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Les mathématiques obéissent-elles aux lois des contradictions dialectiques

samedi 26 janvier 2013, par Robert Paris

Les mathématiques, un domaine de la pensée capable de faire coexister les contraires ?

Alors que segment et point, continuité et discontinuité, position et mesure, point coupure et point jonction, quantité fixe et quantité changeante, global et local, fini et infini, positif et négatif, symétrique et antisymétrique, admis et démontré, élément et structure, intégration et dérivation, abstrait et concret, propriété intrinsèque et propriété induite, convergence et divergence, relatif et absolu, totalement précis et approximatif sont des réalités contradictoires, les mathématiques les rendent compatibles, les conjuguent et même sautent systématiquement d’une à son contraire. Et ces sauts d’un contraire à un autre ne conservent pas la matière mathématique identique à elle-même mais la transforment sans cesse, l’enrichissent, la complexifient. Ils produisent ainsi des concepts mathématiques définis de manière dialectique, à la fois intuitifs et logiques, à la fois construits pas à pas et définis par une propriété, à la fois du domaine fini et du domaine infini. Par exemple, le point géométrique est à la fois base de la discontinuité (rupture, terminaison, pointillés) et base de la continuité (droite, segment, courbe conçus comme ensembles de points). Autre exemple, le segment est fini par sa dimension, par le fait qu’on le voit en entier - il occupe une partie finie de l’espace- et infini par son nombre de points, par ses possibilités de division. Ainsi, on peut pousser à l’infini, théoriquement, une dichotomie d’un segment (on le coupe en deux parties égales) alors que sa longueur n’est pas infinie... Les contradictions internes des notions mathématiques ont notamment produit les paradoxes logiques de Zénon. Il dévoile que la courbe mathématique ne peut à la fois être conçue comme objet fixe et trajectoire de parcours d’un mouvement car alors le fini des dimensions et l’infini des intervalles se contredisent de même que la continuité et la discontinuité.

Les objets mathématiques sont conçus et traités simultanément comme des objets individuels et collectifs, comme des classes d’objets, alors que le passage de l’élément à l’ensemble et de l’ensemble à l’élément sont des contraires dialectiques et représentent un saut qualitatif, d’autant plus important si on passe à des ensembles de classes d’objets. Et cela est accentué par le fait que l’objet mathématique est traité simultanément comme concept théorique et comme réalité pratique sujette à expérience et représentation. Il en va de même de la transformation du nombre en symbole mathématique et du symbole mathématique en nombre : il s’agit de sauts qualitatifs en sens opposés. Une discontinuité due au passage hiérarchique conceptuel qui est masquée aux yeux de ceux qui la pratiquent tous les jours par son apparente simplicité...

Nous sommes encore loin d’avoir perçu à quel point les mathématiques sont l’unité des contraires et l’un des points remarquables est l’impressionnante unité entre une imagination intuitive créatrice de nouveauté et un sens logique créateur de liens de raisonnement. Les deux sont véritablement des domaines opposés dans la forme et dans le fond et ils collaborent en permanence au sein des mathématiques...

L’unité des contraires est également celle de l’Algèbre et de la Géométrie, ou encore avec l’analyse, la topologie, mathématiques pures et mathématiques appliquées qui sont encore des philosophies différentes qui se contredisent et s’unissent... La géométrie est l’unité de l’expérimentation et du raisonnement...

Le nombre est le produit le plus complexe de milliers de contradictions dialectiques qui l’ont rendu plus souple, plus riche.

Le nombre a d’abord été un entier. Le nombre entier a d’abord été cardinal puis mesure et, du coup, les deux à la fois. Pourtant quatre moutons et quatre mètres, ce n’est pas la même notion du tout... Nous sommes tellement habitués à intégrer ces deux notions dans une même unité que nous oublions que dénombrement d’unités discrètes n’est pas mesure de longueur continue ! Par exemple, deux segments d’inégale longueur ont le même nombre de points... L’additivité des longueurs ne correspond pas à une additivité de leurs nombres de points.

Puis le nombre est devenu décimal, mais est-il nombre au même titre quand il est fondé sur des précisions successives décimales ? Oui et non. Le nombre, valeur d’une précision absolue, devient mesure approximative. Mais il englobe dans une même unité les deux notions contradictoires. La notion de nombre est-elle conservée quand les décimales deviennent infinies ? Et sans répétition ? Oui et non ! La limite d’une série de ces nombres qui n’est pas un nombre de ce type peut-elle encore être appelée nombre ? Oui et non. Et quand le nombre peut être positif ou négatif, quel changement de nature par rapport au nombre construit en comptant des objets ! La variable est-elle un nombre ? Oui et non. La fonction est-elle un nombre ? Oui et non. La différentielle est-elle un nombre ? Oui et non. L’infiniment petit doit-il être traité comme un nombre ? Oui et non. Les limites infinies de suites de nombres donnent-elles un nombre ? Oui et non ! Le nombre est-il position ou distance ? Les deux à la fois ! Est-il produit d’un ensemble d’éléments vérifiant une propriété ou produit d’une construction progressive ? Les deux à la fois ! Le nombre est-il complètement abstrait ou représentable intuitivement sur une droite ? Les deux à la fois ! Les nombres réels permettent-ils de repérer les points de la droite ? Oui et non ! Le nombre dénombrant un nombre fini d’objets est-il de même nature que celui qui concerne un nombre infini d’objets ? Les classes d’un nombre fini d’objets sont-elles de même nature que celles en ayant un nombre infini ? Oui et non ! Le nombre est-il coupure ou mesure c’est-à-dire continuité ou discontinuité ? Les deux à la fois ! Quant à ceux qui veulent supprimer la contradiction, « ils ont exclu l’unité de la signification du mot nombre » disait déjà Pascal… Le nombre est-il tiré de la réalité ou pure abstraction ? Les deux à la fois !!! La dynamique de l’histoire du nombre est une dialectique de combats entre ces contraires... Et c’est elle qui permet aux mathématiques de se dépasser sans cesse même si les non-mathématiciens (et certains mathématiciens) croient toujours en l’éternité inébranlable des mathématiques.

Les contraires ne s’éliminent pas non plus mutuellement en géométrie :

Les schémas de la géométrie : constructions intuitives ou logiques ? Les deux à la fois !

Le triangle, figure géométrique des plus simples, assume ses contradictions. Définie par la discontinuité (les trois sommets), ses côtés (segments continus) sont construits comme joignant les sommets. Définie par la continuité (les trois côtés), ses sommets proviennent d’intersection entre les côtés. Dans un cas, le point de départ est la discontinuité, dans l’autre la continuité. Dans un cas des segments définis par des points et dans l’autre des points définis par des segments. Un couplage des contraires qui ne semble en rien gêné de la situation contradictoire.

Décider si le plan sera défini par trois points ou par deux droites sécantes ou parallèles : ces philosophies différentes sont des axiomes arbitraires ou des choix rationnels ? Le plan parvient-il à faire coexister deux définitions aussi différentes ?

Le segment, somme de segments aux longueurs de plus en plus petites ou somme d’éléments discontinus : les points ? Les deux à la fois !

La droite définie par deux points ou comme intersection de deux plans ? Les deux à la fois !

Par un point il ne passe qu’une droite et une seule parallèle à une droite donnée. Observation ou construction axiomatique et logique ? Les deux à la fois !

Le point, notion fondée sur la coupure ou lien de continuité au sein des ensembles de points ? Les deux à la fois !

La somme des angles d’un triangle vaut 180°, loi d’observation dans un monde matériel bien particulier ou résultat d’un raisonnement logique ? Les deux à la fois !

Les mathématiques obéissent-elles aux lois des contradictions dialectiques

Les mathématiques sont généralement considérées comme l’outil absolu des « sciences exactes », comme une matière n’admettant nullement les contradictions et il est donc rare d’entendre parler de contradictions en mathématiques. Cette matière n’entend pas le doute, croient souvent les non-mathématiciens et l’existence simultanée de propositions adverses peut sembler un crime de lèse majesté mathématique. Certains auteurs vont jusqu’à considérer que les contradictions au sein d’un système mathématique sont le mal absolu, l’existence d’une seule d’entre elles invalidant tout le système. Et il est encore plus rare de trouver des mathématiciens considérant que les contradictions peuvent faire partie d’un système mathématique. Cependant, nous avons remarqué que la pensée humaine, dont les mathématiques font partie, tout comme le fonctionnement de la matière, dont nous allons voir que les mathématiques ne sont pas totalement indépendantes, sont des domaines de la dialectique, qui obéissent donc aux lois des contradictions.

Il convient tout d’abord de bien distinguer entre les contradictions au sens de la logique formelle (dite encore logique classique) et celles au sens de la logique dialectique. Il est certain que les mathématiques doivent se garder des contractions formelles qui prétendraient juxtaposer des énoncés diamétralement opposés.

Pour la logique formelle, la contradiction est effectivement le mal par excellence, ce qui est à chasser absolument, qui représente erreur, défaut, impossibilité et faute fondamentale de raisonnement. Par contre, au sens dialectique, le concept, dynamique de la pensée, est fondé sur l’assemblage incroyable d’idées et de réalités qui appartiennent à des philosophies complètement différentes et même opposées, qui se combattent tout en restant indispensables l’un à l’autre. Ils sont dits contradictoires parce qu’ils s’opposent mais ne sont pas uniquement négatifs car ils sont le moyen d’avancer positivement.

Au sens de la logique classique dite formelle, les contraires ne peuvent être simultanément vrais et, soit s’éliminent, soit rendent faux et sans valeur le raisonnement ou la théorie.

Au sens de la logique dialectique, les contradictions ne sont ni accidentelles ni nuisibles mais le fondement du mouvement et même le fondement de l’existant.

Donnons des exemples de contradictions dialectiques en sciences. L’onde et la particule sont des concepts de matière et de lumière qui sont dialectiquement contradictoires. Ils ne s’éliminent pas mutuellement, sont interdépendants bien qu’ils obéissent manifestement à des logiques opposées (par exemple position précise de la particule et extension spatiale de l’onde). L’être humain comme individu et l’être humain social sont dialectiquement contradictoires. Ils sont en interaction permanentes, coexistent et ne peuvent nullement s’éliminer mutuellement. Cependant, ils obéissent à des logiques opposées qui se combattent. Il en va de même du corps et de l’esprit. Ou encore de la matière et du mouvement.

C’est également le cas lorsqu’on parle d’évolution des espèces. Il y a dans les termes même une évidente contradiction. Par définition, l’espèce suppose une conservation avec copie d’une génétique quasi à l’identique. L’évolution suppose au contraire un changement souvent qualitatif et radical (avec innovations structurelles) de ce qui ne devrait théoriquement pas changer…

Ces contraires dialectiques sont partout dans les sciences mais existent-elles aussi dans les mathématiques ?

Les mathématiques se considèrent souvent volontiers comme une partie de la logique classique dite formelle, celle du raisonnement linéaire reliant des axiomes (des hypothèses de départ admises et choisies pour leur caractère censé être nécessaire et indiscutable) à des théorèmes en explicitant toutes les étapes de la démonstration, tous les passages d’une étape à une autre, en ne considérant comme acceptable, en cours de démonstration, que ce qui est prouvé par raisonnement et non par observation ou expérience. Cette logique est aussi celle des lois dites d’identité, de non-contradiction et de principe du tiers exclu.

Ces trois principes sont contraires à ceux de la logique dialectique qui suppose qu’un élément peut se changer en son contraire (il n’est donc pas égal à lui-même), que les contraires peuvent coexister et que l’existence de contraires ne suppose pas qu’un élément doive être l’un ou l’autre, les contraires pouvant produire une troisième situation par laquelle les contraires se combinent, permettant une évolution dynamique créatrice de nouveauté.

Les mathématiques affirment ainsi faire partie seulement de la pensée libre de l’homme qui peut, si cela lui chante, inventer toutes les mathématiques qu’il veut du moment qu’elles obéissent à des règles de cohérence interne, et particulièrement à un principe selon lequel on ne doit pas tomber sur des conséquences des bases qui aillent à l’encontre directement des bases, c’est-à-dire des axiomes. Certes cette logique axiomatique est une des significations des mathématiques mais elle en a une autre qui est contraire à celle-ci. Car les mathématiques ne peuvent pas prétendre n’avoir aucune relation avec la réalité matérielle, être absolument des « libres créations » sans rapport avec la physique et la chimie ni avec la perception sensible de l’homme, avec sa conception physique et psychologique de l’univers.

Les mathématiques sont une capacité du cerveau humain et de sa perception du monde. Il y a une base matérialiste aux mathématiques autant qu’une base idéaliste, celle de la logique, de la construction axiomatico-démonstrative. D’ailleurs sans cette relation des mathématiques avec le monde scientifico-technique-industriel, étudierait-on autant les mathématiques ? Ce n’est pas la force persuasive de la construction logique des mathématiques qui l’a emporté par des moyens idéologiques mais le succès d’efficacité des mathématiques en sciences.

Nous voyons bien qu’il y a deux mondes dans les mathématiques et que les deux mondes sont très différents, et même contradictoires au sens dialectique, le monde du raisonnement abstrait et le monde de l’expérience concrète. Les ramener à une seule source a été tenté par divers courants de mathématiciens qui ont pu parfois faire avancer les mathématiques, comme Hilbert, mais cela a toujours été un appauvrissement philosophique. Les mathématiques, contrairement à ce que pensait Hilbert, ont toujours besoin de la confrontation entre les deux mondes qui le fondent : l’étude de la matière physique et la pensée logique mathématique, le raisonnement axiomatique. C’est un combat contradictoire qui a lieu sans cesse entre ces deux domaines. En effet, chaque progrès de la connaissance mène à une remise en question de la méthode des mathématiques et de la compréhension de la matière physique et aussi de l’interaction entre les deux. Les mathématiques ne sont jamais sorties indemnes des changements radicaux de la connaissance physique et inversement. La physique est la science qui utilise le plus les mathématiques et la physique théorique est même considérée par certains auteurs comme une partie des mathématiques, même si c’est à tort au plan scientifique et philosophique. La démarche des mathématiques ne pourra jamais se ramener seulement à une conception expérimentale. Mais, en même temps, les mathématiques ne peuvent absolument pas prétendre être totalement indépendante de toute conception expérimentale.

Pour bien des auteurs, c’est l’efficacité en physique des mathématiques qui a justifié la validité idéologique des mathématiques même si la plupart des auteurs considèrent que, sans l’édifice axiomatique, il n’y a pas de mathématiques. Il convient de se rappeler que, si les théorèmes doivent être démontrés, les axiomes ne doivent surtout pas l’être et ils sont uniquement justifiés par l’expérience humaine du monde matériel, de l’espace, du mouvement, de la matière, du temps, de l’orientation, de la symétrie et des interactions entre ces notions. Bien des notions de base des mathématiques qui sont contenues dans des axiomes (donc indémontrables par principe) sont des notions sensibles ou psychologiquement reconnues par le bon sens ou l’expérience humaine. Il y a donc bel et bien une double origine contradictoire même pour le seul raisonnement axiomatique.

Même le succès de l’utilisation des mathématiques en physique ne signifie pas que les mathématiques suffisent à tout ce qui est nécessaire à la science physique. Là aussi, il y a une double base fondée sur une contradiction entre la loi physique et la loi mathématique. La loi mathématique (ce qu’on appelle l’équation différentielle) ne dit pas tout sur ce qui se passe dans la matière. Il y a une deuxième base, contradictoire dialectiquement par rapport à la première et qui concerne les bases matérielles de la dynamique de la matière et qui n’est nullement contenue dans l’équation différentielle. Les physiciens n’ignorent pas que la connaissance de la loi mathématique est très loin de donner toute la connaissance recherchée en physique. C’est ce qu’expose notamment le physicien Feynman dans « La nature de la physique ».

La nature ne se dévoile pas intégralement dans la loi mathématique. La loi de Newton est connue de longue date et elle a été largement mise en cause par la loi d’Einstein. Mais ni l’une l’autre n’a pu dire en quoi consiste la gravitation. Y a-t-il un graviton ? Y a-t-il une onde ? La gravitation est-elle au contraire non une force mais un effet ? La connaissance de la loi mathématique ne permet pas d’y répondre.

La loi mathématique en physique a elle-même des contradictions internes dialectiques. La première est le fait qu’elle est un ordre qui est produit d’un désordre sous-jacent. L’imbrication d’ordre et de désordre est permanente au sein de la matière et aucune loi, aucun ordre en physique n’est le produit d’autre chose que des désordres.

Toute la physique de la matière est fondée sur des concepts contradictoires. Toute la matière que nous observons autour de nous est-elle faite de molécules ? Oui en un sens et non en un autre. Parce qu’en un sens les molécules existent mais en un sens il n’existe pas de molécules mais seulement des atomes qui s’ordonnent ou pas en molécules. Mais les atomes eux-mêmes existent-ils ? Encore une fois en termes d’unités fixes, ils n’existent pas, pas plus que les molécules. Par contre, ils sont une structure fondée sur un autre ordre sous-jacent, celui des particules. Mais les particules existent-elles comme des objets, comme la brique élémentaire de base de la matière. Oui en un sens et non en un autre sens. C’est contradictoire au sens dialectique. La matière est-elle une particule ? Oui et non. La matière est-elle une onde ? Oui et non. Etc, etc…

Les succès des mathématiques en physique sont impressionnants et cependant ils ont leurs propres limites. Ils produisent des équations différentielles aux dérivées partielles (c’est-à-dire relient les évolutions des variables) qui, en général, n’ont pas de solution (ce qui signifie qu’elles ne donnent pas les valeurs d’un paramètre en fonction des autres). Ou, quand elles ont des solutions, celles-ci ne sont pas prédictives parce qu’elles obéissent à la sensibilité aux conditions initiales. Toute loi mathématique est valide dans un domaine limité par des seuils inférieurs et supérieurs au-delà desquels c’est une autre loi mathématique qui est valide. Mais chaque loi n’indique pas la valeur du seuil et aucune des deux lois qui agissent de part et d’autre du seuil n’indiquent ce qui se passe lors de la transition car c’est une loi dépendant d’un autre domaine hiérarchiquement inférieur dans la structuration de la matière qui agit alors et de manière désordonnée. Le monde est très loin de se ramener à une formule mathématique quelle qu’elle soit.

La mathématisation de la physique est un développement extraordinaire, mais qui ne décrit pas tout le fonctionnement de la matière. Connaitre la loi mathématique de la réflexion du rayon lumineux au passage entre deux milieux (égalité de l’angle d’incidence et de réflexion) n’est pas connaitre le phénomène physique qui se produit dans la lumière en traversant d’un milieu à un autre.

La connaissance du monde matériel ne peut pas être exclusivement mathématique. Les structures matérielles peuvent être décrites partiellement par des lois mathématiques mais ce n’est qu’une partie ordonnée de la contradiction qui comporte un mélange d’ordre et de désordre.

Il y a dans les mathématiques les mêmes contradictions dialectiques que dans les autres domaines de la pensée ou des sciences : contradictions entre sujet et objet, entre idéalisme et matérialisme, entre métaphysique de la logique formelle et logique dialectique, entre théorie et expérience, entre matière et esprit, entre le général et le particulier, entre objets et collections d’objets, entre matière et structure, entre abstrait et concret, etc…

Dans une étude où l’on constate ce type de contradictions, la réaction spontanée du bon sens consiste à chasser l’un des éléments de cette contradiction, appauvrissant ainsi le sujet d’étude. On trouve ainsi des auteurs qui tentent de chasser l’animal chez l’homme, de chasser la variation de la génétique, de chasser le corps de l’esprit, de chasser la matière des mathématiques, de chasser la contradiction de la logiques, etc…

Cela a un seul résultat : rendre complètement obscur le caractère dynamique du monde et de la pensée. Sans contradiction dialectique, pas de mouvement et pas de changement.

Examinons en quoi les fondements même des mathématiques exigent des contradictions dialectiques.

On débute généralement par la géométrie. Et elle-même commence souvent par la notion de point, un obstacle redoutable d’ailleurs… Rien n’a été pus difficile que de concevoir théoriquement ce petit point ! Comment parvenons-nous à nous mettre en tête quelque chose qui n’a ni longueur, ni largeur, ni épaisseur, ni poids, ni contenu, ni action, ni mesure, qui n’interagit avec rien, qui reste inerte, qui a une position dont il ne bouge pas d’un iota et qui est d’une précision illimitée… D’où sort cet objet sans matière, d’une immobilité effrayante, insensible au reste du monde, parfaitement défini et absolument indispensable puisque toutes les figures géométriques seraient des collections de points, à commencer par la droite ou le segment ainsi que le cercle….
Et cependant nous pouvons faire appel à notre intuition pour le concevoir en traçant deux courbes ou deux lignes qui se coupent et appeler point leur lieu de rencontre. Nous pouvons aussi concevoir intuitivement deux surfaces qui se rencontrent et appeler courbe le lieu de leur rencontre. Nous pouvons appeler surface la limite d’un volume d’objet. Ainsi nous voilà avec une définition des objets mathématiques. Et cependant, nous verrons dans n’importe quel ouvrage mathématique que la présentation rationnelle est exactement inverse à celle-ci (celle par exemple citée par Ferdinand Gonseth dans « Les fondements des mathématiques rappelant la présentation du vieil ouvrage de Legendre de 1877). C’est au contraire du point que les ouvrages mathématiques vont partir pour définir les courbes et des courbes les surfaces et les volumes. Donc le point a à la fois une définition intuitive qui va dans un sens et une autre définition contradictoire qui dépend du domaine que l’on appelle axiomatico-déductif qui va en sens complètement inverse. Et il n’est pas le seul comme on va le voir…

Qu’y a-t-il de contradictoire, me direz-vous, dans le segment ? Eh bien, il est d’une part un certain parcours, une certaine distance, intuitivement conçue au sens d’une potentialité de se déplacer sur ce trajet et, en même temps, comme un ensemble infini de points. Or, il est parfaitement impossible de concevoir un parcours point par point, pour une telle infinité. Et, même si on parvenait à le concevoir, ce serait une image parfaitement contradictoire à celle d’espace car le point est discret et le segment continu… Le point est la coupure (fin du segment par exemple) et il est l’élément chargé d’établir la continuité du segment, deux images contradictoires.

Qu’y a-t-il de contradictoire à vouloir se déplacer en allant seulement d’un point à un autre ? Eh bien, il n’est tout simplement pas possible ainsi de décrire une continuité qui est pourtant la qualité requise pour le segment géométrique.

Le nombre comme mesure d’espace (distance) ou de temps (durée) et le nombre comme indication d’une position dans l’espace ou dans le temps sont dialectiquement contradictoires. Cela signifie que le nombre a un double statut. L’un en fait une partie d’un continuum et l’autre un élément discret, deux philosophies profondément différentes et cependant les deux coexistent en permanence au sein de toutes les théories mathématiques.

Il en va exactement de même avec le statut du concept de point en mathématiques. Le point est à la fois position et élément d’un segment, d’une droite ou d’un plan. Cela signifie qu’il est conçu comme rupture en même temps que comme élément de continuité (le segment ou la droite sont définis géométriquement comme ensembles continus de points, c’est-à-dire sans rupture, ayant toujours des points entre les points).

Tous les concepts mathématiques ont ainsi une existence contradictoire.

En logique formelle, s’il y a des contradictions, c’est qu’il y a des erreurs donc il ne devrait y avoir aucune contradiction en mathématiques sous peine de mort de la théorie. Mais est-ce que les mathématiques appartiennent à la logique formelle et n’appartiennent-elles pas, en même temps et de manière dialectiquement contradictoire, à un autre domaine, à savoir l’expérience matérielle ou psychologique ? Deux domaines très différents, très opposés certes, mais dont les mathématiques seraient la frontière fractale ? Ce serait déjà une première démonstration que les mathématiques ont, dès leur fondement, un caractère dialectiquement contradictoire…

Mais examinons leurs concepts. Sont-ils eux aussi contradictoires dialectiquement ?

Les éléments de base de la géométrie, de l’arithmétique ou de l’analyse sont des concepts ayant un double statut fondé sur deux pôles contradictoires, qui n’a jamais un seul des deux côtés de ce double statut et dont les deux parties ou facettes contradictoires sont interdépendantes. Ainsi, le segment a besoin du point, ne serait-ce que pour définir ses extrémités. La droite ne peut être raisonnée sans le point : par exemple, par deux points, il passe une droite et une seule, etc…

En analyse, la variable est un nombre, ce qui suppose la fixité absolue et qui change ce qui suppose la modification continuelle… Le calcul infinitésimal (fondement du calcul différentiel et intégral) suppose des infiniment petits qui n’ont pas le droit d’être nuls mais doivent sans cesse se rapprocher de zéro, conditions contradictoires et en permanence indispensables…

L’infiniment petit dx demande à être traité comme un nombre dans les calculs mais il n’a pas de valeur particulière. Il n’est même pas une variable.

Le calcul sur des infinis utilisés comme des nombres, voilà une nouvelle contradiction dialectique du concept du nombre.

Certains nombres vont avoir une écriture décimale et prétendront ainsi correspondre à la notion intuitive de précision. On peut améliorer la précision de leur valeur en poussant plus loin les décimales de leur connaissance. Mais d’autres nombres, pourtant parfaitement précis et connus, ne peuvent nous donner toutes leurs décimales comme pi ou e. D’autres encore, considérés cependant comme des nombres, ne peuvent avoir d’autre expression que comme évolution d’une suite de nombres du type précédent. Ils sont définis comme une limite d’une évolution et ils n’ont alors pas d’écriture décimale du tout. Qu’est-ce que le nombre conçu comme une valeur que l’on n’atteint jamais ?

Les nombres irrationnels qui ont permis de considérer qu’on pouvait attribuer un nombre à tous les points de la droite, qui ont donc rendu continu l’ensemble des nombres rationnels qui ne l’était pas, ont rajouté une contradiction dialectique supplémentaire : celle entre rationnels et irrationnels… Cette construction n’a pas effacé le saut qualitatif qui a été effectué entre les notions de discontinuité et de continuité. Aucune construction de passerelle ne rendra jamais graduel le passage du discontinu au continu.

La notion de nombre s’enrichit à tous ces changements qui sont, il faut cependant le souligner, des contradictions internes du système.

Comment ne pas voir la contradiction entre une notion de nombre étonnamment fixe, infiniment précis, sans le moindre changement, sans la moindre variation possible et celle de variable. Sans parler de celle de fonction. Dans ce dernier cas, on ne considère plus un nombre mais la relation entre des nombres et on fait des calculs avec cette relation comme si cette relation était elle-même un nombre….

Ça marche, nous dit-on. Certes ! Mais, philosophiquement, c’est un saut qui mérite le respect… Donner le statut de nombre à une fonction, c’est même plusieurs sauts qualitatifs ! Et si on passe au calcul différentiel et intégral, ça marche encore, mais on a fait du saut périlleux cette fois…

On n’en est plus seulement à la contradiction entre un point discret (le nombre) et une collection de points que l’on prétend continue (la droite des nombres). On se promène théoriquement dans les espaces infiniment petits séparant les nombres très rapprochés pour ensuite zoomer sur l’ensemble et en déduire des propriétés. Il y a là un saut d’échelle même si on affirme ne pas avoir touché aux propriétés des courbes, des évolutions, etc… Cette fois, cela ne marche que pour des courbes et des évolutions bien particulières, très gentilles, continues, avec des vitesses d’évolution elles-mêmes continues.

Tiens la continuité ! On y arrive toujours d’une manière ou d’une autre en mathématiques, que ce soit par la géométrie, par l’algèbre, par l’analyse ou d’autre part. Qu’y a-t-il de contradictoire dialectiquement dans cette notion fondamentale des mathématiques ?

Examinons maintenant le statut du raisonnement logico-mathématique : est-il dialectiquement contradictoire ?

Les mathématiques sont effectivement fondées sur un mode de raisonnement qui est celui de l’implication logique qui n’accepte que les liaisons qui ont été toutes prouvées. Il suppose à la base des axiomes qui n’ont justement pas été prouvés et dont le statut est justement de ne pas devoir être prouvés, donc d’être fondés sur l’intuition, l’évidence sensible ou sur le bon sens. On a donc ainsi, dès les fondements, introduit deux domaines, par définition incompatibles puisque les théorèmes doivent absolument être prouvés et les axiomes DOIVENT absolument ne pas l’être et provenir d’un tout autre domaine que la logique déductive !

D’autres notions comme le fini et l’infini, le discret et le continu, le connexe et le non-connexe, etc. se sont révélées dialectiquement contradictoires tout comme les axiomes de la théorie des ensembles, sur la théorie des nombres, tous les raisonnements sur les infinis, ainsi que toute la mathématique de la dérivation, des équations différentielles et de l’intégration, pour ne citer que quelques exemples…

Le mathématicien Brouwer a ainsi montré que la continuité, en supposant la possibilité d’une infinité de subdivisions, contraint à manipuler des collections d’infinité d’objets et ne peut pas, du coup, obéir à l’exigence de la logique formelle appelée principe du piers exclu…

Cela signifie que toute mathématique du continu, comme la géométrie, toute algèbre contenant des nombres dits irrationnels (ceux qui permettent de concevoir une droite des nombres vus que les rationnels ont partout des trous…) est effectivement… irrationnelle au sens de la rationalité de la logique formelle !!!

Mais, ne croyez pas, il n’est pas nécessaire d’arriver aux mathématiques supérieures des irrationnels ou des complexes pour rencontrer des concepts de nombres posant le problème de la contradiction dialectique. Les tout simples nombres entiers en posent autant. Ils appartiennent à des domaines contradictoires emboités eux aussi. Ainsi, les mêmes nombres entiers servent à la fois à numéroter et à mesurer, c’est-à-dire à compter des classes d’objets (des éléments discontinus) et des distances (des mesures d’espaces supposés continus) !

On pourrait croire que les nombres décimaux, ayant une seule valeur fixe, auraient une seule écriture mais il n’en est rien. On peut leur donner leur écriture habituelle comme 3,25 ou encore une écriture avec une infinité de neuf à la fin comme 3,249999… Deux écritures pour un même nombre, cela semble bien une contradiction puisqu’on a considéré qu’à chaque nombre décimal on devait attribuer une et une seule écriture décimale…

A ce niveau cela ne semble pas très grave, c’est vrai. Par contre, quand on commence à élargir la notion de nombre, on en arrive à des nombres dont on ne peut pas dire s’ils sont égaux ou différents. Le principe du tiers exclu exigé par la logique formelle est alors violé… Il existe en effet une troisième possibilité entre les deux affirmations : les nombres sont égaux ou différents ou c’est indécidable. La logique formelle exige que, de deux possibilités opposées, l’une ou l’autre soit vraie. L’existence de propositions mathématiques indécidables suppose que l’on soit dans une logique dialectique.

L’indécidable (qui casse le principe du tiers exclu) est beaucoup plus courant et simple qu’on ne le croit. Par exemple, il suffit de partir des axiomes géométriques les plus simples, ceux d’Euclide, pour tomber sur des affirmations indécidables. Ces affirmations peuvent certes être posées en axiome et ne pas avoir besoin ainsi d’être démontrées mais on peut tout aussi bien construire une géométrie avec l’axiome inverse et elle pourra être tout aussi cohérente et respectant une logique interne. Cela signifie que cette proposition est indécidable. Les droites parallèles ne se rencontrent jamais est de ce type. Par un point, il ne peut passer qu’une parallèle à une droite donnée. La somme des angles d’un triangle vaut 180°. Voilà déjà trois propositions géométriques élémentaires et pourtant elles sont indécidables. Elles ne sont d’ailleurs pas indépendantes… On peut tout à fait construire une géométrie les admettant et une autre admettant l’inverse ! Personne ne pourra trancher avec aucun raisonnement de logique formelle entre ces géométries incompatibles.

Comme nous le montrions dans des textes récents, d’une manière générale, la définition est négation dialectique (voir ici) et le processus de l’abstraction est négation dialectique. (voir ici)

Il n’y a aucune raison qu’une matière qui utilise systématiquement définition et abstraction puisse se séparer complètement de la dialectique du concept et de celle du réel…

Car il convient de rappeler que les mathématiques, là encore dialectiques, sont à la fois du domaine de la « pensée pure » et de celui de l’expérience réelle, expérience cérébrale, expérience d’interaction avec la matière. Le mode d’exposition des démonstrations a beau ressembler à de la pensée pure, détachée du monde réel, la construction et le choix des concepts, des axiomes, des méthodes ne peut se détacher complètement de l’intuition, de l’expérience humaine, de la connaissance du monde réel.

C’est ainsi que les mathématiques sont l’une des transitions fractales et dynamiques de la matière et des idées, du corps et de l’esprit.

Lorsque l’on a voulu faire des mathématiques un domaine appartenant seulement à la logique formelle, on s’est heurté à des impossibilités que le mathématicien Poincaré expose ainsi dans « La logique de l’infini » en 1909 :

« Les règles de la logique peuvent-elles être appliquées sans changement, dès lors que l’on considère des collections comprenant un ombre infini d’objets ? C’est là une question qu’on ne s’était pas posée d’abord, mais qu’on a été amenés à examiner quand les mathématiciens qui se sont fait une spécialité de l’étude de l’infini se sont tout à coup heurtés à de certaines contradictions au moins apparentes. (…) La logique formelle n’est autre chose que l’étude des propriétés communes à toute classification (…) Quelle est alors la condition pour que les règles de cette logique soient valables ? C’est que la classification adoptée soit immuable. (…) Les antinomies qui ont été signalées proviennent toutes de l’oubli de cette condition si simple : on s’est appuyé sur une classification qui n’était pas immuable et qui ne pouvait pas l’être ; on a bien pris la précaution de la proclamer immuable ; mais cette précaution était insuffisante et il y a des cas où cela n’est pas possible. »

Poincaré souligne dans le même texte que l’on ne peut pas se sortir de ces problèmes par la seule axiomatique et que les mathématiques ont d’autres sources, contradictoires avec les premières :

« Mr Zermelo cherche la solution des difficultés que nous avons signalées. Il s’efforce de poser un système d’axiomes a priori, qui doivent lui permettre d’établir toutes les vérités mathématiques sans être exposé à la contradiction. Il y a plusieurs manières de concevoir le rôle des axiomes ; on peut les regarder comme des décrets arbitraires qui ne sont que les définitions déguisées des notions fondamentales. C’est ainsi qu’au début de la géométrie, Mr Hilbert introduit des « choses » qu’il appelle points, droites et plans, et que, oubliant ou paraissant oublier un instant le sens vulgaire de ces mots, il pose entre ces choses diverses relations qui les définissent. (…) Mr Zermelo n’a pas démontré que ses axiomes étaient exempts de contradictions, et il ne pouvait pas le faire, car pour cela, il lui aurait fallu s’appuyer sur d’autres vérités établies. (…) Les postulats ne peuvent donc tirer leur valeur d’une sorte de décret arbitraire, il faut qu’ils soient évidents par eux-mêmes. Il faudra donc, non pas démontrer cette évidence, puisque l’évidence ne se démontre pas, mais chercher à pénétrer le mécanisme psychologique qui a créé ce sentiment de l’évidence. (…) Ainsi il commence par rejeter la définition de Cantor : un ensemble est la réunion d’objets distincts quelconques considérés comme formant un tout. Je n’ai donc pas le droit de parler de l’ensemble de tous les objets qui satisfont à telle ou telle condition. (…) Mais qu’est-ce que cette intuition (de la notion d’ensemble) si elle n’est pas la définition de Cantor que nous avons dédaigneusement rejetée ? (…) Aucune proposition concernant les collections infinies ne eut être évidente par intuition. »

Le passage à l’infini, infiniment petit comme infiniment grand, entraîne de telles contradictions pour la logique formelle.

Sans entrer dans des considérations compliquées sur la théorie des ensembles, il est facile de montrer le caractère contradictoire dialectiquement du concept d’ensemble. En effet, il est à la fois une collection d’objets que l’on peut citer à la suite les uns des autres et un groupe d’objets liés par une définition. Deux sens pour une même chose une nouvelle fois. Deux domaines différents pour la même pensée. Et aucun moyen qu’une des images exclue définitivement l’autre. Nous avons besoin des deux (de l’ensemble au sens de Cantor et de lui au sens de Zermelo, par exemple) !

Le statut même de la définition mathématique est lui-même contradictoire, à la fois fondé sur la position de principe et sur la possibilité de construire de proche en proche. On peut ainsi concevoir parfaitement la définition du nombre entier par les deux méthodes et elles sont parfaitement dissemblables…

Les mathématiques boivent sans cesse à deux sources opposées : axiomatique et intuition, raisonnement et expérience, matière et esprit,… et on ne les ramènera jamais à une seule base, malgré de nombreux efforts en ce sens, pas plus que l’on ne ramènera jamais à la physique à la seule ondulatoire ou au seul corpusculaire… Les deux sont définitivement et inextricablement mêlés. Ce n’est dû ni à des erreurs, ni à des limites de la pensée, ni à des fautes de raisonnement ou à des limites des capacités humaines ou techniques. Tel est le monde…

Poincaré expose ainsi la prétention du mathématicien Hilbert de supprimer l’intuition des concepts mathématiques en les ramenant à une pure axiomatique :

« Les mots point, droite et plan ne doivent (dans la pensée mathématique d’Hilbert) provoquer dans l’esprit aucune représentation sensible. (…) On pourra ainsi construire toute la géométrie, je ne dirai pas précisément sans rien y comprendre, puisqu’on saisira l’enchainement logique des propositions, mais tout au moins sans rien y voir. On pourrait confier les axiomes à une machine à raisonner… »]

On remarquera que tel n’est nullement le point de vue de Poincaré qui tient à conserver, en ce qui concerne le choix des axiomes, une influence de l’intuition sur les mathématiques. Et il tient aussi à rappeler que le rationnel ne signifie pas uniquement la logique formelle. Citant Cournot, il écrit

« Il ne faut pas confondre l’ordre rationnel avec l’ordre logique (…) L’ordre rationnel tient aux choses considérées en elles-mêmes ; l’ordre logique tient à l’ordre du langage, qui nous est l’instrument de pensée… »

L’exposition des raisons sera formel. Leur recherche restera une dialectique des contradictions entre pensée et réalité, un combat sans cesse renouvelé.

Ferdinand Gonseth explique dans « Les fondements des mathématiques » qu’Hilbert lui-même n’a pas rompu la contradiction :

« Les dernières recherches de Mr Hilbert ne tendent à rien moins qu’à écarter définitivement tous les doutes en la parfaite sécurité du raisonnement mathématique. Dans ce but, il lui paraît tout d’abord indispensable de donner une théorie de la démonstration. (…) Il faut tout d’abord remarquer que ceci présuppose que toute démonstration mathématique est bien de ce type, ce qui est ou bien une affirmation indémontrée, ou bien une définition peut-être restrictive de ce qui fait l’objet des mathématiques. La démonstration que Mr Hilbert va nous donner est-elle par exemple une démonstration mathématique ? Non ! Mr Hilbert le dit d’ailleurs fort explicitement : il raisonnera intuitivement sur les figures que forment les schémas, et il acceptera comme juridiction en le faisant celle de la logique ordinaire. »

Ferdinand Gonseth conclue :

« La mathématique, dit-on parfois, est la seule science dont les lois sont vraies d’une façon absolue. Mais d’autre part, la nécessité inhumaine et presque divine de ses conclusions, en fait une science en quelque sorte étrangère à l’homme. La réalité, nous l’avons vu, est complètement différente. Dans son essence, la mathématique n’est qu’un ensemble de vues et de procédés schématiques de notre espri, réplique consciente de l’activité inconsciente qui crée en nous ue image du monde et un ensemble de normes selon lesquelles nous agissons et réagissons. Non pas édifice ancré quelque part avec une solidité absolue, mais construction aérienne qui tient comme par miracle : la plus audacieuse et la plus invraisemblable aventure de l’esprit. »

Conclusion :

Les mathématiques ont un statut très différent depuis les contradictions de la logique des ensembles infinis dont l’ensemble de tous les ensembles avec ses paradoxes, depuis les développements de Brouwer et les exemples de propositions indécidables, depuis la coexistence de plusieurs géométries, euclidienne et non-euclidienne, depuis
l’incomplétude de Gödel et l’indécidabilité de Turing, mais surtout depuis la physique quantique discontinue, probabiliste et intrinsèquement contradictoire, depuis la relativité et son bouleversement des notions d’espace et de temps, depuis le chaos déterministe et l’imprédictibilité des lois non-linéaires. La particule qui ne suit plus une trajectoire continue dans l’espace et le temps n’est pas la dernière à bouleverser notre univers mathématique ! Tout n’est peut-être pas mathématisable, toute mathématisation n’est pas nécessairement solutionnable, toute solution n’est pas obligatoirement la seule et toute forme de mathématisation non plus. Et surtout les mathématiques ne sont pas forcément indemnes des contradictions. Est-ce regrettable que les mathématiques ne soient pas étanches à ce qui concerne le reste du monde ? Il n’est pas inutile de s’interroger à nouveau sur le rôle et la signification des mathématiques. Pure construction de l’esprit humain ou traduction abstraite de lois de l’univers matériel ? Les deux à la fois !

Les contradictions sont-elles nuisibles ou fondatrices en mathématiques

La vérité en mathématiques

Gonseth, F. -
La méthode axiomatique.

L’idée de la nécessité en mathématiques

L’abstraction, processus dynamique dialectiquement contradictoire indispensable à la pensée humaine

Mathématiques et philosophie

Des objets mathématiques continus ou discontinus ?

Les mathématiques peuvent-elles trancher elles-mêmes sur la validité de leurs présupposés philosophiques ?

Un exemple de dialectique en mathématiques : la construction abstraite des entiers négatifs

La philosophie des mathématiques et celle des sciences

Diderot dans "Pensées sur l’interprétation de la nature" :

1. C’est de la nature que je vais écrire. Je laisserai les pensées se succéder sous ma plume, dans l’ordre même selon lequel les objets se sont offerts à ma réflexion, parce qu’elles n’en représenteront que mieux les mouvements et la marche de mon esprit. Ce seront ou des vues générales sur l’art expérimental, ou des vues particulières sur un phénomène qui paraît occuper tous nos philosophes, et les diviser en deux classes. Les uns ont, ce me semble, beaucoup d’instruments et peu d’idées ; les autres ont beaucoup d’idées et n’ont point d’instruments. L’intérêt de la vérité demanderait que ceux qui réfléchissent daignassent enfin s’associer à ceux qui se remuent, afin que le spéculatif fût dispensé de se donner du mouvement ; que la manœuvre eût un but dans les mouvements infinis qu’il se donne ; que tous nos efforts se trouvassent réunis et dirigés en même temps contre la résistance de la nature ; et que, dans cette espèce de ligue philosophique, chacun fit le rôle qui lui convient.

2. Une des vérités qui aient été annoncées de nos jours avec le plus de courage et de force, qu’un bon physicien ne perdra point de vue, et qui aura certainement les suites les plus avantageuses, c’est que la région des mathématiciens est un monde intellectuel, où ce que l’on prend pour des vérités rigoureuses perd absolument cet avantage quand on l’apporte sur notre terre. On en a conclu que c’était à la philosophie expérimentale à rectifier les calculs de la géométrie, et cette conséquence a été avouée, même par les géomètres. Mais à quoi bon corriger le calcul géométrique par l’expérience ? N’est-il pas plus court de s’en tenir au résultat de celle-ci ? d’où l’on voit que les mathématiques, transcendantes surtout, ne conduisent à rien de précis sans l’expérience ; que c’est une espèce de métaphysique générale où les corps sont dépouillés de leurs qualités individuelles ; et qu’il resterait au moins à faire un grand ouvrage qu’on pourrait appeler l’Application de l’expérience à la géométrie, ou Traité de l’aberration des mesures.

3. Je ne sais s’il y a quelque rapport entre l’esprit du jeu et le génie mathématicien ; mais il y en a beaucoup entre un jeu et les mathématiques. Laissant à part ce que le sort met d’incertitude d’un côté, ou le comparant avec ce que l’abstraction met d’inexactitude de l’autre, une partie de jeu peut être considérée comme une suite indéterminée de problèmes à résoudre, d’après des conditions données. Il n’y a point de questions de mathématiques à qui la même définition ne puisse convenir, et la chose du mathématicien n’a pas plus d’existence dans la nature que celle du joueur. C’est, de part et d’autre, une affaire de conventions. Lorsque les géomètres ont décrié les métaphysiciens, ils étaient bien éloignes de penser que toute leur science n’était qu’une métaphysique. On demandait un jour : “ Qu’est-ce qu’un métaphysicien ? ” Un géomètre répondit : “ C’est un homme qui ne sait rien ”. Les chimistes, les physiciens, les naturalistes, et tous ceux qui se livrent à l’art expérimental, non moins outrés dans leur jugement, me paraissent sur le point de venger la métaphysique et d’appliquer la même définition au géomètre. Ils disent : “ A quoi servent toutes ces profondes théories des corps célestes, tous ces énormes calculs de l’astronomie rationnelle, s’ils ne dispensent point Bradley ou Le Monnier d’observer le ciel ? ” Et je dis : heureux le géomètre en qui une étude consommée des sciences abstraites n’aura point affaibli le goût des beaux-arts, à qui Horace et Tacite seront aussi familiers que Newton, qui saura découvrir les propriétés d’une courbe et sentir ]es beautés d’un poète, dont l’esprit et les ouvrages seront de tous les temps, et qui aura le mérite de toutes les académies ! Il ne se verra point tomber dans l’obscurité ; il n’aura point à craindre de survivre à sa renommée.

Le mathématicien et physicien Henri Poincaré :

"Sur la nature du raisonnement mathématique

La possibilité même de la science mathématique semble une contradiction insoluble. Si cette science n’est déductive qu’en apparence, d’où lui vient cette parfaite rigueur que personne ne songe à mettre en doute ? Si, au contraire, toutes les propositions qu’elle énonce peuvent se tirer les unes des autres par les règles de la logique formelle, comment la mathématique ne se réduit-elle pas à une immense tautologie ? Le syllogisme ne peut rien nous apprendre d’essentiellement nouveau et, si tout devait sortir du principe d’identité, tout devrait aussi pouvoir s’y ramener. Admettra-t-on donc que les énoncés de tous ces théorèmes qui remplissent tant de volumes ne soient que des manières détournées de dire que A est A ?"

Mark Silverman dans « And yet it moves » (Et pourtant il bouge) :

« Pour celui qui n’est pas accoutumé à l’application des mathématiques à la physique, il peut sembler surprenant qu’une analyse bien conduite puisse mener à des résultats ambiguës. L’image populaire (imméritée) de la physique est d’être une science mathématiquement rigoureuse qui impliquerait qu’une fois données les équations du mouvement d’un système, on pourrait toujours en principe (pas forcément facilement) permettre de les résoudre – et, que si les équations étaient correctes, alors leurs solutions permettraient de décrire précisément le système. Et pas deux possibilités pour celui-ci ! Malheureusement, la situation est rarement aussi simple. Les équations qui gouvernent les systèmes physiques – et qui sont généralement des équations différentielles mettant en relation les rythmes temporels et spatiaux de changement de la dynamique quantitative – donnent généralement plus d’une solution, peut-être une infinité de solution, qui se distinguent par le choix des conditions initiales (en spécifiant un état du système à un moment donné) ou des conditions restrictives (en spécifiant un état du système à un endroit donné). »

Georges Lochak écrit dans "Pourquoi les mathématiques sont-elles efficaces ?", extrait du même ouvrage "Dictionnaire de l’ignorance" sous la direction de Michel Cazenave :

"A la question "Comment les mathématiques appréhendent-elles le réel ?", on peut répondre : "En énonçant des axiomes qui ressemblent aux objets réels, donc en énonçant des concepts bien adaptés", mais ce n’est pas si simple. Prenons un exemple. Mesurons la distance parcourue par un mobile au cours du temps et appelons "vitesse moyenne" le rapport de la distance au temps. (...) C’est ici que les mathématiques vont plus loin et inventent un concept. En effet, comme la distance parcourue diminue avec le temps nous pouvons "imaginer" une suite d’intervalles de temps et de distances qui tendent vers "zéro". En supposant cela, nous sortons du réel car une telle suite est purement abstraite, mais poursuivons et supposons de plus que le quotient de la distance parcourue divisée par le temps correspondant tende vers une limite finie. Nous appellerons cette limite "dérivée" de la distance par rapport au temps et nous dirons, par définition, que c’est la "vitesse" instantanée du mobile (c’est la vitesse moyenne sur un intervalle de temps infiniment petit). Trois siècles de succès de la mécanique sont basés sur ce concept mathématique car il est proche de la réalité pour un mobile dont le mouvement est suffisamment régulier. Mais attention ! Si le mouvement est chaotique, ce raisonnement ne correspond plus aux faits, le concept de vitesse instantanée cesse de s’appliquer et les lois de la mécanique cessent de prévoir les phénomènes. C’est ce qui arrive avec le mouvement brownien qu’on observe sur de petites particules matérielles plongées dans un liquide et agitées par le chaos moléculaire. Ce mouvement obéit à des lois qui sont différentes des lois habituelles de la mécanique. (...) Einstein fut le premier à énoncer clairement cette idée dans la phrase suivante : "Pour autant que les propositions de la mathématique se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines et pour autant qu’elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité."

Henri Poincaré dans « Les mathématiques et la logique » :

« Ce qui nous frappe d’abord dans la nouvelle mathématique, c’est son caractère purement formel : « Pensons, dit Hilbert, trois sortes de choses que nous appellerons points, droites et plans, convenons qu’une droite sera déterminée par deux points et qu’au lieu de dire que cette droite est déterminée par ces deux points, nous pourrons dire qu’elle passe par ces deux points ou que ces deux points sont situés sur cette droite. » Que sont ces choses, non seulement nous n’en savons rien, mais nous ne devons pas chercher à le savoir. Nous n’en avons pas besoin, et quelqu’un, qui n’aurait jamais vu ni point, ni droite, ni plan pourrait faire de la géométrie tout aussi bien que nous. Que le mot passer par, ou le mot être situé sur ne provoquent en nous aucune image, le premier est simplement synonyme de être déterminé et le second de déterminer. Ainsi c’est bien entendu, pour démontrer un théorème, il n’est pas nécessaire ni même utile de savoir ce qu’il veut dire. On pourrait remplacer le géomètre par le piano à raisonner imaginé par Stanley Jevons ; ou, si l’on aime mieux, on pourrait imaginer une machine où l’on introduirait les axiomes par un bout pendant qu’on recueillerait les théorèmes à l’autre bout, comme cette machine légendaire de Chicago où les porcs entrent vivants et d’où ils sortent transformés en jambons et en saucisses. Pas plus que ces machines, le mathématicien n’a besoin de comprendre ce qu’il fait. Ce caractère formel de sa géométrie, je n’en fais pas un reproche à Hilbert. C’était là qu’il devait tendre, étant donné le problème qu’il se posait. Il voulait réduire au minimum le nombre des axiomes fondamentaux de la géométrie et en faire l’énumération complète ; or dans les raisonnements où notre esprit reste actif, dans ceux où l’intuition joue encore un rôle, dans les raisonnements vivants, pour ainsi dire, il est difficile de ne pas introduire un axiome ou un postulat qui passe inaperçu. Ce n’est donc qu’après avoir ramené tous les raisonnements géométriques à une forme purement mécanique, qu’il a pu être certain d’avoir réussi dans son dessein et d’avoir achevé son œuvre. »

Les mathématiques et la logique du tiers exclu

L’abstraction, processus dynamique dialectiquement contradictoire indispensable à la pensée humaine

Portfolio

Messages

  • Le mathématicien Ferdinand Gonseth écrit ainsi dans « Les fondements des mathématiques » :

    « Tout l’intérêt des mathématiques réside dans les schémas qu’elle peut nous fournir du monde réel. Dans un processus d’abstractions successives, il peut arriver que la matière logique elle-même puisse devenir sujet de recherches. Mais ceci nous semble certain : on ne peut sans lui enlever sa signification profonde et sa vie intérieure, isoler une science abstraite – fût-ce la Mathématique – de ses origines intuitives. Elle ne peut d’ailleurs rendre compte par ses seules forces de ses fins et de ses moyens. (…) Nous avons vu que l’axiomatique est impuissante à démontrer la compatibilité des axiomes dont elle se sert. Quand donc nous remonterons la chaîne des faits mathématiques, en dernière analyse nous nous trouverons en face des ultimes notions sur lesquelles l’axiomatique est sans emprise. (…) On voit de combien il s’en faut que la question des fondements des mathématiques soit véritablement élucidée. Elle ne pourrait l’être que si les faits dits « mathématiques » formaient un cercle bien fermé, dont il fût possible d’exclure définitivement tout appel direct à l’intuition, à l’immédiate perception des « réalités ». (…) Constatons deux faits : dans toute expérimentation, il y a un résidu abstrait et dans toute abstraction mathématique, il y a un résidu intuitif. »

  • C’est mathématiquement impossible, l’expression semble bien morte...

  • « Le lien entre cette superposition intuitive et la dialectique du concept reste le problème fondamental de la philosophie mathématique »

    Le mathématicien Jean Cavaillès

  • Plusieurs fois dans l’histoire des mathématiques, des contradictions ont provoqué de graves inquiétudes.

    Les Grecs ressentirent la découverte de l’irrationalité de la diagonale du carré (autrement dit, que la racine carrée de 2 n’est pas le quotient de deux entiers) comme une contradiction, car ils pensaient implicitement que toute grandeur pouvait être exprimée par une fraction. La diagonale du carré existait géométriquement, mais pas en tant que nombre ! Il fallait définir un autre type de nombre. Cela n’était pas aisé, et pendant des siècles les mathématiciens se méfièrent des extensions de la notion de nombres : ils se replièrent sur la géométrie, et il a fallu plus d’un millénaire pour qu’ils s’en dégagent.

    Au XVIIIe siècle, les premières présentations du calcul infinitésimal de Newton et de Leibniz permettaient d’obtenir sans mal une démonstration de 0 = 1 (c’est-à-dire une contradiction). C’est d’ailleurs pour cela que l’évêque Berkeley, fondateur de la doctrine idéaliste, refusait de prendre au sérieux ce nouveau calcul, et disait, non sans humour, que, lorsqu’on croit au calcul des fluxions (nom donné par Newton à sa théorie), il n’est pas difficile de croire aux mystères de la religion. Curieux argument de la part d’un évêque !

    Plus tard encore, à la fin du XIXe siècle, la première version de la théorie des ensembles, formalisée par Frege, permettait de mener un raisonnement analogue à celui concernant le barbier qui rase tous les barbiers qui ne se rasent pas eux-mêmes (se rase-t-il lui-même ?). Craignant une contamination de toutes les mathématiques, le grand Henri Poincaré avait proposé de renoncer complètement à la très prometteuse théorie des ensembles.

    Plus récemment, certains physiciens utilisaient dans leurs calculs ce qu’ils appellent la fonction d’Heaviside ; cette fonction n’est pas conforme avec ce que l’on considère habituellement comme une fonction. Les calculs auraient amené des contradictions si on les avait pris au pied de la lettre.

    Pourtant jamais, au grand jamais, ces absurdités apparentes n’ont entraîné de catastrophes majeures : elles ont, au contraire, été bénéfiques.

  • finalement, c’est beaucoup plus humain que je ne e pensais les maths !!!

  • C’est ainsi que le cercle peut être à la fois défini abstraitement (ensemble des points équidistants du centre) ou comme produit d’une construction concrète avec instruments, schématisé par le compas.

  • « Le nombre est la détermination quantitative la plus pure que nous connaissions. Mais il est plein de différences qualitatives. (…) Dès que les mathématiques parlent d’infiniment grand et d’infiniment petit, elles introduisent une différence qualitative qui se présente même comme une opposition qualitative inconciliable : il s’agit de quantités dont la différence entre elles est si énorme que cessent tout rapport rationnel, toute comparaison entre elles, qu’elles deviennent incommensurables quantitativement. L’incommensurabilité ordinaire, par exemple celle du cercle et de la droite, est elle aussi une différence qualitative dialectique ; mais, ici 4, c’est la différence entre quantité de grandeurs de même nature qui intensifie la différence de qualité jusqu’à les rendre incommensurables. (…) La dialectique a été conçue comme la science des lois les plus universelles de tout mouvement. Cela inclut que ses lois doivent être valables aussi bien pour le mouvement dans la nature et dans l’histoire humaine que pour le mouvement de la pensée. (…)De tous les progrès théoriques, aucun ne passe sans doute pour un triomphe aussi élevé de l’esprit humain que l’invention du calcul infinitésimal dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Plus que n’importe où, nous avons là un exploit pur et exclusif de l’esprit humain. Le mystère qui entoure, aujourd’hui encore, les grandeurs employées dans le calcul infinitésimal, différentielles et infinis de différents degrés, est la meilleure preuve de la persistance de cette illusion qu’on a ici affaire à de pures « créations et imaginations libres » de l’esprit humain, auxquelles rien ne répondrait dans le monde objectif. Et c’est pourtant le contraire qui est vrai. Pour toutes ces grandeurs imaginaires, la nature offre les modèles. Notre géométrie part de relations spatiales, notre arithmétique et notre algèbre partent de grandeurs numériques, qui correspondent à nos conditions terrestres, qui correspondent donc aux grandeurs corporelles que la mécanique appelle des masses, - masses telles qu’on les trouve sur terre et qu’elles sont mises en mouvement par les hommes. Par rapport à ces masses, la masse de la terre apparaît infiniment grande, et elle est aussi traitée comme infiniment grande par la mécanique terrestre. Rayon de la terre = R, principe fondamental de toute mécanique dans la loi de la chute des corps. Pourtant non seulement la terre, mais aussi tout le système solaire et les distances qu’on y rencontre apparaissent à leur tour comme infiniment petits dès que nous nous occupons du système stellaire visible pour nous au télescope avec ses distances qu’il faut estimer en années-lumière. Nous avons donc ici déjà un infini non seulement du premier, mais du deuxième ordre, et nous pouvons laisser à l’imagination de nos lecteurs le soin de se construire encore d’autres infinis d’ordres plus élevés dans l’infinité de l’espace, s’ils en ressentent l’envie. Or les masses terrestres, les corps avec lesquels la. mécanique opère, se composent, d’après l’opinion qui prévaut aujourd’hui en physique et en chimie, de molécules, particules très petites, qui ne peuvent continuer à être divisées sans qu’on supprime l’identité physique et chimique du corps en question. D’après les calculs de W. Thomson, le diamètre de la plus petite de ces molécules ne peut pas être inférieur à 1 /50.000.000 de millimètre. Mais admettons également que la molécule la plus grosse elle-même atteigne un diamètre de 1 / 25.000.000 de millimètre ; cela reste encore une grandeur infiniment petite par rapport à la masse la plus petite avec laquelle opèrent la mécanique, la physique et même la chimie. Cependant elle est douée de toutes les qualités propres à la masse en question, elle peut représenter la masse physiquement et chimiquement et la représente réellement dans toutes les équations chimiques. Bref, elle a exactement les mêmes propriétés vis-à-vis de la masse en question que la différentielle mathématique vis-à-vis de ses variables. A cela près que ce qui, dans la différentielle, dans l’abstraction mathématique, nous apparaît mystérieux et inexplicable, devient ici évident, et pour ainsi dire apparent. (…) Mais, dès que les mathématiciens se retirent dans leur citadelle imprenable de l’abstraction, ce qu’on appelle la mathématique pure, toutes ces analogies sont oubliées, l’infini devient quelque chose de totalement mystérieux et la manière dont on s’en sert en analyse apparaît comme quelque chose de purement inconcevable, qui contredit toute expérience et toute raison. Les folies et : les absurdités avec lesquelles les mathématiciens ont plutôt excusé qu’expliqué cette méthode qui est la leur et qui, chose curieuse, conduit toujours à des résultats justes, surpassent les pires fantaisies apparentes et réelles de la Philosophie de la nature de Hegel par exemple, au sujet desquelles les mathématiciens et les savants ne sauraient exprimer assez d’horreur. Ce qu’ils reprochent à Hegel, de pousser les abstractions à leur comble, ils le font euxmêmes à une bien plus large échelle. Ils oublient que tout ce qu’on nomme mathématiques pures s’occupe d’abstractions, que toutes leurs grandeurs, rigoureusement parlant, sont des grandeurs imaginaires et que toutes les abstractions poussées à leur comble se convertissent en absurdité, en leur contraire. L’infini mathématique est emprunté à la réalité, même si c’est inconsciemment, et c’est pourquoi il ne peut être expliqué que par la réalité et non par lui-même, par l’abstraction mathématique. Et si nous étudions la réalité sur ce point, nous trouvons aussi, comme nous l’avons vu, les relations réelles auxquelles est emprunté le rapport d’infini mathématique, et même les analogues naturels de la façon mathématique de faire agir ce rapport. Voilà donc la chose expliquée. »

    Engels dans « Dialectique de la nature »

  • « Même la logique formelle est avant tout une méthode pour trouver des résultats nouveaux, pour progresser du connu à l’inconnu, et cela est vrai, mais dans un sens bien plus élevé encore, de la dialectique qui, en outre, en brisant l’horizon étroit de la logique, contient le germe d’une vue plus vaste du monde. On trouve le même rapport en mathématiques. Les mathématiques élémentaires, les mathématiques des grandeurs constantes, se meuvent, du moins dans l’ensemble, à l’intérieur des limites de la logique formelle ; les mathématiques des grandeurs variables, dont le calcul infinitésimal forme la partie la plus importante, ne sont essentiellement que l’application de la dialectique à des rapports mathématiques. La pure démonstration passe ici décidément à l’arrière-plan, en comparaison des multiples applications de la méthode à de nouveaux domaines de recherche. Mais presque toutes les démonstrations des mathématiques supérieures, dès les premières démonstrations du calcul différentiel, sont, à strictement parler, fausses du point de vue des mathématiques élémentaires. Il ne peut en être autrement, dès que, comme c’est ici le cas, l’on veut démontrer au moyen de la logique formelle les résultats obtenus sur le plan de la dialectique. »

    Engels dans l’Anti-Dühring

  • « J’ai, par exemple, dans un problème déterminé deux grandeurs variables x et y dont l’une ne peut pas varier sans que l’autre varie aussi dans un rapport déterminé pour chaque cas. Je différencie x et y, c’est-à-dire je suppose x et y si infiniment petits qu’ils disparaissent par rapport à n’importe quelle grandeur réelle si petite soit-elle, qu’il ne reste rien d’autre d’x et d’y que leur rapport réciproque, mais sans aucune base pour ainsi dire matérielle, un rapport quantitatif sans aucune quantité ; dy/dx, le rapport des deux différentielles de x et y, est donc = 0/0, mais 0/0 posé comme expression de y/x. Je ne mentionne qu’en passant le fait que ce rapport entre deux grandeurs disparues, l’instant de leur disparition promu à la fixité est une contradiction ; mais cela ne nous trouble pas plus que les mathématiques dans l’ensemble n’en ont été troublées depuis près de deux cents ans. Qu’ai-je donc fait d’autre, sinon de nier x et y, mais non pas nier au point de ne plus m’en soucier, comme nie la métaphysique, mais nier de la manière correspondant au cas donné ? Au lieu de x et y, j’ai donc leur négation dx et dy dans les formules ou équations qui sont devant moi. Je continue dès lors à calculer avec ces formules, je traite dx et dy comme des grandeurs réelles bien que soumises à certaines lois d’exception, et arrivé à un certain point, je nie la négation, c’est-à-dire que j’intègre la formule différentielle, j’obtiens de nouveau à la place de dx et dy les grandeurs réelles x et y ; mais je ne me retrouve pas disons aussi peu avancé qu’au début : j’ai au contraire résolu le problème sur lequel la géométrie et l’algèbre ordinaires se seraient peut-être cassé les dents. »

    Engels dans l’Anti-Dühring

  • « Les mathématiques elles-mêmes abordent le domaine de la dialectique en traitant des grandeurs variables, et il est caractéristique que ce soit un philosophe dialecticien, Descartes, qui y ait introduit ce progrès. Ce que la mathématique des grandeurs variables est à celle des grandeurs invariables, la pensée dialectique l’est après tout par rapport à la pensée métaphysique. Ce qui n’empêche aucunement la grande masse des mathématiciens de ne reconnaître la dialectique que dans le domaine des mathématiques, et bon nombre d’entre eux de se servir des méthodes obtenues par la voie dialectique pour continuer à opérer tout à fait selon la vieille manière bornée de la métaphysique. »

    Engels dans l’Anti-Dühring

  • « Comment passer de la géométrie expérimentale, science physique, à la géométrie idéale, science abstraite ? Mais d’abord n’est-il pas exagéré et paradoxal de parler de science expérimentale à propos des éléments de la géométrie, où l’expérience se réduit, semble-t-il, à tracer des figures plus ou moins inexactes ? Nous y insistons : si l’on se borne pour l’introduction des notions primitives, à des indications intuitives, à une description schématique du monde sensible, dont nos sens nous fournissent une image sommaire, la démonstration géométrique devient en principe la description verbale et simplifiée d’une expérience, que les architectes et les géomètres praticiens ont mille fois exécutée. Un théorème n’est alors pas une construction logique, mais la juxtaposition de quelques connaissances choisies à propos. A proprement parler, le caractère expérimental ne se manifeste donc qu’en seconde analyse. Il apparaît en premier plan sous forme intuitive (…). Comment passer de l’intuitif à l’abstrait, en géométrie ? Peut-on justifier maintenant l’irruption de l’élément logique ? Cet élément ne semble pas essentiellement nécessaire. Ensemble de données expérimentales – approximatives et schématiques – pourquoi la géométrie ne se borne-t-elle pas à constater et à vérifier, et d’où vient le besoin que nous éprouvons de raisonner sur des figures ? D’où vient notre foi en l’excellence de la méthode spéculative, notre croyance qu’en comparant des vues sommaires sur le monde sensible, pourvu que nous pensions logiquement, nous ne connaitrons pas la défaite de la contradiction ? (...) Nous dirons que la géométrie s’est constituée en science abstraite quand, partant des notions fondamentales – dont l’origine est de nature expérimentale ou intuitive – elle s’est érigée par la suite à l’aide de la seule déduction logique, et sans faire plus d’emprunt à l’intuition directe. »

    Ferdinand Gonseth dans « Les notions fondamentales des mathématiques »

  • « Beaucoup de personnes considèrent la notion d’un point de l’espace comme si immédiate et si claire que toute définition en est superflue. Mais je pense qu’on m’accordera qu’une notion aussi subtile que celle du point mathématique sans longueur, largeur, ni épaisseur n’est pas immédiate et qu’elle a besoin d’être expliquée. »

    Poincaré dans « Des fondements de la géométrie »

  • "Déterminisme et libre-arbitre"

    Un livre de F.Gonseth et H.-S. Gagnebin

    Je viens de terminer le premier livre de F.Gonseth que j’ai pu trouver : c’est le compte-rendu remis en forme d’entretiens tenus sur plusieurs jours vers 1944 entre F.Gonseth et ses élèves. Sous la forme d’un dialogue de type socratique, ce livre aborde un problème redoutable : comment concilier la causalité, qui semble intervenir partout dans notre monde (complétée il est vrai par les probabilités), et la liberté de chaque sujet ?

  • « La connaissance prend son assise où elle peut. En réalité, elle se passe de certitudes absolues ; elle se contente de certitudes pratiques et limitées.

    La démarche scientifique réelle n’est pas une marche de certitude en certitude, de réalité en réalité, c’est une marche d’évidences provisoires et sommaires en évidences provisoires et sommaires, d’horizon de réalité en horizon de réalité. Cette façon de faire n’a pas à être répudiée, ce serait répudier la pratique même de la connaissance. (…)

    Toute position sommairement juste, tout raisonnement sommairement efficace, peuvent servir de point de départ, pourvu qu’ils ne soient pas posés intangibles ; pourvu qu’ils soient considérés comme révisables ; pourvu qu’ils puissent céder à la pression de l’expérience ; pourvu que les progrès de la connaissance puissent venir s’inscrire dans les deux éléments fondamentaux de l’instance provisoirement en vigueur :

    Dans les règles qu’elle instaure
    Dans la philosophie qui la soutient

    D’une discipline qui adopte ce dernier point de vue comme un point de sa méthode, en opposition conscient avec toute philosophie prédicative, je dirai qu’elle est dialectique. Cette dénomination n’est pas seulement commode, elle s’expliquera par le rôle que va prendre l’idée de dialectique. »

    Ferdinand Gonseth, Dialectica

  • Voici un extrait tiré de l’ouvrage La nature de la physique de Richard Feynman :

    "Lorsqu’on étudie les lois de la physique, on en découvre un grand nombre, compliquées et détaillées : lois de la gravitation, de l’électricité et du magnétisme, des interactions nucléaires, etc., mais à travers la variété de ces lois particulières règnent de grands principes généraux auxquels toutes les lois paraissent obéir : ce sont par exemple les principes de conservation, certaines qualités de symétrie, la forme générale des principes de la mécanique quantique, et malheureusement ou heureusement comme nous l’avons vu, le fait que toutes ces lois sont mathématiques. Au cours de cet exposé, je vous parlerai des principes de conservation.

    Le physicien utilise les mots courants avec un sens particulier. Pour lui, une loi de conservation signifie qu’il existe un nombre que l’on peut calculer en un moment donné, puis, bien que la nature subisse de multiples variations, si on calcule cette quantité en un instant ultérieur, elle sera toujours la même, le nombre n’aura pas varié. Prenons par exemple, la conservation de l’énergie ; c’est une quantité que l’on peut calculer suivant une certaine règle, et on obtient toujours le même nombre quoi qu’il arrive.

    Vous réalisez maintenant que cela peut être bien utile. Imaginons que la physique, ou plutôt la nature, est un vaste jeu d’échecs avec des millions de pièces, et que nous nous efforçons de découvrir la règle du jeu. Les grandes divinités qui jouent le font très rapidement, on a de la peine à suivre et à comprendre. Pourtant, nous arrivons à saisir certaines règles, et parmi celles que nous découvrons il y en a qui ne nécessitent pas d’observer tous les mouvements. Par exemple, supposons qu’il y ait un seul fou, le fou blanc, sur l’échiquier ; puisque le fou avance en diagonale et donc reste toujours sur des cases de la même couleur, si on détourne un instant le regard pendant que les dieux jouent et qu’on le reporte à nouveau sur le jeu, on peut s’attendre à trouver encore un fou blanc sur l’échiquier, sa position aura peut-être changé mais la couleur de sa case sera restée la même. Telle est l’essence même d’une loi de conservation. Nous n’avons pas besoin d’entrer dans le jeu pour en connaître au moins les rudiments."

  • Extrait du Cours de Physique de Richard Feynman :

    Qu’est-ce que nous entendons par " comprendre " quelque chose ? Nous pouvons imaginer que ce réseau compliqué d’objets en mouvement, qui constitue " le monde ", est quelque chose d’analogue à une grande partie d’échecs jouée par les dieux, et que nous sommes des observateurs de ce jeu. Nous ne savons pas quelles sont les règles du jeu ; la seule chose que nous puissions faire, c’est de regarder le jeu. Bien sûr, si nous regardons suffisamment longtemps, nous pouvons finalement saisir quelques-unes des règles.

    Les règles du jeu sont ce que nous appelons la physique fondamentale. Même si nous connaissions toutes les règles, il se pourrait que nous ne soyons pas capables de comprendre un mouvement particulier de la partie, simplement parce que c’est trop compliqué, et que nos facultés mentales sont limitées. Si vous jouez aux échecs vous devez savoir qu’il est facile d’apprendre toutes les règles, et cependant il est souvent très difficile de choisir le meilleur déplacement ou de comprendre pourquoi un joueur agit comme il le fait. Ainsi en est-il dans la nature à un degré supérieur ; mais nous devons au moins être capables de trouver toutes les règles. En fait, à l’heure actuelle, nous ne possédons pas toutes les règles. (De temps en temps, de même qu’un joueur d’échecs peut roquer, quelque chose de nouveau se passe que nous ne comprenons pas encore.) En dehors du fait que nous ne connaissons pas toutes les règles, ce que nous pouvons réellement expliquer à l’aide de ces règles est très limité, parce que pratiquement toutes les situations sont compliquées à un tel point que nous ne pouvons suivre la partie en utilisant ces règles, et encore moins prévoir ce qui va se passer.

    Nous devons, de ce fait, nous limiter aux questions les plus fondamentales : la connaissance des règles du jeu. Si nous connaissons ces règles, nous considérerons que nous " comprenons " le monde. Comment pouvons-nous dire que les règles " supposées " sont effectivement exactes, si nous ne pouvons analyser le jeu très correctement ? Il y a, en gros, trois manières. D’abord il peut y avoir des situations que la nature a aménagées, ou bien alors nous aménageons la nature, de telle sorte que ces situations soient simples et qu’il y ait si peu de composantes que nous puissions prédire exactement ce qui va se passer, et qu’ainsi nous puissions vérifier comment nos règles fonctionnent. (Dans un coin de l’échiquier, il peut n’y avoir que quelques pièces à l’oeuvre et nous pouvons y voir complètement clair.) Une deuxième bonne manière de vérifier les règles se fait en fonction de règles plus générales, dérivées des premières. Par exemple, la règle du mouvement d’un fou sur un échiquier est de ne se déplacer qu’en diagonale. On peut en déduire qu’un certain fou se trouvera toujours sur un carré blanc, quel que soit le nombre de mouvements réalisés. Ainsi, sans être capable de suivre les détails, nous pouvons toujours vérifier nos prévisions à propos du mouvement du fou en contrôlant qu’il est toujours sur un carré blanc. Il y restera bien sûr pendant longtemps, jusqu’au moment où brusquement nous le trouverons sur un carré noir (ce qui s’est passé évidemment, c’est qu’entre-temps il a été capturé, un autre pion est allé à dame et s’est transformé en un fou sur un carré noir.) C’est de cette manière que les choses se passent en physique.

    Pendant longtemps nous avons une règle qui s’applique excellemment et complètement, même lorsque nous ne pouvons suivre les détails, et puis il arrive que nous découvrions une nouvelle règle. Du point de vue de la physique fondamentale, les phénomènes les plus intéressants se trouvent bien sûr aux nouveaux endroits, où les règles ne sont pas suivies - et non ailleurs où elles le sont. C’est de cette manière que nous découvrons de nouvelles lois. La troisième manière de vérifier si nos conceptions sont justes est relativement grossière, mais probablement la plus puissante de toutes. C’est en utilisant une approximation assez large. Alors que nous ne sommes peut-être pas capables de dire pourquoi Alekhine déplace cette pièce particulière, peut-être pouvons-nous grossièrement comprendre qu’il est en train plus ou moins de rassembler ses pièces autour du roi, pour le protéger, puisque c’est la chose sensée à faire dans la circonstance. De la même manière, nous pouvons souvent plus ou moins comprendre la nature, en fonction de notre compréhension du jeu, sans être en mesure de voir ce que chaque petite pièce est en train de faire.

    Au début, les phénomènes de la nature furent en gros divisés en catégories telles que la chaleur, l’électricité et la mécanique, le magnétisme, les propriétés des substances, les phénomènes chimiques, la lumière ou l’optique, les rayons, la physique nucléaire, la gravitation, les phénomènes des mésons, etc. Cependant le but est de voir la nature dans sa totalité comme différents aspects d’un seul ensemble de phénomènes. C’est-à-dire que le problème de la physique théorique de base aujourd’hui - est de trouver les lois derrière l’expérience ; d’unifier ces catégories. Historiquement, nous avons toujours été capables de les amalgamer, mais avec le temps on trouve de nouvelles choses. Cela allait très bien, lorsque soudainement les rayons X furent découverts. Nous avons continué d’unifier, et puis les mèsons furent trouvés. Ainsi, à chaque étape du jeu, cela paraît toujours assez embrouillé. L’unification a été menée assez loin, mais il y a toujours fils et ficelles qui pendent de toutes parts. C’est ainsi que se présente la situation aujourd’hui, et nous allons essayer de la décrire. Voici quelques exemples historiques de synthèses.

    Prenons pour commencer la chaleur et la mécanique. Lorsque les atomes sont en mouvement, plus il y a de mouvement, plus le système contient de chaleur, et ainsi la chaleur et les effets liés à la température peuvent être décrits par les lois de la mécanique. Une autre synthèse très importante fut la découverte des relations entre l’électricité, le magnétisme et la lumière, aspects différents d’une même chose que nous appelons aujourd’hui le champ électromagnétique. Une autre synthèse fut l’unification des phénomènes chimiques c’est-à-dire les diverses propriétés des diverses substances avec le comportement des particules atomiques, synthèse réalisée dans la mécanique quantique de la chimie. La question est, bien sûr, de savoir s’il est possible de tout rassembler et de découvrir simplement que le monde représente différents aspects d’une seule chose.

    Nul ne le sait. Tout ce que nous savons est que, lorsque nous avançons, nous pouvons rassembler les éléments, trouver ensuite certains éléments qui ne s’emboîtent pas, et essayer de compléter ce jeu de patience. Bien entendu, nous ne savons pas s’il y a un nombre fini d’éléments ou même une frontière au puzzle. Nul ne le saura jamais avant d’avoir terminé l’assemblage - si jamais on le termine. Ce que nous voulons faire ici est de voir jusqu’où ce processus de synthèse est arrivé, et quelle est la situation à présent dans la compréhension des phénomènes de base en fonction du plus petit ensemble de principes. Pour exprimer ceci d’une manière simple, de quoi les choses sont faites et quel est le plus petit nombre d’éléments différents ?

  • Pourquoi parler de dialectique à propos de l’existence d’une algébre et d’une géométrie ?

  • Parce que ces deux philosophies différentes s’opposent et en même temps s’interpénètrent. Les plus axiomatiques des mathématiques même utilisent l’une pour effectuer des démonstrations de l’autre !

  • "L’arithmétique porte sur des quantités discontinues, la géométrie sur des quantités continues".

    "La ligne se crée par le mouvement du point".

    Léonard de Vinci

    Tous les efforts de l’algèbre et de l’analyse ont consisté à tenter l’impossible : rapprocher les deux points de vue irréconciliables.

  • Que les mathématiques pures soient valables indépendamment de l’expérience particulière de chaque individu est certes exact, et cela est vrai de tous les faits établis de toutes les sciences, et même de tous les faits en général. Les pôles magnétiques, le fait que l’eau se compose d’hydrogène et d’oxygène, le fait que Hegel est mort et M. Dühring vivant sont valables indépendamment de mon expérience personnelle ou de celle d’autres individus, indépendamment même de celle de M. Dühring dès qu’il dort du sommeil du juste. Mais il n’est nullement vrai que, dans les mathématiques pures, l’entendement s’occupe exclusivement de ses propres créations et imaginations ; les concepts de nombre et de figure ne sont venus de nulle part ailleurs que du monde réel. Les dix doigts sur lesquels les hommes ont appris à compter, donc à effectuer la première opération arithmétique, sont tout ce qu’on voudra, sauf une libre création de l’entendement. Pour compter, il ne suffit pas d’objets qui se comptent, mais il faut aussi déjà la faculté de considérer ces objets, en faisant abstraction de toutes leurs autres qualités sauf leur nombre, - et cette faculté est le résultat d’un long développement historique, fondé sur l’expérience. De même que le concept de nombre, le concept de figure est exclusivement emprunté au monde extérieur et non pas jailli dans le cerveau en produit de la pensée pure. Il a fallu qu’il y eût des choses ayant figure et dont on comparât les figures avant qu’on pût en venir au concept de figure. La mathématique pure a pour objet les formes spatiales et les rapports quantitatifs du monde réel, donc une matière très concrète. Que cette matière apparaisse sous une forme extrêmement abstraite, ce fait ne peut masquer que d’un voile superficiel son origine située dans le monde extérieur. Ce qui est vrai, c’est que pour pouvoir étudier ces formes et ces rapports dans leur pureté, il faut les séparer totalement de leur contenu, écarter ce contenu comme indifférent ; c’est ainsi qu’on obtient les points sans dimension, les lignes sans épaisseur ni largeur, les a, les b, les x et les y, les constantes et les variables et qu’à la fin seulement, on arrive aux propres créations et imaginations libres de l’entendement, à savoir les grandeurs imaginaires. Même si, apparemment, les grandeurs mathématiques se déduisent les unes des autres, cela ne prouve pas leur origine a priori, mais seulement leur enchaînement rationnel. Avant d’en venir à l’idée de déduire la forme d’un cylindre de la rotation d’un rectangle autour de l’un de ses côtés, il faut avoir étudié une série de rectangles et de cylindres réels, si imparfaite que soit leur forme. Comme toutes les autres sciences, la mathématique est issue des besoins des hommes, de l’arpentage et de la mesure de la capacité des récipients, de la chronologie et de la mécanique. Mais comme dans tous les domaines de la pensée, à un certain degré de développement, les lois tirées par abstraction du monde réel sont séparées du monde réel, elles lui sont opposées comme quelque chose d’autonome, comme des lois venant de l’extérieur, auxquelles le monde doit se conformer. C’est ainsi que les choses se sont passées dans la société et l’État ; c’est ainsi et non autrement que la mathématique pure est, après coup, appliquée au monde, bien qu’elle en soit précisément tirée et ne représente qu’une partie des formes qui le composent - ce qui est la seule raison pour laquelle elle est applicable.

    Engels dans l’Anti-Dühring

  • Le physicien quantique Mark Silverman écrit ainsi dans « And yet it moves » (Et pourtant il bouge) :

    « Pour celui qui n’est pas accoutumé à l’application des mathématiques à la physique, il peut sembler surprenant qu’une analyse bien conduite puisse mener à des résultats ambiguës. L’image populaire (imméritée) de la physique est d’être une science mathématiquement rigoureuse qui impliquerait qu’une fois données les équations du mouvement d’un système, on pourrait toujours en principe (pas forcément facilement) permettre de les résoudre – et, que si les équations étaient correctes, alors leurs solutions permettraient de décrire précisément le système. Et pas deux possibilités pour celui-ci ! Malheureusement, la situation est rarement aussi simple. Les équations qui gouvernent les systèmes physiques – et qui sont généralement des équations différentielles mettant en relation les rythmes temporels et spatiaux de changement de la dynamique quantitative – donnent généralement plus d’une solution, peut-être une infinité de solution, qui se distinguent par le choix des conditions initiales (en spécifiant un état du système à un moment donné) ou des conditions restrictives (en spécifiant un état du système à un endroit donné). »

  • Le mathématicien Rozsa Péter, dans« Jeux avec l’infini, Voyage à travers les mathématiques »

    « - Avez-vous déjà vu un point ?

     Non, monsieur

     En avez-vous dessiné un ?

     A vrai dire, j’aurai bien voulu le faire mais je n’y suis pas parvenu.

    Les dépôts de crayon ou de craie que l’on appelle communément des « points » et qui, sous une loupe grossissante, apparaissent souvent comme des montagnes, n’ont bien entendu rien à voir avec de véritables points. Chacun a sa vision de ce qu’est un point, et, en le dessinant, chacun cherche à s’y conformer. Quant à l’idée que l’on peut se faire d’une droite, elle varie peut-être encore plus d’une personne à une autre. »

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