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Guerre mondiale et Révolution

mercredi 6 septembre 2023, par Robert Paris

Quand Karl Marx et Friedrich Engels prévoyaient la première guerre mondiale :

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article6764

La première guerre mondiale en Europe n’était nullement une surprise pour Marx, Engels et les révolutionnaires marxistes qui estimaient que le monde entrait dans l’ère des révolutions et des contre-révolutions !

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article3399

Marxisme et question militaire :

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article6411

La crise systémique de 1873 menait à l’impérialisme et à la guerre mondiale :

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article777

Guerre mondiale et Révolution, de Friedrich Engels

Appendice aux Écrits militaires de Marx-Engels.

Première partie

Guerre et question des nationalités en Europe après 1870

PREMIÈRE PARTIE

1.1. Nationalités révolutionnaires et contre-révolutionnaires

L’une des tâches réelles de la révolution de 1848 (et les tâches réelles et non pas illusoires d’une révolution ont toujours été résolues à la suite de cette révolution) a été la restauration des nationalités opprimées et éparpillées d’Europe centrale, pour autant que celles-ci étaient viables et précisément mûres pour l’indépendance . Cette tâche a été remplie par les exécuteurs testamentaires de la révolution, Napoléon III, Cavour, Bismarck, dans les conditions existantes de l’époque pour l’Italie, la Hongrie, l’Allemagne, etc. Il resta l’Irlande et la Pologne. On peut laisser ici de côté l’Irlande, car elle ne touche pas directement aux conditions du continent. Mais la Pologne se trouve en plein milieu du continent, et le maintien de sa division est précisément le lien qui tient sans cesse ensemble la Sainte-Alliance, et c’est la raison pour laquelle la Pologne nous intéresse particulièrement .
Historiquement, il est impossible à un grand peuple de discuter avec tant soit peu de sérieux ses questions intérieures aussi longtemps que l’indépendance nationale fait défaut. Ce n’est que depuis 1861 que les républicains ont épuisé leur tâche [en Allemagne], et ils ont donné ensuite aux socialistes les meilleurs de leurs éléments. Ce n’est qu’en l’an 1866 – lorsque l’unité grand-prussienne de la Petite-Allemagne fut vraiment décidée – que le parti dit d’Eisenach et les lassalléens ont gagné une importance, et ce n’est que depuis 1870, lorsque les velléités d’immixtion de Bonaparte outre-Rhin furent définitivement écartées, que notre cause a pris son véritable essor. Où serait notre parti si nous avions encore la vieille Diète ! De même en Hongrie. Ce n’est que depuis 1860 qu’elle est attirée dans le mouvement moderne, caractérisé par les filouteries en haut, et le socialisme en bas.
Un mouvement international du prolétariat en général n’est possible qu’entre nations indépendantes. Le petit peu d’internationalisme républicain de 1830-1848 se regroupa autour de la France qui devait libérer l’Europe, et accrut donc le chauvinisme français au point que la mission de libération universelle de la France, et donc son droit, de par sa naissance, à prendre la tête, nous est encore jetée à travers les jambes tous les jours (sous une forme caricaturale chez les blanquistes, et très marquée chez les Malon et Cie, par exemple).
Dans l’Internationale également, c’était une opinion qui allait presque de soi chez les Français. Ce n’est que les événements qui firent entrer dans leur tête – ainsi que celle de quelques autres – qu’une action internationale commune n’est possible qu’entre égaux, et qu’un premier parmi ses pairs l’est tout au plus pour une action immédiate. En fait, la réalité de tous les jours est encore nécessaire pour ancrer cela dans les esprits .

Tant que la Pologne est divisée et asservie, il n’est donc pas possible qu’un puissant parti socialiste se développe dans le pays, pas plus qu’il n’est possible de nouer des rapports véritablement internationaux entre les Polonais de l’émigration et les autres partis prolétariens d’Allemagne, etc. Tout paysan ou ouvrier polonais qui, émergeant du marais, s’ouvre à l’idée de participer aux problèmes d’intérêt général se heurte aussitôt à la réalité de l’oppression nationale. Celle-ci surgit partout comme premier obstacle sur son chemin. Son élimination est la condition fondamentale de toute évolution saine et libre. Des socialistes polonais qui ne mettraient pas en tête de leur programme la libération de leur pays me feraient la même impression que des socialistes allemands qui ne voudraient pas exiger d’abord l’abolition de la loi antisocialiste et la liberté d’association, de presse, etc.
Pour pouvoir lutter, il faut d’abord disposer d’un terrain, d’air, de lumière et de la possibilité de se mouvoir. Sinon, tout reste bavardage.
Ce qui importe ici n’est pas de savoir si la restauration de la Pologne est possible avant la prochaine révolution. Notre rôle n’est en aucun cas de détourner les Polonais des efforts pour arracher de force les conditions de vie pour leur développement ultérieur, ni de les persuader que l’indépendance nationale n’est qu’une cause secondaire du point de vue international, alors qu’elle est bien plu-tôt la base de toute action internationale commune.

De fait, la guerre était sur le point d’éclater en 1873 entre l’Allemagne et la Russie , et il y avait donc une grande possibilité de restauration d’une quelconque Pologne, noyau d’une [Pologne] ultérieure qui eût été véritable. Or si Messieurs les Russes ne mettent pas bientôt un frein à leurs intrigues panslavistes et à leurs provocations en Herzégovine, alors il se pourrait que leur tombe dessus une guerre qui les dépasse, eux, l’Autriche et Bismarck. Il n’y a que le parti panslaviste et le tsar qui aient intérêt à ce que les choses prennent un tour sérieux en Herzégovine ; la racaille des bandits bosniaques n’a pas plus d’intérêt que les stupides ministres et bureaucrates autrichiens qui y sévissent.

En d’autres termes donc, même sans soulèvement, à la suite de simples heurts en Europe, la restauration d’une Petite-Pologne indépendante ne serait pas impossible du tout. Ce serait un peu comme la Petite Allemagne prussienne inventée par les bourgeois qui n’a pas été réalisée par la voie révolutionnaire ou parlementaire dont ils rêvaient, mais par la guerre.

Je suis donc d’avis que deux nations en Europe n’ont pas seulement le droit, mais encore le devoir d’être nationales, avant que d’être internationales : les Irlandais et les Polonais. En somme, ils sont le mieux internationaux en étant nationaux. C’est ce qu’ont compris les Polonais dans toutes les crises, et c’est ce qu’ils ont démontré sur tous les champs de bataille de la révolution. Si on leur enlevait la perspective de restaurer la Pologne ou si on leur racontait que la Pologne se ferait toute seule bientôt, c’en serait fini de leur intérêt pour la révolution européenne.

Nous, en particulier, nous n’avons aucune raison de nous mettre en travers de la voie dans leurs aspirations irrépressibles à l’indépendance. Premièrement, ils ont inventé et appliqué en 1863 la stratégie de lutte que les Russes utilisent maintenant eux-mêmes avec succès (cf. Berlin et Saint-Pétersbourg, second supplément ) ; deuxièmement, ils étaient les seuls officiers et généraux capables et auxquels on pouvait se fier dans la Commune de Paris.

Au fond, quels sont les gens qui luttent contre les aspirations nationales des Polonais ? Premièrement, les bourgeois européens, qui ont retiré leur confiance aux Polonais depuis l’insurrection de 1846 et en raison de leurs tendances socialistes ; deuxièmement, les panslavistes russes et les gens influencés par eux, tel Proudhon qui considérait ce problème avec les lunettes de Herzen. Chez les Rus-ses – et même parmi les meilleurs, il n’y a que fort peu de gens qui ne souffrent pas de tendances et réminiscences panslavistes : la mission panslaviste de la Russie est aussi répandue chez eux que chez les Français la croyance en l’initiative innée de la France à déclencher le processus révolutionnaire en Europe et dans le monde. En réalité, cependant, le panslavisme ne fait que tendre à l’hégémonie mondiale en prétextant une nationalité slave qui n’existe pas, et cette escroquerie est le pire ennemi pour nous et les Russes. Lorsque le moment en sera venu, cette escroquerie s’effacera d’elle-même, mais d’ici là elle peut encore nous être très désagréable. Une guerre panslaviste est la dernière bouée de sauvetage pour le tsarisme et la réaction russe, et elle se prépare en ce moment. Certes elle est très problématique, mais si elle éclate néanmoins, une chose est certaine : l’évolution qui s’effectue si formidablement bien en direction de la révolution en Allemagne, en Autriche et en Russie même, sera complètement chambardée et sera précipitée dans des voies d’abord imprévisibles. Dans la meilleure hypothèse, nous perdrions 3 à 10 ans, qui seraient un délai de grâce pour une "nouvelle ère" constitutionnelle de Bismarck en Allemagne et du tsar en Russie, une Petite-Pologne sous hégémonie allemande, l’occasion d’une guerre de revanche de la France et la zizanie entre les peuples, et à la fin on aurait probablement une nouvelle Sainte-Alliance. En conséquence, le panslavisme est plus que jamais notre ennemi mortel, bien qu’il se trouve au bord de la mort ou précisément à cause de cela. Ce que savent fort bien les Katkoff, Aksakoff, Ignatieff et Cie, c’est que leur règne est fini à jamais sitôt que le tsarisme sera renversé et que le peuple russe entrera en scène. C’est ce qui explique leur fougue belliqueuse, au moment où le Trésor russe est à sec et où aucun banquier n’avance le moindre centime au gouvernement russe.
C’est la raison pour laquelle, tous les panslavistes détestent mortellement les Polonais. Ce sont les seuls slaves antipanslavistes, soit des traîtres à la sainte cause du slavisme, et il faut donc les contraindre de force à s’intégrer dans l’Empire tsariste grand-slave, dont la future capitale est Tsarigrad, c’est-à-dire Constantinople.
Vous vous direz sans doute dans ces conditions, que je n’ai aucune sympathie pour les petits peuples ou vestiges de peuples slaves, qui ont été mis en pièces par les trois coins avancés dans la masse slave par les Allemands, les Magyars et les Turcs. Effectivement, j’en ai bougrement peu. Le cri de détresse tchécoslovaque – Dieu du Ciel, n’y a-t-il donc plus personne dans ce monde qui exerce la justice à l’endroit des Slaves ? – a reçu un écho à Pétersbourg, et tout le mouvement national tchèque aspire à ce que le tsar lui rende justice. Il en va de même des autres aussi : Serbes, Bulgares, Slovènes, Ruthènes de Galicie (en partie du moins). Mais nous ne pouvons intervenir pour ces buts. Ce n’est que lorsque le tsarisme sera renversé que les aspirations nationales de ces nains de peuples pourront être libérées de leur connexion avec les aspirations à la domination mondiale des panslavistes, et ce n’est qu’alors que nous pourrons leur laisser les mains libres. Mais je suis certain qu’il ne se passera pas six mois après cela pour que la plupart d’entre les Slaves austro-hongrois soient amenés à prier qu’on les réintègre. Mais en aucun cas on ne reconnaîtra à ces petits bouts de peuples le droit qu’on s’arroge actuellement en Serbie, en Bulgarie et en Roumélie Orientale : empêcher l’élaboration du réseau ferroviaire européen jusqu’à Constantinople…

Par ailleurs, la magnifique coopération entre les travailleurs allemands et tchèques en Bohême prouve à quel point les travailleurs, même dans les pays soi-disant « opprimés », sont loin d’être infectés par les appétits panslavistes des professeurs et des bourgeois.

Il est fort regrettable que ma lettre ne vous ait pas converti, étant donné les sympathies que vous aviez déjà envers les Slaves du sud « opprimés » . À l’origine, nous avons tous repris du libéralisme ou du radicalisme par lequel nous sommes passés cette sympathie à l’égard de toutes les nationalités « opprimées », et je sais combien de temps et d’études cela m’a coûté pour m’en débarrasser, mais ce fut alors de fond en comble.

Je dois cependant vous prier à présent de ne pas me prêter des opinions que je n’ai jamais exprimées, comme les arguments de chancellerie autrichienne défendus à longueur d’année dans les colonnes de l’Allgemeine Zeitung d’Augsbourg et qui ne me concernent en rien. Ce qui là-dedans est exact est dépassé, et ce qui n’est pas dépassé est inexact.

Je n’ai absolument aucune raison d’enrager contre les mouvements centrifuges [des diverses nationalités] en Autriche. Un « rempart [autrichien] contre la Russie » est superflu à partir du moment où la révolution éclate en Russie, c’est-à-dire où se réunit une quelconque Assemblée représentative. À partir du jour où la Russie est occupée à l’intérieur, le panslavisme s’évanouit dans son néant, et c’est le commencement de la désagrégation de l’Empire russe. Le panslavisme est un produit artificiel des "couches cultivées" des villes et des universités, de l’armée et des fonctionnaires, la campagne l’ignore complètement, et même la noblesse campagnarde est si coincée qu’elle maudit toute guerre. Certes, l’Autriche a été de fait, de 1815 à 1859, un rempart contre la Russie, même si sa politique est restée stupide et lâche. Or, aujourd’hui, à la veille de la révolution en Russie, lui donner de nouveau l’occasion de jouer au "rempart", ce serait donner un nouveau délai de grâce à l’Autriche, lui attribuer une nouvelle justification historique à l’existence, ce serait différer la désagrégation qui la guette sûrement. L’ironie de l’histoire veut ici aussi que l’Autriche, du fait qu’elle permet aux Slaves d’arriver au pouvoir, démontre que l’unique droit à l’existence dont elle disposait jusqu’ici a cessé d’exister. Au reste, une guerre contre la Russie mettrait fin en vingt-quatre heures au pouvoir des Slaves en Autriche.

Vous dites qu’à partir du moment où les peuples slaves (en faisant toujours abstraction de la Pologne !) n’ont plus de raison de voir en la Russie leur seule libératrice, alors le panslavisme est échec et mat. Voilà qui est vite dit, et cela a tout l’air plausible. Or, premièrement, le danger que représente le panslavisme, pour autant qu’il existe, ne provient pas de la périphérie mais du centre, non des Balkans mais des 80 millions de Slaves dont le tsarisme tire son armée et ses finances. C’est là donc qu’il faut poser le levier, et c’est bien là qu’il est placé. Une guerre doit-elle l’enlever de nouveau ?

Deuxièmement, je ne veux pas rechercher en détail comment les petits peuples slaves en vinrent à considérer le tsar comme leur libérateur. Il suffit que nous sachions ici qu’ils le font, et nous ne pouvons pas changer cela tant que le tsarisme n’est pas brisé ; s’il y a une guerre, tous ces intéressants petits peuples se mettront du côté du tsarisme, soit de l’ennemi de tout l’Occident bourgeoisement développé. Tant que ce sera le cas, je ne puis m’intéresser à leur libération immédiate, ils restent notre ennemi direct tout comme leur allié et protecteur, le tsar.

Nous avons à contribuer à l’émancipation du prolétariat d’Europe occidentale, et il faut tout subordonner à ce but. Si intéressants que soient les peuples slaves balkaniques etc., je me fiche complètement d’eux sitôt que leur aspiration à la libération entre en conflit avec les intérêts du prolétariat. Les Alsaciens sont eux aussi opprimés, et je veux bien me réjouir lorsque nous en serons de nouveau débarrassés. Mais si, à l’avant-veille d’une révolution imminente, ils veulent provoquer une guerre entre la France et l’Allemagne, pousser et exciter de nouveau les deux peuples l’un contre l’autre, et repousser ainsi la révolution, alors je dis : halte-là ! Vous pouvez avoir autant de patience que le prolétariat européen. Lorsque celui-ci se sera émancipé, vous serez automatiquement libres, mais jusque-là nous ne tolérerons pas que vous gâtiez l’attaque du prolétariat militant. Il en va de même des Slaves. La victoire du prolétariat les libère véritablement et de toute nécessité, et non pas illusoirement et temporairement comme le ferait le tsar. C’est pourquoi, eux qui non seulement n’ont rien fait jusqu’ici pour le développement historique et l’Europe, mais les ont encore entravés, ont à avoir au moins autant de patience que nos prolétaires. Déchaîner pour quelques Herzégovènes une guerre mondiale qui coûterait mille fois plus de vies humaines qu’il n’en est dans toute l’Herzégovine – telle n’est pas l’idée que je me fais de la politique du prolétariat.

Et de quelle manière s’effectue la "libération" par le tsar ? Demandez-le donc aux paysans petits-russiens que Catherine a commencé par libérer de « l’oppression polonaise », sous le prétexte de la religion, pour les annexer ensuite purement et simplement. Quel est donc l’aboutissement de toute l’escroquerie russo-panslaviste ? Rien d’autre que la prise de Constantinople. Il n’y a que ce but qui puisse agir puissamment sur les traditions religieuses du paysan russe, qui l’enflamme pour la défense de la Sainte Tsarigrad, et procure un délai de vie supplémentaire au tsarisme. Or, dès lors que les Russes seront à Constantinople, adieu l’indépendance et la liberté des Bulgares et des Serbes - les petits frères s’apercevraient bien vite qu’ils vivaient bien mieux sous les Turcs eux-mêmes. Il faut une énorme dose de naïveté à ces petits frères pour croire que le tsar cherche leur intérêt et non le sien.

Vous dites qu’une Grande-Serbie constituerait un aussi bon barrage contre la Russie que l’Autriche. Je vous ai déjà dit que toute la théorie du "barrage" s’est écroulée depuis qu’il existe une puissance révolutionnaire en Russie même. C’est ainsi avec joie que j’assiste à la désagrégation de l’Autriche.

Il faut considérer maintenant la qualité de ces petites nations qui ne manquent pas de susciter des sympathies chez les nôtres.
On peut certes concevoir une Grande-Serbie d’ici 2 à 4 générations et après des bouleversements généraux en Europe, mais on ne le saurait absolument pas aujourd’hui, étant donné l’état de développement de ses éléments composants.

1. Les Serbes se divisent en trois religions (les chiffres en sont tirés de Safarik, Slovansky Narodopis pour l’année 1849) : les grecs 2.880.000 ; les catholiques, y compris les prétendus Croates qui parlent le serbe, 2.664.000, sans les Croates, 1.884.000, les mahométans 555.000. Chez tous ces gens, la religion passe encore avant la nationalité, et chaque confession entend régner. Aussi longtemps qu’il ne s’y sera pas développé un progrès qui admette au moins la tolérance, la Grande-Serbie signifiera simplement guerre civile. Cf. à ce propos le Standard ci-inclus.

3. Ce pays a trois centres politiques : Belgrade, Monténégro et Agram. Ni les Croates ni les Monténégrins ne veulent se plier à la souveraineté de Belgrade. En revanche, les Monténégrins et leurs amis – les petits peuples naturels de Krisovije et d’Herzégovine – défendront leur "indépendance" aussi bien contre Belgrade et tout autre gouvernement central qu’il soit serbe ou non, qu’ils le font contre les Turcs et les Autrichiens. Cette indépendance signifie qu’ils démontrent leur haine contre les oppresseurs en volant le bétail et autres biens meubles de leurs propres concitoyens serbes qu’ils "oppriment". C’est ce qu’ils ont fait depuis 1.000 ans, et quiconque attaque leur droit au brigandage s’en prend à leur indépendance.

Je suis suffisamment autoritaire pour tenir pour un anachronisme l’existence de tels peuples naturels au milieu de l’Europe. Si ces gens étaient au moins au niveau des Ecossais des Hauts Plateaux que chantait Walter Scott et qui étaient eux aussi les pires voleurs de bétail, nous pourrions alors critiquer, à la rigueur, la façon dont les traite la présente société. Si nous étions au pouvoir, nous devrions nous aussi mettre un terme aux traditionnelles mœurs de brigands et de pillards de ces gaillards. Et c’est ce que devrait faire aussi le gouvernement de la Grande-Serbie. Sur ce plan aussi, Grande-Serbie est synonyme de redoublement de la lutte que les Herzégovènes mènent actuellement, soit la guerre civile contre tous les habitants des hauts plateaux du Monténégro, Cattaro, Herzégovine.
À la considérer de près, la Grande-Serbie n’a donc pas du tout l’air aussi simple et évidente que veulent nous le faire accroire les panslavistes et libéraux à la Rasch.

Au reste, vous pouvez avoir autant de sympathie que vous le voulez avec les peuples naturels, car ils ont certes un certain halo poétique. Je veux bien vous envoyer à ce propos un article du Standard sur les chants populaires qui sont tout à fait dans le style vieux-serbe (et ceux-ci sont très beaux). Mais ils sont et n’en restent pas moins des hommes de main du tsarisme, et les sentiments poétiques n’ont rien à voir avec la politique. Et si le soulèvement de ces gaillards menace de faire éclater une guerre mondiale qui gâche toute notre position révolutionnaire, il faut qu’ils sacrifient sans rémission leurs prétentions, et leur droit à voler du bétail, aux intérêts du prolétariat européen.
Au demeurant, la Grande-Serbie, pour autant qu’elle se réaliserait aujourd’hui, ne serait rien d’autre que la principauté agrandie de la Serbie. Et qu’a fait celle-ci ? Elle a suscité une bureaucratie faite de citadins de Belgrade et d’autres villes ayant étudié à l’Ouest, et notamment à Vienne, et constituée d’après le modèle autrichien. Or, cette bureaucratie ignore tout des rapports de propriété communautaire existant chez les paysans et elle fait des lois sur le modèle autrichien qui sont en opposition complète à ces conditions, de sorte que les paysans sont expropriés et paupérisés en masse, alors qu’au temps des Turcs ils disposaient d’une pleine autonomie de gouvernement, s’enrichissaient et payaient peu d’impôts.

Les Bulgares se dépeignent eux-mêmes dans leurs chants populaires que les Français viennent de rassembler et de publier à Paris. Le feu y joue un rôle éminent. Une maison brûle, la jeune femme est carbonisée parce que son mari préfère sauver son cheval plutôt que sa femme. Une autre fois, une jeune femme sauve ses bijoux et laisse brûler son enfant. Si par exception, on assiste à un acte noble et courageux, c’est à chaque fois de la part d’un Turc. Où trouve-t-on ailleurs un pareil peuple de porcs ?

Si, par ailleurs, vous jetez un coup d’œil sur une bonne carte linguistique de la région (par exemple, celle de Safarik dans l’ouvrage ci-dessus mentionné ou dans celui de Kiepert sur l’Autriche et les pays du Bas-Danube de 1867), vous constaterez que la cause de la libération de ces Slaves des Balkans n’est tout de même pas aussi simple et qu’à l’exception du territoire serbe l’ensemble est parsemé de colonies turques et bordé d’une côte grecque, sans parler de ce que Salonique est une cité de Juifs espagnols. Certes, les braves Bulgares sont en train de débarrasser prestement la Bulgarie et la Roumélie orientale des Turcs, en les massacrant, les dispersant et en incendiant leurs maisons au-dessus de leurs têtes. La question bulgare ne se poserait plus à notre monde si les Turcs avaient procédé de la même manière, au lieu de laisser les Bulgares s’administrer de plus en plus eux-mêmes et payer moins d’impôts.

PREMIÈRE PARTIE

1.2. Principe des nationalités et guerre européenne

En ce qui concerne la guerre, vous me semblez tout de même avoir le cœur un peu trop léger . Si l’on en vient à la guerre, Bismarck aura beau jeu de faire en sorte que la Russie apparaisse comme l’agresseur : il peut attendre, lui, mais les panslavistes non. Or une fois l’Allemagne et l’Autriche engagées à l’Est, il faudrait mal connaître les Français, et notamment les Parisiens, pour ne pas savoir à l’avance qu’ils hurleront aussitôt à la revanche chauvine devant laquelle on peut être assuré que la majorité pacifique du peuple gardera le silence, et ils feront si bien que la France apparaîtra également ici comme l’agresseur, car le chau-vinisme régnant exigera bientôt la rive gauche du Rhin. Tout cela étant, il me semble évident que l’Allemagne en viendra à lutter pour son existence et qu’alors le patriotisme chauvin y submergera également tout. Jusque-là, les perspectives sont contre nous. Mais sitôt la guerre démarrée, l’issue d’un semblable conflit à l’échelle européenne, le premier depuis 1815, sera tout à fait imprévisible – et je ne voudrais donc à aucun prix qu’il arrive. S’il éclate, eh bien, il n’y a rien à y changer alors.

Mais considérons à présent l’autre côté. En Allemagne, nous avons une situation qui pousse à une vitesse croissante à la révolution et qui doit projeter sous peu notre parti sur l’avant-scène. Nous-mêmes n’avons rien à faire pour cela : il suffit que nous laissions nos adversaires travailler pour nous. En plus de cela, on peut s’attendre à une nouvelle ère avec un nouveau kaiser libéralisant qui oscille dans une irrésolution totale, exactement du même genre que Louis XVI. Ce qui nous manque, c’est uniquement une impulsion de l’extérieur qui arrive au bon moment. C’est ce qu’offre la situation de la Russie où le début de la révolution n’est plus qu’une question de mois. Les nôtres ont pour ainsi dire fait prisonnier le tsar , désorganisé le gouvernement et ébranlé les traditions populaires. Même sans un nouveau grand coup, l’effondrement devrait se produire bientôt, et il se prolongera pendant des années comme de 1789 à 1794 ; il donne ainsi tout le temps nécessaire pour réagir sur l’Occident et surtout sur l’Allemagne, de sorte que, contrairement à ce qui s’est passé en 1848, où la réaction était déjà à nouveau en plein cours le 20 mars, le mouvement suivra une courbe progressivement ascendante . Bref, nous avons devant nous une situation révolutionnaire magnifique comme jamais auparavant. Il n’y a qu’une seule chose qui puisse la gâcher : Skobeleff l’a dit lui-même à Paris, à savoir que seule une guerre extérieure pourrait tirer la Russie du marécage où elle s’enlise . Cette guerre devra remédier à tout ce que les nôtres ont infligé au tsarisme en sacrifiant leur vie. Elle suffira en tout cas pour briser l’état de captivité dans lequel se trouve le tsar, exciter contre les sociaux-révolutionnaires la colère générale du peuple, et leur retirer l’appui des libéraux dont ils bénéficient actuellement – et tous leurs sacrifices seraient inutiles ; il faudrait tout recommencer par le début dans des conditions bien plus défavorables ; or une telle pièce se joue difficilement une seconde fois, et en Allemagne même, on peut être assuré que nos gens ou bien entonneraient le chœur des hurlements patriotiques ou bien devraient subir une explosion de colère à côté de laquelle celle des attentats [qui menèrent à la loi de Bismarck contre les socialistes] n’a été qu’un jeu d’enfant. Alors Bismarck répondrait aux dernières élections, qui ont été un grand succès pour les sociaux-démocrates, encore tout autrement qu’il ne l’avait fait autrefois avec la loi contre les socialistes .

Si la paix continue de durer, alors ce sont les panslavistes russes qui sont roulés, et ils devront bientôt ficher le camp. Alors le tsar pourra tout au plus faire une dernière tentative avec les vieux généraux et bureaucrates en faillite qui ont déjà fait naufrage. Cela pourra durer tout au plus quelques mois, et alors il ne restera plus d’autre issue que de faire appel aux libéraux – c’est-à-dire à une assemblée nationale d’une sorte quelconque – et cela sera, comme je connais la Russie, une révolution à la 1789. Devrais-je souhaiter la guerre dans ces conditions ? Certainement jamais, et même si, par-là, la racaille de 200 nobles petits peuples devaient crever.

Je tiendrais pour un malheur une guerre européenne, car cette fois-ci elle serait terriblement sérieuse ; partout elle déchaînerait le chauvinisme pour des années, car chaque peuple lutterait pour son existence . Tout le travail des révolutionnaires en Russie, qui sont à la veille de la victoire, serait vain et détruit. Notre parti en Allemagne serait provisoirement submergé et disloqué par la vague de chauvinisme, et il en irait de même en France. La seule chose de bien qui pourrait en sortir, c’est la restauration d’une petite Pologne, ce qui se produirait de toute façon et tout naturellement avec une révolution. Une Constitution russe à la suite d’une guerre malheureuse aurait un sens tout différent d’une Constitution révolutionnaire arrachée au pouvoir, ce serait quelque chose de plutôt conservateur. Je pense qu’une telle guerre différerait la révolution de dix ans, et celle-ci se déroulerait alors, à vrai dire, d’autant plus radicalement.

La guerre européenne commence à nous menacer sérieuse-ment . Ces misérables vestiges de petites nations surannées – Serbes, Bulgares, Grecs et autre racaille pour laquelle le philistin libéral éprouve des transports, dans l’intérêt des Russes – ne peuvent souffrir que l’un quelconque d’entre eux vive tranquillement et ne peuvent s’empêcher de se prendre à la gorge pour se dépouiller. Que tout cela est merveilleux et conforme aux aspirations du philistin qui s’enthousiasme pour les nationalités selon lequel chacune de ces tribus naines dispose du droit de paix et de guerre pour toute l’Europe. Le premier coup de feu est tiré à Dragoman [en Bulgarie] – mais nul ne peut dire où et quand sera tiré le dernier.

Notre mouvement avance de manière admirable : partout, vraiment partout, les conditions sociales travaillent à le servir. Nous avons encore tant besoin de quelques années de développement tranquille pour nous renforcer qu’il ne faut pas souhaiter jusque-là de grand chambardement. Celui-ci, en effet, ne ferait que nous repousser à l’arrière-plan pour des années, et il serait ensuite probable qu’il nous faudrait de nouveau tout recommencer par le début – comme après 1850.

Au reste, une guerre pourrait susciter à Paris une révolution, qui par ricochet pourrait de nouveau déclencher le mouvement dans le reste de l’Europe. Dans ce cas – dans des conditions certainement génératrices de chauvinisme aigu – les Français seraient les chefs, ce dont leur niveau théorique de développement les rend absolument incapables. C’est précisément pour les Français – qui depuis 1871 ne cessent de se développer excellemment sur le plan politique, avec la conséquence logique qui leur est propre, quoiqu’elle leur soit inconsciente – que quelques années de règne tranquille des radicaux seraient les plus précieux. En effet, ces radicaux se sont approprié tout le socialisme moyen, courant dans le pays, ce bric-à-brac d’idées de Louis Blanc, Proudhon, etc., et nous aurions un intérêt énorme à ce qu’ils aient l’occasion de tuer ces phrases dans la praxis.

Par contre, une grande guerre, si elle venait à éclater, mettrait aux prises six millions de soldats sur les champs de bataille et coûterait une quantité inouïe d’argent. Cela aboutirait à un bain de sang, à des destructions et enfin à un épuisement sans précédent dans l’histoire. C’est ce qui explique aussi que ces messieurs en aient eux-mêmes une telle peur. Et voici ce que l’on peut prédire : si cette guerre arrive, ce sera l’ultime et ce sera l’effondrement total de l’État de classe, sur le plan politique militaire, économique (même financier) et moral. Cela peut aller jusqu’au moment où la machine de guerre se rebelle et refuse que les populations s’entre-déchirent à cause de ces lamentables peuples balkaniques. C’est le mot cher à l’État de classe : après nous le déluge ! Or, après le déluge, c’est nous qui arriverons – et nous seuls.

Les choses restent en l’état : quoi qu’il puisse arriver, cela tourne en un moyen de porter notre parti au pouvoir et de mettre fin à toute la fripouillerie. Mais j’avoue que je souhaite que tout se passe sans cette tuerie, car elle n’est pas indispensable. Mais si elle doit avoir lieu, alors je veux espérer que ma vieille carcasse ne m’empêchera pas au moment voulu de remonter à cheval.

Les Russes ne cessent d’intriguer autant qu’ils le peuvent, d’abord au sujet des atrocités arméniennes, puis de celles qui eurent lieu à la frontière serbe . Il y a aussi l’Empire grand-serbe qu’ils jouent aux Serbes avec leur lanterne magique et l’allusion à la nécessité d’une convention militaire serbe avec la Russie. Maintenant ce sont les bagarres crétoises qui ont curieusement commencé parce que les Chrétiens s’entretuèrent jusqu’à ce que le consul russe ait réussi à les pousser à se mettre tous ensemble pour massacrer des Turcs. C’est alors que le stupide gouvernement turc envoya en Crète le pacha Schakir, qui avait été huit ans ambassadeur à Pétersbourg et y fut acheté par les Russes ! Toute cette histoire crétoise a pour but d’empêcher les Anglais de conclure une alliance avec la Prusse .
C’est la raison pour laquelle l’affaire crétoise coïncida avec la visite de Guillaume II en Angleterre, de sorte que [le russophile] Gladstone put se lancer à nouveau dans le pro-hellénisme et que les Libéraux purent s’enthousiasmer pour les voleurs de moutons crétois. Le petit Guillaume voulait doubler les Russes en procurant la Crète aux Grecs comme cadeau de noces de sa sœur [Sophie mariée avec le prince héréditaire grec], et par la magie de sa simple présence amener le Sultan à s’en départir ; mais les Russes lui ont montré une fois de plus qu’il n’était qu’un jeune nigaud à côté d’eux : si la Grèce reçoit la Crète, ce sera par la grâce de la Russie.

Rien ne va plus, même dans la péninsule des Balkans dans laquelle les Russes se posent par vocation en libérateurs des peuples . Les Roumains ont dû rétrocéder leur part de la Bessarabie, en remerciement de ce qu’ils ont aidé les Russes à vaincre devant Plevna : ils ne se laisseront pas facilement appâter par la promesse d’obtenir un jour la Transylvanie et le Banat. Les Bulgares en ont franchement assez d’une libération à la façon tsariste, qui leur envoie des agents russes dans le pays. Seuls les Serbes et tout au plus les Grecs – parce que tous deux se trouvent en dehors de la ligne directe de Constantinople – ne sont pas encore effarouchés. Les Slaves d’Autriche, que le tsar se sent appelé à libérer de l’oppression allemande, ont pu – tout au moins dans la partie cisleithane de l’Empire – jouir d’une certaine autonomie. La formule de la libération des peuples chrétiens opprimés, utilisée par le tsar tout-puissant, ne produit plus le moindre effet ; elle peut tout au plus être utilisée en Crète et en Arménie ; en Europe, elle ne prend plus – même chez les pieux Libéraux anglais. Depuis que l’américain Kennan a révélé à la face du monde les procédés infâmes par lesquels le tsarisme réprime dans son propre Empire toute velléité de résistance, même un admirateur du tsar tel que Gladstone ne risquera plus une guerre à cause de la Crète ou de l’Arménie.

PREMIÈRE PARTIE

1.3. La solution révolutionnaire

La révolution commencera cette fois à l’Est, là où se trouvaient jusqu’ici le rempart inviolé et l’armée de réserve de la contre-révolution.
Marx à Fr. A. Sorge, 27 septembre 1877.

Une révolution russe signifie bien plus qu’un simple changement de gouvernement en Russie . Elle signifie la disparition d’une puissance militaire énorme et pesante, qui depuis la Révolution française a constitué sans défaillance la colonne vertébrale du despotisme européen coalisé. Elle signifie l’émancipation de l’Allemagne vis-à-vis de la Prusse, qui a été jusqu’ici la créature de la Russie et n’a existé qu’en s’appuyant sur elle. Elle signifie la libération de la Pologne. Elle signifie pour les petites nationalités slaves d’Europe orientale la sortie du rêve panslaviste, qui avait été cultivé chez elles par l’actuel gouvernement russe. Elle signifie enfin l’amorce d’une vie nationale active au sein du peuple russe lui-même, et donc, en même temps, le début d’un véritable mouvement ouvrier en Russie. En somme, elle signifie un tel changement de toute la situation de l’Europe, qu’il doit être salué avec joie par les ouvriers de chaque pays comme un pas gigantesque vers leur but commun : l’émancipation générale du travail.

C’est avec grande joie que j’ai constaté que les socialistes de Roumanie s’étaient donné un programme en accord avec les principes généraux de la théorie qui réussit à souder en un seul bloc presque tous les socialistes d’Europe et d’Amérique, je veux dire la théorie de mon défunt ami Karl Marx . La situation politique et sociale au moment de la mort de ce grand penseur et les progrès de notre parti dans tous les pays civilisés firent qu’il ferma les yeux dans la certitude que ses efforts en vue de rassembler les prolétaires des deux mondes en une seule grande armée et sous un seul et même drapeau seraient couronnés de succès. Mais s’il voyait seulement les immenses progrès que nous avons accomplis depuis lors en Amérique et en Europe !
Ces progrès sont si considérables qu’une politique internationale commune est devenue possible et nécessaire, du moins pour le parti européen. De ce point de vue aussi, je me réjouis de voir que vous concordez en principe avec nous et avec les socialistes de l’Occident…
De fait, nous nous trouvons tous devant le même grand obstacle qui entrave le libre développement de l’ensemble des peuples et de chaque peuple en particulier ; sans ce libre développement, nous ne pouvons penser à la révolution sociale dans les différents pays, pas plus que nous ne pourrions la mener à son terme en nous soutenant et en nous entraidant les uns les autres. Cet obstacle [au libre développement des peuples du Centre et de l’Est européen] est la vieille Sainte-Alliance des trois assassins de la Pologne, à savoir de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse sous la souveraineté du tsarisme russe et à son profit particulier, et cette alliance continue de subsister, même aux temps des conflits, qui ne sont que des chamailleries de famille .

En 1815, l’Alliance fut fondée pour s’opposer à l’esprit révolutionnaire du peuple français ; elle fut renforcée en 1871 grâce au brigandage de l’Alsace-Lorraine, effectué aux dépens de la France, qui fit de l’Allemagne l’esclave du tsarisme, et du tsar l’arbitre de l’Europe ; en 1888, l’Alliance subsiste pour anéantir le mouvement révolutionnaire au sein des trois Empires, en ce qui concerne aussi bien les aspirations nationales que les mouvements politiques et sociaux des ouvriers. Comme la Russie détient une position stratégique pratiquement inexpugnable, le tsarisme russe représente le noyau de cette alliance, la plus grande réserve de la réaction européenne .

Renverser le tsarisme et en finir avec ce cauchemar qui pèse sur toute l’Europe est, à nos yeux, la condition première de l’émancipation des nations de l’Europe centrale et orientale. Dès lors que le tsarisme sera renversé, nous assisterons à l’effondrement de cette puissance funeste, représentée par Bismarck, celle-ci étant alors privée de son soutien principal, et notre parti ouvrier marchera à pas de géant vers la révolution. L’Autriche se désagrégera, étant donné qu’elle perdra la seule justification de son existence, à savoir empêcher par sa simple existence le tsarisme de s’incorporer les nations éparpillées des Carpates et des Balkans ; la Pologne sera restaurée ; la Petite-Russie pourra choisir librement ses liens politiques ; les Roumains, les Magyars et les Slaves du sud, libres de toute immixtion étrangère, pourront régler entre eux leurs affaires et leurs problèmes frontaliers ; enfin, la noble nation des Grands-Russiens ne fera plus une chasse insensée à des conquêtes qui ne profitent qu’au tsarisme, mais accomplira son authentique mission civilisatrice en Asie et, en liaison avec l’Ouest, ils développeront leurs capacités intellectuelles impressionnantes, au lieu de livrer au travail forcé et à l’échafaud les meilleurs d’entre eux…
[Les Roumains ne savent que trop bien que] l’indépendance nationale de la Roumanie cessera le jour où s’accomplira le rêve du tsarisme : la conquête de Constantinople. Jusque-là, le tsarisme vous tiendra en haleine en vous poussant vers la Transylvanie roumaine, qui est aux mains des Magyars, alors que c’est précisément le tsarisme qui la maintient séparée de la Roumanie. Si demain le despotisme s’effondrait à Pétersbourg, après-demain il n’y aurait plus d’Autriche-Hongrie en Europe.

À l’heure actuelle, l’Alliance entre la Russie, la Prusse et l’Autriche semble dissoute, et la guerre imminente. Cependant, même si la guerre éclatait, ce ne serait que pour remettre au pas la récalcitrante Autriche et la Prusse. Espérons que cette guerre n’aura pas lieu : dans une telle guerre, on ne pourrait sympathiser avec aucun des belligérants ; au contraire, il faudrait souhaiter que tous fussent battus, si cela était possible . Ce serait une guerre affreuse, mais, quoi qu’il advienne, ce qui est sûr c’est que tout s’achèverait en fin de compte au profit du mouvement socialiste et la conquête du pouvoir par la classe ouvrière en serait accélérée.

Excusez cette longue lettre sur des considérations aussi vastes, mais il ne m’était pas possible d’écrire à un Roumain sans lui exprimer ma conception sur ces questions brûlantes. Au reste, elle peut se résumer en deux mots : une révolution éclatant en Russie à l’heure actuelle épargnerait à l’Europe le malheur d’une guerre générale, et serait le commencement de la révolution dans le monde entier.

Deuxième partie

Guerre ou révolution dans l’Europe entière

DEUXIÈME PARTIE

2.1. Les conditions d’un conflit général en 1886

L’affaire orientale est un peu longue, il me faut entrer dans un tas de détails, vu les bêtises absurdes que la presse française, y compris Le Cri, a répandues sur ce sujet, sous l’influence russo-patriotique .
Au mois de mars 1879, Disraeli envoya quatre vaisseaux cuirassés dans le Bosphore ; leur seule présence suffit pour arrêter la marche triomphale des Russes sur Constantinople, et pour déchirer le traité de San Stefano. La paix de Berlin régla, pour quelque temps, la situation en Orient. Bismarck réussit à établir un accord entre le gouvernement russe et le gouvernement autrichien. L’Autriche dominerait en sous-main la Serbie, tandis que la Bulgarie et la Roumélie orientale seraient abandonnées à l’influence prépondérante de la Russie. Cela signifiait que si l’on permettait plus tard aux Russes de prendre Constantinople, l’Autriche pourrait alors recevoir Salonique et la Macédoine.

Mais, en outre, on donna la Bosnie à l’Autriche, comme, en 1794, la Russie avait abandonné, pour la reprendre en 1814, la plus grande partie de la Pologne proprement dite aux Prussiens et aux Autrichiens. La Bosnie était la cause d’une saignée perpétuelle pour l’Autriche, une pomme de discorde entre la Hongrie et l’Autriche occidentale, et surtout la preuve pour la Turquie que les Autrichiens, pas moins que les Russes, lui préparaient le sort de la Pologne. Désormais la Turquie ne pouvait avoir confiance en l’Autriche : victoire importante de la politique du gouvernement russe.

La Serbie avait des tendances slavophiles, partant russophiles, mais depuis son émancipation elle puise tous ses moyens de développement bourgeois en Autriche. Les jeunes gens vont étudier dans les universités autrichiennes ; le système bureaucratique, le code, la procédure des tribunaux, les écoles, tout a été copié des modèles autrichiens. C’était naturel. Mais la Russie devait empêcher cette imitation en Bulgarie ; elle ne voulait pas tirer les marrons du feu pour l’Autriche. Donc la Bulgarie fut dès le début organisée en satrapie russe. L’administration, les officiers et les sous-officiers, le personnel, tout le système enfin furent russes : Battenberg qui lui fut octroyé comme satrape était cousin d’Alexandre III.

La domination d’abord directe puis indirecte du gouvernement russe suffit pour étouffer en moins de quatre ans toutes les sympathies bulgares pour la Russie ; elles avaient pourtant été grandes et enthousiastes. La population regimbait de plus en plus contre l’insolence des « libérateurs » ; et même Battenberg, homme sans idées politiques, d’un caractère mou et qui ne demandait pas mieux que de servir le tsar, mais qui réclamait des égards, devint de plus en plus indocile.

Pendant ce temps, les choses suivaient leur cours en Russie. Le gouvernement avait réussi, par des mesures violentes, à disperser et à désorganiser les nihilistes pour quelque temps. Mais cela ne pouvait durer toujours, il lui fallait un appui dans l’opinion publique. Il lui fallait détourner les esprits des misères sociales et politiques de l’intérieur ; bref, il lui fallait un peu de fantasmagorie chauvine. De même que, sous Napoléon III, la rive gauche du Rhin avait servi à détourner vers l’extérieur les passions révolutionnaires, le gouvernement russe fit miroiter au peuple anxieux et agité la conquête de Constantinople, la « délivrance » des Slaves opprimés par les Turcs et leur réunion en une grande fédération sous l’égide de la Russie. Mais il ne suffisait pas d’évoquer cette fantasmagorie, il fallait faire quelque chose pour la réaliser.

Les circonstances étaient favorables. L’annexion de l’Alsace-Lorraine avait semé entre la France et l’Allemagne des ferments de discorde, qui semblaient devoir neutraliser ces deux puissances. L’Autriche, à elle seule, ne pouvait lutter contre la Russie, puisque son arme offensive la plus efficace, l’appel aux Polonais, serait toujours rendue inopérante par la Prusse. Et l’occupation – le vol – de la Bosnie était une seconde Alsace entre l’Autriche et la Turquie. L’Italie était au plus offrant, c’est-à-dire à la Russie, qui lui offrait Trieste et l’Istrie, avec la Dalmatie et Tripoli. Et l’Angleterre ? Le pacifique russophile Gladstone avait écouté les paroles tentantes de la Russie : il avait occupé l’Égypte, en pleine paix, ce qui assurait non seulement à l’Angleterre une querelle perpétuelle avec la France, mais bien plus : l’impossibilité d’une alliance des Turcs avec les Anglais, qui venaient de les spolier en s’appropriant un fief turc, l’Égypte. En outre, les préparatifs russes en Asie étaient assez avancés pour donner aux Anglais bien de la besogne aux Indes en cas de guerre. Jamais autant de chances ne s’étaient présentées aux Russes : leur diplomatie triomphait sur toute la ligne.

La rébellion des Bulgares contre le despotisme russe fournit l’occasion d’entrer en campagne . À l’été 1885, on fit miroiter devant les yeux des Bulgares du Nord et du Sud la possibilité de cette union promise par la paix de San Stefano et détruite par le traité de Berlin. On leur dit que s’ils se jetaient de nouveau dans les bras de la Russie libératrice, le gouvernement russe remplirait sa mission en accomplissant cette union ; mais que, pour cela, les Bulgares devaient commencer par chasser Battenberg. Celui-ci fut prévenu à temps ; contre son habitude, il agit avec promptitude et énergie : il accomplit, mais pour son propre intérêt, cette union que la Russie voulait faire contre lui. De ce moment date la lutte implacable entre lui et la Russie.

Cette lutte fut menée d’abord sournoisement et indirectement. On réédita, pour les petits États des Balkans, la belle doctrine de Louis Bonaparte, suivant laquelle, quand un peuple jusque-là épars, disons l’Italie ou l’Allemagne, se réunit et se constitue en nation, les autres États, disons la France, ont droit à des compensations territoriales. La Serbie avala l’amorce, et déclara la guerre aux Bulgares ; la Russie remporta ce triomphe que cette guerre, déclenchée dans son intérêt, se fit aux yeux du monde sous les auspices de l’Autriche, qui n’osa l’empêcher de peur de voir le parti russe arriver au pouvoir en Serbie. De son côté, la Russie désorganisa l’armée bulgare en rappelant tous les officiers russes, c’est-à-dire tout l’état-major et tous les officiers supérieurs, y compris les chefs de bataillon de l’armée bulgare.
Mais, contre toute attente, les Bulgares, sans officiers russes et à deux contre trois, battent les Serbes à plate couture et conquièrent le respect et l’admiration de l’Europe étonnée. Ces victoires ont deux causes. D’abord Alexandre Battenberg, bien que faible comme homme politique, est bon soldat ; il fit la guerre telle qu’il l’avait apprise à l’école prussienne, tandis que les Serbes suivaient la stratégie et la tactique de leurs modèles autrichiens. Ce fut donc une deuxième édition de la campagne de 1866 en Bohême. Et puis les Serbes avaient vécu depuis soixante ans sous ce régime bureaucratique autrichien qui, sans leur donner une puissante bourgeoisie et une paysannerie indépendante (les paysans ont déjà tous des hypothèques), avait ruiné et désorganisé les restes du communisme gentilice qui avait fait leur force dans leurs luttes contre les Turcs. Par contre, chez les Bulgares, ces institutions plus ou moins communistes n’avaient pas été entamées : ce qui explique leur bravoure extraordinaire .

Donc, nouvel échec pour la Russie ; c’était à recommencer. Le chauvinisme slavophile chauffé comme contrepoids de l’élément révolutionnaire grandissait de jour en jour et devenait déjà menaçant pour le gouvernement. Le tsar se rend en Crimée, et les journaux russes annoncent qu’il fera quelque chose de grand ; il cherche à attirer dans ses filets le sultan pour l’engager à une alliance en lui montrant ses anciens alliés – l’Autriche et l’Angleterre – le trahissant et le spoliant, et la France à la remorque et à la merci de la Russie. Mais le sultan fait la sourde oreille et les énormes armements de la Russie occidentale et méridionale restent, pour le moment, sans emploi.
Le tsar revient de Crimée (juin dernier). Mais en attendant, la marée chauvine monte et le gouvernement, incapable de réprimer ce mouvement envahissant, est de plus en plus entraîné par lui ; si bien qu’il faut permettre au maire de Moscou de parler hautement, dans son allocution au tsar, de la conquête de Constantinople. La presse, sous l’influence et la protection des généraux dit ouvertement qu’elle attend du tsar une action énergique contre l’Autriche et l’Allemagne qui l’entravent, et le gouvernement n’a pas le courage de lui imposer silence. Bref, le chauvinisme slavophile est plus puissant que le tsar, et celui-ci doit céder de peur d’une révolution de la part des slavophiles.
La détresse financière complique la situation. Personne ne veut prêter à ce gouvernement qui, de 1870 à 1875, a emprunté 1 milliard 750.000 francs à Londres et qui menace la paix européenne. Il y a deux ou trois ans, Bismarck lui facilita, en Allemagne, un emprunt de 375 millions de francs, mais il est mangé depuis longtemps, et sans la signature de Bismarck, les Allemands ne donneront pas un sou. Cependant cette signature ne s’obtient plus sans des conditions humiliantes. La fabrique des assignats de l’intérieur en a trop produit, le rouble argent vaut 3,80 F et le rouble papier 2,20 F. Les armements coûtent un argent fou.

Enfin, il faut agir : ou un succès dans la direction de Constantinople, ou alors la révolution. C’est pourquoi Giers [l’ambassadeur russe] va chercher Bismarck pour lui exposer la situation, que celui-ci comprend fort bien. Il voudrait bien, pour ménager l’Autriche, retenir les Russes dont l’insatiabilité l’irrite. Mais voilà, une révolution en Russie implique la chute du régime de Bismarck en Allemagne . Sans la grande armée de réserve russe de la réaction, la domination des hobereaux en Prusse ne durerait pas un jour de plus. La révolution en Russie changerait d’un seul coup la situation en Allemagne ; elle mettrait fin à la foi aveugle dans la toute-puissance de Bismarck qui réunit autour de celui-ci toutes les classes possédantes ; elle accélérerait le mûrissement de la révolution en Allemagne.

Bismarck qui ne se trompe point sur le fait que l’existence du tsarisme en Russie est la base de tout son système, a parfaitement compris ; il est allé en hâte à Vienne dire à ses amis d’Autriche qu’en face d’un tel danger il n’est plus temps, ni pour lui-même ni pour eux, de faire grand cas de questions d’amour-propre ; qu’il faut aux Russes un semblant de triomphe, et que c’est dans leur propre intérêt même que l’Allemagne et l’Autriche doivent se mettre à genoux devant le tsar. D’ailleurs, si messieurs les Autrichiens insistent pour se mêler des affaires de Bulgarie, il s’en lavera les mains : ils verront ce qui arrivera. Kalnoky cède, Alexandre Battenberg est sacrifié, et Bismarck court porter en personne la nouvelle à Giers.

Il s’ensuit l’enlèvement de Battenberg par des conspirateurs militaires, et ceci dans des circonstances qui doivent choquer tout conservateur de conviction monarchique et en premier lieu les princes, qui possèdent également des armées. Cependant Bismarck passe à l’ordre du jour, heureux de s’en être tiré à si bon compte.

Par malheur, les Bulgares déployèrent une capacité politique et une énergie inattendues et intolérables chez une nation slave « délivrée par la sainte Russie ». Ils arrêtent les conspirateurs, nomment un gouvernement capable, énergique et incorruptible, (qualités parfaitement intolérables chez une nation à peine émancipée !) qui rappelle Battenberg ; celui-ci étale toute sa mollesse et prend la fuite. Mais les Bulgares sont incorrigibles. Avec ou sans Battenberg, ils résistent aux ordres souverains du tsar et obligent l’héroïque Kaulbars [l’envoyé russe] à se rendre ridicule devant toute l’Europe.
Imaginez la fureur du tsar. Après avoir courbé Bismarck, brisé la résistance autrichienne, se voir arrêté par ce petit peuple qui date d’hier, qui doit à lui ou à son père son « indépendance », et qui ne veut pas comprendre que cette indépendance ne signifie qu’obéissance aveugle aux ordres du « libérateur ». Les Grecs et les Serbes ont été pas mal ingrats, mais les Bulgares dépassent la limite ! Prendre leur indépendance au sérieux, a-t-on déjà vu cela ?

Pour se sauver de la révolution, le pauvre tsar est obligé de faire un nouveau pas en avant. Mais chaque pas devient plus dangereux ; car il ne se fait qu’au risque d’une guerre européenne, ce que la diplomatie russe a toujours cherché à éviter. Il est certain que si l’intervention du gouvernement russe en Bulgarie amène des complications extrêmes, il arrivera un moment où l’hostilité des intérêts russes et autrichiens éclatera ouvertement. Il sera alors impossible de localiser le conflit, qui deviendra une guerre générale. Étant donné les filous qui gouvernent à présent l’Europe, il est impossible de prévoir comment se regrouperont les deux camps. Bismarck est bien capable de se ranger du côté des Russes contre l’Autriche, s’il ne peut empêcher autrement la révolution en Russie. Mais le plus probable est une guerre entre la Russie et l’Autriche, dans laquelle l’Allemagne ne viendra au secours de cette dernière que pour empêcher son complet écrasement. En attendant le printemps, car avant avril les Russes ne pourront s’engager dans une grande campagne d’hiver sur le Danube, le tsar travaille à attirer les Turcs dans ses filets, et la trahison de l’Autriche et de l’Angleterre envers la Turquie lui facilite la tâche. Son but est d’occuper les Dardanelles et de transformer ainsi la mer Noire en lac russe, d’en faire un abri inabordable pour l’organisation de flot-tes puissantes qui en sortiraient pour dominer ce que Napoléon appelait un « lac français » - la Méditerranée. Mais il n’y est pas encore parvenu, bien que ses partisans de Sofia aient trahi sa secrète pensée.
Telle est la situation : pour éviter une révolution en Russie, il faut Constantinople au tsar. C’est ce qui fait hésiter Bismarck ; il voudrait trouver le moyen d’éviter l’une et l’autre éventualité.

Et la France ?

Pour ceux des Français qui, depuis 16 ans, ne font que penser à la revanche, il est naturel de saisir cette occasion qui peut-être s’offrira [avec la guerre]. Cependant, pour notre parti, la question n’est pas aussi simple ; et même pour ces messieurs les chauvins, elle ne l’est pas. En effet, une guerre contre l’Allemagne, en alliance avec la Russie, pourrait avoir pour conséquence une révolution ou bien une contre-révolution en France. Dans le cas d’une révolution qui porterait les socialistes au pouvoir, l’alliance russe s’effondrerait. D’abord, les Russes feraient immédiatement la paix avec Bismarck pour se ruer ensemble sur la France révolutionnaire . Ensuite, les socialistes ne seraient pas portés au pouvoir en France pour en venir à faire une guerre afin d’empêcher une révolution en Russie. Mais cette éventualité n’est pas probable. La contre-révolution monarchique, favorisée par l’alliance russe, l’est bien davantage. Vous savez combien le tsar désire la restauration des Orléans, le seul gouvernement qui lui offre les conditions d’une solide et durable alliance. Une fois la guerre commencée, on fera bon usage des officiers monarchistes dans l’armée pour préparer cette restauration. À la moindre défaite partielle – et il y en aura inévitablement – on criera que c’est la faute de la République, que pour avoir des victoires et obtenir la coopération sans arrière-pensée de la Russie, il faut un gouvernement stable, monarchique – en un mot, il faut Philippe VII [le duc d’Orléans]. Les généraux monarchistes agiront mollement, afin de pouvoir mettre leur manque de succès sur le compte du gouvernement républicain – et vlan, voici la monarchie rétablie. Une fois Philippe sur le trône, tous ces rois et empereurs s’entendront immédiatement et, au lieu de s’entredévorer, ils se partageront l’Europe en avalant les petits États. Sitôt la République française tuée, on tiendra un nouveau Congrès de Vienne de la Sainte-Alliance, où l’on prendra peut-être prétexte des péchés républicains et socialistes de la France pour lui refuser l’Alsace-Lorraine soit en totalité, soit en partie ; et les princes se moqueront des républicains assez naïfs pour avoir cru à la possibilité d’une alliance sincère entre le tsarisme et l’anarchie .

Du reste, est-il vrai que le général Boulanger dit à qui veut l’entendre : « Il faut la guerre uniquement pour empêcher la révolution sociale en France » ? Si c’est vrai, que cela serve d’avertissement [au parti socialiste], ce brave Boulanger a des allures fanfaronnes que l’on peut pardonner à un militaire, mais qui donnent une triste idée de son esprit politique. En tout cas, ce n’est pas lui qui sauverait la République. Sommé de choisir entre les socialistes et les Orléans, il est certain qu’il s’arrangera avec ces derniers dès lors qu’ils lui assureront l’alliance russe. Dans tous les cas, les républicains bourgeois de France sont dans la même situation que le tsar : ils voient se dresser devant eux le spectre de la révolution sociale et ils ne connaissent qu’un moyen de s’en préserver : la guerre.

En France comme en Russie et en Allemagne, les événements tournent si bien à notre avantage que, pour le moment, nous ne pouvons désirer que la continuation du statu quo. Si la révolution éclatait en Russie, elle susciterait un jeu d’interactions donnant les conditions révolutionnaires les plus favorables qui puissent être. Une guerre générale, au contraire, nous rejetterait dans le domaine de l’imprévu et des événements incalculables. La révolution en Russie et en France serait repoussée, le brillant développement de notre parti en Allemagne brutalement stoppé, et en France la monarchie vraisemblablement restaurée. Sans doute, les événements finiront par tourner en notre faveur ; mais quelle perte de temps, quels sacrifices, quels nouveaux obstacles à surmonter !

La force qui, en Europe, pousse à une guerre est grande. Le système militaire prussien, adopté partout, demande douze à seize ans pour son développement complet ; après ce laps de temps, les cadres de réserve sont remplis d’hommes rompus au maniement des armes. Ces douze à seize ans sont partout écoulés ; partout on a douze à seize classes annuelles qui ont passé par l’armée. On est donc prêt partout, et les Allemands n’ont pas d’avantage spécial de ce côté. Et puis le vieux Guillaume va probablement mourir. Alors il y aura quelque changement de système. Bismarck verra sa situation plus ou moins ébranlée et peut-être poussera-t-il à la guerre comme moyen de se maintenir. Pour les autres, ce sera une nouvelle tentation d’attaquer l’Allemagne qu’on croira moins forte au moment d’un changement de politique intérieure. En effet, la Bourse croit partout à la guerre, dès que le vieux [l’empereur d’Allemagne] fermera les yeux.

En ce qui me concerne, je crois qu’il faut qu’un fait soit assuré pour nous : si guerre il y a, elle ne se fera que dans le but d’empêcher la révolution : en Russie, pour prévenir l’action commune de tous les mécontents, slavophiles, constitutionnels, nihilistes, paysans ; en Allemagne, pour maintenir Bismarck ; en France, pour refouler le mouvement victorieux des socialistes et pour rétablir la monarchie – ce qui est le calcul de toute la grande-bourgeoisie.

C’est pourquoi je suis pour "la paix à tout prix", car nous ne serons pas ceux qui devront payer ce prix .

La Diète hongroise se réunit également ces jours-ci, et les débats sur les salades bulgares n’y manqueront pas . Ce qui serait le plus favorable pour nous, ce serait un refoulement pacifique ou belliqueux de la Russie, car ce serait alors la révolution dans ce pays. Les panslavistes y participeraient alors, mais seraient dupés le lendemain. C’est là un point sur lequel Marx s’exprimait toujours avec la plus grande assurance – et je ne connais personne qui connût si bien la Russie, tant pour ce qui est de ses affaires intérieures qu’extérieures. Il disait qu’à partir du moment où le vieux système était brisé en Russie par n’importe qui – n’importe quelle Assemblée représentative –, ce serait la fin de la politique russe d’empiètements et de conquête, si bien que tout y serait alors dominé par les questions intérieures. Et dès lors que cet ultime rempart de la réaction y sera brisé, la répercussion sur l’Europe sera énorme, et nous le remarquerons en premier en Allemagne…

En France comme en Allemagne, tout se développe fort brillamment et quelques années d’évolution intérieure sans perturbation, avec ses événements inévitables, devraient nous aider grandement. C’est précisément pourquoi je ne puis vraiment pas souhaiter une guerre mondiale – mais, est-ce que l’histoire se soucie de cela ? Elle suit son chemin, et nous devons la prendre comme elle vient.

DEUXIÈME PARTIE

2.2. L’Allemagne et la France face au danger de guerre

Lettre au Comité d’organisation de la Fête internationale à Paris

Nous nous trouvons face à un danger extraordinaire. On nous menace d’une guerre dans laquelle les prolétariats français et allemand, qui détestent la guerre et qui n’ont que des intérêts communs, seront contraints de se massacrer réciproquement.

Quelle est la véritable cause de cet état des choses ?
C’est le militarisme, l’introduction du système militaire prussien dans tous les grands États du continent. Ce système prétend armer toute la nation en vue de la défense de son sol et de ses droits. C’est un mensonge.

Le système prussien a supplanté le système de la conscription limitée et du droit au rachat accordés aux riches, parce qu’il a mis à disposition des classes dominantes tous les ressources du pays, les personnes autant que les choses. Il n’a cependant pas réussi à former une armée du peuple. L’armée prussienne divise les citoyens soumis au service militaire obligatoire en deux catégories. La première est intégrée dans la ligne, alors que la seconde est directement incorporée dans la réserve ou dans la landwehr. Cette dernière catégorie ne reçoit pratiquement pas de formation militaire ; par contre, la première est maintenue sous le drapeau pendant 2 ou 3 ans, une durée suffisante pour en faire une armée obéissante et dressée au point de réduire à néant toute volonté propre, une armée toujours prête aux conquêtes à l’étranger ainsi qu’à l’oppression violente de tout mouvement populaire autoch-tone. Car, ne l’oublions pas, tous les gouvernements qui ont repris ce système craignent la population travailleuse à l’intérieur du pays bien plus que les gouvernements rivaux au-delà des frontières.
Ce système est capable d’une extrême extension, grâce à son élasticité. Tant que le dernier jeune homme en état de porter les armes n’a pas encore été incorporé dans l’armée, les ressources de réserve disponibles ne sont pas encore épuisées. D’où cette course effrénée à l’armée la plus grande et la plus forte. Toute augmentation des forces militaires de l’un des pays oblige les autres États à faire pareil, sinon plus. Et tout ceci coûte un argent fou. Les peuples sont ruinés par le fardeau des dépenses militaires et la paix en devient presque plus coûteuse encore que la guerre. Ainsi la guerre, au lieu de se présenter comme le terrible fléau qu’elle est, apparaît comme une crise salutaire qui met fin à une situation intenable.

C’est la raison pour laquelle les intrigants des différents pays, qui aimeraient bien pêcher en eau trouble, ont réussi à provoquer la guerre.

Et le remède ?

L’abolition du système prussien et son remplacement par une armée du peuple véritable qui est une simple école à laquelle tout citoyen en âge de porter des armes n’est intégré que pour la durée de temps absolument nécessaire à l’apprentissage du métier de soldat ; engagement des gens ainsi formés dans des cadres de réserve locaux bien organisés pour que chaque ville, chaque district possède son bataillon composé de gens qui se connaissent et qui, s’il le faut, pourront se rassembler en 24 heures, complètement équipés et capable d’entrer en campagne .

Cela signifie que tout individu apte à porter les armes garde son fusil et son équipement chez lui à la maison, comme c’est le cas en Suisse.
Le peuple qui introduira ce système le premier, doublera sa force militaire réelle et réduira en même temps son budget de guerre de moitié. En outre, par le seul fait d’armer tous ses citoyens, il prouvera encore son amour de la paix.

Car cette armée qui ne fait qu’un avec la nation est pareillement inapte aux conquêtes extérieures qu’elle est invincible dans la défense du sol natal. Et enfin, quel gouvernement oserait toucher à la liberté politique si tout citoyen détient chez lui un fusil et 50 cartouches prêts à l’emploi ?

Et quelle est la véritable cause de cet état de choses ? C’est le militarisme, c’est l’introduction du système militaire prussien dans tous les grands États du continent…

Les peuples sont ruinés par le poids des dépenses militaires, la paix devient presque encore plus coûteuse que la guerre, de telle façon que celle-ci apparaît finalement moins comme un affreux massacre que comme une crise bénéfique qui met fin à une situation impossible.

L’impasse de l’Allemagne bismarckienne

Ce qui me frappe, en considérant toute cette histoire bulgare et orientale dans son ensemble, c’est que les Russes en sont arrivés seulement maintenant au point où – comme Marx l’annonçait déjà à l’Internationale, en 1870, du fait de l’annexion de l’Alsace, etc. – ils sont devenus les arbitres de l’Europe . La seule explication possible à cela est que, depuis cette guerre, le système militaire prussien a été introduit partout – en 1874, en Russie –, et celui-ci demande 10 à 12 ans avant de mettre sur pied une armée suffisamment puissante. Elle est prête à présent en Russie comme en France, et cela peut donc démarrer. C’est justement pourquoi l’armée russe, qui est le noyau du panslavisme, fait une telle pression sur le gouvernement que le tsar est obligé de surmonter son aversion envers la République française, et d’accepter, comme les deux seules possibilités, ou bien l’alliance avec celle-ci, ou bien le consentement de Bismarck à la politique orientale russe. Du côté de Bismarck et de Guillaume, l’alternative était la suivante : ou bien résister à la Russie, avec la perspective d’alliance russo-française et la guerre mondiale, ou la certitude d’une révolution russe par l’alliance des panslavistes et des nihilistes, ou bien céder face à la Russie, ce qui signifie trahir l’Autriche . Il est clair pour moi que, de leur point de vue, Bismarck et Guillaume ne pouvaient agir autrement que ce qu’ils ont fait.

Le grand progrès consiste précisément en cela : l’incompatibilité des intérêts des Hohenzollern avec ceux de l’Allemagne apparaît à présent clairement et dans toute sa puissance. L’existence du Reich allemand est mise en danger du fait de sa base prussienne.

Pour l’instant, l’affaire sera bien encore renvoyée à après l’hiver, mais l’appétit vient aux panslavistes en mangeant et ils ne retrouveront jamais une occasion aussi favorable que la présente. Si les Russes parviennent à occuper la Bulgarie, ils fonceront alors sur Constantinople, à moins qu’un obstacle majeur – comme une alliance germano-austro-anglaise – ne leur impose de s’arrêter. C’est pourquoi Bismarck en appelle d’urgence à une politique antirusse plus active de la part de l’Angleterre, comme on l’entend à présent presque quotidiennement dans le Standard, afin que l’Angleterre empêche la guerre mondiale.

En tout cas l’antagonisme entre l’Autriche et la Russie s’est aiguisé dans les Balkans, au point que la guerre semble plus vraisemblable que le maintien de la paix. Et ici, il n’y a plus de localisation possible de la guerre. Mais ce qui résultera de tout cela – qui en sortira vainqueur –, il n’est pas possible de le dire à l’avance. Il est incontestable que l’armée allemande est la meilleure et la mieux dirigée, mais ce n’est qu’une armée parmi de nombreuses autres. Les Autrichiens ont des réactions imprévisibles, même sur le plan militaire tant pour ce qui est des effectifs que – plus encore – de la direction. De fait, ils ont toujours su faire battre les meilleurs soldats. Comme toujours, les Russes se mystifient eux-mêmes sur leurs forces, colossales sur le papier ; ils sont extrêmement faibles dans l’offensive, mais forts dans la défense de leur propre pays. En dehors de leur commandement, leur point le plus faible est la pénurie d’officiers susceptibles de commander les masses énormes, et le pays ne produit pas une telle quantité de gens instruits. Les Turcs sont les meilleurs soldats, mais le commandement est toujours misérable, s’il n’est pas purement et simplement vendu. Enfin les Français souffrent d’un manque d’officiers, étant donné qu’ils sont politiquement trop évolués pour pouvoir tolérer une institution comme le volontariat d’un an et que le bourgeois français n’a (personnellement) absolument pas une âme de guerrier Nulle part, sauf chez les Allemands, le nouveau système n’a encore subi l’épreuve du feu. Tant en ce qui concerne le nombre que la qualité, ces grandeurs sont donc difficiles à calculer. Ce qui est sûr des Italiens, c’est qu’à effectifs égaux ils sont battus par n’importe quelle armée. Il est absolument impossible de prévoir comment ces différentes grandeurs se grouperont les unes contre les autres dans une guerre mondiale. Le poids de l’Angleterre – tant de sa flotte que de ses énormes ressources – croîtra à mesure que la guerre se prolongera, et si elle hésite, au début à faire intervenir ses soldats, un corps expéditionnaire anglais de 60.000 hommes pourra ensuite emporter la décision finale.
Tout cela implique que rien ne se passe à l’intérieur de ces différents pays. Or, il est possible que, pour ce qui est de la France, une guerre porte au pouvoir les éléments révolutionnaires ; qu’en Allemagne une défaite ou la mort du Vieux [Guillaume Ier] provoque un violent changement de système – cela peut à son tour donner lieu à d’autres regroupements des belligérants. Bref, il y aura un chaos et la seule certitude est : boucherie et massacre d’une ampleur sans précédent dans l’histoire, épuisement de toute l’Europe à un degré inouï jusqu’ici, enfin effondrement de tout le vieux système.

Il ne pourrait en découler un résultat direct pour nous qu’à la suite d’une révolution en France, mais celle-ci donnerait aux Français le rôle d’émancipateur du prolétariat européen. Pour ce dernier, ce ne serait pas la solution la meilleure, à mon avis, car elle accroîtrait à l’infini la mentalité chauvine dans les esprits français. Une crise violente en Allemagne à la suite de la défaite militaire ne serait utile que si elle aboutissait à la paix avec la France. La meilleure solution serait la révolution russe que l’on ne peut cependant escompter qu’après de très lourdes défaites de l’armée russe.

Ce qui est certain, c’est que la guerre aurait pour premier effet de rejeter notre mouvement à l’arrière-plan dans toute l’Europe, voire le disloquerait totalement dans de nombreux pays, attiserait le chauvinisme et la haine entre les peuples, et parmi les nombreuses possibilités négatives nous assurerait seulement d’avoir à recommencer après la guerre par le commencement, bien que le terrain lui-même serait alors bien plus favorable qu’il ne l’est même aujourd’hui .

Qu’il y ait ou non la guerre, une chose est acquise : le philistin allemand s’est réveillé en sursaut de sa torpeur et est de nouveau contraint d’intervenir activement dans la politique . Étant donné qu’entre l’actuel bonapartisme prussien sur une base semi-féodale et la république socialiste qui sera notre premier stade, il y a encore de nombreuses phases intermédiaires à parcourir rapidement, il ne peut que nous être utile que le bourgeois allemand soit de nouveau obligé à faire son devoir politique en faisant opposition à l’actuel système, afin que les choses se remettent enfin quelque peu en mouvement de nouveau.

Je pense aussi que Bismarck s’est engagé bien davantage avec les Russes qu’il n’y était obligé eu égard à la France . En dehors de ce que tu dis et qui est bien l’essentiel – la raison principale en est que les Russes lui ont dit, et il sait que cela est vrai : « Nous avons besoin de grands succès en direction de Constantinople ou bien, alors, nous aurons la révolution. »

Alexandre III, et même la diplomatie russe, ne peuvent conjurer l’esprit panslaviste et chauvin qu’ils ont suscité, sans consentir de lourds sacrifices, car sinon les généraux tordront le cou à Alexandre III, et alors il y aura une assemblée nationale constituante – qu’ils le veuillent ou non. Or, ce que Bismarck redoute le plus c’est une révolution russe, car la chute du tsarisme russe entraîne avec elle celle du règne prusso-bismarckien. Et c’est pour cela qu’il met tout en œuvre pour empêcher cet effondrement – malgré l’Autriche, malgré l’indignation des bourgeois allemands, malgré que Bismarck sache qu’il enterre lui aussi en fin de compte son système, puisqu’il repose sur l’hégémonie allemande en Europe, et qu’au jour de la mort du vieux Guillaume, la Russie ainsi que la France montreront bien autrement les dents.

Ce qu’il y a de pire, étant donné la canaillerie des personnes qui nous gouvernent, c’est que nul ne peut prévoir quel sera le regroupement des combattants pour la guerre : avec qui l’un s’alliera et contre qui il s’alliera. Il est clair que l’issue finale en sera la révolution, mais avec quels sacrifices ! Avec quelle déperdition de forces – et après combien de revirements !

Cependant nous avons encore le temps jusqu’au printemps, et d’ici là il peut se passer beaucoup de choses. Cela peut démarrer en Russie, le vieux Guillaume peut mourir et en Allemagne peut surgir une autre politique, les Turcs (qui maintenant que l’Autriche leur a enlevé la Bosnie, et l’Angleterre l’Égypte, ne voient plus que des traîtres en leurs anciens alliés) peuvent de nouveau sortir du sillage russe, etc.
Tu ne peux pas avoir de plus mauvaise opinion que moi de la bourgeoisie allemande. Mais on peut se demander, si elle ne sera pas obligée, contre sa volonté, par les circonstances historiques, à intervenir de nouveau activement – exactement comme la française. Celle-ci est également misérable en ce moment, et la nôtre la surpasserait certainement, mais elle devrait tout de même œuvrer de nouveau à sa propre histoire. J’ai lu aussi avec satisfaction ce que Berger a dit au Reichstag , mais cela ne vaudra qu’aussi longtemps que Bismarck vivra. Je ne doute pas, un instant qu’ils aient l’intention de laisser tomber leurs propres phrases « libérales », mais on peut se demander s’ils le pourront, lorsque Bismarck ne sera plus là, lui qui règne à leur place, et qu’ils n’auront plus en face d’eux que des hobereaux simples d’esprit et des bureaucrates bornés, c’est-à-dire des hommes de leur propre calibre moral. Qu’il y ait la guerre ou la paix, l’hégémonie allemande est anéantie depuis quelques mois, et l’on redevient le laquais servile de la Russie. Or, ce n’était que cette satisfaction chauvine, à savoir être l’arbitre de l’Europe, qui cimentait tout ce bataclan. La crainte du prolétariat fait certainement le reste. Et si ces messieurs les bourgeois sont admis au gouvernement, ils agiront certainement au début comme tu le décris, mais ils seront bientôt obligés de parler autrement. Je vais encore plus loin : même si, après que le charme soit rompu par la mort du vieil Empereur, les mêmes qu’aujourd’hui restaient au pouvoir, ils seraient, ou bien obligés de démissionner à la suite de nouvelles collisions – pas seulement dues aux intrigues de la Cour –, ou bien ils devraient agir dans le sens bourgeois. Naturellement pas tout de suite, mais avant peu.
Une stagnation telle que celle qui règne actuellement dans le domaine politique en Allemagne, et qui évoque véritablement le second Empire, ne peut être qu’un état d’exception passager. La grande industrie ne se laisse pas dicter ses lois par de lâches industriels : le développement économique suscite sans arrêt des bouleversements et les pousse jusqu’à l’extrême, bref, il ne souffre pas à la longue que les hobereaux semi-féodaux régentent le pays avec leurs velléités féodales.

Au reste, il est possible aussi que tous se préparent pour la guerre au printemps, qu’ils se dressent face à face armés de pied en cap, et que chacun ait peur d’entamer les hostilités – jusqu’à ce que l’un d’entre eux propose un projet de solution impliquant des compromis réciproques et l’engloutissement des petits États, et que tous participent à la curée. Il est tout à fait vraisemblable que Bismarck travaille déjà à un tel moyen de sauvetage.

Pendant tout l’automne et l’hiver, la diplomatie russe et prussienne a fait tous ses efforts pour mettre en œuvre une guerre localisée et éviter une guerre européenne . Les Russes auraient bien aimé écraser la seule Autriche, et les Prussiens la seule France, tandis que les autres nations auraient assisté sans rien dire au spectacle. Hélas, ces gentils efforts se contrecarrent réciproquement, car celui qui aurait frappé le premier aurait provoqué la guerre mondiale. Tout enfant – mais pas les tristes sires qui gouvernent l’Europe – sait fort bien que le temps des guerres localisées est passé. Les grands hommes d’État sont bien obligés maintenant de s’en rendre compte eux aussi, et ils redoutent tout de même quelque peu un conflit incendiant le monde entier, car ses effets sont imprévisibles et son contrôle est hors de portée des armées prussienne et russe elles-mêmes. Et c’est en cela que réside, à mon avis, la seule garantie de paix que nous ayons encore.

C’est une véritable chance que les nôtres ne forment plus de « fraction » au Reichstag, c’est bien, du moins pour quelques an-nées . Il est réjouissant de voir combien le « parlementarisme » tombe en discrédit subit chez tant de gens dont on n’attendrait pas une telle attitude. Le principal, c’est la rapidité irrésistible et sans cesse croissante de l’augmentation des suffrages.

Nous menons une guerre de siège contre notre ennemi, et tant que nos tranchées ne cessent de progresser et de resserrer l’étau, tout va bien. Nous sommes maintenant tout près du second parallèle, où nous dresserons nos batteries démontables et pourront déjà faire taire l’artillerie adverse ; et si nous sommes déjà aussi avancés, sans que les assiégés ne puissent être dégagés momentanément par une guerre mondiale, alors nous pouvons aussi calculer le moment où l’artillerie qui ouvrira des brèches dans le glacis adverse commencera son tir et où nous pourrons passer à l’attaque. Mais jusque-là, la lente et tranquille progression des travaux de siège sont la meilleure garantie contre un assaut prématuré et contre des sacrifices inutiles. Le plus drôle dans tout cela, c’est que les assiégés proclament l’état de siège contre nous, les assaillants !

Il est à souhaiter que les nuages de guerre disparaissent . Tout se passe autrement si bien selon nos vœux que nous pouvons nous passer fort bien du trouble que nous causerait une guerre générale, d’autant que celle-ci aura une ampleur sans précédent, bien que celle-ci s’achèvera au bout du compte à notre avantage…

En revanche, une guerre nous rejetterait en arrière pour de longues années. Le chauvinisme submergerait tout, étant donné qu’il s’agirait d’une lutte pour l’existence. L’Allemagne mobiliserait quelque 5 millions d’hommes en armes, soit environ 10 % de sa population, les autres quelque 4-5 et la Russie relativement moins. Bref, il y aurait de 10 à 15 millions de combattants. J’aimerais savoir comment on les nourrira : il y aurait des dévastations semblables à celles de la Guerre de Trente ans. Or, la querelle ne serait pas réglée rapidement, malgré les colossales forces armées. En effet, la France est protégée par un système étendu de fortifications à la frontière du Nord-Ouest et du Sud-Est, et les nouvelles installations autour de Paris sont un modèle du genre. La guerre durera donc longtemps, et même la Russie ne peut être prise d’assaut. Même si tout se déroule d’après les vœux de Bismarck, les nations se verront confrontées à des difficultés comme jamais auparavant, et il est très possible que le renvoi à plus tard de la victoire décisive et des revers partiels susciteront une révolution à l’intérieur. Si les Allemands étaient battus d’emblée, voire étaient acculés à une défensive continuelle, cela barderait certainement.
Si la guerre devait être menée jusqu’à son terme sans mouvements à l’intérieur, on atteindrait un état d’épuisement tel que l’Europe n’en a pas connu depuis 200 ans. L’industrie américaine triompherait alors sur toute la ligne, et elle poserait devant nous l’alternative suivante : ou bien rechute dans l’agriculture pure pour l’autoconsommation (car les céréales américaines interdiraient toute autre consommation), ou bien révolution sociale . C’est pourquoi je suppose que l’on ne poussera pas les choses jusqu’au bout, et l’on se bornera à une guerre de parodie. Mais la première balle est-elle partie, que le contrôle en sera perdu, et le cheval peut s’emballer.

Tout pousse à la décision – qu’il y ait paix ou guerre.

La possibilité de la guerre m’a lancé de nouveau dans les études militaires . S’il n’y a pas de guerre, tant mieux. Mais si elle éclate – cela dépend de toutes sortes d’événements imprévisibles – j’espère que les Russes seront battus à plate couture et qu’il ne se passera rien de bien décisif sur la frontière française, car cela laisserait des chances pour un raccommodement. Avec 5 millions d’Allemands sous les armes appelés à se battre pour des choses qui ne les regardent pas, Bismarck ne serait plus maître de la situation.

Par ailleurs, les Russes seraient de grandes bourriques s’ils faisaient la guerre . On en revient à la formule : Crésus détruira un grand Empire quand il aura franchi le Halys . Ils ne peuvent amener un million d’hommes à la frontière et ils n’ont pas d’officiers pour plus de soldats. La France dispose de 1 million ¼ de très bonnes troupes, mais n’a pas plus de soldats entraînés, ni d’officiers pour encadrer plus de soldats. En évaluant à 2 millions ½ [le nombre] de soldats entraînés pourvus d’assez d’officiers et de sous-officiers, Bismarck a toutefois donné une indication encore trop basse de la puissance militaire de son pays . C’est aussi une bonne chose. Bismarck ne doit pas être renversé par une défaite extérieure avant que la révolution soit en marche en Russie, car il n’en redeviendrait que plus populaire.

Mais ce qu’il adviendra vraiment lorsque la guerre éclatera effectivement, c’est ce que l’on ne peut encore prévoir. On essaiera certainement d’en faire une guerre de parodie, mais ce ne sera pas si facile. Si cela se passe comme cela nous arrange le mieux et comme il y a beaucoup de chance pour que cela se passe, alors ce sera une guerre de position avec des succès changeants sur le front français, une guerre d’attaque, avec la conquête des forteresses polonaises, à la frontière russe, et la révolution à Pétersbourg qui fera apparaître soudainement sous une lumière toute différente messieurs les boutefeux. Voilà tout ce qui est sûr : il n’y aura plus de décisions rapides, ni de campagnes triomphales, pas plus en direction de Berlin qu’en direction de Paris. La France est très puissante et fort adroitement fortifiée, les positions défensives autour de Paris sont érigées de main de maître .

C’est une bonne chose que Frédéric III aille mieux . Si son fils Guillaume lui succédait, Bismarck et lui s’arrangeraient avec la Russie – si tous les symptômes ne sont pas un leurre – pour obtenir l’autorisation de mener une guerre contre la France. Il semble que d’ores et déjà on ait conclu d’éventuelles conventions en ce sens. C’est par là, et par là seulement, que Boulanger serait un péril, pour la France aussi bien que pour l’Allemagne. Les Français pourraient être vaincus, mais la guerre traînerait en longueur en raison du puissant système français de fortifications de sorte que d’autres nations s’en mêleraient. Il est probable que l’Autriche et l’Italie prendraient parti contre l’Allemagne, car l’autorisation de la Russie ne pouvait être obtenue sans qu’elles soient toutes deux sacrifiées aux Russes. Tout cela signifierait donc que Bismarck aide les Russes à conquérir Constantinople, et cela signifierait la guerre mondiale dans des conditions telles qu’il est absolument sûr que l’Allemagne sera finalement vaincue : en alliance avec la Russie contre le monde ! J’espère que ce péril passera.

La crise boulangiste en France

Y aura-t-il la guerre ? Si c’est le cas, ce serait la plus grosse bêtise que le tsar et les chauvins français puissent commettre. J’ai dernièrement étudié les chances du point de vue militaire… Or, l’Allemagne seule serait en mesure de résister, du moins pour quelque temps, à une attaque venant de deux côtés à la fois. Le grand avantage de l’Allemagne réside dans sa supériorité numérique en hommes bien entraînés, surtout en sous-officiers et officiers. En ce qui concerne la qualité des troupes de ligne, les Français seront tout à fait d’égale valeur aux Allemands ; en outre, la landwehr allemande est largement supérieure à l’armée territoriale française. Je tiens les Russes pour plus mauvais qu’ils ne l’ont jamais été ; ils ont adopté un système de service militaire général pour lequel ils ne sont pas suffisamment civilisés et manquent sans aucun doute de bons officiers. La corruption y règne comme toujours – et celle-ci jouera aussi un certain rôle du côté français, à un juger d’après l’affaire Wilson et autres scandales.

La revendication chauvine qui exige que toute l’histoire mondiale se réduise à la récupération de l’Alsace par la France, et que rien ne se produise d’ici-là, telle est la revendication devant laquelle nos amis en France se plient trop volontiers, pratiquement sans exception, et voilà le résultat . C’est parce que Boulanger intègre cette revendication reconnue tacitement par tous les partis qu’il est puissant. Ses adversaires – les Clémenceau et C° – n’ont rien à dire contre cette revendication, ils n’osent pas, mais ils sont trop lâches pour le proclamer ouvertement et sont donc faibles. Et c’est parce que le mouvement est au fond chauvin et rien d’autre, qu’il fait le jeu de Bismarck qui serait trop heureux d’impliquer ce pauvre diable de Fritz [Frédéric III] dans une guerre.

Vous dites que Boulanger ne veut pas la guerre . Or, il ne s’agit pas de ce que peut vouloir ce pauvre type. Qu’il le veuille ou non, il doit faire ce qu’exige sa situation. Une fois au pouvoir, il sera l’esclave de son programme chauvin, le seul qu’il ait, en dehors de celui par lequel il parvient au pouvoir. Il ne faudra pas six semaines pour que Bismarck l’ait impliqué dans toute une série de difficultés, provocations, incidents de frontière, etc. en réponse desquels Boulanger devra ou bien décider la guerre ou bien démissionner. Et doutez-vous un instant de ce pour quoi il se décidera ? Boulanger, c’est la guerre – et c’est ce qui est pratiquement certain. Or, quelle sera cette guerre ? La France, alliée à la Russie, est en conséquence incapable de faire une révolution ; à la moindre agitation à Paris, le tsar s’entendrait avec Bismarck, afin d’étouffer une fois pour toutes le foyer révolutionnaire . Pire encore : une fois la guerre commencée, le tsar deviendrait le maître absolu de la France et vous imposerait le gouvernement qui lui plairait. En conséquence : se lancer dans les bras de Boulanger par haine des radicaux ce sera exactement comme se lancer dans les bras de tsar par haine de Bismarck. Est-il donc si difficile de dire qu’ils puent tous les deux, comme le disait la princesse Blanche chez Heine ?

Dans l’élection de Boulanger je ne vois rien d’autre qu’une nette résurgence de l’élément bonapartiste dans le caractère parisien . Dans les années 1799, 1848 et 1889, cette résurgence jaillit à chaque fois de l’insatisfaction que procurait la république bourgeoise, mais elle n’acquiert cette orientation spécifique qu’à la suite d’un courant chauvin. Mais il y a pire encore : en 1799, Napoléon dut faire un coup d’État pour conquérir ces Parisiens qu’il avait fait mitrailler en Vendémiaire, alors qu’en 1889 ce sont les Parisiens eux-mêmes qui élisent l’un des bouchers de la Commune. Soit dit sans brutalité, Paris – du moins pour l’heure – a démissionné comme ville révolutionnaire, démissionné non pas après un coup d’État victorieux et au milieu d’une guerre comme en 1799 ; non pas après six mois d’une lutte d’anéantissement comme en décembre 1848, mais en pleine paix, dix-huit ans après la Commune et à la veille d’une possible révolution…
Si Paul [Lafargue] se remettait à travailler à un journal, il se préparerait et s’armerait pour la lutte, et cesserait de dire sur un ton désespéré : il n’y a pas à aller contre le courant. Nul ne lui demande d’arrêter le courant ; cependant si nous ne nous opposons pas au courant général de folie momentanée, je me demande que diable peut bien être notre tâche ?

Six mois après cela [si Boulanger arrive au pouvoir], il se peut que nous ayons la guerre : c’est ce qui dépend entièrement de la Russie. Actuellement elle est engagée dans de vastes opérations financières pour rétablir son crédit et ne peut guère se lancer dans un conflit avant qu’elles ne soient terminées. Dans cette guerre, la neutralité de la Belgique et de la Suisse sera la première chose qui volera en éclats, et si la guerre prend un tour sérieux, notre seule chance sera que les Russes soient battus et fassent la révolution. Les Français ne pourront pas la faire tant qu’ils sont les alliés du tsar : ce serait une haute trahison !

Cependant, si aucune révolution n’interrompt la guerre, si on la laisse suivre son cours, dans ce cas, la victoire ira au camp qui se sera assuré le concours de l’Angleterre, à condition que celle-ci entre en guerre. En effet, on pourra alors, avec l’aide de l’Angleterre, réduire l’autre camp à la famine, en coupant l’approvisionnement en blés étrangers dont toute l’Europe occidentale a besoin désormais.

La défaite du fantoche de Portland Place [Boulanger] retardera pour le moins l’échéance de la guerre, tandis que les armements croissants de toutes les puissances y poussent de l’autre côté . Or s’il y a guerre, adieu mouvement socialiste pour quelque temps ! Partout nous serons écrasés, désorganisés, privés de notre liberté de mouvement. La France attachée au char de la Russie ne pourrait bouger, elle devrait renoncer à toute prétention révolutionnaire sous peine de voir son allié passer dans l’autre camp : les forces seraient à peu près égales de part et d’autre, et l’Angleterre en mesure de faire pencher la balance du côté où il lui plairait.

Cela vaut pour les deux ou trois ans devant nous, mais si la guerre éclate plus tard, je parie que les Allemands seront battus à plate couture, car dans 3-4 ans le jeune Guillaume aura remplacé tous les bons généraux par des favoris imbéciles ou de faux génies comme ceux qui dirigeaient les Autrichiens et les Russes à Austerlitz et qui ont leurs poches pleines de recettes pour des miracles militaires. Or cette gent pullule en ce moment à Berlin et elle a beaucoup de chances de prévaloir, car le jeune Guillaume lui-même en est.

S’il n’arrive pas d’incident inattendu, la paix semble assurée pour cette année – grâce au progrès gigantesque de la technique, chaque nouveau fusil, chaque nouvelle sorte de poudre étant déjà dépassés avant même qu’ils n’aient pu être introduits ne serait-ce que dans une seule armée, et grâce à la peur générale de ces masses humaines et de ces forces de destruction gigantesques dès lors déchaînées, dont personne ne peut dire quels effets elles auront dans la réalité . Grâce aussi aux Français qui ont fait échouer aux élections le général Boulanger payé par la Russie (ils avaient mis 15 millions de francs à sa disposition), en écartant ainsi le dernier danger de restauration de la monarchie (car c’est à cela seulement que devait servir Boulanger). Or, le tsar Alexandre III et la diplomatie russe n’aiment pas commencer une entreprise tant qu’ils ne sont pas certains de son issue : une alliance avec la république leur semble peu sûre, et ils préféreraient celle des Orléans. Il faut dire aussi qu’en Angleterre la campagne amorcée par Gladstone contre les Turcs au profit de ses amis russes n’a guère eu de succès jusqu’ici , et comme Gladstone n’est pas encore au pouvoir et que le gouvernement des tories est résolument pro-allemand et autrichien et anti-russe, il faut que le petit père [le tsar] fasse encore preuve de patience. Mais il est bien vrai que nous vivons sur un tonneau de poudre qu’une étincelle peut faire sauter.

Alors que Liebknecht entonne, dans le Vorwärts, des chants triomphaux sur la non-existence du chauvinisme en France, la lecture de la presse parisienne que j’ai bien suivie pendant les élections – en particulier, la Justice de Clémenceau que lui-même lit quotidiennement, je crois – m’a persuadé que le pacte des « républicains » (opportunistes, radicaux, possibilistes) contre Boulanger avait pour fondement secret ceci : il faut que le gouvernement surpasse Boulanger en patriotisme, instaure l’alliance russe, présente au monde une armée prête à la riposte, brandisse le sabre et si la guerre de revanche est ainsi provoquée, qu’il la mène alors allègrement – c’est-à-dire qu’on aspire aussi directement que possible à la guerre de revanche qui est le vœu profond de tout bourgeois français .
De la même manière que la république était en 1849 et 1871 la forme qui unissait le plus facilement les monarchistes, la guerre de revanche est le point sur lequel tous les républicains, c’est-à-dire tous ceux qui sont bourgeois – les travailleurs ne comptent que comme bétail électoral – se concilient le plus sûrement. C’est en fait le seul point, après que la République a été obtenue et consolidée, qui permet cela. La revanche était le secret du succès boulangiste – proclamons donc la revanche ! La récupération de l’Alsace-Lorraine ! Si tu compares la Justice de l’époque pré-boulangiste et boulangiste avec celle d’aujourd’hui, tu pourras difficilement en arriver à une autre conclusion. Mais cela va à l’encontre du principe de Liebknecht : il ne peut pas exister en France de fort courant chauvin, c’est contraire aux principes éternels, et c’est donc nié. Si cela continue, une telle politique du Vorwärts peut vous coûter cher et le fait que votre dirigeant de politique extérieure est daltonien aura des conséquences fâcheuses.

Troisième partie

Le socialisme allemand face au nouveau risque de guerre russe

TROISIÈME PARTIE

3.1. Préliminaire sur la guerre russo-allemande
et la révolution prolétarienne

Avec les écrits d’Engels de 1891-1892, nous en arrivons à la question cruciale de la prévision par le marxisme d’une guerre russo-allemande, et à l’évaluation de sa portée changeante selon les rapports de forces historiques. Cette question, qui est au cœur de toutes les guerres mondiales, constitue en même temps un enjeu central pour l’issue de la révolution sur le continent européen de 1848 à nos jours.

Encore la question nationale ?

Dans les lettres à Bebel de 1891 que nous reproduisons ci-dessous, Engels envisage l’hypothèse d’une guerre de l’Allemagne pour se sauver elle-même et sauver l’Europe de la réaction russe, quelque vingt ans après que l’Allemagne a fait sa révolution de bric et de broc sous la direction de Bismarck, ce qui pose la difficile question de la résurgence de guerres nationales que le prolétariat devrait soutenir, même après que la révolution nationale bourgeoise a été réalisée. Or, si cette éventualité est en effet théoriquement possible, il est de la plus haute importance d’en préciser les conditions et de définir ses limites historiques réelles. C’est la seule façon marxiste d’aborder le problème, afin de pouvoir d’une part écarter ce cas de figure lorsqu’il est effectivement dépassé, et de l’autre, définir la tactique à retenir dans une telle situation.

Pour l’hypothèse qu’il établit dans cette période sous la pression des faits et de la menace réelle d’une guerre russo-allemande, Engels montre, en évoquant l’exemple classique des événements de 1793/94 en France, comment une guerre révolutionnaire pourrait se répéter au centre de l’Europe – avec pour point de départ une Allemagne contrainte de se battre contre la Russie féodale alliée à la France bourgeoise. Dans la perspective audacieuse tracée par Engels, cette guerre, en mettant en cause l’existence nationale allemande et l’unité difficilement acquise, ferait bientôt tomber la classe établie au pouvoir en Allemagne, ce qui susciterait un dépassement de la guerre en véritable révolution amenant le parti ouvrier au pouvoir.
Il s’agissait donc d’expliquer comment, en raison des conditions historiques d’alors, le problème national pourrait être dépassé dans le feu des événements mêmes.

Cette hypothèse ne s’est finalement pas vérifiée, mais elle est éminemment intéressante, car elle démontre in fine que la phase des guerres nationales bourgeoises était bien irrémédiablement close pour l’Europe occidentale-centrale en 1870, et que toute imparfaite que fût la révolution par le haut qui unifia l’Allemagne, celle-ci était définitivement achevée : toute tentative pour en remettre en cause les résultats, si imparfaits soient-ils, se heurterait en effet non pas tant à l’Allemagne officielle, ni à un sursaut révolutionnaire bourgeois, qu’à la révolution prolétarienne.

Du reste, le fait que la guerre n’ait pas pu éclater, en raison des rapports de forces concrets de l’époque, démontre que le précapitalisme tsariste n’était déjà pratiquement plus capable de menacer le développement bourgeois dans cette partie de l’Europe, lui-même étant d’ailleurs travaillé à l’intérieur par les premiers effets de la révolution capitaliste.

C’est ainsi que le risque de crise militaire de 1891 remettra une dernière fois à l’ordre du jour la possibilité d’une guerre nationale révolutionnaire contre la Russie tsariste qui tenterait, avant de s’engager elle-même irrémédiablement dans la voie bourgeoise, de faire reculer une partie de l’Europe au stade antérieur à sa systématisation en nations modernes en 1871, et qui bloquerait ainsi le progrès historique dans l’ensemble du continent.

Etant donné la disparité des conditions historiques héritées de la phase des révolutions et guerres de 1848 à 1871, il était évident que si un conflit généralisé éclatait en Europe au début des années 1890 celui-ci revêtirait un caractère d’une grande complexité, puisque la nature de la guerre serait différente selon les pays belligérants : guerre nationale défensive en Allemagne, guerre réactionnaire féodale du côté russe, et enfin guerre impérialiste bourgeoise de la part de la France. Comme Lénine le soulignera, il était alors impossible de définir une tactique unique pour le prolétariat dans l’ensemble des pays engagés : si son attitude devait être défaitiste dans le camp dominé par la Russie, elle ne pouvait l’être en Allemagne pour laquelle la guerre ne serait pas une guerre impérialiste .

De fait, pendant un siècle entier, la chute du bastion précapitaliste russe est restée la question centrale de la lutte révolutionnaire en Europe et l’objectif numéro un dans la politique internationale du parti prolétarien.

La perspective de guerre Russie-Allemagne

Après l’échec tragique de Napoléon devant Moscou, il fallut attendre la flambée révolutionnaire du milieu du 19è siècle pour que l’histoire ouvre à nouveau la perspective d’une guerre révolutionnaire contre le tsarisme. Or, c’est à la révolution allemande que Marx attribuait alors un rôle majeur dans cette tâche . Puis, après la défaite générale des révolutionnaires, c’est la guerre entre États qui pouvait remettre à l’ordre du jour la lutte pour le renversement du féodalisme tsariste : les résultats en furent particulièrement décevants, en raison surtout de la faiblesse dont la bourgeoisie des pays d’Europe occidentale fit preuve lors des conflits contre la Russie, pendant la guerre de Crimée d’abord, puis en trahissant régulièrement la Turquie en butte à l’expansionnisme russe. Mais c’est certainement l’unification allemande des années 1866-1871 qui constitua le danger majeur pour la Russie, et qui permit à Marx d’établir, en 1870, sa grande prévision de l’inéluctabilité d’une guerre russo-allemande comme conséquence certaine de la guerre franco-prussienne en train de s’achever et comme accoucheuse possible de la future révolution russe .

Mais la conclusion malheureuse de la guerre contre la France, à cause de la politique prussienne d’annexion, rendit cette solution extrêmement difficile : de fait, l’unification révolutionnaire de l’Allemagne devait en rester là, et avec elle la systématisation nationale de l’Europe centrale. Bismarck avait frustré l’Allemagne de sa révolution par le bas, à la française, pour réaliser la « petite Allemagne », sans l’Autriche, et pactiser avec le tsar.

Cependant, même après la fin de la phase des guerres nationales en Europe en 1870, Marx conserve intégralement sa position vis-à-vis du tsarisme, tête de file de la contre-révolution européenne : si la puissance réactionnaire russe n’est pas abattue, la révolution ne pourra pas triompher dans l’ensemble du continent, puisque l’expérience historique a prouvé que non seulement les forces réactionnaires de toute l’Europe voyaient dans le tsar un rempart contre la révolution bourgeoise, mais aussi que les bourgeois eux-mêmes trouvaient dans ces forces une planche de salut contre un prolétariat de plus en plus menaçant.

Or, après 1871 et le coup de tonnerre de la Commune, c’est ce second aspect qui passe au premier plan et fait le plus souhaiter la défaite du tsarisme – quelles que soient d’ailleurs les forces pouvant y contribuer . En effet, chaque fois que le prolétariat des diverses nations européennes (celui de l’Allemagne en première ligne) se dresse face à sa bourgeoisie, le tsarisme menace et pèse au profit des fractions les plus conservatrices (féodales, monarchiques…) des pays bourgeois. Il s’agit donc pour Marx et Engels non seulement de délivrer le mouvement ouvrier en pleine ascension de la force d’un potentiel répressif considérable, mais aussi de le débarrasser de tout ce qui entrave encore le caractère frontal de sa lutte contre la classe adverse dans son ensemble.

La Russie conservait donc sa puissance négative externe dans les affaires internationales, alors même que les choses avaient beaucoup évolué sur le plan interne, avec le progrès des conditions de l’accumulation capitaliste dans ce vaste pays arriéré.

Durant toute la période qui va de 1871 à 1891, phase marquée comme nous l’avons vu par la domination de la Sainte-Alliance russo-austro-prussienne sous hégémonie tsariste, Engels considère qu’un éventuel conflit aurait des conséquences essentiellement négatives pour le mouvement ouvrier confronté à la guerre européenne, position invariante dans l’ensemble des textes reproduits jusqu’ici. Cette guerre venant « trop tôt ou trop tard » : trop tard pour compléter, par un « supplément » de révolution bourgeoise, les tâches politiques nationales, démocratiques, bref bourgeoises, en Europe, mais encore trop tôt pour déboucher sur la prise du pouvoir par les ouvriers allemands ou français – seuls capables désormais de liquider positivement ces tâches résiduelles, mais dans le cadre d’une révolution dont l’objectif premier serait nettement socialiste. Dans ces conditions, le temps travaille donc pour les socialistes allemands et français, ce qu’Engels ne cesse de répéter durant toute la décennie 1880, et aussi en 1891 puisqu’il considère qu’une phase de préparation de quelques années serait encore préférable à une prise du pouvoir immédiate, imposée par un état de guerre où le prolétariat allemand devrait « jouer son va-tout ».

C’est toute l’évolution des conditions réelles, à commencer par celle des rapports économiques et sociaux internes qui se répercute dans les rapports entre États, qui conduit Engels à préconiser en 1891 l’apparent retour à une stratégie de guerre révolutionnaire de l’Allemagne contre la Russie absolutiste, même si celle-ci est alliée à une France républicaine purement bourgeoise.

Le premier de ces facteurs est la ruine de la Sainte-Alliance, minée par le développement bourgeois qui porte chacun des États qui la composent à l’expansion externe au détriment des autres (cf. le rôle du panslavisme en Russie) ; vient ensuite le renforcement de l’alliance militaire franco-russe, extrêmement menaçante à partir de 1890 ; enfin, il faut considérer la pression qu’exerce désormais sur les bourgeoisies occidentales la montée en puissance des forces prolétariennes et socialistes, ce qui pourrait inciter au déclenchement d’une répression préventive sous couvert de guerre « patriotique » .

Dans le contexte né du développement du capitalisme européen et donc des contradictions croissantes entre ses diverses composantes nationales, tout semblait pousser à nouveau à la réalisation de la « prophétie » de 1870, à savoir l’éclatement d’une guerre générale où l’Allemagne devrait se battre « contre les races latine et slave coalisées » . En même temps, ce qui est l’autre face de la même évolution historique, le mouvement socialiste s’était renforcé au point d’envisager de prendre le pouvoir, en Allemagne surtout où s’était déplacé le centre révolutionnaire prolétarien, avec par conséquent la possibilité d’influer de façon concrète et décisive sur le déroulement des événements militaires. Or, cette maturation générale des conditions se produisait à un moment charnière, puisque le pouvoir précapitaliste tsariste continuait encore pour un temps à menacer le développement bourgeois en Europe orientale et centrale : il constituait donc toujours le foyer d’une guerre réactionnaire, qui, dans les conditions que nous avons résumées, avait toutes les chances d’entraîner derrière lui la bourgeoisie française. Les guerres de la révolution française et du premier Empire n’avaient-elles pas dû être menées contre l’Europe féodale coalisée avec la toute bourgeoise Angleterre ?

Dans une telle situation historique « de transition », il est évident que l’Allemagne était elle-même une charnière, occupant la position centrale en Europe, et qu’elle se trouvait pour cela confrontée à la double perspective d’une guerre contre un adversaire féodal à l’Est et purement bourgeois à l’Ouest.

Guerre et tactique prolétarienne

Engels se devait par conséquent de définir au préalable la stratégie à suivre et de préciser le plus possible les conditions de l’appui que les socialistes allemands devraient apporter à une guerre nationale de la part de leur pays si celle-ci se produisait. Le parti marxiste a en effet pour fonction, en s’appuyant sur sa théorie, sur la définition des phases historiques et l’expérience passée du prolétariat, de prévoir et de fixer à l’avance la tactique à suivre dans chacune des possibilités envisagées – ce qui doit aboutir à la définition de tout un éventail tactique contraignant, et éviter le recours à l’improvisation et aux manœuvres douteuses dans ce domaine où pourraient sans cela s’insinuer facilement les suggestions opportunistes.

En présence d’un problème stratégique aussi difficile, dans la situation « impure » de 1891, Engels n’hésite pourtant pas car il a en vue l’intérêt du mouvement prolétarien général : jugeant que la Russie tsariste reste l’élément majeur de la contre-révolution continentale et imprimerait à la guerre d’agression contre l’Allemagne son propre caractère féodal, il estime que le socialisme allemand, devenu assez puissant, ne pourra faire à moins qu’arracher au gouvernement la direction de cette guerre défensive bourgeoise, initiant par cette stratégie la révolution européenne, bourgeoise en Russie mais prolétarienne dans le reste du continent. Il se serait, en quelque sorte, agi pour l’Allemagne ouvrière de compenser le retard de la révolution russe en prenant audacieusement l’initiative de la révolution en Europe. Ce n’est donc pas seulement l’indéniable caractère « défensif » et national allemand de cette guerre qui importait ici, mais les faits eux-mêmes auraient imposé aux socialistes de prendre appui sur ces ultimes possibilités de guerre nationale allemande pour engager un processus de révolution en permanence dans le cadre international. C’était donc l’hypothèse extrême d’une vieille tactique formelle (Engels invoque le souvenir des sans-culottes français), mais dont le contenu serait entièrement nouveau, bref une possibilité historique qu’il ne faudrait pas laisser échapper – dans le cas où elle se présenterait. Et cela, sous peine de subir l’écrasement complet du socialisme allemand, soit des mains de la réaction étrangère, en cas de défaite, soit de la part sa propre bourgeoisie si on s’alignait derrière elle et renonçait à la lutte de classe au nom de la défense de la patrie. C’est dire que le parti devait définir la tactique qui permettrait d’éviter ces deux écueils.
Une telle tactique, dans les conditions de développement du mouvement ouvrier après la Commune et les progrès des années qui l’ont suivie, peut apparaître comme un recul qui aurait été imposé par les faits – et non certes par la volonté d’Engels. Mais lui-même n’avait-t-il pas continuellement averti que si elle parvenait à éclater, la guerre européenne rejetterait le mouvement ouvrier une ou deux décennies en arrière ? La perspective d’un nouveau 1793, d’une guerre révolutionnaire contre l’ennemi extérieur, avait été jugée illusoire et explicitement déconseillée au prolétariat français par Marx et Engels en 1870, dans les conditions qui suivirent la défaite militaire, alors qu’ils soutenaient pourtant la guerre défensive menée du côté français, dans le but d’aboutir à une paix honorable avec l’Allemagne – ce qui eût ouvert les meilleures perspectives révolutionnaires pour l’Europe entière. Et la Commune de Paris, malgré l’idéologie patriotique qui pesait sur ses acteurs, avait dû réaliser un saut en avant formidable de la stratégie prolétarienne, puisqu’elle avait répondu à la guerre entre États bourgeois par la guerre civile entre les classes, en posant comme première tâche de la révolution le renversement de sa propre bourgeoisie. Marx avait pu enregistrer en temps réel ce bond en avant pratique et en tirer les conclusions pour le futur, au plan théorique : la guerre nationale est devenue une mystification, puisque les gouvernements bourgeois ne font plus qu’un face au prolétariat.
Une réédition allemande de la Commune de 1871, avec la certitude de devoir affronter désormais non pas deux mais trois armées ennemies, dans des conditions encore plus défavorables donc qu’à Paris en butte aux forces coalisées de Thiers et de Bismarck, n’est manifestement pas souhaitée par Engels en 1891. Rappelons ce que Marx écrivait, en 1871 : « Le « hasard » malheureux décisif n’a cette fois rien à voir avec les conditions générales de la société française, mais il doit être cherché dans la présence des Prussiens en France et dans leur position au contact de Paris. Cela, les Parisiens le savaient fort bien, mais aussi les canailles bourgeoises de Versailles. C’est précisément pourquoi elles ont mis les Parisiens devant l’alternative d’accepter le combat ou de de succomber sans lutter » .

Le véritable enjeu de la guerre, sous l’aspect d’un conflit entre États constitués, était donc celui-là : l’écrasement du prolétariat allemand, avant-garde de la révolution en Europe. Et le véritable sens de la solution préconisée par Engels était le suivant : la défense du parti ouvrier menacé de destruction totale en cas de défaite, ce qui aurait provoqué un recul terrible du mouvement international prolétarien.
Il s’agissait donc, au plan tactique, de bien plus que d’un simple retour à la stratégie qui fut celle de l’aile plébéienne radicale à l’intérieur de la révolution bourgeoise – et finalement à son profit.

Comme nous l’avons souligné, la stratégie proposée par Engels s’inscrit dans une situation historique qui n’est plus celle des révolutions bourgeoises, mais où la lutte des classes moderne est devenue le facteur essentiel déterminant les luttes entre États. Et dans ces conditions, la dynamique même de la guerre « défensive » devait entraîner rapidement la chute du parti au pouvoir en Allemagne (que celui-ci soit semi-féodal, bonapartiste ou bourgeois) et l’avènement du seul parti d’opposition vraiment doté de vitalité, le parti ouvrier social-démocrate. Certes, la guerre commencerait sous la conduite du gouvernement en place, mais celui-ci serait sans doute incapable de prendre les mesures révolutionnaires qui s’imposent (armement de la population, etc.) pour la défense nationale, ce qui mènera immanquablement à la prise du pouvoir par le prolétariat . Or, dans les conditions de maturité économiques et sociales de l’Allemagne, celle-ci serait le prélude immédiat à l’application des premières mesures du programme socialiste – d’autant que la révolution ne manquerait pas de s’étendre simultanément à la France, mûre elle-aussi pour un tel programme.

Ce n’est donc pas à l’Allemagne officielle qu’Engels reconnaît la capacité de mener jusqu’au bout une telle guerre nationale – comme c’était encore le cas en 1870 – mais au jeune et vigoureux prolétariat allemand sous la direction de son parti de classe. Il est indéniable – aujourd’hui comme hier – que les révolutions bourgeoises, menées de façon si timorées et incomplètes, laissent derrière elles tout un reliquat « féodal » que la seule classe encore révolutionnaire peut réellement liquider. Il n’était donc pas question de refaire la révolution bourgeoise en Allemagne – quoi que puisse suggérer la comparaison avec le 1793 français – mais d’enclencher sur la lutte contre ce reliquat, celle pour le socialisme par la prise du pouvoir politique et militaire .

Il ressort clairement de sa correspondance que la « préférence » d’Engels n’allait d’ailleurs pas à la stratégie consistant à « rejouer 1793 » et à se hisser au pouvoir de cette façon. Ce qu’il écrit à Sorge constitue une leçon en matière de non-liberté tactique : « quoique je sois persuadé que la diplomatie russe ne veut pas de guerre et que la famine fasse apparaître celle-ci comme une stupidité, il se pourrait bien que les courants militaires et panslavistes (soutenus à présent par la très forte bourgeoisie industrielle dans le but d’étendre ses marchés) prennent le dessus et que des bêtises se produisent à Vienne, Berlin ou Paris qui mènent à l’éclatement de la guerre… Si l’Allemagne est écrasée, nous le sommes aussi ; alors que, dans le meilleur des cas, le combat deviendra si puissant que l’Allemagne ne pourra se maintenir que par des moyens révolutionnaires. Bien que je considère comme une grande malchance le fait d’en venir à la guerre et d’être portés au pouvoir par celle-ci de façon prématurée, on doit cependant être armés pour ce cas de figure » .

On verra en détail, dans la correspondance avec Bebel et dans les écrits qui suivirent, pourquoi une telle guerre était peu probable, non pas qu’il ait fallu l’écarter a priori (le déterminisme marxisme est par méthode ennemi des apriorismes de tout poil) mais parce que l’examen impartial des capacités militaires et de la situation économique et sociale de la Russie allait permettre de la remiser, non seulement pour des années mais pour toujours, puisque le capitalisme passerait bientôt de sa phase pacifique à son ère impérialiste et militariste. Or, avec celle-ci, la nature de la guerre mondiale changera, passant de simple possibilité à nécessité dictée par les contradictions économiques insurmontables et les antagonismes de classes exacerbés du capital le plus développé, c’est-à-dire pourrissant.

Lorsque la longue époque dite pacifique et réformiste du capita-lisme européen prendra fin, la guerre générale qui devait, dans la prévision marxiste au souffle long, mettre aux prises les trois Europe, germanique, latine et slave, revêtira alors (seulement) un caractère purement bourgeois en se réalisant au plan impérialiste général. La révolution prolétarienne étant partout à l’ordre du jour, y compris en Russie depuis 1905, cette guerre aura un irréfutable caractère réactionnaire de quelque côté qu’on se place, et la vieille tactique, qui aurait pu à la limite servir encore au temps d’Engels, devra être nettement écartée. Mais c’est à d’autres marxistes que reviendra, en continuité parfaite avec les écrits militaires de Marx et Engels et dans une orthodoxie totale envers leur doctrine, la tâche de mettre en œuvre la stratégie correspondante : celle de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile entre les classes, dont la Commune avait fourni le premier exemple historique.

La situation aura donc encore considérablement mûri avec l’entrée dans la phase impérialiste du capital – que Lénine situe comme on l’a vu vers 1898-1900, moment auquel Engels jugeait précisément la victoire socialiste probable . À l’approche effective de la guerre mondiale, c’est la tactique du défaitisme révolutionnaire qui devra alors être préconisée pour tous les camps en présence, tactique valable pour toute la phase en question, comme Lénine le théorisa en 1914, à la suite des derniers congrès de l’Internationale socialiste de Stuttgart et de Bâle .

TROISIÈME PARTIE

3.2. Instructions pour un possible 1793 allemand

Ton article sur la Russie dans le Vorwärts nous a tous plu, et il a fait un très bon effet ici . Nous sommes d’accord pour penser que la menace de guerre pointe, notamment du côté de la Russie, et que, si elle se réalise, il faudra agir avec tous les moyens en notre pouvoir pour abattre la Russie – cela nous concerne nous et c’est notre propre intérêt. Le point où nous divergeons, c’est que tu crois que les Russes veulent la guerre, alors que je pense qu’ils veulent simplement en brandir la menace sans avoir effectivement l’intention de déclencher la guerre, mais je reconnais en même temps qu’on peut cependant en arriver jusque-là.

Durant des années, j’ai étudié les méthodes et les procédés de la diplomatie russe de l’époque passée aussi bien que contemporaine , et je sais qu’une guerre a chaque fois signifié pour elle une défaite et c’est pourquoi elle ne l’a jamais voulue. En effet, premièrement les succès sont moins chers et plus sûrs lorsqu’elle procède à de simples intimidations diplomatiques, et deuxièmement toute nouvelle guerre ne fait que démontrer que l’armée russe est relativement faible lorsqu’il s’agit de visées de conquête. En Russie, les généraux exagèrent à tel point leur capacité militaire, que même lorsque les diplomates l’évaluent à 30% de moins, ils mesurent encore trop haut le potentiel de l’armée. De tous les facteurs qu’ils font entrer en ligne de compte, celui de leur propre armée présente le plus d’impondérables. Ce n’est que là où les autres se battent pour elle (par exemple 1813-1814) que la diplomatie russe part volontiers en guerre.

Si Gladstone accède au pouvoir en Angleterre, alors la diplomatie russe aura la situation la plus favorable qu’elle attend depuis des décennies : la France comme allié actif et l’Angleterre faisant preuve d’une neutralité bienveillante – ce qui est déjà énorme. Je suis persuadé que les Russes adopteront alors des positions rigides. Cependant si la guerre devait éclater effectivement, ce serait contre leur volonté.

Il est absolument certain que l’emprunt est fait pour l’éventualité d’une guerre . Mais ce n’est que le symptôme selon lequel ces messieurs se préparent à toute éventualité. Tous les autres symptômes auxquels tu fais allusion – interdiction d’exporter du seigle, manœuvres au cours desquelles les Russes ont expérimenté sur la Mer Noire des opérations de débarquement, etc. – ne font que le confirmer à mes yeux. Le calcul est que l’Europe, et notamment la Triplice craindra plus une guerre, au moment décisif, que l’inattaquable Russie de son côté, si bien que la Russie empochera alors un avantage en Orient, et les chauvins français seront les dindons de la farce.

Tu penses que la Russie devra déclencher la guerre, en raison de ses difficultés intérieures . Je ne le crois pas – du moins au sens où tu l’entends certainement. Trois classes souffrent en Russie : la noblesse des propriétaires fonciers, le paysan et le prolétariat naissant. Ce dernier est encore trop faible et la première déjà trop affaiblie pour faire une révolution. Quant aux paysans, ils ne peuvent aller plus loin que des émeutes locales, tant qu’un soulèvement victorieux des centres urbains n’apporte pas à ces émeutes le ciment et la base qui leur fait défaut. En revanche, la jeune bourgeoisie s’épanouit comme nulle part ailleurs : elle atteint doucement le point où elle doit entrer en conflit avec la bureaucratie, mais cela peut encore durer des années. La bourgeoisie russe est née des distillateurs d’eau de vie et des fournisseurs de l’armée qui pillent l’État, elle est devenue ce qu’elle est grâce à l’État – protection douanière, subventions, vol de l’État, ainsi que permission et protection de l’État pour exploiter le plus férocement les ouvriers. Il faudra que la situation se durcisse terriblement pour que cette bourgeoisie – dont l’infamie dépasse encore celle de la nôtre – secoue le tsarisme.

Cette bourgeoisie ne peut favoriser la guerre que pour autant qu’elle ait découvert que le panslavisme traduit un fait matériel ou plutôt a une base matérielle : l’agrandissement du marché intérieur par des annexions. D’où le fanatisme slavophile, d’où la haine féroce des Allemands - il y a 20 ans encore, tout le commerce et l’industrie n’étaient-ils pas presque exclusivement entre des mains allemandes ! – d’où la chasse aux Juifs. Cette misérable et inculte bourgeoisie qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez souhaite effectivement la guerre et développe une propagande de boutefeu dans la presse. Mais ce n’est pas par crainte d’une révolution à l’intérieur que le tsar a besoin de déclencher une guerre aujourd’hui, comme c’était le cas dans les années 1870, lorsque la noblesse déchue s’était rendu compte dans les zemstvos que sa situation était partout semblable et en avait tiré une grande amertume. À présent, cette noblesse est dégringolée trop bas et les bourgeois lui rachètent ses domaines, de sorte qu’elle est pratique-ment tombée au pouvoir de la bourgeoisie d’argent : cette dernière forme le nouveau rempart du tsarisme, précisément dans les grandes villes d’où seul le danger pourrait menacer. Or une révolution de palais ou un attentat heureux ne pourrait amener au pouvoir que la bourgeoisie, quelle que soit la force d’où est venu le coup. Cette bourgeoisie serait certes capable de se précipiter encore plus tôt dans une guerre que le tsar lui-même . Mais c’est chose secondaire.
Nous voyons tous deux pointer la menace de guerre, et malgré la famine en Russie, que tu sous-estimes nettement, la direction peut glisser d’entre les mains des gouvernants, et nous devons aussi être préparés à cette éventualité. Je verrai ce qu’il convient de faire en France, où il faut attirer l’attention des nôtres sur différentes choses, mais cela ne peut venir que des Français eux-mêmes . Ils doivent se rendre compte qu’une guerre menée en alliance avec la Russie contre l’Allemagne serait avant tout aussi une guerre contre le parti socialiste le plus puissant et le plus prompt à la riposte d’Europe et qu’il ne nous resterait rien d’autre à faire que de frapper de toutes les forces sur tout assaillant qui aiderait la Russie. En effet : ou bien nous succombons, et alors tout le mouvement socialiste en Europe est foutu pour vingt ans ; ou bien nous arriverons nous-mêmes au pouvoir, et alors s’applique aux Français ce que dit la Marseillaise : « Quoi, ces cohortes étrangères feraient la loi dans nos foyers ? » En aucun cas, le système allemand actuel ne survivra à la guerre, car la défense exige des efforts gigantesques ; des moyens révolutionnaires.

Tu as raison, si la guerre arrive, il faut que nous exigions l’armement général du peuple . Mais en connexion à l’organisation déjà existante, qui est déjà préparée en cas de guerre. Autrement dit : incorporation de tous ceux qui n’ont pas subi jusqu’ici d’entraînement militaire en corps de réserve et landsturm et, surtout, préparation militaire improvisée sur le tas des nouveaux incorporés outre leur armement et intégration en cadres fixes.

Il faudra que la proclamation adressée aux Français reçoive une forme quelque peu différente. Les diplomates russes ne sont pas bêtes au point de provoquer une guerre aux yeux de toute l’Europe. Au contraire, ils manœuvreront de telle sorte que le camp provocateur semblera être, ou bien la France, ou bien l’un des pays de la Triple Alliance. Les Russes ont toujours des casus belli, prétextes de guerre, tout prêts par douzaines dans leurs cartons : ce qu’il faudra répondre exactement dépendra du prétexte avancé pour déclarer la guerre. En tout cas, il faudra que nous déclarions que, depuis 1871, nous étions à tout moment disposés à nous entendre pacifiquement avec la France ; que, sitôt notre Parti arrivé au pouvoir, il ne pourrait exercer son règne, sans que l’Alsace-Lorraine ne décide librement de son avenir, mais que si l’on nous contraignait à la guerre – et ce dans une guerre des Français alliés aux Russes – nous y verrions une attaque contre notre existence et nous devrions nous défendre par tous les moyens en utilisant toutes les positions qui sont à notre disposition, et donc aussi Metz et Strasbourg.

En ce qui concerne les opérations de guerre elles-mêmes, il y a tout d’abord deux aspects qui sont décisifs : la Russie est faible dans l’attaque mais d’une force énorme dans la défense, il est impossible de lui porter un coup au cœur. La France est puissante dans l’attaque, mais, après quelques défaites, est incapable d’attaquer et devient inoffensive. Comme je ne compte pas sur le commandement des Autrichiens et la troupe des Italiens, notre armée aura à conduire son attaque principale et à faire front. Dans cette guerre, il faudra tout d’abord tenir les Russes en échec, mais il faudra défaire les Français. Dès lors que l’offensive française sera hors d’état de nuire, on pourra passer à la conquête de la Pologne jusqu’à la Dvina et au Dniepr : avant ce serait difficile à réaliser. C’est ce qu’il faudra effectuer avec des moyens révolutionnaires et, si nécessaire, en cédant une partie de la Pologne prussienne et de toute la Galicie à la Pologne qu’il s’agit de restaurer . Si tout cela se passe bien, il s’ensuivra aussi une révolution en France. En même temps nous devons avoir à cœur d’offrir aux Français au moins Metz et la Lorraine comme cadeau de paix.
Mais il est probable que cela ne se passera pas si bien. Les Français ne se laisseront pas abattre aussi facilement, leur armée est excellente et mieux armée que la nôtre, et pour ce qui concerne le commandement en chef chez nous, il ne me semble pas qu’on puisse en attendre grand-chose. On a vu cet été que les Français avaient appris à procéder à la mobilisation. Il est certain aussi qu’ils ont assez d’officiers pour leur première armée de campagne – qui est plus forte que la nôtre. Ce n’est que lorsque d’autres troupes monteront ensuite en ligne qu’apparaîtra notre supériorité de commandement. De plus, le chemin direct entre Berlin et Paris est barré des deux côtés par un système aussi puissant de fortifications. Bref, dans le cas le plus favorable, on en viendra probablement à une lutte pleine d’à-coups qui, nécessitant que l’on jette toujours à nouveau des renforts dans la mêlée, sera conduite jusqu’à l’épuisement d’un camp ou jusqu’à l’intervention de l’Angleterre qui décidera dans un sens ou dans l’autre, puisqu’elle pourra, dans ces circonstances, affamer et forcer à la paix l’Allemagne ou la France, en empêchant simplement l’importation de céréales. Ce qui se passera pendant ce temps-là à la frontière russe, c’est ce qui dépendra en premier lieu des opérations que mèneront les Autrichiens : nous sommes là devant l’impondérable.

Une chose me paraît en tout certaine : si nous sommes battus, le chauvinisme et la guerre de revanche domineront tout en Europe pour longtemps. Si nous triomphons, notre parti sera au pouvoir. En conséquence : la victoire de l’Allemagne signifie la victoire de la révolution, et, si l’on en vient là, nous devons non seulement la souhaiter mais encore la promouvoir par tous les moyens.

L’article de Bernstein devait constituer une réponse à l’opportunisme de Vollmar, et en tant que tel eût été très utile . Mais au lieu de cela le brave Bernstein tourne autour du pot jusqu’à ce qu’il en arrive subitement à répondre à la fraternisation de Cronstadt entre Français et Russes . Il y dit naturellement des choses qui ne sont absolument pas à leur place, alors qu’il aurait dû soulever de tout autres aspects du problème : que si la France représente formellement la révolution vis-à-vis de l’Allemagne, celle-ci, en raison de son parti ouvrier, est matériellement à la pointe de la révolution, et c’est ce qui apparaîtra au grand jour au moment de la guerre – parce que nous, et avec nous la révolution, serons ou bien écrasés, ou bien au contraire hissés au pouvoir. C’est ce qu’il eût fallu dire dans tous les cas.

J’ai juste le temps aujourd’hui de te répondre à propos des Russes, et de fait c’est la seule chose importante, le reste n’étant que babiole .
Pour ce qui concerne la possibilité que la guerre éclate au printemps, il faut tenir compte de trois courants en Russie. Le premier, c’est la diplomatie, dont je continue d’affirmer qu’elle recherche des succès sans vouloir en payer le prix par une guerre, ni en prendre le risque ; mais c’est justement pourquoi elle fait tout pour préparer la guerre, de façon à pouvoir exploiter au maximum la position éminemment favorable de la Russie dans la défense. C’est ce qui se passe à chaque fois : cela permet de poser des revendications draconiennes qu’elle maintient jusqu’au dernier moment pour tirer le plus grand profit possible de la peur de la guerre chez l’adversaire, dont la position est plus risquée – mais sans qu’on en vienne aux mains. Cependant, à côté de la diplomatie, il y a l’armée qui en Russie, malgré les innombrables revers subis dans les guerres, est très sûre de sa force et prend des airs de matamore, plus que partout ailleurs. C’est elle qui voudrait passer aux actes. Et, troisièmement, il y a la jeune bourgeoisie : l’extension incessante du marché lui semble, comme dans les années quarante à la bourgeoisie américaine, une chose qui va de soi, si bien qu’il lui semble évident que la Russie ait pour mission historique de libérer les Slaves et les Grecs et de dominer tout l’Est de l’Europe. Il faut mettre tous trois en balance, mais, sous le règne d’Alexandre III, la diplomatie l’a toujours emporté jusqu’ici. Or, la disette vient s’ajouter à tout cela. Celle-ci est très grave dans l’Est et le Sud-Est. La famine sévit de manière aigüe partout à l’Est d’une ligne à l’arrière d’Odessa, Nijni-Novgorod et Viatka ; plus on va à l’Ouest à partir de cette ligne, meilleure devient progressivement la récolte ; tout à fait à l’Ouest, la récolte de blé a même été passable par endroits. La récolte de seigle a été partout mauvaise. En Russie, les pommes de terre ne sont pas une denrée alimentaire populaire. La forme terriblement aiguë de la famine dans la vallée de la Volga démontre à quel point les moyens de communication en Russie sont toujours lamentables. Tout cela fait apparaître clairement que tu prendrais des risques inconsidérés, si tu voulais donner foi aux affirmations des militaires qui demandent des crédits de guerre en Allemagne et pour cela affirment péremptoirement que la guerre sera pour le printemps. De même que la diplomatie russe a coutume de préparer la guerre de manière d’autant plus fiévreuse qu’elle a moins envie de la déclencher, de même est-il du devoir de l’état-major de vous persuader au parlement que la guerre est certaine pour avril 1892. Tu as parfaitement raison de bien prendre en considération ces informations, et je te serais très reconnaissant si tu pouvais me faire parvenir à ce sujet des nouvelles de source authentique, mais il faut savoir aussi que, ce faisant, ces gens poursuivent aussi des buts secondaires.
Ce point n’est pas aussi académique qu’il en a l’air. En fait, il est de première importance, à partir du moment où les demandes de crédits sont déposées au parlement par le gouvernement. Si nous sommes convaincus que cela va démarrer au printemps, alors nous pouvons difficilement être opposés par principe à ces crédits. Or, ce serait pour nous une situation plutôt fatale. Car tous les partis de lèche-culs jubileraient, en se félicitant d’avoir eu raison et en nous voyant maintenant devoir fouler aux pieds la politique que nous avons constamment poursuivie pendant vingt ans. Et un tournant aussi subit provoquerait des frictions au sein du parti et aussi au plan international.

D’autre part, il se peut tout de même que la guerre survienne au printemps. Quelle sera donc notre attitude vis-à-vis des crédits de guerre ?

À mon avis, il ne peut y avoir qu’une seule position sur ce point :

1. Pour modifier l’armement, il n’y a plus assez de temps. Si la paix dure jusqu’à ce qu’on ait introduit de nouveaux canons et un nouveau fusil de petit calibre, alors la paix tiendra de toute façon. Il s’agit donc de faux prétextes. 2. La même chose vaut, et plus encore, pour de nouveaux corps de l’armée permanente, c’est-à-dire pour la demande de création de nouveaux régiments. Ces quelques créations nouvelles que l’on réclame aujourd’hui ne comptent guère en présence des armées géantes de notre temps, et si c’est pour servir comme corps d’école pour pouvoir mettre sur pied davantage d’hommes et les former, cela ne pourrait se faire qu’au bout de longues années de paix, et c’est donc superflu pour la guerre de ce printemps. En revanche, 3. toutes les demandes tendant à rapprocher l’actuelle armée de l’armement général du peuple, tendant à renforcer exclusivement la défensive, à former et armer des troupes d’hommes de tous les groupes d’âges de 17 à 60 ans qui n’ont jamais été appelés jusqu’ici, et à les incorporer dans des corps fixes, sans accroissement des contrôles tracassiers – pour cela nous pourrions consentir de l’argent . Nous ne pouvons pas demander que l’organisation militaire existante soit bouleversée lorsque la guerre menace, mais si l’on veut entraîner maintenant aussi bien que possible la grande masse des hommes aptes au service et non encore formés et les encadrer – pour une lutte véritable, et non pour la parade et les brimades – alors c’est un pas vers notre défense populaire que nous ne pouvons qu’accepter.
Si la menace de guerre grandit, alors nous pourrons dire au gouvernement que nous sommes prêts, si l’on nous en met en mesure par un traitement adéquat, à le soutenir contre l’ennemi extérieur à condition qu’il mène la guerre sans pitié, par tous les moyens, y compris révolutionnaires . Si l’Allemagne est attaquée de l’est et de l’ouest, tous les moyens sont bons pour la défense. Il en va de l’existence nationale et aussi, pour nous, du maintien de la position et des chances d’avenir que nous avons arrachées par la lutte. Plus la guerre sera conduite de façon révolutionnaire, plus elle sera faite dans notre sens. Et il peut arriver – étant donné la couardise des bourgeois et des hobereaux, qui veulent sauver leur propriété – que nous soyons le seul parti de guerre réellement énergique. Et il peut naturellement arriver aussi que nous devions prendre les rênes du pouvoir et jouer au 1794 pour jeter dehors les Russes et leurs alliés.

Je dois m’arrêter, parce que je dois envoyer cette lettre en recommandé, et le bureau ferme après 5 heures. Je m’attendais déjà, après les expériences du passé, qu’en sous-main on renforce considérablement la première armée mobilisable de campagne : nous ne demandons pas mieux de le voir confirmé de source authentique. Pour ce qui concerne les Autrichiens, les hommes sont absolument remarquables, les sous-officiers braves, mais ils sont très inégalement préparés au combat, tandis que les officiers supérieurs sont absolument incertains. De plus, on peut s’attendre à ce que le com¬mandement suprême revienne à quelqu’un qui a rendu des services de maquereau à François-Joseph.
Je prépare quelque chose pour les Français sur le cas de guerre, mais il est bigrement difficile de ne pas y faire plus de mal que de bien, car les Français sont si susceptibles.

Ci-inclus quelques extraits sur la disette russe qui s’étend encore plus vers l’ouest que je ne le croyais . C’est ce que l’on trouve tous les jours dans la presse anglaise. Les choses ont pris effectivement un tour très grave, et l’on n’arrête pas d’envoyer d’autres troupes à l’ouest – ne serait-ce que pour pouvoir les nourrir, comme Mendelsohn me l’a confirmé hier. Il faudrait que les Russes soient fous pour déclencher la guerre, mais partout le parti militariste est fou, et la bourgeoisie russe est stupidement bornée, chauvine et avide à l’extrême. Si la guerre doit éclater, alors il vaut mieux que ce soit bientôt, les Russes seront alors les perdants.

Comme il faut dire les choses telles qu’elles sont aux Français sur notre situation en cas de guerre – une chose certes bigrement difficile –, j’ai écrit un article français que j’ai envoyé à Laura . Elle m’a répondu aujourd’hui qu’elle aussi bien que Paul sont ravis de cet article qui correspond exactement à ce qui est nécessaire pour les Français, etc. Si Guesde est du même avis – il est encore à Lille où il représente Lafargue, encore emprisonné, auprès des électeurs –, alors l’article sera publié. Il a été écrit à l’origine pour l’Almanach socialiste français, mais il est possible et même, à mon avis, probable qu’il soit trop dur pour les éléments confus de cette revue, et il paraîtrait alors dans le Socialiste, que tu lis, je l’espère. Je leur dis ceci : nous aurions la certitude pratiquement absolue d’arriver au pouvoir avant dix ans ; or, nous ne pourrions conquérir le pouvoir et moins encore le garder sans réparer les péchés que nos prédécesseurs ont commis contre les autres nationalités. C’est dire qu’il nous faudrait : 1. préparer ouverte-ment la restauration de la Pologne ; 2. mettre les Schlesvigois du Nord et les Alsaciens-Lorrains en état de décider librement de leur appartenance : la question de l’Alsace-Lorraine ne se pose absolument pas entre une France et une Allemagne socialistes. En conséquence, il n’y aurait absolument aucune raison pour une guerre à cause de l’Alsace-Lorraine. Mais si la bourgeoisie française déclenche néanmoins une telle guerre et se met pour cela au service du tsar de Russie qui est aussi l’ennemi des bourgeois de toute l’Europe occidentale, ce sera alors le reniement de la mission révolutionnaire de la France. En revanche, comme nous, socialistes allemands, arriverons au pouvoir dans les 10 ans si la paix se maintient, nous avons le devoir de défendre la position que nous avons conquise à l’avant-garde du mouvement ouvrier, et ce non seulement contre tous les ennemis de l’intérieur, mais encore ceux de l’extérieur. Si la Russie était victorieuse, nous serions écrasés. Par conséquent, sus à la Russie, si elle commence la guerre, sus aux Russes et à leurs alliés, quels qu’ils soient. Ensuite, nous avons à faire en sorte pour cela que la guerre soit menée avec tous les moyens révolutionnaires et que tout gouvernement qui se re-fuserait à utiliser ces moyens soit rendu impossible ; c’est-à-dire que nous prendrions nous-mêmes la direction au moment voulu. Nous n’avons pas encore oublié le glorieux exemple des Français de 1793, et si l’on nous y oblige, il se pourrait que nous commémorions le centième anniversaire de 1793 en montrant que les ouvriers allemands de 1893 ne sont pas indignes des sans-culottes de l’époque, et si les soldats français passaient nos frontières, nous les accueillerions au cri de :

Quoi, ces cohortes étrangères

Feraient la loi dans nos foyers ?

(Marseillaise).

Tel est le raisonnement général. Dès que le texte sera définitive-ment établi (j’attends naturellement quelques propositions pour certaines légères modifications) et que l’on commencera à l’imprimer, je traduirai cet article en allemand et nous verrons alors ce que nous en ferons. Je ne suis pas sûr que vos conditions existant en Allemagne pour la publication permettront que l’on imprime cet article, peut-être que cela marchera si vous faites quelques restrictions – on verra bien. Quoi qu’il en soit, mes articles n’engagent pas la responsabilité du Parti – ce qui est une grande chance aussi bien pour moi que pour lui, bien que Liebknecht se figure qu’il s’agit d’un malheur pour moi, ce qui ne me vient même pas à l’idée.

Les comptes rendus rapportent que tu as prétendu que j’avais prédit l’effondrement de la société bourgeoise pour 1898. Il y a là une petite erreur quelque part, car j’ai dit simplement qu’il était bien possible que nous arrivions au pouvoir d’ici là. La vieille société bourgeoise, au cas où cela ne se produirait pas, pourrait encore continuer à végéter pendant quelque temps – aussi longtemps qu’un coup venu de l’extérieur n’aura pas fait s’effondrer l’édifice vermoulu. Or, une telle vieille boîte pourrie peut encore tenir pendant quelques décennies après son essentielle mort intérieure, s’il n’y a pas de coup de vent. Je me garderai donc bien de faire une telle prophétie. En revanche, notre arrivée à la possibilité du pouvoir relève du pur calcul de probabilités d’après des lois mathématiques.

Tout cela étant, j’espère que la paix continuera . Nous sommes dans la situation de quelqu’un qui n’a pas besoin de jouer son va-tout à la banque – et c’est ce à quoi nous obligerait la guerre. Dans dix ans nous serions tout autrement préparés. Voici pourquoi.

Pour prendre en main les moyens de production et les faire fonctionner, il nous faut des gens qui aient une formation technique – et ce en masse. Or nous ne les avons pas ; nous sommes même assez contents que le peuple "cultivé" nous ait laissés, en gros, jusqu’ici tranquilles. Il en va tout autrement maintenant. Nous sommes désormais assez forts pour pouvoir supporter et digérer n’importe quelle quantité de brouet cultivé, et je prévois que, dans les prochaines 8-10 années, nous recruterons suffisamment de jeunes techniciens, médecins, juristes et maîtres d’école pour pouvoir faire gérer les fabriques et les grands domaines par des camarades de parti pour le compte de la nation. C’est alors que notre accession au pouvoir sera à l’image complète d’un processus de la nature et se déroulera relativement sans encombre. En revanche, si nous arrivions prématurément au pouvoir à cause d’une guerre, les techniciens seraient nos adversaires par principe, et ils nous tromperaient et trahiraient à chaque fois qu’ils le pourraient : nous devrions utiliser la terreur à leur encontre et ils nous arnaqueraient quand même . C’est ce qui est arrivé constamment aux révolutionnaires français à une petite échelle : ils durent, même dans l’administration ordinaire, laisser occuper par les vieux réactionnaires les postes subalternes où s’effectue le véritable travail, et ceux-ci entravaient et paralysaient tout. C’est pourquoi, j’espère et je souhaite que nous en restions à notre bonne et sûre évolution progressive, qui avance sur son chemin normal avec la sérénité et l’inéluctabilité d’un processus naturel.

TROISIÈME PARTIE

3.3. Guerre mondiale et prévision marxiste

Mais les voix des électeurs sont loin de constituer la force principale du socialisme allemand . Chez nous, on n’est électeur qu’à l’âge de vingt-cinq ans, mais à vingt ans on est soldat. Or, comme c’est précisément la jeune génération qui fournit au parti ses conscrits les plus nombreux, il s’ensuit que l’armée allemande devient de plus en plus infectée de socialisme. Aujourd’hui, nous avons un soldat sur cinq, dans quelques années nous en aurons un sur trois ; vers 1900, l’armée, jadis l’élément prussien par excellence en Allemagne, sera socialiste dans sa majorité. Cela s’impose comme une fatalité. Le gouvernement de Berlin la voit arriver tout aussi bien que nous, mais il est impuissant. L’armée lui échappe.

Combien de fois les bourgeois ne nous ont-ils pas sommés de renoncer à tout jamais à l’emploi des moyens révolutionnaires, de rester dans la légalité, maintenant que la législation exceptionnelle est tombée et que le droit commun est rétabli pour tous, y compris les socialistes !
Malheureusement, nous ne sommes pas dans le cas de faire plaisir à messieurs les bourgeois. Ce qui n’empêche pas que, pour le moment, ce n’est pas nous que la légalité tue. Elle travaille si bien pour nous que nous serions fous d’en sortir tant que cela dure. Reste à savoir si ce ne seront pas les bourgeois et leur gouvernement qui en sortiront les premiers pour nous écraser par la violence. C’est ce que nous attendrons. Tirez les premiers, messieurs les bourgeois !

Nul doute, ils tireront les premiers. Un beau jour, les bourgeois allemands et leur gouvernement, dégoûtés d’assister, les bras croisés, aux débordements toujours croissants du socialisme, auront recours à l’illégalité et à la violence. À quoi bon ! La force peut écraser une petite secte, du moins sur un terrain limité ; mais il n’y a pas de force qui puisse extirper un parti de deux millions d’hommes répandus sur toute la surface d’un grand Empire. La violence contre-révolutionnaire, tant que durera sa force supérieure, pourra retarder de quelques années le triomphe du socialisme, mais ce sera pour le rendre d’autant plus complet.

Tout ce qui précède a été dit sous la réserve que l’Allemagne pourra suivre en paix son développement économique et politique. Une guerre changerait tout cela. Et la guerre peut éclater d’un moment à l’autre…
L’Empire allemand est une monarchie aux forces semi-féodales, mais dominée, en dernier lieu, par les intérêts économiques de la bourgeoisie. Grâce à Bismarck, cet empire a commis d’énormes fautes. Sa politique intérieure, policière, tracassière, mesquine, indigne du gouvernement d’une grande nation, lui a valu le mépris de tous les pays bourgeoisement libéraux ; sa politique extérieure a suscité la méfiance, sinon la haine, des nations voisines. Par l’annexion violente de l’Alsace-Lorraine, le gouvernement allemand a rendu impossible, pour longtemps, toute réconciliation avec la France, sans gagner aucun avantage réel pour lui-même ; il a rendu la Russie l’arbitre de l’Europe. Cela est si évident que, dès le lendemain de Sedan, le Conseil général de l’Internationale a pu prédire la situation européenne d’aujourd’hui. Dans son Adresse du 9 septembre 1870, il a dit :

« Les patriotes teutons s’imaginent-ils en réalité qu’ils vont assurer la liberté et la paix en jetant la France dans les bras de la Russie ? Si l’Allemagne, emportée par la fortune des armes, l’arrogance de la victoire, l’intrigue dynastique, commettait une spoliation territoriale sur la France, de deux choses l’une : ou elle devrait se faire ouvertement l’instrument de la politique conquérante de la Russie, ou bien, après un court armistice, elle aurait à braver une nouvelle guerre défensive, une guerre qui au lieu de ressembler à ces guerres "localisées" d’invention moderne, serait une guerre contre les races slave et romane combi-nées » …

En cas de guerre, l’Allemagne d’abord, la France ensuite en seront le théâtre principal ; ces deux pays surtout en payeront les frais sous forme de dévastation. Il y a plus. Cette guerre, dès l’abord, se distinguera par une série de trahisons entre alliés, telles que même les annales de la traîtresse diplomatie ne nous en ont pas fourni jusqu’ici ; la France ou l’Allemagne, ou toutes les deux, en seront les principales victimes. Il est donc presque sûr que ni l’un ni l’autre de ces deux pays, face à de telles perspectives, ne provoquera la lutte ouverte. Mais la Russie, protégée par sa position géographique et par sa situation économique contre les suites les plus funestes d’une série de défaites, la Russie officielle seule peut trouver son intérêt à faire éclater une si terrible guerre : c’est elle qui y poussera. Dans tous les cas, étant donné la situation politique actuelle, il y a dix contre un à parier qu’au premier coup de canon sur la Vistule, les armées françaises marcheront sur le Rhin.

Alors, l’Allemagne combat pour son existence même. Victorieuse, elle ne trouve rien à annexer. À l’Est comme à l’Ouest, elle ne trouve que des provinces de langue étrangère ; de celles-là, elle n’en a déjà que trop. Battue, écrasée entre le marteau français et l’enclume russe, elle devra céder à la Russie l’ancienne Prusse et les provinces polonaises, au Danemark le Schleswig, à la France toute la rive gauche du Rhin, Même si la France s’y refusait, son alliée lui imposerait cette conquête ; ce qu’il faut avant tout à la Russie, c’est une cause d’inimitié permanente entre la France et l’Allemagne. Réconciliez ces deux grands pays, et c’en est fait de la suprématie russe en Europe. Démembrée de cette sorte, l’Allemagne serait incapable de remplir le rôle qui lui incombe dans le développement historique européen ; réduite au rôle que lui avait imposé Napoléon après Tilsit, elle ne pourrait vivre qu’en préparant une nouvelle guerre de réhabilitation nationale ; mais en attendant, elle serait l’humble instrument du tsar qui ne manquerait pas de s’en servir – contre la France.

Que deviendrait en pareille circonstance le parti socialiste allemand ? Il va sans dire que ni le tsar ni les républicains bourgeois français, ni le gouvernement allemand lui-même ne laisseraient passer une si bonne occasion pour écraser le seul parti qui est, pour eux tous, l’ennemi. Nous avons vu comment Thiers et Bismarck se sont donné la main sur les ruines du Paris de la Commune ; nous verrions alors le tsar, Constans, Caprivi (ou leurs successeurs quelconques) s’embrasser sur le cadavre du socialisme allemand …

Résumons. La paix assure la victoire du parti socialiste allemand dans une dizaine d’années ; la guerre lui offre ou la victoire dans deux ou trois ans, ou la ruine complète, au moins pour quinze à vingt ans. Dans cette position, les socialistes allemands devraient être fous pour préférer le va-tout de la guerre au triomphe assuré que leur promet la paix. Il y a plus. Aucun socialiste, de n’importe quel pays, ne peut désirer le triomphe guerrier, soit du gouvernement allemand actuel, soit de la république bourgeoise française ; encore moins celui du tsar, qui équivaudrait à la subjugation de l’Europe .

Mais si néanmoins la guerre doit éclater, une chose est certaine. Cette guerre, où quinze à vingt millions d’hommes armés s’entrégorgeraient et dévasteraient l’Europe comme jamais elle n’a été dévastée, cette guerre ou bien amènerait le triomphe immédiat du socialisme, ou bien elle bouleverserait tellement l’ancien ordre des choses, elle laisserait partout après elle un tel monceau de ruines que la vieille société capitaliste deviendrait plus impossible que jamais, et que la révolution sociale, retardée de dix à quinze ans, n’en serait que plus radicale et plus rapidement parcourue .

Est-ce qu’on n’a pas vu se réaliser la prédiction de la première Adresse : si la guerre de défense de l’Allemagne contre Louis Bonaparte dégénère en guerre de conquête contre le peuple français, toutes les misères qui se sont abattues sur l’Allemagne après les guerres dites de libération renaîtront avec une intensité nouvel-le ? N’avons-nous pas eu encore vingt autres années de domination bismarckienne, et pour remplacer les persécutions contre les démagogues, la loi d’exception et la chasse aux socialistes, avec le même arbitraire policier, avec littéralement la même façon monstrueuse d’interpréter la loi ?

Et ne s’est-elle pas réalisée à la lettre la prédiction que l’annexion de l’Alsace-Lorraine « jetterait la France dans les bras de la Russie » et qu’après cette annexion l’Allemagne ou bien deviendrait le valet servile de la Russie, ou bien serait obligée, après un court répit, de s’armer pour une nouvelle guerre, et, à vrai dire, « pour une guerre raciale contre les races latines et slaves coalisées » ? Est-ce que l’annexion des provinces françaises n’a pas poussé la France dans les bras de la Russie ? Bismarck n’a-t-il pas vainement, pendant vingt années entières, brigué les bonnes grâces du tsar, s’abaissant à des services plus vils encore que ceux que la petite Prusse, avant qu’elle ne fût « la première puissance d’Europe », avait coutume de déposer aux pieds de la Sainte-Russie ? Et ne voit-on pas quotidiennement, suspendue au-dessus de notre tête, telle l’épée de Damoclès, la menace d’une guerre, au premier jour de laquelle tous les traités d’alliance des princes s’en iront en fumée ? D’une guerre dont rien n’est sûr que l’absolue incertitude de son issue, d’une guerre raciale qui livrera toute l’Europe aux ravages de quinze à vingt millions d’hommes armés ; et si elle ne fait pas encore rage, c’est uniquement parce que le plus fort des grands États militaires est pris de peur devant l’imprévisibilité totale du résultat final .

Quatrième partie

Projet militaire de la social-démocratie

Avant-propos

Les articles ci-après réimprimés ont été publiés en mars 1893 dans le « Vorwärts » de Berlin, pendant que le débat au Reichstag autour du projet de loi militaire battait son plein .

Mon point de départ dans ce travail, qui d’ailleurs se fait de plus en plus entendre, est que le système des armées permanentes dans toute l’Europe a été poussé à l’extrême, de sorte que soit il ruinera économiquement les peuples par ce fardeau militaire, soit il dégénérera en guerre d’anéantissement, à moins qu’on ne transforme à temps les armées permanentes en un système de milices basées sur l’armement généralisé du peuple.

J’essaie de prouver que cette transformation est d’ores et déjà possible, même pour les gouvernements actuels et dans la situation politique actuelle. De la sorte, partant de cette situation, je ne propose ici que des mesures susceptibles d’être adoptées aujourd’hui par tout gouvernement sans préjudice pour la défense de son pays. Je m’efforce seulement de montrer que, d’un strict point de vue militaire, absolument rien ne s’oppose à l’abolition progressive des armées permanentes ; et que si malgré cela l’on conserve ces troupes, ce n’est pas pour des raisons militaires, mais politiques, qu’en un mot, les armées ne doivent pas tant protéger contre un ennemi extérieur que contre l’ennemi intérieur .

La réduction progressive du temps de service par contrat international qui constitue le point central de ma démonstration, me semble être la voie la plus simple et la plus rapide pour opérer la transition de l’armée permanente à l’armement du peuple organisé en milices. Les modalités d’un tel accord varieront selon le caractère des gouvernements y participant et selon leur situation politique respective. Il est impossible que les choses se présentent plus favorablement que maintenant ; or, on peut déjà prendre à l’heure actuelle un temps de service maximal de deux ans comme point de départ, et dans quelques années on sera peut-être amené à choisir une durée bien inférieure.
En posant l’instruction gymnastique et militaire de toute la jeunesse masculine comme condition essentielle pour la transition au nouveau système, j’exclus expressément toute confusion du système de milice que je propose ici avec une quelconque autre milice actuellement existante, par exemple, en Suisse.

Londres, 28 mars 1893 F. Engels

I

Depuis vingt-cinq ans l’armement de l’Europe entière à atteint des sommets. Les grands États cherchent à s’éclipser mutuellement en puissance et capacités militaires. L’Allemagne, la France, la Russie s’efforcent de se surpasser réciproquement jusqu’à l’épuisement. En ce moment précis, le gouvernement allemand exige de la population un effort nouveau si violent que notre Reichstag si complaisant s’en met à trembler. N’est-ce donc pas folie, en ce moment, de parler désarmement ?

Et pourtant, dans pratiquement tous les pays, les classes du peuple qui ont à fournir le gros des soldats et à porter la charge des impôts réclament le désarmement. Et pourtant, partout les efforts sont arrivés à un point où les forces – que ce soit les recrues, ou bien l’argent ou les deux s’approchent de l’épuisement. N’y a-t-il donc pas d’autre issue à cette impasse qu’une guerre d’anéantissement telle qu’on n’en a encore jamais vue dans le monde ?

Je dis : le désarmement et, avec lui, la garantie de la paix est possible et même relativement facile à réaliser ; et l’Allemagne plus que tout autre État civilisé en a le pouvoir et la vocation.

Après la guerre de 1870/71 a été définitivement démontrée la supériorité du système de service militaire général avec réserve et landwehr – même sous sa forme prussienne réduite d’alors – sur le système de conscription avec remplacement. Tous les pays du continent l’ont adopté sous une forme plus ou moins modifiée. En soi, cela n’aurait pas été d’un grand préjudice. L’armée qui s’appuie principalement sur les hommes mariés d’âge moyen est de nature moins offensive que l’armée de conscription de Louis-Napoléon fortement entremêlée d’engagés – de soldats de métier enrôlés. Cependant, il faut ajouter à cela l’annexion de l’Alsace-Lorraine qui ne fait de la paix de Francfort qu’un simple armistice pour la France tout comme la paix de Tilsit l’a été pour la Prusse . C’est alors que commença cette course à l’armement effrénée entre la France et l’Allemagne, dans laquelle la Russie, l’Autriche et l’Italie ont été progressivement entraînées.

On commença par prolonger le service obligatoire à la landwehr. En France, l’armée territoriale fut complétée par une réserve d’hommes plus âgés, en Allemagne on a rétabli la deuxième levée de la landwehr et même le landsturm . Et ainsi de suite, pas à pas jusqu’à ce qu’on ait atteint ou même dépassé la limite d’âge qu’impose la nature.
Ensuite on a augmenté l’enrôlement de recrues et constitué les cadres que nécessite leur instruction ; toutefois, même ici, la limite est presque ou complètement atteinte, et même dépassée en France. Les dernières années du contingent de l’armée française incluent déjà un nombre relativement important de jeunes gens qui ne sont pas encore ou pas du tout à la hauteur des épreuves du service. Les officiers anglais qui assistaient aux grandes manœuvres en Champagne de 1891, et qui appréciaient pleinement et parfois avec admiration la capacité de l’actuelle armée française, rapportent unanimement, impartiaux en cela, qu’un nombre démesurément grand de jeunes soldats restaient en chemin lors des marches et dans les exercices de combat. En Allemagne, nous n’avons pas encore complètement épuisé nos effectifs de réserve en hommes aptes au service, mais le nouveau projet militaire a été conçu pour y « remédier ». Bref, même à cet égard, nous nous approchons les limites de nos capacités.

Enfin, le côté moderne révolutionnaire du système de défense prussien consiste dans l’exigence de l’intégration au service de la défense nationale de tout homme en état et en âge de porter les armes. Et le seul élément révolutionnaire décelable dans l’ensemble de l’évolution militaire depuis 1870 réside précisément dans le fait qu’on s’est vu obligé – souvent à contrecœur – de conduire à bien dans la réalité même cette exigence qui, jusque-là, n’existait que dans l’imagination chauvine. À l’heure actuelle on ne peut plus mettre en question, ni la durée de l’obligation de service, ni le recrutement de tous les jeunes gens en état de porter les armes, et encore moins de la part de l’Allemagne, et encore moins de la part du parti social-démocrate qui, au contraire, est seul capable de mettre en pratique cette revendication en Allemagne.

Il ne nous reste plus qu’un point où l’on peut mettre le levier pour arriver à désarmer : la durée du temps de service sous les drapeaux. Et voilà le point d’appui d’Archimède : établissement international entre les grandes puissances du continent, du maximum du temps de service actif sous les drapeaux pour toutes les armes, disons d’abord à deux ans, mais sous réserve de diminution ultérieure immédiate dès qu’on le juge possible et avec le système de milice comme but final. Et je soutiens que c’est la vocation de l’Allemagne de présenter cette requête avant tous les autres, que ce sera l’Allemagne qui en tirera parti avant les autres, et qu’elle doit la présenter même si elle n’était pas adoptée.

II

La fixation internationale du temps de service maximal sous les drapeaux toucherait uniformément les armées de toutes les puissances. On suppose généralement que, pour une armée dont la troupe n’a pas encore connu le feu du combat, et dans les premiers temps d’une campagne, le temps de service actif constitue – dans certaines limites toutefois – le meilleur critère de son aptitude dans toute situation de guerre, notamment en ce qui concerne l’attaque stratégique et tactique. Nos combattants de 1870 ont suffisamment connu la furia française de l’attaque à la baïonnette de l’infanterie impériale, dont le temps de service est long, et la violence des attaques de cavalerie de Wörth et de Sedan ; mais à Spicheren, tout au début de la guerre, ils ont prouvé qu’ils étaient capables – même en étant inférieurs en nombre – de chasser cette même infanterie de sa position de force. Admettons donc qu’en général : dans certaines limites qui varient selon les caractères nationaux, c’est la durée de service sous les drapeaux qui détermine l’aptitude guerrière générale de troupes non habituées au combat, et notamment leur valeur dans l’offensive.

Si l’on réussit à fixer un temps de service maximal à l’échelle internationale, le rapport d’efficacité relatif des différentes armées s’établit à peu près au niveau actuel. Ce que l’une perd en disponibilité immédiate, les autres le perdent également. Autant l’attaque par surprise d’un État par un autre est exclue aujourd’hui, autant elle le sera aussi après. La différence entre le temps de service actif, par exemple en France et en Allemagne, n’a jusqu’à présent pas été de taille à peser dans la balance ; de même sous un régime de temps de service raccourci, tout dépendra, comme actuellement, de l’usage qu’on fera dans chacune des deux armées du temps de service convenu. Au demeurant, la force relative des deux armées correspondrait entièrement au rapport numérique de population des deux pays, et après l’introduction effective du service militaire général, la mesure de la force armée pour des pays de développement économique comparable (dont dépend le pourcentage d’inaptes) sera toujours donnée par le nombre de la population. À présent le champ n’est plus libre pour des tours de force comme ceux qu’avaient faits les Prussiens en 1813. Cette chance ne se présentera plus.

Par contre, beaucoup dépendra de la mise à profit du temps de service fixé. Et là, on trouvera dans presque toutes les armées des personnes qui pourraient raconter bien des choses, si elles en avaient le droit, car le cher manque d’argent a fait que dans toutes les armées une partie des recrues n’a qu’une instruction rudimentaire de quelques mois. Ce qui oblige à s’en tenir à l’essentiel ; le bric-à-brac traditionnel est alors jeté aux orties, et l’on constate, à son propre étonnement, combien peu de temps suffit pour faire d’un jeune homme de constitution physique moyenne un soldat. Bebel a raconté au Reichstag à quel point les officiers qui entrainaient la réserve supplémentaire allemande en étaient ébahis. Dans l’armée autrichienne les officiers ne manquent pas pour affirmer que la landwehr, qui a sensiblement le même temps de service que la réserve supplémentaire allemande, serait meilleure que la ligne. Il n’y a là rien d’étonnant. N’ayant pas le temps qu’on gâche dans la ligne pour des marottes – d’autant plus sacrées que surannées – on ne le perd pas.

Le règlement allemand d’exercice pour l’infanterie de 1888 limite l’instruction tactique pour le combat à l’essentiel. Il ne contient rien de nouveau ; la capacité de combattre dans toutes les positions d’inversion était déjà connue des Autrichiens après 1859, la formation de l’ensemble des colonnes des bataillons par simple association des quatre colonnes de compagnie avait été introduite par les forces de Hesse-Darmstadt à la même époque, mais elles devaient se faire interdire cette formation rationnelle par les Prussiens après 1866. Par ailleurs, le nouveau règlement supprime un énorme ramassis de cérémonies vieilles-franconiennes, aussi inutiles que sacrées ; je n’ai moi-même absolument pas de raison d’ergoter à ce sujet. Après la guerre de 1870, je me suis permis le luxe d’ébaucher un schéma approprié à la conduite de guerre actuelle, un schéma de formations fermées et de mouvements des compagnies et du bataillon : quelle ne fut pas ma surprise de voir que ce morceau d’ « État de l’avenir » se trouvait déjà réalisé dans presque tous ses éléments dans les passages s’y rapportant dans le nouveau règlement.

Mais le règlement est une chose, son exécution en est une autre. La chevalerie archaïque , qui prospère en toute période de paix dans l’armée prussienne, réintroduit par la petite porte du défilé militaire le gaspillage de temps, aboli dans les directives. Soudainement, le dressage à la parade est déclaré indispensable pour contrebalancer l’indiscipline qui serait engendrée par un ordre de combat dispersé, et ce serait là le seul moyen pour créer la véritable discipline, etc., etc. Cela ne signifie rien d’autre que l’ordre et la discipline ne peuvent être créés qu’à condition d’entraîner les hommes à des choses complètement inutiles. Déjà, la suppression du « pas de l’oie » libérerait des semaines entières pour des exercices rationnels, mis à part le fait que les officiers étrangers pourraient alors assister à une revue allemande sans devoir s’empêcher de rire.

Une institution pareillement surannée, c’est le service de garde qui, selon l’idée traditionnelle, sert à développer l’intelligence et plus encore l’indépendance d’esprit du soldat, en lui apprenant l’art – s’il ne le maîtrise pas déjà – de ne penser à rien en faction pendant deux heures. Comme il est passé dans l’usage de s’entrainer aux avant-postes sur le terrain, il n’est plus nécessaire de monter la garde en ville où existe une police qui assure la sécurité en tout genre. Qu’on l’abolisse et l’on gagnera au moins vingt pour cent de temps de service libre pour l’armée, et pour les civils la sécurité dans la rue.
Ensuite, il y a partout quantité de soldats qui, sous toute sorte de prétexte, fournissent le moins de service possible : les artisans de compagnie, les ordonnances, etc. Ici également, il y a des choses à changer.

Certes, mais qu’en est-il de la cavalerie ? N’a-t-elle pas besoin d’un temps de service plus long ? Ceci est sûrement souhaitable lorsqu’on a affaire à des recrues qui ne savent ni monter à cheval, ni en prendre soin. Mais même là, il y a beaucoup à faire. Si les rations des chevaux étaient moins restreintes – avant les manœuvres, on est obligé de les augmenter afin de rendre aux chevaux leur force normale ! – et si chaque escadron disposait d’un nombre de chevaux en surnombre, de sorte que tout le monde pourrait s’entraîner plus et plus longtemps en selle, bref, si l’on s’apprêtait sérieusement à compenser le temps de service plus court par l’élimination des choses superflues, on verrait rapidement qu’il en va de même. Même pour l’entraînement des remontes que l’on considère comme essentiel et dont je veux bien admettre la nécessité, on en trouvera bien les moyens. Et par ailleurs rien n’empêche de maintenir ou étendre, tant qu’on le juge utile, le système des volontaires de trois ou quatre ans, ou bien, pour la troupe montée, celui des engagés à long terme – contre compensations dans le service de réserve ou de la landwehr, qui permettraient la réalisation de tels projets.

Toutefois, si l’on prête l’oreille aux autorités militaires, il en serait tout autrement. Cela ne marcherait absolument pas, et il ne faudrait rien remettre en question sous peine de faire s’écrouler le tout. Depuis cinquante ans, j’ai vu tant d’institutions militaires que l’on claironnait intangibles et sacrées être jetées brutalement aux orties du jour au lendemain, et ceci exactement par les mêmes autorités ; en outre, j’ai vu tant de fois que ce qui, dans telle armée, était vanté outre mesure, était jugé en-dessous de tout dans telle autre ; j’ai tant de fois vu que les habitudes et institutions les mieux établies et les plus louées se sont avérées bêtises devant l’ennemi ; j’ai enfin observé maintes fois que chaque armée suit par convention une tradition particulière qui, destinée aux grades inférieurs, à l’homme du commun et au public, est choyée par les sous-officiers, mais tournée en dérision par les officiers indépendants d’esprit, et se trouve réduite à néant par chaque campagne militaire – bref, j’ai fait tant d’expériences historiques que je conseille à tout un chacun, de se méfier plus que tout du jugement des « experts » militaires.

III

C’est un contraste curieux : nos militaires supérieurs sont dans leur domaine la plupart du temps horriblement conservateurs, et pourtant il n’y a pas actuellement de domaine aussi révolutionnaire que le domaine militaire. Entre le canon de six livres et à tube lisse et l’obusier de sept livres que je manipulais dans le temps au Kupfergraben à Berlin et les actuelles armes à chargement par la culasse, entre le fusil d’alors à gros calibre et tube lisse et l’actuel fusil à culasse de cinq millimètres et à magasin intégré, il y a des siècles ; et ce n’est pas encore terminé car, chaque jour, la technique bouleverse radicalement toutes les nouveautés à peine introduites. Elle fait même disparaître à présent les romantiques vapeurs de poudre, et confère au combat un caractère et un cours totalement transformés et absolument imprévisibles. Il va bien falloir s’accommoder toujours plus d’une telle imprévisibilité, vu ce révolutionnement ininterrompu de la base technique de la conduite de la guerre.

Il y a à peine quarante ans, la portée de tir effective de l’infanterie était de 300 pas ; à cette distance un homme pouvait résister sans danger à une salve de tout un bataillon, à condition que tous le visent véritablement. La portée de tir de l’artillerie de campagne était déjà pratiquement inopérante entre 1.500 et 1.800 pas. Lors de la guerre franco-allemande, la bonne portée de tir se situait à 600-1.000 pas, celle du canon au maximum à 3.000-4.000 pas. Les nouveau fusils à petit calibre qui n’ont pas encore été éprouvés au combat possèdent par contre une portée qui avoisine celle des canons, leurs projectiles possèdent une force de transpercement augmentée du quadruple au sextuple ; le fusil à magasin confère à une seule section la puissance de feu qui revenait à toute une compagnie autrefois ; l’artillerie qui pourtant ne peut pas se vanter d’un rallongement de la portée de tir, a chargé ses obus avec des matières explosives nouvelles d’une efficacité insoupçonnée autrefois ; certes, l’on n’est pas encore tout à fait sûr de qui devra supporter son action, celui qui tire ou celui qui sera touché.

Et pendant que s’opère le bouleversement incessant, toujours plus rapide de l’art de la guerre tout entier, nous avons en face de nous des autorités militaires qui, il y a cinq ans encore, imposaient à leurs troupes le dressage de tout un cérémonial conventionnel et toutes les valse-hésitation artificielles d’une tactique de ligne défunte depuis longtemps, celle de feu le vieux Fritz, et qui sanctifiaient des règlements selon lesquels on risquait la défaite pour la seule raison d’être parti à droite lorsque manquait l’espace pour se déployer à gauche ! Des autorités qui jusqu’à l’heure actuelle n’osent même pas toucher aux boutons brillants et ornements métalliques de l’équipement des soldats – qui constituent autant d’aimants susceptibles d’attirer les projectiles de cinq millimètres – et qui envoient au feu les uhlans avec leurs bavettes rouges et les cuirassiers bien que – enfin ! – sans cuirasse, mais en veste blanche, et qui ont eu beaucoup de mal à sacrifier sur l’autel de la patrie ces épaulettes d’un affreux mauvais goût, mais d’autant plus sacrées, plutôt que leurs porteurs eux-mêmes.

Je suis enclin à croire que ce n’est ni dans l’intérêt du peuple allemand, ni même de l’armée allemande, que cette superstition conservatrice continue à dominer dans l’armée au mépris de la révolution technique en cours. Nous avons besoin de têtes plus fraiches, plus audacieuses et je serais fort surpris qu’on n’en trouve pas suffisamment parmi nos officiers les plus capables qui aspirent à se libérer de la routine et des usages démodés qui foisonnent à nouveau durant ces vingt années de paix. Pourtant, jusqu’au moment où ceux-ci trouveront le courage et l’occasion de faire valoir leur conviction, nous autres devrons nous enfoncer de l’extérieur dans la brèche et faire tout notre possible pour prouver que nous avons également appris quelque chose dans le domaine militaire.

J’ai essayé de démontrer ci-dessus que le temps de service de deux ans est d’ores et déjà réalisable pour toute catégorie d’arme à condition d’apprendre aux hommes ce dont ils auront besoin à la guerre et de ne pas leur faire perdre de temps avec des vieilleries traditionnelles. Mais j’ai dit d’emblée qu’on ne s’arrêterait pas à ces deux ans. La requête d’un temps de service international de deux ans ne doit être que le premier pas pour une ultérieure diminution progressive du temps de service – disons d’abord à dix-huit mois, deux étés et un hiver, ensuite à un an … et puis ? C’est ici que commence l’État de l’avenir, le système de milice authentique dont nous dirons davantage lorsque le processus en sera vraiment lancé.

Bref, le principal, c’est de lancer le processus. Lorsqu’on aura reconnu que la diminution du temps de service est une nécessité existentielle pour l’économie et la paix de tous les pays d’Europe, alors on pourra également comprendre que la formation militaire doit reposer essentiellement sur l’éducation de la jeunesse.

Lorsqu’après dix ans d’exil je suis retourné en pays rhénan, je fus agréablement surpris de voir qu’on avait installé dans toutes les cours des écoles de village des barres et des chevalets. Jusque-là, très bien, mais malheureusement cela n’allait pas très loin. On a acquis, à la prussienne, les appareils conformément aux instructions, mais leur utilisation laissait à désirer ou faisait même complètement défaut. Est-ce donc trop demander que de prendre cette tâche à cœur ? Que l’on donne aux écoliers de toutes les classes une éducation physique solide et systématique, que l’on fasse exécuter des exercices de gymnastique avec ou sans matériel tant que les membres sont encore élastiques et souples au lieu d’esquinter inutilement – comme on le fait actuellement – des gars de vingt ans à la sueur de leurs fronts pour assouplir à nouveau leurs os, muscles, et ligaments raidis par le travail ? Tout médecin vous dira que la division du travail estropie les individus qui lui sont soumis, qu’elle développe certains groupes musculaires aux dépens d’autres et ceci différemment selon la branche de travail, chaque activité produisant sa déformation propre. N’est-ce pas folie que de laisser s’estropier les gens pour ensuite, au service militaire, les redresser et les rendre plus souples ? Faut-il un degré de discernement inaccessible à l’horizon bureaucratique pour voir qu’on obtient des soldats trois fois meilleurs lorsqu’on prévient cette déformation à temps, dès l’école primaire et secondaire ?

Ceci n’est qu’un début. À l’école, l’on peut aisément apprendre aux jeunes la formation et le mouvement de détachements militaires fermés. L’écolier, par nature, se tient droit, debout et en marchant, notamment s’il profite de cours d’éducation physique ; mais combien il est difficile d’apprendre à certains de se tenir droit et de marcher droit, chacun de nous a pu l’observer pendant son temps de service. On peut pratiquer les mouvements de section et de compagnie dans toutes les écoles et ceci avec une facilité inconnue dans l’armée. Ce qui, pour la recrue, est une détestable difficulté, souvent même impossible à exécuter, n’est que jeu et divertissement pour l’écolier. Le maintien du contact, l’alignement, la direction et le changement de direction de la marche frontale, si difficilement acquis par une recrue adulte, sont appris sans peine par l’écolier dès lors qu’on l’y exerce systématiquement. Si l’on utilise une bonne partie de l’été pour des marches et des exercices sur le terrain, le corps et l’esprit du garçon n’en profiteront pas moins que le fisc militaire qui économisera ainsi des mois entiers de temps de service. Que de telles promenades militaires se prêtent particulièrement bien à faire résoudre par les élèves des problèmes de manœuvre militaire et qu’elles favorisent ainsi le développement de leur intelligence et les rendent capables d’acquérir une formation militaire propre en un laps de temps relativement court, cela a été démontré dans la pratique par mon vieil ami Beust, lui-même ancien officier prussien, dans son école de Zurich. Etant donné l’état actuel complexe de la guerre, il n’est nullement question de passer au système de milice sans formation militaire préalable de la jeunesse, et c’est justement dans ce domaine que les tentatives de Beust sont de la plus haute importance.

Et maintenant, permettez-moi de soulever un problème spécifique à la Prusse. La grande question pour l’État prussien, c’est de trouver quoi faire de ses sous-officiers à la retraite. Jusqu’à présent, ils ont été utilisés en tant que gendarme, garde-frontière, portier, copiste, fonctionnaire civil en tout genre ; il n’y a point de poste dans la bureaucratie prussienne, aussi misérable soit-il, où l’on n’ait placé ces sous-officiers. Eh bien voilà : vous avez sué sang et eau pour trouver à caser vos sous-officiers ; vous vous êtes évertués à les placer là où ils n’étaient bons à rien, à les utiliser pour des choses auxquelles ils n’entendaient rien ; ne serait-il pas temps de les employer dans une matière qu’ils maîtrisent et où ils pourraient apporter quelque chose ? Qu’ils deviennent donc maîtres d’école, non pour la lecture l’écriture et le calcul, mais pour enseigner la gymnastique et l’exercice militaire, cela leur fera du bien tout comme à la jeunesse. Et lorsque les sous-officiers seront sortis du secret des casernes et des tribunaux militaires pour passer au grand jour des cours d’écoles et des procès pénaux civils, je parie que notre jeunesse d’école rebelle en apprendra même au pire ancien écorcheur de soldat.

IV

Poursuivons notre étude afin d’examiner si un tel projet de diminution générale, régulière et progressive du temps de service par accord international a une chance d’être adopté. Supposons pour le moment qu’il ait été adopté. Ce projet sur le papier sera-t-il traduit dans la pratique, sera-t-il réalisé par toutes les parties de façon honnête ?
Dans l’ensemble, ce sera certainement le cas. D’abord, il sera difficile de dissimuler un contournement significatif de ce qui a été convenu. Ensuite, les populations elles-mêmes veilleront à l’exécution de l’accord. Personne ne reste de plein gré dans la caserne, si on l’y retient au-delà du temps fixé par la loi.

En ce qui concerne les différents pays, l’Autriche, l’Italie ainsi que les États de second et troisième rang qui ont introduit le service militaire universel, ces pays salueront une telle convention comme une initiative libératrice et l’appliqueront à la lettre et de bonne grâce. Nous parlerons de la Russie dans le prochain chapitre. Mais qu’en est-il de la France ? La France est ici d’une importance cruciale.

Lorsque la France aura signé et ratifié l’accord, il n’y a pas de doute qu’elle s’y tiendra dans l’ensemble. Mais nous voulons bien admettre que le courant revanchard parmi les classes possédantes et parmi la partie non encore socialiste de la classe ouvrière a pris momentanément le dessus et peut entraîner des transgressions de l’accord, directes ou justifiées par des ergotages. De telles transgressions, toutefois, ne pourront jamais être significatives, car sinon Paris préférerait résilier carrément l’accord. Face à ces petites tricheries, l’Allemagne se trouve dans la situation chanceuse de pouvoir faire montre de générosité en fermant les yeux. Malgré tous les efforts admirables de la part de la France pour rendre impossible que les défaites de 1870 se reproduisent, l’Allemagne la devance beaucoup plus qu’il n’y paraît à première vue. D’abord, nous pouvons enregistrer tous les ans un excédent croissant de population allemande qui se monte actuellement à 12 millions. Deuxièmement, il y a le fait que le système militaire actuel existe déjà depuis plus de soixante-dix ans en Prusse, qu’il s’est acclimaté auprès de la population, qu’il a été mis à l’épreuve dans tous les détails lors d’une longue série de mobilisations, que toutes les difficultés s’y présentant et la manière de les surmonter ont été abordées dans la pratique et sont bien connus – et tout ceci bé-néficie également aux autres corps d’armée allemands. En France, par contre, la première mobilisation générale doit encore être expérimentée et cet objectif exige une organisation bien plus complexe. Troisièmement, l’institution non-démocratique de volontaires pour un temps de service d’un an a rencontrée en France des obstacles insurmontables ; les soldats qui servent trois ans ont, à force de brimades, exclu de l’armée sans autre forme de procès ces privilégiés qui servent un an. C’est ce qui révèle à quel point la conscience publique et politique qui tolère de telles institutions en Allemagne se situe bien en-dessous de la française. Cependant, ce qui est un manque sur le plan politique s’avère, en l’occurrence, être un avantage sur le plan militaire. Il ne fait pas de doute qu’aucun autre pays que l’Allemagne n’envoie, proportionnellement à sa population, autant de jeunes gens dans ses écoles secondaires et supérieures, et par conséquent l’institution du volontariat d’un an, aussi anti-démocratique et condamnable sur le plan politique soit-elle, fournit un excellent moyen au haut commandement d’instruire au service d’officier la plupart de ces jeunes gens déjà suffisamment préparés d’un point de vue général et aussi militaire. La campagne de 1866 a été la première à révéler ceci, mais depuis, et particulièrement depuis 1871, ce côté de la force guerrière de l’Allemagne a été particulièrement cultivé, et cela presque jusqu’à l’excès. Et même si, parmi les officiers de réserve allemands, nombreux sont ceux qui ont récemment fait tout leur possible pour ridiculiser leur fonction, il ne fait pas de doute que sur le plan militaire ils sont supérieurs, pris dans leur masse, à leurs collègues français, homme contre homme ; ce qui est l’essentiel, c’est que l’Allemagne compte parmi ses réservistes et ses combattants de la landwehr un pourcentage bien supérieur d’hommes qualifiés pour le service d’officier que tout autre pays.

Au moment de la mobilisation, cette richesse toute particulière en officiers permet à l’Allemagne de mettre sur pied un nombre de nouvelles formations déjà entraînées par temps de paix bien supérieur à celui de n’importe quel autre pays. D’après l’affirmation de Richter, incontestée à ma connaissance au Reichstag comme dans la commission militaire (Freisinnige Zeitung, du 26 novembre 1891), chaque régiment d’infanterie allemand sera capable de mettre en place pour la guerre un régiment de réserve mobile, deux bataillons de la landwehr et deux bataillons de dépôt. Donc, trois bataillons en donneront dix, ou bien les 519 bataillons des 173 régiments de paix se transformeront en temps de guerre en 1730 bataillons, sans compter les tireurs et voltigeurs. Et tout ceci en un temps si bref qu’aucun autre pays ne peut, et de loin, y parvenir.

Les officiers de réserve français sont bien moins nombreux, comme l’un d’eux me l’a concédé ; mais leur nombre serait suffisant pour fournir les cadres des nouvelles formations prévues selon les publications officielles. Au demeurant cet homme a avoué que la moitié de ces officiers ne vaudrait pas grand-chose. Les formations nouvelles en question seraient loin d’atteindre ce que l’Allemagne serait capable de fournir d’après ce que nous venons de dire. Et plus encore, la France aurait épuisé toute sa réserve en officiers, alors que l’Allemagne en garderait encore en réserve.

Dans toutes les guerres passées, les officiers manquaient après quelques mois de campagne. Pour tous les pays, à part l’Allemagne, ce serait encore le cas à l’heure actuelle. Elle seule possède un vivier inépuisable d’officiers. Et l’on ne pourrait pas fermer les yeux si les Français exerçaient par-ci par-là leurs hommes de deux à trois semaines au-delà de la durée fixé par l’accord ?

V

Venons-en maintenant à la Russie. Et là, disons-le sans ambages, il est assez indifférent non seulement de savoir si la Russie respecterait un accord pour une diminution progressive et régulière du temps de service, mais même si elle le conclurait. Par rapport à la question que nous examinons, nous pouvons faire presqu’entièrement abstraction de la Russie et ceci pour les raisons suivantes.

L’Empire russe a beau abriter plus de cent millions d’habitants, et être ainsi deux fois plus peuplé que le Reich allemand, il est pourtant loin de posséder une puissance égalant à peu près la puissance militaire offensive allemande . Là où les cinquante millions sont en Allemagne concentrés sur 540.000 km2, les 90 à 100 millions à prendre en compte au point de vue militaire en Russie sont dispersés sur, au bas mot, trois millions et demi de km2 ; et l’avantage que cela confère aux Allemands est encore considérablement accentué par leur réseau ferré qui est incomparablement meilleur. Il reste cependant le fait que les cent millions peuvent à la longue aligner plus de soldats que les cin-quante millions. Cela demandera, dans l’état de choses présent, davantage de temps pour qu’ils arrivent, mais ils devront pourtant finalement arriver. Et après ?

Une armée ne se compose pas seulement de recrues mais aussi d’officiers. Et de ce point de vue, la Russie semble bien minable. Seuls la noblesse et les citoyens des villes sont à prendre en considération pour l’accession au rang d’officier ; or, la noblesse est proportionnellement très peu nombreuse, et les gens des villes sont rares, puisque seulement un habitant sur dix y vit, et que seule une minorité de ces villes méritent ce nom ; le nombre des écoles secondaires et des écoliers qui les fréquentent est extrêmement restreint ; d’où peuvent donc sortir les officiers nécessaires pour tous les régiments ?

Une même chose n’a pas la même valeur pour tout le monde. Le système du service militaire général suppose un certain niveau de développement économique et intellectuel ; là où cela fait défaut, ce système cause plus d’inconvénients que d’avantages. Ce qui est manifestement le cas pour la Russie.

Premièrement : pour faire d’une recrue russe moyenne un soldat bien entrainé, il faut déjà un laps de temps relativement long. Le soldat russe est incontestablement d’un grand courage. Tant que l’attaque d’infanterie en masse compacte prévalait dans la tactique, il était dans son élément. Toute son expérience de la vie l’avait fait chercher le contact avec ses camarades. Au village, la communauté encore semi-communiste, en ville le travail coopératif de l’artel ; partout la krugovaja poruka, la responsabilité réciproque des camarades ; bref, un état de société où manifestement la solidarité incarne tout salut, puisque l’individu seul et rejeté sur lui-même y est sans défense. Ce caractère du Russe lui reste aussi à la guerre ; les masses des bataillons forment un bloc que l’on ne peut presque pas faire éclater et plus le danger est grand, plus elles s’agglutinent. Mais cet instinct de regroupement, d’une valeur inestimable encore à l’époque des campagnes napoléoniennes et qui a contrebalancé certains côtés guère fameux du soldat russe – lui est fatal actuellement. Aujourd’hui, les masses serrées ont disparu du front, ce qui est en jeu, c’est la cohésion des essaims désagrégés de tirailleurs, où se retrouvent pêle-mêle les troupes des plus différentes formations et où le commandement passe souvent et rapidement à des officiers totalement étrangers à la plupart des troupes ; aujourd’hui un soldat doit être capable d’accomplir de manière autonome ce qui doit être fait à l’instant même sans pour autant perdre la liaison avec l’ensemble. Il s’agit d’une cohésion qui n’est pas permise par l’instinct grégaire primitif du Russe, mais uniquement par le développement de l’esprit de chaque individu ; nous n’en trouvons les présuppositions qu’à un niveau culturel de développement « individualiste » supérieur tel qu’il existe dans les nations capitalistes de l’Occident. Les propriétés du fusil à culasse de petit calibre et de la poudre à faible émission de fumée, qui jusqu’à présent ont constitué la plus grande force de l’armée russe, se sont transformées en une de ses plus grandes faiblesses. De nos jours, il faudra donc encore plus de temps pour que le conscrit russe soit prêt pour le combat, et il supporte de moins en moins la comparaison avec le soldat de l’Occident.

Mais deuxièmement : où trouver, en temps de guerre, les officiers pour encadrer toutes ces masses dans des unités de formations nouvelles ? Si déjà la France peine à trouver un nombre suffisant d’officiers, qu’en sera-t-il pour la Russie ? Cette Russie où la population instruite dont on peut seule tirer des officiers capables constitue un infime pourcentage de la population totale et où, en outre, les soldats, même ceux qui ont été formés, requièrent un pourcentage d’officiers plus important que ceux d’autres armées ?

Et troisièmement : étant donné le système généralisé de détournement de fonds et de vol, qui est notoire en Russie de la part des fonctionnaires et souvent même de la part des officiers, comment pourra se dérouler alors une mobilisation en masse ? Jusqu’à présent, dans toutes les guerres de la Russie, il est apparu immédiatement qu’une partie même de l’armée en temps de paix et de son équipement n’existait que sur le papier. Qu’adviendra-t-il lorsque les soldats de réserve en congés et l’opoltchenie (landwehr) iront sous les drapeaux et devront être pourvus de fusils, d’uniformes, d’armements, de munitions ? Si au moment de la mobilisation tout ne marche pas comme il faut, ne se trouve pas à l’heure précise au bon endroit, la confusion sera alors totale. Mais comment cela pourrait-il marcher, quand tout passe par les mains de tchinowniks russes voleurs et corrompus ? La mobilisation russe – ce sera un spectacle fort divertissant. Une chose après l’autre : on peut permettre aux Russes, pour des raisons purement militaires, d’enrôler autant de soldats et de les garder sous les drapeaux aussi longtemps que le désire le tsar. En dehors des troupes d’ores et déjà en armes, il sera difficile pour lui d’en mettre beaucoup plus sur pied et de le faire en outre au moment voulu. L’expérimentation du service militaire général peut coûter cher à la Russie.

Et puis, si l’on en vient à la guerre, l’armée russe se tiendra, sur toute la frontière allant de Kowno à Kaminieck, en pays ennemi sur son propre territoire, au milieu de Polonais et de Juifs, puisque le tsar a également fait des Juifs des ennemis mortels. Il suffira de quelques batailles perdues par la Russie pour que le théâtre des opérations militaires se déplace de la Vistule à la Dvina et au Dniepr ; à l’arrière de l’armée allemande et sous son égide se formera une armée d’alliés polonais ; et ce sera une sanction méritée pour la Prusse si elle doit, pour sa propre sécurité, rétablir une Pologne puissante.
Nous n’avons jusqu’ici fait que considérer les rapports directement militaires et trouvé que nous pouvions négliger la Russie en ce qui concerne notre question initiale. Nous en apprendrons encore davantage en jetant un coup d’œil sur la situation économique générale, et en particulier financière, de la Russie.

VI

La situation intérieure de la Russie est en ce moment presque désespérée. L’émancipation paysanne de 1861 et le développement de la grande industrie capitaliste qui lui est lié, en partie en tant que cause, en partie en tant qu’effet, ont précipité le plus stable de tous les pays, cette Chine européenne, dans une révolution économique et sociale qui suit à présent sa voie irrépressiblement ; et cette voie s’avère pour l’instant particulièrement dévastatrice.

Lors de cette émancipation, la noblesse a été indemnisée sous forme d’obligations d’État qu’elle a gaspillées le plus rapidement possible. Ceci accompli, la construction des nouveaux chemins de fer lui a ouvert un marché pour le bois de ses forêts ; elle fit abattre les arbres, les vendit et vécut de nouveau dans l’abondance tant que ces recettes suffirent. L’exploitation de ses terres dans ces conditions nouvelles et avec des travailleurs libres, était peu satisfaisante ; il n’est pas étonnant que la noblesse terrienne russe soit complètement endettée, sinon en banqueroute, et que le rendement de ses biens décroisse plutôt que de s’accroître.

Le paysan a reçu moins de terres, et le plus souvent de moindre qualité, que celles qu’il possédait jusque-là ; les prairies communes et l’usage commun des forêts lui ont été retirés et par là le fondement de l’élevage du bétail ; les impôts ont été considérablement augmentés et il doit à présent s’en acquitter lui-même partout en argent ; s’ajoutent à cela les intérêts – eux-aussi en argent – pour la rémunération et l’amortissement de l’argent avancé par l’État pour le rachat des terres (wykup) ; en bref, ce qui mena à l’aggravation de sa situation économique générale, ce fut la conversion forcée de l’économie naturelle en économie monétaire, qui suffit à elle-seule à ruiner la paysannerie d’un pays. La conséquence en fut le développement florissant de l’exploitation du paysan par les possesseurs ruraux d’argent, les riches paysans et les patrons de bistrot, les mirojedy (littéralement les bouffeurs de communes) et les koulaks (usuriers). Et comme si cela ne suffisait pas, s’y ajouta la nouvelle grande industrie qui ruina l’économie naturelle paysanne jusque dans ses derniers retranchements. Sa concurrence ne se contenta pas de détruire la production industrielle domestique du paysan destinée à ses propres besoins, mais elle ôta aussi le marché pour les produits de son artisanat destinés à la vente, ou bien elle les plaça, dans le meilleur des cas, entre les mains du commerçant en gros capitaliste, ou pire encore de son intermédiaire. Le paysan russe avec son agriculture originellement forestière et sa constitution communale de communisme primitif fut ainsi projeté en collision avec la forme la plus développée de la grande industrie moderne, qui devait se créer par la force un marché intérieur ; c’était une situation dans laquelle il devait périr irrémédiablement. Mais le paysan représentait presque les neuf dixièmes de la population russe, et la ruine du paysan revenait – au moins temporairement – à la ruine de la Russie.

Après une vingtaine d’années d’un tel procès de bouleversement social, d’autres résultats se produisirent encore. La déforestation sans scrupule anéantit les réserves d’humidité du sol, les eaux de pluie et de neige n’étant pas absorbées se déversaient rapidement dans les ruisseaux et les torrents, produisant de graves inondations ; mais en été le niveau des fleuves était bas et le sol se desséchait. Dans bon nombre des plus fertiles régions de Russie, le niveau d’humidité du sol doit avoir baissé d’un bon mètre, si bien que les racines des tiges des céréales ne l’atteignent plus et se dessèchent. Ainsi, ce ne sont pas seulement les hommes qui sont ruinés, mais dans beaucoup de régions ce sont aussi les sols eux-mêmes pour au moins une génération.
La famine de 1891 a rendu aigu ce procès de ruine jusque-là chronique et l’a ainsi révélé au monde entier. C’est pourquoi la Russie n’arrive pas à sortir de la famine depuis 1891. La mauvaise année a largement ruiné le dernier et plus important moyen de production du paysan – le bétail – et elle a porté son endettement à un tel point qu’il finira par briser ses dernières capacités de résistance.

Dans une telle situation, un pays pourrait tout au plus entreprendre une guerre de désespoir. Mais les moyens manquent même pour cela. En Russie, la noblesse vit de dettes, le paysan vit à présent de dettes, et l’État surtout vit de dettes. A combien se monte la dette extérieure de l’État russe, cela est connu : elle dépasse 4 milliards de marks. À combien se monte sa dette intérieure, cela personne ne le sait ; premièrement parce qu’on ne connait ni la somme des emprunts contractés ni celle du papier-monnaie en circulation, et deuxièmement parce que ce papier-monnaie change de valeur chaque jour. Une chose est cependant certaine : le crédit de la Russie à l’étranger est épuisé. Les quatre milliards de marks d’obligations russes ont saturé entièrement le marché financier ouest-européen. L’Angleterre s’en est débarrassée depuis longtemps et l’Allemagne a récemment vendu ses « russes ». La Hollande et la France à leur tour en ont l’estomac retourné comme cela s’est avéré lors du dernier emprunt russe à Paris ; des 500 millions de francs seuls 300 ont pu être placés, et le ministre des finances russe a dû reprendre les 200 millions restants aux banquiers qui avaient souscrit et sursouscrit. Cela prouve qu’un nouvel emprunt russe n’a absolument aucune perspective avant un certain temps, même en France.

Telle est la situation du pays qui soi-disant nous menace d’un risque de guerre immédiat, et qui se montre cependant hors d’état de provoquer même une guerre de désespoir, si nous ne sommes pas assez idiots pour lui en jeter nous-mêmes l’argent dans la gueule.
On ne comprend guère l’inconscience du gouvernement français et de l’opinion publique française bourgeoise qui le domine. Ce n’est pas la France qui a besoin de la Russie, mais au contraire, c’est plutôt la Russie qui a besoin de la France. Sans elle, le tsar avec sa politique serait isolé en Europe et devrait, impuissant, laisser aller les choses comme elles vont à l’Ouest et dans les Balkans. Si la France était un peu plus intelligente, elle pourrait extorquer tout ce qu’elle voudrait à la Russie. Au lieu de cela, la France officielle rampe devant le tsar .
Les exportations de blé de la Russie sont déjà ruinées par la concurrence américaine meilleur marché. Il ne lui reste que le seigle comme principal produit d’exportation, et celui-ci est presqu’exclusivement destiné à l’Allemagne. Du jour où l’Allemagne se mettra à manger du pain blanc au lieu de pain noir, l’actuelle Russie officielle tsariste et grand bourgeoise fera faillite sur l’instant.

VII

Nous avons suffisamment critiqué nos pacifiques ennemis du voisinage. Mais comment les choses se présentent-elles chez nous ? Là nous devons être catégoriques : une diminution graduelle de la durée de service ne profitera à l’armée qu’à condition qu’on rende impossible, une fois pour toutes, les maltraitances envers les soldats qui se sont répandues ces dernières années et sont devenues beaucoup plus la norme dans l’armée qu’on ne veut bien le reconnaître.

La maltraitance des soldats est le pendant des chinoiseries du service et du dressage de revue ; depuis toujours, dès que l’armée prussienne s’installe en temps de paix, toutes deux se propagent et passent des Prussiens également aux Saxons, Bavarois, etc. Elle est un héritage de l’époque vieux prussienne authentique, où le soldat était soit un vagabond enrôlé soit un fils de paysan serf et devait donc supporter toutes les maltraitances et humiliations de ses officiers hobereaux sans broncher. Et c’est notamment la noblesse crève-la-faim et parasitaire déchue, très présente à l’Est de l’Elbe, qui fournit encore aujourd’hui son contingent de pires bourreaux de soldats, et n’est égalée à cet égard que par les fistons de bourgeois insolents qui voudraient jouer aux hobereaux.

La maltraitance du soldat n’a jamais complètement disparu dans l’armée prussienne. Toutefois, dans le passé, elle était plus rare, plus modérée et parfois plus humoristique. Mais depuis qu’il fallut enseigner de plus en plus de choses au soldat alors qu’en même temps on ne pensait pas à se débarrasser des vieilleries vides de sens d’exercices tactiques surannés, le sous-officier reçut plus ou moins tacitement tout pouvoir de choisir la méthode de formation qui lui semblait adéquate, et d’autre part, il fut indirectement contraint à employer des moyens violents parce qu’on exigeait de lui d’enfoncer passablement ceci ou cela en un temps limité dans les têtes de son escouade. S’y ajoute enfin le droit de recours du soldat qui est une pure dérision – pas étonnant que la vieille méthode prussienne ait connu un nouvel élan là où les soldats se laissaient faire. Car je suis convaincu que les régiments de l’Ouest ou bien à forte composante d’éléments des grandes villes connaissent bien moins ces exactions que ceux qui sont com-posés principalement de campagnards de l’Est de l’Elbe.
Par ailleurs il y avait autrefois au moins un contrepoids effectif. Avec le fusil lisse à chargement par la bouche il était facile de laisser glisser un caillou sur la cartouche à blanc et il arrivait assez souvent lors des manœuvres que des supérieurs détestés aient été fusillés par mégarde. Parfois il y avait aussi des ratées. J’ai connu un jeune homme de Cologne qui périt en 1849 d’une balle destinée à son supérieur. De nos jours, avec le fusil à magasin de petit calibre, cela ne peut plus se faire de manière aussi facile et discrète ; en contrepartie, les statistiques des suicides au sein de l’armée représentent un baromètre assez précis des maltraitances de soldats. Mais si en cas de guerre on passe à l’utilisation des cartouches à balle, on peut se demander si la vielle pratique ne trouvera pas de nouveaux adeptes, comme cela a pu être le cas ici et là lors des dernières guerres ; à vrai dire, cela ne contribuera pas beaucoup à la victoire .

Les rapports des officiers anglais sur les manœuvres en 1891 en Champagne font chorus dans l’éloge des excellents rapports entre supérieurs et soldats dans l’armée française. Dans cette armée, des choses comme celles que rapporte souvent la presse au sujet de nos casernes, seraient carrément impossibles. Déjà avant la Grande Révolution, la tentative d’introduire les bastonnades à la prussienne a échoué. Aux pires temps des campagnes algéroises et pendant le second Empire aucun supérieur n’aurait osé faire supporter au soldat français même pas le dixième de ce qu’à nos yeux à tous on fait subir à l’allemand. Et je voudrais voir aujourd’hui, après l’introduction du service militaire universel, le sous-officier français qui oserait donner l’ordre aux soldats de se gifler mutuellement ou de se cracher à la figure. Mais quel mépris les soldats français n’auront-ils pas pour leurs futurs adversaires, lorsqu’ ils apprendront comment on les traite dans les casernes. Et l’on prendra soin à ce que, dans chaque caserne française, les hommes puissent le lire et l’entendre.

Parmi les Français règne dans l’armée les mêmes esprit et rapports entre officier, sous-officier et soldat qui régnaient en Prusse de 1813 à 1815 et qui ont conduit nos soldats par deux fois à Paris. Chez nous par contre tout régresse de plus en plus au niveau de 1806, quand le soldat passait à peine pour un être humain, était battu et éreinté et où le fossé entre lui et l’officier était infranchissable – et cet état a conduit l’armée à Iéna et à la captivité française.

On parle beaucoup de la grande valeur des facteurs moraux dans la guerre. Mais que fait-on d’autre en temps de paix que de les détruire presque systématiquement ?

VIII

Nous avons jusqu’à présent supposé que le projet pour une diminution progressive et régulière de la durée de service pour passer finalement au système de milice serait accepté universellement. Cependant la question est surtout : est-ce qu’il sera accepté ?

Supposons que l’Allemagne fasse d’abord la proposition à l’Autriche, l’Italie et la France. L’Autriche sera heureuse d’adopter une durée de service maximale de deux ans et la diminuera probablement encore dans sa propre pratique. Dans l’armée autrichienne, on se prononce bien plus franchement que dans l’allemande, me semble-t-il, sur les succès remportés par un temps de service court d’une partie des troupes. On y trouve même de nombreux officiers qui considèrent que la landwehr qui n’a que quelques mois de service, constitue de meilleures troupes que l’armée de ligne ; ce qui joue en faveur de la landwehr, c’est qu’elle est mobilisée en 24 heures, comme on me l’a assuré, alors qu’il faut plusieurs jours à un bataillon de ligne. Bien entendu : dans l’armée de ligne, on n’ose pas toucher au vieux train-train routinier autrichien, à la landwehr par contre, où toutes les institutions ont été nouvellement créées, on a eu le courage de ne pas l’introduire. En tout cas, en Autriche le peuple comme le gouverne-ment désirent un allègement du fardeau militaire, ce qui est le plus facilement réalisable, si l’on se fonde précisément sur les propres expériences faites en la matière, par une réduction de la durée de service.

L’Italie à son tour ne se fera pas prier. Elle est écrasée par la pression du budget de guerre dans une mesure telle qu’elle doit y remédier sans tarder. La réduction du temps de service maximal est ici également la voie la plus courte et la plus simple. Il est donc permis de dire : soit la Triple Alliance se brisera, soit elle devra recourir à un moyen qui revient plus ou moins à notre projet.

Supposons que l’Allemagne, soutenue par l’acceptation de l’Autriche et de l’Italie, soumette ce projet au gouvernement français, celui-ci se trouvera en fâcheuse position. S’il l’accepte, il n’aggrave absolument pas sa situation militaire relative. Au contraire, il aurait là l’occasion d’améliorer cette situation relative. À certains égards, la France est désavantagée du fait de n’avoir introduit le service militaire universel qu’il y a 20 ans. Mais cet inconvénient renferme l’avantage que tout est encore neuf, qu’on ne s’est débarrassé des habitudes démodées que récemment, et qu’il est donc plus facile de réaliser des améliorations ultérieures sans se heurter à la résistance tenace de préjugés encroûtés. Toutes les armées sont extraordinairement capables d’évolution après de grandes défaites. Une meilleure utilisation du temps de service contractuel serait donc bien plus facile à réaliser en France qu’ailleurs, et étant donné que l’instruction publique tout comme l’armée se trouve en état de révolutionnement, l’éducation physique en général de la jeunesse et sa formation militaire anticipée en particulier pourront s’y mettre en œuvre plus rapidement qu’ailleurs. Cela signifierait, en même temps, que la puissance militaire française se renforce par rapport à celle de l’Allemagne. Malgré tout, il est possible et même assez vraisemblable que le courant chauvin – le chauvinisme français est aussi stupide que l’allemand – devienne assez fort pour renverser tout gouvernement qui accepterait un tel projet, notamment venant de l’Allemagne. Supposons donc que la France le rejette. Qu’adviendra-t-il ?

L’Allemagne se trouve alors énormément avantagée par le seul fait d’avoir fait cette proposition. Nous ne devons pas oublier que les vingt-sept années de Bismarck aux affaires ont fait détester l’Allemagne par tout l’étranger, et c’est justice. Ni l’annexion des Danois du Schlesvig septentrional, ni le non-respect et en définitive l’abolition frauduleuse du point du Pacte de Prague s’y rapportant, ni l’annexion de l’Alsace-Lorraine, ni les répugnantes mesures contre les Polonais de Prusse, rien de tout cela n’a le moins du monde à voir avec l’établissement de l’« unité nationale ». Bismarck a réussi à donner à l’Allemagne la réputation d’un pays avide de conquêtes. Il a sincèrement aidé le chauvin allemand qui a rejeté l’Allemand autrichien et veut pourtant toujours réunir fraternellement et par-dessus tout l’Allemagne « de l’Adige jusqu’à Memel », tout comme il prétend malgré cela unifier avec le Reich allemand la Hollande, les Flandres, la Suisse et les provinces russes de la Baltique prétendument « allemandes » - il l’a même aidé avec un succès si magnifique qu’aujourd’hui, en Europe, plus personne ne fait confiance au « brave Allemand ». Où que vous vous présentiez, vous rencontrez de la sympathie pour la France mais de la défiance à l’égard de l’Allemagne que l’on tient pour la cause de la présente menace de guerre.

Tout cela prendrait fin si l’Allemagne se décidait à présenter notre demande. Elle se poserait en pilier de la paix d’une manière qui ne laisse plus de place au doute. Elle se montrerait prête à donner l’exemple dans l’œuvre du désarmement, comme il se doit d’ailleurs pour un pays qui a donné le signal à l’armement. La méfiance devrait se changer en confiance, l’aversion en sympathie. Les belles paroles selon lesquelles la Triple Alliance serait une alliance de paix deviendraient enfin vérité, en même temps que la Triple Alliance elle-même qui n’est jusqu’à présent qu’un faux semblant. Toute l’opinion publique de l’Europe et de l’Amérique se mettrait du côté de l’Allemagne. Et ce serait une conquête morale qui contrebalancerait même plus qu’amplement tous les désavantages militaires que l’on pourrait encore échafauder contre notre projet.

Si la France par contre, déclinait cette proposition de désarmement, elle se trouverait dans une posture défavorable, étant suspectée de la même façon que l’est à présent l’Allemagne . Enfin nous voyons tous, dirait le philistin européen – et c’est lui la plus grande puissance –, enfin nous voyons tous qui veut la paix et qui la guerre. Et si un jour un gouvernement véritablement belliqueux arrivait au pouvoir en France, il se trouverait dans une situation qui lui proscrirait toute guerre s’il a un minimum de cervelle. De quelque façon qu’il s’y prenne, il ferait figure devant toute l’Europe de partie qui a provoqué, imposé la guerre. Ceci dit, il aurait non seulement tourné contre lui les petits pays, et pas seulement l’Angleterre, mais encore, il ne serait même pas sûr du soutien de la Russie – ce soutien traditionnel de la Russie qui consiste, dans un premier temps, à entraîner ses alliés dans le pétrin, pour ensuite les abandonner à leur sort.

Ne l’oublions pas : dans la prochaine guerre, l’Angleterre est décisive. La Triplice en guerre contre la Russie et la France, tout autant que la France séparée de la Russie par un territoire ennemi, tous sont alors dépendants de la voie maritime pour leurs indispensables grosses importations de céréales. Or, l’Angleterre domine absolument celle-ci. Si elle met sa flotte à la disposition de l’une des parties, l’autre partie est alors purement et simplement affamée, l’approvisionnement en blé lui étant coupé ; c’est Paris affamé [comme en 1870] mais sur une échelle bien plus énorme, et la partie affamée doit capituler ; aussi certain que deux et deux font quatre.

Restons-en là : le courant libéral a en ce moment le dessus en Angleterre, et les libéraux anglais ont de franches sympathies françaises. En plus de cela, le vieux Gladstone est un ami personnel de la Russie. Qu’une guerre européenne éclate, et l’Angleterre restera neutre aussi longtemps que possible ; mais même sa neutralité « bienveillante » peut représenter, dans les conditions que nous avons rappelées, une aide décisive pour l’un des partis belligérants. Si l’Allemagne présente notre projet et si la France le refuse, l’Allemagne n’aura pas seulement surmonté toutes les sympathies anglaises allant contre elle et gagné la neutralité bienveillante de l’Angleterre ; elle aura, en outre, pratiquement interdit au gouvernement anglais de se rallier dans la guerre aux adversaires de l’Allemagne.

Concluons : ou bien la France accepte le projet. Et dans ce cas, le danger de guerre qui émane de la course aux armements est effectivement écarté, les peuples pourront vivre en paix et l’Allemagne aura le prestige d’avoir ouvert la voie.

Ou bien la France n’accepte pas. Et alors, elle dégrade sa position en Europe et l’Allemagne s’en trouve en si bonne posture qu’elle n’a absolument plus à craindre de guerre et peut même, sans courir le moindre danger, de concert avec ses alliés, des alliés véritables à partir de ce moment, passer de son propre chef à une réduction progressive du temps de service et à la préparation d’un système de milice.
Aura-t-on le courage de faire ce pas qui peut tout sauver ? Ou veux-t-on vraiment attendre que la France, en connaissance de la situation réelle de la Russie, fasse le premier pas et récolte tout l’honneur pour elle ?

Cinquième partie

Vers la révolution mondiale

CINQUIÈME PARTIE

5.1. Remarque préliminaire sur la prévision révolutionnaire

Selon les prévisions d’Engels, les perspectives pour la prise du pouvoir par le prolétariat européen devaient arriver à leur meilleur niveau à la toute fin du 19e siècle. Cette perspective concordait d’ailleurs avec celle, plus ancienne et naturellement moins précise, énoncée par Marx à l’issue de l’échec de la grande vague révolutionnaire de 1848-1850 . Elle coïncide aussi exactement avec la date qui, selon Lénine marquait le début de la phase impérialiste du capital. Il n’y a rien de fortuit à cela, puisque cette évolution totalitaire des superstructures capitalistes, celles de contrainte violente surtout, n’est rien d’autre que l’alternative bourgeoise au passage à la forme supérieure socialiste lorsque celle-ci est enfin mûre au sein de la base économique, comme c’était effectivement le cas pour la majeure partie de l’Europe et pour l’Amérique du Nord à la charnière entre les deux siècles.

À la fin du 19e siècle, le monde bourgeois entrant à peine dans sa phase impérialiste de blindage contre-révolutionnaire, les chances de victoire étaient bel et bien au plus haut : c’est pourquoi l’optimisme révolutionnaire d’Engels n’était nullement déplacé.

On trouvera dans la partie finale de ce recueil les principaux ex-traits où Engels établit, à la fin de sa vie, ses pronostics au sujet du passage du pouvoir entre les mains du parti prolétarien.

Il faut rappeler, avant d’aborder cette partie qui ne s’écarte qu’en apparence de la question militaire toujours étroitement imbriquée à celle de la révolution, comme l’atteste l’ensemble des textes reproduits, ce que disait Engels à Bebel au sujet de la dite prévision : « tu as prétendu que j’avais prédit l’effondrement de la société bourgeoise pour 1898. Il y a là une petite erreur quelque part, car j’ai dit simplement qu’il était bien possible que nous arrivions au pouvoir d’ici là. La vieille société bourgeoise, au cas où cela ne se produirait pas, pourrait encore continuer à végéter pendant quelque temps – aussi longtemps qu’un coup venu de l’extérieur n’aura pas fait s’effondrer l’édifice vermoulu. Or, une telle vieille boîte pourrie peut encore tenir pendant quelques décennies après son essentielle mort intérieure, s’il n’y a pas de coup de vent. Je me garderai donc bien de faire une telle prophétie. En revanche, notre arrivée à la possibilité du pouvoir relève du pur calcul de probabilités d’après des lois mathématiques » .

La prévision marxiste n’est donc pas une prophétie : elle indique le sens dans lequel se dirige le procès historique en cours, en s’appuyant sur le cours rigoureusement déterminé de la base économique de la société, et établit des délais qui ne sont pas le fruit de la volonté mais reposent, pour les uns sur des certitudes irréfutables (la mort prochaine du capitalisme), et pour les autres sur un calcul de probabilités – qui concerne l’issue optimale de la première prévision (hypothèse fondée de l’intervention révolutionnaire de classe). Même en l’absence de cette solution radicale (le moment critique dans un développement dialectique où la contradiction débouche sur un « ou bien, ou bien »), le cours des choses ne se poursuit pas inchangé (comme veut le croire le bourgeois pour se soulager de ses terreurs), mais il en est au contraire profondément affecté. Qui ne reconnaît, dans la citation ci-dessus, la description anticipée du cours impérialiste ultérieur de la société capitaliste – que certains « marxistes » présentent comme une nouveauté imprévisible, ou encore comme une phase prétendument inévitable ?

L’explication du cours historique de la forme de production capitaliste, selon la méthode matérialiste et dialectique, ne serait rien si elle ne débouchait pas sur une prévision, forcément risquée, une « traite » sur le futur en quelque sorte. La certitude réside en ceci que cette traite doit être payée tôt ou tard, et si c’est plus tard que prévu, ce sera à la charge de cette forme de production qui se refuse encore à disparaître, telle un cadavre qui marcherait encore. Le bourgeois ne devrait donc pas se réjouir trop vite du sursis obtenu, car le pronostic mortel sera confirmé de façon bien plus éclatante et catastrophique que si les choses avaient eu lieu en temps et en heure .

Extraits d’Engels

En Angleterre, tout marche bien jusqu’ici, et en Allemagne aussi ; le petit Guillaume menace d’abolir le suffrage universel – rien de mieux ne pourrait nous arriver ! De toute façon, nous marchons assez vite, ou bien vers la guerre mondiale, ou bien vers la révolution mondiale – ou les deux.

Fr. Engels à H. Schlüter, 14 juin 1890.

CINQUIÈME PARTIE

5.2. Hypothèses pour une révolution « fin de siècle »

Révolution à partir d’une crise agraire

Nous avons tout lieu d’être satisfaits du Congrès de Bruxelles . (…)
L’incident Domela Nieuwenhuis a montré que les ouvriers européens ont définitivement dépassé la période de la domination de la phrase ronflante et qu’ils ont conscience des responsabilités qui leur incombent : c’est une classe constituée en parti de « lutte », parti qui compte avec les « faits ». Et les faits prennent une tournure de plus en plus révolutionnaire.

En Russie, il y a déjà famine ; en Allemagne, il y aura famine dans quelques mois ; les autres pays souffriront moins, voici pourquoi : le déficit de la récolte de 1891 est estimé à un million et demi d’hectolitres de froment et à 87 ou 100 millions d’hectolitres de seigle : ce dernier déficit affecte donc principalement les deux pays consommateurs de seigle, la Russie et l’Allemagne.

Cela nous garantit la paix jusqu’au printemps 1892. La Russie ne bougera pas avant cette époque ; à moins de bêtises inconcevables à Paris ou à Berlin, il n’y aura donc pas de guerre.

En revanche, le tsarisme traversera-t-il cette crise ? J’en doute. Il y a trop d’éléments rebelles dans les grandes villes et surtout à Pétersbourg pour qu’on ne tâche pas de saisir cette occasion pour déposer l’alcoolique Alexandre III ou tout au moins pour le placer sous le contrôle d’une assemblée nationale – peut-être lui-même sera-t-il forcé de prendre l’initiative de cette convocation. La Russie a travaillé énormément – c’est-à-dire le gouvernement et la jeune bourgeoisie – à la création d’une grande industrie nationale (voir dans la Neue Zeit l’article de Plekhanov). Cette industrie sera arrêtée net dans sa marche parce que la famine lui fermera son seul marché – le marché intérieur. Le tsar verra ce que c’est que d’avoir fait [de] la Russie un pays se suffisant à lui-même et indépendant de l’étranger : il aura une crise agricole doublée d’une crise industrielle.

En Allemagne le gouvernement se décidera trop tard, comme toujours, à l’abolition ou à la suspension des droits sur le blé. Cela brisera la majorité protectionniste dans le Reichstag. Les grands propriétaires fonciers, les « ruraux » ne voudront plus soutenir les droits sur les produits industriels, ils voudront acheter le meilleur marché possible. De sorte que nous aurons probablement la répétition de ce qui s’est passé lors du vote sur la loi contre les socialistes : une majorité protectionniste divisée elle-même par des intérêts opposés, créés par la nouvelle situation, se trouvant dans l’impossibilité de tomber d’accord sur les détails du système protecteur. Toutes les propositions possibles n’obtiennent que des minorités ; il y aura ou un retour au système libre-échangiste, ce qui est aussi impossible, ou dissolution, avec déplacement des anciens partis et de l’ancienne majorité, et avec une nouvelle majorité libre-échangiste, opposée au gouvernement actuel. Cela signifie la fin réelle et définitive de la période
bismarckienne et de la stagnation politique intérieure – je ne parle pas ici de notre parti, mais des partis gouvernementalement possibles – il y aura lutte entre la noblesse foncière et la bourgeoisie, et entre la bourgeoisie industrielle qui est protectionniste et les commerçants, et une fraction de la bourgeoisie industrielle, qui sont libre-échangistes ; la stabilité ministérielle et de la politique intérieure sera brisée, enfin, il y aura mouvement, lutte, vie et notre parti en récoltera tous les fruits : et si les événements prennent cette allure, notre parti pourra arriver au pouvoir vers 1898 (Bebel le croit en 1895).

Voilà ! Je ne parle pas des autres pays, parce que la crise agricole ne les affecte pas aussi considérablement. Mais si cette crise agricole faisait éclater en Angleterre la crise industrielle que nous attendons depuis 25 ans ... Alors !

La révolution requiert l’action du prolétariat des trois pays décisifs

À mon avis, c’est le commencement de la fin [en France avec le scandale de Panama] . La république bourgeoise et ses politiciens ne peuvent guère survivre à cette mise à nu sans précédent. Il n’y a que trois possibilités : soit une tentative de restauration monarchique, soit un autre Boulanger, soit le socialisme. La première et la seconde, si l’on s’y risquait, ne pourraient conduire qu’à la troisième, et nous pouvons donc être appelés, bien avant que notre propre activité ne nous donne le droit d’y prétendre, à entrer dans une carrière pleine de responsabilités immenses. J’en serais content, si cela n’arrive pas trop tôt et trop brusquement.

Cela fera du bien à nos Allemands de voir que les Français n’ont pas perdu leur sens historique de l’initiative. Un pays ne peut traverser deux cents années comme celles qu’a connues l’Allemagne entre 1648 et 1848 sans qu’il ne subsiste des traces de philistinisme même dans la classe ouvrière. Notre révolution de 1848-49 a été trop brève et trop inachevée pour les effacer tout à fait. Naturellement, la prochaine révolution qui se prépare en Allemagne avec une rigueur logique et une régularité qu’on ne trouve nulle part ailleurs surviendrait d’elle-même à la longue, disons entre 1898 et 1904 ; mais une période révolutionnaire préparant une crise décisive en France hâterait ce processus ; d’ailleurs, si cela éclatait d’abord en France, disons en 1894, l’Allemagne suivrait immédiatement, et alors, l’alliance prolétarienne franco-allemande forcerait la main de l’Angleterre et briserait d’un coup la Triple Alliance en même temps que la conspiration franco-russe ; nous aurions alors une guerre révolutionnaire contre la Russie, à moins que nous ne trouvions en Russie même un écho révolutionnaire, et vogue la galère !

Vous avez encore parfaitement raison en vous glorifiant du passé révolutionnaire de la France, et de croire que ce passé révolutionnaire répondra de son avenir socialiste . Mais il me paraît que, arrivés là, vous donnez un peu trop dans le blanquisme, c’est-à-dire dans la théorie que la France est destinée à jouer dans la révolution prolétarienne le même rôle (initiateur non seulement, mais aussi directeur) qu’elle a joué dans la révolution bourgeoise de 1789-98. Cela est contraire aux faits économiques et politiques d’aujourd’hui. Le développement industriel de la France est resté inférieur à celui de l’Angleterre ; il est inférieur en ce moment à celui de l’Allemagne qui a fait des pas de géant depuis 1860 ; le mouvement ouvrier en France aujourd’hui ne peut se comparer à celui de l’Allemagne. Mais ni Français, ni Allemands, ni Anglais n’auront, à eux seuls, la gloire d’avoir écrasé le capitalisme ; si la France – PEUT-ÊTRE – donne le signal, ce sera en Allemagne, le pays le plus profondément travaillé par le socialisme et où la théorie a le plus profondément pénétré les masses, que la lutte se décidera, et encore ni la France, ni l’Allemagne n’auront définitivement assuré la victoire tant que l’Angleterre restera aux mains de la bourgeoisie .

L’émancipation prolétarienne ne peut être qu’un fait international, si vous tâchez d’en faire un fait simplement français, vous la rendez impossible…

N’oubliez pas que, si la France fait la guerre à l’Allemagne dans l’intérêt et avec l’aide du tsar, c’est l’Allemagne qui sera le centre révolutionnaire.

L’essor du mouvement prolétarien pousse à une crise dans tous les pays, et les succès conquis dans un pays réagissent donc puissamment sur tous les autres . Le mouvement pour le droit de vote remporte sa première victoire en Belgique, suivi par l’Autriche, ce qui nous assure d’abord le maintien du suffrage universel, mais qui incite à poser de nouvelles exigences – chez nous comme en France et en Italie.

La révolution de février [1848] fut préparée par les luttes internes de la Suisse et les changements constitutionnels en Italie, jusqu’à ce que la guerre du Sonderbund et le bombardement de Messine par les Napolitains (février 1848) donnent le signal immédiat pour l’éclatement de la révolution à Paris. Nous sommes peut-être encore à 5-6 ans de la crise, mais il me semble que la Belgique et surtout l’Autriche devraient cette fois jouer le rôle de préparation pour la décision qui, cette fois, se produira en Allemagne .

En Allemagne les choses se développent de manière régulière, c’est une armée bien organisée et bien disciplinée qui devient chaque jour plus grande et avance d’un pas assuré, sans se laisser détourner de son but. En Allemagne, on peut pour ainsi dire calculer à l’avance le jour où notre parti sera le seul en mesure de prendre en main le pouvoir .

En Angleterre, le sentiment socialiste (car il s’agit bien plus d’un sentiment que d’une claire conscience) continue de se développer parmi les masses, mais les organisations existantes et leurs leaders poursuivent leurs querelles et leurs rivalités . Cela pourrait désespérer celui qui ne connaît pas le caractère des Anglais ; en tout cas, il semble que ce soit le continent européen qui donne l’impulsion qui fait défaut aux Anglais. En France, la bande d’escrocs qui gouverne le pays et l’exploite férocement ne pourra plus tenir longtemps. Il en va de même en Italie, où la corruption est encore plus éhontée. En Allemagne, tout pousse à la crise, généraux et hauts fonctionnaires de l’État y prêchent ouvertement le coup d’État, afin de briser l’essor irrésistible de la social-démocratie. La fin de ce siècle prendra un tour nettement révolutionnaire. En France, les socialistes sont le seul parti vraiment honnête, en Allemagne ils sont le seul véritable parti d’opposition, en cas de crise, il n’y existe pas de recours possible à un autre parti. En Autriche, tout le monde est d’accord sur le fait que les socialistes feront leur entrée au parlement : il s’agit simplement de décider par quelle porte ils entreront. Et en Russie le petit Nicolas nous a rendu le service de rendre la révolution absolument inévitable.

L’Amérique suivra…

Je tiens l’entrée en scène des Américains pour l’un des plus grands événements de l’année [1886] . L’éclatement de la lutte des classes en Amérique signifie pour les bourgeois du monde entier la même chose que ce que signifierait l’effondrement du tsarisme russe pour les grandes monarchies militaires d’Europe – à savoir l’ébranlement de leur fondement. Car l’Amérique a toujours été l’idéal de tout bourgeois : un pays riche, grand et tendu vers le progrès, possédant des institutions purement bourgeoises, exemptes de vestiges féodaux comme de traditions monarchistes, et sans prolétariat permanent et héréditaire. Là, chacun pouvait, à défaut d’être un capitaliste, devenir en tout cas un homme indépendant qui, par ses propres moyens, produit pour son propre compte ou pratique le commerce. Et comme il n’existait pas jusqu’à présent de classe ayant des intérêts opposés, notre bourgeois – comme le vôtre – pensait que l’Amérique était au-dessus des antagonismes et des luttes de classes. Cette illusion est maintenant brisée, le dernier paradis bourgeois sur terre se change à vue d’œil en purgatoire et ne peut être préservé de la transformation en enfer, comme en Europe, que grâce au développement fulgurant du prolétariat américain qui vient à peine de prendre son envol.

CINQUIÈME PARTIE

5.3. La condition économique : la crise

Une nouvelle révolution ne sera possible qu’à la suite d’une nouvelle crise : l’une est aussi certaine que l’autre.

K. Marx, Les Luttes de classes en France, 1850.

L’absence des crises depuis 1868 repose aussi sur l’extension du marché mondial, qui permet de distribuer le capital anglais et européen superflu dans les investissements concernant les transports etc. sur l’ensemble du monde ainsi que sur toute une quantité de branches d’investissements . C’est pourquoi une crise provenant d’une sur-spéculation dans les chemins de fer, les banques etc. ou bien dans des investissements américains spécifiques ou encore dans les affaires indiennes est devenue impossible, alors que de petites crises, comme la crise argentine, sont depuis trois ans possibles. Mais tout cela prouve qu’une énorme crise se prépare.

Le vieux monde vivait sous l’empire du fatum, de l’heimarménè, de l’inévitable et mystérieux destin . C’est ainsi que les Grecs et les Romains nommaient cette toute puissance insaisissable qui annihilait toute volonté et aspiration humaines et conduisait toute action humaine à des résultats tout autres que ceux qui étaient escomptés, une puissance irrésistible que l’on a appelé depuis Providence, prédestination, etc. Cette mystérieuse puissance a pris peu à peu une forme compréhensible, et nous le devons à la domination de la bourgeoisie et du capital, première domination de classe qui cherche à commencer à comprendre les causes et conditions de sa propre existence, et qui en cela ouvre également la porte à la reconnaissance de l’inéluctabilité de sa propre fin prochaine. Le destin, la Providence – comme nous le savons à présent – ne sont que les conditions économiques dans lesquelles on produit et échange, et celles-ci se rassemblent dans le marché mondial.

Car c’est bien là que réside la signification de l’élection présidentielle américaine qui s’avère être un événement de premier ordre pour le marché mondial.

Voici quatre ans, fut imprimé un article en anglais, à Boston, et en allemand, à Stuttgart, au sujet du protectionnisme et du libre-échange . J’y démontrais que le monopole industriel de l’Angleterre était incompatible avec le développement économique des autres pays civilisés ; que le protectionnisme mis en place en Amérique depuis sa guerre civile attestait de la volonté des Américains pour secouer le joug de ce monopole ; que grâce aux immenses ressources naturelles et aux capacités intellectuelles et morales de la race américaine, ce but était à présent déjà atteint et que le protectionnisme était devenu en Amérique, pas moins qu’en Allemagne, une entrave à l’industrie. Puis, je disais : si l’Amérique adopte le libre-échange, elle battra alors l’Angleterre sur le marché mondial.

Venons-en au fait. L’élection présidentielle du 8 novembre 1892 a ouvert la voie au libre-échange. La protection douanière, sous la forme due à Mc Kinley, est devenue une entrave intolérable ; le renchérissement insensé de toutes les matières premières et des denrées alimentaires importées, qui se répercute également sur le prix de nombre de celles qui sont produites dans le pays, a fermé en grande partie à l’industrie américaine les portes du marché mondial, alors même que le marché intérieur souffrait déjà d’engorgement du fait des produits industriels américains. Et de fait, le protectionnisme n’a servi ces dernières années qu’à ruiner les producteurs plus petits sous la pression des gros, et à livrer le marché et la consommation nationale à l’exploitation des cartels et trusts des gros producteurs réunis. L’Amérique ne peut se dégager de cette crise intérieure permanente causée par le protectionnisme qu’en s’ouvrant le marché mondial, et doit pour cela se libérer du protectionnisme, du moins sous son absurde forme actuelle. Ce qui montre bien qu’elle y est décidée, c’est le changement complet de l’opinion publique révélé par cette élection. Une fois installée sur le marché mondial, l’Amérique sera – tout comme l’Angleterre et à cause d’elle – poussée irrésistiblement en avant dans la voie du libre-échange.

Nous connaîtrons alors un combat industriel tel qu’on n’en a pas vu jusqu’ici. Les produits anglais, et spécialement les marchandises textiles et sidérurgiques, devront affronter les américains et seront finalement vaincus par eux sur tous les marchés. Les tissus américains de coton et de lin évincent d’ores et déjà ceux de l’Angleterre. Et voulez-vous savoir ce qui a causé le miracle de transformer en seulement un an les ouvriers du coton du Lancashire, de furieux adversaires qu’ils en étaient, en partisans enthousiastes de la journée légale de 8 heures ? Référez-vous donc à l’article de la Neue Zeit n° 2 d’octobre, p. 56, [au sujet du marché chinois ] pour voir comment les produits de coton et de lin américains refoulent pas à pas les produits anglais du marché domestique ; comment, depuis 1881, les importations anglaises n’ont jamais plus atteint le niveau des américaines et ne se montent plus en 1891 qu’environ au tiers de ces dernières. Or la Chine est largement, avec l’Inde, le principal marché en ce qui concerne ces tissus.

Cela prouve à nouveau combien tous les rapports se déplacent au tournant de ce siècle. Que le centre de gravité de l’industrie textile et sidérurgique passe de l’Angleterre à l’Amérique, et l’Angleterre devra, ou bien devenir une deuxième Hollande – un pays dont la bourgeoisie se nourrit de la grandeur passée et dont le prolétariat se dessèche –, ou bien se réorganiser de façon socialiste. La première option n’est pas possible car le prolétariat anglais est bien trop nombreux et développé pour le permettre. Il ne reste alors que la seconde. La chute du protectionnisme en Amérique signifie la victoire finale du socialisme en Angleterre .

Et l’Allemagne, qui avait dès 1878 gagné une place sur le marché mondial, et qui la perd à présent de plus en plus à cause de sa stupide politique protectionniste ? Continuera-t-elle, à se fermer elle-même, par son obstination, la voie au marché mondial, du fait du renchérissement des matières premières et biens alimentaires, et cela face à la concurrence américaine qui sera autrement plus sévère que ne l’a été jusqu’ici la concurrence anglaise ? La bourgeoisie allemande aura-t-elle l’intelligence et le courage de suivre l’exemple de l’Amérique, ou bien attendra-t-elle, timorée comme elle l’a été jusqu’ici, que l’industrie américaine devenue surpuissante fasse voler en éclats le cartel protectionniste entre les junkers et les gros fabricants ? Et le gouvernement et la bourgeoisie comprendront-ils enfin à quel point le moment est formidablement inapproprié pour faire peser sur les forces économiques de l’Allemagne de nouvelles et exorbitantes dépenses militaires, aujourd’hui justement où il s’agit d’affronter la compétition industrielle avec la nation la plus juvénilement puissante du monde, un pays qui a aisément liquidé en quelques années sa colossale dette de guerre et dont le gouvernement ne sait que faire du revenu de ses impôts ?

La bourgeoisie allemande a l’occasion – peut-être pour la dernière fois – d’accomplir enfin une grande action. Parions à cent contre un qu’elle est trop obtuse et lâche pour en faire autre chose que prouver qu’elle a définitivement fait son temps.

Si nous autres, à l’Ouest, avions été plus rapides en ce qui concerne notre propre développement économique, nous aurions pu renverser le système capitaliste il y a dix ou vingt ans – et la Russie aurait alors peut-être pu éviter à temps la tendance à son propre développement capitaliste . Nous avons été malheureusement trop lents et ce n’est que maintenant que commencent à se développer dans les différents pays autour de nous ces conséquences économiques du système capitaliste qui doivent le mener jusqu’à son point critique.
Alors que l’Angleterre perd rapidement son monopole industriel, la France et l’Allemagne se rapprochent de l’état industriel de l’Angleterre, et l’Amérique est sur le point de tous les chasser du marché mondial, aussi bien pour ce qui est des produits industriels qu’agricoles. L’introduction en Amérique d’une politique de libre-échange, du moins relative, parachèvera sûrement la ruine du monopole industriel anglais, et cela ruinera dans le même temps les exportations industrielles de la France et de l’Allemagne ; doit alors venir la crise tout ce qu’il y a de plus fin de siècle.

CINQUIÈME PARTIE

5.4. La contribution chinoise

La guerre entre la Chine et le Japon me semble avoir été tramée par le gouvernement russe qui utilise le Japon pour parvenir à ses fins . Mais quoi qu’il en soit, une chose est inévitable : 1’effondrement complet de tout le système social de la Chine antique. Dans ce pays subsiste encore un système combinant artificiellement l’agriculture à l’industrie domestique, puisqu’il élimine impitoyablement tout élément qui le perturberait. Cette exclusion de tout ce qui est étranger a été, en partie, contrecarrée par les guerres contre les Anglais et les Français, et elle doit être menée à terme par cette guerre entre Asiatiques, contre un rival qui est le plus proche voisin des Chinois. Les Chinois, battus sur terre et sur mer, devront s’européaniser, ouvrir leurs ports au commerce universel, construire des chemins de fer et des fabriques et, par conséquent, mettre complètement en pièces l’antique système qui permettait de nourrir tant de millions d’êtres humains.
La Chine ressentira subitement sa surpopulation sans cesse croissante ; les paysans chassés de leur terre afflueront vers les côtes, afin de chercher leurs moyens de subsistance dans les pays étrangers. Jusqu’ici, des milliers de Chinois ont émigré. Or à présent des millions seront candidats à l’émigration. Dans ces conditions, les coolies chinois iront partout, en Europe, Amérique et Australie, et ils auront pour effet d’y faire baisser les salaires et d’adapter le niveau de vie de nos ouvriers à celui des Chinois . Alors LE MOMENT SERA VENU POUR NOS OUVRIERS EUROPÉENS. Or, les Anglais seront les premiers à souffrir de cette invasion, et ils devront de nouveau lutter. Je compte absolument sur cette guerre sino-japonaise pour accélérer d’au moins cinq ans notre victoire en Europe, sans parler de ce qu’elle la facilitera considérablement, étant donné qu’elle rejettera toutes les classes non capitalistes dans notre camp. Seuls les grands propriétaires fonciers et les fabricants seront prochinois.

C’est de nouveau une ironie merveilleuse de l’histoire : en somme, il ne reste plus à la production capitaliste qu’à s’emparer de la Chine ; or, en effectuant enfin cette conquête, elle se rend la vie impossible à elle-même dans sa patrie d’origine .

La concurrence chinoise, dans la mesure où elle sera massive, poussera les choses à leur paroxysme, chez vous [en Amérique] et chez nous : AINSI LA CONQUÊTE DE LA CHINE PAR LE CAPITALISME SERA EN MÊME TEMPS LE PRELUDE À LA CHUTE DU CAPITALISME EN EUROPE ET EN AMÉRIQUE .

ANNEXE

Organisation et stratégie militaires de la dictature du prolétariat dans l’expérience historique de la Commune de 1871

Devant les débris de la colonne Vendôme, « symbole du chauvinisme français » (Marx), détruite sur ordre de la Commune le 16 mai 1871

Le dernier mouvement a été le plus grand de tous ceux qui se sont produits jusqu’ici, et il ne peut y avoir deux opinions à son égard : la Commune a été la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière . Il y a eu de nombreux malentendus sur la Commune. Celle-ci ne devait pas asseoir une nouvelle forme de domination de classe. Lorsque les présentes conditions d’oppression seront éliminées grâce au transfert des moyens de production aux travailleurs productifs et à l’obligation faite à tous les individus physiquement aptes de travailler pour vivre, on aura détruit l’unique raison d’être d’une quelconque domination de classe et d’oppression.

Mais avant de réaliser un changement socialiste, il faut une dictature du prolétariat, dont une condition première est l’armée prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille le droit à leur propre émancipation. La tâche de l’Internationale est d’organiser et de concerter les forces ouvrières dans le combat qui les attend .

Transformation de la guerre des États bourgeois en guerre civile entre les classes

Pour dire les choses tout simplement, la Commune représentait la destruction préalable du vieil appareil gouvernemental dans ses sièges centraux, à Paris et dans les autres grandes villes de France, et son remplacement par un véritable autogouvernement qui, à Paris et dans les grandes villes, places-fortes sociales de la classe ouvrière, fût le gouvernement de la classe ouvrière . À la faveur du siège, Paris se trouva débarrassé de l’armée qui avait été remplacée par une Garde nationale constituée principalement par des ouvriers de Paris. Ce n’est que grâce à cet état de choses que le soulèvement du 18 mars était devenu possible. Il s’agit ensuite de transformer ce fait en institution, en substituant à l’armée qui défendait le gouvernement contre le peuple, la Garde nationale des grandes villes, c’est-à-dire le peuple en armes contre l’usurpation gouvernementale.

Le soulèvement de tout ce qu’il y avait de sain à Paris contre le gouvernement de la défense, ne date pas du 18 mars, bien qu’il ait remporté ce jour-là sa première victoire contre la conspiration ; il date du 31 janvier qui était en fait le jour de la capitulation . La Garde nationale – c’est-à-dire tous les Parisiens en armes – s’est organisée et a effectivement gouverné Paris à partir de ce jour-là, indépendamment du gouvernement des usurpateurs et capitulards, installés par la grâce de Bismarck.

Elle refusa de livrer ses armes et son artillerie, qui étaient sa propriété, et qui lui avaient été officiellement reconnues comme telle lors de la capitulation. Ce n’était pas à la générosité de Jules Favre que l’on doit d’avoir sauvé ces armes de Bismarck, mais à la détermination de Paris en armes de lutter pour celles-ci contre Jules Favre et Bismarck.

Le complot contre-révolutionnaire eut directement comme conséquence inévitable le désarmement de Paris, mais il aurait pu être opéré avec plus de circonspection, de mollesse et à un moment plus opportun . Cependant, il ne souffrait pas d’être différé, étant une stipulation de l’impérieux accord financier dont les séductions étaient irrésistibles. Il fallait donc que Thiers s’essayât à un coup d’État : il déclencha la guerre civile, en chargeant Vinoy qui avait déjà trempé dans le coup d’État du 10 Décembre 1851, d’une incursion nocturne contre la butte Montmartre, à la tête d’une bande de sergents de ville et de quelques régiments de ligne. Son entreprise criminelle échoua devant la résistance des gardes nationaux et leur fraternisation avec les soldats. Le lendemain, dans un manifeste affiché sur les murs de Paris, Thiers informa les gardes nationaux de sa décision magnanime de leur laisser les armes, car il ne doutait pas qu’ils s’empresseraient de les utiliser contre les « rebelles » en se ralliant au gouvernement. Sur les 300.000 gardes nationaux, il n’en eut que 300 à répondre à son appel. La glorieuse révolution ouvrière du 18 mars avait incontestablement instauré son pouvoir sur Paris .

Le Comité central, qui avait dirigé la défense de Montmartre et était apparu à l’aube du 18 mars comme le guide de la révolution, n’était ni une improvisation née des circonstances, ni le produit d’une conspiration secrète. Du jour même de la capitulation, par laquelle le gouvernement de la défense nationale avait désarmé la France, mais s’était réservé une garde du corps de 40.000 soldats dans le but de mater Paris, Paris se tenait sur le qui-vive. La Garde nationale réforma son organisation et confia son commandement suprême à un Comité central, constitué par les délégués de chaque compagnie : c’étaient pour la plupart des ouvriers, dont la force essentielle résidait dans les faubourgs ouvriers, mais ils furent bientôt acceptés par toute la Garde, à l’exception de ses vieilles formations bonapartistes. À la veille de l’entrée des Prussiens dans Paris, le Comité central assura le transport à Montmartre, Belleville et La Villette des canons et des mitrailleuses traîtreusement abandonnés par les capitulards dans les quartiers mêmes que les Prussiens allaient occuper. Il assura ainsi la sauvegarde de l’artillerie qui provenait des souscriptions de la Garde nationale. Cette artillerie avait été explicitement reconnue comme la propriété privée de la Garde nationale par la convention du 31 janvier, et à ce titre exceptée de la reddition générale des armes.

Pendant toute la période qui s’étend entre la réunion de l’Assemblée nationale à Bordeaux et le 18 mars, le Comité central avait été le gouvernement populaire de la capitale, et il était assez fort pour maintenir avec fermeté son attitude de défense, malgré les provocations de l’Assemblée, les violentes mesures de l’Exécutif et les menaçantes concentrations de troupes...

La défaite infligée à Vinoy par la Garde nationale n’était qu’un rejet de la contre-révolution ourdie par les classes dirigeantes. Cependant, le peuple de Paris fit aussitôt de ce réflexe de défense le premier acte de la révolution sociale. La révolution du 4 Septembre avait rétabli la République, après que le trône de l’usurpateur avait été renversé. L’opiniâtre résistance de Paris durant le siège, qui constitua la base de la guerre de défense en province, avait arraché à l’envahisseur étranger la reconnaissance de cette République, dont la véritable signification et le véritable but ne furent révélés que le 18 mars. Elle devait abolir les conditions politiques et sociales de la domination de classe sur lesquels repose le système du vieux monde, qui avaient engendré le Second Empire et avaient, sous sa tutelle, mûri jusqu’à la pourriture. L’Europe frémit comme sous un choc électrique. On eut l’impression qu’un moment elle se mit même à douter de la réalité de ses récents exploits sensationnels dans le domaine politique et militaire, comme s’il ne s’agissait que de simples rêves sanguinaires appartenant à un passé depuis longtemps révolu. Portant sur son visage les traces d’une longue famine, la classe ouvrière de Paris, face aux baïonnettes prussiennes, conquit d’un seul coup la position d’avant-garde dans la lutte pour le progrès, etc.

Sur la base existante de son organisation militaire, Paris constitua une fédération politique conformément à un plan très simple . C’était la combinaison de toute la Garde nationale, unie en toutes ses parties par les délégués de chaque compagnie, désignant à leur tour les délégués de bataillons qui, à leur tour, désignaient les délégués généraux, les généraux de légions, dont le rôle était de représenter un arrondissement et de coopérer avec les délégués des 19 autres arrondissements de Paris. Ces 20 délégués, élus à la majorité par les bataillons de la Garde nationale, composaient le Comité central qui, le 18 mars, prit l’initiative de la plus grande révolution de notre siècle.

Le caractère de la Commune

L’appareil d’État centralisé qui, avec ses organes militaires, bureaucratiques, cléricaux et judiciaires, omniprésents et compliqués, enserre le corps vivant de la société civile, comme un boa constrictor, fut d’abord forgé aux temps de la monarchie absolue comme arme de la société moderne naissante dans sa lutte pour s’émanciper du féodalisme. Les privilèges féodaux des seigneurs, des villes et du clergé à l’époque médiévale furent transformés en attributs d’un pouvoir d’État unifié. Celui-ci remplaça les dignitaires féodaux par des fonctionnaires d’État salariés ; il retira leurs armes aux vassaux médiévaux des seigneurs fonciers et aux corporations urbaines pour les remettre à une armée permanente ; il substitua à l’anarchie bigarrée des puissances médiévales en conflit, la structure ordonnée d’un pouvoir d’État, avec une division systématique et hiérarchique du travail…

Toutes les révolutions eurent pour conséquence unique de perfectionner cet appareil d’État au lieu de rejeter ce cauchemar étouffant . Les fractions et les partis des classes dominantes qui, à tour de rôle se disputèrent la prépondérance ont considéré la possession (contrôle, prise) et la direction de cet immense appareil de gouvernement comme le butin principal du vainqueur. Au centre de leur activité se trouvait la création d’immenses armées permanentes, un grouillement de parasites d’État et d’énormes dettes publiques. À l’époque de la monarchie absolue, l’appareil d’État était un instrument de la lutte de la société moderne contre le féodalisme, lutte couronnée par la Révolution française ; sous le premier Bonaparte, non seulement il servit à subjuguer la révolution et à supprimer toutes les libertés populaires, mais ce fut aussi l’instrument de la Révolution française pour frapper au dehors, pour créer au profit de la France, sur le continent, à la place des monarchies féodales, des États faits plus ou moins à l’image de la France. Sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, il devint non seulement un instrument de la domination de classe de la bourgeoisie par la violence, mais aussi un moyen d’ajouter à l’exploitation économique directe une deuxième exploitation du peuple, en assurant aux familles bourgeoises toutes les bonnes places dans l’appareil d’État. À l’époque de la lutte révolutionnaire de 1848, enfin, il servit d’instrument pour anéantir cette révolution et toutes les aspirations des masses populaires à l’émancipation. Mais l’État parasitaire n’atteignit son développement final que sous le Second Empire. Le pouvoir gouvernemental, avec son armée permanente, sa bureaucratie toute-puissante, son clergé abêtissant et sa hiérarchie de tribunaux serviles, était devenu si indépendant de la société elle-même qu’un aventurier d’une grotesque médiocrité, à la tête d’une bande de desperados, suffisait à l’exercer...

La Commune – c’est la réappropriation du pouvoir d’État par la société dont il devient la force vivante, au lieu d’être la force qui s’assujettit et opprime cette même société . C’est sa prise en mains par les masses populaires elles-mêmes qui substituent leur propre force à la force organisée pour les opprimer. La Commune c’est la forme politique de leur émancipation sociale ; elle substitue à la violence artificielle de la société au service de leurs exploitants qui les oppriment, leur propre violence qui s’oppose à leurs ennemis et s’organise contre eux. Cette forme était simple comme toutes les grandes choses. Toutes les révolutions du passé avaient été privées du temps nécessaire aux développements historiques du mouvement, car au jour même du triomphe du peuple, celui-ci avait à chaque fois rendu ses armes victorieuses, les lassant se retourner contre lui. La première mesure de la Commune, qui prenait le contre-pied des révolutions antérieures, fut de remplacer l’armée par la garde nationale : « Pour la première fois depuis le 4 septembre, la république est affranchie du gouvernement de ses ennemis… elle donne à la cité une milice nationale qui défend les citoyens contre le pouvoir et le gouvernement, au lieu d’une armée permanente qui défend le gouvernement contre les citoyens » (cf. Proclamation du Comité central, 22 mars) .

Il suffit au peuple d’organiser cette milice à l’échelle nationale pour en finir avec les armées permanentes. C’est la première condition économique sine qua non de toutes les améliorations sociales. Elle élimine d’un seul coup cette source d’impôts et de dettes d’État ainsi que les constants abus du gouvernement usurpé par les classes dominantes – qu’il s’agisse de la forme ordinaire sous lesquelles règnent les classes dominantes, ou d’un aventurier prétendant sauver toutes les classes. C’était en même temps la garantie la plus sûre contre l’agression étrangère, et cela rendait pratiquement impossible dans tous les autres États le coûteux appareil militaire . C’était, en outre, supprimer l’impôt du sang pour les paysans qui n’étaient plus dès lors la source la plus juteuse de toutes les impositions d’État et de toutes les dettes publiques. Cette mesure faisait déjà de la Commune une chance pour les paysans, le premier mot de leur émancipation…
Toute la comédie des mystères et des prétentions de l’État fut supprimée par une Commune composée surtout de simples ouvriers, qui organisent la défense de Paris, mènent la guerre contre les prétoriens de Bonaparte, assurent le ravitaillement de cette ville immense, remplissent toutes les fonctions réparties jusqu’alors entre le gouvernement, la police et la préfecture ; ils font leur travail publiquement, simplement, dans les circonstances les plus difficiles et les plus compliquées, et le font comme Milton fit son « Paradis perdu », pour quelques sous ; ils agissent au grand jour, sans prétendre à l’infaillibilité, sans se cacher derrière une bureaucratie paperassière, et ils n’ont pas honte de reconnaître des erreurs tout en les corrigeant. Ils mènent de pair l’accomplissement de toutes les fonctions publiques – militaires, administratives et politiques – en en faisant des fonctions véritablement ouvrières, au lieu qu’elles soient les attributs secrets d’une caste formée pour cela ; ils maintiennent l’ordre au milieu des troubles de la guerre civile et de la révolution, et prennent des mesures de régénération générale.

Quel que soit le mérite de chacune des mesures de la Commune, sa mesure la plus importante fut sa propre création et sa propre organisation qui jaillit à un moment où l’ennemi étranger se trouvait à une porte, et l’ennemi de classe à l’autre porte. Elle démontra sa vitalité par son existence, et confirma sa théorie par son action. Son apparition fut une victoire sur les vainqueurs de la France. Paris captif reprit à lui, d’un élan hardi, la direction de l’Europe, non en s’appuyant sur la force brutale, mais en prenant la direction du mouvement social, en donnant corps aux aspirations de la classe ouvrière de tous les pays.

Si toutes les grandes villes s’étaient organisées en Communes selon le modèle de Paris, aucun gouvernement n’aurait pu réprimer le mouvement en le surprenant par une réaction soudaine. C’est précisément grâce à cette conquête préliminaire que le mouvement gagnerait le temps nécessaire à son développement interne, ainsi que sa meilleure garantie. La France entière se serait organisée en Communes s’administrant et se gouvernant elles-mêmes, l’armée permanente aurait été remplacée par la milice populaire, la masse des parasites d’État écartée, la hiérarchie cléricale remplacée par les maîtres d’école, les tribunaux d’État transformés en organes de la Commune ; les élections de la représentation nationale n’auraient plus été des tours de prestidigitation d’un gouvernement tout-puissant, mais l’expression consciente des Communes organisées ; les tâches de l’État auraient été réduites à quelques rares fonctions au service de buts nationaux communs.

Chauvinisme bourgeois contre internationalisme prolétarien

Le Journal officiel du Comité central du 20 mars relate : « Les prolétaires de la capitale – au milieu des défaillances et des trahisons des classes dominantes – ont compris que l’heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en mains la direction des affaires publiques » (l’administration d’État).

Ils dénoncent « l’incapacité politique et la décrépitude des mœurs bourgeoises » comme source des « malheurs de la France » : « Les travailleurs qui produisent tout et ne jouissent de rien, souffrent de la misère au milieu de leurs produits accumulés, fruit de leur labeur et de leur sueur… Ne leur sera-t-il jamais permis d’œuvrer à leur émancipation ?... Le prolétariat , en face de la menace permanente qui pèse sur ses droits, de la négation absolue de toutes ses aspirations légitimes, de la ruine de la patrie et de toutes ses espérances, a compris qu’il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses propres destinées et d’en assurer le triomphe » en s’emparant du pouvoir (cf. Déclaration au peuple français, 20-4-1871).

Il est clairement affirmé que le gouvernement de la classe ouvrière a été en premier lieu, indispensable pour sauver la France de la ruine et de la décomposition dont la menaçaient les classes dominantes, si bien que déloger du pouvoir ces classes (qui avaient perdu la capacité de diriger la France) a été une exigence de salut national .
Mais il n’est pas moins clairement affirmé que le gouvernement de la classe ouvrière ne peut sauver la France et œuvrer pour les affaires de la nation qu’en travaillant à sa propre émancipation, car les conditions de cette émancipation sont en même temps les conditions de la régénération de la France. Le gouvernement ouvrier est proclamé en tant que guerre ouverte du travail contre les propriétaires qui monopolisent les moyens de production, contre le capital.
Le chauvinisme de la bourgeoisie est tout à fait inconsistant et donne un déguisement national à toutes ses exigences à elle. C’est un moyen, par le truchement des armées permanentes, de perpétuer les luttes entre les nations, pour subjuguer dans chaque pays les producteurs en les dressant contre leurs frères de chaque autre pays ; c’est un moyen pour prévenir la collaboration internationale des classes ouvrières, première condition de leur émancipation . Le caractère véritable de ce chauvinisme (devenu purement verbal depuis longtemps) est apparu au cours de la guerre de défense qui, après Sedan, a été partout paralysée par la bourgeoisie chauvine ; il est apparu dans la capitulation de la France et dans la guerre civile déclenchée par le grand-prêtre du chauvinisme, Thiers, avec la permission de Bismarck ! Il est apparu dans les mesquines menées policières de la Ligue antiallemande, dans la chasse aux étrangers qui se fit à Paris après la capitulation. On espérait pouvoir abêtir le peuple de Paris (et avec lui tout le peuple français) avec la passion des haines nationales, et lui faire oublier, à la suite d’excès provoqués de toute pièce contre les étrangers, ses véritables aspirations et ses traîtres de l’intérieur !

Comme tous ces artifices se sont dissipés au souffle du Paris révolutionnaire ! En manifestant ouvertement ses tendances internationales, car la cause des producteurs est partout la même, tout comme son ennemi est partout le même quelle que soit sa nationalité ou son travestissement national, Paris a proclamé le principe de l’admission des étrangers à la Commune. Il a même élu un travailleur étranger (membre de l’Internationale) à son Exécutif , et a décrété d’abattre le symbole du chauvinisme français – la colonne Vendôme !
Tandis que les bourgeois chauvins démembraient la France et opéraient sous la dictature de l’envahisseur étranger, les ouvriers ont battu l’adversaire étranger en portant leurs coups contre leur propre classe dominante ; ils ont fait sauter les séparations en conquérant la position d’avant-garde parmi les ouvriers de toutes les nations !
Le franc patriotisme de la bourgeoisie – si naturel chez les véritables propriétaires des divers biens « nationaux » – n’est plus qu’une mystification pure et simple par suite de la nature cosmopolite qui marque ses entreprises financières, commerciales et industrielles. Dès lors que ces conditions sont les mêmes dans tous les pays, cette baudruche y éclatera comme en France.

Thiers, le chauvin, menace Paris depuis le 18 mars de « l’intervention de la Prusse », il s’est déclaré partisan de « l’intervention de la Prusse », il n’agit en réalité contre Paris que grâce aux moyens que lui a accordés la Prusse . Les Bourbons étaient la dignité même en comparaison de ce saltimbanque du chauvinisme…
Les Prussiens qui, dans l’ivresse bruyante de leur victoire militaire, contemplent les tourments de la société française et les exploitent en faisant de sordides calculs à la Shylock, avec la grossièreté désinvolte des [profiteurs] , sont déjà punis eux-mêmes par la transplantation de l’Empire en terre allemande. Eux-mêmes sont condamnés à libérer en France les courants souterrains qui les engloutiront en même temps que le vieil ordre des choses. La Commune de Paris peut fort bien tomber, mais la révolution sociale qu’elle a instiguée, ne manquera pas de triompher. Les foyers où elle naîtra sont partout.

NOTES

1 Cf. Engels à Karl Kautsky, 7 février 1882.

2 Engels rappelle ici que l’ère des révolutions nationales bourgeoises est close pour l’Europe occidentale et centrale après 1870. Cela n’empêche cependant pas l’agitation de petites nationalités, ou les problèmes d’irrédentisme de se produire ici et là. Ceux-ci doivent être jugés en fonction de leur influence sur le cours de la révolution prolétarienne à l’échelle générale, et non en vertu d’un quelconque « principe des nationalités » parfaitement étranger au marxisme. De fait, les cas sont rares où ces mouvements vont dans le sens de la révolution, la plupart étant susceptible d’être au contraire utilisés par la réaction ou même de servir de prétexte pour une guerre générale fratricide contre le prolétariat européen, préfiguration des grandes guerres impérialistes du 20e siècle. À l’est et au sud-est de l’Europe, où la révolution bourgeoise est encore à l’ordre du jour, toute question nationale éventuelle est soumise à la perspective du renversement révolutionnaire du tsarisme, qui devait être le grand moteur de la transformation de cette vaste aire arriérée, et ouvrir la voie à la révolution socialiste dans l’Europe bourgeoise.

Nous avons ainsi rappelé, dans le volume des Ecrits militaires de Marx-Engels, la position marxiste favorable à la Turquie lors de la guerre russo-turque de 1877-1878 (p. 605-608).

On sait que l’histoire a pleinement confirmé cette prévision, avec Lénine en 1917, mais on peut aussi s’apercevoir que le retard de la révolution en Russie – grâce à la complicité de toutes les puissances bourgeoises du continent – a entravé la réalisation de l’hypothèse « optimiste » d’Engels d’une conquête du pouvoir par les partis socialistes des grands pays européens vers la toute fin du 19è siècle. Il est évident que ce retard, par rapport à cette perspective optimale de Marx et Engels, a pesé d’un poids négatif considérable sur le cours ultérieur de la lutte des classes internationale, la révolution n’ayant pas réussi à prendre de vitesse la guerre impérialiste en 1914.

Nous verrons dans cette série de textes des années 1880-1890, que cette dernière hypothèse avait également été soigneusement envisagée par Engels, qui avait ainsi prévu les grandes lignes d’une guerre générale en Europe. C’est d’ailleurs la principale raison pour laquelle nous publions cet Appendice aux Ecrits militaires, qui doit permettre de préciser jusque dans certains détails la perspective déjà tracée, à la fin de notre publication de 1970, dans l’article d’Engels de 1888 reproduit dans la partie significativement intitulée Ce qui attend l’Europe (p. 609-611).

Après 1870, la question de l’indépendance nationale polonaise (comme l’irlandaise) continue à se poser comme revendication qui se rattache au succès de la révolution socialiste européenne : « L’oppression séculaire des Polonais les a mis dans une situation où, à moins de périr, ils deviennent révolutionnaires et soutiennent tout soulèvement véritablement révolutionnaire en Occident comme premier pas vers l’affranchissement de la Pologne. Or, en ce moment précis, ils se trouvent dans une situation où c’est uniquement dans le camp du prolétariat qu’ils peuvent trouver leurs alliés en Europe occidentale…

Les Polonais ne peuvent trouver que chez le prolétariat révolutionnaire un appui loyal et sans réserve, parce que tous deux ont un intérêt égal à la chute de leur ennemi commun [l’Empire russe], et que l’affranchissement de la Pologne va de pair avec cette chute » (cf. Engels, les Problèmes sociaux de la Russie, 1875. Traduction française : Marx-Engels, La Russie, édit. 10/18, p. 237-238).

4 Si en 1848 une nation – la France – avait pu, à un faible niveau général de développement, prendre la tête de la révolution, ce n’est qu’au cours de la première phase durant laquelle l’assaut prolétarien en France lançait le mouvement des peuples du continent européen pour leur révolution bourgeoise nationale. Une fois cette phase de faible développement historique dépassée, il n’y a plus de place dans la conception marxiste de la révolution socialiste pour le rôle de guide d’une nation révolutionnaire. Il n’y a plus, à la rigueur, qu’un premier parmi des égaux dans un tout organique, au cours de la lutte pratique dans un rapport de forces éminemment changeant.

5 Engels évoque ainsi la première occasion de guerre russo-allemande après l’unification allemande de 1870-71 : « La Prusse, jusqu’ici le valet obéissant de la Russie, s’est révélée soudainement la première puissance militaire d’Europe ; un changement aussi énorme de la situation européenne en défaveur de la Russie équivalait à la défaite de la politique russe ; les voix appelant à la revanche retentissaient suffisamment fort en Russie. Dans ces circonstances, on trouva à Berlin qu’il serait préférable d’en finir le plus tôt et le plus vite et de ne laisser point le temps aux Russes pour les armements. […] bref, dans l’été 1872 on était pour ainsi dire prêt, notamment en ce qui concerne le plan de campagne, qui, cette fois-ci, n’envisageait pas de « coup dans le cœur ». Cependant l’empereur Alexandre de Russie s’est rendu en visite impériale à Berlin sans avoir été invité et montra « en haut lieu » certaines pièces de dossier, qui ont fini par anéantir ce petit plan. Pour le moment, on a renouvelé la Sainte Alliance contre la Turquie et la guerre contre la Russie a été momentanément refoulée bien que restant quand même inévitable » (cf. Fr. Engels, la Loi militaire du Reich, in Der Volksstaat, 8 mars 1874).

De fait, on a assisté, après 1873, au renouveau de la Sainte-Alliance ré-actionnaire entre la Prusse, l’Autriche et la Russie qui restera longtemps le facteur déterminant de l’ordre établi européen.

6 Allusion à la révolte qui éclata au début de 1882 contre l’occupation autrichienne de cette région, et que le tsarisme s’efforça de manipuler pour ses intérêts propres.

7 Ouvrage paru en 1889 dont une partie est dédiée au soulèvement polonais de 1863. Les révolutionnaires russes des années 1880 suivent l’exemple polo-nais.

8 Cf. Engels à Eduard Bernstein, 22-25 février 1882.

Dans cette lettre, Engels réfute l’argumentation opportuniste bernsteinienne : la notion de guerre de défense (des "petits et nobles peuples" agressés, en l’occurrence) est ici soumise à une critique définitive, d’où il ressort lumineusement que la notion d’agression et de défense est pure argutie, toute l’évaluation marxiste tenant compte avant tout du caractère révolutionnaire ou non de l’un ou de l’autre camp en guerre. Avec Engels, il n’y a jamais le moindre relent de pacifisme ou de justice abstraite, mais l’analyse de classe de chaque conflit, qui est toujours considéré comme un moment privilégié parce que la crise et les antagonismes y éclatent toujours de manière dense et concentrée.

En outre, Engels fait ici une critique impitoyable de l’utilisation de l’oppression subie par les peuples plus ou moins grands pour justifier une guerre réactionnaire. Le seul point de vue sous lequel il faut considérer les conflits quels qu’ils soient du monde moderne, c’est sous l’angle de l’intérêt du prolétariat révolutionnaire. Ainsi, c’est en vertu du principe que les luttes nationales ne sont qu’un tremplin dans la bataille du prolétariat et ne peuvent donc servir qu’autant qu’elles favorisent cette lutte et non pas l’entravent, qu’Engels nie aux revendications des nationalités des Balkans tout caractère progressif ou utile dans les conditions générales qui étaient celles de la révolution en Europe.

9 En français dans le texte.

10 Après l’attentat sur le tsar Alexandre II qui fut tué sur ordre du comité exécutif de la Volonté populaire, organisation clandestine des Populistes russes, le tsar Alexandre III demeura, sous surveillance de la police et de la troupe, dans son château de la Gatchina par crainte d’un nouvel attentat.

11 On le voit, Engels avait en vue un processus de révolution permanente devant aboutir, pour la Russie, à la conquête du pouvoir par les plébéiens – comme en 1793 en France – de sorte que la jonction pourrait se produire avec la révolution en Allemagne où les conditions seraient mûres pour une révolution prolétarienne.

Ce n’est pas parce qu’un tel développement ne s’est pas produit dans les années 1880 que la prévision d’Engels serait à écarter, en la mettant sur le compte du nécessaire optimisme révolutionnaire. En fait, les révolutionnaires peuvent-être battus, comme en 1848, ou encore défaits sans que la bataille décisive n’ait pu éclater, comme dans les dernières décennies du 19e siècle en Russie, de sorte que la solution de la crise prévue est renvoyée à plus tard. Mais les termes de l’alternative se reproduisent nécessairement avec plus d’acuité encore, dans des conditions générales de plus en plus mûres et sur une échelle croissante. Ainsi, c’est au prolétariat russe et à sa constitution en classe au cours des combats gigantesques du début du 20e siècle, que reviendra la tâche, en 1917, de confirmer la prévision marxiste de 1882 : mais à ce moment, c’est en Occident que les conditions révolutionnaires firent défaut, et la formidable perspective internationale devait encore échouer du fait de l’ignoble trahison de la social-démocratie opportuniste et chauvi-ne.

12 Lors de son entrevue avec des étudiants serbes à Paris le 17 février 1882, le général russe M.D. Skobeleff déclara que la Russie ne pouvait en ce moment "remplir son devoir" par rapport aux peuples slaves, parce qu’elle était en proie à de graves difficultés intérieures et extérieures. Il qualifia l’Allemagne d’ennemi principal des peuples slaves et prédit que la guerre était inévitable avec l’Allemagne.

Comme on le voit, c’étaient les milieux officiels qui avaient lancé la nouvelle qu’une guerre pouvait éclater entre l’Allemagne et la Russie, et c’est cette menace de fait que Marx-Engels confrontèrent avec l’évolution historique du rapport des forces pour savoir si elle se réaliserait, comment et avec quelles conséquences.

13 Engels était parfaitement conscient du vertige qui saisit les peuples à la déclaration de guerre et permet de les lancer, sous les cris d’allégresse de la propagande chauvine, dans le carnage où ce n’est pas seulement l’ennemi mais eux-mêmes qui se font décimer. Il est sûr que la guerre, si elle parvient à éclater et à prendre de vitesse la révolution, procure à la classe dominante cet avantage de pouvoir se débarrasser de ses opposants par une répression préventive. En temps de paix, la même offensive contre-révolutionnaire pourrait avoir les effets inverses – comme le prouve le renforcement du parti ouvrier en Allemagne après les lois antisocialistes de Bismarck – et mettre même le feu aux poudres en déclenchant une contre-offensive sur le terrain de la violence révolutionnaire. Les conséquences d’une répression préventive sont d’autant plus dévastatrices que le parti est engagé dans la voie de la lutte légale et électorale, et qu’il a négligé la préparation d’un appareil clan-destin et d’une lutte insurrectionnelle. Les rares éléments révolutionnaires internationalistes se retrouvent alors dans un tragique isolement : comme Lénine le souligne A propos de la brochure de Junius (Rosa Luxemburg) en 1916 : « on sent le solitaire qui n’agit pas au coude à coude avec des cama-rades au sein d’une organisation illégale habituée à penser les mots d’ordre révolutionnaires jusqu’au bout et à éduquer méthodiquement les masses dans leur esprit », défaut qui résulte « de la faiblesse de toute la gauche allemande, enveloppée de toute parts dans l’odieux réseau du kautskisme hy-pocrite, pédant, plein de complaisance à l’égard des opportunistes » (in Œuvres, t. 22, p. 343).

14 Cf. Engels à August Bebel, 22 décembre 1882.

15 Cf. Fr. Engels à A. Bebel, 17 novembre 1885.

16 En ce qui concerne la critique du soi-disant principe des nationalités – source de confusions et éternel prétexte à toutes les crapuleries –, voir la seconde partie de l’article d’Engels : En quoi la Pologne concerne-t-elle la classe ouvrière ? (The Commonwealth, 31 mars 1866) ; cf. Marx-Engels, La Russie, édit. 10/18, p. 201-205.

Engels y énumère les « grandes nations historiquement bien définies de l’Europe », à savoir, outre la France, l’Angleterre, l’Espagne et la Scandinavie – dont les formations nationales sont anciennes – l’Italie, la Pologne, l’Allemagne et la Hongrie. Une fois la phase révolutionnaire bourgeoise de construction de l’État moderne achevée, c’est-à-dire au plus tard en 1870 pour tous ces pays (sauf la Pologne), le prolétariat lutte pour la conquête du pouvoir dans le cadre des États constitués, et il doit refuser tout soutien à de prétendus suppléments de revendications nationales de sa bourgeoisie (irrédentisme, etc.).

17 En français dans le texte.

18 Cf. Engels à Fr. A. Sorge, 17 août 1889.

Une fois de plus, l’analyse d’Engels confirme sa thèse selon laquelle les petites nations ne sont que des pions sur l’échiquier politique pour les grandes puissances qui déterminent la politique mondiale dans le champ des for-ces réelles – et c’est ce qui détermine ici toute son analyse des événements internationaux.

La position marxiste ne saurait donc jamais être « pour ou contre » une nationalité quelle qu’elle soit, puisque l’appréciation dépend du rôle qu’elle joue, et de son caractère révolutionnaire ou non, dans le contexte global. Ici, par exemple, le nationalisme grec à l’intérieur de l’Empire ottoman profite à la Russie qui cherche à étendre son influence en direction du bassin méditerranéen.

Après le départ de Bismarck, l’Allemagne entamera un rapprochement spectaculaire avec la Turquie, et les futurs alignements impérialistes s’annonceront, avec la France, la Russie et l’Angleterre d’un côté, et l’Allemagne, l’Autriche et l’Empire ottoman de l’autre, les deux camps étant aussi impérialiste l’un que l’autre.

19 En janvier 1889, Bismarck s’était rapproché de l’Angleterre, dont il soutenait activement la politique coloniale en Afrique orientale, ce qui aboutit à la convention germano-anglaise du 1er juillet 1890, qui régla la question des frontières entre les colonies anglaises et allemandes en Afrique orientale. On voit ici que la vieille Sainte-Alliance commençait à battre de l’aile, au profit de marchandages dans le pur style bourgeois.

20 Cf. Engels, la Politique extérieure du tsarisme russe, article paru dans le Sozialdemokrat, mai 1890. La traduction française de cet article très complet se trouve dans Marx-Engels, la Russie, p. 153-193.

21 Cf. Engels, les Ouvriers européens en 1877, in The Labor Standard, 31 mars 1878.

22 Cf. Engels à Ion Nadejde, 4 janvier 1888.

Cette lettre prévoit les conséquences qu’aurait l’élimination du tsarisme féodal sur les conditions de l’émancipation nationale des peuples de l’Europe centrale et orientale. En effet, la systématisation en nations bourgeoises modernes n’avait porté en 1871 que de façon fort incomplète sur l’Europe centrale – où, outre le cas polonais, les limitations de l’unification allemande à la prussienne avaient laissé subsister une monarchie autrichienne qui exerçait son pouvoir sur un grand nombre de nationalités mineures. En ce qui concerne l’Europe orientale (en gros, à l’est de la Pologne) et sud-orientale (Balkans, etc.), les tâches nationales restaient encore à accomplir, avant de pouvoir passer à la lutte purement classiste du prolétariat contre sa bourgeoisie. Non seulement la chute du tsarisme aurait ouvert la voie à une systématisation nationale dans cette aire, mais elle aurait permis de dépasser les tares de celle de l’Europe centrale (pour l’Allemagne et l’Autriche en particulier). Cette hypothèse, éminemment favorable au prolétariat, ne s’est pas vérifiée historiquement, excédant en fait les capacités générales de la bourgeoisie à œuvrer encore pour ses propres objectifs de classe contre les puissances féodales.

23 Dans le brouillon de la lettre, il était précisé : « Elle subsistera même au cas où une guerre surviendrait entre les alliés, car cette guerre aurait pour but de mettre de nouveau au pas la Prusse ou l’obstinée Autriche ; cette alliance étant formée, il en découle l’hégémonie de la Russie sur les deux autres puissances du simple fait de la prépondérance militaire russe » (passage biffé).

24 « Qui plus est, la Russie ne peut être attaquée qu’à partir de la Pologne, c’est dire qu’elle est pratiquement inexpugnable pour ses deux autres partenaires, à moins que ceux-ci ne se risquent dans une guerre qui leur créera des difficultés à eux-mêmes » (cf. brouillon).

25 Ukraine sous contrôle de l’Empire russe.

26 Il est clair que la perspective n’est pas le renforcement de l’une quelconque des puissances réactionnaires qui pèsent sur l’Europe orientale et centrale, mais l’effondrement de toutes celles-ci : la Russie, pilier central de la Sainte Alliance, l’Autriche, « ce conglomérat bigarré et hétéroclite de peuples », la Prusse, qui domine l’Allemagne, auxquelles on peut même désormais ajouter l’Empire turc qui domine « les régions slaves, grecques et albanaises » et qui est lui-même vassalisé par la Russie – base commune de toutes les forces réactionnaires. L’avantage qui en résulterait pour le prolétariat européen tout entier serait immense : non seulement la question nationale serait réglée à l’Est, de la Pologne aux Balkans, avec « l’autonomie et le libre regroupement des peuples et débris de peuples, des Carpates à la mer Egée », mais encore, à l’Ouest, le terrain serait déblayé pour la lutte de classe directe : « De ce fait, l’Occident se trouverait placé dans une situation dans laquelle il pourrait se préoccuper de sa mission historique actuelle, sans être troublé ni distrait par l’intrusion d’éléments étrangers : le conflit entre prolétariat et bourgeoisie, avec le passage de la société capitaliste à la société socialiste ». Le secret du défaitisme des gouvernements bourgeois européens face au tsarisme russe, c’est qu’ils perçoivent qu’au bout du compte celui-ci les protège contre la révolution ouvrière, et que le jour où il tombera, « ils en seront alors réduits à leurs seules ressources et ils ne tarderont pas à constater que cela fait une grande différence » (cf. la Politique extérieure du tsarisme russe, op. cit. p. 190-192).

27 Cf. Engels à P. Lafargue, 25 octobre 1886.

Engels se réfère ici aux résultats du Congrès de Berlin (du 13 juin au 13 juillet 1878) qui donna lieu à un nouveau partage des Balkans entre les trois puissances impériales – russe, autrichienne et turque – sous le patronage de Bismarck. Ainsi, à l’annexion d’une partie de la Bessarabie par la Russie ré-pondait celle de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’Autriche, qui se partageaient ainsi les territoires cédés par l’Empire ottoman. La Bulgarie était partagée en deux parties : le nord sous domination russe, et le sud (Roumélie orientale) qui restait officiellement turc. Cette situation fut le point de départ de la crise bulgare de 1885 qu’Engels relate dans cette lettre, et qui lui permet surtout d’analyser l’alignement des forces impérialistes en Europe orientale, en relation avec les conditions d’une guerre générale sur le continent.

Les faits majeurs qui caractérisent la situation dans cette partie de l’Europe, où les tâches de la révolution bourgeoise sont encore en suspens, sont la révolution russe et la situation de la Turquie – menacée du même sort que la Pologne. La Sainte-Alliance de la Prusse, l’Autriche et la Russie, bien que minée par ses contradictions internes, représente l’adversaire le plus acharné du progrès bourgeois dans toute cette aire, en même temps que le premier obstacle au développement de la révolution prolétarienne en Occident.

C’est dire que ce texte d’Engels est la continuation directe du commentaire de Marx sur la guerre russo-turque de 1877-1878 (cf. sa lettre à W. Liebknecht du 4 février 1878, in Ecrits militaires, p.605-608). Du fait de son importance pour la détermination de la stratégie du parti de classe dans toute l’Europe, Paul Lafargue en a tiré un article publié sous le titre « la Situation politique en Europe », reproduit dans la presse socialiste internationale.

28 En Septembre 1885, il y eut en Roumélie orientale (Bulgarie du sud sous domination turque) un soulèvement de patriotes bulgares. Le gouverneur turc fut renversé, les autorités investies par la Porte furent chassées et l’union avec la Bulgarie proclamée. Le prince Alexandre Battenberg se proclama le 8 septembre régent de la Bulgarie unifiée. La Russie qui déjà avait été mécontente du rapprochement entre Battenberg et l’Autriche prit dès lors une attitude hostile et rappela tous les officiers russes encadrant l’armée bulgare, alors que la Serbie entrait en guerre contre la Bulgarie. Les Bulgares mirent en échec la tentative russe de renverser Battenberg, puis, contre toute attente, ils battirent les Serbes. La crise, si elle provoqua une forte poussée de chauvinisme en Russie et accrut le risque d’un conflit entre Allemands et Russes, ne conduisit pas à une guerre généralisée en Europe, la Russie ayant pu neutraliser à la fin les effets de la victoire des Bulgares.

29 Le développement social dans cette aire sud-est européenne est comparable à celui de la Russie précapitaliste, et à certains égards même inférieur : « Il aurait été infiniment meilleur pour les Bulgares comme pour nous que ceux-ci demeurent turcs jusqu’à la révolution européenne ; les institutions gentilices auraient constitué un merveilleux point de départ pour l’évolution ultérieure vers le communisme, tout à fait comme le mir russe qui meurt à présent sous notre nez » (Engels à E. Bernstein, 9 octobre 1886).

30 Dans cette partie de sa lettre, Engels passe de l’analyse de la situation en Europe orientale à ses prolongements, révolutionnaires ou guerriers, en Allemagne et en France où la lutte est principalement dirigée contre la classe capitaliste, quelle que soit la forme, monarchiste ou républicaine, de son pouvoir. Il se comporte ainsi en représentant du parti historique et international, vis-à-vis des différents partis ouvriers « nationaux », afin de fondre leur action dans une stratégie unitaire à l’échelle de l’Europe entière.

31 En présence de cette indéniable manifestation de vigueur nationale de la part des Bulgares – qu’Engels explique d’ailleurs moins par le développement bourgeois interne que par la force de structures sociales héritées du communisme primitif, encore plus ou moins vivaces chez les peuples slaves du Sud – celui-ci définit ainsi l’attitude à adopter :

« 1. Soutenir les Sud-slaves si et pour autant qu’ils vont contre la Russie, et vont alors avec le mouvement révolutionnaire européen.

2. Mais s’ils vont contre les Turcs, c’est-à-dire s’ils exigent à tout prix l’annexion des désormais peu nombreux Serbes et Bulgares turcs, ils font alors consciemment ou non le jeu de la Russie, et nous ne pouvons pas être avec eux. Ce but ne peut être obtenu qu’au risque d’une guerre européenne, et il ne le vaut pas, ces messieurs doivent simplement attendre aussi bien que les Alsaciens et les Lorrains, les habitants du Trentin, etc. D’ailleurs, toute nouvelle attaque contre les Turcs – étant donnés les rapports actuels – ne peut mener qu’à ceci : les toute petites nations victorieuses – et elles ne peuvent le devenir que grâce aux Russes – doivent ou bien passer directe-ment sous le joug russe, ou bien – si l’on considère la carte linguistique de la péninsule balkanique – se déchirer immanquablement les unes les autres.

3. Cependant, dès lors que la révolution russe éclate, ces messieurs peu-vent faire ce qu’ils veulent. Mais ils devront alors aussi constater qu’ils n’arriveront pas à bout des Turcs » (Engels à E. Bernstein, 9 octobre 1886).

32 On voit avec quel sérieux Engels jaugeait toute éventualité en cas de guerre et en discutait à fond. Il ne doutait pas seulement de la possibilité de victoire révolutionnaire en France au cours de la guerre – comme il l’explique ici –, mais il savait que même ce cas de figure improbable ne permettrait pas la victoire du prolétariat européen, en raison notamment des faiblesses du socialisme français. De fait, la crise boulangiste prouvera à quel point le mouvement ouvrier de ce pays souffrait de tares qui l’empêchaient de prendre positivement la tête du mouvement général : au premier rang de celles-ci figure un profond chauvinisme, hérité de la révolution bourgeoise.

Marx avait prévu dès 1870 le déplacement en Allemagne du centre de gravité du mouvement prolétarien européen (voir sa lettre au Comité de Brunswick, in Ecrits militaires, p. 522).

33 Dans le texte imprimé, Lafargue a remplacé « anarchie » par « République ».

34 En ce qui concerne Boulanger, la poussée de fièvre chauvine en France et le regain belliqueux qu’elle a suscité, voir ci-dessous les extraits de la correspondance d’Engels avec Paul et Laura Lafargue dans la partie intitulée La crise boulangiste.

35 Le "général" Engels ne cesse, en effet, de souligner, tout au long de ses études militaires, le caractère de classe nécessaire des guerres et de la violence. La présente lettre en est encore un exemple frappant : toute guerre moderne, qui est conduite entre États de même nature de classe, a un caractère de guerre commune contre le prolétariat. Celui-ci, force décisive de la production et de la vie modernes, est toujours au centre des questions cruciales de paix ou de guerre. Mais pour le voir, il faut se placer d’un point de vue de classe, comme Lénine l’a fait magistralement en 1914 en expliquant que le conflit impérialiste en cours était dirigé avant tout contre la classe ouvrière internationale qui tendait au socialisme.

36 Le texte imprimé par Lafargue se termine ainsi : « Entre socialistes français et socialistes allemands, il n’existe pas de question alsacienne. Les socialistes allemands ne savent que trop que les annexions de 1871, contre lesquelles ils ont toujours protesté, ont été le point d’appui de la politique réactionnaire de Bismarck, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les socialistes des deux pays sont également intéressés au maintien de la paix ; c’est eux qui paieraient les frais de la guerre. »

37 Cf. Engels à August Bebel, 14 septembre 1886.

38 Cf. Fr. Engels, Londres, 13 février 1887, lettre publiée dans la presse socialiste internationale. Cette Fête internationale de Paris, à laquelle participèrent des émigrés socialistes allemands, scandinaves, polonais et russes vivant en France, était destinée à protester contre la course aux armements et la prépa-ration d’une guerre entre la France et l’Allemagne.

Désormais, étant donné que le prolétariat devient chaque jour plus fort pour conquérir le pouvoir dans ces deux pays, le risque de guerre y découle en premier lieu de la volonté d’éliminer la menace révolutionnaire intérieure. De ce point de vue, le danger le plus grave ne venait pas tant de la guerre contre la Russie, dont on pouvait escompter l’effondrement militaire rapide, que d’un conflit armé franco-allemand, suscité de façon convergente par le bonapartisme prussien et le revanchisme français afin d’exciter le chauvinisme et la haine entre les deux peuples les plus avancés dans les préparatifs d’assaut final contre la forteresse bourgeoise. Dans sa lettre à Bebel du 22 décembre 1882, reproduite dans notre 1e partie, Engels ne prévoyait-il pas que, si la guerre générale éclatait, « notre parti en Allemagne serait provisoirement submergé et disloqué par la vague de chauvinisme, et il en irait de même en France » ?

39 Engels développe ce programme militaire social-démocrate, valable seule-ment pour la phase pacifique et réformiste du capitalisme européen, dans son écrit de 1893, L’Europe peut-elle désarmer ?, que nous reproduisons dans la 4e partie de ce recueil.

40 Cf. Engels à August Bebel, 13 septembre 1886.

41 Le tsar Alexandre III, qui cherchait à agrandir la zone d’influence russe en Europe méridionale et centrale aux dépens de la Turquie et de l’Autriche, devait pour y avoir les mains libres obtenir la neutralité de la Prusse en cas de conflit avec l’Empire austro-hongrois. Au mois d’août, Giers, ministre des Affaires étrangères russes, négocia à Berlin avec Bismarck, tandis que douze corps d’armée russes faisaient des manœuvres spectaculaires près de Vilna, à proximité de la frontière prussienne. Dans ces conditions, Bismarck s’inclina devant la volonté des Russes.

Tous ces faits montrent les contradictions croissantes au sein de la Sain-te-Alliance des trois puissances réactionnaires : ces tensions ont des effets positifs, puisqu’elles rendent la position de Bismarck de plus en plus in-confortable, mais elles renforcent aussi le risque de guerre entre les partenaires.

42 Engels précise ainsi sa pensée sur ce point : « J’espère que cette misérable histoire des Balkans se déroulera de manière pacifique. Nous progresserons maintenant partout d’une manière si fameuse qu’une guerre mondiale viendrait maintenant mal à propos pour nous – trop tard ou trop tôt. Mais cette guerre elle-même travaillerait finalement pour nous, en mettant une fois pour toutes un terme au militarisme – grâce au massacre d’un million et demi d’hommes et à la dilapidation de mille milliards de francs. Après cela la guerre ne serait plus possible » (à J.-Ph. Becker, 5 décembre 1885).

Une explication est ici nécessaire. En effet, dans la phase impérialiste du capitalisme il ne pourrait être question que la guerre devienne impossible, la paix elle-même étant toute relative et ne faisant que préparer la conflagration suivante, et le complexe militaro-industriel exacerbé par la crise tendant plutôt à instaurer, entre deux conflits généralisés de plus en plus graves, une situation de guerres permanentes. Seule la victoire du communisme peut alors conjurer le risque de guerre. Mais en 1885, nous n’en sommes pas là puisque le capitalisme se trouve encore, en Europe, dans sa phase la plus pacifique, après la fin des guerres nationales progressives en 1871. Si une grande guerre éclate alors, ce sera donc prématurément – en ce qui concerne la capacité du prolétariat d’y répondre par sa révolution victorieuse – et la raison principale en reviendra en premier lieu, comme Engels ne cesse de le souligner, aux forces précapitalistes qui ont leur centre de gravité en Russie, puis aux diverses bourgeoisies incapables de leur opposer une résistance dé-terminée et hantées par « l’ennemi intérieur ». Dans cette situation historique incertaine, puisque de transition entre deux phases, les facteurs qui pourraient s’avérer déterminants sont liés à des forces qui paraissent bien futiles au regard du risque encouru – et ces facteurs ont leur foyer principal, en 1885-86, dans les Balkans. C’est pourquoi le travail de prévision quant à l’éventualité de la guerre et, plus encore, de son issue s’avère particulière-ment difficile et nécessite un examen extrêmement minutieux de la part d’Engels.

43 Engels explique, dans sa lettre du même jour à Laura Lafargue, ce réveil attendu du pitoyable bourgeois allemand : « Le rêve d’un Empire allemand, gardien de la paix européenne, sans la permission duquel il ne saurait être tiré un seul coup de canon, ce rêve est brisé, et le philistin allemand constate qu’il est autant l’esclave du tsar qu’à l’époque où la Prusse était "la cinquième roue de la charrette européenne" [en 1815]. Et voilà qu’il s’en prend maintenant à Bismarck, qui, après tout, ne fait que ce qu’il est contraint de faire. La fureur est grande en Allemagne, non seulement parmi les philistins, mais encore dans l’armée. Liebknecht dit que depuis 1866 il n’y a jamais eu un tel tollé contre un acte du gouvernement ».

44 Engels à A. Bebel, 23-25 octobre 1886.

Dans sa lettre du 12-10-1886 à Engels, Bebel avait écrit : « Il me semble que la Russie opère de sorte qu’elle puisse en découdre seule avec l’Autriche. Si elle force l’Autriche à ouvrir le feu, alors Bismarck ne serait pas obligé d’aider l’Autriche... Si c’était la guerre européenne, je suis certain qu’une révolution européenne s’ensuivrait... Je suis enfin d’avis que c’est précisément ce fait qui retient Bismarck, bien plus que la peur de ne pas être en état d’affronter la Russie et la France. »

45 Le national-libéral Louis Konstanz Berger avait déclaré le 20-5-1886 à la Chambre prussienne qu’il n’attendait plus un gouvernement libéral à son goût et à celui de ses amis, et que dans les conditions exis¬tantes il fallait déjà se satisfaire, dans le meilleur des cas, d’un gouvernement conservateur modéré. Bebel avait écrit dans sa lettre à Engels du 12-10-1886 « Le bourgeois allemand est le plus grand lâche et débile qui soit au monde : dans tous ses membres, il y a la peur de nous. »

46 Cf. Engels à Julie Bebel, 12 mars 1887. Les plans subtils de Bismarck et du tsar pour parvenir à de nouvelles guerres « localisées » et poursuivre leurs politiques expansionnistes tout en évitant ainsi la guerre mondiale, sont ici tournés en dérision. Engels y revient encore une fois en 1893 : « Plus je re-cueille d’informations (…), plus il m’apparaît que Bismarck n’a créé l’alliance autrichienne, voire la Triple Alliance, que dans le but d’échanger, à la veille d’une guerre devenue inévitable, l’Autriche à la Russie en échange de la France : vous m’abandonnez la France je vous laisse l’Autriche et la Turquie et, par-dessus le marché, j’excite l’Italie contre l’Autriche en l’appâtant avec Trieste et Trente. Et il se figurait encore que cela lui réussirait ! Vois un peu, toi aussi, l’histoire depuis 1878, et je crois que tu en viendras aussi à penser comme moi » (à August Bebel, 24 janvier 1893).

47 Cf. Engels à H. Schlüter, 19 mars 1887.

Après les élections du 21 février 1887, la social-démocratie n’avait plus qu’onze députés au Reichstag, malgré une forte augmentation des voix, à cause d’un remaniement des conscriptions électorales et autres mesures du même genre. Pour pouvoir déposer une motion ou interpellation, il fallait 15 députés. Or, Engels se réjouit tant de l’augmentation de l’influence de la social-démocratie, que du recul du crétinisme parlementaire que cette situation permet : « des gens qui sont intérieurement satisfaits du parlementarisme, déclarent maintenant à qui veut l’entendre que c’est une bonne chose que le parti et surtout sa fraction parlementaire aient échappé au danger de succomber aux tentations parlementaristes. C’est une excellente chose que les raisins deviennent parfois acides ! En revanche les 225.000 voix nouvelles que nous avons conquises, malgré la pression la plus vive, représentent un nouveau pas en avant qui a eu son effet dans toute l’Europe et l’Amérique, et ils gâchent même le triomphe momentané de messieurs nos gouvernants.

C’est précisément cette absence de précipitation, ce progrès mesuré, mais sûr et irrésistible qui a quelque chose de formidablement imposant et qui doit susciter chez nos gouvernants le même sentiment d’angoisse qu’éprouvait le prisonnier de l’Inquisition d’État à Venise à la vue des murs de sa cellule qui avançaient d’un pouce chaque jour, si bien qu’il pouvait calculer avec précision le jour où il devait être broyé entre les quatre murs » (cf. lettre à J. Bebel, 12 mars 1887).

48 Cf. Engels à Fr.-A. Sorge, 7 janvier 1888.

49 Le rôle déterminant de l’alimentation des populations, et donc de l’agriculture, dans la question militaire, les rapports de forces entre les impérialismes et finalement la révolution communiste, est explicitement prévu dans cet extrait où Engels envisage les caractères pratiques d’une guerre mondiale.

Dans son écrit de 1883 sur la Marche, celui-ci précise cet important argument qui annonce la future hégémonie américaine sur l’Europe, résultat effectif des deux guerres impérialistes mondiales, faute de passage au socialisme qui eût été la seule alternative au déclin historique du continent : « Déjà un rival trop puissant fait peser sa menace sur l’agriculture européenne dans son ensemble : c’est, telle qu’elle se présente en Amérique, la production de céréales en masse... Le mode européen d’exploitation agricole, sous tous ses aspects, succombe devant la concurrence américaine. L’agriculture en Europe ne reste possible que si elle est pratiquée collectivement et pour le compte de la société » (in l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, p. 322-323. Ed. sociales, 1972).

50 Cf. Engels à P. Lafargue, le 7 février 1888.

51 Cf. Engels à Wilhelm Liebknecht, 23 février 1888.

52 Crésus souhaitant attaquer l’empire perse, de l’autre côté du fleuve Halys, reçut cette réponse de l’oracle de Delphes qu’il jugea favorable, mais c’est son propre empire qui fut détruit (Hérodote).

53 Dans son discours au Reichstag du 6 février 1888 pour le projet de nouvelle loi militaire prévoyant une prolongation du temps de service, Bismarck avait demandé que l’Allemagne renforçât son système de défense. Tandis qu’il louait la politique allemande d’Alexandre III en l’opposant aux campagnes de presse antiallemandes simultanées, il soutenait néanmoins qu’il fallait renforcer considérablement le potentiel de guerre allemand face à la menace que faisait peser sur l’Allemagne l’alliance franco-russe.

54 Dans l’évaluation scrupuleuse que fait Engels des forces militaires respectives de la France et de l’Allemagne, ce qui lui tient le plus à cœur, c’est qu’on en arrive à un certain équilibre qui rende la guerre impossible à gagner pour l’une comme pour l’autre : « comme les choses se présentent actuellement, l’Allemagne ne peut pas davantage venir à bout de la France, que la France de l’Allemagne. Et cela est très bien. Si l’on en vient au pire, il y aura alors sur cette frontière une guerre de position avec des succès changeants, qui inspirera le respect des deux armées vis-à-vis de l’adversaire, et rendra possible une paix acceptable. Par contre, les Russes peuvent s’attendre à une terrible raclée, ce qui serait pour le mieux » (lettre à W. Liebknecht, 29 fé-vrier 1888).

55 Cf. Engels à Wilhelm Liebknecht, vers le 29 avril 1888.

56 Cf. Engels à Laura Lafargue, 25 février 1888.

57 Allusion au scandale dans lequel le Président de la République de l’époque (Jules Grévy) fut impliqué du fait de son gendre (Daniel Wilson) qui se li-vrait à un trafic de décorations.

58 Cf. Engels à Laura Lafargue, 3 juin 1888.

Engels critique ici l’indifférentisme qui sévit dans les rangs même du parti français à l’égard du boulangisme, considéré comme un « mouvement populaire », ce qui revient à une capitulation des socialistes face au chauvinisme ambiant et à la menace d’une guerre de revanche qui servirait finale-ment les intérêts de Bismarck.

Dans sa lettre à Paul Lafargue, du 19 mars, il fait l’analyse suivante : « Il est sûr que si les Français veulent perdre toute perspective de récupérer les provinces perdues, ils n’ont qu’à suivre l’ami Boulanger… Il n’est besoin que d’une guerre de revanche perdue pour réconcilier les ballots d’Alsaciens avec l’Allemagne ; les paysans sont des valets qui servent toujours de préférence dans l’armée du vainqueur, et les bourgeois trouvent leur profit assuré aussi bien par le tarif allemand que par le français ».

59 Cf. Engels à Paul Lafargue, 4 décembre 1888. Cette lettre manque dans la Correspondance Friedrich Engels/Paul et Laura Lafargue des Editions Sociales en trois volumes.

60 Dans sa lettre à Paul Lafargue du 25 mars 1889, Engels insiste sur ce point : "La France ne pourra faire de révolution pendant cette guerre sans jeter sa seule alliée, la Russie, dans les bras de Bismarck et se voir écrasée par une coalition." Les perspectives révolutionnaires sont tout aussi sombres à l’échelle européenne, puisqu’un conflit généralisé provoquerait des dévastations inouïes et un épuisement général des peuples, qui réduiraient encore « la maigre chance qu’une révolution sorte de cette guerre acharnée ».

61 Cf. Engels à Laura Lafargue, 4 février 1889.

En janvier, le général Boulanger avait été élu député à Paris avec 244.000 voix, alors que le candidat socialiste n’en avait recueilli que 17.000. Engels commente : « Paris a renoncé à sa mission révolutionnaire traditionnelle » (lettre à Kautsky du 28 janvier). Cette analyse, sombre mais réaliste, confirme le déplacement du centre de gravité révolutionnaire de la France vers l’Allemagne. On peut aussi voir dans cette démission un signe avant-coureur de la débandade quasi-totale du socialisme français en 1914, de l’absence de rescousse révolutionnaire dans ce pays à la fin de la guerre « victorieuse », enfin de la persistance d’une tendance chauvine dans le PCF, tenue en respect par l’Internationale communiste tant qu’elle était révolutionnaire, mais qui submergea tout par la suite.

62 On trouve ici, jusque dans les termes employés, une évocation de ce qui attendait les rares mais glorieux socialistes restés fidèles à l’internationalisme prolétarien et insensibles aux charmes de la « défense de la patrie », de la démocratie etc. lors des grands conflits impérialistes du 20e siècle : voir Lénine / Zinoviev, Contre le courant, 1914-1917 (2 tomes en fac-simile, édi-tions Maspero, 1970).

63 Cf. Engels à Laura Lafargue, 7 mai 1889.

64 Cf. Engels à Paul Lafargue, le 3 octobre 1889.

65 Cf. Engels à August Bebel, 23 janvier 1890.

Engels confirme dans cette lettre l’attitude qu’il eut constamment vers la fin de sa vie face à un conflit mondial : le danger d’une conflagration générale est permanent du fait de la course folle aux armements et de la politique impérialiste insensée des gouvernements, qu’ils soient bourgeois ou féodaux, mais l’analyse de la situation révèle toujours en fin de compte que les causes déterminantes qui rendent la guerre inévitable ne sont pas encore réunies.

Si le marxisme a qualifié la phase qui va de 1871 à 1914, de phase pacifique et réformiste du capitalisme, cela ne signifie pas pour autant que le parti ouvrier devait devenir… pacifiste et réformiste, en suivant en quelque sorte le courant ! De plus, même dans la phase la plus tranquille du capitalisme, la guerre ne peut jamais être exclue ; pas plus que le recours à la violence et à l’illégalité ne doit l’être, sur le plan intérieur, dans cette phase évolutionniste et démocratique… En tant que représentant du parti de classe historique et international, Engels mena une lutte continuelle dans ce sens au sein de la social-démocratie (cf. Marx-Engels, la Social-démocratie allemande, éd. 10/18).

La preuve définitive du cours déterminé de la société bourgeoise vers le militarisme et la réaction fut administrée par l’éclatement de la guerre impérialiste en 1914, et celui qui parle dès lors de possibilité d’évolution pacifique et réformiste comme phase préalable du socialisme a non seulement rompu avec le marxisme mais aussi perdu tout contact avec la réalité historique. Les prévisions d’Engels au sujet de la guerre ont donc valeur d’anticipation, et elles sont pour cela toujours plus actuelles.

66 Engels fait sans doute allusion au discours qu’avait fait Gladstone le 22 janvier 1890 devant une assemblée de Libéraux à Chester, où il critiqua hypocritement l’intervention turque à Crète et en Arménie (cf. sa lettre du 17 Août 1889 à Sorge, reproduite dans la première partie de ce recueil).

67 Cf. Engels à August Bebel, 9 novembre 1891.

68 Dans une lettre à Inessa Armand (25 décembre 1916), Lénine revient sur l’hypothèse d’Engels : « Une guerre de la France + Russie contre l’Allemagne en 1891… Je dis quant à moi que de la part de la France et de la Russie, c’eût été une guerre réactionnaire : une guerre pour faire rétrograder l’Allemagne et la faire revenir de l’unité nationale au morcellement… Mais de la part de l’Allemagne, en 1891, il n’y avait pas et ne pouvait pas y avoir une guerre de caractère impérialiste ». En effet, « en 1891, il n’y avait pas d’impérialisme en général (j’ai essayé de montrer dans ma brochure qu’il est apparu vers 1898-1900, et pas avant ». Au contraire, « ce qui est maintenant (1916) c’est une guerre impérialiste des deux côtés » (cf. Œuvres complètes, t. 35, p. 268).

69 Voir la partie des Ecrits militaires de Marx-Engels concernant la Révolution de 1848-1849 (La contrepartie révolutionnaire en Europe centrale et méridionale). C’est dans le feu de la grande vague national-démocratique européenne qui eut l’Allemagne pour cœur et le prolétariat français pour avant-garde que Marx a soulevé la vaste perspective d’une guerre révolutionnaire générale : « la guerre de classes au sein de la société française, écrit-il en 1850, s’élargit en une guerre mondiale où les nations se trouvent face à face. La solution [de la tâche prolétarienne] ne commence qu’au moment où, par la guerre mondiale, le prolétariat est mis à la tête du peuple qui domine le marché mondial, à la tête de l’Angleterre » (cf. Les Luttes de classes en France, 1848-1850, Ed. sociales, p. 133).

70 Cf. la lettre de K. Marx à Sorge, du 1er septembre 1870 (l’annexion de l’Alsace-Lorraine n’était pas encore sûre) : la guerre franco-prussienne de 1870 mène nécessairement à la guerre entre l’Allemagne et la Russie, « c’est le meilleur résultat que j’en attends pour l’Allemagne » (souligné par Marx). Cette « guerre n°2 » aurait eu deux résultats hautement révolutionnaires : 1. L’effondrement de la domination prussienne sur l’Allemagne ; 2. La révolution sociale en Russie. Vingt ans plus tard, l’histoire ayant emprunté une voie bien plus longue, ce sont les mêmes résultats qu’en espère Engels, avec comme prime au retard – excusez du peu – la conquête du pouvoir par les socialistes allemands.

71 Engels écrit en 1875, que seule une guerre victorieuse contre la Turquie ou l’Autriche pouvait retarder la révolution russe. On peut dire, à ce propos, que les bourgeoisies européennes ont fait de leur mieux pour freiner la crise révolutionnaire en Russie – même au prix de lourdes concessions au détriment de leurs intérêts de classe – et retarder par là même les chances de victoire du socialisme à l’Ouest. Ainsi, malgré des prestations militaires peu brillantes contre les Turcs, en 1877, la diplomatie russe réussit à faire valoir ses vues à la conférence de Berlin, ce qui permit au tsarisme de durer.

A contrario, toute défaite militaire du tsarisme avait pour résultat d’accélérer le processus révolutionnaire à l’intérieur, comme le confirme toute l’expérience antérieure – avec le début de la transformation bourgeoise russe après la défaite dans la guerre de Crimée – et plus encore, l’expérience ultérieure de 1905 quand la révolution éclata comme conséquence directe de la déroute face au Japon. La tactique, théorisée plus tard par Lénine, du défaitisme révolutionnaire n’a donc pas été inventée par lui dans le contexte de la guerre impérialiste moderne, même si, dans la phase précédente, cette tac-tique ne pouvait pas encore être préconisée à l’intérieur de tous les camps en présence.

72 Du côté de la république française, la crise boulangiste avait prouvé la force du chauvinisme revanchard ; ce regain manifestait la tendance unanime de toute la bourgeoisie française, républicaine ou monarchiste, opportuniste ou radicale, irrésistiblement poussée à l’impérialisme. Cette tendance se manifestait, d’un côté, par l’engouement pour les conquêtes coloniales en Afrique et en Indochine, dont le but était surtout la conquête de marchés protégés de la concurrence supérieure des capitalismes rivaux, d’un autre côté, en Europe, par l’expansion territoriale en direction de l’Allemagne, avec la revendication plus ou moins dissimulée de la rive gauche du Rhin – leitmotiv de la bourgeoisie et du militarisme français jusqu’à Clémenceau et De Gaulle – ; enfin, les tendances à l’exportation de capital financier commençaient à se faire jour de façon particulièrement précoce, du fait du relatif sous-développement de la base industrielle nationale après la Commune. Ainsi, la France républicaine, pays le plus avancé au plan politique mais largement devancé au plan économique par l’Angleterre et l’Allemagne, était à même d’anticiper certains traits de la phase impérialiste du capital en gestation.

73 Selon les termes de la Seconde Adresse du Conseil général de l’Internationale, écrite par Marx en septembre 1870.

74 Cf. sa lettre à Kugelmann du 17 avril 1871. Le déclenchement d’une Commune ne dépend certes pas de la volonté du parti révolutionnaire, mais celui-ci doit évaluer par avance les chances de la victoire dans les différentes circonstances, puis il doit tout mettre en œuvre pour la réaliser y compris lors-que la lutte éclate spontanément et dans un rapport de forces défavorable. A l’heure des grandes organisations militaires internationales destinées à écraser toute rébellion en un point quelconque du globe, les conditions de réussi-te des Communes – qui ne cessent de surgir dans le monde – résident sur-tout dans leur capacité à s’étendre jusqu’à frapper dans leurs propres pays les gouvernements et armées coalisés contre elles ; bref, dans leur caractère international. Voilà qui est conforme à la nature même du prolétariat, mais qui ne va pas de soi puisque celui-ci doit d’abord prendre le pouvoir nationalement, c’est-à-dire renverser sa propre bourgeoisie, son ennemi immédiat. La tactique contre-révolutionnaire bien rôdée consiste alors à l’obliger à faire face non pas seulement à celle-ci – dans ce cas, la révolution l’aurait certainement déjà emporté – mais à un front uni comprenant les forces répressives des États les plus puissants du monde bourgeois. Cette situation doit pousser à la constitution de la classe en parti communiste international afin de pouvoir relever victorieusement le formidable défi, et passer à l’offensive générale lorsque le front ennemi tend à se désagréger.

75 Dans ses articles sur la guerre de Crimée, Marx rédigea un véritablement plan de guerre contre la Russie dans l’hypothèse d’une confrontation entre les puissances bourgeoises (France et Angleterre) et les puissances féodales alliées (Russie, Prusse et Autriche). Il préconisa pour la France menacée de régression par cette Sainte-Alliance une stratégie avec laquelle celle d’Engels pour l’Allemagne en 1891 concorde pleinement : la France – alors sous gouvernement bonapartiste – ne pourrait être sauvée que par une guerre révolutionnaire, capable de « résister à toutes les invasions ». Il s’agirait dans un premier temps de « mettre en mouvement Louis-Bonaparte et ses lâches valets » en les poussant à prendre des mesures énergiques pour vaincre, mais comme « la direction de la guerre échapperait sans aucun doute des mains de leurs actuels commandants en chef », il faudrait ensuite renverser le gouvernement en place pour repousser l’invasion étrangère réactionnaire et le pouvoir tomberait ainsi aux mains du parti révolutionnaire. On reviendrait alors d’une guerre entre États à une situation révolutionnaire à l’intérieur des pays européens, avec un pouvoir prolétarien à Paris et une reprise de la révolution permanente en Allemagne et en Autriche. Nous renvoyons le lecteur en particulier aux articles du 23 mai 1854 (intitulé Les faits de guerre dans la Baltique et la Mer Noire) et du 1er janvier 1855.

On constate évidemment qu’Engels n’a aucunement innové en proposant pour l’Allemagne de 1891 la solution de la guerre révolutionnaire contre le tsarisme. Seule change, selon l’évolution historique, l’identité du pays appelé à la mettre en œuvre, avec le déplacement du centre de gravité de la révolution.

76 Autrement dit, on est là, au niveau de la politique internationale, dans la même stratégie indirecte (social-démocrate) que le parti ouvrier mène dans la lutte de classe à l’intérieur du pays, où subsiste un fatras de rapports semi-féodaux, dans une phase où les conditions de sa pure révolution de classe ne sont pas encore tout à fait réalisées en Allemagne (c’est pourquoi Engels parle d’une dizaine d’années nécessaires pour parvenir à ce point).

77 Cf. lettre à Sorge du 24 octobre 1891. Dans le même esprit, Engels écrit à Lafargue : « nous pourrons peut-être éviter la guerre, et comme nous [Allemands] sommes lents et méthodiques cela pourrait donner aux Français l’occasion de nous devancer grâce à un grand coup. La « fin du siècle » semble bien se présenter et pourrait rejeter 1793 dans l’ombre » (lettre du 31 octobre 1891).

78 Cette coïncidence n’est bien sûr pas fortuite, et nous consacrerons à la prévision révolutionnaire d’Engels la dernière partie de ce recueil.

79 La menace du défaitisme révolutionnaire a été brandie pour l’ensemble de l’Europe avant même le déclenchement de la première guerre mondiale par l’Internationale socialiste (en réalité, par son aile gauche) : « Si la guerre éclate, les socialistes ont pour devoir d’intervenir pour en hâter la fin et tirer de toute façon parti de la crise économique et politique pour soulever le peuple et précipiter par là même la chute de la domination capitaliste » (congrès de Stuttgart, 1907). « Que les gouvernements n’oublient pas que la guerre franco-allemande a provoqué l’éruption révolutionnaire de la Commune, que la guerre russo-japonaise a mis en mouvement les forces révolutionnaires des peuples de la Russie » (congrès de Bâle, 1912).

Si la menace ne fut pas suivie d’effet, c’est parce que, comme l’écrit Lénine, « des dizaines d’années de paix avaient accumulé dans tous les pays d’Europe, dans tous les partis socialistes, une énorme quantité de fumier opportuniste petit bourgeois » (Et quoi donc ensuite ? 12 décembre 1914). La position d’Engels, aux antipodes tant du pacifisme petit bourgeois que du chauvinisme qui lui succède naturellement, n’en ressort qu’avec plus de relief !

80 Cf. Engels à August Bebel, 29 septembre 1891.

Engels fait allusion à l’article de Bebel sur l’Emprunt russe, paru dans le Volksstaat du 27 septembre 1891. Bebel y définissait cet emprunt comme un emprunt de guerre.

81 Cf. la très longue étude d’Engels sur la Politique extérieure du tsarisme rus-se, in Marx-Engels, la Russie, Ed. 10/18.

82 Gladstone arriva au pouvoir en 1892 et y resta jusqu’en 1894. Depuis sa polémique contre le puissant premier ministre de l’Empire britannique, Marx avait dévoilé la connivence du dirigeant du Parti libéral anglais avec le tsarisme russe.

83 En septembre 1891, la Russie avait lancé en France un emprunt à 3 % pour 500 millions de francs. Le succès initial en fut si grand qu’il fut couvert 7 fois et demi, mais après une baisse inquiétante du cours des papiers russes dans les bourses européennes, à la suite de la disette russe de la même année, les signataires de l’emprunt refusèrent de prendre les obligations. Pour éviter un effondrement de l’emprunt, le gouvernement russe dut racheter une partie des obligations, afin de soutenir leur cours, si bien qu’il n’en réalisa que les deux tiers, soit environ 350 millions de francs.

84 La Triplice (ou Triple Alliance) regroupait l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie. Celle-ci adhéra en 1882 à l’alliance militaire germano-austro-hongroise de 1879. L’Europe fut dès lors divisée en deux camps militaires hostiles, qui entrèrent en heurt finalement lors de la guerre impérialiste de 1914. Pendant cette guerre, l’Italie quitta la Triplice et rejoignit en 1915 le camp militaire opposé.

85 Engels passe maintenant à l’analyse des conditions de classes dans la Russie des années 1890, et constate le recul des perspectives de la révolution anti-tsariste, car la classe qui était alors la plus apte à faire la révolution en Russie – la bourgeoisie – est devenue le meilleur soutien du régime. Son pronostic est sombre, et l’histoire l’a confirmé en donnant au tsarisme une très longue traite pour survivre. Il confirme à l’avance toute la tactique de Lénine, qui ne pourra s’appliquer qu’après 1905, lorsque le prolétariat sera assez développé en Russie pour prendre de bout en bout la direction de la révolution, d’abord antiféodale en Février, puis socialiste en Octobre 1917.

86 Sur ce point aussi, le diagnostic d’Engels fut confirmé en 1917 : les représentants de la bourgeoisie prêchèrent de nouveau la participation à la guerre impérialiste après Février 1917, malgré la volonté de paix manifeste des grandes masses des villes et de la campagne, et ils s’appuyèrent au maximum sur la soldatesque pour se maintenir au pouvoir contre l’assaut des bolcheviks.

87 Engels rédigea pour cela un manifeste qui paraîtra à la fois en France et en Allemagne (cf. en version française in Marx-Engels, le Parti de classe, t. IV, éd. Maspero, p. 81-91), sous le titre le Socialisme en Allemagne.

Dans ce Manifeste, Engels souligne quel serait, sous l’habit national de la guerre du côté allemand, le véritable caractère de classe du conflit : "La République française peut représenter, vis-à-vis de l’Empire allemand, la révolution bourgeoise. Mais vis-à-vis de la République des Constans, des Rouvier, et même des Clémenceau, surtout de la République qui travaille pour le tsar russe, le socialisme allemand représente la révolution prolétarienne » (p. 89).

88 Il s’agit là de la principale mesure révolutionnaire exigée pour que les socialistes se jettent dans l’effort de guerre : si elle n’était pas réalisée, la base manquerait non seulement pour l’efficacité de la défense nationale mais encore pour la prise du pouvoir par le parti ouvrier au cours de la guerre ; il se livrerait alors pieds et poings liés au gouvernement qui ne manquerait pas d’en profiter, et le résultat ne serait guère meilleur qu’en cas de défaite. Ce seul critère – qui ne vaut d’ailleurs que pour une guerre nationale, et non impérialiste – suffit à démontrer l’immense hypocrisie des social-patriotes qui osèrent, en 1914, évoquer le cas d’une guerre nationale de défense pour justifier leur aplatissement complet devant le pouvoir en place, quel qu’il soit.

La même combinaison d’éléments militaires révolutionnaires et d’éléments de l’armée officielle se retrouve dans toutes les guerres révolutionnaires menées dans le cadre d’une révolution double, soit en 1793-94 comme en 1919-20. Seule la dictature du parti révolutionnaire extrême peut assurer la subordination des seconds à l’égard des premiers.

89 II est évident qu’Engels n’englobe pas dans ce NOUS les Allemands en général, avec leur gouvernement officiel, c’est-à-dire les classes dominantes mêmes et leurs partisans qui ont applaudi et soutenu l’entreprise impérialiste d’annexion de l’Alsace-Lorraine. Ce « nous » se borne aux sociaux-démocrates et ouvriers allemands que la guerre menace en premier, comme Engels l’a dit plus haut.

90 Marx avait déjà établi quel devrait être le plan des opérations militaires contre la Russie ; voir notamment l’article intitulé le Déroulement de la guerre, in New York Tribune, 1er janvier 1855, en traduction française dans Marx-Engels, Ecrits militaires, p. 307-316. L’une des mesures les plus efficaces à utiliser serait l’appel à la libération des nationalités opprimées par le joug tsariste. Voilà encore une arme révolutionnaire dont l’Allemagne officielle aurait eu bien du mal à se saisir puisqu’elle-même opprimait les Polonais !

91 Georg von Vollmar avait prononcé le 1er juin 1891 à Munich un discours sur les tâches et la tactique de la social-démocratie au moment du soi-disant Cours nouveau du gouvernement Caprivi, après la chute de Bismarck. Il se fit le porte-parole de l’opportunisme dans le parti et prôna une tactique de collaboration avec les classes dominantes jusque dans le domaine de la poli-tique extérieure, notamment en cas de guerre contre la Russie. Il présentait ainsi hypocritement la Triplice non comme une alliance de guerre mais comme une force de paix. Sa tactique revenait en fait à une réconciliation de la classe ouvrière avec l’État militaire existant, au nom de la défense de la patrie. C’est ce qui amena Engels à se préoccuper de la menace de guerre en 1891. Au congrès d’Erfurt (octobre 1891), Bebel notamment s’en prit aux conceptions opportunistes de Vollmar et défendit avec succès la ligne marxiste dans le parti.

92 En juillet 1891 la flotte française avait été reçue triomphalement à Cronstadt pour marquer le rapprochement survenu entre la Russie tsariste et la France. Au même moment, les diplomates négocièrent un traité franco-russe, qui fut signé en août 1892 et prévoyait une action militaire commune en cas d’attaque de l’un des deux partenaires. Ce traité prépara l’alliance franco-russe de 1893.

C’est la raison pour laquelle la menace d’une guerre imminente exigeait d’être prise au sérieux, la Sainte-Alliance étant désormais à l’eau.

93 Cf. Engels à August Bebel, 13 octobre 1891.

Dans sa lettre à Engels du 9 octobre, en réponse à la précédente correspondance, Bebel avait défini comme suit ce qui distinguait sa position de celle d’Engels : "Il existe des divergences entre nous sur l’époque où il pour-rait y avoir la guerre, et si la Russie la provoquera... A mes yeux, c’est un fait établi que la Russie déclenchera la guerre dès qu’elle pourra ; qui plus est, je suis convaincu que la Russie en prendra l’initiative et que la France suivra". Le cours des événements donnera sur ce point aussi raison à la position réaliste d’Engels.

94 En ce qui concerne les usages en vigueur dans la social-démocratie en matière de vote de crédits au gouvernement existant, voir Marx- Engels, la Social-démocratie allemande, 10/18, p.195-206 : Polémiques autour du vote de la subvention de la navigation à vapeur, etc.

Il fallait, à chaque fois, examiner et discuter longuement chaque vote de façon à justifier en détail le rejet de crédits qui renforceraient le caractère de classe de l’armée existante, et parer à la manœuvre du gouvernement qui utilisait la menace de guerre pour accélérer la course aux armements.

Pour ce qui est ici, au troisième et dernier point, des seules mesures qui justifieraient une réponse positive, on voit bien que, bien que modestes et en principe acceptables par le gouvernement et l’état-major, elles faciliteraient en fait la prise du pouvoir par les socialistes au cours de la guerre. Et même si on peut s’attendre à ce que, justement pour cette raison, elles soient pure-ment et simplement écartées, il y aurait là une excellente base de propagande révolutionnaire pour démasquer le pouvoir bourgeois et le renverser.

95 Il est clair que, pour jouer un tel jeu avec le gouvernement, il faut avoir en principe pour point commun avec lui la défense de la nation, ce qui ne peut être le cas que s’il s’agit bien sûr non pas d’une guerre dynastique ou impérialiste, mais d’une guerre nationale – pour la défense de la relativement jeune unification bourgeoise du pays. C’est ce qu’Engels rappelle vigoureusement à Lafargue : « Pour celle-ci [l’unité nationale], qui est la condition politique de leur existence, les socialistes allemands se battraient à outrance. Jamais nous ne voudrions réduire l’Allemagne à l’état de division et d’impuissance d’avant 1866 » (lettre du 27 juin 1893).

Dans sa lettre à Kautsky du 14 octobre 1891, il précise les avancées concrètes réalisées, à la suite de cette unification, par les bourgeois qui ont« brisé en Allemagne la division en États minuscules, donné à la bourgeoisie les coudées franches pour sa révolution industrielle, introduit des conditions unitaires de circulation pour les marchandises et les personnes » et souligne le profit qu’en tire la classe ouvrière, puisque ces mesures « devaient nous procurer à nous-mêmes un plus grand champ d’action et plus de liberté de mouvement ».

Ce qu’Engels avait en vue, c’était donc la défense des acquis révolutionnaires bourgeois réalisés depuis 20 ans en Allemagne par suite de sa révolution par le haut, et qui pouvaient encore être remis en question – ce qui se produirait immanquablement à la suite d’une attaque de l’Allemagne par l’État féodal russe, allié à une France vassalisée. Cette menace n’a, en 1891, rien d’imaginaire puisqu’au plan interne allemand tout un « fatras féodal et bureaucratique antibourgeois subsiste encore en si grande quantité » (idem). Sa tactique est donc pleinement en règle avec la doctrine marxiste qui exige l’analyse du contenu historique et de classe de toute guerre, et Engels n’a nullement troqué, même provisoirement, l’habit révolutionnaire pour l’uniforme patriotique (comme le voulait l’opportuniste Vollmar). La défense de ce contenu révolutionnaire bourgeois devait impliquer le recours aux moyens démocratiques révolutionnaires, condition indispensable pour que le prolétariat puisse intervenir et qui le conduirait sans doute à greffer sa révolution propre sur cet éventuel regain de « guerre défensive » imposé par la grave menace russe de régression.

96 Cf. Engels à August Bebel, 24-26 octobre 1891.

Dans cette lettre, Engels analyse la situation économique catastrophique de la Russie agraire qui souffre d’une mauvaise récolte record, et il en déduit qu’étant dans la plus mauvaise posture qu’il soit, il est probablement impossible au tsarisme, contrairement à ce que pense Bebel, de déclencher la guerre avant des années.

97 Il s’agit toujours du Manifeste publié en français et en allemand, dont il a été question plus haut.

98 L’hypothèse sur laquelle Engels comptait en fait, c’est – comme on le constate encore – que la social-démocratie allemande arriverait à la prise d’assaut du pouvoir après une phase de préparation "pacifique" – aussi pacifique que le permettait l’état de la lutte des classes dans la phase historique donnée – c’est-à-dire sans que le processus "normal" de la société soit interrompu par une guerre qui permettrait aux classes dirigeantes de perturber cette évolution régulière. En ce qui concerne la prise du pouvoir, il serait tout à fait abusif d’en déduire qu’Engels aurait estimé, à la fin de sa vie, que ce pour-rait être le cas en Allemagne par la voie pacifique, "légale", alors que lui-même comme Marx ont toujours considéré l’emploi de la violence comme hautement probable, qu’elle intervienne du fait d’une guerre ou d’une attaque prévisible du gouvernement contre les socialistes. De plus, après la conquête du pouvoir, le prolétariat doit organiser sa dictature avec un appareil coercitif légal et étatique afin de prendre des mesures despotiques contre les "rebelles", bourgeois, petit bourgeois et propriétaires. Cf. Marx-Engels, la Social-démocratie allemande, p. 116 et aussi p. 301-329.

99 On voit ici qu’Engels concevait bien la prise du pouvoir par les socialistes allemands non seulement comme le moyen de mener à bien la guerre nationale révolutionnaire, mais aussi comme le point de départ de la transformation socialiste de l’économie et de la société. Ce n’est pas qu’il se refusait à employer des moyens dictatoriaux pour cela, mais il savait que ceux-ci ne pouvaient à eux seuls suppléer l’immaturité de certaines conditions objectives et subjectives.

100 Cf. Engels, le Socialisme en Allemagne, article publié aussi bien en allemand (dans la Neue Zeit, I, 1891-1892, nº 19) qu’en français (dans l’Almanach du Parti ouvrier pour 1892, imprimé à Lille). Les extraits sélectionnés ici complètent les explications contenues dans les lettres à Bebel reproduites ci-dessus.

D’autre part, Engels y aborde et prévoit avec une clairvoyance remarquable les aspects pratiques d’une guerre mondiale pour l’Allemagne et pour l’Europe.

101 Cf. K. Marx, Adresse du Conseil général sur la guerre franco-prussienne, du 9 septembre 1870, in La Guerre civile en France, 1871 (p. 37, Ed. soc. 1968).

Cette prévision de « guerre raciale » a été confirmée par l’alignement général des forces durant la 1e guerre impérialiste mondiale. De plus, on a assisté depuis à la mobilisation systématique du racisme à l’appui de pratiquement toutes guerres ultérieures – pour suppléer sans doute au facteur national en dissolution, en faisant appel à une superstructure idéologique encore plus reculée.

102 Engels se montre ici extrêmement pessimiste quant aux chances de victoire d’une Commune qui suivrait la guerre dans une Allemagne défaite et probablement occupée par les armées françaises et tsaristes. Ce n’est pas bien sûr qu’il abandonne la perspective de la lutte directe contre sa propre bourgeoisie, voire de la guerre civile, mais il considère que les conditions du succès seront bien plus favorables si, quelques années plus tard, la révolution par-vient à éclater avant la guerre. Voilà encore une appréciation hélas confirmée par la conclusion des guerres impérialistes du 20e siècle, en Allemagne surtout, avec la défaite tragique de la Commune spartakiste d’abord, puis l’occupation totale du territoire allemand en 1945 par les monstres militaires des 4 impérialismes vainqueurs.

103 Cette phrase, en accord avec l’ensemble du texte, exclut expressément la solution renégate de l’Union sacrée qui consiste à faire front avec sa propre bourgeoisie et qui, triomphant à la Première comme à la Seconde Guerre mondiale, a ruiné le mouvement prolétarien révolutionnaire pour des décennies.

La fin de l’article en allemand, parue un peu plus tard, se termine par ces mots : « Les clameurs de guerre russes sont éteintes pour un certain nombre d’années. Des millions de paysans russes meurent de faim au lieu que des millions de soldats tombent sur les champs de bataille. Attendons encore un peu ce qui va en résulter pour le despotisme russe ».

104 Engels envisage donc deux hypothèses en cas de guerre mondiale : celle du renversement de l’ordre bourgeois au cours de la guerre, et celle d’une « survie » du capitalisme dans des conditions de pourrissement telles que la révolution, retardée pour un temps plus ou moins long, exigerait un radicalisme accru en ce qui concerne la prise du pouvoir mais permettrait ensuite une transformation socialiste plus assurée. Cette alternative est posée pratiquement dans les mêmes termes dans son article de janvier 1888 : « Mais, lorsque vous aurez déchaîné les puissances que vous ne pourrez plus maîtriser, les choses suivront implacablement leur cours propre : à la fin de la tragédie, vous serez ruinés, et la victoire du prolétariat sera, ou bien acquise, ou bien elle sera finalement inévitable » (cf. Ecrits militaires, p. 611).

105 Nous reproduisons ici un passage de l’Introduction d’Engels de 1891 à la Guerre civile en France (p. 14, Ed. soc.), où celui-ci commente un extrait de la fameuse Adresse de Marx. Celle-ci se terminait par l’appel solennel suivant : « Que les sections de l’Association internationale des travailleurs dans tous les pays appellent à l’action la classe ouvrière. Si les ouvriers oublient leur devoir, s’ils demeurent passifs, la terrible guerre actuelle ne sera que l’annonciatrice de conflits internationaux encore plus terribles et conduira dans chaque pays à de nouvelles défaites des ouvriers battus par les seigneurs du sabre, de la terre et du capital. »

106 Pour Marx et Engels, l’heure des guerres localisées étant passée, la paix était certes garantie « pour quelques années », mais l’inévitable conflit futur impliquerait l’ensemble du monde capitaliste, avec les conséquences dévastatrices qu’Engels a prévues et décrites par avance. Ne croyant pas à une paix durable sous le capitalisme, il analyse minutieusement l’évolution des rap-ports de force à l’apogée de la phase pacifique de l’ordre bourgeois européen (1870-1914) pour en déduire les termes de l’alternative suivante : ou bien la révolution l’emporte dans les meilleures conditions possibles à relativement brève échéance, ou bien le monde bourgeois ne pourra échapper à la sombre perspective d’une guerre mondiale. Les caractères réels de celle-ci se laissent déduire de l’analyse des conditions du début des années 1890 – la paix bourgeoise ne faisant jamais que préparer la guerre suivante.

Il écrit ainsi, dans sa lettre à Bebel du 9 février 1893 : « Si elle éclate, la prochaine guerre ne sera absolument plus locale ; il y aura pour le moins tous les pays du continent qui y seront impliqués dès les premiers mois ; cela commencera spontanément dans les Balkans, et à la rigueur l’Angleterre pourra demeurer neutre pendant un temps » avant de devenir l’arbitre du conflit grâce à sa maîtrise des mers. « L’Europe serait au pouvoir de l’Angleterre, car elle pourra affamer à son gré l’un ou l’autre des belligérants… Pendant que les belligérants s’épuiseraient à combattre, elle viendrait, au moment opportun, dicter ses conditions de paix » (interview de F. Engels au journal le Figaro, 8 mai 1893).

Comme on le voit, si la France et l’Allemagne étaient appelées à devenir les principaux champs de bataille et de dévastation de la prochaine guerre mondiale, c’est l’Angleterre (capitalisme hégémonique sur le déclin) qui devait en tirer les marrons du feu. Est-il besoin de souligner que, plus de 20 ans après les propos d’Engels, c’est très précisément le rôle qui sera dévolu à l’Amérique, dont l’entrée en guerre en 1917 a servi de point de départ à la conquête de l’Europe par ce nouvel impérialisme hégémonique ? Voir à ce sujet la série d’articles de la revue théorique de la Gauche communiste internationale qui dressent, après 1945, le bilan contre-révolutionnaire des deux guerres mondiales du 20e siècle, en particulier : Agression à l’Europe, in Prometeo n°13, août 1949. ; cf. trad. fr. dans le Fil du temps n°12, Perspective révolutionnaire de la crise.

107 Cf. Fr. Engels, L’Europe peut-elle désarmer ? in Vorwärts, mars 1893. La présente traduction tient compte de celle des passages cités par Lénine dans l’un de ses Cahiers de l’impérialisme – in Œuvres vol. 39, p. 519-523.

Le texte ci-dessous a été écrit par Engels en février 1893 pour guider l’intervention des socialistes dans le débat au Reichstag au sujet du projet militaire gouvernemental. Celui-ci prévoyait un renforcement considérable de l’armée et exigeait une augmentation des dépenses militaires. L’augmentation requise était telle qu’elle provoquait le mécontentement de larges couches de la population et incitait même des partis bourgeois à se prononcer contre ce projet. Au mois de mai 1893, le projet de loi a été re-jeté par la majorité du Reichstag. Cependant, après la dissolution de celui-ci et de nouvelles élections, le nouveau Reichstag confirma un projet militaire analogue.

Ce qui est défini ici par Engels, c’est la stratégie à suivre en matière de revendications militaires au moment où se dessine, dans l’ère pacifique du capitalisme européen, le tournant vers sa phase impérialiste – avec le gonflement monstrueux et irréversible du militarisme. Son projet de limitation rationnel du poids du militarisme et de l’armement – qu’il présente ici sous la forme de proposition adressée au gouvernement allemand – n’est en fait rien moins que l’alternative encore théoriquement possible à la grande dégringolade de l’Europe vers la guerre impérialiste. Or, de deux choses l’une : ou bien les gouvernements bourgeois, en premier lieu l’allemand, l’acceptent et le prolétariat se trouve alors dans une position optimale pour affronter l’ordre bourgeois dans la « révolution fin de siècle » prévue par le marxisme (cf. la dernière partie de ce recueil), ou bien, comme il s’avère de plus en plus probable, ils lui tournent le dos, et il est alors établi que le capital fonce droit dans la voie de la catastrophe, la tâche du prolétariat étant la plus claire qui soit, à savoir se préparer à la lutte illégale et violente pour l’établissement prochain de sa propre domination de classe.

108 On voit ici tout l’intérêt des revendications militaires social-démocrates présentées par Engels, dans le cas même où elles seraient repoussées : la propagande révolutionnaire prend alors le pas et devient plus percutante à mesure que la possibilité de réformer l’État existant s’amenuise. C’est pourquoi, dans ses notes de lecture, Lénine attribuait à juste titre une grande importance à ce passage.

109 La landwehr a été introduite par le règlement du 17 mars 1813 en Prusse. Au début, elle était une milice autonome qui se distingua par son courage et sa vaillance dans la lutte contre les troupes de Napoléon Ier. A partir de 1814 elle devint une composante de l’armée territoriale prussienne. Elle comprenait les classes d’âge supérieures, jusqu’à 40 ans, qui avaient déjà accompli leur service militaire. Ses exercices en temps de paix étaient sporadiques. Voici ce qu’Engels en dit par ailleurs : « La landwehr se bat bien lorsqu’il s’agit de défendre le pays, mais elle ne peut, en aucun cas, faire une démonstration de guerre. La landwehr est conçue pour la défensive ; elle ne peut passer à l’offensive que si elle a repoussé une invasion, comme en 1814 et 1815. » (Cf. La question militaire prussienne et le Parti ouvrier allemand, in Ecrits militaires, p. 451.)

110 Le traité de paix de Francfort (10 mai 1871) avait amputé le territoire français, tout comme le traité de Tilsit (7-9 juillet 1807) l’avait fait de celui de la Prusse, après la victoire de Napoléon Ier sur la 4ème coalition antifrançaise.

111 Depuis 1872, l’armée territoriale faisait partie intégrante de l’armée française ; elle résultait de la guerre franco-allemande ; elle assurait le service de garnison et de garde dans l’arrière-pays. L’armée territoriale comprenait les personnes des anciennes classes d’âge qui avaient effectué leur service obligatoire dans l’armée permanente et dans la réserve. La durée de l’obligation de service dans l’armée territoriale s’élevait à six ans (avant 1892, neuf ans) et six ans dans sa réserve.

Le landsturm était une formation militaire née en Prusse dans les années 1813/1814. D’après la loi du 11 février 1888 tous les hommes de 17 à 45 ans astreints au service militaire qui n’avaient pas servi dans l’armée ou la marine, faisaient partie du landsturm. Le landsturm ne devait être levé que lors d’invasions ennemies sur le territoire du Reich.

112 La bataille de Wörth du 6 août 1870 fut une des premières grandes batailles de la guerre franco-allemande et se termina par la défaite des Français qui combattaient sous les ordres de Mac-Mahon. Lors de la bataille de Spicheren, appelée également bataille de Forbach, le 2ème corps de l’armée française commandé par le général Frossard fut battu par les Prussiens. Celle de Sedan (1-2 septembre) marqua la défaite finale des armées de Napoléon III.

113 Après la constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord sous l’égide de la Prusse en 1867, le système militaire prussien fut étendu également au Grand-Duché de Hesse-Darmstadt qui adhéra à la Confédération.

114 Engels utilise le terme difficilement traduisible « Kamaschenritterei » que l’on trouve chez Heine : « Le moyen âge, le vrai moyen âge tel qu’il a été, je veux bien l’accepter ; mais délivre-nous de ce régime bâtard, de cette chevalerie en uniforme prussien [Kamaschenritterei], hideux mélange de superstition gothique et de moderne mensonge, qui n’est ni chair ni poisson. Chasse-moi cet attirail de comédiens, chasse les de ces tréteaux où l’on parodie le passé. Viens, viens, empereur Barberousse ! » (Cf. H. Heine, Allemagne, un conte d’hiver).

115 Chevaux de 3 et 4 ans nécessaires au remplacement des animaux mis au rebut.

116 Engels fait allusion à son service militaire, en 1841-1842.

117 Lanciers.

118 Dans ces V et VIe parties de l’article, Engels donne une appréciation synthé-tique de la situation militaire, économique et sociale de la Russie au moment où décline le spectre d’une guerre déclenchée par le tsarisme aux abois. Un autre intérêt de ces chapitres consiste dans la mention d’un cas de figure ex-trême : celui d’une guerre dans laquelle une puissance condamnée se lance-rait de façon désespérée. D’autre part, Engels fait ici une intéressante com-paraison des potentiels et positions militaires respectives de la Russie et de l’Allemagne, dont les conclusions seront elles-aussi pleinement confirmées de 1914 à 1917.

119 Agents de l’État tsariste.

120 Voici encore comment Engels juge cette démission de la bourgeoisie française vis-à-vis de la Russie tsariste, dont les finances se trouvent « dans un état de ruine qui rappelle celui de la France de 1788 » : « si le public à l’Ouest ne veut plus continuer à lui ouvrir sa bourse, il ne lui reste que trois solutions : 1- la banqueroute, 2- la convocation de l’Assemblée nationale pour faire adopter un nouvel emprunt, qui pourrait ensuite avoir en Europe occidentale une perspective de succès, 3- la guerre de désespoir – et pour ce dernier cas on a besoin de la France ; à peine la guerre est-elle déclarée et l’armée française entrée en action, qu’il y a à parier 10 contre 1 que le tsar s’entendra avec Guillaume et François-Joseph, qui le rejoindront rapidement, et que la belle France devra payer les frais du banquet de réconciliation » (cf. Engels, brouillon de lettre à Charles Bonnier, mi-octobre 1892).

121 Dans le Vorwärts, n° 58 du 9 mars 1893, ce passage a été supprimé par crainte de « la pratique judiciaire qui bien souvent voit dans l’information objective de faits énoncés pour prévenir un événement ( ? !), l’intention de provoquer de tels faits ». On jugera au ton d’Engels à quel point celui-ci est soucieux de protéger des balles perdues les supérieurs haïs des soldats… Si le texte complet n’a pu paraître dans le journal, du fait de la bien intention-née rédaction du Vorwärts, il a finalement été imprimé tout de même dans un tirage à part. Le pire dans l’autocensure, c’est qu’elle en rajoute le plus souvent sur celle de l’État.

122 La bataille d’Iéna du 14 octobre 1806 entre l’armée française de Napoléon Ier et les troupes prussiennes s’est terminée par la défaite totale de ces dernières et a mené à la capitulation de la Prusse. Engels saluait dans cette « date glorieuse » l’effondrement de la vieille Prusse féodale.

123 Comme on le voit, la responsabilité dans la prévention de la guerre européenne à venir repose essentiellement sur les gouvernements de ces deux pays. Engels note, deux ans seulement après cet écrit, que l’adoption du pro-jet social-démocrate par les gouvernements français et allemand est déjà grandement problématique : « Si la France et l’Allemagne s’entendaient pour transformer progressivement leurs armées en troupes de milice ayant le même temps d’exercice, l’affaire serait pliée » car les autres pays suivraient. « Mais du fait de leurs relations intérieures, ni la France ni l’Allemagne ne peuvent se le permettre, et même si elles le pouvaient, cela ne marcherait pas à cause de l’Alsace-Lorraine. Et c’est pour cela qu’échoue toute cette histoire de milice » (lettre à Kautsky, 25 mars 1895). Sa démonstration minutieuse de la possibilité de mesures allant dans ce sens (dans le contexte d’alors) n’en a qu’une valeur plus grande, car elle permet la dénonciation et la lutte pied à pied contre le militarisme grandissant, et pousse le prolétariat à prendre le pouvoir afin de conjurer la catastrophe à venir.

Si, sur le plan bourgeois, l’armée de milice ne peut plus être réalisée, c’est seulement une milice prolétarienne qui pourra être substituée aux armées permanentes, comme l’expérience historique de la Commune de Paris l’a concrètement montré (cf. l’étude en Annexe au présent recueil). Dans la guerre de 1914, Lénine faisait remarquer à Rosa Luxemburg (Junius) com-bien il était erroné et dépassé de continuer à réclamer du pouvoir bourgeois l’organisation en milice – comme si la prétendue défense nationale n’était alors autre chose que la couverture des méfaits impérialistes. Toute l’histoire ultérieure a prouvé à quel point les États constitués se sont éloignés du principe d’une armée populaire au profit du renforcement de l’armée de métier, en fait, la plus appropriée pour la guerre civile – ce qui explique aussi, à côté d’elle, la présence de toutes sortes de bandes armées para-légales, des escadrons fascistes aux multiples polices privées : autrement dit, de milices bourgeoises et sous-bourgeoises. Comme Lénine le souligne avec force, l’alternative qui se pose est entre milice prolétarienne et milice bourgeoise, cependant que dans les rangs de l’armée officielle l’heure est au défaitisme intégral (voir par exemple le Programme militaire de la révolution prolétarienne, septembre 1916, in Œuvres, t. 23, p. 93-94).

124 Marx déclarait, en septembre 1850, que ses adversaires au sein de la Ligue des communistes mettaient « à la place de la conception critique… une conception dogmatique, et à la place de la conception matérialiste, une conception idéaliste : au lieu de la situation réelle, c’est la simple volonté qui devient la force motrice de la révolution ». Et il poursuivait : « Nous, nous disons aux ouvriers : vous avez à traverser 15, 20, 50 ans de guerres civiles et de luttes internationales, non seulement pour changer la situation existante, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes au pouvoir politique ». C f. K. Marx, Révélations sur le procès des communistes de Cologne (octobre 1852). Selon l’expression de Marx, il ne s’agit pas « d’une révolution au souffle court », puisque celle-ci embrasse et relie des générations entières.

125 Cf. la lettre à Bebel des 24-26 octobre 1891, reproduite ci-dessus dans la 3e partie.

126 Voici une dernière petite citation au sujet des possibles décalages chronologiques dans la prévision marxiste de guerre et révolution : « Le marxisme donne en effet les combinaisons des numéros sans… la date de leur extraction à la roue de l’histoire : ce serait très commode pour le jeu des opportunistes et des carriéristes qui aiment miser sur le vainqueur avant qu’ils ne soient crevés ou décrépits, tandis que le révolutionnaire ne demande pas comme carte un billet de loterie » Cf. Olympiades de l’amnésie, in Battaglia comunista, 16/1952. Cet article commentait par ces mots le « retard » dans la réalisation de la prévision de Marx, en 1870, de la guerre russo-allemande qui ne se produisit que 44 ans plus tard.

127 Cf. Engels à Paul Lafargue, 2 septembre 1891.

Au congrès de Bruxelles de l’Internationale socialiste d’août 1891, le socialiste hollandais Domela Nieuwenhuis avait proposé une résolution visant à répondre par une grève générale à toute déclaration de guerre. Celle-ci fut rejetée par une forte majorité qui adopta un appel à combattre tous les buts et alliances de guerre des classes dominantes. L‘évaluation marxiste est à l’opposé du pacifisme – même quand elle considère le maintien de la paix préférable à certains moments – car elle n’envisage comme véritable alter-native à la guerre que la révolution, que celle-ci se produise avant que la guerre n’ait pu commencer, pendant, ou à la fin, dans une situation de défaite. En tout état de cause, lorsque la guerre éclate, les révolutionnaires ne préconisent pas une impossible abstention, mais appellent le prolétariat à utiliser les armes dans le sens de leurs intérêts de classe – soit, dans une phase de moindre maturité, pour mener la guerre révolutionnaire (1793), soit pour renverser d’abord leur propre bourgeoisie dans la guerre civile, lorsque prolétariat et classe capitaliste se font face frontalement (1871).

Engels commente ainsi la mise en échec de la proposition hollandaise : « Vous parlez d’éviter la guerre, et vous vous flattez d’avoir voté pour Domela – avec le plan duquel tous les partis socialistes d’Europe seraient ruinés.

Il est très beau de dire que l’on doit empêcher la guerre de quelque côté qu’elle menace. Mais pourquoi se faire des illusions ? Les socialistes français ont-ils donc un moyen d’empêcher le jeune Guillaume de déclarer la guerre dans un moment de folie ? Les socialistes allemands pourraient-ils donc interdire à un Carnot ou à un cabinet patriotique de commettre la même bêtise ? Si encore le vrai danger venait de Guillaume ou des revanchistes de boulevard ! Mais c’est le gouvernement russe qui fait danser ces marionnettes et qui inspire aux uns des espoirs, et aux autres la peur. Empêchez-le donc de provoquer la guerre !

Si la guerre éclate, ceux qui subiront une défaite auront la possibilité et le devoir d’accomplir la révolution – voilà tout » (brouillon de lettre à Charles Bonnier, 24 octobre 1892).

128 Il n’y avait pas eu en effet de crise véritable en Angleterre depuis 1868, mais cela signifiait en fait qu’une grande crise générale se préparait pour la fin de siècle (cf. ci-dessous).

129 Cf. Engels à Laura Lafargue, 5 décembre 1892.

130 Une collaboration de ce type de la part des deux pays a été prévue de longue date par le marxisme, comme Engels le rappelle au même Lafargue (lettre du 2 juin 1894) : « la tradition révolutionnaire de la France et de sa capitale, le caractère de votre armée, qui depuis 1870 a été réorganisée sur une base bien plus populaire, tout cela rend possible l’éventualité » que les premières victoires du socialisme soient obtenues en France. « Mais pour assurer la victoire, pour faire tomber les bases de la société capitaliste, vous aurez be-soin du soutien actif d’un parti socialiste, plus fort, plus nombreux, plus éprouvé, plus conscient que celui dont vous disposez. Ce serait l’accomplissement de ce que nous avons prévu et prédit depuis de nombreuses années : les Français donnent le signal, ouvrent le feu, et les Allemands décident la bataille ». Car « en Allemagne, il existe un corps de bataille soli-de dont l’action décidera de la lutte » (l’indispensable Parti).

131 Cf. Engels à Paul Lafargue, 27 juin 1893.

132 C’est donc à l’Angleterre que reviendra finalement le rôle décisif pour la victoire du socialisme en Europe ; cette conclusion découle de la fonction économique de ce pays à la fin du 19e siècle, alors que son monopole industriel est déjà ébranlé, ce qui présage du retour de sa classe ouvrière à une position révolutionnaire et de l’effondrement du capitalisme tout entier : « Mais à mon avis, le déclin de l’industrie anglaise coïncide avec la dégringolade de la production capitaliste en général. S’il est presque hors de doute que l’Allemagne constitue le terrain où le combat sera mené à fond, la décision tombera cependant vraisemblablement en Angleterre » (cf. lettre à Conrad Schmidt, 9 décembre 1889).

En ce qui concerne la renaissance des capacités révolutionnaires du prolétariat anglais – qui ne pouvait venir que de la perte du monopole industriel et commercial britannique et de l’entrée en scène de nouvelles et importantes couches ouvrières non aristocratisées – nous renvoyons à la lecture de l’important article d’Engels : Angleterre 1845-1885 (trad. fr. in Marx-Engels, le Syndicalisme, t. 1, p. 185-193). Malgré l’apparente disparition du socialisme dans ce pays, après la brillante phase initiale de l’owenisme et du chartisme, on pouvait rester confiant dans les capacités de ce grand prolétariat à répondre à l’appel, le moment venu : « Ici [en Angleterre], un socialisme instinctif s’empare des masses, un socialisme qui répugne heureuse-ment encore à être formulé de façon définie, selon le dogme de telle ou telle organisation socialiste, et qui le sera donc d’autant plus facilement à partir d’un événement décisif. Il suffit que cela démarre quelque part, et les bourgeois seront étonnés du socialisme caché qui fera ensuite éruption et de-viendra manifeste » (cf. Engels à F. A. Sorge, 22 février 1888).

133 Cf. Engels à August Bebel, 12 octobre 1893.

134 Dans sa lettre du 11 octobre à Victor Adler, Engels précise ce même parallèle historique : « La situation européenne – je veux dire la situation intérieure des différents États – se rapproche maintenant toujours plus de celle de 1845. Le prolétariat occupe de plus en plus la position qui était alors celle de la bourgeoisie… Aujourd’hui, la Belgique semble vouloir reprendre le rôle de la Suisse, l’Autriche celui de l’Italie, et l’Allemagne celui de la France. »

L’hypothèse la plus favorable, celle d’une Allemagne qui prendrait la tête de la révolution internationale, repose en outre sur une large évaluation historique qui part de la Réforme et de la grande Guerre des Paysans de 1525 : « Il y a près de quatre siècles, l’Allemagne fut le point de départ du premier soulèvement de la bourgeoisie européenne ; au point où en sont les choses, serait-il impossible que l’Allemagne soit encore le théâtre de la première grande victoire du prolétariat européen ? » (cf. Introduction de 1892 à Socialisme utopique et socialisme scientifique, Ed. sociales, p. 58).

135 Cf. Engels à Pablo Iglesias, 26 mars 1894.

136 Cf. Engels à Edouard Vaillant, 5 mars 1895.

Engels achève son tour d’horizon sur la situation internationale à la fin de sa vie sur la perspective de la révolution, qui est la solution socialiste à la crise universelle du capitalisme, solution qui s’oppose – si tout se passe bien dans le camp ouvrier socialiste – à l’alternative bourgeoise de la guerre de destruction et de carnage impérialiste.

137 Cf. Engels à Florence Kelley-Wischnewetsky, 3 juin 1886.

138 Cf. Engels, Sur certaines particularités de l’évolution économique et politique de l’Angleterre (12 septembre 1892).

139 Cf. Engels, L’élection présidentielle américaine, in Vorwärts, 16 novembre 1892.

Fatum en latin, heimarménè en grec, signifient destin.

140 L’article de 1888 en question est Protectionnisme et libre-échange (préface à l’édition américaine du « Discours sur la question du libre-échange » de Karl Marx).

141 Sur le front de la guerre économique, le général Engels se montre carrément défaitiste : ce n’est pas des bonnes affaires de sa propre bourgeoisie que le prolétariat doit attendre une amélioration de ses conditions de lutte, bien au contraire, puisque c’est la crise provoquée par la concurrence extérieure qui a causé le revirement des ouvriers du Lancashire. Voilà ce qu’il dit au sujet de l’évolution de la position de ces ouvriers sur la question majeure de la lutte syndicale pour la réduction de la journée de travail : « les travailleurs du textile, qui constituaient l’an dernier encore la masse des adversaires des 8 heures, se sont pourtant déclarés maintenant en masse en faveur des 8 heures par suite de la mauvaise période de travail. La semaine dernière, tout le Lancashire a voté dans tous les districts, le plus souvent à une écrasante majorité, pour 8 heures au lieu de 10. Bref, les choses avancent ici aussi merveilleusement, et l’an prochain non seulement l’Autriche et la France mais aussi l’Angleterre marcheront derrière l’Allemagne, et cela agira bien aussi enfin sur vos Anglo-américains avec l’effet qu’il se doit, notamment si votre milice tire encore un peu, de façon à faire perdre aux gens du grand pays républicain un peu de leur superbe » (lettre à F. A. Sorge, 23 août 1892).

142 Il s’agit de l’article intitulé L’industrie textile américaine sur le marché chinois (Die Neue Zeit, n°2, 11e année, 1892-93). Les données évoquées ici concernent la concurrence des produits anglais et américains sur le marché chinois.

143 Engels n’a de cesse de souligner que la fin de l’hégémonie industrielle an-glaise (qui sonne le glas de son aristocratie ouvrière) est la condition indispensable de la révolution socialiste en Angleterre – et donc, comme nous l’avons vu, de son succès définitif en Europe. Dans la prévision marxiste sur l’avenir de l’Europe, l’Amérique était ainsi appelée à jouer au plan économique un rôle déclencheur parallèle à celui que la Russie devait endosser au plan politique avec la chute du tsarisme.

Notons par ailleurs que, pour les mêmes raisons fondamentales et dans certaines conditions, le marxisme est disposé à reconnaître certaines vertus au protectionnisme douanier : « Ce que tu dis du rapide progrès industriel de l’Autriche et de la Hongrie m’a énormément réjoui. C’est la seule base solide pour le progrès de notre mouvement, et c’est aussi le seul bon côté du système de protectionnisme douanier – du moins pour la plupart des pays continentaux et pour l’Amérique. Ainsi seront artificiellement cultivés une grande industrie, de grands capitalistes et de grandes masses de prolétaires, alors que la centralisation du capital sera accélérée et les couches moyennes seront détruites… En élevant le niveau de votre industrie, vous faites beau-coup pour l’Angleterre ; plus vite sa domination du marché mondial sera totalement anéantie, plus tôt les ouvriers y parviendront au pouvoir » (Cf. Engels à Victor Adler, 30 août 1892).

144 Cf. Engels à N. F. Danielson, 24 février 1893.

145 Cf. Engels à Laura Lafargue, septembre 1894.

Les passages mis en majuscules dans tout ce chapitre l’ont été par nous.

Les principaux écrits de Marx et Engels au sujet de la Chine, et de sa place dans la perspective de la révolution anticapitaliste mondiale, ont été recueillis dans : Marx-Engels, la Chine, Ed. 10/18 (1973). Dans une lettre à Engels du 8 octobre 1858, Marx s’inquiétait du terrible problème suivant : « La question difficile à résoudre pour nous est la suivante : SUR LE CONTINENT, LA RÉVOLUTION EST IMMINENTE ET PRENDRA AUSSITOT UN CARACTÈRE SOCIALISTE, MAIS NE SERA-T-ELLE PAS ÉTOUFFÉE DANS CE PETIT COIN DU MONDE, PUISQUE, SUR UN TERRAIN BEAUCOUP PLUS VASTE, LE MOUVEMENT DE LA SOCIÉTÉ BOURGEOISE EST ENCORE ASCENDANT ?... La cause essentielle de la faiblesse [du marché chinois] semble être le commerce de l’opium auquel continue de se limiter en fait tout l’accroissement du commerce d’exportation vers la Chine, mais aussi l’organisation économique intérieure du pays, son agriculture minuscule, etc. qu’il faudra UN TEMPS ÉNORME POUR ABATTRE. »

La raison de la grande difficulté révélée par Marx, c’est que le capitalisme est un stade certes transitoire mais absolument nécessaire dans l’histoire, et qu’il l’emporte sur toutes les autres formes de production – y compris celle que le prolétariat tente d’introduire – tant qu’il est révolutionnaire et progressif. La cause, en dernière instance, des échecs successifs de la révolution ouvrière depuis 1848 en Europe, c’est que le capitalisme avait encore un terrain d’expansion formidable, sinon en Europe et en Amérique mêmes, du moins dans les continents de couleur. Le capitalisme est indispensable au point que là où il est à peine développé, voire inexistant, c’est le prolétariat lui-même qui doit prendre sur lui le fardeau de l’édifier. Et il est bien difficile alors d’empêcher, si ce pays est isolé, que l’économie capitaliste n’imprime à la fin son sceau aux superstructures de l’État et de l’idéologie – comme la Russie soviétique en a fait l’amère expérience. Un capitalisme amplement développé est la base matérielle complète du socialisme, et le passage sera aisé, au plan économique, si le prolétariat parvient à conquérir le pouvoir politique. C’est précisément ce à quoi les vieux pays capitalistes opposent la plus forte résistance, en s’appuyant pour cela sur leur domination impérialiste du reste du monde.

146 C’est précisément le résultat que prévoyait Marx du fait des exportations massives de capitaux britanniques dans le monde : « L’aspect vraiment inquiétant pour l’Angleterre (…) est qu’elle a manifestement le plus grand mal à trouver chez elle un champ d’utilisation suffisant pour son énorme capital ; qu’elle doit en conséquence le prêter sur une échelle croissante, et semblable en cela à la Hollande, Venise et Gênes à l’époque de leur déclin, forger elle-même les armes de ses concurrents (…) En étant obligée d’accorder de larges crédits aux pays industriels étrangers, comme le continent européen, elle avance elle-même à ses rivaux industriels les moyens de lui faire concurrence pour les matières premières, et contribue donc elle-même au renchérissement des matériaux utilisés par ses propres fabriques. La faible marge de profit laissée au fabricant britannique, encore réduite par la nécessité constante, pour un pays dont l’existence même est liée à la situation de monopole qui en fait l’atelier du monde, de vendre constamment moins cher que le reste du monde, est alors compensée par la réduction des salaires des classes travailleuses et par la création à l’intérieur de la misère sur une échelle rapidement croissante » (cf. Le Commerce britannique, in New York Daily Tribune, 03-02-1858, traduction française dans Programme communiste, n°64, octobre 1974, p.57).

147 Cf. Engels à K. Kautsky, 22 septembre. 1894.

148 Cf. Engels à Fr. A. Sorge, 10 novembre 1894.

Il faut rappeler enfin ce que disait Engels à propos de l’attitude du prolétariat vis-à-vis des peuples de couleur colonisés, encore précapitalistes, dans la phase postrévolutionnaire : ceux-ci devraient être « conduits le plus vite possible à l’indépendance », puis « une fois l’Europe réorganisée, ainsi que l’Amérique du Nord, cela donnera une si forte impulsion et un tel exemple que les pays à demi civilisés suivront d’eux-mêmes notre sillage ; rien que les besoins économiques y pourvoiront déjà. Les phases économiques que ces pays auront à franchir ensuite, avant d’atteindre à leur tour l’organisation socialiste, ne peuvent selon moi que faire l’objet d’hypothèses assez vaines. Une seule chose est sûre : le prolétariat victorieux ne peut imposer le bonheur à aucun peuple étranger sans compromettre sa propre victoire. Bien entendu, cela n’exclut nullement les guerres défensives de divers genres » (cf. lettre à K. Kautsky, 12 septembre 1882).

S’il y a un invariant particulièrement puissant dans la grande perspective historique marxiste, c’est bien celui de la lutte pour éviter au maximum le passage de pans entiers de l’humanité par les affres de l’accumulation capitaliste de richesse et de misère croissantes, ce qui n’est possible qu’à certaines conditions internationales (cf. les études de Marx sur le mir, la commune russe). L’Internationale communiste de 1920 lançait ainsi, dans les thèses présentées par le communiste indien M.N. Roy, cet appel vibrant : « La révolution dans les colonies, dans son premier temps ne peut certes pas être une révolution communiste, mais si dès son début la direction est aux mains d’une avant-garde communiste, les masses ne seront pas égarées et dans les différentes périodes du mouvement leur expérience révolutionnaire ne fera que grandir… La direction de la révolution ne doit pas être abandonnée à la démocratie bourgeoise. Le parti prolétarien doit au contraire développer une propagande puissante et systématique en faveur des soviets et organiser des soviets de paysans et d’ouvriers qui devront travailler en étroite collaboration avec les républiques soviétiques des pays capitalistes avancés pour atteindre la victoire finale sur le capitalisme dans le monde entier.

Ainsi, les masses des pays arriérés, conduites par le prolétariat conscient des pays capitalistes développés, arriveront au communisme sans passer par les différents stades du développement capitaliste » (cf. Thèses supplémentaires sur les questions nationale et coloniale, au 2e Congrès de l’IC – souligné par nous).

149 Extraits de textes de Marx-Engels sur la Commune de Paris. Ces passages, tirés essentiellement des deux Ebauches de Marx pour la fameuse Adresse du Conseil Général de l’AIT de mai 1871 (la Guerre civile en France), montrent de façon lumineuse comment la tactique prolétarienne radicale de la guerre civile face à la guerre bourgeoise a été imposée par les faits eux-mêmes ; Marx, tenant la plume pour l’Internationale ouvrière, a immédiatement tiré de cette expérience vivante la théorie pour les guerres ultérieures entre États purement bourgeois, et donc pour toutes les guerres impérialistes à venir.

Comme il l’écrit avant même l’écrasement des insurgés : « Grâce au combat livré par Paris, la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son État est entrée dans une phase nouvelle. Mais de quelque façon que les choses tournent dans l’immédiat, un nouveau point de départ d’une importance historique mondiale est acquis » (lettre à Kugelmann du 17 avril 1871).

150 Cf. K. Marx, Discours à l’occasion du 7e anniversaire de la Première Inter-nationale, 25 septembre 1871, in MEW 17, p. 433.

151 Si la conquête du pouvoir par le prolétariat est forcément nationale par la forme, dans la mesure où celui-ci doit d’abord combattre sa propre bourgeoisie et en finir avec elle en conquérant le pouvoir d’État qui est organisé à cette échelle, la révolution communiste est par nature internationale, tout comme le prolétariat, et cela s’exprime dans son parti qui doit diriger la dictature « nationale » en la subordonnant à la stratégie internationale – y com-pris et surtout sur le plan militaire. Comme il ressort des écrits de Marx-Engels sur la Commune, l’art militaire prolétarien vise avant tout à l’éclatement de la lutte de classes à l’intérieur des États bourgeois adverses.

Lénine explique ainsi la célèbre phrase du Manifeste, « l’ouvrier n’a pas de patrie » : « a) sa situation économique (le salariat) n’est pas nationale, mais internationale ; b) son ennemi de classe est international ; c) les conditions de son émancipation le sont aussi ; d) l’unité internationale des travail-leurs est plus importante que l’unité nationale » (lettre à Inessa Armand, 20 novembre 1916). Les bourgeoisies, par contre, sont des classes nationales : si elles sont solidaires en tant que classe (comme ici, face à la Commune), elles sont aussi ennemies en tant que nations.

152 Cf. K. Marx, Seconde Ébauche de “la Guerre civile en France“, in Werke, t. 17, p. 595.

153 Cf. K. Marx, Première Ébauche de “la Guerre civile en France“, in Werke, t. 17, p. 537-538.

154 Républicain bourgeois, ministre des Affaires étrangères du gouvernement de la défense nationale, à partir de septembre 1870, puis du gouvernement de Thiers, et à ce titre, négociateur des conditions de la capitulation.

155 Seconde Ebauche, p. 582-584 (Début de la guerre civile.).

156 Le gouvernement Thiers avait préparé un emprunt pour obtenir une “provision” de plus de 300 millions. Thiers reconnut que les milieux financiers avec lesquels il avait négocié cet emprunt avaient exigé que l’on commençât à « pacifier » le peuple de Paris. Ce n’est qu’après la défaite de la Commune que la loi sur l’emprunt d’État fut adoptée. Rappelons que, de son côté, Bismarck avait imposé à Paris une rançon de 200 millions de francs payable aux Prussiens dans les 15 jours, selon la Convention d’armistice et de la capitulation de Paris du 28-1-1871, signée par J. Favre.

157 Voici les événements relatés de la main de Marx : « Le 18 mars, à 3 h. du matin, les agents de police et divers bataillons de ligne étaient à Montmartre, Belleville et La Villette pour prendre à l’improviste les gardiens de l’artillerie et leur arracher de force leurs canons. La Garde nationale résista, les soldats de la ligne levèrent la crosse en l’air (Fr.), malgré les menaces et les ordres du général Lecomte que ses soldats fusillèrent le même jour et en même temps que [le général] Clément Thomas. Les troupes de la ligne mirent leurs crosses en l’air et fraternisèrent avec les insurgés » (Première Ebauche, p. 566).

La fraternisation entre les soldats et le peuple avait été activement prépa-rée puisque, le 11 mars, une Affiche rouge adressée aux soldats avait été placardée partout au nom des délégués de la garde nationale : « Il y a à Paris 300.000 gardes nationaux, et cependant on y fait entrer des troupes que l’on cherche à tromper sur l’esprit de la population parisienne. Les hommes qui ont organisé la défaite, démembré la France, livré tout notre or, veulent échapper à la responsabilité qu’ils ont assumée, en suscitant la guerre civile. Ils comptent que vous serez les dociles instruments du crime qu’ils méditent. » « Que veut le peuple de Paris ? Il veut conserver ses armes, choisir lui-même ses chefs, et les révoquer quand il n’a plus confiance en eux. Il veut que l’armée soit renvoyée dans ses foyers » (cité par Marx dans ses Ex-traits de presse, dans la Guerre civile en France, Ed. soc. 1953, p. 73).

158 « Depuis ce moment-là, la Garde nationale organisa la résistance (contre le gouvernement des usurpateurs). Sur 260 bataillons, 215 – depuis les soldats aux officiers – ont constitué un Comité Central. Chaque compagnie a choisi un délégué, les délégués ont formé des sous-comités d’arrondissement ou de quartier, qui ont élu ensuite le Comité Central... Aucun des hommes du Comité Central n’est célèbre ; il n’y a pas parmi eux de Félix Pyat et individus de son espèce, mais ses hommes sont bien connus de la classe ouvrière. Quatre membres de l’Internationale font partie du Comité ». Cf. Engels, Ex-posé sur la révolution du 18 mars à la réunion du Conseil général de la 1ère Internationale du 21 mars 1871, in Marx-Engels, la Commune de Paris, Ed. 10/18, p. 118-120.

159 Cf. K. Marx, Première Ébauche, in Werke, t. 17, p. 538.

Ce schéma d’organisation du nouveau pouvoir prolétarien, à partir d’une base militaire propre, était tout à fait conforme aux besoins de la révolution. L’une des critiques adressées par Marx aux dirigeants du mouvement fut de se défaire trop vite, par scrupule démocratique, de l’organe précieux qu’était le Comité central de la Garde nationale, en procédant à des élections alors qu’il aurait fallu une décision rapide afin de prendre l’offensive et de foncer sur Versailles (cf. lettres à W. Liebknecht du 6 avril et à Kugelmann du 12 avril 1871).

Dans toutes les révolutions du prolétariat, une force de classe s’organise nécessairement sur le plan militaire (conseils de soldats, comme en Russie en 1917, en Allemagne en 1918, etc.) et joue un rôle déterminant dans la prise du pouvoir politique, lequel est organisé territorialement. C’est à ce niveau, et non à celui des entreprises, dont le réseau copie strictement l’organisation du mode de production capitaliste avec ses divisions économiques, que l’État ouvrier trouve une base politique à l’échelle de tout le pays.

160 Cf. K. Marx, Première Ébauche, in Werke, t. 17, p. 538-540. Trad. Fr. In La Guerre civile en France, Ed. sociales (1953) p. 209-211.

161 « Après chaque révolution, qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d’État apparaît de façon de plus en plus ouverte » (La Guerre civile en France, p. 60-61, Ed. soc. 1968).

La Commune elle-même ne devait pas marquer la fin de la lutte des classes – qui n’est possible qu’avec la disparition totale de celles-ci – mais permettre son développement dans le cadre le plus rationnel et humain. Qui plus est, de violentes réactions n’étaient pas à exclure même sur ce chemin : « les rébellions sporadiques des anciens esclavagistes interrompraient certes momentanément l’œuvre de progrès pacifique, mais ne feraient qu’accélérer encore le mouvement, en armant le bras de la révolution sociale » (Première Ebauche, p. 546). La répression des classes dominantes ne fait donc que radicaliser et pousser de plus en plus en avant le prolétariat, au lieu d’entraver durablement son action.

162 Cf. K. Marx, Première Ébauche, in Werke, t. 17, p. 543-545.

163 Le 29 mars, la Commune décrète : « 1° La conscription est abolie. 2° Aucune force militaire autre que la Garde nationale ne pourra être créée ou introduite dans Paris. 3° Tous les citoyens valides font partie de la Garde nationale ».

Cette question essentielle de la milice prolétarienne est traitée par Lénine dans la Milice prolétarienne, 3 mai 1917, in Œuvres, t. 24, p. 175-178, et le Programme militaire de la révolution prolétarienne, septembre 1916, in Œuvres, t. 23, p. 93-94.

164 Marx dévoile ici le « secret » de l’efficacité suprême de l’art militaire du prolétariat révolutionnaire qui s’exprime en premier lieu dans le défaitisme qui désagrège l’appareil militaire adverse et le rend inopérant en face de la révolution. Le principe en est qu’en sabotant le militarisme dans son pays, celui où s’effectue la révolution, on sabote en même temps le militarisme adverse. La politique militaire du prolétariat parvenu au pouvoir dans un pays, si elle vise naturellement à la défense de la révolution victorieuse, continue d’appliquer la méthode qui consiste à agir sur les arrières des pays bourgeois, en y stimulant l’activité révolutionnaire des masses.

165 Cf. K. Marx, Première Ébauche, in Werke, t. 17, p. 558-559.

166 La révolution n’est pas affaire de volonté ou de conviction, c’est un phénomène physique au milieu duquel les hommes bouleversent leurs traditions et leur mode d’existence présent. La catastrophe, les contradictions brûlantes et tranchantes du capitalisme lui-même suscitent l’effondrement et l’échec de la bourgeoisie incapable de satisfaire les besoins les plus élémentaires des larges masses de la population. Les mesures que prendra le prolétariat révolutionnaire au cours de la catastrophe sociale, d’abord de la crise économique mondiale de plus en plus aiguë, puis des conflits armés qu’elle suscitera avec toutes les destructions, la misère et les larmes qui s’ensuivront, ne seront pas dictées par des idées, mais viseront à la sauvegarde collective et, en ce sens, pousseront vers la société communiste.

167 Engels répondait ainsi à Mazzini, qui accusait l’Internationale d’avoir pour principe « la négation de la patrie, qu’elle veut dissoudre en un conglomérat de communes, dont le destin fatal serait d’entrer en conflit les unes avec les autres » : « La seconde accusation [de Mazzini] est absurde : en ne reconnaissant aucune patrie, l’Internationale tend à l’unité de l’humanité, et non à sa dissolution. Elle est contre la revendication à cor et à cri de la nationalité, parce que ce mot d’ordre tend à diviser les peuples et est exploité par les tyrans pour créer des préjugés et semer la haine ; la rivalité entre les races latine et germanique a conduit à la récente guerre catastrophique et a été invoquée aussi bien par Napoléon que par Bismarck » (cf. Exposés sur les rapports de Mazzini et de l’Internationale, à la réunion du 25 juillet 1871, in Marx-Engels, la Commune de Paris, éditions 10/18, 1971).

168 « Considérant que le drapeau de la Commune est celui de la République universelle ; considérant que toute cité a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent ; considérant que le titre de membre de la Commune, étant une marque de confiance plus grande encore que le titre de citoyen, comporte implicitement cette dernière qualité, la Commission est d’avis que les étrangers peuvent être admis et vous propose l’admission du citoyen Frankel » (Journal officiel de la Commune, 31 mars).

169 Cf. K. Marx, Seconde Ébauche, in Werke, t. 17, p. 599-600. Dans son expo-sé du 23 mai 1871 devant le Conseil général de l’Internationale, Marx préci-se : « La Commune de Paris a été écrasée avec l’aide des Prussiens, qui ont assumé le rôle de gendarme de Thiers. (…) Bismarck a autorisé Thiers à utiliser plus de soldats que n’en prévoyait la convention ; en revanche, il n’a permis qu’un approvisionnement limité de Paris en vivres ».

La circonstance militaire la plus défavorable pour la Commune est à chercher dans le fait que les Prussiens encerclaient étroitement Paris : « C’est exactement pour cela que les canailles bourgeoises de Versailles placèrent les Parisiens devant l’alternative ou de relever le défi, ou de succomber sans lut-ter » (lettre à Kugelmann du 17 avril 1871). Voir Marx-Engels, la Commune de 1871, p. 103 et 95-96). Et Marx tire de cette expérience le verdict célèbre, qui vaut jusqu’à la fin de l’ère bourgeoise en Europe : « La domination de classe ne peut plus se cacher sous un uniforme national, les gouvernements nationaux ne font qu’un contre le prolétariat ! » (cf. conclusion de la Guerre civile en France).

170 Le mot étant manquant dans le manuscrit, nous proposons celui-ci en fonction du sens de la phrase.

À la fin de la Guerre civile en France, Marx écrit : « Il n’y avait pas de guerre entre la Prusse et la Commune de Paris. Au contraire, la Commune avait accepté les préliminaires de paix, et la Prusse avait proclamé sa neutralité. La Prusse, donc, n’était pas un belligérant. Elle se comporta comme un nervi ; comme un nervi lâche, puisqu’elle ne prit sur elle aucun risque ; comme un nervi à gages, puisqu’elle avait lié d’avance le paiement du prix du sang, ses 500 millions, à la chute de Paris. Et ainsi apparaissait enfin le véritable caractère de cette guerre, ordonnée par la Providence contre la France athée et débauchée, châtiée par le bras de la pieuse et morale Allemagne ! (…) Bismarck contemple avec satisfaction les cadavres du prolétariat de Paris, où il voit le premier acompte de cette destruction générale des grandes villes qu’il appelait de ses vœux alors qu’il était encore un simple rural dans la Chambre introuvable de la Prusse de 1849 » ( p. 86-87, Ed. soc. 1968).

Marx met ici en évidence la dégénérescence de l’art militaire bourgeois, qui s’avère de plus en plus vénal, réactionnaire et dévastateur, ce qui est parfaitement confirmé dans sa présente phase impérialiste du capital.

sOURCES /

http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_friedrich/Guerre_mondiale_et_revolution/Guerre_mondiale_et_revolution.html

https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/militaires/Engels_Guerre_mondiale_et_revolution.pdf

Ecrits militaires de Marx/Engels

http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/Ecrits_militaires/Ecrits_militaires_tdm.html

Lire aussi :

https://www.robingoodfellow.info/pagesfr/archives/rimcfr/Rimc1213_2.htm

Lire encore :

https://www.contretemps.eu/engels-guerre-revolution-socialisme-armes-insurrection/

Le « Général »

Homme d’action dans le domaine militaire, l’alter ego de Karl Marx le fut dans sa jeunesse, brièvement mais résolument. Fort de son stage d’une année (1841-42) dans l’artillerie prussienne à Berlin, où il meublait ses loisirs de bidasse en suivant les cours de philosophie de Schelling et en fréquentant ses critiques Jeunes-Hégéliens, le Bombardier(brigadier ou caporal) Engels s’engagea dans les combats de la révolution allemande de 1848-49 : d’abord en mai 1849, dans sa ville natale d’Elberfeld, dont il ne tarda pas à être expulsé par crainte que le « rouge » qu’il était, puisse déteindre sur le Comité de salut public local ; puis en juin-juillet, dans les rangs de l’armée insurrectionnelle de Bade et du Palatinat, avec les restes de laquelle il finit par se réfugier sur le territoire suisse, fuyant l’offensive des Prussiens.

Engels alla au feu, sans illusion aucune quant au sort des insurgés et sans respect aucun pour la direction de ce qu’il considérait, au fond, comme une caricature de révolution. Il fit cependant preuve de bravoure au combat, soucieux avant tout d’éviter toute accusation de lâcheté à l’encontre des communistes, dont avec Marx il était déjà un porte-drapeau.

« Le parti du prolétariat était assez bien représenté dans l’armée de Bade-Palatinat, notamment dans les corps francs, comme le nôtre, dans la légion d’émigrés, etc. Il peut tranquillement défier les autres partis de pouvoir adresser le moindre reproche à l’un quelconque de ses membres. Les communistes les plus décidés étaient aussi les soldats les plus courageux » [2].

Par son incursion dans la bataille, Engels entendait également enrichir sa connaissance des choses militaires, ayant déjà été promu spécialiste de la question dans la division des tâches au sein de l’équipe de la Neue Rheinische Zeitung. C’est dans cette revue qu’il avait commenté, en critique militaire révolutionnaire, les principaux épisodes armés du « printemps des peuples » de 1948-49. Des articles qu’il avait consacrés à la Hongrie, Wilhelm Liebknecht rapportera plus tard qu’on les « attribuait généralement à quelque militaire haut placé de l’armée hongroise » [3], de la même façon que, dix ans après, les opuscules d’Engels publiés à Berlin sans nom d’auteur, Le Pô et le Rhin (1859) et La Savoie, Nice et le Rhin (1860), seront attribués à quelque général prussien désireux de garder l’anonymat [4].

L’intérêt de Friedrich Engels pour les questions militaires n’était pas un engouement ludique. S’il se plongea aussi profondément dans l’étude de tout ce qui s’y rapportait à son époque, c’est animé de la même motivation qui poussa Marx à digérer tout ce qui avait trait à l’économie politique : la volonté de servir leur classe adoptive, le prolétariat — Marx, en fourbissant les armes de la Critique [5], Engels en se consacrant à la critique des armes.

Dès qu’il fut installé à Manchester à la fin de 1850, Engels s’attela à un programme systématique de lecture qui fit de lui un érudit, aussi bien en matière de stratégie que d’histoire militaire. Mais à cette préparation intellectuelle, il adjoignait le souci constant d’entretenir son aptitude physique à renouer, quand l’heure aura sonné, avec l’engagement sur le terrain. A l’âge de 64 ans, un an et demi après le décès de Marx, il répondait encore à l’un de ses correspondants, qui s’inquiétait de ses problèmes de santé, en présentant un bilan de son aptitude à monter à cheval et à prendre part à la guerre [6].

« Si une révolution s’était produite de son vivant, nous aurions eu en Engels notre Carnot, penseur militaire, organisateur de nos armées et de nos victoires », avait affirmé Wilhelm Liebknecht [7], après la mort de celui qui s’adressait aux chefs du socialisme allemand « en tant que représentant, pour ainsi dire, de l’état-major général du parti » [8].
La fortune priva Engels de ce « suprême accomplissement ». Il ne put jamais mettre à exécution les plans militaires qu’il conçut — de celui qu’encore novice, il échafauda pour les insurgés de 1849, à celui que, devenu expert militaire reconnu, il aurait dressé, 22 ans plus tard, à l’intention du gouvernement français républicain, pour la défense de Paris contre l’armée prussienne. Son érudition militaire, aiguisée par sa grande intelligence et ses lueurs de génie, il la confronta à l’analyse de toutes les guerres d’un demi-siècle qui en connut de nombreuses. Et à défaut de faire ses preuves sur le champ de bataille, c’est en commentant la guerre franco-allemande de 1870-71 pour la Pall Mall Gazette de Londres, avec une pénétration qui suscita l’admiration du public et des experts, qu’Engels gagna ses galons de « général », titre que lui décerna affectueusement la famille de Karl Marx. Pour le dernier quart de siècle de son existence, il resta le « Général » pour ses intimes.

Le théoricien militaire

La notoriété de Friedrich Engels en tant que penseur de la guerre est solidement établie depuis le milieu de ce siècle, surtout parmi ceux qui s’intéressent à l’art de la guerre et à son histoire. La raison de cette notoriété n’est cependant pas toujours la meilleure que l’on puisse souhaiter, dans la mesure où l’on a souvent voulu voir une filiation entre la pensée d’Engels et les doctrines militaires soviétiques, conformément aux professions de foi dont ces dernières étaient ornementées. Toujours est-il qu’il n’y a pas un ouvrage sérieux consacré aux étapes de la pensée stratégique, qui puisse ignorer le compagnon de Marx : du classique d’Edward Mead Earle [9], où un chapitre est consacré à Marx et Engels (surtout à ce dernier) sous la plume de Sigmund Neumann [10], à la récente anthologie volumineuse de Gérard Chaliand [11], en passant par l’ouvrage du colonel professeur israélien, Jehuda Wallach [12].

Ce dernier distingue, chez Engels, entre ce qui constitue, à ses yeux, une doctrine de la guerre révolutionnaire, et les écrits militaires de facture plus classique. De ces derniers, doublement expert, il dresse le bilan succinct que voici :

« Les écrits militaires importants d’Engels, qui jusqu’à présent n’ont pas été entièrement étudiés, traitent (…) de tous les domaines de la science de la guerre. Il a écrit sur les questions de l’organisation et de l’armement, sur l’évolution de l’art de la guerre à l’époque de la révolution industrielle, sur les aspects militaires de la politique internationale, sur la stratégie et la tactique, ainsi que sur les questions de commandement et la qualité des généraux. Il a également formulé des pronostics prophétiques sur la guerre future (qui correspondent, en effet, à ce que fut la Première Guerre mondiale). Sur beaucoup de questions, il a été plus perspicace que les militaires professionnels. (…)

« Dans ses écrits anonymes sur la situation militaire en Europe de l’ouest et du sud-ouest, Engels a élaboré un plan qui, 45 ans plus tard, a été baptisé du nom de Schlieffen. Il a démontré pourquoi un tel plan allemand serait voué à l’échec dans une guerre contre la France. Il a prophétisé avec la plus grande exactitude la durée de la prochaine guerre mondiale, l’ampleur des pertes et les conditions dans lesquelles elle sera terminée » [13].

Qu’Engels ait été l’un des grands penseurs de la guerre au XIXe siècle, cela est indiscutable pour quiconque connaît cette majeure partie de la masse volumineuse de ses écrits. Il constitue, sans nul doute, une référence incontournable pour l’histoire militaire de son époque. Qu’il soit une référence stratégique pour la nôtre, cela est beaucoup moins certain, si l’on entend par là une doctrine de la guerre en général, voire même de la guerre révolutionnaire en particulier. A l’instar de Clausewitz qu’il appréciait, et moins encore que ce dernier, il n’a pas cherché à élaborer une « théorie systématique de la guerre », mais s’est contenté de commenter les guerres et les situations réelles, dans les conditions concrètes de leur développement, quitte à corriger ses propres conceptions, chemin faisant [14].

Définir une doctrine « engelsienne » de la guerre révolutionnaire, qui serait originale par rapport aux enseignements de 1793 et des guerres napoléoniennes, et qui aurait trouvé son prolongement chez Lénine, Trotsky, Mao Tsé-Toung et/ou l’état-major soviétique, relève toujours d’une entreprise de systématisation a posteriori, mêlant considérations militaires et réflexions générales sur la révolution. Ce type de fabrication ressemble fort peu à la façon dont Engels a conçu son activité de penseur militaire, et à l’aversion qu’il a développée, au fil des ans, contre toute forme de dogmatisme. Comment aurait-il pu d’ailleurs être tenté par quelque systématisation que ce fût en matière de doctrine militaire, alors qu’il soulignait sans cesse l’accélération vertigineuse du progrès des techniques guerrières, produisant un armement parfois « vieilli avant d’être lancé » [15] ?

L’intérêt majeur de la pensée de la guerre chez Engels est à chercher ailleurs que dans les recettes proprement militaires, fussent-elles celles de la « guerre révolutionnaire ». Il se situe plutôt dans son traitement des problèmes cruciaux pour le mouvement ouvrier que sont l’attitude face aux guerres non révolutionnaires, l’articulation entre guerre et révolution et la possibilité d’une stratégie de la révolution qui ne dépende pas de la guerre. En notre époque où la guerre directe entre puissances industrielles est à la fois « improbable », pour reprendre l’expression de Raymond Aron, et indésirable au plus haut point, c’est là qu’Engels, en tant que penseur de la guerre et stratège de la révolution socialiste, conserve sa plus forte actualité. C’est à cet égard, comme il s’agira ici de le démontrer brièvement, que sa pensée de la guerre et de la révolution anticipait les questions de notre siècle, et gardera peut-être longtemps encore son actualité.

L’attitude face aux guerres

Marx et Engels ont vécu une période de profonde mutation du monde, celle de la gestation de la société industrielle moderne et de son extension à l’Europe continentale et à ses terres d’immigration massive, celle par conséquent de la profonde dualisation de la planète, qui continue à marquer, ô combien, l’époque dans laquelle nous vivons. Selon l’analyse de leur postérité intellectuelle et dans ses propres termes, ils ont été contemporains de la maturation du système mondial impérialiste, sans connaître vraiment le moment où elle fut achevée. Engels, selon cette même analyse, serait mort en pleine phase critique de cette mutation historique.

Les deux théoriciens de la révolution prolétarienne ont donc connu une ère qui, pour sa plus grande part, fut encore celle du parachèvement de la transformation bourgeoise en Europe, une époque où le continent se débarrassait encore de son long passé agraire et féodal. Les guerres auxquelles ils assistèrent furent d’abord l’expression de cette première mutation. Certes, les mêmes ou d’autres furent aussi, partiellement ou intégralement, des guerres de conquête, préfigurant cette apothéose de la guerre de brigandage qu’allait être la Première Guerre mondiale. La guerre de l’Allemagne de Bismarck contre la France de Louis-Napoléon en 1870, fut le dernier grand témoin de l’ambivalence de cette période de transition historique. Elle combinait, du côté allemand, une guerre de défense et de consolidation de l’unité allemande — tâche éminemment progressive aux yeux de Marx et Engels, même si elle se réalisait, à leur grand regret, sous l’égide de la monarchie prussienne — et une guerre de conquête qui se traduira par l’annexion de l’Alsace et d’une grande partie de la Lorraine.
Marx et Engels modulèrent donc leurs attitudes face aux guerres réelles de leur époque en fonction d’une analyse de leur signification historique objective, allant jusqu’à distinguer chez le même protagoniste, dans une seule et même guerre comme celle qui vient d’être évoquée, entre une phase émancipatrice méritant d’être soutenue passivement, sinon activement, et une phase oppressive où c’est avec la partie adverse qu’il fallait se solidariser — même si la politique qui présidait à la guerre n’avait nullement changé en cours de route.

En effet, et c’est là une caractéristique importante de leur problématique commune, nos deux penseurs n’avaient que faire de la célèbre formule de Clausewitz, que Lénine allait populariser plus que nul autre. Ce n’est pas faute de la connaître qu’ils ne s’en entichèrent point comme ce dernier. Pour eux, l’important n’était pas de quelle politique telle ou telle guerre était la continuation, mais d’abord et surtout de quel mouvement historique sous-jacent elle était porteuse. Pour les fondateurs du matérialisme historique, théoriciens de la fausse conscience idéologique, on ne pouvait juger une guerre sur la subjectivité politique de ceux qui la menaient. Leur jugement, du haut de leur tribunal de scrutateurs des métamorphoses de la structure socio-économique, se fondait sur l’effet objectif de la guerre quant à la libération des forces productives des entraves sociales ou politiques à leur développement [16].

Avec la croissance de plus en plus rapide et impressionnante du mouvement ouvrier, en Allemagne surtout, la traduction prioritaire du critère de jugement devint, aux yeux de Marx et Engels, l’effet de la guerre sur ce mouvement même, porteur de l’émancipation suprême. De ce point de vue bien précis, l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne constitua un tournant majeur dans leur appréciation commune du rapport entre guerre et révolution au cœur de l’Europe (et non des guerres périphériques sans conséquences immédiates sur le danger de déflagration centrale). Cette annexion, en effet, était de nature à creuser des tranchées entre les deux bataillons de choc du prolétariat européen, en attisant le chauvinisme de part et d’autre. Elle était grosse d’une nouvelle guerre dans laquelle s’engouffrerait cette fois le reste de l’Europe, et qui serait d’autant plus terrible et néfaste que s’y entre-égorgeraient les prolétaires de tous les pays.
Tel était le sens de ce Mané, Thécel, Pharès que s’avéra être l’avertissement contenu dans les deux Adresses du Conseil général de l’A.I.T. sur la guerre franco-allemande, rédigées par Marx en juillet et septembre 1870, et certainement conçues conjointement avec Engels :
« Si la classe ouvrière allemande permet à la guerre actuelle de perdre son caractère strictement défensif et de dégénérer en une guerre contre le peuple français, victoire ou défaite, ce sera toujours un désastre » [17].

« …Après un court répit, [l’Allemagne] devra se préparer à nouveau à une autre guerre “défensive”, non pas une de ces guerres “localisées” d’invention nouvelle, mais une guerre de races, une guerre contre les races latines et slaves coalisées » [18].

Par ailleurs, tant que la guerre entre puissances européennes n’avait pas atteint un stade technologique qui conférât à la « montée aux extrêmes » et à la « destruction de l’ennemi » un sens beaucoup plus littéral et total que ce que Clausewitz avait jamais pu imaginer, elle pouvait être envisagée plus ou moins sereinement comme une modalité de la violence « accoucheuse » de progrès social, selon les termes du Capital de Marx repris par Engels dans son Anti-Dühring.
Avec la folle course aux armements que déclencha la situation produite par la guerre de 1870, et le formidable accroissement quantitatif et qualitatif des moyens de destruction accumulés par les puissances européennes, toute explosion généralisée au cœur du système mondial devenait de plus en plus porteuse de désastre, plutôt que grosse de révolutions. Autrement dit, même si une telle guerre devait déboucher, à plus ou moins long terme, sur une transformation révolutionnaire, elle aurait été le pire moyen d’y parvenir, au prix d’une terrible hécatombe et d’une gigantesque destruction de forces productives.

Le prophète de la guerre mondiale

« Engels n’était en aucune façon le seul penseur politique de la période à être alarmé par ces développements. Mais je soutiendrais que nul autre en son temps n’a envisagé tel qu’il le fit la totalité de ce que nous en sommes venus à appeler “guerre totale” ». Ce constat est celui d’un pacifiste, peu suspect de sympathie a priori pour le marxisme [19].

Et ce n’est pas trop dire que d’affirmer, comme le colonel Wallach cité plus haut, qu’Engels a « prophétisé » le profil de la Première Guerre mondiale. Comment qualifier, en effet, sinon de prophétiques, ces lignes d’Engels rédigées à la fin de 1887 :

« …Il ne peut plus y avoir d’autre guerre, pour la Prusse-Allemagne, qu’une guerre mondiale, c’est-à-dire une guerre mondiale d’une ampleur et d’une violence jamais imaginées jusqu’ici. Huit à dix millions de soldats s’entre-égorgeront et, ce faisant, raseront l’Europe entière comme jamais un essaim de sauterelles ne l’a fait. Les dévastations de la guerre de Trente Ans, concentrées en trois ou quatre ans, et répandues sur l’ensemble du continent ; famine, épidémies, abrutissement généralisé des armées comme des masses populaires pour cause de misère aiguë ; chaos irrémédiable de notre mécanisme artificiel dans le commerce, l’industrie et le crédit, aboutissant à la banqueroute générale ; effondrement des vieux États et de leur sagesse étatique traditionnelle, de sorte que les couronnes rouleront par dizaines sur le pavé, et il ne se trouvera personne pour les ramasser ; impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira vainqueur de ce combat ; un seul résultat absolument certain : l’épuisement général et la mise en place des conditions de la victoire finale de la classe ouvrière. — Telle est la perspective lorsque le système de la surenchère mutuelle dans l’armement guerrier poussée à son comble portera inévitablement ses fruits » [20].

Tout y est, jusqu’à la mise en place des conditions de la révolution prolétarienne, qui éclatera en Russie, en Allemagne et en Hongrie, et sera défaite dans ces deux derniers pays. Ces conditions, Engels prévoyait qu’elles seraient mises en place dans le camp des vaincus par la défaite de leurs armées. Mais s’il ne souhaitait pas pour autant que la guerre eût lieu, ce n’était pas seulement parce qu’il avait peu de goût pour la politique du pire. C’était aussi et surtout parce que le seul fait du déclenchement de la guerre aurait été, à ses yeux, le témoin infaillible de l’échec des partis socialistes, et partant aurait mal auguré de leur avenir.

Leur mission était de s’opposer résolument à la guerre, au point de la faire craindre à leurs gouvernements. Si ceux-ci devaient néanmoins choisir de s’y embarquer, c’est qu’ils étaient assurés de réaliser l’union sacrée autour d’eux-mêmes. D’où un pessimisme inquiet qui point dans les lettres d’Engels à ses camarades, et qui contraste nettement avec l’optimisme révolutionnaire eschatologique encore affiché dans les textes publics. En cas de guerre mondiale, la barbarie seule sera sûre, pas la victoire du socialisme, expliquait-il en 1886.

« Bref, il y aura un chaos avec un seul résultat certain : un massacre collectif à une échelle sans précédent, l’épuisement de toute l’Europe à un degré jamais atteint auparavant et, finalement, l’effondrement total de l’ancien système.

« Un succès immédiat pour nous pourrait seulement résulter d’une révolution en France (…). Un bouleversement en Allemagne à la suite d’une défaite ne serait utile que s’il menait à la paix avec la France. Le mieux serait une révolution russe à laquelle, toutefois, on ne peut s’attendre qu’après plusieurs défaites sévères de l’armée russe.
« Voilà ce qui est certain : la guerre ferait d’abord régresser notre mouvement dans toute l’Europe, le briserait complètement dans plusieurs pays, attiserait le chauvinisme et la xénophobie, et nous offrirait une seule certitude, parmi les nombreuses incertitudes, celle d’avoir à tout recommencer après la guerre, bien que sur une base beaucoup plus favorable même que celle d’aujourd’hui » [21].
Le pronostic d’Engels quant aux conséquences de la guerre était encore plus nettement pessimiste, et donc plus justement prophétique, en 1889 :

« Quant à la guerre, c’est pour moi l’éventualité la plus terrible. Autrement je me ficherais pas mal des caprices de Mme la France. Mais une guerre où il y aura 10 à 15 millions de combattants, une dévastation inouïe seulement pour les nourrir, une suppression forcée et universelle de notre mouvement, une recrudescence des chauvinismes dans tous les pays, et à la fin un affaiblissement dix fois pire qu’après 1815, une période de réaction basée sur l’inanition de tous les peuples saignés à blanc — tout cela contre le peu de chance qu’il y a que de cette guerre acharnée résulte une révolution — cela me fait horreur. Surtout pour notre mouvement en Allemagne qui serait terrassé, écrasé, éteint par la force, tandis que la paix nous donne la victoire presque certaine » [22].

Ce sont ces critères et pronostics qui dictèrent les prises de position du vieil Engels, jusqu’à la fin de ses jours. Non pas un quelconque penchant patriotique allemand, ni son antipathie bien connue pour les « petites peuplades primitives » des Balkans, même débarrassée de sa tonalité hégélienne originelle, mais bien l’effet escompté de toute guerre réelle ou potentielle sur l’avenir du mouvement ouvrier européen, avec, au premier chef, le souci quasi obsessionnel d’éviter la catastrophe qu’il voyait poindre à l’horizon. C’est ce qui explique le retournement de l’équation guerre-révolution chez Engels, à partir de 1871, comme l’a bien montré Martin Berger : « Ainsi Engels, qui avait auparavant prêché la guerre comme catalyseur de la révolution, glorifiait maintenant la révolution comme moyen d’éviter la guerre » [23].

Prévenir la guerre mondiale

Prévenir la guerre mondiale, préparer la révolution : tel devint, en quelque sorte, le mot d’ordre de Friedrich Engels.

« Nous devons collaborer à la libération du prolétariat d’Europe occidentale et nous devons subordonner tout le reste à ce but. Et les Slaves des Balkans, etc., peuvent bien être tout aussi dignes d’intérêt, à partir du moment où leur désir de libération entre en conflit avec l’intérêt du prolétariat, ils peuvent bien aller au diable ! Les Alsaciens sont également opprimés (…). Mais si, à la veille d’une révolution qui visiblement s’approche, ils provoquaient une guerre entre la France et l’Allemagne, s’ils voulaient à nouveau exaspérer ces deux peuples, ajournant ainsi la révolution, je leur dirai : Halte-là ! Vous aussi pouvez patienter tout autant que le prolétariat européen. Si celui-ci se libère, vous serez libres du même coup, mais en attendant, nous ne souffrirons pas que vous fassiez obstacle au prolétariat en lutte. De même pour les Slaves. La victoire du prolétariat les libèrera effectivement et nécessairement, et non en apparence et temporairement comme le ferait le Tsar. (…) A cause de quelques Herzégoviniens, faire s’embraser une guerre mondiale qui coûtera mille fois plus d’hommes qu’il n’y a d’habitants dans toute l’Herzégovine — ce n’est point ainsi que j’entends la politique du prolétariat » [24].
Tel était également le sens du fameux texte d’Engels de 1891, sur Le Socialisme en Allemagne [25]. Inquiet de la perspective d’une guerre franco-russe contre l’Allemagne, qui paraissait fort plausible au moment où il rédigeait son article, le père spirituel des socialistes allemands mettait en garde leurs camarades français contre un soutien quelconque à une entreprise revancharde de leur gouvernement, en alliance avec le Tsar. Faisant la part des choses, il dénonçait l’annexion de l’Alsace-Lorraine, préférait la république bourgeoise française à l’empire allemand, mais expliquait néanmoins qu’en cas d’alliance avec la Russie, la guerre contre l’Allemagne ne pourrait avoir de contenu autre que réactionnaire. Le socialisme allemand risquerait d’en faire les frais, en cas de victoire russe, écrasé par « l’ennemi du dehors » ou par « l’ennemi du dedans » [26].

Dans l’hypothèse bien précise d’une telle victoire, c’est-à-dire d’une invasion franco-russe de l’Allemagne, Engels justifiait donc un « défensisme » socialiste allemand, mais un « défensisme » d’un genre bien particulier, un « défensisme révolutionnaire », puisque le modèle invoqué est celui-là même qui inspirait les Communards en 1871 : le modèle de 1793. Cela dit, poursuivait-il, « aucun socialiste, de n’importe quel pays, ne peut désirer le triomphe guerrier, soit du gouvernement actuel allemand, soit de la république bourgeoise française ; encore moins celui du Tsar (…). Voilà pourquoi les socialistes demandent partout que la paix soit maintenue ».

La social-démocratie allemande feignit, en 1914, de trouver dans cet article une légitimation de son « défensisme patriotique ». Elle dut, à cette fin, le dénaturer profondément et faire bon marché de la démarche d’ensemble d’Engels dans laquelle il s’inscrivait [27]. Celui-ci l’avait d’ailleurs écrit avec quelque réticence, comme en témoigne sa correspondance, dans le seul but d’armer les socialistes français contre la tentation du revanchisme : c’est à ceux-ci qu’il s’adressait (en français !), il ne faut pas l’oublier [28].

Préparer la révolution, prévenir la guerre mondiale : si tel était bien le mot d’ordre, il ne suffisait évidemment pas de le monnayer en réflexions sur des situations hypothétiques où la première naîtrait de la seconde, avec une faible probabilité (« peu de chance ») de surcroît. Il fallait agir avec urgence pour l’une, comme contre l’autre, et donc chercher des thèmes autour desquels il serait possible de traduire le mot d’ordre dans l’action. Dans les deux cas, le grand tacticien du militaire et du politique, qu’était Engels, cherchait des passerelles praticables vers l’objectif stratégique.

Pour la lutte contre la guerre mondiale et pour la paix, il récusa comme illusoires les beaux projets de grève générale et d’insubordination en cas de guerre, proposés par Domela Nieuwenhuis (aussi beaux que la résolution du Congrès de Bâle de la IIe Internationale, en 1912, menaçant de transformer la guerre en révolution, dont on sait quel sort l’histoire lui réserva). Ces « phrases pompeuses » ne pouvaient être adoptées par les socialistes, alors même qu’ils gommaient de leur programme des objectifs bien moins radicaux, de peur de prêter flanc à la répression. Elles ne pouvaient non plus avoir une quelconque efficacité réelle face à un engrenage guerrier.

Engels formula donc sa propre proposition, avec le souci de se conformer, à la fois, à l’exigence de réalisme et à l’objectif révolutionnaire. La solution qu’il trouva est exposée dans les articles qu’il rédigea en 1893 pour Vorwärts et regroupa ensuite en brochure, sous le titre Le désarmement de l’Europe est-il possible ?. L’expert militaire socialiste proposait « la réduction graduelle de la durée du service militaire par traité international » [29], dans le but déclaré de transformer à terme les armées permanentes en « milice fondée sur l’armement universel du peuple ».

Il expliquait sa démarche comme suit :

« Je cherche à prouver que cette transformation est possible dès maintenant, même pour les gouvernements actuels et dans la situation politique présente. (…) Je ne propose pour le moment que des mesures telles qu’elles puissent être adoptées par tout gouvernement actuel, sans mettre en péril la sécurité nationale. J’essaye simplement d’établir que, du point de vue purement militaire, il n’y a absolument rien qui empêche l’abolition graduelle des armées permanentes ; et que, si ces armées sont maintenues néanmoins, c’est pour des raisons politiques et non pas militaires — en un mot, que les armées sont destinées à la protection moins contre l’ennemi extérieur que contre l’ennemi intérieur » [30].

Ainsi donc, en partant de ce qui aurait été objectivement possible, si l’on devait prendre au sérieux les intentions purement défensives affichées par les gouvernements, Engels démontrait, avec toute la richesse et l’assurance de sa science militaire, que sa proposition était tout à fait compatible avec les exigences de la défense nationale (sa plaidoirie était adressée au Reichstag). Sachant que le désarmement unilatéral n’avait aucune chance d’être adopté dans l’Europe de son temps, Engels, toujours par souci de réalisme, proposait d’engager une dynamique de désarmement par traité international, en faisant valoir, en termes d’avantage moral ou psychologique, l’intérêt pour l’Allemagne de se lancer dans une surenchère pacifiste — ajoutant ainsi une autre dimension à l’actualité de sa pensée de la guerre.
Si sa proposition était retenue par les gouvernements, elle aurait soit freiné la course aux armements, soit enclenché un processus de désarmement à l’échelle européenne, conjurant ainsi le danger de guerre. Si, par contre, elle était rejetée — hypothèse la plus probable, bien sûr — elle aurait néanmoins eu le mérite de dénoncer la fonction réelle des armées, et de contribuer ainsi à l’éducation des masses contre le militarisme et le chauvinisme. A condition, bien entendu, que les partis socialistes s’emparassent de la proposition dans leur agitation, ce qui ne fut pas le cas [31].

Engels prônait depuis longtemps le service militaire universel (pour les hommes seuls, dans les limites sexistes de l’époque) et l’évolution « asymptotique » [32] vers l’abolition de l’armée permanente et son remplacement par un système de milice populaire. Sa première préoccupation était de préparer la révolution et de prévenir la contre-révolution, comme il l’expliquait, en 1865, lors de sa première intervention au nom du parti ouvrier, dans le débat prussien sur l’armée :

« Plus il y aura d’ouvriers exercés au maniement des armes, mieux cela vaudra. Le service militaire universel est le complément nécessaire et naturel du suffrage universel ; il met les électeurs à même d’imposer leurs décisions contre toutes les tentatives de coup d’État, les armes à la main » [33].

S’y ajoutait maintenant le devoir de prévention de la grande guerre, de sorte que les deux soucis majeurs d’Engels convergeaient ainsi sur un même terrain, celui de l’armée, pièce maîtresse de la stratégie révolutionnaire développée par Engels.

La stratégie révolutionnaire et l’armée

Depuis l’écrasement sanglant des ouvriers parisiens par Cavaignac, en juin 1848, Engels avait parfaitement compris qu’une page avait été tournée dans l’histoire des révolutions. Comme il l’écrivit en 1852, « il avait été prouvé que l’invincibilité d’une insurrection populaire dans une grande ville était une illusion (…). L’armée était de nouveau la puissance décisive de l’État… » [34]. C’est cette même leçon de l’histoire qu’il réitérait encore à la fin de sa vie, dans cette fameuse Introduction de 1895 [35] à la réédition de l’ouvrage de Marx sur Les Luttes de classes en France, qui, tronquée de son vivant, fut si souvent dénaturée au cours du siècle écoulé depuis sa mort.

Depuis 1848 donc, Engels avait acquis la conviction, renforcée au fil des ans, que le sort de la révolution sociale sera déterminé par son aptitude à neutraliser l’armée bourgeoise. Jusqu’en 1871, il pouvait envisager avec optimisme, pour l’Allemagne notamment, un scénario inspiré de 1793, dans lequel l’armée aurait été affaiblie, sinon défaite, au cours d’un affrontement extérieur, de telle sorte que les révolutionnaires eussent pu se hisser à la tête de « la patrie en danger ». Pour les raisons déjà expliquées, la guerre franco-prussienne et l’écrasement sanglant de la Commune de Paris en 1871, portèrent Engels à appréhender le modèle guerre-révolution, aux conséquences dramatiques et imprévisibles, et à lui préférer de beaucoup la stratégie de l’éclatement de l’armée bourgeoise par l’intérieur.

« Le militarisme domine et dévore l’Europe. Mais ce militarisme porte aussi en lui le germe de sa propre ruine. La concurrence des divers États entre eux les oblige d’une part à dépenser chaque année plus d’argent pour l’armée, la flotte, les canons, etc., donc à accélérer de plus en plus l’effondrement financier, d’autre part, à prendre de plus en plus au sérieux le service militaire obligatoire et, en fin de compte, à familiariser le peuple tout entier avec le maniement des armes, donc à le rendre capable de faire à un moment donné triompher sa volonté en face de la majesté du commandement militaire. Et ce moment vient dès que la masse du peuple — ouvriers de la ville et des champs et paysans — a une volonté. A ce point, l’armée dynastique se convertit en armée populaire ; la machine refuse le service, le militarisme périt de la dialectique de son propre développement. (…) Et cela signifie l’éclatement par l’intérieur du militarisme et avec lui, de toutes les armées permanentes » [36].

Désormais, « briser » l’armée bourgeoise n’était pas seulement une tâche incontournable de la révolution prolétarienne, comme l’avait démontré la Commune aux yeux de Marx et Engels. C’était aussi, selon la conception stratégique élaborée par Engels, la condition sine qua non du succès de la révolution, sans laquelle celle-ci avorterait dans un bain de sang. C’était enfin, désormais, une tâche réalisable par des moyens politiques, dans la mesure où le champ de l’action politique au grand jour et de l’organisation légale s’ouvrait devant le prolétariat, tandis que l’osmose entre les armées et les populations augmentait considérablement avec la généralisation de la conscription. Cela conférait à l’influence des socialistes dans l’armée, une importance tout à fait cruciale et décisive. Et plus les armées croissaient, plus il devenait impératif que ce précepte révolutionnaire, sans cesse martelé par Engels jusqu’à la fin de ses jours et repris après lui par Lénine et l’Internationale communiste, fut assimilé [37].

Si l’on ne garde pas à l’esprit cette idée-force de la pensée stratégique révolutionnaire d’Engels, on ne peut que se méprendre sur le sens des textes publics qu’il écrivit au cours des dernières années de sa vie, quand il était contraint à s’exprimer dans des limites certaines, et souvent par allusion. C’était, d’une part, parce qu’il redoutait, alors, que les progrès spectaculaires du mouvement ouvrier allemand fussent anéantis par un coup d’État réactionnaire ou une nouvelle loi contre les socialistes [38], précisément parce que ces derniers n’étaient pas encore prêts à l’affrontement, n’ayant pas encore acquis une influence suffisante au sein de l’armée. D’autre part, parce qu’il devait tenir compte, pour pouvoir être publié par ces mêmes socialistes, de leur propre hantise de la répression et de leur culte de la légalité, qu’il stigmatisa si sévèrement lorsque son Introduction de 1895 fut tronquée, malgré toutes ses précautions stylistiques [39].

Si, par ailleurs, Engels, féru d’histoire militaire (comme d’histoire tout court), aimait à citer la phrase célèbre des Français à Fontenoy (1745) : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! », en l’appliquant à « messieurs les bourgeois », c’est parce qu’il estimait que le temps et la légalité jouaient en faveur des socialistes, et savait donc pertinemment que, tôt ou tard, la bourgeoisie réagirait en violant ses propres lois. « Nul doute, ils tireront les premiers » [40]. Alors récolteront-ils ce qu’ils auront semé, c’est-à-dire la révolution. « Combien de fois les bourgeois ne nous ont-ils pas sommés de renoncer à tout jamais à l’emploi des moyens révolutionnaires, de rester dans la légalité (…).
Malheureusement, nous ne sommes pas dans le cas de faire plaisir à messieurs les bourgeois. Ce qui n’empêche pas que, pour le moment, ce n’est pas nous que la légalité tue. Elle travaille si bien pour nous que nous serions fous d’en sortir tant que cela dure » [41].
Pour le moment, le prolétariat doit s’en tenir à une guerre de positions, aurait pu dire Engels, dont les propres termes en 1895 semblent renvoyer directement à la métaphore militaire qu’empruntera plus tard, après d’autres, Antonio Gramsci [42]. Il faut, écrivait-il, que le prolétariat « progresse lentement de position en position dans un combat dur, obstiné ». Cela est possible, car « les institutions d’État où s’organise la domination de la bourgeoisie fournissent encore des possibilités d’utilisation nouvelles qui permettent à la classe ouvrière de combattre ces mêmes institutions d’État » [43].

« Le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête des masses inconscientes, est passé. Là où il s’agit d’une transformation complète de l’organisation de la société, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il s’agit, pour quoi elles interviennent (avec leur corps et avec leur vie). (…) Mais pour que les masses comprennent ce qu’il y a à faire, un travail long, persévérant est nécessaire (…). Partout on a imité l’exemple allemand de l’utilisation du droit de vote, de la conquête de tous les postes qui nous sont accessibles, partout, le déclenchement sans préparation de l’attaque passe au second plan ».

« Maintenir sans cesse cet accroissement, jusqu’à ce que de lui-même il devienne plus fort que le système gouvernemental au pouvoir, ne pas user dans des combats d’avant-garde ces troupes de choc qui se renforcent journellement, mais les garder intactes jusqu’au jour décisif, telle est notre tâche principale ». Car en cas de « saignée » comme celle de 1871 à Paris, « les troupes de choc ne seraient peut-être pas disponibles au moment critique, le combat décisif serait retardé, prolongé et s’accompagnerait de sacrifices plus lourds » [44].
Ainsi, la « guerre de positions » n’était-elle chez Engels qu’une longue et patiente préparation du meilleur rapport de forces, en vue du moment critique où la « guerre de mouvement » reprendra le dessus pour le combat décisif.

L’art de l’insurrection

« Cela veut-il dire qu’à l’avenir le combat de rues ne jouera plus aucun rôle ? Pas du tout. Cela veut dire seulement que les conditions depuis 1848 sont devenues beaucoup moins favorables pour les combattants civils, et beaucoup plus favorables pour les troupes. Un combat de rues ne peut donc à l’avenir être victorieux que si cette infériorité est compensée par d’autres facteurs. Aussi, se produira-t-il plus rarement au début d’une grande révolution qu’au cours du développement de celle-ci et il faudra l’entreprendre avec des forces plus grandes » [45].
Par « autres facteurs » destinés à compenser l’infériorité des civils dans les combats de rues, c’est l’influence des socialistes au sein de l’armée, due à leur travail politique préalable, qu’Engels entendait, de toute évidence. Lorsqu’en 1891, il décrivait en français, avec une plus grande liberté d’expression, la progression spectaculaire des scores électoraux de ses camarades allemands, il précisait tout de suite que « les voix des électeurs sont loin de constituer la force principale du socialisme allemand » ; celle-ci, expliquait-il, est constituée par les soldats, par le fait que « l’armée allemande est de plus en plus infectée de socialisme » [46].

Est-ce à dire qu’Engels proposait de temporiser jusqu’à ce que l’armée soit acquise aux socialistes ? Sa stratégie révolutionnaire souffrirait-elle, sur ce point, d’une lacune majeure ? C’est ce que semble croire Martin Berger, qui tout en cernant bien la place de l’armée dans la stratégie d’Engels, baptise celle-ci « Théorie de l’armée en voie de disparition » (Theory of the Vanishing Army) et la décrit comme étant « essentiellement une doctrine passive » [47]. Selon l’interprétation de Berger, la doctrine d’Engels consisterait à attendre jusqu’à ce que, par un processus « naturel », il y ait « le nombre nécessaire de socialistes » dans l’armée pour que celle-ci « disparaisse » d’elle-même [48]. La lutte pour la conquête de l’armée prônée par Lénine semblerait, toujours selon Berger, « étrangère à la vision d’Engels ».

En l’occurrence, c’est plutôt cette interprétation qui est étrangère à la vision d’Engels. Lénine en 1906, dans l’article cité par Berger, Les Enseignements de l’insurrection de Moscou, ne faisait que souligner l’idée, somme toute classique, selon laquelle l’utilisation de la force par les insurgés et leur détermination peuvent faire basculer les troupes indécises dans leur camp [49]. Engels ne disait rien de différent à cet égard, dans son Introduction de 1895 :

« Ne nous faisons pas d’illusions à ce sujet : une véritable victoire de l’insurrection sur les troupes dans le combat de rues, une victoire comme dans la bataille entre deux armées, est une chose des plus rares. Mais d’ailleurs il était rare aussi que les insurgés l’aient envisagée. Il ne s’agissait pour eux que d’amollir les troupes en les influençant moralement (…). Si cela réussit, la troupe refuse de marcher, ou les chefs perdent la tête, et l’insurrection est victorieuse. Si cela ne réussit pas, alors, même avec des troupes inférieures en nombre, c’est la supériorité de l’équipement et de l’instruction, de la direction unique, de l’emploi systématique des forces armées et de la discipline qui l’emporte. Le maximum de ce que l’insurrection peut attendre dans une action vraiment tactique, c’est l’établissement dans les règles et la défense d’une barricade isolée. (…) La résistance passive est, par conséquent, la forme de lutte prédominante ; l’attaque, ramassant ses forces, fera bien à l’occasion çà et là, mais de façon purement exceptionnelle, des avances et des attaques de flanc, mais en règle générale, elle se bornera à l’occupation des positions abandonnées par les troupes battant en retraite. (…).
« Même à l’époque classique des combats de rues, la barricade avait donc un effet plus moral que matériel. Elle était un moyen d’ébranler la fermeté des soldats. Si elle tenait jusqu’à ce que celle-ci flanche, la victoire était acquise ; sinon, on était battu. Tel est le point principal qu’il faut également avoir à l’esprit dans l’avenir lorsque l’on examine la chance d’éventuels combats de rues » [50].

Mais à l’avenir, lorsque les forces de la révolution auront réussi à s’assurer au préalable de la sympathie d’une grande partie des soldats, de manière à compenser leur infériorité militaire, et qu’elles devront engager un combat de rues, au début de la révolution ou au cours de son développement, elles « préféreront sans doute l’attaque ouverte à la tactique passive de la barricade » [51] !

Le vieil Engels renouait ainsi avec les célèbres lignes que, quarante-trois ans auparavant, saisissant déjà parfaitement les aspects militaires du changement d’époque révolutionnaire, il avait écrites sur l’art de l’insurrection, ces mêmes lignes sur lesquelles Lénine s’appuyait et qu’il aimait tant citer. Quelle meilleure démonstration y a-t-il de la continuité remarquable d’une pensée stratégique dédiée tout entière à la révolution, comme le fut la vie même des deux compères barbus dont le spectre n’en finit pas de hanter le monde ?
« Premièrement, ne jamais jouer avec l’insurrection si vous n’êtes pas absolument décidés à affronter toutes les conséquences de votre jeu. L’insurrection est un calcul avec des grandeurs très indéterminées dont la valeur peut varier tous les jours ; les forces de l’adversaire ont tout l’avantage de l’organisation, de la discipline et de l’habitude de l’autorité ; si vous ne pouvez leur opposer des forces bien supérieures, vous êtes défait, perdu. Deuxièmement, une fois entré dans la carrière insurrectionnelle, agir avec la plus grande détermination et de façon offensive. La défensive est la mort de tout soulèvement armé ; il est perdu avant de s’être mesuré avec ses ennemis. Attaquez vos adversaires à l’improviste, pendant que leurs forces sont éparpillées, préparez de nouveaux succès, si petits soient-ils, mais quotidiens ; maintenez l’ascendant moral que vous a donné le premier soulèvement victorieux ; ralliez ainsi à vos côtés les éléments vacillants qui toujours suivent l’impulsion la plus forte et cherchent toujours à aller du côté le plus sûr ; forcez vos ennemis à battre en retraite avant qu’ils aient pu réunir leurs forces contre vous, en disant avec Danton, le plus grand maître en politique révolutionnaire connu jusqu’ici : De l’audace, de l’audace, encore de l’audace » [52].
*

Cette étude a été rédigée pour le colloque organisé par Georges Labica à l’université de Nanterre en 1995, à l’occasion du centenaire du décès d’Engels. Elle a été publiée pour la première fois dans l’ouvrage issu du colloque, Friedrich Engels, savant et révolutionnaire, dirigé par Georges Labica et Mireille Delbraccio et paru en 1997 aux Presses Universitaires de France.

Notes

[1] Penser la guerre, Clausewitz, Gallimard, Paris, 1976. La citation figure dans le tome I, L’âge européen, pp. 32-33.

[2] Engels, Die deutsche Reichsverfassungskampagne, 1850, dans MEW (Marx Engels Werke), t. 7, p. 185.

[3] « Friedrich Engels » (1897), dans Souvenirs sur Marx et Engels, Éditions du Progrès, Moscou, 1982, p. 151.

[4] C’est pour leur cause révolutionnaire commune qu’Engels, chaleureusement soutenu par Marx, avait choisi de tenter d’influencer les militaires autrichiens et prussiens, en réfutant le principe des « frontières naturelles » sous un angle militaro-politique et du point de vue de l’intérêt national allemand. Il démontra que l’Allemagne n’avait nul besoin d’empiéter sur le territoire italien pour se défendre, s’efforçant d’établir la convergence des intérêts entre les mouvements d’unification des deux nations. Il démontra également la nature offensive réactionnaire des visées expansionnistes de Napoléon III, et formula des considérations militaires sur une éventuelle guerre franco-allemande qui se trouvèrent par deux fois confirmées au cours du XXe siècle.

[5] Le sous-titre du Capital est : Critique de l’économie politique.

[6] Lettre à Becker, du 15 octobre 1884 (MEW, t. 36, p. 218).

[7] Op. cit., p. 152.

[8] Lettre à Bebel, du 12 décembre 1884 (MEW, t. 36, p. 253).

[9] Makers of Modern Strategy, Princeton University Press, 1943. Traduction française : Les Maîtres de la stratégie, Flammarion, Paris, 1987.

[10] « Engels et Marx : concepts militaires des socialistes révolutionnaires », dans Les Maîtres…, op. cit., t. 1, pp. 179-198.

[11] Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, Paris, 1990. Cet ouvrage commet toutefois la prouesse d’accumuler trois erreurs, en douze lignes de présentation d’Engels (p. 937) : il commence par le décrire comme « juif allemand » (Engels avait déjà connu cela de son vivant, cf. Über den Antisemitismus, 1890, MEW, t. 22, p. 51), le fixe « à Londres jusqu’en 1870 » et le fait animer la Première Internationale « après la mort de Marx ».

[12] Kriegstheorien : Ihre Entwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Bernard & Graefe, Francfort, 1972. Le même auteur avait déjà consacré un ouvrage entier à la pensée militaire d’Engels : Die Kriegslehre von Friedrich Engels, Europäische Verlagsanstalt, Francfort, 1968.

[13] Kriegstheorien, op. cit., pp. 253-254. Ce bilan est développé dans l’ouvrage précédent de l’auteur. Dans Kriegstheorien, il s’intéresse exclusivement au « concept de guerre révolutionnaire » chez Engels.

[14] Tel était le précepte de l’auteur de Vom Kriege : « Il ne faut pas trop laisser croître les feuilles et les fleurs théoriques des arts pratiques, mais les rapprocher de l’expérience qui est leur terrain naturel » (Carl von Clausewitz, De la Guerre, Éditions de Minuit, Paris, 1955, p. 47).

[15] Engels, Anti-Dühring, Éditions sociales, Paris, 1963, p. 205.

[16] De ce qui précède, il ne s’ensuit pas que l’analyse faite par Lénine à partir de 1914 n’était pas conforme aux critères marxiens. Bien au contraire, elle était elle-même, en fait, fondée essentiellement sur une appréciation de la place et de la signification historiques du stade impérialiste dans l’évolution du mode de production capitaliste. Pour étayer sa position « défaitiste révolutionnaire », le dirigeant bolchevik ne se pencha pas tant sur la diplomatie des belligérants (sens premier de la politique dans la formule de Clausewitz, comme le reconnaît Raymond Aron en discutant Ludendorff — Penser la guerre, op. cit., t. II, p. 59) que sur la structure et la dynamique de leurs économies. Il présenta la guerre de 1914 comme surdéterminée, inexorable, quelle que fût l’intention première de ses protagonistes.

[17] Première Adresse, dans Marx Engels, Œuvres choisies en trois volumes, Éditions du Progrès, Moscou, 1970, t. 2, pp. 203-204.

[18] Seconde adresse, ibid., p. 210.

[19] W. B. Gallie, Philosophers of Peace and War, Cambridge University Press, Cambridge, 1978, p. 92. L’auteur ne cache pas, cependant, sa sympathie pour le personnage Engels, dont il estime que, grâce notamment à ses derniers écrits sur la guerre, il « sera un jour réhabilité [sic] par les historiens futurs du marxisme » (p. 81).
[20] Einleitung [zu Borkheims „Zur Erinnerung für die deutschen Mordspatrioten“], MEW, t. 21, pp. 350-351.

« Friedrich Engels a dit un jour : “La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie.” (…) Jusqu’ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d’œil autour de nous en ce moment même [1915], et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. (…) C’est exactement ce que Friedrich Engels avait prédit une génération avant nous, voici quarante ans. » Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie, La Taupe, Bruxelles, 1970, p. 68.

[21] Lettre à Bebel, du 13 septembre 1886 (MEW, t. 36, pp. 525-526). C’est Engels lui-même qui souligne seul et certitude. Quelques années auparavant, en 1882, il avait exprimé son pessimisme quant à l’attitude des socialistes allemands en cas de guerre, de manière encore plus catégorique : « notre parti en Allemagne serait, pour un temps, inondé et brisé par la marée montante du chauvinisme, et il en serait de même en France » (lettre à Bebel, du 22 décembre 1882, MEW, t. 35, p. 416).

[22] Lettre à Paul Lafargue, du 25 mars 1889 (Engels, Paul et Laura Lafargue, Correspondance, t. 2, Éditions sociales, Paris, 1956, p. 226).

[23] Engels, Armies and Revolution, Archon Books, Hamden (Conn.), 1977, p. 129. L’ouvrage de Martin Berger constitue probablement le meilleur recensement des vues d’Engels sur le rapport guerre-révolution. A cet égard, cependant, son défaut majeur est de ne pas saisir suffisamment, ou de ne pas faire ressortir, la cohérence théorique de la démarche d’Engels et de l’évolution de son attitude en fonction des changements objectifs de la situation mondiale. Ainsi, faire souhaiter à Engels à des fins révolutionnaires, dans les années 1850, une guerre « terrible », voire un « holocauste » (p. 99), c’est utiliser des termes anachroniques qui permettent mal de comprendre la hantise du compagnon de Marx, au cours des vingt-quatre dernières années de son existence.

[24] Lettre à Bernstein, du 22 février 1882 (MEW, t. 35, pp. 279-280 — traduction française publiée dans Haupt, Löwy, Weill, Les Marxistes et la question nationale, Maspero, Paris, 1974, p. 102). Dans le registre prophétique, Engels poursuit dans la même lettre : « Les Serbes sont divisés en trois religions (…). Mais pour ces gens, la religion compte plus que la nationalité et chaque confession veut dominer. Aussi une Grande Serbie ne signifiera-t-elle que guerre civile, tant qu’il n’y aura pas là de progrès culturel, qui rendra possible au moins la tolérance. »

[25] La revue Actuel Marx (PUF, Paris) vient d’en exhumer la version française originale dans son n° 18, deuxième semestre 1995, pp. 129-142 — texte précédé d’une présentation par Jacques Texier (pp. 121-127).

[26] Engels pensait manifestement à la Commune de Paris écrasée par les Versaillais, sous le regard de l’occupant allemand.

[27] Les internationalistes révolutionnaires de 1914 ont dénoncé le détournement « social-patriote » de l’article d’Engels : Rosa Luxemburg dans sa célèbre brochure de 1915, signée Junius (La Crise…, op. cit., pp. 188-189) et Georges Zinoviev, en 1916, dans sa brochure La IIe Internationale et le problème de la guerre (reprise dans Lénine, Zinoviev, Contre le courant, Maspero, Paris, 1970, pp. 197-200). Ils ont rétabli le sens de l’article du compagnon de Marx tel qu’exposé ci-dessus, tout en soulignant également que la mutation impérialiste accomplie après la mort d’Engels, faussait toute extrapolation de son analyse de 1891 sur la guerre mondiale déclenchée près d’un quart de siècle plus tard.

[28] Il aurait souhaité que les Français eux-mêmes se chargeassent d’expliquer pourquoi l’éventualité d’une guerre de leur gouvernement contre l’Allemagne, en alliance avec la Russie, était à combattre (lettre à Bebel, du 29 septembre 1991, MEW, t. 38, p. 161). En publiant son article en allemand, quelques mois plus tard, Engels prit soin de le désamorcer, en expliquant longuement que, du fait des déboires de l’empire tsariste, la menace russe qui pesait sur l’Allemagne n’était plus d’actualité — ce qui détruisait la seule et unique justification du « défensisme révolutionnaire » qu’il avait jugé nécessaire en pareil cas. En octobre 1992, il expliquait au socialiste français Charles Bonnier qu’il allait de soi qu’en cas de nouvelle guerre de conquête du Kaiser contre la France, les rôles des socialistes des deux pays seraient inversés (ibid., p. 498). Et en juin 1893, Engels reprochait à Paul Lafargue de se présenter comme patriote : « Ce mot a un sens étroit — ou bien si indéterminé, c’est selon — que moi je n’oserai jamais m’appliquer cette qualification. J’ai parlé aux non-Allemands comme Allemand, de même que je parle aux Allemands comme simple International » (Engels, Paul et Laura Lafargue, Correspondance, t. 3, Éditions sociales, Paris, 1959, p. 292).

[29] Engels proposait une durée maximale de deux ans, ajoutant que « dans quelques années, il pourrait être possible de choisir une durée bien plus courte ». Il prônait un service se limitant à la formation militaire essentielle et rationnelle, sans le cérémonial superflu et autres « bêtises » telles que le pas de l’oie qu’il raillait.

[30] Kann Europa abrüsten ?, MEW, t. 22, p. 371.

[31] Seul Jean Jaurès, parmi les ténors du socialisme européen, militera pour les vues d’Engels sur la transformation des armées comme moyen de prévenir la guerre. Son pacifisme radical lui valut la haine meurtrière des nationalistes français.

[32] Lettre à Marx, du 16 janvier 1868 (MEW, t. 32, p. 21).

[33] Die preußische Militärfrage und die deutsche Arbeiterpartei, MEW, t. 16, p. 66.

[34] Révolution et contre-révolution en Allemagne, dans Marx Engels, Œuvres choisies, op. cit., t. 1, p. 359 (je souligne).

[35] Ibid., pp. 194-212.

[36] Anti-Dühring, op. cit., p. 203 (souligné par Engels).

[37] « Le devoir de propager les idées communistes implique la nécessité absolue de mener une propagande et une agitation systématique et persévérante parmi les troupes », stipulait la 4e des 21 conditions d’admission des Partis dans l’Internationale communiste (Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers Congrès mondiaux de l’Internationale communiste 1919-1923, réimpression en fac-similé, Maspero, Paris, 1969, p. 39).

[38] « [Mon introduction] a quelque peu souffert du désir excessif, à mon sens, qu’éprouvent nos amis de Berlin de ne rien dire qui puisse être utilisé comme prétexte pour faire passer au Reichstag l’Umsturzvorlage [le projet de loi contre les menées subversives]. Étant donné les circonstances, j’ai dû céder. » Lettre à Laura Lafargue, du 28 mars 1895 (Engels, Lafargue, Correspondance, t. 3, op. cit., pp. 400-401).

[39] « Je ne peux pas croire que vous ayez l’intention de vous dédier corps et âme à la légalité absolue, la légalité quelles que soient les conditions, la légalité même face aux lois qui sont violées par leurs auteurs, bref, la politique qui consiste à tendre la joue gauche lorsque l’on est frappé sur la joue droite. » Lettre à Fischer, du 8 mars 1895 (MEW, t. 39, p. 424).

[40] Le Socialisme en Allemagne, op. cit., p. 133.

[41] Ibid. Une des phrases caviardées de l’Introduction de 1895, à la grande colère d’Engels, disait, s’adressant au gouvernement allemand : « Si donc vous brisez la Constitution impériale, la social-démocratie est libre, libre de faire ce qu’elle veut à votre égard. Mais ce qu’elle fera ensuite, elle se gardera bien de vous le dire aujourd’hui » (op. cit., p. 211 — je souligne ici, et dorénavant, les passages de l’Introduction censurés par les éditeurs socialistes d’Engels).

[42] Pour une analyse critique des réflexions de Gramsci dans ses Cahiers de prison, et une vue d’ensemble pénétrante des débats stratégiques marxistes postérieurs à Engels, voir l’étude magistrale de Perry Anderson, The Antinomies of Antonio Gramsci, dans New Left Review, Londres, n° 100, nov.-déc. 1976, pp. 5-78 (traduction française : Sur Gramsci, Maspero, Paris, 1978). Ni Gramsci, ni Anderson, ne remontent cependant jusqu’à Engels, pourtant à l’origine de cette problématique.

[43] Engels, Introduction, op. cit., pp. 201et 205. L’approche du parlementarisme contenue dans ce texte d’Engels reste aux antipodes du « crétinisme parlementaire » que Marx et lui ont toujours fustigé. Elle s’apparente bien plus à celle que Lénine exposera dans Le Gauchisme, maladie infantile du communisme, qu’à celle des sociaux-démocrates européens, même avant 1914. D’ailleurs lorsque Engels décrit plus loin, avec satisfaction, les progrès remportés par les socialistes au Parlement, dans les autres pays européens, il s’empresse d’ajouter : « Il est bien évident que nos camarades étrangers ne renoncent nullement pour cela à leur droit à la révolution. Le droit à la révolution n’est-il pas après tout le seul “droit historique” réel, le seul sur lequel reposent tous les États modernes sans exception… » (op. cit., p. 209).

Loin de réviser les options révolutionnaires de sa jeunesse, Engels restait ainsi fidèle à ce qu’il avait écrit dans sa première déclaration de principes, en 1847 :

« La suppression de la propriété privée est-elle possible par la voie pacifique ? Il serait souhaitable qu’il pût en être ainsi, et les communistes seraient certainement les derniers à s’en plaindre. (…) Mais ils voient également que le développement du prolétariat se heurte dans presque tous les pays civilisés à une répression brutale, et qu’ainsi les adversaires des communistes travaillent eux-mêmes de toutes leurs forces pour la révolution. » Principes du communisme, dans Marx Engels, Œuvres choisies, op. cit., t. 1, p. 91.

[44] Ibid., pp. 208-209 et 210. L’édition de Moscou traduit Gewalthaufen par « groupe de choc », ici remplacé par « troupes de choc », correction d’autant plus justifiée que la première formule a une connotation de commando, alors qu’il s’agit pour Engels de la masse considérable des partisans du socialisme en Allemagne, « troupes de choc décisives de l’armée prolétarienne internationale » (Ibid., p. 210 — MEW, t. 22, pp. 524-525).

Engels relativisa considérablement, peu après, ce texte désigné abusivement par une certaine postérité comme étant son « testament politique » :

« Liebknecht vient de me jouer un joli tour. Il a pris de mon introduction (…) tout ce qui a pu lui servir pour soutenir la tactique à tout prix paisible et anti-violente qu’il lui plaît de prêcher depuis quelque temps, surtout en ce moment où on prépare des lois coercitives à Berlin. Mais cette tactique, je ne la prêche que pour l’Allemagne d’aujourd’hui et encore sous bonne réserve. Pour la France, la Belgique, l’Italie, l’Autriche, cette tactique ne saurait être suivie dans son ensemble, et, pour l’Allemagne, elle pourra devenir inapplicable demain. » Lettre à Paul Lafargue, du 3 avril 1895 (Engels, Lafargue, Correspondance, t. 3, op. cit., pp. 404, souligné par Engels).

Après Liebknecht, c’est Eduard Bernstein qui utilisa ce document dénaturé pour étayer ses propos « révisionnistes », contribuant ainsi à forger le mythe d’un revirement d’Engels à la fin de sa vie. Depuis, nombre d’auteurs, de Karl Kautsky à Lucio Colletti, crurent nécessaire de contredire Engels en accordant créance à ce travestissement. Toutefois, depuis la publication du texte intégral de l’Introduction de 1895 par les soins de Riazanov, en 1930, beaucoup se sont appliqués à en restituer le sens original, en citant la correspondance d’Engels à l’appui.

[45] Ibid., p. 208.

[46] Le Socialisme…, op. cit., pp. 132-133 (je souligne). « Et si nous gagnons les circonscriptions rurales des six provinces orientales de la Prusse, où prédominent la grande propriété foncière et la grande culture, l’armée allemande est à nous », écrivait Engels à Paul Lafargue, la même année (Engels, Lafargue, Correspondance, t. 3, op. cit., p. 89, souligné par Engels).

Comme l’explique Ernst Wangermann dans sa brève, mais excellente, introduction à la première édition anglaise du texte d’Engels sur Le Rôle de la violence dans l’histoire, celui-ci « préconisait des politiques destinées à saper l’esprit de soumission absolue de la troupe dans les régiments prussiens, qui étaient encore recrutés largement parmi les masses opprimées des travailleurs ruraux » (The Role of Force in History, Lawrence & Wishart, Londres, 1968, p. 23). La place manque, ici, pour expliquer la façon dont le programme agraire préconisé par Engels, et rejeté par les socialistes allemands, s’articulait avec sa stratégie révolutionnaire. On pourrait également montrer comment la démarche programmatique d’Engels, dans le domaine agraire comme en ce qui concerne l’armée, préfigurait celle des « revendications transitoires », qui fut adoptée par l’Internationale communiste sous Lénine.

A la lumière de toutes les critiques, éparses mais acerbes, formulées par Engels à l’adresse des socialistes allemands, en particulier, il ne serait pas exagéré d’affirmer que le compagnon de Marx est le premier marxiste à avoir pressenti l’évolution future de la social-démocratie (il sera suivi par Rosa Luxemburg, alors qu’il faudra la trahison de 1914 pour que Lénine s’en aperçoive).

[47] Engels, Armies…, op. cit., p. 169.

[48] Berger a bien du mal à concilier son interprétation avec le témoignage du socialiste britannique Ernest Belfort Bax sur Engels :
« Bien qu’il sût en toute circonstance dûment peser les exigences pratiques du moment, ce vieux camarade de Marx, qui lui avait survécu, resta jusqu’à la fin convaincu que la révolution sociale ne pouvait commencer que par une insurrection armée, surtout en Allemagne. Je lui ai entendu dire plus d’une fois que si les dirigeants du parti pouvaient compter sur un soldat sur trois, c’est-à-dire sur un tiers de l’armée allemande, ils devraient passer aussitôt à l’action révolutionnaire. » (« Rencontres avec Engels », dans Souvenirs sur Marx et Engels, op. cit., pp. 332-333).

[49] Dans Œuvres, Éditions du Progrès, Moscou, 1966, t. 11, pp. 173-175. « Nous nous sommes attachés et nous nous attacherons encore avec plus de ténacité à “travailler” idéologiquement l’armée. Mais nous ne serions que de pitoyables pédants, si nous oublions qu’au moment de l’insurrection, il faut aussi employer la force pour gagner l’armée » (p. 174).

[50] Op. cit., pp. 205-206.

[51] Ibid., p. 208.

[52] Révolution et contre-révolution…, op. cit., p. 392 (je souligne, sauf pour Danton, cité en français par Engels).

Source : https://www.contretemps.eu/engels-guerre-revolution-socialisme-armes-insurrection/

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