, depuis les faits physico-chimiques jusqu’aux faits véritablement sociaux. Il faut donc isoler avec soin ces derniers, montrer ce qui en forme l’unité pour ne pas réduire la sociologie à un titre conventionnel appliqué à un agrégat incohérent de disciplines disparates. (…)
L’aspect le plus général de la vie sociale n’est donc pas, pour cette raison, contenu ou forme, plus que ne le sont les aspects spéciaux qu’elle peut offrir. Il n’y a pas deux espèces de réalité, qui, tout en étant solidaires, seraient distincts et dissociables, mais des faits de même nature examinés à des stades différents de généralité. Quel est, par ailleurs, le degré de généralité nécessaire pour que de tels faits Puissent être classés parmi les phénomènes sociologiques ? Personne ne le dit, et la question est de celles qui ne peuvent recevoir de réponse. On comprend ce qu’il y a d’arbitraire dans ce critère et comment il donne la possibilité d’étendre ou de restreindre les frontières de la science. Sous prétexte de circonscrire la recherche, cette méthode en réalité l’abandonne à la fantaisie individuelle. Il n’y a plus aucune règle qui décide de façon impersonnelle où commence et où prend fin le cercle des faits sociologiques ; non seulement les frontières sont mobiles, ce qui serait légitime, mais on ne comprend pas pourquoi elles devraient être placées à tel endroit plutôt qu’à tel autre. Il faut ajouter que, pour étudier les types les plus généraux des actions sociales et leurs lois, il est nécessaire de connaître les lois des types les plus particuliers, puisque ces lois et actions générales ne peuvent être étudiées et expliquées que grâce à une comparaison méthodique avec les lois et actions particulières. A cet égard tout problème sociologique suppose la connaissance approfondie de toutes ces sciences spéciales que l’on voudrait mettre en dehors de la sociologie, mais dont elle ne peut se passer. Et comme cette compétence universelle est impossible, il faut se contenter de connaissances sommaires, acquises de façon hâtive et qui ne sont soumises à aucun contrôle. C’est bien ce qui caractérise, en vérité, les études de Simmel. Nous en apprécions la finesse et l’ingéniosité, mais nous ne croyons pas possible de définir avec objectivité les principales subdivisions de notre science, en l’interprétant comme lui. On ne perçoit aucun lien entre les questions sur lesquelles il attire l’attention des sociologues ; ce sont des sujets de méditation qui ne sont pas mis en rapport avec un système scientifique cohérent. En outre, les preuves qu’il avance consistent en général en de simples exemples, les faits cités étant parfois empruntés aux domaines les plus disparates, sans être précédés de critique et, souvent, sans qu’on puisse en apprécier la valeur. Pour que la sociologie mérite le nom de science, il faut qu’elle soit autre chose que de simples variations philosophiques sur certains aspects de la vie sociale, choisis plus ou moins au hasard, en fonction des tendances individuelles. Il faut poser le problème de façon a pouvoir lui trouver une solution logique. (…)
La vie sociale est formée de manifestations diverses dont nous allons indiquer la nature. Mais quelles qu’elles soient, elles ont toutes le caractère commun d’émaner d’un groupe, simple ou composé, qui en est le substrat. L’étude du substrat social appartient évidemment à la sociologie. Il est aussi l’objet le plus immédiatement accessible à l’investigation du sociologue puisqu’il est doté de formes matérielles perceptibles par les sens. En fait la composition de la société consiste en des combinaisons de gens et de choses qui ont nécessairement un lien dans l’espace. D’autre part l’analyse explicative de ce substrat ne doit pas être confondue avec l’analyse explicative de la vie sociale qui se déroule a sa surface. La façon dont la société est constituée est une chose, toute autre chose est la manière dont elle agit. Ce sont deux sortes de réalités si différentes qu’on ne peut pas les traiter avec les mêmes procédés et qu’on doit les séparer dans la recherche. L’étude de la première forme par conséquent une branche spéciale - bien que fondamentale - de la sociologie. Il s’agit ici d’une distinction analogue à celle que l’on observe dans toute les sciences de la nature. A côté de la chimie, qui étudie la façon dont les corps sont constitués, la physique a pour objet les phénomènes de toutes sortes dont les différents corps sont le siège ; à coté de la physiologie qui recherche les lois de la vie, l’anatomie ou la morphologie s’attache à étudier la structure des êtres vivants, leur mode de formation et les conditions qui président à leur existence. »
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